Les Boucaniers/Tome II/VIII

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 171-182).


VIII

Suite du précédent.


L’infortunée Ismérie s’arrêta : des sanglots étouffaient sa voix.

De Morvan indigné et ému à l’extrême serrait ses poings avec rage : enfin rompant le silence :

— Et lorsque vous revîntes à vous ? dit-il.

— Lorsque je revins à moi, répéta Ismérie en baissant la tête avec confusion, le vicomte de Chamarande me déclara qu’il ne m’aimait pas, mais que ne possédant plus une obole de patrimoine et voulant à tout prix refaire sa fortune, il m’avait compromise afin de rendre un mariage inévitable entre lui et moi.

— Mais mademoiselle, ce forfait ne doit pas rester sans vengeance ! s’écria de Morvan avec toute l’énergie de son honnêteté révoltée. Puisque vous avez bien voulu me confier la défense de vos intérêts, je vais aller trouver ce Chamarande et…

— Gardez-vous bien de cette démarche, elle ne pourrait qu’aggraver ma position, s’écria Ismérie en se jetant au devant du chevalier qui, son épée sous le bras, se dirigeait déjà vers la porte.

— Quoi ! dit de Morvan avec force, vous consentiriez à retourner auprès de ce monstre !

— Ce sacrifice est nécessaire à mon honneur ! Si, dans vôtre généreuse colère, vous immoliez cet infâme Chamarande, qui pourrait me justifier ? personne ! on me prendrait pour sa complice ! Sa vie vous le voyez, est indispensable à ma justification !

— Alors, en quoi puis-je vous servir, mademoiselle ?

— En veillant à ma sûreté ! Vous suivrez de loin ma prison roulante, et, une fois à Nantes, vous avertirez la justice et vous ferez arrêter le vicomte.

— J’obéirai à votre volonté, quoi qu’il m’en coûte, mademoiselle, répondit tristement de Morvan : il est bien pénible pourtant de voir une femme digne de toutes les admirations et de tous les respects, outragée pour ainsi dire sous vos yeux par un misérable, et de laisser son épée au fourreau.

— Oh ! croyez que j’apprécie, comme ils méritent de l’être, votre dévoûment et votre courage, s’écria Ismérie avec une émotion profonde et en saisissant, par un geste irréfléchi et plein de reconnaissance, les mains du jeune homme dans les siennes.

Au contact inattendu de cette main souple et délicate comme celle d’une enfant, un nuage passa devant les yeux de Morvan ; les battements de son cœur s’entendaient au milieu du silence de la nuit.

Ismérie oubliant sans doute, dans sa joie de trouver un si précieux défenseur, le désordre de sa toilette, se leva et resta pendant quelques secondes placée devant le chevalier dans une pose pleine d’abandon et de grâce.

— Oh ! monsieur ! murmura-t-elle enfin, comment me sera-t-il jamais permis de reconnaître votre admirable générosité !…

De Morvan tressaillit, puis, faisant un violent effort sur lui même, il retira sa main restée dans celle de la jeune fille, et se reculant brusquement d’un pas.

— C’est au nom de celle que j’aime, lui répondit-il avec un indicible accent de mélancolie passionnée, que je vous ai offert mes services. Qui sait si, elle aussi, n’aura pas un jour besoin de la loyauté et du courage d’un homme de cœur ?…

À ces paroles, la fille du comte de Blinval leva au ciel un regard plein d’admiration, puis se dirigeant vers la porte qu’elle ouvrit, elle sortit en adressant au jeune homme un dernier signe de tête en guise d’adieu.

— Oh ! Nativa ! s’écria alors de Morvan avec explosion, à présent seulement j’ai le droit de dire que je t’aime !

Trop vivement ému de la scène qui venait de se passer pour pouvoir songer à reprendre son sommeil interrompu, le jeune homme se mit à se promener de long en large dans sa chambre.

L’abominable conduite du vicomte de Chamarande l’indignait, et il lui fallut un effort réel de volonté pour ne pas céder à la tentation qu’il éprouvait d’aller le provoquer sur l’heure.

— Peut-être n’aurais-je pas dû, pensait-il, quitter ma grève de Penmark ! À peine ai-je perdu de vue mes rochers, que déjà je rencontre sur ma route l’humiliation et la perfidie ! À Brest, la réception de la demoiselle Cointo m’a appris combien la noblesse de naissance et de sentiments est considérée comme peu de chose quand la fortune ne raccompagne pas ; ici, je viens de voir à quel degré d’infamie l’amour de l’or peut faire descendre un gentilhomme… Qui me dit qu’à chaque pas, à mesure que j’avancerai dans la société, je ne perdrai pas une à une toutes mes illusions ! J’acquerrai de l’expérience… je réussirai ! Soit ! Mais que m’importe si j’arrive tellement vieilli de cœur au but de mes désirs, que je sois mort à tout noble sentiment, mort à l’amour !… Non ! reprit de Morvan avec feu, j’ai tort de craindre ! la pensée de Nativa suffira, je le sens, pour sauver mon âme.

Le jeune gentilhomme continua pendant encore une heure à arpenter sa chambre de long en large ; peu à peu ses pensées se calmèrent, et, la fatigue de la journée aidant, il sentit le sommeil peser sur ses paupières, et il se jeta sur son lit.

À peine achevait-il de s’endormir quand des cris affreux, déchirants, le réveillèrent : de Morvan sauta sur son épée, prit un pistolet et s’élança dehors.

Cette fois, du moins, il savait à quoi s’en tenir : aussi n’éprouva-t-il ni hésitation, ni surprise ; seulement une idée terrible et qui le fit pâlir lui traversa l’esprit : il craignit d’arriver trop tard !

— Me voici ! du courage, Ismerie ! dit-il. Puis prenant son élan, il traversa la cuisine et se précipita sur la porte de la chambre occupée par le vicomte de Chamarande et sa victime.

À son grand étonnement, la porte céda sans effort ; il entra.

La chambre était vide de ses hôtes.