Roy (p. 48-54).
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VII

LE SAUVETAGE

Au moment où les trois marins, Philippe en tête, s’élancèrent hors du Saumon couronné, un spectacle terrible s’offrit soudainement à leurs yeux et les fit presque reculer d’épouvante. D’un point de l’horizon à l’autre, le ciel n’était qu’une nappe de feu incessamment sillonnée par les zigzags verdâtres des éclairs. Le tonnerre grondait sans relâche avec des roulements effroyables, la pluie tombait à torrents, la mer, blanche d’écume, inondait ses rives avec un fracas assourdissant, le vent soufflait avec furie, faisant craquer les maisons, enlevant les toitures, déracinant les arbres et les tordant comme des fétus de paille.

Les chevaux et les bestiaux échappés des étables, couraient çà et là avec des mugissements de terreur.

L’ouragan, qui menaçait depuis le matin, se déchaînait enfin avec une rage et une force irrésistibles.

Les aventuriers, accourus en toute hâte sur la plage, se sentaient, malgré leur bravoure à toute épreuve, frissonner de peur, et, réfugiés çà et là à l’abri précaire des rochers, ils demeuraient sans courage pour lutter contre l’horrible fléau qui s’abattait sur leur ville et menaçait de la renverser de fond en comble.

Pour ajouter encore à l’horreur de ce spectacle, l’ombre et la lumière se succédaient avec une telle rapidité qu’il était impossible de rien distinguer nettement, et que les objets, même les plus rapprochés, s’effaçaient subitement pour reparaître un instant après, mais toujours enveloppés d’un brouillard roussâtre qui confondait leurs formes et trompait sur leur situation et leur distance réelle. Bref, c’était un effroyable chaos, dans lequel le ciel, la mer et la terre semblaient prêts à se confondre dans un cataclysme horrible.

Cependant, le premier moment de la surprise passé ; Philippe, aidé par Pitrians et Pierre, attachés à ses pas et résolus à ne point l’abandonner, s’était mêlé à la foule des aventuriers, et à force de prières et de menaces était parvenu à grouper autour de lui une cinquantaine d’hommes résolus qui, électrisés par son exemple, avaient juré de lui obéir quoiqu’il leur commandât pour le salut général.

Si grand que fut, le danger que couraient les habitants, ce danger n’était rien en comparaison de celui du bâtiment affalé sur la côte et qui déjà à plusieurs reprises avait tiré le canon d’alarme pour appeler du secours.

Ce fut donc vers le bâtiment que Philippe résolut de diriger tous ses efforts.

— Matelots ! dit-il à ceux qui l’accompagnaient, un de nos navires se trouve dans le chenal, plusieurs de nos frères sont en danger imminent de leur vie, les laisserons-nous mourir ainsi comme de misérables Gavachos sans essayer de les sauver ?

— Non ! non !… s’écrièrent tout d’une voix les Frères de la Côte. Au navire ! au navire !…

— Sachons d’abord où il se trouve, répondit Philippe. Suivez-moi.

Ils coururent alors sur la plage, aussi loin que le leur permirent les vagues furieuses.

Les aventuriers ne sortent jamais sans être armés : ceux-ci avaient donc leurs fusils avec eux. Philippe leur ordonna défaire une décharge générale de leurs armes.

Presque aussitôt une lueur apparut sur la mer, suivie immédiatement d’une détonation assez forte.

— Le navire est là-bas dans l’est-quart-sud-est, dit Philippe, à une demi-encablure tout au plus de nous, au vent en carénage. Vivement des haussières, des boucaux vides, des barils, des planches, du bois, tout ce qu’on pourra trouver, enfin !… Toi, Pierre, matelot, fais allumer de grands feux de distance en distance ; jette du goudron dedans afin de rendre la flamme plus vive.

Ces différents ordres furent exécutés avec une célérité merveilleuse. Ces hommes dévoués au salut général semblaient se multiplier. D’ailleurs, beaucoup d’aventuriers et d’habitants, entraînés par leur exemple, s’étaient joints à eux et rivalisaient d’efforts pour apporter les objets demandés.

Bientôt d’immenses brasiers, couvrirent la rive sur une étendue de plus d’un mille. Le bâtiment les aperçut, car, dès ce moment, il ne cessa de tirer le canon de minute en minute.

L’ouragan semblait vouloir s’apaiser : le vent avait légèrement molli, les éclairs devenaient moins fréquents et les roulements du tonnerre étaient plus sourds.

Dans une éclaircie d’une minute on aperçut tout à coup la haute mâture d’un grand navire sortir du brouillard, à une distance fort rapprochée de la plage, puis l’obscurité se fit de nouveau et le bâtiment, à peine entrevu comme dans un rêve, disparut soudainement.

— C’est le Caïman ! s’écrièrent les aventuriers, le brick de Vent-en-Panne et de Montbars ! il faut le sauver !…

Certes, cette résolution était belle et digne des hommes qui la faisaient, mais son exécution était presque impossible.

Une heure s’écoula en tentatives inutiles pour lancer une embarcation sur cette mer bouleversée, qui la rejetait aussitôt sur la plage.

— Une ligne ! cria tout à coup Philippe, vive Dieu ! il ne sera pas dit qu’un homme ne se sera point dévoué parmi nous pour en sauver cinquante !

Et il se mit en devoir de quitter ses vêtements.

La ligne fut apportée : c’était une corde grosse comme le petit doigt, tordue en quatre, très serrée et longue de quatre cents brasses. Philippe frappa un des bouts sur une forte haussière, puis il attacha l’autre bout à sa ceinture.

Presque aussitôt que lui Pierre et Pitrians s’étaient déshabillés.

— Reste ici, matelot, s’écria Pierre, c’est à moi à tenter ce coup de désespoir ! Si je meurs, ce qui est probable, nul si ce n’est toi ne me regrettera.

— Non, matelot, répondit vivement Philippe ; cette idée est de moi, je dois seul l’exécuter.

— Pardon, pardon, interrompit Pitrians en intervenant tout à coup, je ne suis qu’un engagé, moi, dont la vie ou la mort n’importent à personne, c’est donc à moi à tenter ce coup de tête.

Le débat menaçait de se prolonger : aucun des trois hommes n’était disposé à céder. Un quatrième intervint : ce quatrième était M. d’Ogeron.

— Enfants, dit-il de sa voix sympathique, l’action que vous méditez est hardie, elle est folle. C’est tenter Dieu que d’essayer de l’exécuter.

— Mon oncle ! s’écria le jeune homme.

— Silence, enfant, et laisse-moi achever, dit-il sévèrement, je ne cherche pas à vous dissuader, je sais que cela serait inutile, seulement puisque vous voulez absolument vous dévouer…

— Nous le voulons ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.

— Eh bien ! partez tous trois, alors ; vous vous entr’aiderez mutuellement ; si deux succombent, peut-être le troisième arrivera et de cette façon votre sacrifice n’aura pas été inutile.

— Bon, s’écrièrent joyeusement les trois hommes, bien jugé.

— Maintenant soyez prudents, moi je me charge de faire filer la ligne au fur et à mesure ; allez donc à la grâce de Dieu !

Il les embrassa tour à tour et se détourna brusquement pour essuyer une larme qui malgré lui mouillait sa paupière, car cet homme énergique, ce cœur de lion savait toute l’immensité du péril auquel s’exposaient son neveu et ses compagnons, mais il ne s’était pas reconnu le droit d’empêcher leur héroïque résolution.

Philippe, Pierre et Pitrians, nageaient comme des dorades, de plus ils avaient une longue habitude de la mer et savaient comment il fallait agir avec elle pour ne pas devenir son jouet.

Après s’être pendant quelques instants entretenus à voix basse, ils s’avancèrent de front sur la plage.

Une lame énorme blanche d’écume accourait vers eux en levant à une hauteur de vingt pieds sa crête menaçante.


Ils aperçurent un homme qui venait doucement au-devant d’eux.

Au moment où elle s’abattit avec un fracas énorme à deux pas d’eux et commença à se retirer, ils s’élancèrent et se laissèrent emporter par elle.

La foule réunie sur la plage poussa un cri de terreur et d’admiration.

Arrivés à une certaine distance de la rive, les marins plongèrent hardiment et passèrent ainsi par-dessous la seconde lame qui courait vers la plage.

Cependant, si bien calculé que fût leur mouvement, malgré des efforts inouïs la vague les enveloppa comme d’un humide linceul et les entraîna avec elle.

Ils se laissèrent aller à l’impulsion donnée, mais leurs efforts avaient été couronnés de succès, le flot reculait déjà et les remportait au large, ils évitèrent ainsi d’être roulés sur le gravier.

— Courage, frères ! cria Philippe.

— Courage ! répondirent ses compagnons.

Il y eut alors une lutte gigantesque de l’intelligence et du sang-froid contre la force brutale.

Ces trois hommes se maintinrent une heure et demie côte à côte, au milieu d’une mer affreuse qui les ballottait dans tous les sens ; avançant d’un pied, reculant de cent, mais ne se rebutant jamais, se laissant emporter parfois lorsqu’ils sentaient leurs forces près de les abandonner, puis redoublant d’efforts lorsqu’ils les sentaient un peu revenues, et ne désespérant jamais.

L’ouragan, du reste, avait beaucoup diminué, la pluie avait cessé, les ténèbres étaient devenues moins opaques, les aventuriers voyaient assez clair pour se diriger sûrement vers le but où tendaient leurs efforts.

Les trois hommes étaient épuisés de fatigue, ils ne luttaient plus que faiblement contre les lames qui bien que le vent eût beaucoup perdu de sa violence, étaient cependant toujours aussi monstrueuses, parce que après une tempête, surtout dans les atterrissages, la mer est toujours fort longue à se calmer.

Pitrians, qui ne quittait pas son maître du regard, s’était tout doucement approché de lui, et au moment où Philippe, à bout de force, allait silencieusement se laisser couler pour ne pas décourager ses amis, il plongea et le ramena au-dessus de l’eau, l’obligeant à poser ses deux mains sur ses larges épaules et le portant ainsi presque tout entier.

Philippe à demi asphyxié et à peu près sans connaissance, accepta machinalement ce secours suprême sans avoir même conscience du dévouement de son engagé.

Soudain les nageurs aperçurent le navire à une légère distance devant eux.

Il n’avait plus que les bas mâts, ses vergues du mât de misaine étaient amenées sur les porte-lofs, il était mouillé à quatre amarres, tanguait horriblement et faisait des embardées affreuses à chaque coup de mer qu’il recevait soit par l’avant, soit par le travers.

Cependant l’équipage semblait ne pas désespérer de son salut, on entendait directement le sifflet du contremaître commandant la manœuvre et les chants cadencés des matelots halant sur les grelins.

Tout à coup une vague monstrueuse le prit par la hanche de tribord, le souleva à une hauteur énorme et le laissa tomber avec un fracas épouvantable.

— Nous chassons ! s’écria l’équipage d’une seule voix.

En effet, les deux ancres de l’avant venaient de manquer, leurs câbles s’étaient rompus du même coup et le navire allait à la côte traînant ses ancres de l’arrière.

Soudain trois hommes surgirent de la mer, à demi nus, affreux à voir.

Le premier s’élança à la barre tandis que les deux autres tombaient sur le pont, enlacés l’un à l’autre, comme s’ils étaient morts.

Cette apparition avait été si subite et si imprévue que, sauf le timonier, personne à bord ne l’avait remarquée.

— Nous sommes perdus ! s’écrièrent les marins avec angoisse.

— Vous êtes sauvés ! répondit une voix rauque et fortement accentuée.

— Pierre Legrand ! s’écria Vent-en-Panne avec joie, c’est Dieu qui t’envoie, frère ! Comment te trouves-tu ici ?

— Par-dessus le bord, pardieu ! répondit-il en riant, voilà deux heures que nous nageons pour vous atteindre. Mais ce n’est pas le moment de causer ; cherche Philippe et Pitrians, ils sont tombés quelque part sur le pont ; Philippe porte une ligne, mets tout ton équipage dessus, et halez en double, mille diables ! si vous ne voulez pas boire un coup à la grande tasse. Moi je reste à la barre, ne t’inquiète pas.

Vent-en-Panne ne se le fit pas répéter, il se mit à la recherche des deux aventuriers, mais ceux-ci avaient déjà été relevés et commençaient à reprendre connaissance. On détacha la ligne amarrée à la ceinture du jeune homme, et l’équipage du Caïman, capitaine en tête, commença à haler vigoureusement dessus ; ils comprenaient que là seulement était la dernière chance de salut qui leur restât.

Cependant, sur l’ordre de Pierre, qui avait pris définitivement le commandement du navire, la vergue de misaine avait été hissée et la misaine amarrée au bas ris, afin de fuir devant le temps et de relever un peu le navire, les câbles de l’arrière avaient été coupés, le navire se trouva donc abandonné à sa seule impulsion.

— Eh bien ! cria Vent-en-Panne.

— Nous gouvernons, frère, sois tranquille, répondit Pierre.

La brise était complètement tombée ; il fallut de nouveau serrer la misaine. Le bâtiment était donc encore une fois à sec de toile, mais le plus grand péril était passé, l’haussière arrivait à l’écubier ; bientôt on garnit le guindeau et on put virer.

Une partie de l’équipage, rendue libre alors, put se mettre en devoir de préparer une autre ancre, la dernière qui restât à bord.

— Où nous conduis-tu, matelot ? dit Vent-en-Panne à Pierre.

— Tu le vois, répondit celui-ci, le flot nous porte un peu au vent de la pointe du Carénage ; la mer est pour nous. Ceux qui sont à terre ont amarré l’haussière aux trois piquets. Si nous pouvons, comme je l’espère, doubler la Pointe, nous mouillerons par huit brasses, fond de sable, parfaitement abrités.

— Sans toi, nous étions perdus, frère.

— Allons, tu plaisantes ; d’ailleurs, bonne ou mauvaise, l’idée n’est pas de moi : elle est de mon matelot ; je n’ai fait que la suivre.

— Bon, je vous payerai ma dette à tous trois, car ce brave Pitrians est venu aussi.

— Vive Dieu ! je le crois bien ; sans lui, Philippe ne serait pas arrivé ; il l’a sauvé au moment où il se noyait au risque de se noyer lui-même.

Le jour commençait à paraître. On apercevait sur la plage une foule d’hommes et de femmes qui acclamaient les arrivants en battant des mains, poussant de grands cris et jetant chapeaux et bonnets en l’air ; mais le sauvetage n’était pas terminé encore, ainsi que chacun le croyait. Tout à coup, les matelots qui viraient au guindeau tombèrent à la renverse, l’équipage poussa un cri de désespoir, l’haussière venait de se casser.

— Silence ! hurla Pierre d’une voix stridente ; prends la barre, Vent-en-Panne.

Vent-en-Panne obéit.

Pierre Legrand monta sur le banc de quart.

— Eh bien ? dit-il.

— Nous dérivons, répondit le capitaine.

— Je le sais sacredieu bien ! Mets la barre tout au vent, comme ça ! Bien, obéit-il ?

— Oui, un peu.

— Bon, au vent, toujours !

Et se tournant vers l’équipage :

— Soyez parés à mouiller, dit-il.

On aurait entendu la respiration haletante de tous ces hommes, tant le silence était profond.

— Attention ! cria Pierre ; la barre sous le vent toute ! En double, sacredieu !

Le navire se redressa lentement.

Pierre suivait attentivement les écarts du navire.

— Mouille ! cria-t-il tout à coup.

L’ancre tomba au fond.

Il y eut un moment d’anxiété profonde. Le navire continuait à dériver rapidement à la côte ; sa vitesse diminua peu à peu. Enfin, il s’arrêta, puis il tourna lentement sur lui-même, présentant enfin l’avant au lit du vent.

L’ancre tenait, le navire était sauvé.

L’équipage poussa un joyeux vivat auquel répondirent les acclamations de la plage.

Du reste, il était temps que le navire s’arrêtât. Il se trouvait au plus à cinquante brasses des rochers.

— Fameux bâtiment, mon vieux frère, dit Pierre ; c’eût été dommage de le perdre ainsi au port.

— C’est Montbars qui l’a fait construire, répondit Vent-en-Panne, et il s’y connaît, celui-là !