Les Bons Enfants/Le mauvais conseil

Hachette (p. 59-78).

LE MAUVAIS CONSEIL.


Q
uelques jours après, une tante qu’Arthur aimait beaucoup lui donna un joli chien blanc à long poil et à moustaches. Arthur courut bien vite montrer son petit chien à Sophie et à Léonce ; Sophie fut enchantée, et Léonce fut mécontent, parce qu’il était jaloux.

Léonce.

Je ne sais pas pourquoi ma tante t’a donné ce chien, à toi qui ne sauras pas le soigner.

Arthur.

Je le soignerai très bien ; aussi bien que toi.

Léonce.

Tu ne sauras seulement pas le mener promener.

Arthur.

Ce n’est pas difficile, nous l’emmènerons avec nous aux Tuileries.

Léonce.

Et qu’en feras-tu pendant que tu joueras ?

Arthur.

Il jouera avec nous.

Léonce.

Comment ? tu le feras courir, sauter à la corde, jouer au cerceau ?

Sophie.

Mais non ; que tu es bête ! Pendant que nous courrons, il l’attachera à une chaise près de ma bonne.

Léonce.

Bête toi-même, avec tes inventions sottes.

Sophie.

Tu ne m’as pas trouvée bête le jour où je t’ai apporté mon dessert, que tu as mangé comme un gourmand.

Léonce.

Puisque tu me l’avais apporté, c’était pour me le faire manger probablement.

Sophie.

Je ne dis pas non, mais je dis que ce n’était pas bête. D’ailleurs, pourquoi te fâches-tu parce que ma tante a donné ce chien à Arthur et pas à toi ! Tu peux t’en amuser tout comme je ferai, moi.

Léonce.

Ah ! par exemple ! si tu crois que je suis jaloux de ce beau présent ; que j’aurais voulu avoir cet ennuyeux animal : tu te trompes bien, je t’assure.

Sophie.

Alors pourquoi grognes-tu ?

Léonce.

Je ne grogne pas, mademoiselle ; vous ne savez ce que vous dites.

Arthur, interrompant.

Et comment l’appellerons-nous ? Il faut lui donner un nom.

Sophie.

C’est vrai ! Appelle-le Blanchet.

Léonce.

Comme c’est commun, Blanchet ! Ah ! ah ! ah ! que c’est laid ! que c’est bête !

Sophie, vivement.

Et comment veux-tu qu’on l’appelle ? Azor, Médor, Castor ? c’est bien plus commun !

Léonce, d’un air moqueur.

Appelez-le Laidronnet, il sera bien nommé.

Sophie.

Non, monsieur ; il est charmant et il ne sera pas Laidronnet. Arthur, appelle-le Joliet.

Arthur.

Je ne peux pas ; ma cousine Berthe a un chien qui s’appelle Joliet.

Sophie.

C’est vrai ? Alors…, alors… je ne sais pas, moi, dis toi-même ; tu ne trouves rien ?

Arthur.

Si je l’appelais Bijou ?

Sophie.

Très bien, très bien ! Bijou, Bijou, viens mon petit chéri, viens que je t’embrasse. »

Bijou, qui dormait sur les genoux d’Arthur, ne bougeait pas. Sophie le caressa tout doucement, baisa ses petites pattes roses, et proposa à Arthur de le coucher dans le lit de sa poupée. Ils l’emportèrent chez leur bonne ; Arthur le posa doucement dans le petit lit, et Sophie le couvrit avec la couverture de sa poupée. Léonce les suivit en se moquant d’eux et se mit à faire du bruit en renversant les chaises et les joujoux.

Sophie.

Finis donc, Léonce ; tu vas l’éveiller !

Léonce.

Le grand malheur quand il s’éveillerait ! »

Et il redoubla son tapage, secouant les casseroles et la vaisselle de Sophie, et battant du tambour d’Arthur. Sophie se jeta sur la boîte de ménage pour la lui arracher. Arthur saisit son tambour, Léonce leur distribua quelques tapes. Sophie et Arthur se mirent à crier ; Bijou s’éveilla et, voyant une bataille, s’élança sur Léonce et lui mordit les jambes ; Léonce lui donna des coups de pied, qui heureusement ne l’atteignirent pas, mais qui le rendirent plus furieux ; il se mit à japper, à se jeter sur son ennemi, qui commençait à avoir peur et à se sauver derrière les meubles ; Sophie et Arthur battaient des mains et riaient aux éclats en criant :

« C’est bien fait ! Cela t’apprendra à réveiller Bijou ! »

La bonne, trouvant Léonce assez puni, se plaça devant lui et chercha à calmer Bijou. Il se laissa prendre ; mais, aussitôt que Léonce faisait mine de bouger, il montrait les dents et recommençait à japper. Enfin, Léonce parvint à s’échapper. Quand il fut en sûreté :

« Maudit animal, s’écria-t-il, je me vengerai ; tu payeras ta méchanceté. »

Le lendemain, en ramenant Bijou des Tuileries, où les enfants l’avaient conduit en laisse, Arthur s’aperçut que les pattes, le ventre et la queue du petit chien étaient pleins de boue.


Il battait du tambour.

« Comme c’est ennuyeux qu’il soit blanc ! dit-il. Si, du moins, ses poils n’étaient pas si longs, il se salirait bien moins ! Comment faire pour l’empêcher de se salir ? »

Léonce, qui se trouvait tout seul avec lui, sourit d’un air malicieux.

« Écoute, dit-il, j’ai remarqué que ce qu’on brûlait devenait noir. Le bois brûlé est noir, le papier brûlé est noir, le bouchon brûlé est noir. Il me semble que tu pourrais essayer…

— De brûler mon pauvre Bijou ? s’écria Arthur. Certainement non, je ne le ferai pas ; je ne le veux pas.

Léonce.

Est-ce que je te dis de le brûler, nigaud ? Je sais bien que si tu le brûles, il sera mort.

Arthur.

Alors, à quoi sert ce que tu dis ?

Léonce.

À te donner un bon conseil, tu vas voir. Il faut seulement brûler le bout de ses poils ; rien que le bout, pour que ses poils soient plus courts et noirs. Ça ne peut pas lui faire de mal, cela, puisque tu ne laisseras brûler que le bout, absolument le bout des poils. »

Arthur était indécis ; il ne savait s’il devait ou non suivre le conseil de Léonce. Il regardait Bijou, qui dormait sur ses genoux.

« Pauvre petit, dit-il, si cela te brûlait trop fort !

— C’est impossible, puisque j’éteindrai aussitôt que tu auras allumé le bout des poils. »

Et pour achever de décider Arthur, il lui présenta une boîte d’allumettes qui était sur la cheminée.

« Voyons, dépêche-toi ; maman ou ma bonne vont entrer, et Bijou restera sale ; il faudra le laver, le peigner, ce qui l’ennuie et l’enrhume ; et ce sera ta faute, tu le vois bien. »

Arthur, convaincu par les raisonnements de Léonce et désirant épargner un ennui à son petit favori, prit l’allumette des mains de Léonce, la fit flamber en frottant sur le couvercle de la boîte,


« Il faut seulement brûler le bout de ses poils. »


et l’approcha de Bijou endormi ; en une seconde, le malheureux chien fut tout en feu ; les poils de son corps flambaient de tous côtés ; il s’éveilla en hurlant et chercha à s’élancer à terre ; mais Arthur, effrayé, veut éteindre le feu et le retient dans ses bras. Bijou se débat, se jette à terre et tombe, heureusement pour lui, dans une petite baignoire pleine d’eau que la bonne avait préparée pour faire un savonnage. Le feu s’éteint aussitôt ; Bijou sort de la baignoire tout fumant, se secouant et criant encore un peu.

Mais ce fut au tour d’Arthur de crier ; le feu avait pris à son tablier pendant qu’il retenait dans ses bras Bijou enflammé ; ses manches, son pantalon commençaient à brûler et à pétiller ; ses bras et ses cuisses commençaient à griller. La bonne accourut à ses cris. Le voyant en flammes, elle le saisit et le plongea dans la baignoire qui avait déjà sauvé Bijou. Le feu s’éteignit immédiatement, mais les bras et les cuisses avaient quelques brûlures. La bonne les bassina avec de l’eau-de-vie et les enveloppa de ouate imbibée d’eau-de-vie, ce qui enleva promptement la douleur et empêcha les cloches et les plaies.

Léonce s’était échappé au premier cri de Bijou et d’Arthur ; il rentra dans sa chambre, effrayé de ce qu’il avait fait, et craignant que sa vengeance contre Bijou ne tournât contre lui-même, ce qui ne manqua pas d’arriver. Arthur raconta en pleurant à sa bonne ce que lui avait dit Léonce ; elle devina la méchante intention de ce mauvais garçon. Quand le papa et la maman rentrèrent, ils furent désolés en apprenant l’accident qui aurait pu devenir si terrible. Le papa fit venir Léonce ; il entra et resta tremblant à la porte en voyant le visage sévère de son père.

« Approchez, monsieur… Plus près, plus près. »


Elle la plongea dans la baignoire.

Léonce avança avec une frayeur qui ne fit aucune pitié à son père.

Le père.

Pourquoi avez-vous donné à votre frère un conseil qui pouvait causer la mort de son chien et peut-être la sienne ?

Léonce.

Je ne savais pas, papa… Je croyais qu’on pouvait…, qu’il éteindrait…, qu’il soufflerait…

Le père.

Vous ne saviez pas que le feu brûlait ? Vous ne saviez pas qu’une fois allumés, les poils de Bijou ne s’éteindraient pas, et que votre frère était trop jeune pour pouvoir les éteindre ? »

Léonce ne répondit pas ; il baissa de plus en plus sa tête tremblante, et comprit qu’il ne pouvait pas échapper à la punition qu’il avait méritée.

Son père le regarda quelques instants en silence.

« Monsieur, dit-il enfin, votre sœur et votre frère souffrent sans cesse de votre méchanceté, de votre jalousie, de votre basse envie. Vos tours deviennent trop dangereux pour que je puisse vous laisser vivre près d’eux. Allez dans votre chambre et restez-y. Je vous emmènerai demain pour vous mettre dans un collège où vous serez sévèrement tenu et surveillé. Allez. »

Léonce se retira sans répondre ; en entrant dans sa chambre, il se mit à pleurer amèrement.

« Dans un collège ! Mon Dieu ! mon Dieu ! serai-je malheureux ! Tout seul, sans amis, avec des maîtres sévères ! »

Et Léonce sanglotait si bruyamment, que Sophie l’entendit de sa chambre. Inquiète du chagrin de son frère, qu’elle aimait malgré ses fréquentes méchancetés, elle courut vers lui pour savoir la cause de sa douleur.

Léonce ne l’entendit pas et ne la vit pas entrer ; la tête cachée dans ses mains, il gémissait et pleurait, ne songeant qu’à son malheur.

Sophie s’approcha, lui passa le bras autour du cou et lui dit d’une voix tremblante d’émotion :

« Mon pauvre Léonce, qu’as-tu donc pour pleurer si fort ? »

Léonce leva la tête, et, apercevant les yeux de Sophie pleins de larmes, il en fut touché ; il lui rendit ses baisers et lui répondit à travers ses sanglots :

« Sophie, Sophie, je suis malheureux ! Je serai bien plus malheureux. Papa veut m’emmener demain pour me mettre au collège. »

Sophie poussa un cri.

Sophie.

Au collège ! Pauvre Léonce ! Que vas-tu devenir avec ces méchants maîtres qui ne cesseront de te gronder et de te punir, et des méchants camarades qui ne penseront qu’à te tourmenter ? Va vite demander pardon à papa. Dis que tu ne le feras plus… Et qu’as-tu fait ? ajouta Sophie par réflexion.

Léonce.

J’ai conseillé à Arthur d’allumer les poils de Bijou pour les raccourcir et les noircir, et ils ont manqué de brûler tous les deux.

Sophie, se reculant.

C’était toi !… C’est méchant, cela ! c’est vrai !… Ce pauvre Arthur a les bras et le dessus des cuisses tout grillés… Et le pauvre petit Bijou est affreux, il a l’air d’un lièvre cuit.

Léonce.

Est-ce qu’Arthur a bien mal ?

Sophie.

Non, il ne souffre pas depuis que ma bonne lui a mis du coton trempé dans de l’eau-de-vie ; seulement, il se désole d’avoir rendu Bijou si laid.

Léonce.

Il est donc réellement bien laid ?

Sophie.

Affreux, affreux ! Si tu voyais, tu ne pourrais pas t’empêcher de rire. Il a l’air si piteux, si maigrelet ! il est d’une si drôle de couleur ! Ha ! ha ! ha ! je lui ai ri au nez quand je l’ai revu. Arthur n’était pas content ; il disait que je devais pleurer. J’ai essayé ; pas moyen ! Je riais malgré moi ; j’ai pourtant fini par pleurer, mais c’était à force de rire. Je ne savais pas que c’était toi qui avais donné ce beau conseil à Arthur. Sais-tu que c’est réellement méchant ? Tu savais bien que le feu brûlerait.

Léonce.

Je le sais bien, que j’ai été méchant. Mais je t’assure que je ne le serai plus. Je t’en prie, je t’en prie, dis-le à papa. Demande-lui pardon pour moi. Dis-lui que je ne recommencerai jamais. »

Et Léonce se mit de nouveau à pleurer.

Sophie, attendrie, lui promit de demander grâce à son papa, et le quitta en courant pour chercher son père.

Il n’était pas dans sa chambre ni au salon ; alors elle retourna chez sa bonne, pensant qu’il était avec Arthur. Elle l’y trouva effectivement, et, se jetant dans ses bras :

« Papa, je vous en prie, je vous en supplie, dit-elle, pardonnez au pauvre Léonce ; il pleure, il est désolé ; il ne sera plus jamais méchant ; il me l’a bien promis. Ne le mettez pas au collège, papa ; je vous en prie, mon cher papa, laissez-le avec nous.

Arthur.

Vous voulez mettre Léonce au collège, papa ? Oh ! pauvre Léonce ! S’il va au collège, je serai malheureux comme lui, je pleurerai toujours.

Le père.

Mes pauvres enfants, Léonce a déjà fait plusieurs méchancetés ; celle d’aujourd’hui est plus forte que les autres ; tu aurais pu brûler tout entier ; le bon Dieu a permis que ta bonne se soit trouvée là, que la baignoire se soit trouvée pleine d’eau, qu’elle ait eu l’heureuse pensée de te jeter dedans ; mais je ne veux pas vous laisser exposés à de pareils dangers, et je veux éloigner celui qui vous y expose. »

Arthur et Sophie continuèrent leurs supplications avec une telle insistance et avec un tel chagrin, que le papa, à moitié vaincu, leur promit d’aller parler à Léonce.

« Si je le trouve vraiment repentant, comme tu le dis, Sophie, je vous promets de le laisser à la maison près de vous ; mais s’il recommence, je ne lui fais plus de grâce ; il ira au collège à la première méchanceté, quelque légère qu’elle soit. »

Le papa quitta les enfants après les avoir embrassés, et entra chez Léonce, qu’il trouva pleurant toujours, les yeux bouffis, le visage gonflé de larmes.

Léonce se leva à son approche, et, tombant à genoux aux pieds de son père, il le supplia, dans les termes les plus touchants, de pardonner à son repentir.

« Papa, je me repens ; bien réellement, bien sincèrement, je me repens. Je sais combien j’ai été méchant ; pourtant je ne croyais pas que le pauvre Arthur pût être brûlé ; j’ai pensé que Bijou serait un peu brûlé ; croyez-moi, papa, je dis la vérité ; je vous assure que si j’avais deviné le mal que j’ai fait à Arthur, je ne lui aurais pas donné ce mauvais conseil. J’étais en colère contre Bijou, qui m’avait mordu la veille : c’est de lui que j’ai voulu me venger. Et de cela aussi je me repens. Je vois combien j’ai été méchant pour ce pauvre chien, que je n’aimais pas parce que j’étais jaloux que ma tante l’eût donné à Arthur plutôt qu’à moi.

Le père.

Elle a eu bien raison, ta tante ; elle sait qu’Arthur est bon et que toi tu es méchant.

Léonce.

Oh oui ! papa, c’est bien vrai. Arthur et Sophie sont bons, très bons, cent fois meilleurs que moi, et ma tante a bien raison de les aimer mieux que moi.

Le père.

Ta tante t’aimera tout autant si tu mérites d’être aimé. Je veux bien croire à ton repentir ; mais durera-t-il ? Ne recommenceras-tu pas tes méchancetés envers Sophie et Arthur ?

Léonce.

Non, non, papa. Croyez-le. Je ne recommencerai pas, parce que je suis trop reconnaissant de leur bonté ; je sais que ce sont eux qui ont demandé grâce pour moi, Sophie m’a quitté pour cela après avoir cherché à me consoler. Je ne serai plus jaloux d’eux, parce que je sens trop bien qu’ils sont meilleurs que moi ; et alors je n’aurai plus que de l’affection pour eux, et je ne chercherai pas à leur faire du mal.

— À cette condition, je veux bien te pardonner, mon ami, dit le papa en relevant Léonce resté à genoux devant lui. Qu’il ne soit plus question du passé ; prouve-moi que j’ai eu raison de te pardonner, en changeant tout à fait de sentiments, et en devenant bon frère et bon enfant. Prie le bon Dieu qu’il t’aide à ce changement, et demande-lui bien pardon de ta journée d’aujourd’hui.

Léonce.

Oh oui ! papa, aujourd’hui et tous les jours je lui demanderai de m’aider à devenir bon comme Sophie et Arthur. Merci, papa, merci ; vous êtes bien bon aussi et vous me rendez bien heureux.

Le père.

Et toi, à ton tour, tu me rends heureux, cher enfant, en me promettant de te corriger avec l’aide du bon Dieu, car sans lui nous ne pouvons rien faire ; mais prions-le, il nous écoutera. »

Léonce se jeta dans les bras de son père qui l’embrassa tendrement en signe de réconciliation parfaite ; il le mena dans la chambre de Sophie et d’Arthur, qui attendaient avec anxiété le résultat de la visite de leur père.

« Je vous amène un collégien qui a fini sa pénitence, dit-il en souriant ; un frère tout changé. Contrairement à Bijou, qui est devenu noir de blanc qu’il était, Léonce nous revient blanc comme un lis, de noir qu’il était ; il reconnaît ses torts, si bien, si sincèrement et si humblement, que je suis persuadé qu’il n’y retombera pas.

Sophie.

Non, non, il n’y retombera pas ; il sera un bon et excellent frère, que nous aimons beaucoup et que nous aimerons énormément, n’est-ce pas, Léonce ?

— Je tâcherai d’être bon comme vous, dit Léonce attendri.

Le père.

Très bien, mon ami. Je vous laisse pour porter la bonne nouvelle à votre maman, qui s’afflige et qui croit que Léonce doit partir demain. »

Quand les enfants furent seuls, Sophie sauta au cou de Léonce, qui fondit en larmes.

Sophie.

Quoi donc ? Qu’as-tu encore ? Tu n’as donc pas entendu que papa t’a pardonné tout à fait ? De quoi as-tu peur ?

Léonce.

Je pleure de joie, ce n’est pas de peur. Je suis touché de la bonté de papa et de la vôtre, Sophie et Arthur. Ce pauvre Arthur, au lieu d’être bien aise de me voir punir, a demandé grâce pour moi ; cela me fait pleurer d’attendrissement.

Arthur.

Comment aurais-je pu être assez méchant pour me réjouir de ton chagrin, mon pauvre Léonce ?

Léonce.

C’est pourtant ce qui m’est arrivé bien des fois quand j’étais jaloux de vous et que je cherchais à me venger de ce que j’étais mauvais quand vous étiez bons.

Sophie.

Tu étais jaloux de nous ? Oh ! que c’est drôle ! Je ne m’étais donc pas trompée quand je disais que tu étais jaloux de ce que ma tante avait donné Bijou à Arthur et pas à toi ?

Léonce.

Non, tu ne te trompais pas ; c’est pour cela que j’ai pris en grippe le pauvre Bijou.

Arthur.

Mais, à présent que tu n’es plus jaloux, tu ne le détesteras plus, et tu ne lui feras plus de mal ?

Léonce.

Non, non, je te le promets.

— Alors, je peux le tirer de sa cachette », dit Arthur enchanté.

Et il alla vers son armoire, l’ouvrit ; Bijou en sortit tout joyeux.

En le voyant si noir et si laid, Sophie se mit à rire, Arthur lui-même ne put s’empêcher de sourire : Léonce seul resta sérieux et pensif.

Sophie.

Tu ne le trouves pas drôle et affreux ?

Léonce.

Affreux, oui ; mais drôle, non ; car je pense que c’est moi qui suis cause de sa laideur.

— Viens, mon pauvre Bijou, viens dire bonjour à ton nouveau maître, dit Sophie en menant Bijou vers Léonce. N’aie pas peur ; il ne te fera pas de mal.

Le pauvre chien, sans rancune, vint lécher la main que lui tendait son ancien ennemi. Léonce, touché de cette caresse, le prit dans ses bras, l’embrassa à plusieurs reprises et lui promit un des petits gâteaux ou biscuits qu’il devait avoir pour son dessert.

Depuis ce temps, Léonce devint l’ami et le protecteur de Bijou, et l’ami le plus dévoué de Sophie et d’Arthur ; aux Tuileries il ne songeait qu’à les protéger contre les exigences et les vivacités de leurs camarades plus âgés ; plus d’une fois il soutint des combats pour les défendre ; un jour il ne craignit pas d’attaquer un grand et gros garçon de douze ans qui voulait, par pur caprice, mettre Arthur hors du jeu. Léonce combattit si vaillamment, que les autres garçons, qui avaient commencé par rire et regarder la bataille, s’indignèrent de la lâcheté du grand qui assommait Léonce de ses gros poings et de ses gros pieds ; ils se jetèrent entre les combattants et donnèrent une bonne rossée au grand garçon, dont le nom était Justin. Ils félicitèrent Léonce de son courage, ainsi qu’Arthur, qui, tout petit qu’il était, était accouru au secours de son frère ; tous deux avaient reçu plusieurs coups de poing et coups de pied. Leurs camarades les portèrent en triomphe tout autour du cercle de leurs jeux ; ils chassèrent Justin de leur société, le déclarèrent banni à tout jamais. Justin, furieux, alla se proposer dans un autre cercle, composé de tous les querelleurs, batailleurs, vauriens, chassés des autres jeux. Celui dans lequel se trouvaient Léonce et Arthur prit le nom de cercle des Vrais Français, et celui de Justin fut connu sous celui de Bersaglieri. Jamais ils ne se mêlaient dans leurs jeux. Il arriva quelquefois que les Bersaglieri cherchèrent à provoquer les Vrais Français par des injures et des mottes de terre lancées dans les groupes. Mais les Vrais Français dédaignaient ces insultes, faisaient les cornes à leurs ennemis et continuaient leurs jeux, protégés par les gardiens des Tuileries, qui les reconnaissaient à leur docilité et à leur politesse.