Les Boissons aromatiques

Les boissons aromatiques
Jules Rochard

Revue des Deux Mondes tome 126, 1894


LES BOISSONS AROMATIQUES

On désigne, en hygiène, sous le nom de boissons aromatiques et par opposition aux boissons fermentées, des infusions, douées d’une action spéciale sur le système nerveux, qu’elles ne doivent pas à l’alcool comme les autres, mais à un principe particulier qui leur est commun à toutes et qui porte le nom de caféine. Ce groupe comprend le café et le thé, dont l’usage en Europe est aussi répandu que celui des boissons alcooliques ; il se complète par le maté, qui joue le même rôle dans une grande partie de l’Amérique du Sud.

La caféine, à laquelle ces substances doivent leurs propriétés, a été découverte par Runge dans le café en 1820 ; Oudry l’a retrouvée dans le thé en 1827, et depuis Martini en a constaté la présence dans le Paulinia Sorbilis, Heckel et Schlagdenhauffen dans la Kola. C’est un alcaloïde bien défini, cristallisant en aiguilles brillantes et légères, soluble dans l’eau, l’éther et l’alcool et ayant pour formule Ses propriétés physiologiques ont été, depuis quelques années, l’objet de travaux du plus grand intérêt. On a reconnu qu’elle avait une action directe sur le cœur et sur la circulation. À la dose de 10 à 12 centigrammes que renferme une tasse de café préparée avec 15 grammes de poudre, elle stimule le muscle cardiaque ; à 50 centigrammes, elle accélère le pouls et provoque un léger tremblement ; enfin, lorsqu’on l’administre à doses répétées et progressives de façon à en donner, au bout de quelque temps, 60 centigrammes par jour, elle facilite le travail musculaire, diminue la sensation de l’effort, prévient la fatigue, empêche l’essoufflement et les palpitations qui l’accompagnent. Elle communique ainsi, à l’homme qui se livre à un exercice violent et prolongé, l’entraînement qui lui manquait. Cette dernière action intéresse surtout l’hygiène, les applications thérapeutiques de la caféine étant du ressort exclusif de la médecine. Elle a été constatée dans une série d’expériences faites dans l’armée, sur des troupes en marche. On a expérimenté la caféine sur des hommes isolés, sur des compagnies et même sur des bataillons, tantôt en plaine, tantôt dans les montagnes escarpées. Les espaces parcourus ont été de 60 à 80 kilomètres, avec des repos peu nombreux et de courte durée. Les soldats soumis à ce régime arrivaient à la fin de l’étape gais, dispos, prêts à recommencer, tandis que leurs camarades qui n’avaient pas pris de caféine donnaient des marques évidentes de fatigue et avaient perdu leur entrain.

Les mêmes effets ont été constatés à maintes reprises par les alpinistes au cours de leurs excursions. Ils sont donc parfaitement certains et d’une importance qu’il est inutile de faire ressortir, au moins en ce qui concerne les troupes en campagne.

On s’est demandé si la caféine était un aliment d’épargne, et la question a été résolue par la négative. Il est démontré qu’elle ne facilite le travail musculaire qu’aux dépens de l’organisme. Elle ne remplace pas les alimens, elle permet de s’en passer pendant quelque temps et de vivre sur son fonds, en attendant que les circonstances permettent de réparer la perte produite. Ce résultat est déjà considérable pour les troupes en campagne, lorsqu’elles sont forcées d’accomplir rapidement un long trajet dans un pays sans ressources et qu’il leur est impossible d’emporter leurs vivres avec elles.

La caféine, à la dose d’un gramme, ralentit la circulation tout en augmentant l’énergie des battemens cardiaques ; elle abaisse la température et détermine même, dans quelques cas, un délire furieux avec hallucinations visuelles ainsi que le docteur Faisans en a cité des exemples à la Société médicale des hôpitaux au mois de mai dernier. Nous reviendrons sur ces effets en parlant de l’action du calé, par lequel nous allons commencer l’étude des boissons aromatiques.


I

Après avoir fait, dans cette Revue, l’histoire de la plupart des poisons à l’aide desquels les générations contemporaines troublent leur raison et ruinent leur santé, j’aborde aujourd’hui celle de substances qui ne produisent que de bons effets et dont l’abus même est à peu près inoffensif.

Le café, qui figure en tête de ce groupe, est la graine du caféier (coffea arabica, L.) ; il appartient à la famille des rubiacées. C’est un arbuste haut de quatre à cinq mètres, de forme pyramidale et de port élégant. Son feuillage est toujours vert. Ses feuilles sont blanches ; elles ont une odeur suave et sont agglomérées à l’aisselle. L’époque de la floraison varie suivant la région. Dans certaines contrées, le caféier porte des fleurs toute l’année ; dans d’autres pays, il fleurit au printemps et en automne ; il en est d’autres où on ne lui voit de fleurs qu’au printemps seulement. Son fruit est une petite baie ovoïde, verte au début qui passe bientôt au rouge écarlate et devient presque noire à maturité. Elle renferme deux graines convexes d’un côté, plates de l’autre et accolées par leur surface aplatie.

La Haute-Égypte et le sud de l’Abyssinie passent pour les pays d’origine du café, parce qu’on l’y trouve encore à l’état sauvage. Il a très probablement passé de là en Arabie, où l’on en fait usage depuis un temps immémorial. Les musulmans assurent qu’il fut révélé à Mahomet par l’ange Gabriel. Une autre tradition fait remonter son importation en Arabie au XVe siècle et l’attribue au muphti Djemmen Eddin, qui l’aurait rapporté de Perse à Aden, sa patrie, où il mourut en 1459.

L’introduction du café en Turquie date de la conquête de l’Égypte par Selim, laquelle eut lieu, comme on le sait, en 1517. Il fut connu en Europe, quelque temps après ; mais on n’en fit usage qu’au XVIIe siècle. On commença à en prendre en Italie, en 1645 ; les premiers cafés furent ouverts à Londres en 1652 et à Paris, en 1659. Ce fut Soliman Aga, l’ambassadeur de Turquie, qui l’y mit à la mode. C’était alors une rareté ; la livre coûtait quarante écus, et les grands seigneurs seuls pouvaient se permettre cette fantaisie. Le café eut à cette époque des partisans comme des détracteurs ; et je ne rééditerai pas toutes les anecdotes, tous les bons mots historiques auxquels il donna lieu.

Les Génois et les Vénitiens ont monopolisé le commerce du café jusqu’à la fin du XVIIe siècle. C’est alors seulement que les Hollandais eurent l’idée de le cultiver dans leurs colonies. Ils en transportèrent quelques pieds de l’Yémen à Java, où ils prospérèrent à merveille. Lorsque la culture s’y fui développée, ils en rapportèrent des plants à Amsterdam, et en 1710 l’un d’eux fut envoyé à M. Hesson, lieutenant général d’artillerie, qui en fil don au Jardin des Plantes de Paris. Vers la même époque, il en fut offert un autre pied à Louis XIV. Tous deux se multiplièrent dans les serres du Jardin botanique, et c’est de là qu’est sorti l’échantillon légendaire qui fut confié, en 1720, au capitaine Desclieux. C’est ce plant, objet de tant de sollicitude, qui a donné naissance aux immenses plantations des Antilles et de l’Amérique du Sud.

Aujourd’hui, la culture du café s’étend sur toute la zone intertropicale. En Asie, elle remonte jusqu’au 25e degré de latitude nord et descend jusqu’au 10e de latitude sud. En Amérique, elle va jusqu’au 30e dans les deux hémisphères ; moins répandue en Afrique, elle y donne pourtant de très beaux produits dans la zone correspondante à celles que nous venons d’indiquer.

C’est en Amérique surtout que cette culture s’est développée. Autrefois on ne récoltait de calé qu’aux Antilles ; aujourd’hui il constitue la principale branche d’exportation du Venezuela, de la Colombie, et de la République de l’Equateur. On lui consacre d’immenses surfaces ; les plantations forment de petites forêts sur lesquelles le regard se promène à perte de vue. A l’époque de la floraison, cet océan de verdure semble couvert d’une neige rosée qui embaume l’atmosphère. Les graines, après la récolte, arrivent par cargaisons entières sur les marchés du Havre, de Liverpool et d’Anvers, en concurrence avec ceux du Brésil, des Guyanes et des Antilles, dont la production a considérablement diminué. En 1776, la partie française de Saint-Domingue à elle seule en expédiait dans nos ports trente-trois millions de livres par an, aujourd’hui l’île tout entière en produit à peine la moitié.

Les différentes provenances que je viens d’énumérer versent annuellement, sur les marchés européens, une quantité de café qui, pour les sept nations du nord de l’Europe, a été, en 1888, de 253 603 825 kilogrammes. La France figurait dans ce total pour 66 909 240 kilogrammes. En 1890, d’après les chiffres fournis par l’administration des douanes, il en est entré, dans noire pays, 68 millions de kilogrammes. La consommation de l’Europe a été cette même année de 275 millions, celle des Etats-Unis d’Amérique de 210. La demande de cette précieuse denrée va toujours en augmentant sur nos marchés. Depuis soixante ans, l’importation a sextuplé en France. La consommation n’était que de 287 grammes par an et par habitant en 1831 ; elle s’élevait à 1 752 grammes par tête en 1888.

Ce mouvement n’est pas près de s’arrêter. Le café n’est plus une boisson de luxe ; mêlé au lait, il forme la base du repas du matin dans le plus grand nombre des familles européennes ; il fait partie de l’alimentation du marin et du soldat ; il constitue le complément obligé de tout dîner confortable. Son prix, malgré l’élévation des droits, est toujours abordable, et sa production n’a pas d’autres limites que celles de la zone propice à sa culture ; cette zone représente plus d’un tiers de la surface du globe.

La récolte du café se fait deux fois par an à des époques qui varient suivant la saison des pluies. Aux Antilles, en Égypte, en Arabie, on fait tomber les fruits en secouant les arbustes, et on les reçoit sur des toiles qu’on a préalablement étendues sur le sol. On les fait ensuite sécher sur des nattes. Dans d’autres pays, on les cueille à la main et on les rapporte dans des corbeilles. C’est ce qu’on appelle le café en coques ou en cerises. Le café en parché est celui qui a été mondé de sa partie brune extérieure, mais qui a conservé la pellicule mince, résistante et parcheminée qui enveloppe la graine. Lorsqu’on a complètement enlevé cette pellicule, le calé est dit au nu ou décortiqué ; quand il en conserve encore des vestiges, on le dit pelliculé.

Le café en grains se conserve longtemps. Il se dessèche en vieillissant et perd de son poids, mais il gagne en qualité, comme les bons vins, et son prix augmente. Dans les colonies, les propriétaires et les amateurs ont, pour leur usage, des réserves dont ils sont fiers et qu’ils font apprécier à leurs invités.

Les variétés commerciales du café sont innombrables. En France nous consommons surtout celui qui nous vient de nos colonies. Le café de la Martinique et celui de Bourbon sont les sortes les plus estimées. La Guadeloupe, la Guyane, nous expédient aussi de bons produits, et nous en recevons du Sénégal et du Gabon, qui sont désignés sous le nom de Rio-Nunez, qui rappellent le moka et qui le valent presque.

Autrefois ces provenances suffisaient à notre consommation ; mais aujourd’hui il arrive en France du café de tous les pays de production et on les mélange, dans le commerce, avec une habileté qui rappelle l’art avec lequel on associe des vins de différentes provenances pour obtenir ces mélanges agréables que les négocians savent apprêter suivant le goût de leur clientèle, mais auxquels ils ajoutent trop souvent des substances qui n’ont rien de commun avec le jus de la vigne et qui constituent de coupables falsifications[1].

Le café n’est pas lui-même à l’abri des fraudes. On fabrique couramment aujourd’hui du café artificiel de l’autre côté du Rhin. Il y a cinq ans que cette industrie nouvelle a pris naissance en Allemagne. Chevalier avait déjà signalé une fraude analogue consistant à imiter les grains de café avec de l’argile plastique qu’on passait au moule et qu’on faisait ensuite sécher au soleil ; mais cet artifice était bion grossier et il n’a pas eu de succès. L’esprit inventif des Allemands a trouvé beaucoup mieux. Comme toutes les grandes découvertes, celle-là se recommande par sa simplicité. On prend de la farine, on la fait griller et on l’agglutine avec de la dextrine. La pâte ainsi préparée est introduite dans une machine à frapper et elle en sort en grains irréprochables de forme et de coloris. Une machine peut en produire de dix à douze quintaux par jour, et cette drogue ne revient qu’à vingt marks le quintal.

Cette industrie assure, comme on le voit, de fort beaux bénéfices : aussi s’est-il formé à Cologne deux usines pour la fabrication de ces ingénieux mécanismes. On les livre à des prix très modérés. La presse métallique, les laminoirs pour la pâte, les appareils torréfacteurs, tout cela réuni ne coûte que trois mille marks. Il ne faut pas croire que cette industrie frauduleuse se cache ; bien loin de là. Elle se fait annoncer dans tous les journaux. Je n’en aurais peut-être pas parlé si ses produits n’avaient pas franchi le Rhin, parce que les affaires de nos voisins ne nous regardent pas ; mais, à diverses reprises, on a signalé en France la présence de ce calé artificiel à l’état de mélange avec du calé naturel chez nos marchands de comestibles.

Le café allemand n’est assurément pas un poison. Il est incapable de nuire à la santé ; mais il ne possède aucune des qualités de la précieuse graine dont il usurpe la forme, et il ne faut pas que les hommes qui consacrent leurs veilles aux travaux de la pensée soient exposés à prendre une infusion de farine grillée à la place du breuvage bienfaisant dont ils ont contracté l’habitude.

La fraude n’est pas difficile à reconnaître, lorsque le produit falsifié est en grandes masses. Tous les grains sont d’une régularité de forme, d’une identité de coloration qu’on n’observe pas dans les produits de la nature, et puis ils sont dépourvus de la pellicule mince dont les graines du caféier conservent toujours quelques débris adhérens à la rainure médiane, même quand elles sont décortiquées. Il est beaucoup plus difficile de reconnaître le café artificiel quand il est à l’état de mélange au milieu des produits naturels. Il faut alors l’examiner grain à grain.

Une fraude beaucoup plus répandue en France consiste à donner aux calés inférieurs ou à rendre aux cafés avariés l’apparence des meilleures espèces commerciales. La réparation se fait au moyen de deux lavages successifs, le premier à l’eau de chaux pour enlever les moisissures, le second à l’eau simple pour enlever la chaux. Cela fait, on sèche le grain à l’étuve, on le lustre au talc et on le teint avec des couleurs azoïques appropriées à l’espèce qu’on veut imiter. Les variétés vertes peu estimées peuvent au moyen de ce traitement acquérir la teinte jaune des meilleures sortes commerciales. Dans d’autres cas, on colore en vert des cafés jaunes de qualité inférieure. On reconnaît ces fraudes en frottant les grains dans un linge mouillé auquel ils cèdent une partie de leur matière colorante.

Il est beaucoup plus facile de falsifier les cafés auxquels on a fait subir un commencement de préparation avant de les livrer au consommateur. Pendant la torréfaction par exemple, il est, de pratique courante de rendre au grain le poids que la chaleur lui enlève en le desséchant. Il suffit pour cela de verser de l’eau dans le grilloir ; la vapeur pénètre le grain et, pour lui rendre son luisant, on l’enrobe avec un peu de graisse ou de glycérine.

Quant aux cafés moulus, il n’est pas de fraude dont ils ne soient l’objet. On y mélange une foule de substances ayant une saveur analogue. La plus commune, celle qui a pris droit de domicile dans le commerce, c’est la chicorée. Ce mélange porte le nom de café. lntybe ; on l’a ainsi baptisé en empruntant le nom botanique de la chicorée (cichorium intybus).

Il faut citer ensuite les glands doux torréfiés, très employés pour cet usage dans certaines régions de la France. On utilise également le fruit du caroubier et les graines d’un grand nombre de légumineuses ; enfin on fait depuis quelque temps une réclame au café de malt qui n’a du calé que le nom. Ces fraudes sont inoffensives, mais elles constituent une tromperie et portent une atteinte indirecte à la santé, en substituant des substances inertes à un produit doué de précieuses qualités.

Le café vert n’est employé qu’en médecine. Il a joui jadis d’une certaine réputation dans le traitement de la goutte, et Fonssagrives préconisait encore la formule de Landarabilco, qui consiste à faire macérer le soir 2.5 grammes d’un mélange de martinique, de bourbon et de moka en grains dans un verre d’eau froide et à boire le liquide le lendemain matin en s’éveillant. On l’a aussi préconisé, comme tous les amers, dans la fièvre intermittente, mais en dehors de ces applications très restreintes, le café ne se consomme qu’après avoir été grillé et moulu.

La torréfaction s’opère au moyen de la brûloire que tout le monde connaît, mais qu’on a perfectionnée de nos jours, on fixant, dans l’intérieur du cylindre tournant, et à une petite distance de la paroi, un canevas métallique, qui tient les grains de café à distance de la tôle surchauffée. Ils sont ainsi placés dans un bain d’air chaud, et soumis à une température plus régulière et plus égale. Elle ne doit pas dépasser 200° à 250°. Le temps pendant lequel doit durer l’opération varie suivant les espèces et se règle sur la coloration que prend le grain. Pour le moka et le Zanzibar, on ne doit pas dépasser la teinte rousse ; on peut aller un peu plus loin quand il s’agit du martinique et du bourbon, mais il est important de ne pas dépasser la limite du brun roux, parce que la torréfaction, lorsqu’elle est poussée trop loin, carbonise la cellulose, détruit l’arôme, lui substitue une odeur acre, désagréable et altère la composition du grain. C’est ce qui arrive trop souvent en France, où on veut que l’infusion soit d’une couleur foncée. En Italie, la torréfaction est encore poussée plus loin. Le café, dit un aphorisme populaire très connu dans le pays, doit être chaud comme l’enfer et noir comme le diable. Nous n’exigeons pas de lui ces qualités infernales, mais nous le grillons encore plus qu’il ne faudrait.

La torréfaction fait perdre, en moyenne, au café de 15 à 20 pour 100 de son poids, son volume augmente d’un tiers et sa composition n’est plus la même. En grillant, il perd la majeure partie de son eau ; la gomme et le sucre ; diminuent d’une manière sensible ; la cellulose et les matières extractives augmentent de proportion, mais la quantité de caféine reste à peu près la même. Le café vert en contient, d’après le laboratoire municipal de Paris, 0,93 pour 100 et le café grillé, 0,97. Sous l’influence de la chaleur, il se développe, dans la graine, des principes nouveaux. C’est d’abord une huile empyreumatique à laquelle on attribue ses propriétés excitantes et qui porte le nom de caféone, puis de petites quantités de méthylamine, de pyrrhol, d’acétone, des acides palmitique, acétique et carbonique.

En France, on a l’habitude de moudre le café. Le moulin dont on se serf le réduit en poudre trop grosse pour qu’elle puisse passer par les petits trous dont est percée la paroi inférieure du cylindre dans lequel on le fait infuser. Dans le Levant, on le pile, et Brillat-Savarin préférait cette méthode à l’autre. Malgré cette autorité, nous pensons qu’il vaut mieux s’en tenir à la pratique que l’usage a sanctionnée chez nous, que de retourner aux procédés barbares des peuples primitifs.

En Turquie, on n’y met pas tant de façons. On fait griller le café à l’air libre sur une poêle percée ; de trous, on le broie entre deux pierres plates, on jette la poudre dans l’eau bouillante, on agite un peu le mélange et on le verse dans de très petites tasses. Le café à la turque se boit sans lait et sans sucre. J’en ai souvent pris à Tunis, à Tripoli et à Alger. J’ai vu mes compagnons de voyage s’extasier sur l’arôme exquis de cette sorte de bouillie, mais je n’ai jamais compris leur engouement. Il est certain que cette préparation faite avec du café de bonne qualité, sans mélange d’aucune substance étrangère, est préférable aux mixtures hétérogènes qu’on boit chez nous dans les estaminets, au petit noir qu’on sert à l’ouvrier, à deux sous la tasse ; mais elle est bien inférieure à l’infusion rapidement faite d’un café de bonne provenance, convenablement torréfié, moulu au moment de s’en servir et versé immédiatement dans les tasses. C’est ainsi qu’on vous l’offre dans les maisons où on connaît les trois conditions que réclame le café qui, pour développer tout son arôme, doit être fort, clair et chaud.

Pour préparer cette infusion si chère aux gourmets, rien ne vaut encore la vieille cafetière à la Dubelloy, dont se servaient nos aïeux. C’est probablement dans un appareil de ce genre que Louis XV préparait lui-même son café en compagnie de la Du Barry, et tous ceux qu’on a préconisés depuis ne sont pas parvenus à le détrôner. On a pourtant imaginé de petites machines à vapeur très ingénieuses, où le café se fait tout seul, où le feu s’éteint par un mécanisme automatique, où l’on a le plaisir de voir le liquide bouillant monter et descendre dans un vase de verre ; mais il leur arrive souvent de faire sauter le contenu au plafond, et puis, ce n’est pas une infusion, c’est une décoction qu’on obtient à l’aide de ces appareils. On épuise davantage la poudre, mais le breuvage est moins savoureux. C’est pour cela que la cafetière classique a prévalu sur les inventions nouvelles. L’usage n’en a pas modifié la forme, mais il en a considérablement accru les dimensions. On en trouve aujourd’hui de toutes tailles, depuis la petite cafetière dans laquelle le savant et l’écrivain préparent eux-mêmes leur infusion pendant les longues veilles, jusqu’au grand appareil en usage dans les estaminets, jusqu’aux immenses percolateurs dont on se sert dans les casernes et avec lesquels on prépare le café pour tout un bataillon.


II

Le café, qu’on l’envisage comme aliment, comme remède ou comme stimulant de l’action cérébrale, est un des produits les plus précieux dont l’Europe ait fait l’acquisition depuis le moyen âge. Il s’y est introduit à la même époque que le quinquina, qui appartient à la même famille botanique. Ce sont deux conquêtes du XVIIe siècle. Je ne les placerai assurément pas sur la même ligne. Celle du quinquina est peut-être le bénéfice le plus net que l’ancien monde ait retiré de la découverte du nouveau. Nous nous demandons aujourd’hui comment on se débarrassait de la fièvre intermittente alors qu’on ne le possédait pas, à une époque où l’Europe était couverte de marais, où les plus grandes villes, comme Paris et Londres, étaient la proie du paludisme. Le café ne nous a pas rendu les mêmes services, mais il marche immédiatement après le quinquina sur la liste déjà longue des végétaux exotiques dont l’usage s’est répandu chez nous.

Ses propriétés bienfaisantes sont depuis longtemps connues, mais elles n’ont été bien comprises et suffisamment appréciées qu’à partir du moment où la chimie en a isolé le principe actif, et où la physiologie expérimentale en a analysé les effets. Les plus caractéristiques et les plus précieux sont dus à la caféine : toutefois cet alcaloïde n’a pas identiquement la même action que le café. Il en est ainsi du reste de tous les principes immédiats ; la quinine et le quinquina sont choses différentes ; la morphine et l’atropine ne produisent par les mêmes effets que l’opium et la belladone, l’alcool n’a pas les propriétés bienfaisantes du bon vin.

La caféine agit surtout sur le cœur, et le café sur le cerveau ; c’est là sa qualité la plus précieuse, celle que nous analyserons tout d’abord : c’est un stimulant de l’action cérébrale. Il écarte le sommeil et permet de prolonger les veilles. L’insomnie qu’il amène n’a rien de pénible ; elle est calme, lucide et laisse à la pensée toute son élasticité. Sous son action, le cerveau, doucement stimulé, échappe, dans une certaine mesure, au sentiment des réalités pesantes de la vie. Les sens deviennent plus sagaces, l’imagination plus vive, le travail plus facile ; la mémoire jouit d’une puissance insolite, les idées coulent avec une fluidité inconnue, en même temps qu’un sentiment de bien-être se répand dans toute l’économie.

Le café prévient la fatigue intellectuelle comme la fatigue physique. J’ai analysé ce dernier effet en parlant de la caféine, et très vraisemblablement c’est le même mode d’action qui s’exerce, dans le premier cas sur le cerveau, dans le second sur le système nerveux moteur. Ce qui est certain, c’est que le café, comme son alcaloïde, produit une sensation très agréable de bien-être, d’alacrité corporelle, de défatigue en un mot. C’est là ce qui explique l’usage presque abusif qu’on en fait dans les pays chauds. Les indigènes, comme les Européens, trouvent, dans cette boisson, un moyen de résister à l’action déprimante du climat. Aux colonies, c’est la première boisson qu’on prenne en s’éveillant ; elle réconforte et rend agile, elle aide à supporter la fatigue de la journée. Aucune boisson n’est plus efficace que le café noir pour calmer la soif et modérer les sueurs profuses des régions intertropicales. Le café excite doucement l’estomac, réveille son action contractile, en même temps qu’il combat la paresse intestinale, si pénible dans les pays chauds ; enfin il stimule l’action des reins et procure une légère diurèse. Grâce à son action sur le système musculaire, il permet de supporter les longues fatigues, auxquelles sont exposés les explorateurs ainsi que les hommes qui accompagnent les grandes caravanes de l’Afrique centrale. On a remarqué, dans l’armée bavaroise, depuis qu’on donne du café aux troupes, que le nombre des soldats incapables de supporter les marches pénibles a considérablement diminué ; il arrive parfois aujourd’hui qu’il n’y ait pas d’hommes à la traîne à la suite des plus longues étapes, même quand le temps est déplorable. Cette observation concorde parfaitement avec les résultats des expériences faites en France, à l’aide de la caféine, sur les troupes en marche et dont nous avons parlé plus haut.

L’abus du café est loin d’être aussi pernicieux que celui de l’opium et de l’alcool ; il n’est pourtant pas aussi complètement inoffensif que le prétendait Voltaire, qui n’en prenait du reste que de très petites tasses. Lorsqu’on le boit à jeun, comme on le fait aux colonies, et à l’état d’infusion très concentrée, il produit chez tout le monde un peu d’anxiété épigastrique analogue à colle qu’on éprouve lorsqu’on est sous le coup d’une émotion morale vive ou dans l’angoisse de l’attente. Chez les gens très impressionnables, c’est un état d’éréthisme nerveux pénible, accompagné de crampes d’estomac et d’un peu de tremblement des membres. Le pouls s’accélère et devient petit, serré, les urines sont plus claires et plus abondantes. Cette sorte d’état vaporeux s’observe surtout chez la femme.

Nombre d’expérimentateurs ont étudié sur eux-mêmes les effets de fortes doses de café. Ils ont éprouvé au summum l’anxiété dont je parlais tout à l’heure ; mais les principaux troubles qu’ils ont ressentis ont porté sur le cœur et sur le cerveau. L’un d’eux qui avait pris de 7 heures du matin à 9 heures du soir l’infusion de 250 grammes de café dans un litre d’eau bouillante, a vu son pouls monter à 108 dans la journée, à 114 le soir et se maintenir toute la nuit entre 110 et 114, avec des intermittences très marquées. Il manquait une pulsation sur quatre. L’insomnie a été complète pendant toute cette nuit ; mais le lendemain tout était rentré dans l’ordre, sauf un peu d’inappétence, de fatigue et de mal de tête. cette dose énorme, qui équivaut à seize tasses de café prises dans la journée, n’avait donc produit que des troubles passagers et en somme insignifians.

L’abus du café peut-il à la longue déterminer des désordres plus graves ? Est-ce un poison lent, comme on le disait au XVIIe siècle ? La question a été souvent agitée. Je ne parle pas de l’époque de Fontenelle, où l’expérimentation était chose inconnue ; mais dans des temps plus rapprochés de nous, le café a trouvé des calomniateurs même parmi les illustrations de la médecine. Le plus ardent sans contredit fut Hahnemann, le père de l’homéopathie. Il accusait le café d’avoir perverti le caractère allemand, de lui avoir enlevé ses qualités solides pour le remplacer par la légèreté, la vacillation dans les idées et l’indiscrétion qui conduit aux épanchemens de cœur imprudens. « Les gens sérieux, dit-il, doivent fuir cette boisson malfaisante et la laisser aux baladins. Le danseur de ballet, l’improvisateur, le jongleur, le bateleur, le banquier au jeu de pharaon, ainsi que le virtuose musicien moderne, avec sa vitesse extravagante, et le médecin à la mode partout présent qui veut faire quatre-vingt-dix visites de malades en une seule matinée, tout ce monde-là a nécessairement besoin de café. » Trousseau, à qui nous empruntons cette citation, fait observer, à ce sujet, qu’Hahnemann, en sa qualité de chef de secte, avait plus que la vérité à dire, qu’il avait à faire triompher un système. Ses partisans n’ont pas adopté cette partie de sa doctrine, et chacun sait qu’ils ne font pas la guerre au café.

Des observateurs plus modernes ont décrit un caféisme chronique caractérisé par l’inappétence, la gastralgie, le tremblement de la langue, l’insomnie habituelle, les troubles de la vue, la fréquence et la petitesse du pouls, la polyurie et la frigidité. Ce tableau est un peu chargé d’une part, et de l’autre il n’est pas certain qu’on n’ait pas mis sur le compte du café des phénomènes dus à d’autres causes. Il en est une dont il faut d’abord faire la part, c’est l’influence du tabac. Parmi les gens qui abusent du café, il en est un grand nombre qui fument en même temps ; la plupart des phénomènes énumérés plus haut appartiennent en propre au nicotinisme et s’observent à des degrés divers chez tous les grands fumeurs.

Le second élément qui se surajoute très souvent aux effets du café, c’est le surmenage intellectuel. Quelque agréable que soit cette boisson, on n’en prend pas coup sur coup plusieurs tasses par pur sybaritisme ; on y a recours pour combattre le sommeil, l’inattention, la fatigue, qui assiègent l’homme studieux, alors qu’il veut dépasser la mesure de ses forces. Le labeur de la pensée fatigue davantage et use plus vite que celui des bras ; il demande plus de réparation alimentaire, il exige de plus longs repos que le travail musculaire.

L’homme de cabinet dépense plus que l’homme de peine. Le café dont il fait usage lui permet de prolonger son œuvre, de reculer la limite de la fatigue, mais aux dépens de sa constitution et à l’aide d’une usure exagérée de ses élémens organiques. Cet épuisement joint ses effets à celui du café, et il est difficile de faire la part qui revient à chacun d’eux. La première condition qu’impose l’hygiène intellectuelle, c’est de ne pas marchander avec le sommeil et de pas lutter contre lui par des moyens artificiels.

Les pauvres jeunes gens qui se sont attardés dans leurs études et qui veulent se rattraper à la veille d’un concours, espèrent y parvenir en prenant sur leur sommeil ; mais ils sont à un âge où on dormirait sur un baril de poudre. Ni les tasses de café prises coup sur coup, ni l’air frais entrant par la fenêtre ouverte, ni l’immersion du visage dans la cuvette pleine d’eau froide ne parviennent à les tenir éveillés. Ils s’endorment debout, font de mauvaise besogne et arrivent au bout de quelque temps à un épuisement complet, à un état de nervosisme navrant accompagné d’une impuissance absolue pour le travail. Le café les a aidés sans doute à en arriver là ; mais il n’est pas le seul coupable ; il n’est que le complice du surmenage intellectuel.

On a de tout temps reproché au café certaines propriétés dépressives qui pourraient lui mériter une place de choix dans la pharmacopée, entre le camphre et le nénuphar. En Orient, on ne met pas cette action en doute. Murray a même raconté, à ce sujet, sur le compte du sultan Mahmed et de sa favorite, une histoire qui n’est pas positivement en leur honneur ; toujours est-il que les propriétés réfrigérantes du café sont certaines, que tous les observateurs les ont constatées ; mais elles sont très passagères et se dissipent aussi vite que l’anxiété épigastrique qui les accompagne.

Il nous reste à envisager le café comme aliment, et ce n’est pas le point de vue le moins intéressant de son étude, car c’est à ce titre qu’il est entré dans nos mœurs et que sa consommation a pris les proportions que nous avons indiquées. Sa composition lui assigne une valeur nutritive incontestable. Après torréfaction, il contient, sur 100 parties, 12,20 de substances azotées, 12,03 de matières grasses et 1,01 de gomme et de sucre, sans compter les substances extractives, et les sels minéraux. Le quart de son poids se compose donc de principes assimilables et propres à la nutrition ; mais la petite quantité qu’on en consomme ne permet pas de tenir un grand compte de ces élémens. La tasse de café qu’on prend après un repas copieux ne constitue pas un supplément alimentaire ; mais c’est un excellent digestif, il stimule l’action de l’estomac, il donne de l’entrain et de la gaieté ; le sentiment de bien-être et d’alacrité qu’il procure s’ajoute à la douce excitation des vins généreux qui l’ont précédé.

Il en est tout autrement quand il forme la base du repas, comme cela arrive pour le déjeuner des hommes dans la marine et dans l’armée. Le café fait partie de la ration du matelot depuis 70 ans. C’est le règlement du 5 février 1823 qui l’y a introduit. La ration est aujourd’hui de 25 grammes par jour et par homme avec 25 grammes de sucre. Les bons effets qu’on en a obtenus l’ont fait adopter dans l’armée, mais la ration du soldat n’est que de 16 grammes avec 21 grammes de sucre. Dans les deux corps, il est donné sous forme de soupe. Les matelots le versent tout brûlant sur le biscuit concassé et le préfèrent de beaucoup à la panade de biscuit au beurre qu’on leur délivre quelquefois sous le nom de turlutine.

Le café qu’on leur donne est d’excellente qualité ; il a été choisi, contrôlé avec soin dans les ports, et de plus il est bien préparé. Autrefois on se bornait à le faire bouillir dans la chaudière du coq, et comme elle servait en même temps à faire la soupe, il surnageait à la surface des gouttelettes de graisse qui lui donnaient l’air d’un bouillon noir. Cet aspect avait quelque chose de répugnant ; mais aujourd’hui, le grain est torréfié et moulu comme à terre et l’infusion est faite au percolateur comme dans les casernes.

Dans ces conditions, on comprend facilement le plaisir que les hommes trouvent à le prendre, mais ce n’est pas seulement une affaire de goût. Cette boisson chaude, aromatique, prise après les fatigues du quart de nuit, les réconforte et leur rend l’énergie nécessaire pour on supporter de nouvelles. C’est en effet entre le déjeuner et le dîner qui a lieu à onze heures que se font toutes les corvées, le lavage, le fourbissage, les inspections de personnel et de matériel. La propriété dont jouit le café de prévenir la fatigue et de favoriser le travail musculaire est précieuse à ce moment et convient admirablement à la situation. Comme il se mêle à un aliment très nourrissant par lui-même, les six grammes de substances nutritives qu’il contient n’y ajoutent pas grand chose ; mais le biscuit remplit l’estomac, et modère l’action un peu agressive du café.

Les officiers qui partagent les fatigues du matelot, qui veillent comme lui, sur le pont, dans la brume et le froid de la nuit, apprécient la douce chaleur et le réconfort que procure une tasse de cette infusion ; mais ils la prennent pure ; quelques-uns vont même jusqu’à en absorber plusieurs tasses pendant le quart du matin, et ceux-là deviennent souvent gastralgiques.

Ce que nous venons de dire des marins s’applique également aux soldats. La dose de café est un peu moindre, le pain remplace le biscuit : mais le résultat est le même au point de vue du travail et de la fatigue, et ce que nous avons dit des observations faites dans l’armée bavaroise prouve à quel point ce résultat est appréciable.

Les avantages du café sont encore plus remarquables dans les troupes qui séjournent et font campagne dans les colonies. Aucun breuvage ne désaltère et ne soutient mieux les forces. En ajoutant cette infusion à l’eau souvent de mauvaise qualité à laquelle on est réduit dans les expéditions, on la corrige et on en diminue les inconvéniens. Tous les médecins militaires sont d’accord à cet égard. Ils attribuent également au café une action fébrifuge que nous croyons avoir également constatée ; mais cela nous éloigne quelque peu de sa valeur nutritive à laquelle il est temps de revenir.

En dehors de l’armée et de la marine, le café se prend au repas du matin à l’état de mélange avec le lait. On y fait tremper du pain ou des gâteaux suivant le goût et la position de fortune, Les trois quarts du calé qui se consomme en Europe sont pris sous cette forme.

Le cale au lait a été encore plus vivement attaqué que le café noir, et son usage ne s’en est pas moins développé, ce qui prouve que le bon sens du public finit pas prévaloir contre les idées préconçues. Naguère encore les médecins le considéraient comme un aliment très inférieur, qu’il fallait interdire aux personnes débiles, lymphatiques et surtout aux jeunes filles pour lesquelles il avait, disait-on, des inconvéniens tout spéciaux.

Ce préjugé remonte à une époque assez reculée, puisque Zimmermann l’attribue à Fr. Thiry, mais il a été défendu de nouveau en 1846, par A. Carron, dans la Gazette médico-chirurgicale. Ces articles furent le signal d’une reprise des hostilités contre le café au lait ; mais elles sont oubliées aujourd’hui. Il est certain, comme le fait observer Fonssagrives, dans ses Entretiens familiers sur l’hygiène, que si l’on veut parler du calé au lait des portières de Paris, c’est-à-dire de ce liquide louche, préparé avec du café suspect, mélangé de chicorée plus suspecte encore et étendu d’un lait équivoque ; nul doute qu’un litre de cette boisson ne constitue un déjeuner très reprochable au point de vue de l’hygiène, mais une petite tasse de café au lait dont les deux facteurs sont excellens ne saurait avoir que les qualités d’un aliment bon, savoureux et réparateur.

Le raisonnement et l’analyse confirment du reste l’opinion de ce grand hygiéniste. Le lait est l’aliment le plus complet qui existe, puisqu’il suffit à l’alimentation de tous les mammifères, pendant la période de la vie où le développement est le plus actif, où l’accroissement de la taille et du poids est le plus rapide ; pourquoi perdrait-il ses qualités précieuses lorsque cette phase décisive est traversée[2] ? L’analyse y découvre tous les principes nécessaires à l’entretien de nos organes et dans les proportions les plus favorables pour l’assurer. Payen a calculé qu’un litre de café au lait, composé de 500 grammes d’infusion de café, de 500 grammes de lait et de 75 grammes de sucre, renferme 49gr, 53 de substances azotées et 104gr,97 de substances grasses, sucrées ou salines, proportions de beaucoup supérieures à celles des mêmes principes contenus dans la même quantité de bouillon. Je ne suis pas absolument convaincu de cette infériorité du bouillon. Il a été, je crois, trop déprécié par les chimistes ; mais il n’est pas en ce moment en question. En somme, le café au lait ne mérite pas les reproches dont on l’a accablé, et, pour le repas du matin, l’hygiène ne peut qu’applaudir à l’usage qui l’a fait adopter.


III

Le thé, qui vient après le café dans l’ordre d’importance des boissons aromatiques, est la feuille du thea sinensis, arbrisseau toujours vert de la famille des caméliacées. Il est originaire du pays d’Assam, mais sa culture s’est répandue, depuis les temps les plus reculés, dans toutes les provinces de la Chine. Elle s’est introduite vers le VIe siècle de notre ère au Japon et de là dans la Corée, puis au Tonkin, en Cochinchine, dans les établissemens anglais de l’Himalaya et dans les colonies néerlandaises de l’Océanie. Les thés récoltés à Java et dans l’Annam peuvent maintenant supporter la concurrence, sur les marchés d’Europe, avec les produits de la Chine et du Japon qui en ont eu longtemps le monopole. Les thés de l’Inde commencent à s’y montrer, mais ils sont de qualité inférieure.

L’arbre à thé a quelque ressemblance avec le myrte du midi de l’Europe.

Il peut atteindre jusqu’à dix mètres de hauteur lorsqu’on le laisse croître en liberté ; mais on le taille, quand il dépasse deux mètres, pour lui donner plus de développement et favoriser la cueillette. Les fleurs ressemblent à celle de la rose sauvage ; les feuilles sont lancéolées et finement dentelées ; le fruit est une capsule triloculaire, dont chaque loge contient une ou deux graines. On en extrait une huile qu’on utilise dans les pays de production. L’arbre à thé est extrêmement rustique, et se plaît dans les terrains sablonneux. Il croît aussi bien au bord de la mer que dans les montagnes, à une altitude de 000 à 1500 mètres, et il peut affronter la neige. Cette rusticité, jointe à l’analogie du climat de la Chine avec celui du nord de l’Europe, avait fait espérer qu’on pourrait l’acclimater dans nos contrées. Mais les tentatives faites dans ce sens ont complètement échoué. En 1840, on a fait des essais de culture dans les landes du Finistère ; mais ils n’ont pas donné de résultats satisfaisans. Il en a été de même de ceux qu’on a faits à la Martinique, à Cayenne et en Algérie. Cependant, comme le fait observer M. Riche dans l’article Thé de l’Encyclopédie d’hygiène, les essais faits à la Guyane ont été conduits avec le plus grand soin par des cultivateurs chinois appelés dans notre colonie pour ce travail spécial.

On a cru pendant longtemps que les nombreuses variétés commerciales de thé étaient produites par des plantes différentes ; mais l’unité d’espèce ne fait plus de doute aujourd’hui, et la preuve en est donnée par ce fait que l’arbre qui produit le thé vert peut en fournir de noir, si on le plante dans le pays où croît ce dernier. La distinction commerciale entre les deux thés subsiste-toujours, mais on peut les obtenir avec les feuilles du même arbre. C’est une affaire de fabrication, comme nous le montrerons tout à l’heure.

Le thé se reproduit par graines qu’on place au nombre de 6 ou 8 dans des trous creusés à petite distance ; on le repique lorsqu’il a pris une certaine force. En Chine, on le cultive en champs entiers ou en bordure ; au Japon, on le plante en lisière des champs. On commence à cueillir ses feuilles la quatrième année et, à la dixième, on coupe le plant au ras du sol. De la souche s’élèvent des rejetons qui fournissent d’abondans produits jusqu’à vingt ans.

La récolte du thé noir commence en avril ; le 5 de ce mois est le jour consacré pour l’ouverture. À cette époque, l’arôme est incomparable. La cueillette doit, autant que possible, se faire par un beau soleil et de grand matin. On choisit le moment où la rosée scintille encore sur les folioles. À ce moment, elles sortent du bourgeon et sont couvertes d’un léger duvet. C’est le Pékoé à pointe blanche ; quelques jours plus tard, le duvet a disparu et on a le Pékoé à pointe noire. En mai, la feuille a pris tout son développement et donne le thé Souchong. En juin, elle a perdu de sa délicatesse ; elle donne le thé Congo, dont les meilleures parties forment le thé Campoy, et le reste le Boë, qui représente les marques commerciales les plus grossières. Le thé vert se récolte à la même époque. Les premiers bourgeons fournissent le thé Hyson dont les parties choisies forment le Schoulong et les plus délicates de ces dernières, le thé Poudre à canon. La troisième récolte fournit le Tonkay, qualité inférieure. Les feuilles des deux variétés se récoltent une à une ; on les détache avec une partie de leurs pétioles, pour les avoir plus entières et sans déchirure. La cueillette est faite par des enfans[3].

Après avoir été cueillies, les feuilles du thé sont soumises à une longue série d’opérations qui diffèrent un peu pour les deux variétés commerciales. On commence à les faire sécher sous des hangars, bien aérés, en les étendant en lits peu épais sur des claies de bambou. La dessiccation du thé vert doit être très rapide ; celle du thé noir est plus lente. On le laisse une heure au soleil et on n’active pas sa dessiccation. Lorsqu’elle est à peu près terminée, on frotte doucement les feuilles sur des claies de façon à ce qu’elles se roulent. On trie alors les diverses qualités, on les crible, on les vanne et on les passe sur des lames de soie très fines.

Les feuilles ainsi nettoyées sont soumises à l’opération très délicate de la torréfaction. Elle varie un peu suivant les contrées. En Chine, on se sert de bassines en fonte ; au Japon, on emploie des auges en terre réfractraire ressemblant à des creusets ; ces récipiens sont placés sur des fourneaux et l’ouvrier remue sans cesse les feuilles à la main, ou avec des baguettes de bambou. Quand elles font entendre une crépitation, on retire vivement le récipient du feu, on en extrait les feuilles, et les ouvriers les roulent rapidement en petites pelotes avec la paume de la main. On répète deux ou trois fois le grillage et l’enroulement, en abaissant progressivement la température. Les feuilles sont alors criblées de nouveau, et la dessiccation s’achève dans des étuves.

La torréfaction du thé vert est poussée beaucoup moins loin que celle du thé noir ; il subit de plus un dernier traitement destiné à lui donner sa couleur. On y mêle une très petite quantité (un gramme pour mille) d’une poudre très Une composée de trois parties de sulfate de chaux pour une partie d’indigo. On broie le mélange pendant une demi-heure pour uniformiser la teinte verte. Ce reverdissage, qui n’ôte rien à l’arome du thé, a répandu la croyance erronée que le thé vert devait sa couleur à sa torréfaction sur des platines de cuivre. Les thés verts ne sont livrés à la consommation qu’au bout d’une année ; il leur faut tout ce temps-là pour se débarrasser de leur odeur herbacée et de leur saveur astringente. Les thés destinés à l’exploitation sont mis en petits paquets, renfermés dans des boîtes de plomb ou d’étain soudées qui sont incluses elles-mêmes dans des boîtes de bois vernissé.

Le thé est en usage depuis un temps immémorial dans son pays d’origine ; mais il n’a été, comme le café, introduit en Europe qu’à la fin du XVIIe siècle, et ce sont encore les Hollandais qui l’y ont importé en 1652. L’usage ; de cette boisson s’est rapidement répandu, en Angleterre. Si l’on avait dit à Charles II que cette herbe dont la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales venait de lui adresser quelques livres et dont il essayait l’infusion avec une certaine défiance, atteindrait au bout de 240 ans une consommation de 100 millions de kilogrammes, on aurait causé à ce souverain une bien vive surprise, et pourtant la consommation augmente toujours. Elle est vingt, fois plus considérable que chez nous. Il est vrai qu’on fait usage du thé dans toutes les classes de la société et qu’il entre dans la ration des soldats comme dans celle des marins. Ceux-ci en reçoivent 8 grammes par jour, tandis qu’en France on n’en délivre qu’aux équipages de la station d’Islande ; encore ne leur en est-il alloué que 30 grammes par tête pour toute la campagne.

Toutes les nations du Nord ont adopté l’usage du thé. Cette boisson chaude et doucement stimulante convient aux pays froids et humides, comme le vin aux régions du soleil.

En France il n’a jamais eu le même succès. Rien qu’introduit à peu près à la même époque, c’est à dire en 1653, le thé n’a pris quelque faveur qu’à partir de 1830. En 1827, on n’en a consommé que 119 259 kilogrammes. On le prenait alors comme un remède et on n’en trouvait que chez les pharmaciens. On considérait son infusion comme une tisane, c’était la panacée de l’indigestion. Peu à peu, il s’est introduit dans les soirées du grand monde ; depuis longtemps il y a acquis droit de présence et maintenant il forme la base des petits goûters à l’anglaise ; c’est la boisson du five o’clock ; beaucoup de personnes prennent aujourd’hui du thé en mangeant, principalement à l’heure de déjeuner. Aussi la consommation a-t-elle quintuplé depuis 1827. Elle n’était pourtant encore que de 557162 kilogrammes en 1887, ce qui donne 14gr,50 par an et par habitant, tandis qu’en Angleterre la consommation annuelle est de 2857 grammes par tête[4].

Le thé doit ses propriétés à un alcaloïde qu’on désigne sous le nom de théine, mais qui est identique à la caféine. C’est même du thé qu’on la retire, parce qu’il en renferme davantage ; certaines espèces en contiennent jusqu’à 5 et 6 pour 100. Le thé est aussi plus riche en matières azotées, il en referme de 20 à 21 pour 100. On y trouve également 12 pour 100 de tannin, ce qui rend compte de ses propriétés astringentes.

Le thé est l’objet de falsifications encore plus nombreuses que celles auxquelles on soumet le café et qui sont plus difficiles à découvrir. Les Chinois y mélangent des feuilles appartenant à une foule d’autres végétaux, et ils sont passés maîtres dans l’art de donner à ces produits l’aspect îles meilleures variétés commerciales. Ils les colorent avec la même habileté. La seule fraude qui soit très répandue en Europe et surtout en Angleterre consiste à régénérer les feuilles qui ont déjà servi. On les recueille dans les hôtels, dans les cales, dans les ménages, ou les fait sécher, puis on les colore avec du sulfate de fer, de l’indigo ou du bleu de Prusse. Elles sont ensuite assouplies avec une solution de gomme et roulées pour leur rendre leur forme primitive. Cela fait, on les mélange avec un peu de thé véritable et on les met en vente.

Les thés verts sont plus souvent falsifiés que les thés noirs et c’est une des raisons qui font donner la préférence à ces derniers. Il en est d’autres que nous dirons plus loin.

Les produits ainsi falsifiés ne sont pas toxiques, mais ils n’ont aucune des qualités de la plante qu’ils sont censés représenter. On ajoute parfois de la plombagine, de la craie, de l’argile, du talc, des sels de cuivre, mais ce qui est autrement dangereux, c’est l’addition du chromate de plomb que M. Marchand (de Fécamp) a constatée, il y a quelques années, sur 74 échantillons. Tout récemment un médecin anglais, le docteur Freeman, a signalé quatorze empoisonnemens saturnins qu’il avait constatés en six mois chez des buveurs de thé. Il a reconnu qu’ils avaient été causés par la feuille métallique dans laquelle le produit était enveloppé. C’étaient de minces feuilles d’étain contenant une forte proportion de plomb, ainsi que cela arrive trop souvent dans le commerce, en dépit des règlemens qui, on Angleterre comme en France, prescrivent de n’employer pour cet usage que de l’étain fin.

Le thé se boit partout en infusion ; mais la manière de la préparer n’est pas partout la même. En Chine on verse l’eau bouillante sur les feuilles, dans la tasse même, et on n’y ajoute ni lait ni sucre. Les Japonais pulvérisent les feuilles, et boivent l’infusion sans séparer la poudre. En Europe, on fait infuser le thé, comme le café, dans un vase spécial, afin de séparer le liquide des feuilles ; mais celle préparation n’est pas aussi simple qu’on le croit. De la manière d’opérer dépend la qualité de la boisson obtenue. La même qualité de thé peut donner, suivant la façon dont on s’y prend, une tisane insipide ou un breuvage exquis.

Il faut d’abord se procurer du bon thé. Nous avons indiqué les différentes variétés récoltées en Chine, celles qui sont le plus estimées en Europe sont : pour le tin ; noir, le Pékoé, qu’on désigne parfois en France sous le nom de fleur de thé. Il est parfumé, son odeur tient de celle de la rose et son infusion est d’un jaune d’or ; le Souchong vient ensuite ; pour le thé vert, c’est le Hyson qu’on préfère ; il renferme beaucoup de tannin ; son infusion est verdâtre et très parfumée ; il y en a quatre variétés qui sont toutes recommandables.

La seconde condition, c’est de se servir d’un vase exclusivement réservé à cet usage, La théière en métal anglais est le meilleur des appareils. On commence par l’échauder, en y versant un peu d’eau bouillante, puis on la laisse égoutter et on y verse la quantité de thé nécessaire. En France, on en met une cuillerée à cale, c’est-à-dire environ deux grammes par tasse ; on verse dessus une petite quantité d’eau bouillante pour bien saisir les feuilles et en opérer le déroulement. On laisse infuser pendant cinq minutes, puis on verse le reste de l’eau d’un seul coup, et l’infusion est à point au bout de dix à douze minutes.

Le thé nous fournit une preuve nouvelle de la réserve dans laquelle il faut se tenir au sujet de la valeur d’une substance dont on ne connaît pas la composition et dont l’expérience n’a pas démontré les effets. Il a été jadis l’objet des appréciations les plus bizarres et les plus hasardées. Zimmermann lui donnait le nom de mauvaise lessive chinoise[5], et Mérat, en 1821, ne pouvait pas encore s’expliquer l’engouement qu’il inspirait. « C’est, dit-il, une des singularités les plus remarquables du règne végétal : feuille inutile, impropre à la nourriture comme à satisfaire aucune jouissance réelle ; elle n’en a pas moins changé les habitudes des nations, modifié les relations des peuples et bouleversé même des empires (l’indépendance de l’Amérique vient d’un impôt que la métropole voulut mettre sur le thé). On trouve l’explication de cette bizarrerie, du moins pour notre Europe, lorsqu’on réfléchit que le thé aide l’homme à supporter son plus grand ennemi, l’ennui, et à diminuer l’énormité du plus rude de ses travaux, le temps à passer[6]. » C’est le même raisonnement que font les détracteurs du tabac quand ils cherchent à expliquer l’attrait qu’il inspire, et il n’est pas plus juste dans un cas que dans l’autre. Mérat aurait pu se dire que l’usage de cette plante de Chine ne se serait pas répandu sur le globe entier et n’y aurait pas acquis une importance aussi grande, si elle n’avait eu d’autre effet que de tromper l’ennui des désœuvrés. On lui aurait préféré l’anis, le phaham, l’aya pana dont la saveur est si délicate et le parfum si fragrant, s’il ne s’était agi que d’une affaire de goût ; mais ces vérités d’évidence sont de celles qu’on a le plus de peine à admettre et il a fallu que la chimie découvrît le principe actif de la plante méconnue et que les physiologistes en étudiassent les effets, pour qu’on voulût bien convenir que le thé est doué de propriétés précieuses et que son usage est rationnel.

L’action physiologique du thé est analogue à celle du café et cela se conçoit puisqu’ils ont le même principe actif ; toutefois le thé jouit d’une propriété astringente qu’il doit à son tannin, et le café a des effets excitans qu’il emprunte à la caféone que la torréfaction y développe. Bien que le thé renferme une plus forte dose de l’alcaloïde qui leur est commun, il agit avec moins d’énergie sur le cerveau et sur le cœur, et cela tient vraisemblablement à ce qu’on le prend à beaucoup plus faible dose : il faut 15 grammes de café torréfié pour faire une tasse de café, tandis que pour le thé la dose n’est que de 2 grammes. Aussi ne détermine-t-il pas l’anxiété épigastrique, le tremblement nerveux que le café procure, et les personnes très nerveuses sont les seules qu’il empêche de dormir.

Il est nécessaire toutefois de faire une distinction entre le thé vert et le thé noir. Le premier agit bien plus énergiquement sur le système nerveux. Il produit, chez les personnes impressionnables, une excitation très vive et une insomnie complète ; aussi le thé noir est-il préféré par presque tout le monde, et, en France, le thé vert est réservé pour les usages de la médecine.

On n’a pas recours au thé comme au café pour écarter le sommeil et faciliter le travail de l’esprit ; on ne l’emploie pas davantage pour augmenter l’énergie musculaire et supporter plus aisément la fatigue. Il est évident toutefois que ces propriétés qu’il doit à son principe actif s’exercent à leur insu chez les personnes qui en boivent, et c’est probablement là le secret de l’attrait que cette boisson inspire, de la facilité avec laquelle on en contracte l’habitude et de la peine qu’on a par la suite à s’en passer.

Le thé est une boisson familiale. Si le café est l’ami du travailleur solitaire, le thé est le compagnon du foyer. Le soir quand les occupations de la journée sont finies, que l’heure s’avance et que tout dort dans la maison, on approche la petite table du coin du feu, on prépare le thé, en parlant des petits événemens du jour, des affaires de la famille. On le boit par petites gorgées, en prolongeant cette veillée qui favorise les douces causeries et les épanchemens intimes dans les ménages bien unis.

Le thé augmente l’énergie digestive, en stimulant l’action de l’estomac et, pendant longtemps, c’est à ce seul titre qu’on y a eu recours en France. Il est diurétique à l’égal de toutes les boissons chaudes, et, comme elles, il excite la transpiration ; il est également un peu astringent ; ce sont là les propriétés qu’on utilise en médecine, mais qui n’ont rien à voir avec son usage économique.

Le thé ne peut pas causer d’accidens ; on le prend à trop faible dose ; cependant des expérimentateurs ont reconnu que de grandes quantités d’une infusion de thé noir accéléraient les battemens du cœur, le rythme de la respiration, et pouvaient élever la température de près d’un demi-degré. Fonssagrives a pu observer sur lui-même les symptômes d’un théisme accidentel produit par la mauvaise habitude qu’il avait prise, au moment d’un concours, de mâcher incessamment des feuilles de thé. Il éprouva, au bout de quelque temps, une sensation très pénible de vacuité cérébrale, des vertiges, de la titubation et des troubles de la vue[7]. Ce sont en effet les symptômes de ce qu’on a décrit sous le nom de théisme chronique. Il n’y a pas à s’étonner, du reste, d’observer quelques troubles chez ceux qui abusent d’une substance dont le principe actif est toxique, et c’est le cas de la théine, avec laquelle Mitscherlich a empoisonné des grenouilles, des poissons et même des chats. Les preneurs de thé peuvent se rassurer ; Payen a calculé qu’en tenant compte du poids du corps de l’homme, il ne faudrait pas moins d’un kilogramme de thé en substance pour produire chez lui des accidens toxiques. C’est donc un poison encore plus lent que le café et, si son abus cause parfois des troubles, c’est surtout par la quantité d’eau chaude qu’il force à absorber. Ce continuel lavage débilite l’estomac, affaiblit l’action du suc gastrique, en le diluant à l’excès, et amène parfois cet état de langueur digestive que Chomel avait désigné sous le nom de dyspepsie des boissons.

Nous ne dirons rien de la valeur alimentaire du thé, parce qu’il faudrait répéter ce que nous avons dit de celle du café, en tenant compte de la dose plus faible encore de principes nutritifs contenus dans les 2 grammes de feuilles qui servent à préparer une tasse de cette infusion. Le thé au lait, dont beaucoup de personnes font aujourd’hui leur déjeuner du malin, est moins riche que le café au lait, parce qu’il y entre plus d’eau, mais il est alimentaire au même titre, et il le doit au lait, au sucre, qu’on y môle, au pain et au beurre ; consommés en même temps.

Nous avons dit plus haut que l’usage du thé s’était répandu rapidement dans les contrées septentrionales de l’Europe et que c’était la boisson la mieux adaptée à l’humidité froide de ces climats ; on s’en trouve également très bien dans les régions équatoriales, mais cela tient à un autre motif : on y a recours surtout pour corriger la mauvaise qualité des eaux potables. Les Chinois, comme les Annamites, ne boivent jamais d’eau pure, ils la remplacent par une infusion de thé, et on est porté à penser que l’expérience leur a appris à connaître les dangereuses propriétés des eaux de leurs fleuves chargées de tant de matières organiques et de tant de microbes.

Pendant les premiers temps de notre établissement en Cochinchine, les troupes furent décimées par les maladies du tube digestif dues à la mauvaise qualité des eaux ; les personnes soucieuses de leur santé s’en préservaient en imitant la conduite des Anna-miles, et, une fois cet effet bien reconnu, on fit l’application aux troupes de cette habitude salutaire. On donne du thé aux soldats français en Tunisie et au Tonkin, et, d’après les ordres du général Berge, il en a été distribué dans les Alpes pendant les manœuvres annuelles. Les Anglais ont adopté la même coutume, et, dans son expédition contre les Achanlis, sir Garnel Wolseley substitua d’une manière absolue l’usage du thé à celui des boissons alcooliques.

Ce n’est pas, comme on le croyait autrefois, par l’effet de propriétés spéciales que le thé corrige la mauvaise qualité de l’eau, c’est tout simplement parce qu’il faut la faire bouillir pour le préparer et que l’ébullition fait périr tous les organismes inférieurs. On obtiendrait le même résultat avec toute autre plante ; cependant, si le thé n’est pas l’agent de la purification des eaux, il a, comme nous l’avons dit, une action réconfortante précieuse dans des climats débilitans, à la condition toutefois de ne pas en trop prendre, car les sueurs profuses que détermine l’abus des boissons chaudes dans les colonies feraient plus que compenser l’action tonique du thé.

Il faut donc, ou le laisser refroidir, ou le prendre sans sucre et presque bouillant. Tout le monde sait que, dans les régions équatoriales, la boisson prise à la température de l’air ambiant ne désaltère pas du tout. Pour apaiser la soif, il faut boire ou très froid ou très chaud. Dans les excursions, dans les courses sous le soleil, on se trouve très bien d’imiter les Chinois et de boire de temps en temps par gorgées un peu de thé très chaud sans rhum et sans sucre.


IV

Le maté est la moins intéressante des boissons aromatiques, parce que c’est la moins répandue et que son usage est inconnu en Europe. Il constitue la boisson ordinaire des habitans du Parana, de l’Uruguay et d’une partie du Brésil. Ce sont les Jésuites du Paraguay qui nous l’ont fait connaître ; aussi le désigne-t-on d’habitude sous le nom de thé du Paraguay, des Missions, ou des Jésuites.

La plante qui le produit est l’Ilex paraguensis. C’est un arbuste de quatre à cinq mètres de hauteur, à feuilles glabres, lancéolées, oblongues, dentelées en scie ; les fleurs sont disposées en bouquets axillaires ; ses baies sont rougeâtres et agglomérées, le tronc et les branches sont recouverts d’une écorce blanchâtre, luisante et d’une apparence veloutée.

Le maté croît naturellement, d’après Martins, entre le 18e et le 30e degré de latitude sud, mais il atteint son plus grand développement du 21e au 24e, dans les vallées et sur le versant des collines qui séparent le Parana du Paraguay. Le meilleur maté se récolte dans une zone comprise entre Serra-Ammahuby au sud et Serra-Maracaja au nord. Des recherches poursuivies au jardin botanique de Rio-Janeiro portent à penser que six espèces d’ilex concourent à la production du maté commercial. A l’Exposition universelle de 1889, on pouvait en voir des échantillons très divers, dans les pavillons du Brésil, du Paraguay et de la République Argentine.

Tous n’ont pas la même valeur ; les produits recueillis sur les bords de la Plata, où le maté est exclusivement préparé avec l’ilex Paraguensis, sont considérés comme supérieurs à ceux du Brésil qui n’ont pas la même homogénéité.

Le maté se propage au moyen des graines qu’on débarrasse d’abord de leur pulpe gélatineuse. Lorsque les jeunes plantes ont atteint une hauteur de 15 centimètres, on les repique à trois ou quatre mètres de distance l’une de l’autre, dans un terrain humide et en les abritant sous de grands arbres pour les préserver de l’ardeur du soleil. Quand elles ont atteint deux mètres de hauteur, on coupe les arbres qui les abritaient, et, après quatre ans, on peut récolter les feuilles. Un plant de sept ans en donne de trente à quarante kilogrammes. La récolte se fait depuis le mois de février jusqu’en juillet, dans la République Argentine, d’août en décembre dans le Paraguay, et de mai en septembre dans le Parana.

Les yerbateros, c’est ainsi qu’on nomme les gens qui récoltent le maté, passent légèrement les rameaux dans la flamme ; ils les réunissent ensuite en paquets qu’on suspend au-dessus d’un petit feu de bois sec.

La dessiccation est complète au bout de deux jours. On étend alors une peau de bœuf sur les cendres refroidies et on y reçoit les feuilles sèches, qu’on sépare des rameaux en les battant avec un bâton. On les réduit en poudre et on les emballe dans des sacs en peaux de bœufs cousues. Dans le Parana, on sèche les feuilles, comme le thé en Chine, dans de grands bassins de fer ou dans des appareils spéciaux destinés à leur conserver leur arôme. On les pulvérise ensuite à la machine. Cette sorte est très estimée dans le commerce[8].

Le maté est préféré, dans tous les pays qui le produisent, au thé et au café, bien que ce dernier y soit récolté en abondance. Il coûte beaucoup moins cher et constitue la boisson favorite de plus de 10 millions d’hommes. Sa consommation annuelle est estimée à 100 millions de kilogrammes ; l’exportation à 37 millions environ. Le maté se boit en infusion, et la préparation en est très simple. On met dans une calebasse une vingtaine de grammes de maté en poudre, avec un peu de sucre et de peau d’orange, on y verse de l’eau à 85 ou 90 degrés et on laisse infuser quelques instans. Alors le sebador di mate, c’est-à-dire le serviteur chargé de la préparation de cette liqueur précieuse, y plonge la bombilla. C’est un tube métallique dont l’extrémité est rentrée et percée de trous comme une pomme d’arrosoir. Il s’assure que la boisson qui doit être humée aussi chaude que possible est à une température convenable, et il passe l’appareil à la maîtresse de la maison, qui en aspire une gorgée et l’offre ensuite au visiteur. Cette façon d’exercer l’hospitalité a quelque chose de primitif qui peut avoir son charme ; mais l’hygiène n’y trouve pas son compte. En repassant la bombilla de bouche en bouche, on peut se transmettre en même temps des maladies qui n’ont rien de gracieux et sur la nature desquelles il est inutile d’insister.

L’infusion de maté a une saveur amère, astringente, que j’ai toujours trouvée pour ma part fort désagréable, lorsque j’ai été obligé d’en prendre à Rio-Janeiro, pour ne pas être impoli envers les personnes qui me l’offraient ; mais il paraît qu’on s’y accoutume facilement.

Le maté contient une forte proportion de caféine, 1,85 pour 100, suivant Byasson, 1,35 d’après Latour. Cette différence tient probablement à ce qu’ils n’ont pas opéré sur la même variété commerciale : mais, quelle que soit l’évaluation qu’on adopte, on voit que la teneur du maté en alcaloïde le classe, au point de vue de son principe actif, entre le café qui en contient la moitié moins, et le thé qui en renferme plus du double.

Les propriétés physiologiques qui résultent de cette composition sont sensiblement les mêmes. Le maté, comme ses analogues, agit sur le cerveau et produit à haute dose une sorte d’ébriété que Mantegazza compare à une pointe de Champagne. Il amène un fonctionnement intellectuel plus actif et fait également disparaître la fatigue. Il aide à supporter la chaleur du climat et les longues marches à travers les pampas ; enfin son action sur le tube digestif est la même.

Le maté se prend à plus haute dose que le café et surtout que le thé, et comme on en boit cinq ou six fois par jour, dans l’Amérique du Sud, il n’est pas extraordinaire qu’on observe, chez ceux qui en font abus, une sorte de dyspepsie douloureuse à laquelle Mantegazza a donné le nom de gastralgia matica et qui est analogue aux troubles gastriques que cause l’abus du café.

Pour les personnes qui y sont habituées, la privation brusque du maté est aussi pénible que celle du tabac. Les habitans des bords de la Plata, lorsqu’ils viennent en Europe et que leur provision de maté est épuisée, éprouvent pendant quelque temps un malaise très pénible, caractérisé par de l’hébétude, par une inaptitude complète au mouvement et au travail intellectuel.

Le maté rend incontestablement des services dans les pays où on le cultive. Les Européens qui viennent se fixer à Buenos-Ayres ou à Montevideo, s’y accoutument très vite ; il y aurait avantage, comme le fait observer Le Boy de Méricourt, à en délivrer aux équipages des navires qui stationnent dans ces parages et plus spécialement aux mécaniciens et aux chauffeurs, qui souffrent cruellement, sous ces latitudes, pendant qu’ils sont devant les feux.


V

Les boissons aromatiques rendent, comme on le voit, de très réels services et justifient l’intérêt qu’elles inspirent aux hygiénistes, mais elles sont peut-être appelées à jouer un rôle plus important que celui qu’elles ont rempli jusqu’ici. Elles pourraient devenir l’antidote de l’alcool.

Cette peste des temps modernes, ce fléau plus meurtrier que les épidémies, va croissant d’année en année. J’ai fait l’inventaire de ses ravages il y a huit ans dans cette Revue[9]. J’ai montré comment chez toutes les nations civilisées, l’alcool peuple les bagnes, les hôpitaux et les asiles d’aliénés, comment il déshonore et avilit la famille, en préparant de nouvelles recrues pour l’armée du vice et pour celle du crime, et j’ai terminé ce réquisitoire en évaluant la somme que ce vice dégradant coûte chaque année à la France.

Depuis que j’ai établi ce compte, le mal a fait de nouveaux progrès. La consommation de l’alcool, qui n’était, en 1885, que de 1 441 386 hectolitres, s’est élevée, en 1892, à 1 735 369. Elle s’est donc accrue d’un cinquième en sept ans, tandis que, dans le même laps de temps, la population n’a augmenté que d’un quatre-vingtième.

Les chiffres que je viens d’énoncer ne représentent que la quantité d’alcool ayant acquitté les droits, la seule qu’on puisse connaître exactement. Quant à l’alcool que la fraude introduit dans la consommation, on l’estime à une quantité presque égale, mais qui échappe nécessairement au calcul. En tenant compte de tous les élémens de la question, j’étais arrivé à conclure que le budget de l’alcoolisme avait été de 1 555 296 000 francs en 1885. Aujourd’hui, en procédant de la même manière, j’arrive à 1 876 131 000 francs.

Ce budget sinistre va toujours croissant comme celui des dépenses de la France, et il en atteint presque la moitié.

Les statistiques signalent un autre fait non moins inquiétant, c’est que l’augmentation constatée porte principalement sur les liqueurs les plus dangereuses. L’absinthe, cet affreux poison, dont le règne semblait près de finir, il y a une vingtaine d’années, a repris une faveur nouvelle. En sept ans, sa consommation a plus que doublé. De 57 732 hectolitres, elle a passé à 129 670, et, comme ces chiffres fournis par la régie représentent la quantité d’alcool absolu entrant dans la, composition de l’absinthe, que la liqueur qui porte ce nom ne marque pas plus de 60 à 70 degrés, on peut évaluer sa consommation, en chiffres ronds, à 220 000 hectolitres représentant près de 500 millions de petits verres. Paris en absorbe près du quart, et les gens qui fréquentent les grands boulevards, depuis quelques années, n’ont pas besoin de la statistique pour reconnaître que le nombre des verres contenant la liqueur verte se multiplie de plus en plus sur les tables en plein vent des cafés les plus aristocratiques.

L’absinthe a été le fléau de la jeunesse de mon temps. Le goût en était tellement répandu dans la marine et dans l’armée qu’on l’accusait d’avoir fait plus de ravages que l’ennemi, dans les rangs de nos soldats d’Afrique. Cette passion avait diminué peu à peu ; le vermouth s’était en grande partie substitué à l’absinthe, en même temps que les habitudes de sobriété avaient fait des progrès dans les armées. Cette heureuse transformation continue à s’opérer ; mais il n’en est pas de même dans la population civile et surtout dans la classe intérieure.

Aujourd’hui l’ouvrier a remplacé le canon classique par le verre d’absinthe, et il en prend souvent plusieurs dans la journée. Le goût de cette liqueur toxique s’est surtout répandu dans la population parisienne, et c’est ce qui explique la consommation effrayante qui s’en fait ici. Les conséquences ne tarderont pas à s’en faire sentir par l’accroissement du nombre des cas d’alcoolisme grave, car l’abus de l’absinthe conduit au delirium tremens compliqué d’épilepsie.

L’alcool a sa part de responsabilité dans tous les égaremens, dans toutes les hontes, dans tous les crimes des sociétés contemporaines. Elles doivent lui faire une guerre sans merci, mais on se lasse à combattre un ennemi contre lequel on se sent impuissant, et l’alcool est le plus fort. Il a pour lui toute la hiérarchie des intérêts qu’il mot en jeu ; il a pour appui tous ceux qui le fabriquent ou qui le vendent, depuis le distillateur qui le fabrique en grand, jusqu’au cabaretier qui le débite en détail ; il a pour défenseurs, en un mot, comme je le disais il y a huit ans, tous ceux qui en vivent et tous ceux qui en meurent.

Il faudra bien pourtant que les sociétés s’arrêtent sur cette pente, si elles ne veulent pas y périr elles-mêmes. Elles auront raison de l’alcoolisme le jour où elles voudront prendre des mesures radicales et porter le fer rouge sur cette hideuse plaie. Les remèdes auxquels elles devront recourir alors sont connus ; ils ont été discutés dans les assemblées législatives comme dans les sociétés savantes ; mais je ne pourrais les passer en revue sans refaire mon article de 1886 et sans sortir de mon sujet. Cependant, dans le nombre des moyens que j’indiquais alors, il en est un sur lequel je n’ai pas suffisamment insisté à cette époque et qui me ramène à la question que je traite aujourd’hui, après un détour un peu long peut-être, mais qu’on me pardonnera, je l’espère, en raison de l’importance du problème. En faisant l’historique des sociétés de tempérance, j’ai cité comme un de leurs plus puissans moyens d’action, la création d’établissemens analogues aux cafés, aux cabarets et aux brasseries, mais dans lesquels on ne délivre pas de boissons alcooliques. Les premiers cafés de tempérance, car c’est ainsi qu’on les nomme, ont été créés on Angleterre au commencement de 1876. Deux ans après, il s’était formé cinquante-huit compagnies pour en instituer de nouveaux. La plus importante de ces associations s’est constituée à Londres le 13 août 1877, sous le nom de The coffee Public house Association et sous la présidence du duc de Westminster. Il son est fondé depuis en Écosse, et la grande Société de tempérance de l’Eglise anglicane a adressé, à ses vingt-mille pasteurs, une circulaire dans laquelle elle déclare que, pour élever le niveau moral de la population et combattre efficacement l’ivrognerie, la première chose à établir, dans les paroisses, après l’église et l’école, ce sont les cafés de tempérance (Coffee rooms).

L’Eglise anglicane est loin d’avoir le monopole de ces établissemens ; d’autres ont été créés pas des congrégations, par des personnes pieuses, et sont devenus de puissans foyers d’évangélisation. Le plus grand nombre a été fondé dans une vue purement philanthropique et sans aucune couleur religieuse, comme les British Workmen ; enfin la spéculation en a établi quelques-uns à titre d’opération industrielle et, partout où les sociétés de tempérance ont déployé leur activité, ces établissemens ont bien fait leurs affaires ; ils ont pu lutter avec les cabarets, et dans quelques localités ils les ont fait complètement disparaître.

En Suisse, la Croix bleue a fait une propagande active et fructueuse en faveur des cafés de tempérance. Par ses soins, il s’est constitué à Genève en 1870 une Société des salles de rafraîchissemens non alcooliques, qui en a fondé quatre dont les résultats ont été très encourageans.

Des établissemens analogues se sont créés en Hollande, en Suède et en Amérique. Chez nous, ce mouvement ne s’est pas encore produit. Cependant, en 1889 un premier café de tempérance a été fondé à Sèvres grâce à la générosité de Mme la baronne Ed. de Bussière, sur le modèle de celui qu’on avait vu fonctionner pendant l’Exposition universelle dans la section d’Economie sociale et qui avait été fréquenté par un très grand nombre de consommateurs.

Les sociétés de tempérance ont très bien compris partout le but et le principe de ces établissemens et les conditions qu’ils doivent remplir. Il est évident en effet que les cafés et les cabarets ne sont pas seulement des lieux de consommation et de débauche ; ils répondent à un besoin de sociabilité que les ouvriers éprouvent comme les autres. Les gens du monde qui ont chez eux toutes les ressources du confort ne savent pas toujours résister à l’attraction du cercle. Ils sont beaucoup moins excusables que l’ouvrier qui n’a d’autre perspective, s’il rentre chez lui, après sa rude journée de travail, que la solitude dans la mansarde sombre, humide et froide de laquelle il est sorti le matin. Le cabaret est son salon à lui ; il y trouve, avec la douce chaleur et la brillante lumière, la société des camarades, l’attrait de la causerie, les séductions du jeu. Puis on y fume, on y boit et l’on s’y enivre. Il en résulte que, si l’on veut lutter d’une manière efficace contre ces influences perfides, il faut donner aux établissemens de tempérance tous les avantages, tous les attraits des lieux actuels de réunion, moins l’inconvénient des boissons alcooliques.

Dans les cafés de tempérance, on peut être admis sans présentation, sans formalités, on n’est pas forcé d’y prendre de consommations, on peut s’y reposer, y écrire, lire le journal ; enfin on y trouve du café, du thé, du chocolat, des limonades et des sirops pendant l’été, le tout dans les conditions de qualité et de prix les plus avantageuses, puisque ces établissemens ne sont pas une spéculation et qu’ils doivent se borner à couvrir leurs frais.

Cette dernière condition est de première nécessité. Il ne faut pas que l’ouvrier qui entre dans un café de tempérance suppose qu’on cherche à l’y attirer en lui faisant l’aumône ; il doit y payer ce qu’il consomme, mais rien de plus ; il faut qu’il s’y sente chez lui, qu’il s’y trouve à l’aise et désire y revenir.

En Suisse, ces établissemens se composent de trois pièces au moins : une salle de lecture et de correspondance dans laquelle il est défendu de fumer, une autre destinée à la conversation et aux jeux, une troisième où se font des cours, des conférences, où se donnent des soirées musicales ou littéraires.

C’est assurément fort bien, mais tout ce luxe d’appartenions n’est pas indispensable ; il suffit à la rigueur que l’ouvrier trouve dans les cafés de tempérance ce qu’il rencontre au cabaret, moins les boissons alcooliques.

En Suisse, les jeux de caries et les jeux d’argent sont interdits. C’est encore une exagération à mon avis. Il ne faut pas chercher à trop bien faire. Si l’on veut attirer les gens dans les établissemens où la sobriété est de rigueur, il ne faut pas les priver d’un des grands plaisirs ((non trouve dans les autres, celui de jouer sa consommation il suffit, il me semble, de la surveillance de la police pour les empêcher de dégénérer en tripots.

Il faut éviter également que les cafés de tempérance, dont le but est purement moral, prennent un caractère politique et se transforment en clubs. Dans le Jura bernois, on en a fait, à tort à mon sens, un instrument de propagande religieuse ; en France ce serait un danger. Pour que des établissemens semblables prospèrent chez nous, il est indispensable de laisser à ceux qui les fréquentent la plus grande somme de liberté possible ; mais à cette condition, il n’y a pas de raisons pour qu’ils ne réussissent pas chez nous comme en Suisse, et c’est assurément une chose à tenter.

Tous les moyens doivent être mis en œuvre pour lutter contre le fléau qui dévore les sociétés modernes. S’il était possible de substituer peu à peu, dans les classes laborieuses, le goût des boissons qui ont la caféine pour base à la passion de l’alcool et de ses dérivés, ce serait un beau triomphe. Tour le moment, ce n’est encore qu’un rêve. Il ne faut pas songer à arracher aux cabarets la clientèle des alcooliques et des dégénérés ; mais on peut leur enlever celle des gens qui ne le sont pas encore devenus, de ceux qu’épouvantent les conséquences de ce vice, que dégoûte la vue des ivrognes et qui craignent de tomber au même degré d’abjection : on peut surtout sauver de cet abîme les femmes et les enfans, et quand on ne ferait qu’arracher au gouffre une portion minime de ceux qu’il attire, cela vaudrait encore la peine de le tenter, au prix de sacrifices bien modestes et de quelques efforts (rue le moindre succès suffirait à récompenser.


JULES ROCHARD.


  1. Le mélange qu’on préfère en France est celui qui renferme à parties égales le moka, le bourbon et le martinique ; mais comme ces variétés sont d’un prix élevé et que le moka est fort rare on Europe, on leur substitue couramment des grains de diverses provenances qui leur ressemblent par la forme et la couleur.
  2. Le café qu’on lui adjoint ajoute à ses qualités nutritives les propriétés réconfortantes que nous lui avons reconnues, et ce mélange devient ainsi un aliment tout à fait hygiénique.
  3. E. Martin, Récolte et préparation du thé en Chine. (La Science moderne, 18 et 30 septembre 1893.)
  4. Riche, article Thé de l’Encyclopédie d’hygiène et de médecine publiques, t. II, p. 693.
  5. Zimmermann, Traité de l’expérience en général et en particulier dans l’art de guérir, édition Tissot, 1818, t. II, p. 334.
  6. Mérat, article Thé du Grand Dictionnaire des Sciences médicales, t. LV, p. 41.
  7. J.-B. Fonssagrives. Traité de matière médicale, 1885, p. 1071.
  8. Riche, article Maté de l’Encyclopédie d’hygiène, t. II, p. 706.
  9. L’alcool, son rôle dans les sociétés modernes (Revue du 15 avril 1886).