Les Boucaniers/Tome II/II

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 27-44).


II

Caisse d’Épargnes Bretonne.


De Morvan consacra le reste de sa journée à combiner une stratégie adroite qui lui permît d’apercevoir encore une fois Nativa ; mais le succès ne couronna pas ses efforts : la charmante Espagnole resta invisible.

Pressé par l’heure — car la nuit se faisait et il avait promis, le lecteur doit s’en souvenir, de partir le soir même — le gentilhomme fut prendre congé des seigneurs de Pennenrose et les remercier de l’hospitalité qu’ils lui avaient accordée, puis il chercha Alain ; mais Alain était absent sans doute, car il lui fut impossible de le trouver.

De Morvan remonta alors dans sa chambre, chargea avec un soin extrême ses pistolets, s’enveloppa de son manteau et se glissant le long des murailles, ainsi qu’un séducteur en bonne fortune, il sortit silencieusement du château.

Une fois dehors, le premier soin du jeune homme fut d’observer l’état du ciel : de gros nuages noirs amoncelés en forme de dôme, couvraient la campagne d’une ombre épaisse : de Morvan sourit d’un air satisfait, et doublant la vitesse de son pas, il disparut bientôt dans la direction du village de Penmark.

Une heure plus tard, — le chemin qui conduisait au château de Pennenrose à Penmark était de moitié moindre par terre que par mer, — de Morvan atteignait l’emplacement, alors marqué par une couche noire de débris charbonnés, où trois semaines auparavant s’élevait sa maison.

Après s’être orienté pendant quelques secondes et avoir reconnu la position exacte des lieux, le jeune homme tourna vers sa droite et s’avança sans hésiter vers un groupe de rochers situé sur la plage aux dernières limites de la mer.

Il s’arrêta alors, écouta un moment, et n’entendant d’autre bruit que les soupirs des flots mourants sur la grève, il s’agenouilla, chercha à talons par terre jusqu’à ce que sa main eût rencontré un de ces larges coquillages qui se trouvent en si grande quantité sur les côtes de la Bretagne, et, se saisissant avec un joyeux empressement du morceau d’écaille, il se mit à creuser le sable.

À peine de Morvan venait-il de commencer ce singulier travail, qu’il s’interrompit ; son oreille, placée contre le sol, avait été frappée par un bruit étrange : on eût dit un gémissement étouffé.

Le gentilhomme, le lecteur a déjà dû s’en apercevoir, était certes brave ; mais il était Breton et par conséquent superstitieux à l’excès : aussi ce gémissement qu’il prit pour la plainte d’une âme en peine, produisit un effet extraordinaire sur son imagination et paralysa ses forces.

Toutefois, la première émotion de la surprise passée, et l’être surnaturel ayant cessé de se plaindre, de Morvan eut honte de sa faiblesse et se remit à son travail.

Presque au même instant, un coup retentissant, frappé contre un des rochers voisins et accompagné d’un énergique juron bas-breton, lui apprit qu’il n’avait à faire qu’à un homme, et lui rendit toute sa présence d’esprit.

De Morvan arma aussitôt un de ses pistolets, et, s’élançant dans la direction où se tenait l’inconnu :

— Si tu bouges, tu es mort ! s’écria-t-il en abaissant le canon de son arme vers une masse sombre qu’il crut apercevoir blottie contre un rocher.

Le chevalier achevait de proférer cette menace, lorsqu’une violente rafale vint fort à propos déchirer l’épais manteau de vapeurs qui obscurcissait le ciel, et rendre l’horizon aux transparentes clartés de la lune.

Un double cri spontané d’étonnement retentit.

— Monsieur le chevalier !

— Mon domestique Alain !

En effet le maître et le serviteur se trouvaient en présence :

— Que fais-tu ici, à pareille heure ? demanda de Morvan, après un court silence.

— Vous le voyez, monsieur le chevalier, répondit Alain avec un certain embarras et en désignant par un geste de tête une pioche qu’il tenait à la main, je travaille.

— Parbleu ! voilà qui serait bizarre, s’écria le gentilhomme en éclatant de rire. Au fait, pourquoi pas ? La même pensée peut ; bien traverser deux cervelles. Veux-tu que je te dise, Alain, le motif qui t’a conduit ici ?

— C’est inutile, monsieur le chevalier, répondit le serviteur d’un air mécontent ; je le sais, moi, et ça me suffit.

— Tu es venu déterrer un trésor !

— Oh ! un trésor ! répéta Alain tout décontenancé, c’est une manière de parler !

— Voyons, ne rougis point et ne te troubles pas ainsi ! moi aussi j’ai quelque chose à ramasser dans le sable ! Nous sommes à deux de jeu.

— Ah bah !… Eh bien, foi de Dieu, maître, je suis content de ce que vous m’apprenez-là ; j’avais cru jusqu’à ce jour que vous donniez votre surplus aux gars du village : je suis heureux d’apprendre que je me trompais.

— Pourquoi cela, Alain !

— Parce qu’un jeune homme qui n’est pas économiseur n’arrive jamais à rien, quelque mouvement et quelque mal qu’il se donne.

Et tu tiens, à ce qu’il paraît, à ce que j’arrive ?

— Dame ! c’est bien naturel, puisque je vous accompagne.

— Le temps passe, et je devrais être parti. Prête-moi ta pioche.

Le domestique s’empressa d’obéir.

Le chevalier regagnant la place où il s’était arrêté en premier, eut bientôt creusé un trou de deux pieds environ de profondeur.

Se baissant alors, il ramassa un tout petit sac de toile grise, secoua la couche de sable qui le recouvrait et le mit dans la poche de son pourpoint ; ce sac contenait vingt-cinq louis, c’est-à-dire toutes les épargnes ou la fortune du gentilhomme.

— À ton tour maintenant, Alain, dit-il à son serviteur en lui rendant la pioche.

Le Bas-Breton resta immobile comme une statue.

— Ne m’entends-tu pas ?

— Je vous demande bien pardon, mon maître ; mais je ne puis rien faire, vous me regardez.

— N’aurais-tu pas confiance en moi, drôle ?

— Oh ! mon bon Dieu du ciel ! comment osez-vous dire de pareilles choses ! s’écria Alain les larmes aux yeux, vous savez bien, monsieur le chevalier que si je possédais tout l’or de la chrétienté et même celui des Turcs, plus de dix mille livres, par exemple, je vous le remettrais les yeux fermés et sans vouloir passer d’écritures.

— Eh bien ! alors pourquoi le caches-tu de moi ?

— Ah ! ça, c’est tout différent ; je n’aime pas qu’on connaisse mes affaires.

De Morvan, familiarisé avec les originalités du caractère bas-breton, — originalités dont il n’était peut-être pas tout à fait exempt lui-même, — comprit fort bien la susceptibilité de son domestique, et se rendit sans insister davantage, à son désir.

Alain, dès qu’il fut seul, se mit immédiatement, non pas à creuser un trou, comme avait fait son maître, mais à démolir une véritable fortification casematée, construite avec autant de solidité que d’art.

Ce ne fut pas un sac de toile qu’il retira, — après un travail opiniâtre et acharné qui dura au moins un bon quart-d’heure, — mais bien un gros et vieux soulier ferré ; ce coffre-fort, d’une nouvelle espèce, renfermait l’énorme somme, ramassée seulement en trois années… de six écus !…

Le maître et le serviteur — nouveaux Bias — regagnèrent alors le château de Pennenrose.

Le cheval Bijou attendait ; tout sellé et bridé, l’arrivée de son maître.

De Morvan se mit en selle, puis, après avoir donné, de l’air le plus dégagé du monde, et quoique ce sacrifice lui fut fort pénible, deux écus au valet d’écurie qui lui tint l’étrier, — car il ne voulait pas passer devant les gens des seigneurs de Pennenrose pour un pauvre diable que l’on avait recueilli par la charité, — il piqua des deux et partit au petit galop de chasse.

Alain, écuyer incomplet, mais serviteur zélé et fidèle, le suivait derrière en courant à pied, et selon son habitude, ses sabots à la main. Dès qu’il fut éloigné d’une portée de mousquet du château, le jeune homme arrêta sa monture, et, se tournant vers le sombre édifice, à peine éclairé à des distances inégales par les lumières des appartements, il adressa, avant de poursuivre sa route, un adieu passionné à sa bien-aimée Nativa.