Les Boucaniers/Tome III/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 271-300).


IX

Le récit de Nativa.


Quelques secondes suffirent à de Morvan pour passer par toutes ces angoisses ; enfin, reprenant, grâce à une de ces soudaines et mystérieuses résignations que donnent seules les immenses douleurs, sa raison et son sang-froid, il résolut — volupté atroce des gens qui se voient perdus — d’aggraver sa blessure et de descendre, s’il est permis de me servir de cette expression, jusqu’au fond de sa douleur.

— Mademoiselle, dit-il, je vous conjure au nom de la reconnaissance que vous croyez me devoir, de ne reculer devant l’humiliation d’aucun aveu, de me raconter sincèrement votre passé ! Peut-être, puisse la franchise brutale dont je fais preuve en ce moment, me valoir votre confiance ; peut-être, l’horreur que me causera ce récit me guérira-t-il de l’amour insensé et honteux qui me torture ! Quant à ma discrétion, je pense inutile d’ajouter qu’elle sera à toute épreuve ; je conçois qu’on tue une femme adorée qui vous a trompé, mais non pas qu’on la déshonore.

De Morvan fit une légère pause, puis d’une voix sourde et qui tremblait :

— Quel est le nom de votre amant, mademoiselle ? reprit-il.

À cette question, Nativa, qui jusqu’àlors avait opposé aux emportements du jeune homme une contenance froide et impassible, tressaillit, son regard brilla d’indignation, et un vif incarnat couvrit ses joues.

— Chevalier de Morvan, s’écria-t-elle, les gentilshommes de votre nation sont-ils donc, ainsi que le prétend mon père, tellement dénués de délicatesse, qu’ils ne comprennent le déshonneur qu’autant qu’il atteigne aux dernières limites de la dégradation et de la honte ?…Vous me demandez quel est le nom de mon amant ? Supposez-vous que j’oserais vivre sous le même toit que le comte de Monterey, supporter le regard de mon père, si, misérable fille, j’avais terni, par une faute irréparable, la gloire de notre maison ?…

Ces mots, prononcés avec une indignation réelle et saisissante, avec un ton de sincérité qu’il était impossible de méconnaître, produisirent sur de Morvan une impression inouïe, et changèrent du tout au tout — grâce à cette mobilité d’impression que donne toujours une passion violente — la nature de ses sentiments.

— Mais alors, mademoiselle, s’écria-t-il avec une joie folle, vous êtes toujours digne de l’amour d’un galant homme.

Je vous avais prié, en commençant cet entretien, de ne pas m’interrompre, chevalier de Morvan, répondit la jeune fille : Je vous renouvelle celle prière ! Vous désirez connaître mon passé : écoutez-moi !

La charmante Espagnole resta un instant silencieuse et recueillie, puis, reprenant bientôt la parole avec une certaine solennité dans la voix :

— Il y a un an, chevalier, dit-elle, je me rendais avec mon père de Carthagène à Saint-Domingue, lorsque nous fûmes attaqués par les boucaniers de l’île de la Tortue. La Concepcion, ainsi se nommait notre navire portait vingt-huit canons, avait soixante hommes d’équipage, et était commandé par un des plus braves et des plus expérimentés capitaines de la marine royale d’Espagne, ! Quant aux flibustiers, ils étaient au nombre de dix-huit et montaient une pirogue qui faisait eau de toutes parts.

L’issue de ce combat paraissait chose si peu douteuse, que notre capitaine se mit tout d’abord à remercier la Sainte-Vierge de la témérité de nos adversaires. Il ne voyait dans cette folle attaque qu’une occasion de détruire sans aucun danger pour nous quelques-uns des bandits si redoutables à notre nation.

La pirogue des flibustiers se trouvait à peine séparée de la Concepcion par une distance de quelques pas, lorsque notre capitaine fit ouvrir le feu. Notre première bordée coula leur embarcation.

— Et ils périrent tous ! s’écria de Morvan.

— Et une demi-heure plus tard, continua Native en pâlissant, les boucaniers, après avoir abordé notre navire à la nage et massacré les deux tiers de notre équipage, nous tenaient en leur pouvoir…

— Mais ce que vous me racontez là est une chose merveilleuse, impossible…

— Sachez, chevalier, qu’excepté accomplir le bien, rien n’est impossible aux boucaniers. Chaque jour, ils renouvellent des faits semblables à celui que je viens de vous raconter et que vous traitez de merveilleux. Je continue. Mon père, qui, pendant le combat s’était vaillamment comporté, reçut, vers la fin de l’action, une grave blessure et tomba au milieu d’un monceau de cadavres. Pauvre père ! Que n’est-il plutôt resté près de moi !… En voyant les boucaniers victorieux, il m’aurait certainement poignardée sans hésiter, et je n’aurais aujourd’hui à me débattre contre les tortures d’un honteux et inexorable souvenir !

Nativa ne put, en prononçant ces derniers mots, retenir un soupir ; mais surmontant bientôt, grâce à sa force de caractère, l’émotion qui l’agitait, elle reprit d’une voix calme la suite de son récit.

Le chef des boucaniers qui nous avaient vaincus, était certes, l’homme le plus extraordinaire qui soit possible d’imaginer. D’une politesse exquise et d’un savoir-vivre parfait, il fut pour moi plein de ces attentions délicates que peut seul donner un long usage de la meilleure compagnie. Vaincue à la fin par ses respects, reconnaissante des soins qu’il prenait de mon père, je consentis à ré pondre à ses paroles. Et puis, — ne vous ai-je pas promis une confession entière ?… — pourquoi ne l’avouerai-je pas ? mon imagination était vivement frappée de l’existence exceptionnelle de cet homme : je présentais dans son passé un mystère qui excitait au dernier point ma curiosité ; ma pensée s’occupait de lui.

« Que vous dirai-je de plus ! Ce misérable, doué d’un esprit infernal et diabolique, d’une ruse sans pareille, trouva moyen, sans s’écarter en rien du profond respect qu’il me montrait, de m’avouer son amour ! Il fallait, chevalier, que cet homme, ainsi que me l’a assuré plus tard mon confesseur, fût soutenu par une puissance occulte et surnaturelle pour m’avoir ainsi fascinée… car je ne le repoussai pas ! Il me donna à entendre que fils de grande maison, il avait été conduit, par suite d’un violent chagrin de famille, à se jeter dans la vie d’aventures, mais que l’amour profond qu’il éprouvait pour moi, lui ouvrant enfin les yeux sur l’infamie de sa position, il déplorait amèrement les fautes de son passé, et qu’il allait mettre tous ses soins à racheter, par un constant repentir et de nobles efforts, les déplorables erreurs de sa jeunesse ! Il me peignit ensuite sous de si vives et si séduisantes couleurs le nouvel avenir qui, grâce à moi disait-il, l’attendait, qu’il finit par me rendre presque fière et heureuse de la conversion que j’avais opérée, du bien que je croyais avoir fait !…

— De cette croyance à un aveu, s’écria de Morvan en interrompant Nativa malgré sa promesse, il n’y avait qu’un pas !…

— Vous êtes sévère, chevalier, répondit la jeune fille en baissant la tête, mais votre sévérité n’est que trop justifiée par mon impardonnable conduite : cet aveu, je l’ai fait !

— Comment ? dans quelle circonstance ? qu’en est-il résulté ? reprit de Morvan, qui, pâle comme un cadavre, se mordait les lèvres jusqu’au sang et ne pensait même plus à cacher sa souffrance.

— La veille du jour où les boucaniers nous débarquèrent généreusement, je dois l’avouer, et sans exiger de nous aucune rançon, sur une terre espagnole, le misérable s’approcha de moi, et d’une voix émue, qui semblait partir de son cœur : « Senorita, me dit-il, si jamais le boucanier que vous avez sauvé de l’opprobre, revenait un jour vers vous suppliant et régénéré, qu’il fût appuyé du consentement d’une des plus illustres familles d’Europe, reculeriez-vous devant l’accomplissement entier de la sublime action que vous avez commencée ? repousseriez-vous avec mépris l’infortuné dans l’abîme ?

— Non, je ne le repousserais pas, lui répondis-je.

— Ah ! vous êtes mon bon ange ! s’écria-t-il, l’ange de mon salut ! et dans un transport de reconnaissance que je ne sus prévoir, il porta ma main à ses lèvres.

« Le lendemain, je suivais des yeux, avec un sentiment de tristesse plus fort que ma volonté, la Concepcion qui s’éloignait sous toutes ses voiles, lorsqu’une de mes femmes me remit une lettre que le boucanier lui avait laissée pour moi. J’eus la faiblesse d’ouvrir cette lettre, dont le contenu, juste châtiment de ma faille, est resté impitoyablement gravé dans ma mémoire. Voici ce que m’écrivait le bandit : « Chère enfant, je suis plus fier de la victoire que j’ai remportée sur toi, fille noble et altière, que de tous mes triomphes sur tes compatriotes ! Au moins ton cœur s’est défendu ! Si je n’éprouvais pour les femmes un mépris sans bornes, j’aurai presque eu un caprice pour toi. Tu es fort gentille et assez drôle ! Quand on parlera mal en ta présence, de nous autres boucaniers, j’espère que tu prendras notre défense : tu sais que nous valons mieux que notre réputation. Ne me garde pas rancune si je n’ai pas voulu de toi pour ma maîtresse ; tu m’aurais fatigué et déplu au bout de vingt-quatre heures, tandis que je pars aujourd’hui en emportant de ta petite personne un gai souvenir. Adieu ! »

À la façon dont Nativa répéta et accentua le contenu de cette lettre insolente et grossière, de Morvan comprit combien la blessure faite à la fierté de la fille du comte de Monterey, était vive et saignait encore.

Toutefois le jeune homme ne put se défendre d’une joie profonde. Les remords de Nativa ne lui prouvaient-ils pas de quelle délicatesse extrême de sentiments elle était douée ? Et un aventurier, en croyant qu’elle était appelée à le sauver, à faire de lui un homme honorable, ne lui donnait-elle pas aussi à lui tout espoir ?

La voix de Nativa, qui reprenait la parole, arracha le jeune homme à ses réflexions.

— Vous devez comprendre à présent, chevalier, lui dit-elle, que je n’ai pas le droit d’accepter l’amour d’un homme de cœur.

— Non, mille fois non, mademoiselle, répondit de Morvan avec feu, vous n’êtes pas coupable ! il faudrait être aussi injuste que cruel et insensé pour oser vous accuser dans celle circonstance. Vous avez été dupe de votre générosité… c’est vrai !… mais enfin tout ce passé qui pèse tant, dites-vous, sur votre présent, que représente-il ? Un aveu insignifiant, adressé à un homme que vous ne devez pas revoir ! Permettez-moi de vous faire observer que vous semblez vous exagérer à plaisir l’importance d’un fait sans conséquence, et qui ne demande que l’oubli,

— Chevalier, dit Nativa en interrompant de Morvan, les paroles que vous venez de prononcer prouvent ou la déplorable opinion que vous avez de moi ou le peu de respect que vous avez de vous-même ! Quoi ! vous consentiriez, vous, gentilhomme, à donner votre nom sans tâche à une femme qui a avoué son amour à un homme !

— Mais, mademoiselle…

— Lorsque cet homme qui vit encore, continua la jeune fille avec amertume, peut d’un jour à l’autre revenir vous jeter d’un seul mot le déshonneur à la face !… Ah ! chevalier, je vois que mon père a raison de mépriser la jeunesse française ! Quant à moi, — ne m’interrompez pas, je vous en prie, — quant à moi qui été élevée dans d’autres idées et dans d’autres principes que ceux de votre pays, j’ai juré que tant que ce boucanier sera de ce monde, tant qu’il y aura un homme sur la terre devant qui je devrais rougir, je ne consentirai jamais à écouter aucun hommage, que je resterai face à face de ma honte méritée-et de ma douleur !

Ces paroles prononcées avec une énergie pleine de dignité produisirent une grande impression sur de Morvan.

— Vous avez raison, mademoiselle, lui répondit-il après un moment de silence. La joie d’apprendre que la barrière qui vous séparait de moi n’était pas tout à fait infranchissable ; que cette faute, dont vous vous accusez si noblement n’a pas atteint la limite entrevue par mon désespoir, tout cela a trop amorti à mes yeux la gravité de l’affront que vous avez reçu !… Oui, je le répète, en vous admirant et en vous remerciant du fond de mon cœur de m’avoir rappelé au sentiment de l’honneur ; oui, vous avez cent fois raison : la femme d’un gentilhomme ne doit pas être exposée à baisser humblement la tête devant le regard méprisant d’un homme. Il faut, non que vous soyez vengée, car la conduite de ce boucanier n’a pu vous atteindre, mais que vous soyez mise à l’abri de tout outrage ! Il ne me reste donc plus à vous demander qu’une chose, Nativa : le nom du misérable qui s’est placé entre vous et le bonheur ?

Nativa, au lieu de répondre à la question de de Morvan, resta un moment silencieuse et pensive.

— Mademoiselle, reprit avec feu le jeune homme, comment, vous qui n’avez pas reculé devant l’aveu de ce que vous appelez votre faute, paraissez-vous donc hésiter à présent qu’il s’agit de me livrer le nom du coupable ! Votre cœur, au moment où votre bouche va prononcer un arrêt de mort, éprouverait-il une indigne pitié, une impardonnable faiblesse ! Douteriez-vous de ma parole ou de mon courage ?

Je ne puis soupçonner le courage auquel je dois la vie de mon père et la mienne, répondit Nativa, mais il n’en est pas de même de votre persévérance dont je n’ai pas encore été à même d’apprécier la portée ! Et puis, pourquoi vous le cacher ? oui, j’hésite à accepter le secours de votre bras, car il y a de ces devoûments qui imposent une telle reconnaissance à ceux qui en sont l’objet, que les cœurs généreux hésitent avant de les accueillir !…

— Faut-il vous répéter ici, mademoiselle, ce que je vous disais au château de Leguilloux de Pennenrose, qu’esclave de vos volontés, je saurai trouver mon bonheur dans mon obéissance ! encore une fois le nom de cet homme, je vous en conjure !

— Mais cet homme, chevalier, est séparé de vous, en ce moment, par les deux mille lieues du grand Océan ! Traverseriez-vous les mers pour aller le chercher ?

— Oui, mademoiselle ? répondit de Morvan, avec une énergie pleine de sincérité.

— Chevalier, vous avez le cœur noble et grand ! s’écria Nativa, avec une émotion que jamais encore elle n’avait montrée vis à vis du jeune homme. Plus je réfléchis à notre merveilleuse rencontre, et plus je reste frappée de l’idée que la Providence vous a envoyé sur mon chemin.

Ces paroles, dites avec âme, causèrent à de Morvan une joie aussi profonde, que naguère son désespoir avait été affreux.

— Chevalier, continua Nativa, votre réponse a fait cesser mes hésitations ; je veux vous initier à mes projets, n’avoir plus rien de caché pour vous. Toutefois, comme le secret que je vais vous apprendre ne m’appartient pas, j’exige que vous vous engagiez, par un serment solennel, à ne jamais le trahir.

— Ma parole de gentilhomme est le serment le plus solennel que je connaisse, mademoiselle : sur l’honneur de mon nom et sur le salut de mon âme, je vous jure que, dût ma discrétion me coûter la vie, jamais un seul mot capable de compromettre votre secret ne sortira de ma bouche.

— Merci, monsieur de Morvan ; à présent je puis parler sans crainte.

Nativa fit une légère pause, puis bientôt elle reprit :

— Je ne sais, chevalier, si vous avez gardé souvenir de certaines paroles assez ambiguës et mystérieuses que je vous ai dites au château de Leguilloux de Pennehrose au sujet de votre avenir.

— Parfaitement, mademoiselle : que vous connaissiez une entreprise dont le succès me rendrait l’égal par la richesse et par là puissance, des plus riches et des plus puissants.

— C’est cela même ! Eh bien ! c’est justement de cette entreprise que j’ai à vous entretenir. Veuillez, chevalier, me prêter la plus extrême attention.