Les Blasphèmes/La Prière de l’Athée

Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 97-112).

V

LA PRIÈRE DE L’ATHÉE


J’ai voulu m’envoler là-haut, au ciel immense,
Pour comprendre. Le ciel, riant de ma démence,
M’a vomi sur le sol.
Les étoiles chantaient et m’ont dit de me taire ;
Et je suis retombé lourdement sur la terre,
Enfoncé jusqu’au col.

C’est vrai, je suis vaincu par le chant des étoiles !
Il dit qu’on ne peut pas lever les chastes voiles
De l’Isis au front noir.
Il dit que, sans jamais voir le fond, nos pensées
Roulent dans l’infini comme des eaux lancées
Au trou d’un entonnoir.

Il dit qu’un fol orgueil nous brouille la cervelle
Quand nous voulons que tout l’univers se révèle
À notre œil limité,
Et quand nous essayons de saisir le fantôme
Impalpable, et de faire entre nos doigts d’atome
Tenir l’immensité ;

Il dit que, si ce Dieu que notre voix outrage
Existait, en voyant nos poings crispés de rage
L’éternel rirait bien ;
Il dit que le grand cri de révolte des hommes
N’est qu’une imperceptible haleine, et que nous sommes
Moins que l’ombre de rien ;

Il dit que celui-là seulement est un sage
Qui sait prendre les biens de la vie au passage
Tels qu’ils lui sont donnés,
Qui jouit des effets sans en chercher la cause,
Et qui veut ne jamais regarder autre chose
Que le bout de son nez.

Et les étoiles ont raison. Il faut se taire,
Laisser le ciel en paix et vivre sur la terre.
La joie est un devoir.

Mets tes mains sur tes yeux fermés ; baisse la tête.
Heureux qui mange, boit et dort ! Vive la bête
Qui sait ne rien savoir !

C’est bien. Je tenterai la sagesse abrutie
Et calme. Je rirai. Je ferai ma partie
Dans le chœur des heureux.
Je ne penserai plus. Je fermerai mon livre.
Avec les résignés sans souci je veux vivre,
Le plus crétin d’entre eux.

C’est bien. Je tends mon front au stupide baptême
De la sottise. Gai, je vais dire anathème
À mon espoir premier.
Je renonce à l’idée, au rêve. Je veux être
Comme un gras champignon qui pousse au pied d’un hêtre.
Le cœur plein de fumier.

Je veux dormir, je veux manger et je veux boire.
Ne me racontez plus la merveilleuse histoire
De l’homme cherchant Dieu,
Des Titans assiégeant le ciel, de Prométhée
Plongeant dans les éclairs sa tête révoltée
Pour y voler le feu !

Qu’on ne me parle plus de leur gloire superbe !
Je rumine. Je suis un bœuf vautré dans l’herbe.
J’ai ployé le genou.
Dans la tranquillité banale je patauge.
Je suis un porc repu, le groin dans son auge.
J’ai cessé d’être fou.

Puisqu’on n’a de bonheur qu’au prix d’être une brute,
C’est entendu, je suis un lâche et fuis la lutte,
Sous l’ordure abrité.
Je voulais m’échapper de la fange : j’y rentre.
Et je me traînerai, s’il le faut, à plat ventre
Dans l’imbécillité.

*


J’ai fermé la porte au doute,
Bouché mon cœur et mes yeux.
Je suis triste et n’y vois goutte
Tout est pour le mieux.

À mes désirs de poète
J’ai dit d’éternels adieux.

J’ai du ventre et je suis bête.
Tout est pour le mieux.

J’ai saisi mon dernier rêve
Entre mes poings furieux.
Voilà le pauvret qui crève.
Tout est pour le mieux.

J’ai coupé l’aile et la patte
Aux amours. Mes oiseaux bleus
Sont manchots et culs-de jatte.
Tout est pour le mieux.

Dans le trou, pensée altière !
Maintenant je suis joyeux,
Joyeux comme un cimetière.
Tout est pour le mieux.

Dans le temps et dans l’espace
Je ne suis, insoucieux,
Qu’un paquet de chair qui passe.
Tout est pour le mieux.

Que m’importe le mystère
De l’être épars dans les cieux ?

J’ai le cerveau plein de terre.
Tout est pour le mieux.

*


Eh bien ! non. J’ai besoin de voir le fond des choses.
Je cherche malgré moi l’épine auprès des roses,
Le ver immonde au cœur du fruit,
La vase sous les flots, le fumier sous la terre,
L’amertume dans les plaisirs, et le mystère
Au front étoilé de la nuit.

Je ne puis m’empêcher de regarder les astres
Suspendus comme des lampes sous les pilastres
D’un temple immense au plafond bleu,
Et j’entends tout le genre humain qui les contemple
Dire qu’un sanctuaire est caché dans le temple,
Et dans le sanctuaire un Dieu.

Je vois toujours passer une ombre sous le dôme.
J’ai beau me répéter que ce n’est qu’un fantôme
Flottant dans mon œil obscurci ;

Des générations de mes frères sans nombre
Ont ployé les genoux pour adorer cette ombre
Qu’ils ont faite vivante ainsi.

Les mystiques Hindous, enfants des forêts vierges
Où les bambous géants et droits ont l’air de cierges
Devant un invisible autel,
Où le grave éléphant jette un barrit sonore
Au matin, comme s’il saluait dans l’aurore
La présence d’un immortel ;

Les Perses enivrés du jour et de la flamme.
Qui sentaient palpiter et resplendir une âme
Dans le soleil, dans le foyer ;
Les Chaldéens à qui l’étoile semblait être
Sur le livre du ciel ténébreux une lettre
D’un grand nom qu’on voit flamboyer ;

L’Égyptien troublé par le regard des bêtes
Et qui donnait aux corps de son rêve des têtes
De taureaux, d’ibis et de chiens ;
Les Pélasges dévots aux cavernes ; la Grèce
Qui faisait sur ses monts rayonner l’allégresse
Sereine des Olympiens ;

Les Barbares venus du bout des steppes vagues.
Qui voguaient à cheval ou chevauchaient les vagues
Sur leurs barques aux flancs de cuir,
Tous ces aventuriers qui voyaient dans les nues.
Les brumes et les flots, des formes inconnues
Parmi les ouragans s’enfuir ;

Le Juif toujours en lutte avec l’âpre colère
Du Jehovah jaloux et dur qui ne tolère
Aucun hommage aux étrangers ;
Le Chrétien amoureux du squelette et des tombes,
Dont l’ostensoir luisait au fond des catacombes
Et dorait les crânes rangés ;

Tous, pasteurs, cavaliers, laboureurs, astronomes,
Marins, civilisés ou sauvages, des hommes
Ayant l’esprit comme le mien.
Ont regardé le monde ainsi que moi, le même,
Et tous ont vu dans tout vivre un Être suprême ;
Moi je regarde et ne vois rien ;

Mais comme eux tous je sens une implacable envie
De connaître le mot inconnu de la vie ;
Je fais ce que les autres font ;

Je porte dans le cœur une soif insensée
D’interroger le Sphinx pour savoir la pensée
Qui passe dans ses yeux sans fond.

*


Et je saurai ! Cette prunelle
De l’infini sombre et béant,
Je verrai ce qui luit en elle
Et si c’est l’être ou le néant.

Je sonderai le gouffre immense,
Et je saurai s’il est un point
Où la création commence,
Elle qui ne finira point.

Ce n’est pas vrai qu’on puisse vivre
Sans jamais regarder là-haut.
Le besoin de savoir enivre.
Et je saurai. Car il le faut.

Aux cavernes les plus obscures
Une torche en main j’entrerai,
Et je forcerai les serrures
Du mystère le mieux muré.

Parti sur mon bateau de toiles
Pour le pays de l’inconnu,
Je veux que les vierges étoiles
Viennent me montrer leur sein nu.

J’ouvrirai toutes les alcôves ;
Je mêlerai mes noirs cheveux
Aux crins d’or des comètes fauves
En disant : « C’est moi, je te veux. »

Si quelqu’une fait la farouche
Et résiste à mon rut puissant,
Je baiserai si fort sa bouche
Qu’elle aura les lèvres en sang.

Je poserai ma main hardie
Sur les grands soleils étonnés
Et j’éteindrai leur incendie
Splendide en leur crachant au nez.

Dans toutes ses métamorphoses
Je fouillerai tout l’Univers
Pour chercher la Cause des causes
Sous ses masques les plus divers,


Sous l’astre et sous le grain de sable,
Sous la plante et sous l’animal,
Et sous l’atome insaisissable,
Et sous le bien et sous le mal.

Et sous tout l’Être qui ruisselle.
Et sous tout ce qu’on rêve aussi ;
Et si je peux la trouver, Celle
Qu’on n’a pas pu trouver, voici !

Je planterai mon regard fixe
Comme un couteau d’acier pointu
Dans le regard de cette Nixe,
Et je crierai : « Qui donc es-tu ?

*


Qui donc es-tu ? Voyons, parle enfin. Il est l’heure.
Tu ne peux pas toujours te taire, sais-tu bien.
Depuis l’éternité qu’on t’appelle et qu’on pleure,
Pourquoi ne dis-tu rien ?

Pourquoi restes-tu là comme un bronze livide
Avec ta lèvre close au sourire moqueur,
Ô face impénétrable, ô simulacre vide
Sans pensée et sans cœur ?

Pourquoi ne dis-tu rien ? Pourquoi sur ton front morne
Ne voit-on même pas un pli, spectre têtu ?
Pourquoi cet air de souche et cet aspect de borne ?
Vieille sourde, entends-tu ?

Si tu ne parles pas, au moins tâche d’entendre.
Laisse-moi, me montrant, si tu veux, ton mépris,
Croire que ton visage amer va se détendre
Et que tu m’as compris.

Pour transformer en foi le doute qui m’accable,
Tu n’as qu’à mettre un oui dans tes yeux épiés.
Tu n’as qu’un signe à faire, et ma haine implacable
Va mourir a tes pieds.

Ô Mystère orgueilleux de tes voiles funèbres,
Quand on se dit un père, il faut l’être en effet.
Comment peux-tu me voir saigner dans les ténèbres,
Si c’est toi qui m’as fait ?

Comment peux-tu me voir à genoux sur la pierre,
Les bras tendus vers toi, de sanglots étouffant,
Sans qu’il vienne une larme au pli de ta paupière,
Si je suis ton enfant ?

L’aumône, par pitié ! Ma misère est si grande !
Je ne suis pas méchant. Sois bon. Regarde-moi.
Mon pauvre cœur est plein d’amour et ne demande
Qu’à s’exhaler vers toi.

Mais non ! Voici toujours ton stupide sourire.
Mes injures, mes cris, mes pleurs, sont superflus.
Non, tu ne parles pas ; car tu n’as rien à dire.
Tu n’entends pas non plus.

Donc, après tout, es-tu ? Quand je sonde l’espace,
Au fond de l’infini je crois t’apercevoir.
N’est-ce que le rayon de mon regard qui passe,
Clair sur le gouffre noir ?

Est-ce mon âme à moi qui prête une âme au monde ?
Si je ne pensais plus ce que mon cœur rêva,
T’évanouirais-tu comme un reflet sur l’onde
Quand le soleil s’en va ?

Oui, oui, voilà le mot de ton hautain silence.
Mais j’en ai trop souffert ; j’en veux tirer raison.
De ma bouche à présent le blasphème s’élance
Et non plus l’oraison.

Ô Dieu, brouillard flottant sur le pré des mensonges,
Ô Dieu, mirage vain des désirs d’ici-bas,
Ta gloire et ton orgueil sont les fleurs de nos songes
Et sans nous tu n’es pas. »

*


Ainsi dira ma voix grave
À cet Inconnu trompeur,
À ce maître que je brave
Et dont les autres ont peur.

Je parlerai haut et ferme
Comme doit faire un vivant.
Je saurai si ce dieu Terme
N’est qu’une ombre dans du vent.


Qu’il dise, pour me confondre,
Un seul mot, même tout bas !
Mais s’il ne veut pas répondre,
Je dirai qu’il ne peut pas.

S’il dédaigne mon injure,
Pour être certain qu’il est
Je ferai sur sa figure
Tomber un large soufflet.

Et je verrai bien s’il bouge
En subissant cet affront ;
Je verrai monter le rouge
À son impassible front.

Sous cette âpre rhétorique
Si ses yeux restent sereins,
Alors je ferai ma trique
Discuter avec ses reins.

Je veux qu’il parle ou qu’il crie,
Savoir s’il existe ou non.
Je veux que sa chair meurtrie
Sonne comme un tympanon.

Ainsi que sur une enclume
Je frapperai, jusqu’à tant
Que la peau du dos lui fume
Et soit un torchon flottant,

Jusqu’à tant qu’il disparaisse
Comme un grain dans un gésier,
Comme une larme de graisse
Dans la gueule d’un brasier.

S’il ne peut pas disparaître,
S’il existe et si j’ai tort,
Il me prouvera son être
En m’écrasant tout d’abord.

Qu’il ne soit pas débonnaire !
Qu’il parle ! Dût-il, vainqueur,
Graver à coups de tonnerre
Son nom sanglant dans mon cœur.

Pour l’éternité perdue
Dussé-je être torturé,
Qu’il réponde, et qu’il me tue !
Ou c’est moi qui le tuerai.