Les Bottes de l’ogre

Le petit Poucet et ses frères erraient dans la forêt où leur mère les avait égarés. Le petit Poucet était le plus jeune fils de Frau Schutz, modeste épicière que quatre ans de guerre avaient ruinée au lieu de l’enrichir, car elle exerçait son commerce dans un bourg de Prusse rhénane trop souvent visité par les avions anglais.

Lorsque les hommes revinrent au village après l’armistice, Frau Schutz eut confirmation de la mort de son mari, tué sur le front ouest. Elle réfléchit, avec ce sens pratique qui distingue l’Allemande sentimentale, que son titre de veuve lui acquerrait une plus-value profitable dans ce pays où les veuves sont invitées à ne point perdre leur temps en regrets stériles, mais à conclure au plus vite de nouveaux mariages.

Gênée dans ses projets matrimoniaux par les six becs affamés que représentaient ses marmots, Frau Schutz avait choisi cette date du 24 décembre pour les abandonner, espérant qu’en cette veillée de fête une âme charitable recueillerait ses enfants.

Le petit Poucet n’avait pu songer à semer des cailloux sur une route où la neige tombante couvrait bientôt toute trace ; mais il eut l’idée de grimper sur un arbre afin de retrouver son chemin.

Le paysage avait cette sombre pâleur des nuits de frimas. Dans l’obscurité blafarde, l’enfant aperçut une lumière qui clignotait vers l’est. Une lumière, c’est la vie pour l’être perdu en forêt : un feu, au milieu des bois, c’est quelque chose qui cuit ou quelqu’un qui se chauffe.

Dégringolant de son arbre, il entraîna ses frères dans cette direction. Ils atteignirent enfin une habitation dont les fenêtres éclairées projetaient une lueur rougeâtre.

— On prépare le réveillon, ici, murmura le petit Poucet, plein d’espérance ; et il frappa à la porte.

Avant de comprendre ce qui leur advenait, les six enfants se sentirent happés, ficelés et jetés rudement sur le sol. Quand ils reprirent conscience, ils se trouvaient dans une vaste cuisine d’antan à haute cheminée et à rôtissoires imposantes. Devant le feu, l’Ogre légendaire surveillait la cuisson d’une chose qui offrait l’aspect d’un singe embroché. Les petits Schutz, terrifiés, étaient cruellement désappointés : ainsi arrive-t-il qu’en croyant frapper chez Ormuzd, on réveille Ahriman.

Soudain, des coups violents ébranlèrent la porte. Escomptant peut-être une nouvelle pâture, l’Ogre alla ouvrir.

Maugréant, soufflant, grognant, tempêtant ; trempé de boue et de neige fondue ; pestant contre le temps, invectivant contre ces bois où l’on s’égare, un grand gros homme rude et bourru s’engouffra dans la pièce, s’octroyant d’autorité l’hospitalité de céans. Mais, loin de s’offusquer, le maître du logis lui fit son plus beau salut, tête décrochée et talons joints : car, c’était un officier supérieur, portant l’uniforme sacré, qui daignait s’abriter chez lui.

Les six petits Schutz, émerveillés, en oubliaient leur captivité et contemplaient avec admiration cet important militaire que l’Ogre nommait respectueusement « Maréchal ».

On soupa. Après le repas, l’hôte conduisit son auguste visiteur à sa chambre avec obséquiosité, laissant ses jeunes prisonniers dans l’obscurité. Un peu plus tard, le petit Poucet, aux aguets, distingua, aux dernières lueurs du foyer, une ombre — celle de l’Ogre, sans doute — qui venait, suivant la coutume, poser ses chaussures sur l’âtre.

Lorsque tout fut endormi, le petit Poucet parvint à se débarrasser de ses liens, se leva silencieusement et s’approcha de la cheminée où les bottes, les fameuses bottes de sept lieues, se profilaient dans un reflet de braise. Les admirables bottes : elles montaient à la hauteur de sa tête ; et quand l’enfant s’y fut hissé, il se crut grimpé sur des échasses.

Dès qu’il étendit le pied, il eut l’impression de faire une enjambée fantastique. En trois pas, il eut dépassé la forêt ; un élan du jarret lui fit traverser une vallée…

Mais quel était ce sortilège ? Voici que, malgré lui, il retournait en arrière sans pouvoir s’en empêcher.

Si, roidissant énergiquement ses muscles, il s’élançait en avant, les bottes dociles franchissaient d’un coup une notable distance ; seulement, aussitôt, comme par magie, elles rétrogradaient d’autant.

Le petit Poucet, d’esprit prompt et avisé, commençait de s’inquiéter follement, maudissant l’écrevisse-fée qui avait dû ensorceler ces bottes enchantées qui, lorsqu’elles avaient avancé de sept lieues, reculaient sur vingt-huit kilomètres.

Ce que prévoyait le malheureux gosse arriva : au matin, en dépit de ses efforts, le petit Schutz se trouva ramené à son point de départ et cueilli au vol par l’Ogre qui prenait le frais, à son réveil.

Alors, celui-ci, examinant l’enfant, éclata d’un gros rire tudesque qui empourprait ses joues, gonflait ses veines, dilatait sa panse ; et il ricana méchamment :

— Ach !… Le sot, le petit imbécile… Il s’est trompé de bottes : il a pris celles d’Hindenburg !

jeanne marais.
(dessins de a. cahard).