Roy (p. 134-144).
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XIX

LA PRISE DE L’ÎLE DE LA TORTUE

Nous retournerons maintenant auprès de deux de nos personnages que les exigences de notre narration nous ont contraint d’abandonner dans une situation passablement critique ; nous voulons parler de Philippe et de son ex-engagé Pitrians, cachés ou plutôt blottis dans un trou des formidables rochers nommés Côtes-de-Fer qui forment à l’île de la Tortue une fortification naturelle.

Les deux aventuriers dormirent à poings fermés pendant toute la nuit sans que rien ne vînt troubler leur paisible sommeil. Ce ne fut qu’au lever du soleil, lorsque les premiers rayons de l’astre du jour les frappèrent au visage, qu’ils ouvrirent les yeux.

Tout était calme et solitaire autour d’eux ; la mer, à peine ridée par la brise matinale, venait doucement mourir au pied des rochers avec un faible et harmonieux murmure. Les sataniques, les damiers et les alcyons rasaient de leurs ailes rapides le sommet des vagues en poussant des cris de plaisir ; pas une voile n’apparaissait au large.

En un instant les aventuriers furent debout, ils s’affalèrent le long des rochers et descendirent sur la plage ; là ils se trouvaient comparativement en sûreté, car il était impossible de les apercevoir de l’intérieur de l’île.

Le bonheur voulut qu’en furetant à droite et à gauche sur le rivage ils découvrissent une espèce de grotte naturelle, formée sans doute par les efforts continus de la mer et qui leur offrit un refuge assuré non seulement contre les regards indiscrets, mais encore contre les rayons du soleil qui à l’heure de midi projetaient une intolérable chaleur.

— Eh ! eh ! dit Philippe en s’accommodant le plus confortablement possible, le dos appuyé à la paroi du rocher et bourrant sa pipe, notre position me semble assez tolérable, qu’en penses-tu, Pitrians ?

— Pardieu ! je pense qu’elle pourrait être pire, mais aussi qu’elle pourrait facilement être meilleure.

— Diable ! tu es difficile, mon gars ; quant à moi, je ne suis pas de ton avis, et je constate que je me trouve fort bien.

— D’accord, mais nous serions, je le crois, bien mieux encore si, comme des étourneaux que nous sommes, nous n’avions pas oublié le principal.

— Que veux-tu dire ?

— Est-ce que vous ne vous sentez pas en appétit ce matin ? fit Pitrians en répondant à une question par une autre.

— Eh mais ! tu m’y fais songer en effet, j’ai une faim de loup, garçon.

— Bon, et les vivres, où sont-ils ?

— Ah ! diable ! tu dois le savoir mieux que moi, Pitrians, puisque tu t’en étais chargé.

— Ils sont dans la pirogue, et la pirogue est partie avec le chevalier.

— Hum ! Voilà certes qui n’est pas gai. Comment allons-nous faire ?

— Je ne sais pas, et vous ?

— Ni moi non plus, animal, puisque je te le demande ; c’est que cette situation n’a rien d’agréable, et la perspective de rester deux jours sans manger ne me sourit que très médiocrement.

— Dame ! je ne vois guère le moyen de faire autrement, à moins de nous manger l’un l’autre.

— Bah ! tu mets tout de suite les choses au pire, toi ; nous n’avons pas de vivres, eh bien, nous en chercherons.

— Cherchons-en, je ne demande pas mieux, moi, pour ma part, seulement prenons garde de nous faire prendre.

— Comment n’as-tu pas pensé aux vivres aussi, toi, c’était surtout ton affaire.

— M’est avis que nous n’aboutirons à rien en récriminant ; mieux vaut tâcher de trouver un moyen de sortir d’embarras.

— Cela ne me semble pas facile.

— Qui sait ? essayons toujours.

— Essayons, je ne demande pas mieux, mais je doute du succès de nos recherches.

Tout en causant ainsi à bâtons rompus, les deux hommes s’étaient levés et étaient sortis de la grotte.

La plage était toujours déserte ; ils commencèrent à côtoyer les rochers pour revenir à l’endroit qui leur avait livré passage, afin d’y repasser pour entrer dans l’île. Ils marchèrent ainsi pendant près de dix minutes, examinant avec soin la muraille de rocher qui se dressait devant eux, afin de retrouver la fissure par laquelle ils s’étaient glissés le jour précédent.

Tout à coup Pitrians s’arrêta en poussant une exclamation de surprise.

— Hein ? lui demanda Philippe en hâtant le pas afin de le rejoindre plus vite, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

— Venez donc voir, reprit Pitrians ; sur mon âme, voici une chose bizarre.

Philippe s’approcha ; en cet endroit, les rochers, bouleversés sans doute par quelque commotion volcanique, formaient par leur amoncellement un inextricable chaos ; une roche, un peu plus rapprochée de la rive que les autres, faisait saillie au dehors. Pitrians, sans y attacher d’importance, au lieu de suivre la ligne droite, était passé derrière cette roche, et alors, à sa grande surprise, il avait vu s’ouvrir devant lui l’entrée d’une caverne assez haute et assez large pour qu’un homme de taille ordinaire pût y entrer sans se baisser.

Le sol de cette caverne était couvert d’une légère couche d’un sable fin, sur laquelle apparaissaient çà et là non seulement des traces de pas, mais encore une rainure assez profondément creusée, comme si une embarcation avait été traînée à bras.

— Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Philippe, serait-ce un passage ?

— Il nous est facile de nous en assurer ; si nous ne trouvons pas d’issue, nous en serons quittes pour revenir sur nos pas.

— C’est juste, et le mal ne sera pas grand, car, grâce à Dieu, ce n’est pas le temps qui nous manque.

— Non, ce sont les vivres, dit Pitrians en grognant.

— Ingrat, fit en riant Philippe ; peut-être cette caverne nous conduira-t-elle dans un endroit où nous en trouverons.

— Dieu le veuille.

Alors, sans plus hésiter, ils entrèrent dans la caverne. Cependant, comme les aventuriers étaient gens de précaution et qu’ils ne savaient pas ce qui pouvait advenir, ils visitèrent avec soin leurs armes et changèrent les amorces de leurs fusils, afin d’être prêts à tout événement.

La caverne était assez profonde et formait plusieurs courbes. Les aventuriers, grâce à des fissures imperceptibles, qui probablement existaient dans la voûte, y voyaient assez clair pour se diriger sûrement, bien qu’ils se trouvassent au milieu d’une sorte de crépuscule qui ne leur laissait distinguer que vaguement les objets.

Ils atteignirent bientôt une espèce de salle assez grande, de forme presque ronde, où le jour pénétrait par en haut ; un trou de quatre pieds environ laissait passer le soleil, dont les rayons répandaient une assez vive clarté.

Dans cette salle, les aventuriers aperçurent non pas une, mais trois embarcations, dont deux, à la vérité, étaient en assez mauvais état et incapables, à moins d’un radoub complet, de prendre la mer ; mais la troisième était presque neuve.

Ces embarcations se trouvaient soigneusement rangées contre la muraille et soutenues par des épontilles ; auprès d’elles étaient déposés des avirons, des gaffes, des mâts et des vergues garnis de leurs voiles ; des filets et autres engins de pêche étaient étendus sur les embarcations.

— Tiens, tiens, tiens, dit joyeusement Philippe en se frottant les mains, voici, si je ne me trompe, qui va nous épargner une rude besogne ; ces embarcations ne sont pas venues ici toutes seules, donc il existe un passage, passage que nous trouverons, ce qui fait que nous n’aurons pas besoin d’en creuser un, et que nos compagnons entreront dans l’île comme chez eux.

— À quelque chose malheur est bon, dit sentencieusement Pitrians.

— Quelle excellente idée nous avons eue d’oublier nos vivres.

— Hum ! je ne trouve pas, moi.

— Tu es un niais, Pitrians, et tu parles sans réfléchir ; si nous avions eu des vivres, nous ne nous serions pas mis en devoir d’en chercher, n’est-ce pas ?

— C’est assez probable, répondit-il d’un air railleur.

— Eh bien ! déduis les conséquences, animal ; ne cherchant pas de vivres, puisque nous en aurions eu, nous n’aurions pas découvert ce passage, si commode pour la réussite de nos projets.

— C’est pardieu vrai ! je ne suis qu’un sot.

— Ne te l’ai-je pas dit ? Mais ne demeurons pas ici plus longtemps ; hâtons-nous d’atteindre le fond de ce souterrain, afin de savoir le plus tôt possible à quoi nous en tenir.

Ils se remirent en marche ; après quelques détours, ils atteignirent l’extrémité de la caverne. Ainsi que Philippe l’avait prévu, la muraille de rochers était entièrement franchie ; la caverne débouchait dans l’intérieur de l’île par une fissure assez large masquée par d’épaisses broussailles et un monceau de pierres où, d’après leur arrangement, il était facile de reconnaître la main de l’homme.

Les aventuriers se glissèrent entre les pierres, écartèrent avec soin les broussailles, et ils se trouvèrent, non pas dans la campagne, ainsi qu’ils le supposaient, mais dans une huerta assez étendue, fermée de tous les côtés par une haie vive, et à l’extrémité de laquelle, à une distance de cent mètres environ, s’élevait une espèce de rancho ou de hatto, misérable cabane en bambous, couverte en feuilles de palmier.

— Diable ! dit Philippe, voilà qui est assez désagréable ; le propriétaire, quel qu’il soit, de cette habitation, va, s’il nous aperçoit, pousser des cris de paon et ameuter les habitants contre nous ; comment faire ?

— Demeurez ici, tandis que je pousserai une reconnaissance en avant ; si je ne découvre rien de suspect, je vous avertirai.

— Va, et surtout sois prudent.

Philippe se blottit au milieu des broussailles, tandis que Pitrians s’avançait résolument vers la maison.

Dans certains cas, l’audace est la meilleure tactique, l’action de Pitrians le prouva cette fois encore.

Il atteignit la maison, ouvrit la porte, qui, selon la coutume américaine, n’était fermée qu’au loquet : il se trouva dans une pièce misérablement meublée, servant à la fois de cuisine et de chambre à coucher ; cette chambre était déserte.

Et non seulement la chambre était déserte, mais les meubles, les ustensiles, enfin tout ce que contenait la maison se trouvait dans un tel état d’abandon et de ruine qu’il était évident que, depuis quelque temps déjà, ce rancho était inhabité.

Après avoir fureté partout sans rien découvrir qui le mît sur la voie du mystère que devait renfermer cette habitation, l’aventurier, enhardi par le succès de sa téméraire entreprise, voulut ouvrir la porte.

Il n’y put réussir, malgré tous ses efforts. Cette résistance, à laquelle il était loin de s’attendre, l’intrigua ; il chercha ce qui pouvait la retenir. Alors il s’aperçut qu’elle était clouée en dehors ; il alla à la fenêtre : la fenêtre était clouée aussi.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura-t-il.

En ce moment, il entendit un bruit de pas et se retourna vivement en saisissant son fusil.

C’était Philippe qui, fatigué de l’attendre, et inquiet de ne le pas voir revenir, avait pris la résolution de le rejoindre.

Pitrians le mit au courant en deux mots.

Philippe réfléchit un instant, puis il éclata de rire.

— Allons, dit-il gaiement, décidément Dieu est pour nous. Je comprends tout, maintenant.

— Que comprenez-vous ? demanda, curieusement Pitrians.

— Voici l’affaire : il y a quelque temps, nous avons été informés que la peste sévissait à la Tortue ; il est probable que les habitants de cette maison ont été atteints par le fléau et sont morts : nous trouverons, j’en suis sûr, leurs cadavres dans quelque coin. Alors, selon la coutume espagnole, la maison a été condamnée, une croix rouge tracée sur la porte, puis tout a été fermé. Ainsi nous sommes chez nous, et nous n’avons pas à craindre qu’on nous vienne déranger.

— Tout cela pourrait bien être vrai.

— Pardieu ! Visitons un peu partout, et tâchons de découvrir des vivres ; je tombe littéralement d’inanition.

Ils recommencèrent leurs recherches et fouillèrent les chambres, en haut, et en bas. Les prévisions de Philippe étaient justes, : sous un hangar, donnant sur un corral attenant au jardin, ils découvrirent deux cadavres dans un état de décomposition avancée. Malgré le dégoût bien naturel qu’ils éprouvèrent à cette vue, les aventuriers se hâtèrent de creuser une fosse, profonde et de les jeter dedans, tant à cause de l’odeur insupportable qu’ils répandaient qu’afin de s’en débarrasser.

Les aventuriers prirent des ignames, de la viande boucanée, des fruits, une nota d’aguardiente, et, chargés de ces provisions, ils regagnèrent la caverne, qu’ils traversèrent sans s’y arrêter, et reprirent leur poste sur le rivage.

— Ma foi, dit joyeusement Philippe, tout en mangeant de bon appétit les vivres que le hasard lui envoyait si à propos, il faut avouer que définitivement le Ciel est pour nous ; cette expédition si hasardeuse, qui offrait quatre-vingt-dix-neuf chances mauvaises contre à peine une bonne, a jusqu’à présent complètement réussi ; qu’en penses-tu, Pitrians ?

— Je pense, répondit l’aventurier la bouche pleine, que vous pourriez avoir raison, mais cependant je suis d’avis de ne pas trop nous hâter de nous féliciter ; vous connaissez le proverbe espagnol ?

— Lequel ? il y en a beaucoup.

— Celui-ci : Andar por lana y volver trasguilado.

— Ce qui veut dire ?

— Aller chercher de la laine et revenir tondu : donc ne nous pressons pas de chanter victoire ; notre succès dépend entièrement de Grammont.

— C’est juste, s’il s’est laissé prendre, ce que je n’admets pas, nous sommes perdus.

— Se laisser prendre, je ne le crois pas non plus, mais il peut avoir été tué, et alors cela reviendra au même pour nous ; nos compagnons ne nous voyant pas revenir, Supposeront que nous sommes tombés entre les mains des Espagnols, et ils renonceront à l’expédition ; alors que ferons-nous ici, nous autres ?


— Va-t’en au diable avec tes pronostics de malheur ! tu n’es qu’un oiseau de mauvais augure.

— Va-t’en au diable, avec tes pronostics de malheur ! s’écria Philippe, tu n’es qu’un oiseau de mauvais augure, rien de tout cela n’arrivera.

Amen, de grand cœur, dit Pitrians en donnant à la bouteille d’eau-de-vie une accolade qui la diminua d’un bon tiers.

Ils continuèrent leur déjeuner tout en causant ainsi entre eux, et le repas terminé ils se replacèrent en embuscade pour surveiller la haute mer.

Vers onze heures du matin, ils virent passer plusieurs bâtiments qui forçaient de voiles pour entrer à la Tortue ; ces bâtiments se croisèrent avec une goélette qui, elle, débouquait du chenal et gagnait le large.

Philippe supposa, ce qui en effet était vrai, que ces bâtiments avaient à leur bord la nouvelle garnison espagnole, et que la goélette emmenait doña Juana et don Fernando d’Avila son tuteur.

Malgré le vif chagrin que lui fit éprouver ce départ, cependant il ressentit une secrète joie en songeant que celle qu’il aimait était désormais à l’abri de tout danger.

Les deux jours s’écoulèrent sans que rien vînt troubler la quiétude dont jouissaient les deux aventuriers. Plusieurs fois ils étaient retournés à la maison pour prendre les vivres dont ils avaient besoin, puis ils étaient immédiatement revenus à leur poste au bord de la mer.

Comme si tout devait les favoriser jusqu’à la fin, le temps resta constamment beau ; la mer était, selon une expression maritime, comme de l’huile : pas un souffle d’air n’en ridait la surface, unie comme une glace.

Le soir du second jour, vers onze heures environ, par une nuit sans lune et fort obscure, les deux sentinelles, embusquées sur la plage, aperçurent des lueurs qui brillaient pendant une seconde dans les ténèbres, et s’éteignaient presque aussitôt.

Les aventuriers comprirent que ces lueurs étaient des amorces brûlées par leurs compagnons pour leur demander s’ils pouvaient atterrir.

Ils ne firent pas attendre leur réponse : quatre amorces brûlées coup sur coup avertirent les Frères de la Côte que tout était tranquille et qu’ils pouvaient nager droit au rivage.

Cependant, près d’une heure s’écoula sans que rien vint prouver aux aventuriers que leurs signaux avaient été vus et compris ; ils se préparaient à les recommencer, lorsque vers minuit à peu près, ils aperçurent plusieurs masses noires qui émergeaient des ténèbres, et un bruit sourd et cadencé leur révéla rapproche de la flottille flibustière, entièrement composée de pirogues.

Dix minutes plus tard, les aventuriers sautaient sur la plage.

Ils étaient quatre cents, tous armés jusqu’aux dents, résolus à vaincre ou à mourir. Les principaux chefs de la flibuste les commandaient : c’étaient M. d’Ogeron, Montbars l’Exterminateur, Grammont, Pierre Legrand, Vent-en-Panne, Michel le Basque, Drack, Martial, David et bien d’autres encore aussi célèbres, ou qui déjà marchaient sur les traces de ces héros de l’aventure.

— Eh bien ! demanda M. d’Ogeron à son neveu, quoi de nouveau ?

— Rien que je sache, sinon que la garnison espagnole est, je crois, doublée.

— Oui ! reprit M. d’Ogeron, malgré le secret de nos délibérations, il paraît qu’un traître s’est mêlé parmi nous et a révélé notre projet aux Gavachos. Le gouverneur de Saint-Domingue a expédié deux cents hommes de renfort à la garnison ; ils ont dû débarquer hier.

— C’est, en effet, ce qui est arrivé, répondit Philippe.

Si l’obscurité n’avait pas été aussi épaisse, la rougeur qui couvrit subitement le visage de Martial aux paroles de M. d’Ogeron, aurait révélé aussitôt au gouverneur quel était le traître qui avait vendu son secret aux Espagnols.

— Que faisons-nous ? demanda Montbars.

— Nous marchons en avant, reprit M. d’Ogeron ; mais d’abord écoutons le plan de Philippe.

— C’est un grand honneur que vous me faites, mon oncle, répondit le jeune homme, ce plan est simple ; le voici : cent hommes, les plus alertes de nous tous, commandés par Grammont et Pitrians, s’introduiront par escalade sur la plate-forme du fort de la Roche ; les trois cents autres, guidés par moi, prendront les Espagnols à revers, de façon à les mettre entre deux feux. Seulement Grammont hissera avec lui deux pièces de canon, afin de dominer l’artillerie du fort de la Roche.

— Bon, mais il est fort difficile de franchir les Côtes-de-Fer avec du canon.

— J’ai trouvé un chemin. Ce plan vous convient-il ?

— Il nous convient si bien que, sans y rien changer, nous allons le mettre à exécution.

Grammont s’approcha de Philippe, et lui, serrant amicalement la main :

— Merci, frère, lui dit-il, de m’avoir cédé la plus belle part dans l’entreprise ; c’est une obligation que je contracte envers toi, je ne l’oublierai pas.

— Je compte sur cette promesse, répondit Philippe avec une ironie qui échappa au capitaine.

— Sois tranquille, reprit celui-ci.

— Avant de nous mettre en marche, n’oubliez pas, enfants, que j’ai fait serment de demeurer ici mort ou vainqueur, dit M. d’Ogeron.

— Nous vaincrons, répondirent d’une seule voix les quatre cents aventuriers.

— Les deux attaques seront simultanées ; elles commenceront au point du jour. Maintenant, silence, et en avant !

On partit.

Nous l’avons dit, la nuit était obscure et sans lune, pas une étoile ne brillait au ciel ; le vent avait tourné, ainsi que cela arrive souvent ; vers minuit, la brise soufflait en foudre du large, de sorte que la mer était fort dure et brisait avec fracas contre les Côtes-de-Fer.

Ce temps favorisait singulièrement les aventuriers, en confondant avec les bruits de la mer celui que, malgré toutes leurs précautions, ils étaient forcés de faire et empêchant ainsi que leur présence fût révélée soit aux habitants, soit à la garnison.

Le premier soin de M. d’Ogeron fut de diviser les aventuriers en deux troupes ; puis, sous la conduite de Philippe et de Pitrians qui leur servaient naturellement de guides, les Frères de la Côte, silencieux et résolus comme des hommes qui sont résolus à vaincre ou à mourir et qui par conséquent ont fait le sacrifice de leur vie, se dirigèrent à pas pressés vers la caverne, qui tout à coup, à leur grande surprise, s’offrit à leurs regards et dans laquelle ils s’enfoncèrent sans hésiter.

Chemin faisant, Philippe raconta à son oncle comment le hasard lui avait fait découvrir cette caverne et ce rancho, découverte qui, du premier coup, mettait les aventuriers au cœur de la place.

En débouchant de la caverne, les deux troupes se séparèrent.

La plus nombreuse, commandée par Montbars, M. d’Ogeron et d’autres, et guidée par Philippe, s’embusqua dans le rancho dont les portes et les fenêtres avaient été ouvertes : ce rancho se trouvait à l’entrée même du bourg. Les aventuriers demeurèrent immobiles et silencieux, attendant pour agir les premières volée du canon de la seconde troupe.

Celle-ci avait d’immenses difficultés à surmonter pour atteindre la plate-forme ; mais, grâce, au courage, à l’adresse, et surtout à l’audace des flibustiers, toutes ces difficultés furent surmontées en quelques heures, et, au moment précis où le soleil apparaissait à l’horizon, deux coups de canon chargés à mitraille éclatèrent sur la plate-forme et foudroyèrent le fort de la Roche. Au même instant, un cri terrible retentit, poussé par trois cents voix, et la première troupe, s’élançant comme un torrent qui rompt ses digues, commença l’attaque.

La garnison du fort de la Roche, mise en désarroi par cette attaque si subite et si vigoureuse, courut bravement aux armes. Mais les Espagnols, pris entre deux feux et dominés par les pièces que les aventuriers avaient démasquées, furent contraints de se rendre après une défense héroïque qui dura plusieurs heures. Le bourg était en flammes, les deux tiers de la garnison avaient succombé.

Les aventuriers avaient de nouveau conquis la Tortue, mais cette fois ils devaient la conserver.

Les Espagnols s’étaient rendus à discrétion. M. d’Ogeron, ne se souciant point de conserver un aussi grand nombre de prisonniers, car outre la garnison, il y avait aussi les habitants de l’île, fit embarquer tous les Espagnols sur des bâtiments pris dans le port et les expédia à Cuba qui n’est éloigné que de quinze lieues à peu près, et là on les laissa libres sans même leur demander de rançon ; il est vrai qu’on leur avait pris tout ce qu’ils possédaient, et que les malheureux étaient littéralement ruinés.

M. d’Ogeron nomma David commandant de l’île de la Tortue dont les fortifications furent rétablies sur un pied formidable ; puis après avoir laissé au fort de la Roche une garnison composée de trois cents aventuriers choisis, le gouverneur retourna à Saint-Domingue avec les principaux chefs de l’expédition.

Martial, de peur de laisser deviner ses intelligences avec les Espagnols, avait si bravement combattu aux côtés de Montbars que le célèbre aventurier s’était cru obligé de lui adresser publiquement des éloges qui avaient rempli le jeune homme de honte et de confusion, tant il s’en savait indigne.

Mais les Frères de la Côte, se méprenant sur la rougeur qui colorait son front, l’avaient attribuée à sa modestie et ils l’avaient chaudement félicité.

— Eh bien ! demanda d’un air narquois Philippe au chevalier de Grammont en débarquant au Port-de-Paix, vous devez être satisfait, capitaine, l’entreprise a été bien conduite : avez-vous fait quelque bonne prise dans le fort ?

Grammont lui jeta un regard de travers.


Il fit embarquer tous les Espagnols et les expédia à Cuba…

— Froid railleur, répondit-il, j’aurai ma revanche, je vous jure ; vous saviez qu’elle avait quitté l’île ?

— Pardieu ! fit-il.

Et il lui tourna le dos en riant.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, le chevalier de Grammont demeura sot et ne trouva rien à répondre.

La prise de l’île de la Tortue, toute glorieuse qu’elle fût pour les aventuriers, n’était cependant que le prélude d’une expédition bien autrement importante, que méditait Philippe d’Ogeron pour rejoindre celle qu’il aimait et qu’il avait juré de suivre ; aussi bientôt nous retrouverons, non pas cette fois dans une île d’une médiocre importance, mais au milieu des riches colonies de la côte ferme d’Amérique, les Frères de la Côte en présence de leurs implacables ennemis les Espagnols, où, devenant sans le savoir les instruments d’un de leurs frères, dont ils favorisaient ainsi l’amour à leur insu, ils allaient engager une de ces luttes gigantesques qui tiennent plus de l’épopée que de l’histoire et qui ont jeté un si grand lustre sur cette association des redoutables oiseaux de proie.


Ils allaient engager une de ces luttes gigantesques qui tiennent plus de l’épopée que de l’histoire.