Les Boucaniers/Tome I/IX

L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 261-281).


IX

Un premier amour.


Une demi-heure s’était écoulée depuis la fuite d’Alain, lorsque de Morvan, après avoir étiré ses bras et balbutié quelques paroles à peu près inintelligibles, ouvrit les yeux : la prédiction du médecin se réalisait.

Le premier objet qui frappa la vue du malade fut Nativa.

— Toujours la même image ! toujours elle, murmura-t-il sans montrer aucun étonnement, et en révélant ainsi à la jeune fille combien son apparition lui était devenue familière pendant son délire.

Cette fois, — et ce fut la seule depuis qu’elle se trouvait avec lui, — Nativa parut céder à un sentiment de compassion.

Pauvre jeune homme, dit-elle ; puis élevant la voix après un court silence.

— Eh bien ! monsieur le chevalier, lui demanda-t-elle, ne vous sentez-vous pas tout à fait bien aujourd’hui ?

À cette question, le sang afflua aux joues du blessé, qui tressaillit.

— Ne me reconnaissez-vous donc pas poursuivit Nativa, faut-il vouùs rappeler que je dois la vie à votre dévoûment et à votre courage ?

De Morvan voulut répondre, mais l’émotion qu’il éprouvait était telle, qu’il dut recueillir un moment ses forces avant de pouvoir balbutier :

— Oh ! mademoiselle ! je vous en conjure… ne me quittez pas encore…

L’espagnole parut ne pas remarquer le trouble du pauvre blessé ; elle se leva, prépara une potion calmante prescrite par le docteur, et, présentant le breuvage à de Morvan :

— Votre faiblesse est grande encore, monsieur, lui dit-elle, je crains que vous ne vous fatiguiez à causer…

— Vous vous trompez, mademoiselle, s’écria le jeune homme en l’interrompant avec vivacité, jamais je ne me suis senti plus de force qu’en ce moment. Et puis, j’ai tant de choses à vous dire !…

— À moi, monsieur ? demanda Nativa avec plus de froideur que d’étonnement. Parlez.

— N’est-il donc pas naturel, poursuivit le blessé d’une voix émue et troublée, que je désire apprendre si votre père ne court plus de dangers, si l’équipage du navire naufragé est parvenu à se sauver… si enfin, ajouta-t-il en hésitant, vous ayez trouvé auprès des jeunes seigneurs de Pennenrosè, les égards et les hommages qui vous sont dus ?

— Mon père, à une grande faiblesse près, que lui a laissée la violente secousse qu’il a éprouvée, est complètement rétabli ; notre malheureux équipage, dont les embarcations ont été brisées lors du naufrage, a été impitoyablement massacré par les habitants de Penmark. Quant aux seigneurs du château, il me serait difficile d’émettre une opinion sur leur compte, car je les ai à peine entrevus.

Ces dernières paroles semblèrent causer un vif plaisir à de Morvan, qui soupira comme si on eût retiré de dessus sa poitrine un poids qui l’accablait.

— Il allait poursuivre, lorsque Nativa mit son doigt devant son adorable petite bouche et, souriant d’un air mutin :

— Si vous vous obstinez, M. le chevalier, lui dit-elle, à retarder ainsi votre convalescence, je vous avertis que, ne voulant pas partager la responsabilité de votre imprudence, je vais m’éloigner et vous laisser seul.

— Oh ! ne partez pas, je vous en conjure, s’écria le jeune homme effrayé.

— Alors dormez, lui dit Nativa avec une impérieuse douceur.

De Morvan, obéissant comme un enfant, ferma aussitôt les yeux ; mais il était facile de deviner, à sa respiration irrégulière, que s’il cédait pour la forme, le gentilhomme tenait bon pour le fond et que jamais il n’avait été plus éveillé qu’en ce moment.

Près d’une heure se passa ainsi ; tout à coup de Morvan se souleva brusquement sur son lit, et s’adressant à Nativa :

— Mademoiselle, lui dit-il, je crois entendre le bruit de pas qui se dirigent vers cette chambre !… Peut-être seriez-vous contrariée que l’on vous rencontrât ici ?

— Pourquoi cela, monsieur ? lui demanda-t-elle d’un ton hautain, presque dur. Vous imaginez-vous donc que Nativa de Sandoval puisse être compromise par sa pitié ?

— Oh ! mademoiselle, murmura douloureusement de Morvan en laissant retomber d’un air désespéré sa tête sur son oreiller, vous êtes bien cruelle pour un pauvre esprit fatigué et souffrant.

Le chevalier parlait encore, lorsqu’Alain entra dans la chambre : le Bas-Breton, à la vue de son maître revenu tout à fait à lui, ne montra ni joie ni étonnement ; il se contenta de dire à Nativa :

— J’espère, mademoiselle, que M. le chevalier n’a pas eu à se plaindre de vous, et que vous l’avez soigné en conscience.

— J’ai fait de mon mieux, répondit-elle en souriant.

— Dame, c’est bien là le moins que vous lui devez ; mais à propos, puisque vous n’avez pas quitté M. le chevalier, dites-moi donc un peu quand il a repris connaissance.

— Aussitôt après votre départ…

— Tiens, voilà qui est drôle ! s’écria Alain d’un ton de regret : je vois que je me suis trop pressé : j’aurais pu économiser les cierges ! Bah ! ajouta-t-il après un court moment de réflexion, il serait retombé malade ! Et puis, j’avais promis, et la parole d’un honnête homme est une chose sacrée ; seulement j’espère bien, ma bonne sainte Anne d’Auray, que vous me tiendrez compte de ma bonne foi, et que vous ne refuserez pas à me faire encore crédit quand l’occasion s’en présentera.

Nativa que les façons d’Alain semblaient divertir beaucoup, avait été obligée d’imposer silence par un regard à de Morvan, indigné du sans-façon du Bas-Breton.

— Au revoir, chevalier, lui dit-elle, ne grondez point votre domestique, qui me paraît vous être fort attaché, et que je prends sous ma protection. Je reviendrai demain savoir de vos nouvelles. Encore une fois, au revoir !

Le regard reconnaissant par lequel de Morvan répondit à ces paroles valait plus qu’un long discours ; cette muette éloquence du cœur ne dut pas échapper à la sagacité de Nativa.

— Comment, elle me prend sous sa protection, cette étrangère ! s’écria Alain, lorsque la belle Espagnole fut sortie. Ah ! ça…

— Tais-toi ! lui dit de Morvan en l’interrompant avec violence.

— Foi de Dieu, maître, si vous vous mettez ainsi en colère ; c’est bon signe ; vous devez être complètement guéri.

— Avance ici, Alain, reprit de Morvan, et raconte-moi ce qui s’est passé pendant ma maladie. À propos, depuis combien de temps suis-je au lit ?

— Depuis quinze jours, mon maître ! C’est pas pour vous vanter, mais il faut que vous soyez joliment, bien bâti pour n’être point mort. C’est étonnant combien vous avez été près de trépasser. Quant à vous donner des nouvelles, cela m’aurait été impossible il y a deux heures, car je vous ai soigné sans vous quitter d’une minute pendant toute la durée de votre maladie ; mais je reviens de Penmark…

— Et que dit-on à Penmark ?

— J’ignore ce que l’on y dit, mais ce que je sais, c’est que votre maison a été incendiée, et qu’il n’en reste plus une pierre.

La confirmation de ce malheur déjà prévu ne causa aucune émotion à de Morvan.

— À propos, et le maquignon Mathurin ? reprit-il sans exprimer même un simple regret de sa ruine.

— Ah ! voilà encore une drôle de farce ! On n’en a plus entendu parler ! Savez-vous, maître, ce que je crois, moi ?

— Voyons, que crois-tu, Alain ?

— Que cet homme était le diable en personne. Je m’attends chaque jour à voir se changer en feuilles mortes deux écus qu’il m’a donnés… Quand on est un bon chrétien, on ne disparaît pas comme ça.

— Le fait est que sa conduite est étrange ! Et, dis-moi, poursuivit de Morvan après avoir hésité, mademoiselle Nativa, s’est-elle quelquefois informée de l’état de ma santé ?

— Tout de même donc !

— Mais elle n’est jamais venue me voir, n’est-ce pas ?

Il ne s’est, au contraire, pas passé de jour sans que la petiote ne soit restée au moins deux heures dans votre chambre ! Ah ! quelle curieuse que cette pâlotte ! Elle vous regardait avec ses grands yeux sournois pendant des temps que ça m’en donnait de l’impatience ! Mais, sauf le respect que je vous dois, apprenez-moi donc, mon maître, ce que nous allons devenir à présent que l’on a brûlé notre maison ? Ça m’inquiète moi !…

— Ce que nous allons devenir ! s’écria de Morvan avec une explosion de joie qui fit craindre un instant à Alain que son maître ne fût retombé dans le délire, nous allons voyager, nous battre, devenir riches et puissants, riches à millions, entends-tu, puissants comme des maréchaux de France !

— Ah bah ! vrai, dit Alain ; alors vous augmenterez mes gages. Mais comment ferons-nous, monsieur le chevalier, pour devenir si riches et si puissants ?

— Je l’ignore, seulement je te jure, foi de Morvan, que si une balle ne m’arrête pas dans course, j’arriverai.

— Et moi je vous suivrai : ça me va toujours.

Le gentilhomme breton, accablé par l’effort qu’il venait de faire, laissa retomber sa tête sur son oreiller, et ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil bienfaisant et réparateur.

Les dernières paroles qu’il prononça furent :

— Mon Dieu ! combien je l’aime et que je suis heureux !