Les Boucaniers/Tome III/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 37-60).


II

Suite.


La foule salua l’apparition d’Alain sur l’estrade par des cris de joie et des rires moqueurs, mais comme le Bas-Breton vit une bourse dans les mains du charlatan, il ne fit guère attention à cette hilarité, et il se dirigea vivement vers l’homme à l’eau de Beauté, qui semblait, par sa contenance et par son regard, l’inviter à venir.

Hélas ! à peine Alain fut-il à la portée du charlatan que le perfide, s’adressant à la foule, s’écria d’une voix retentissante :

— Voici, messieurs, l’homme le plus laid de la société qui accourt de lui-même pour essayer la vertu de mon eau de Beauté ! Le monstre n’aura pas à se repentir de sa confiance en mes lumières ! Quand il sortira de mes mains, toutes les femmes raffoleront de lui et voudront l’avoir pour amant. Remarquez bien son abominable masque ; dans cinq minutes ; la métamorphose sera si complète que vous ne le reconnaîtrez plus !… Allez la musique !…

Le charlatan, aidé de ses trois valets, parmi lesquels se trouvait le seigneur au cimeterre, prit alors Alain par la tête, et lui tira si rudement l’oreille, que le malheureux Penmarkais poussa un cri de douleur et fit une affreuse grimace.

La foule n’entendit pas le cri qui fut couvert par le bruit des fanfares des aveugles et du prétendu Castillan, mais elle vit la grimace et elle y répondit par un éclat de rire homérique.

Quant à l’infortuné Alain, écrasé par la surprise et par l’indignation, il resta pendant un moment sans respirer, sans faire un mouvement : il se croyait tombé au pouvoir du diable ; il avait perdu la tête.

Le charlatan mit à profit son immobilité pour procéder à sa toilette ; il démêla d’abord ses longs cheveux et les écarta sur son front.

Puis ensuite, avec du carmin et du blanc d’Espagne, il lui badigeonna de telle façon la figure qu’en moins de temps qu’il n’en faut ici pour l’écrire, le visage halé du Bas-Breton présenta une teinte rose fort agréable à la vue.

— Voici qui est fait ! s’écria alors le charlatan, en affectant de reboucher un flacon vide dont il ne s’était pas servi. Que pensez-vous, messieurs, de cette métamorphose ? ne tient-elle pas du miracle ? Et remarquez que je n’ai pas reculé devant la difficulté ; loin de là, j’ai choisi un sujet d’une laideur achevée.

Cette fois, comme le Bas-Breton, peigné et colorié, n’était pas, vu à distance, plus mal qu’un autre, la foule, au lieu de rire, applaudit.

— Allons, à un autre, maintenant ! reprit le charlatan en repoussant Alain.

Cette secousse tira l’infortuné Penmarkais de sa léthargie ; un rouge, plus vif que le carmin dont on l’avait enduit, couvrit son visage.

— Foi de Dieu, hurla-t-il en levant son penbas, je ne croyais pas qu’un Français aurait jamais osé se moquer ainsi de moi !… Ah ! vous aimez à rire, tas d’imbécilles ! Eh ! bien, riez !

À peine ces paroles étaient-elles prononcées, que le bâton ferré d’Alain, décrivant un moulinet d’une rapidité irrésistible et prodigieuse, s’abattit en sifflant sur les épaules des valets, sur la tête du charlatan et sur les fioles d’eau de Beauté.

Au premier coup qui l’atteignit, le charlatan tomba baigné dans son sang ; les valets ne tardèrent pas à éprouver le même sort que leur maître : ce fut une confusion et un désastre sans nom : le public, se figurant assister à une scène convenue à l’avance entre les baladins, riait à se tenir les côtes.

— Voilà qui est fait, dit Alain en redescendant la fatale échelle qui, quelques minutes auparavant, avait servi à le conduire au pilori ; si jamais je retourne à Penmark, je raconterai comment j’ai rossé des Parisiens qui s’étaient moqué de moi ; ça fera plaisir aux pays.

Alain s’éloignait à grands pas, quand un bourgeois, courant après lui, l’arrêta par la manche de sa veste.

— Eh ! l’ami, lui dit-il, deux mots, s’il vous plaît. Si vous con sentez à m’apprendre le tour que vous venez de jouer, je vous donnerai un écu. Je veux épouvanter ma femme faisant semblant de bâtonner mes deux apprentis et de tout casser dans la boutique… Ça sera joliment drôle.

— Je ne vous comprends pas, dit Alain, se tenant sur ses gardes, car il se figurait avoir affaire à un nouveau mystificateur.

— Je vous demande, reprit le bourgeois, que vous m’expliquiez la malice de vos coups de bâton, qui ont l’air d’assommer le monde et de mettre tout en poussière.

— La malice n’est pas grande. Ayez un bâton dur et solide et tapez fort…

— Quoi ! s’écria le bourgeois, c’est donc pour tout de bon que vous avez frappé ?

— Vous en doutez ? En ce cas allez voir de près l’embellisseur.

— Vous me comblez d’étonnement. Et puis-je vous demander, mon ami, le motif qui vous a fait si rudement malmener le charlatan et ses aides ?

— Ne m’avez-vous donc pas vu embellir ? répondit Alain qui, au souvenir de son affront, hélas ! si public, sentit la colère lui revenir au cœur.

— Oui, j’ai assisté à votre métamorphose, dit le bourgeois : je trouve même que vous y avez beaucoup gagné ! Vous êtes bien mieux maintenant…

— Monsieur, s’écria Alain, comme je n’ai pas, moi, autant d’esprit que les Français ; je réponds à leurs plaisanteries avec mon penbas ! Je vous conseille donc, — car au fond je ne suis pas méchant, et je ne désire nullement la mort du prochain — de cesser de vous moquer de moi et de me laisser tranquille.

— Je vous assure, mon ami, que vous vous méprenez grossièrement sur mes intentions — s’écria le bourgeois, que l’étrangeté d’Alain, chose tout à fait nouvelle pour lui, divertissait beaucoup — et la preuve, c’est que, si vous voulez dîner avec moi aujourd’hui, vous me ferez plaisir !

Cette proposition — l’homme n’est pas parfait et a toujours son côté faible et vulnérable — cette proposition, dis-je, résonna agréablement aux oreilles du Bas-Breton.

— Je veux bien dîner avec vous — répondit-il — mais à la condition que je ne paierai pas ma part.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Je suis sorti ce matin pour opérer des recouvrements douteux, et en avertissant ma femme qu’elle n’eût pas à m’attendre. Or, comme je suis rentré dans des créances que je considérais comme perdues, c’est bien le moins que je prenne un peu de bon temps ! Et puis, ma femme ne saura rien de ma dépense. Allons dîner.

De toute la réponse du bourgeois, Alain ne comprit que les deux derniers mots :

— Allons dîner, répéta-t-il.

Les deux nouvelles connaissances traversèrent le pont et arrivèrent bientôt à l’entrée de la place Dauphine.

Cet endroit, connu par ses marchands de filets et de chiens de chasse, l’était encore davantage par un célèbre établissement de traiteur rôtisseur qui, sous l’enseigne du Bacchus-Galant, attirait chaque jour, en 1695, une nombreuse clientèle de militaires, d’aventuriers et de bourgeois.

Ce fut au Bacchus-Galant que les deux nouveaux amis entrèrent.

— Mon garçon, dit l’amphytrion, en s’adressant au Bas-Breton, je suis marchand drapier, et je me nomme Buhot ; et vous ?

— Moi, je suis le serviteur de M. le chevalier de Morvan, et l’on m’appelle Alain !

— Tiens, un drôle de nom ! Dînons.

Buhot et Alain s’installèrent à une table placée dans la salle commune, et commencèrent leur repas !

Le bourgeois se permettait rarement des extra.

Aussi, désirant rattraper le temps perdu et célébrer son affranchissement d’un jour, se prit-il à attaquer avec une brillante hardiesse les bouteilles de vin servies devant lui.

Une heure ne s’était pas encore écoulée que la tête de l’excellent Buhot commença à s’échauffer d’une si remarquable façon, qu’il se mit à adresser la parole aux convives assis aux tables voisines.

Une conversation générale s’engagea.

Buhot avait un bon cœur, mais il était avant tout enfant de Paris, partant bavard et moqueur.

Il ne résista donc pas longtemps à l’envie de tourner en ridicule et de produire devant la compagnie — comme il disait — son convive Alain.

Il raconta d’abord la bastonnade du Pont-Neuf, puis ensuite comme quoi son ami étant né en Bretagne, se figurait n’être pas Français.

Sa narration obtint un grand succès.

— Eh ! l’ami, s’écria un bas officier désireux d’obtenir aussi un triomphe oratoire et de produire son effet ; eh ! l’ami, la Bretagne n’appartient donc pas au roi de France ?

— Certes, non ! dit Alain, à qui cette question, était adressée, que la Bretagne ne lui appartient pas ; et la preuve c’est qu’il n’est pas notre duc !… s’il se mêle de nos affaires, c’est par tricherie, pas autre chose !

Cette réponse d’Alain décida de son sort pour le reste de la soirée ; elle le mit en évidence et le fit adopter — d’un commun et tacite accord — pour le plastron de la société.

Alain ne connaissait pas grand’chose aux finesses de la langue française ; le parler parisien — espèce d’argot qui change selon les époques, mais ne meurt jamais — lui était surtout on ne peut plus étranger : toutefois, il ne tarda pas à se douter, aux bravos frénétiques soulevés, par ses réponses et à certaines questions trop saugrenues qui lui furent adressées, du triste rôle qu’il jouait dans la salle commune du cabaret du Bacchus-Galant.

Enfin Buhot finit par lui ouvrir les yeux à force de lui répéter :

« Ah ! mon garçon, que tu m’amuses ! je ne donnerais pas ma soirée pour vingt écus !… »

Pourtant, chose étrange, quoique le Bas-Breton fût d’un caractère très susceptible, cette découverte n’amena sur son front qu’un nuage passager, qui disparut presque aussitôt ; Alain parut même, soit qu’il eût prit son parti, soit que le vin du Bacchus-Galant l’eût mis en gaîté, se prêter avec une sorte de plaisir à la plaisanterie et faire à la gaîté commune le sacrifice de son amour-propre et de sa nationalité.

Buhot enthousiasmé se levait à chaque instant de table et l’embrassait en disant :

— Mon ami, jamais Bobèche ne m’a diverti comme toi ! toutes les fois que j’aurai de l’argent de disponible nous dînerons ensemble ! Tiens, voici mon adresse ; quand ma femme ne sera pas au comptoir tu entreras dans ma boutique, et nous conviendrons d’un rendez-vous.

— Êtes-vous sûr qu’avec ce chiffon de papier je pourrai vous retrouver ? répondait Alain.

— Que tu es donc naïvement bête !… Certes… puisque c’est mon adresse.

— C’est bon, disait le Bas-Breton, et il cachait soigneusement, tantôt dans la poche de sa veste, tantôt dans sa ceinture, le papier barbouillé que lui remettait le drapier.

À huit heures sonnant, Alain avait quarante adresses.

Quant à Buhot, il déclamait les vêpres et parlait sérieusement d’envoyer chercher sa femme pour lui chanter publiquement pouille sur sa ladrerie et sur ses prétentions à l’autorité et au commandement dans le ménage.