Les Biographes et les Critiques de Rembrandt

Les Biographes et les Critiques de Rembrandt
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 640-671).
LES
BIOGRAPHES ET LES CRITIQUES
DE REMBRANDT

I. Original Drawings by Rembrandt, reproduced in phototype : 200 héliogravures en 4 livraisons in-folio ; Berlin, Londres, Paris, 1890-1891. — II. L’OEuvre gravé de Rembrandt, avec 1,000 phototypies sans retouches, par le sénateur Dmitri Rovinski, in-folio ; Saint-Pétersbourg, 1890. — III. Rembrandt als Erzieher, von einem Deutschen, 1 vol. in-8o ; Leipzig, 1890. — IV. Wer ist Rembrandt, par Max Lautner, I vol. in-8o ; Breslau, 1891.

Les publications relatives à Rembrandt, de jour en jour plus nombreuses, attestent sa popularité croissante et l’intérêt qu’excitent sa personne et son talent. Elles suffiraient à former une bibliothèque. Parmi celles qui concernent ses œuvres, les unes sont des appréciations critiques ; les autres sont des reproductions de ces œuvres elles-mêmes. Les progrès récens de la photographie et ses applications à la gravure ont permis en ces derniers temps d’aborder avec succès la reproduction des tableaux du maître, qui, à raison de leur tonalité et de la part assez large réservée aux ombres dans ses peintures, présentait des difficultés spéciales. Quant à ses eaux-fortes, après les deux ouvrages de Charles Blanc et la belle publication de M. Eugène Dutuit, celle de M. le sénateur Rovinski met sous nos yeux, avec mille phototypies sans retouche, tous les états différens des gravures de l’artiste, d’après les meilleures épreuves des collections publiques ou privées de l’Europe. Enfin les dessins de Rembrandt, dont jusqu’à présent on n’avait eu que des copies défectueuses ou en nombre assez limité, sont en ce moment l’objet d’un magnifique ouvrage publié sous la direction de M. Fr. Lippmann, le savant conservateur du cabinet de Berlin, avec le concours des amateurs et des critiques qui se sont plus particulièrement occupés de Rembrandt. Bientôt terminé, ce recueil ne comprendra pas moins de deux cents fac-similés de dessins choisis parmi les plus remarquables de ses études ou de ses compositions. Pour un prix relativement modique, ces fac-similés irréprochables éclairent d’un jour nouveau le talent du maître, en même temps qu’ils nous renseignent sur ses procédés d’étude, sur la genèse de quelques-uns de ses tableaux et sur sa vie elle-même. Avec les découvertes incessantes faites par les érudits dans les archives hollandaises, il y a là un ensemble d’informations variées et d’une importance capitale. Nous essaierons aujourd’hui d’apprécier leur valeur respective, en nous attachant de préférence aux plus récens de ces travaux. A raison du bruit qui s’est fait autour d’eux, nous comprendrons dans cette revue deux volumes, édités depuis un an en Allemagne, et qui, pour des motifs différens, ont vivement ému l’opinion chez nos voisins, le dernier surtout, qui en ce moment n’est pas sans y causer quelque scandale.


I

Les témoignages que les contemporains nous ont laissés sur Rembrandt ne sont ni bien nombreux, ni bien explicites, et pourtant, célèbre de bonne heure, il a été pendant quelques années le peintre le plus en vue de la Hollande. Mais si jusqu’à la fin de sa vie il a conservé quelques admirateurs fervens, il s’est vu, à partir d’une certaine époque, bien délaissé de ses compatriotes. La bizarrerie de son humeur, son peu de souci du qu’en dira-t-on, sa ruine et les mésaventures qui en furent la conséquence, la nouveauté de son talent, peu fait pour plaire aux masses, tout contribuait ù augmenter l’obscurité dans laquelle il aimait à vivre, jaloux qu’il était de conserver sa liberté bien plus encore que d’accroître sa réputation. Aussi, même avant sa mort, les fables les plus étranges s’étaient répandues sur son compte et avaient trouvé quelque crédit dans son propre pays.

Les informations des biographes contemporains qui le concernent se rapportent donc, pour la plupart, aux débuts de sa carrière artistique. Dès son extrême jeunesse ses concitoyens étaient fiers de lui. Ce jeune homme, dont la vocation avait été si précoce, leur appartenait bien. Sa famille, comme son premier maître, était de Leyde, et après un séjour de six mois à peine dans l’atelier de Lastman, à Amsterdam, il était revenu dans sa ville natale, jouissant du recueillement et de la retraite qu’il s’y était assurés « pour y exercer la peinture seul et à sa guise. Il avait si bien réussi dans son art, ainsi que nous l’apprend le bourgmestre Orlers dans sa Description de Leyde publiée en 1641[1], qu’à cette date, cédant aux sollicitations des habitans d’Amsterdam qui professaient un goût extrême pour son talent, il était établi déjà depuis une dizaine d’années dans cette ville, où il était devenu un des peintres les plus renommés de son siècle. » Dans une autre Description de Leyde, parue en 1672, Simon van Leeuwen ne fait guère que mentionner Rembrandt, et c’est à Orlers qu’il emprunte, en les écourtant, les indications réunies par ce dernier. Mais nous devons à un étranger, un Allemand fixé en Hollande de 1637 à 1642, des renseignemens plus détaillés et qui ont trait surtout à cette période. Artiste lui-même, Joachim de Sandrart a sans doute connu personnellement son jeune et brillant confrère pendant le temps qu’il a passé à côté de lui à Amsterdam, et, à ce double titre, nous considérons comme très précieux les détails qu’il a consignés sur lui dans son Academia nobilissimae artis pictoriae dont le texte allemand paraissait à Nuremberg en 1675 et la traduction latine en 1683. Il est vrai que la naissance de Sandrart et son éducation le mettaient surtout en rapport avec la société lettrée d’Amsterdam, et que ses goûts comme la nature de son talent ne le disposaient guère à comprendre un art aussi en dehors des traditions que celui de Rembrandt. On sent aux jugemens qu’il porte sur lui tous les préjugés d’un académique et d’un italianisant, tous ses griefs contre un homme qui, sans s’inquiéter de ce qu’on appelait alors le grand style, a sa manière personnelle de comprendre les sujets consacrés et de les exprimer. Tout en louant l’exécution du maître, son entente de l’harmonie et du clair-obscur, Sandrart ne peut admettre sa prétention « de ne se soumettre qu’à la seule nature et non à d’autres règles. » Il le blâme, comme peintre, « de s’aider si peu des livres, » de ne jamais viser « à la correction d’un contour précis, » de n’avoir que rarement abordé « des sujets tirés de la poésie antique, allégories ou histoires curieuses, » et comme homme, « de se complaire en des relations avec des gens vulgaires et de condition infime. » Après qu’il eut quitté la Hollande, Sandrart évidemment n’a plus été que mal renseigné sur Rembrandt, car il semble avoir ignoré sa ruine ; mais ce qu’il nous dit de « son activité infatigable, » de ses élèves, des collections de toutes sortes qu’il amassait, est très exact et constitue le premier fonds d’élémens biographiques un peu sérieux qu’on ait recueillis sur son compte.

Au moment même où Sandrart publiait à Nuremberg son Académie teutonique, par une rencontre assez imprévue, un Italien, Francesco Baldinucci[2], confirmait à Florence la plupart des informations de son devancier, en y ajoutant quelques curieux détails. Connu surtout par son grand ouvrage, Notizie dei Professori del disegno, Baldinucci nous a laissé sous le titre : Cominciumento e progresso dell’ arte dell’ intagliare in rame, une histoire abrégée de l’art de la gravure, dont la première édition est de 1686. Dans ce livre un peu trop oublié et où l’on ne s’attend guère, à cette date, à voir un Italien parler de Rembrandt avec cette impartialité, à côté d’études sur les anciens maîtres de la gravure, Lucas de Leyde, Albert Dürer et Marc Antoine, se trouvent d’autres notices sur les artistes étrangers que Baldinucci a connus personnellement ou sur lesquels il a pu se renseigner, tels que Gallot, Stefano della Bella, Robert Nanteuil parmi les Français ; Bloemaert, Goltzius, Sadeler, etc., parmi les Flamands. Celle de ces notices qu’il a consacrée à Rembrandt contient une foule de particularités auxquelles on n’a pas jusqu’ici, croyons-nous, prêté une attention suffisante. Bien qu’il ne soit pas insensible aux qualités du peintre, c’est surtout l’œuvre du graveur qu’il apprécie, avec une sympathie et une intelligence qu’on est étonné de rencontrer chez un critique assurément mal préparé, par son instruction et le milieu où il vit, à goûter un art aussi original que celui du maître hollandais. C’est d’un esprit singulièrement libre et dégagé de tout préjugé qu’il vante cette manière « qu’on ne trouve chez aucun autre et que seul il a possédée, procédant à l’aide de certains traits, de griffonnemens et de hachures irrégulières, obtenant cependant par son travail un clair-obscur profond, d’une grande puissance et d’un goût tout à fait pittoresque, couvrant par places sa planche d’un noir intense, laissant en d’autres endroits jouer le blanc du papier ; et suivant le degré de coloration qu’il se proposait de donner aux costumes de ses personnages, à ses premiers plans ou à ses lointains, se contentant parfois d’une ombre très légère, et parfois même d’un simple trait, et rien de plus. » Si équitables et si imprévus que soient ces jugemens sous la plume d’un Italien, les détails biographiques qu’il nous transmet sur Rembrandt ont certainement pour nous encore plus d’intérêt. Ces détails, il les tenait d’un élève du maître, un Danois assez nomade, appelé Bernard Keilh, qui, après avoir appris dans son pays les élémens de son art, avait fréquenté pendant huit ans, à Amsterdam, l’atelier de Rembrandt et s’était ensuite fixé à Rome où, sous le nom de Monsu Bernado, il avait travaillé de 1656 à 1687, année où il était mort après avoir abjuré le protestantisme. Le petit nombre des œuvres de Keilh qui nous ont été conservées donnent l’idée d’un peintre un peu éclectique, subissant successivement les influences les plus diverses ; au demeurant, toujours assez médiocre. Mais la façon dont il a parlé de son maître témoigne de l’affection profonde qu’il lui avait conservée.

Outre la date de 1606, donnée par lui, et généralement admise aujourd’hui pour la naissance de Rembrandt, Baldinucci nous apprend que ce dernier était mennonite, ce qui nous explique à la fois ses relations avec les ministres de cette secte religieuse, — comme Alenson et Anslo, dont il fit plusieurs fois le portrait, — et sa manière libérale de comprendre et d’interpréter l’Évangile. Après avoir cité comme une des œuvres les plus célèbres de l’artiste le tableau connu sous le nom de la Ronde de nuit et auquel il donne bien plus exactement le titre de Prise d’armes de la garde civique, il nous représente l’auteur comme un homme d’un caractère tout particulier, « un humoriste de premier ordre, sans souci de l’opinion, » travailleur infatigable, « si ardent à l’ouvrage que, lorsqu’il était en train de peindre, il n’aurait pas reçu chez lui le plus grand souverain de la terre et l’aurait fait attendre jusqu’à ce qu’il eût terminé sa tâche. » Les détails sur sa manie de collectionneur ne sont pas moins curieux. A en croire l’écrivain, il était tellement impétueux dans ses désirs, que « dans les ventes d’objets d’art, notamment de tableaux ou de dessins de grands maîtres, il faisait dès la première mise à prix une si haute enchère que personne n’avait plus envie de surenchérir après lui. » Enfin, et ce témoignage d’un élève qui l’a pratiqué pendant huit années consécutives est significatif, cet homme qu’on devait par la suite représenter comme un avare, « prêtait très libéralement toutes ses vieilleries aux peintres qui en avaient besoin pour leurs tableaux, » donnant ainsi la mesure d’une bonté dont Keilh ne saurait assez le louer, et « qu’il poussait jusqu’à l’extravagance. » Tous ces traits sont caractéristiques ; leur prévision ne laisse aucune place au doute, et ils s’accordent, du reste, avec les découvertes les plus récentes faites dans les archives.

Chez les autres contemporains de Rembrandt nous trouvons à glaner des appréciations sur ses œuvres et sur son talent, plutôt que des détails sur sa personne, appréciations tantôt bienveillantes et même chaleureusement sympathiques, comme celles de Ph. Angel ou du poète Jeremias Decker ; tantôt, au contraire, absolument hostiles, comme celles d’un assez pauvre écrivain, Andries Pels, qui, tout en accordant quelque talent à Rembrandt, relève avec aigreur ses tendances ultra-réalistes et le tance vertement du choix de ses modèles et de son indépendance absolue en face des principes.

Samuel van Hoogstraten avait été, ainsi que Keilh, élève de Rembrandt et peut-être s’était-il trouvé en même temps que lui dans l’atelier du maître, et pourtant nous ne rencontrons guère dans ses écrits que l’écho des enseignemens qu’il y avait reçus, par exemple, dans les conseils qu’il donne lui-même à ses disciples[3] sur la recherche des expressions vraies et sur les moyens de les obtenir, ainsi que sur les lois de la lumière. On sait que, désireux de les instruire à cet égard, il avait organisé dans le local d’une ancienne brasserie, à Dordrecht, un théâtre où, tour à tour auditeurs ou acteurs, ses élèves s’essayaient, sous les yeux et la critique de leurs camarades, à représenter, en les disposant avec art, des scènes empruntées à la littérature ou à l’histoire. Ils en variaient aussi les conditions d’éclairage de manière à développer chez eux des facultés d’observation nécessaires aux progrès de leur talent.

Houbraken a recueilli sur Rembrandt des informations plus nombreuses et plus précises ; mais aux détails véridiques, transmis par lui, se mêlent déjà ces anecdotes plus ou moins suspectes dont il était d’usage, dès cette époque, d’émailler la biographie des artistes célèbres. Brodant à leur tour sur ce thème commode, Campo-Weyermann, Dargenville, Descamps et les autres, inventent de toutes pièces des fables destinées à l’amusement de leurs lecteurs et, grâce à eux, la légende se substitue peu à peu à la vérité. L’obscurité presque absolue dans laquelle Rembrandt avait passé les dernières années de sa vie était bien faite, il faut en convenir, pour encourager les inventions d’écrivains aussi peu scrupuleux. Ce prodigue, qui n’a jamais connu le prix de l’argent et qui, sans compter, dépensait pour satisfaire ses caprices de collectionneur, nous est dépeint par eux comme un avare, et, à les en croire, cet esprit élevé, cette âme tendre dont nous admirons aujourd’hui les nobles et puissantes créations, ne se serait plu que dans la société des gens les plus vulgaires et de la plus basse condition. Son mariage avec une paysanne de Ransdorp, sa mort simulée, ses voyages à Venise, ses menaces de quitter son pays s’il n’y est pas traité avec plus de considération, menaces qu’il aurait mises à exécution pour aller se fixer en Angleterre, à Hull ou à Yarmouth suivant les uns et suivant d’autres en Suède, où il aurait terminé son existence au service du roi de ce pays, tels sont les contes ridicules qu’on avait imaginés alors et qui ont eu cours jusque vers le milieu de ce siècle.

Il appartenait à un érudit aujourd’hui un peu ignoré, M. Ed. Kollof, de revenir aux procédés d’une critique plus scrupuleuse et mieux informée. Son travail sur Rembrandt, travail trop peu connu, sans doute parce qu’il a été publié dans un recueil où l’on ne s’attend guère à le trouver[4], dénote déjà une clairvoyance et une sûreté de méthode auxquelles Bürger et Vosmaer, tout en profitant de leur prédécesseur, n’ont peut-être pas suffisamment rendu justice. Avec ces deux derniers auteurs, qui suivaient d’assez près Kollof, les études sur Rembrandt allaient entrer dans une voie nouvelle, bientôt inaugurée par les heureuses recherches de MM. Scheltema, R. Elzevier, Eckhoff et van der Willigen. Stimulant le zèle de ces premiers éclaireurs, Bürger faisait connaître chez nous leurs découvertes, et, avec son enthousiasme chaleureux, il communiquait à ses lecteurs quelque chose de l’admiration passionnée, souvent même un peu exclusive, qu’il ressentait pour le maître. Entre temps, il amassait lui-même les matériaux du grand ouvrage qu’il préparait sur Rembrandt et, comme pour se décider à conclure, il en annonçait à diverses reprises la publication, toujours différée. Mais l’honneur d’écrire le livre que Bürger avait rêvé était réservé à un Hollandais et par le soin pieux qu’il y apporta, par l’étude approfondie de son sujet et de tout ce qui y touche, Vosmaer se montrait à la hauteur de la tâche que s’était proposée son patriotisme[5]. Groupant avec art toutes les informations recueillies jusque-là, il y ajoutait ses propres découvertes. Sa connaissance de l’histoire et de la littérature de son pays lui permettait de faire revivre l’artiste dans son milieu natal et de montrer à la fois ce qu’il lui avait dû et ce qui a fait l’originalité et la supériorité de son génie. Si, à bien des égards, le livre de Vosmaer a un peu vieilli, si une foule de documens nouveaux éclairent aujourd’hui des points alors ignorés de la biographie du maître, si n’ayant vu qu’une faible partie de ses œuvres, le critique hollandais manquait aussi un peu de compétence pour apprécier leur exécution, le premier, du moins, il a su retracer avec verve et dans son ensemble toute la carrière artistique de Rembrandt. De ce jour, la cause du grand artiste était gagnée. Même alors qu’il était abandonné dans sa patrie par le gros du public, il y avait cependant toujours compté quelques fidèles parmi les artistes, comme les paysagistes Berchem et Asselyn, et après eux, le premier des peintres de marine de la Hollande, J. van de Cappelle, qui réunissait un grand nombre de tableaux de Rembrandt, se faisait peindre par lui ainsi que sa femme, et accaparait tous ceux de ses dessins qu’il pouvait se procurer. De bonne heure aussi, les eaux-fortes du maître avaient été recherchées des amateurs. En France, même de son vivant, Félibien, l’ami de Poussin, avec une impartialité et une ouverture d’esprit bien rares à cette époque et particulièrement remarquables chez un écrivain élevé dans l’amour du style classique et des Italiens, avait en fort bons termes proclamé le mérite de Rembrandt. De Piles, qui, par son éducation et son entourage, ne semblait pas mieux préparé à le goûter, s’était aussi montré un appréciateur délicat de son talent. Fait prisonnier en Hollande, il avait employé sa captivité à La Haye et au château de Loevenstein à rassembler une riche collection de ses dessins. Ce n’était là d’abord qu’une élite ; mais de plus en plus le public était entré dans cet art et la vogue du maître aussi bien que le prix de ses ouvrages allaient toujours en augmentant. En même temps que la facilité plus grande des relations rendait plus accessibles les musées ou les collections particulières qui possèdent ses œuvres, des photographies d’après ses tableaux, des fac-similés de ses eaux-fortes ou de ses dessins permettaient de mieux apprécier la fécondité de son imagination, la souplesse et la puissance de son génie. Il n’est que juste, d’ailleurs, de rappeler ici les pages charmantes de cette belle étude sur les Maîtres d’autrefois qui fait époque dans les annales de la critique d’art. Si parfois on y souhaiterait une connaissance un peu plus complète de la vie et de l’œuvre d’un maître dont Fromentin n’avait guère vu que les tableaux du Louvre et ceux de la Hollande, quelle délicatesse d’analyse, en revanche, quelle fine et pénétrante intelligence dans les jugemens portés sur ces chefs-d’œuvre ! quelle distinction exquise et quelle grâce dans ce style si nuancé, d’une allure si vive, d’un rythme et d’un tour si personnels !

Au lieu d’épuiser la curiosité, toutes ces études sur Rembrandt n’avaient fait qu’accroître le désir de le connaître de plus près encore. Parmi les critiques qui, depuis dix ans, se sont le mieux acquittés de cette tâche, MM. W. Bode et A. Bredius méritent d’être cités hors de pair. Vosmaer, il faut l’avouer, avait commis d’assez nombreuses erreurs et le sens esthétique n’était pas chez lui à la hauteur de l’érudition. Avec un goût plus sûr et plus exercé, M. Bode a repris et complété son travail en le rectifiant sur bien des points. Dans ses incessantes pérégrinations à travers l’Europe, il avait pu voir et revoir la presque totalité des tableaux de Rembrandt, et mieux que personne il était à même d’en dresser le catalogue. Le premier, il avait appelé l’attention sur les œuvres de la jeunesse du maître, et il arrivait à lui restituer ainsi toute une série d’ouvrages ignorés jusque-là et dont les attributions autrefois contestées sont aujourd’hui généralement admises. Remaniant la notice qu’il avait d’abord fait paraître dans les Graphischen Künste de Vienne, M. Bode nous donnait le remarquable travail inséré dans ses Études sur l’histoire de la peinture hollandaise[6] où il caractérisait dans ses traits essentiels le développement progressif de Rembrandt. Depuis, dans ses notices sur les collections publiques ou privées de l’Allemagne, publiées également par les Graphischen Künste, M. Bode, passant en revue les œuvres contenues dans ces collections, a porté successivement son attention sur certains points spéciaux de la carrière de l’artiste. Récemment encore dans un journal de Munich[7], il améliorait et complétait son catalogue des tableaux de Rembrandt en tenant compte des observations nouvelles qu’il a pu faire et en indiquant, pour un assez grand nombre de ces peintures, les changemens de possession survenus en ces dernières années.

En même temps, la fondation du recueil périodique hollandais, Oud-Holland, dirigé par MM. A. Bredius et de Roever, les deux érudits bien connus, imprimait aux recherches dans les archives un nouvel essor et procurait à la critique d’art une foule de documens précieux, découverts et commentés avec une rare sagacité par les deux directeurs. Grâce à eux, des faits inexpliqués et des lacunes jusque-là persistantes dans la biographie de Rembrandt sont aujourd’hui dévoilés, et cette existence mystérieuse nous a peu à peu livré ses secrets. Je ne saurais assez, pour ma part, dire tout ce que je dois à leur amicale obligeance et les remercier ici de l’aide qu’ils ont prêtée à mes études. Si, après Vosmaer, il m’est devenu possible de retracer la vie de Rembrandt en serrant de plus près la réalité, c’est eux surtout qui m’en ont fourni les moyens.

Après des efforts si consciencieux et si féconds, on ne peut guère espérer que les archives néerlandaises nous réservent désormais des découvertes bien nombreuses, ni bien importantes. De temps à autre, cependant, quelque trouvaille imprévue peut encore grossir le fonds déjà si riche des informations dont nous disposons. C’est ainsi que récemment encore, avisé de l’intérêt que présentaient pour moi de pareilles communications, un savant hollandais, M. le docteur J. Worp de Groningue, voulait bien m’offrir la primeur de l’extrait d’une autobiographie inédite de C. Huygens qui nous donne sur les débuts de Rembrandt des lumières inattendues. Écrite probablement de 1629 à 1631, dans ce latin élégant et un peu subtil qu’employaient alors les lettrés, cette autobiographie n’a trait qu’à la jeunesse de Huygens. A propos de son éducation qui avait été très soignée[8], Huygens entre dans le détail des sciences et des arts qui lui ont été enseignés, et il parle des artistes avec lesquels il est entré de bonne heure en relations. Ce qu’il dit de Rembrandt et de son ami Lievens concerne donc aussi la jeunesse de ces deux maîtres. Il nous les montre « encore imberbes et déjà célèbres, » bien que tous deux soient comme de vivans démentis de cette doctrine de l’hérédité à laquelle Huygens ne saurait se ranger et qui, on le voit, n’est pas née d’hier. « De ces deux adolescens, en effet, l’un est fils d’un simple artisan, brodeur en tapisseries, et l’autre d’un meunier, « mais non de la même farine que son père, » ajoute-t-il plaisamment.’« Des origines si humbles font paraître leur intelligence et leur talent plus prodigieux encore. Quanta leurs maîtres, ce sont des hommes médiocres, à peine connus, car les modestes ressources de leurs parens ne permettent pas de leur en donner de plus relevés… C’est donc à leur génie seul qu’ils doivent ce qu’ils sont, et je me persuade que, livrés à eux-mêmes, s’il leur avait pris fantaisie de peindre, ils seraient parvenus au même degré de talent auquel on croit, bien à tort, que ces maîtres les ont amenés. Le premier de ces jeunes gens, celui que j’ai dit fils d’un brodeur, se nomme Lievens ; l’autre, le fils du meunier, Rembrandt. Tous deux sont encore imberbes et même, à leur visage et à leur tournure, on les croirait plus près de l’enfance que de la jeunesse. » Huygens estime « que Rembrandt l’emporte sur Lievens par l’intelligence et la vivacité des impressions. » A l’inverse de son compagnon qui, « ne concevant rien que de grandiose et de magnifique, se plaît non-seulement à égaler la grandeur naturelle des objets qu’il doit représenter, mais même à la dépasser, Rembrandt, au contraire, à force de talent, même dans les dimensions restreintes qu’il choisit de préférence, atteint une puissance d’expression telle qu’on en chercherait en vain l’équivalent dans les compositions les plus vastes de ses confrères. Je n’en veux pas d’autre preuve, dit Huygens, que son tableau de Judas rapportant au grand-prêtre les pièces d’argent, prix de sa trahison, et dans cet unique tableau notre auteur, négligeant bien d’autres sujets d’admiration, entend se borner « à la seule figure de Judas hors de lui, se lamentant, implorant son pardon avec son visage horrible à voir, ses cheveux arrachés, ses vêtemens en lambeaux, ses bras tordus, ses mains serrées jusqu’à en saigner, prosterné à genoux, le corps entier abîmé et comme secoué par un atroce désespoir. » Opposant alors cette figure au style et aux élégances de l’antiquité classique, Huygens, par un de ces mouvemens oratoires chers à cette époque, défie les Parrhasius, les Apelle, les maîtres de tous les siècles, d’égaler la puissance d’expression que montre ici « ce Batave, ce meunier, cet adolescent. » Il termine par une apostrophe pleine des plus chaleureux encouragemens pour le jeune artiste « dont il ne peut détacher sa pensée. » Élevé dans le culte de la tradition, Huygens ne saurait cependant l’approuver, pas plus que Lievens, de ce que, bien différens de tant d’autres de leurs confrères qu’entraînait alors un courant général d’émigration vers l’Italie, ils croient tous deux que dans ces années d’étude qu’ils consacrent au travail avec une énergie infatigable « et tout à fait extraordinaire pour leur âge, ils n’ont pas assez de loisirs pour perdre leur temps à un pareil voyage. »

Venant d’un tel homme, et à cette date, le document est significatif. Il confirme ce qu’on savait déjà par Houbraken et par le bourgmestre Orlers, de l’ardeur passionnée que Rembrandt apportait à son travail et de cette précoce réputation à propos de laquelle M. Bredius nous citait aussi, il y a quelques années, le témoignage d’un contemporain, un certain Arent von Buchel, avocat des États d’Utrecht, qui, réunissant des renseignemens sur les peintres de cette époque, parle de « ce fils de meunier dont on commence à faire grand bruit, malgré son jeune âge. » Ce que dit Huygens de l’exécution minutieusement finie de Rembrandt, à ses débuts, n’est pas moins remarquable, pas moins conforme à la réalité. Le caractère de cette exécution nous explique à la fois le succès de l’artiste et les analogies qu’on peut observer entre ses premiers ouvrages et ceux de Gérard Dou qui, à peine moins âgé que lui, était devenu son élève. Nous n’avons pas non plus à nous étonner des relations suivies que Huygens allait bientôt nouer avec Rembrandt qui, dès 1632, faisait le portrait de son frère Maurice et en 163A celui de l’amiral van Dorp, son beau-frère, et se voyait ensuite chargé de nombreuses commandes pour le prince Frédéric-Henri, dès la nomination de Constantin au poste de secrétaire des commandemens de ce prince.

Mais là ne s’arrêtent pas les heureuses conséquences qui découlent naturellement du texte découvert par M. Worp[9]. En même temps qu’il m’en transmettait la copie, ce dernier me demandait si j’avais connaissance de ce tableau de Judas, si vanté par Huygens, et dont la trace était perdue. Par une rencontre assurément fort imprévue, j’avais eu l’occasion de le voir deux jours auparavant, à Paris même, chez M. Haro, qui en est aujourd’hui le possesseur. Au premier aspect le caractère rembranesque de la composition, des types et du clair-obscur m’avait frappé ; mais à raison d’une inexpérience encore notoire dans la répartition de la lumière, aussi bien que de certaines gaucheries dans la facture, j’aurais peut-être hésité à attribuer cet ouvrage au maître lui-même, si la figure de Judas n’avait frappé mon attention. Cette figure, je me rappelais l’avoir vue bien des fois en feuilletant l’œuvre de Joris van Vliet, un graveur assez médiocre, mais dont la vie à ce moment s’est trouvée mêlée de près à celle de Rembrandt et à qui nous devons la connaissance de quelques-unes des peintures encore exécutées à Leyde par ce dernier et qui ont maintenant disparu. Gravé par van Vliet en contre-partie et seulement jusqu’à mi-corps, ce Judas porte, avec la date 1634, la mention Rembrandt inventor. En me référant au catalogue de Bartsch[10], j’avais lu la note suivante : « Les éditeurs du catalogue de Gersaint racontent au sujet de ce morceau qu’ils ont vu un beau tableau de Judas rapportant dans le conseil des juifs les trente deniers, prix de sa trahison, et que la tête de Judas y était la même que celle que van Vliet a gravée dans ce tableau. » J’étais donc déjà fixé sur l’attribution, quand le surlendemain la lettre de M. Worp achevait de dissiper tous mes doutes au sujet de l’authenticité de cette peinture, dont les moindres détails s’accordent avec la description que Huygens en a faite, évidemment en présence de l’œuvre elle-même[11]. En dépit des maladresses et des incorrections qu’on y remarque, cette œuvre est très caractéristique, et la figure de Judas suffit à expliquer l’admiration qu’elle avait inspirée à Huygens. Mais, sans parler de ce personnage, le geste de dégoût du grand-prêtre qui se détourne du traître, sans vouloir le regarder, ni l’entendre, l’indignation de l’un des assistans placé au-dessus de lui, le mépris, la colère ou la curiosité des autres spectateurs, ne sont pas moins saisissans dans cette scène où, comme il devait toujours le faire par la suite, Rembrandt a retracé avec une fidélité absolue le récit de l’Évangile. J’y retrouvais d’ailleurs quelques-uns des accessoires qui composaient déjà le premier fonds des curiosités que le jeune homme commençait à réunir : le manteau brodé du grand-prêtre, la cuirasse avec des ornemens dorés, suspendue à une draperie, les livres et le tapis placés à gauche sur une table et dont les intonations assez froides et le faire un peu pénible offrent des analogies marquées avec ceux des tableaux de cette période, le Changeur du musée de Berlin, par exemple. L’exécution encore appuyée et assez maladroite, l’éparpillement de la lumière et les exagérations de la mimique s’accordent donc pour cette peinture avec la date de 1628-1629 indiquée par le passage du manuscrit de Huygens qui la concerne.

Avec des détails nouveaux et d’autres qui confirment ou complètent ce que nous savions déjà de la jeunesse de Rembrandt, la découverte de M. Worp, on le voit, nous avait valu par surcroît celle d’une œuvre authentique du maître, sur laquelle, à raison de son caractère encore un peu indécis, on aurait pu longtemps discourir sans arriver jamais à établir avec certitude son authenticité. Un pareil exemple, en tout cas, suffit à prouver l’excellence de cette méthode critique qui, lente en ses allures, ne procède du moins qu’avec sûreté et tirant parti de tous les élémens d’information dont elle dispose, permet de relier entre eux des documens épars, et arrive, par leur groupement naturel, à en former comme une trame continue.


II

Ce n’est pas d’une telle méthode que se recommande l’étude intitulée : Rembrandt comme éducateur[12], qui, publiée sans nom d’auteur, il y a deux ans à peine, compte déjà plus de trente éditions et continue à passionner l’opinion publique en Allemagne. La liste serait longue des brochures suscitées par. ce livre, les unes satiriques, — telles que Höllen-Breughel als Erzieher ; Billige Weisheit ; Est, est, est ; Der Heimlige Kaiser, etc., — et accentuant, avec des plaisanteries un peu lourdes, quelques-uns des paradoxes de l’écrivain anonyme ; d’autres renchérissant encore sur ses théories. Nous devons à M. Max Bewer, l’auteur d’une de ces dernières[13], le récit fait par lui, d’une visite à Varzin, vers la fin de 1890 et dans lequel il nous rapporte l’entretien qu’il aurait eu à ce propos avec M. de Bismarck, lui-même. « C’est un heureux symptôme, lui aurait dit le prince, que Rembrandt ah Erzieher ait eu un pareil retentissement. Au lit, où j’aime à lire un peu pour m’endormir, cette lecture me tenait éveillé. En tout cas, c’est un livre plein d’idées. » Et comme M. Bewer exprimait l’espoir que cette publication serait le point de départ d’une nouvelle ère littéraire, allemande en son essence, le prince répondit : « Dieu veuille qu’elle produise l’effet que vous en attendez ! J’ai invité l’auteur chez moi et il est venu passer deux jours à Varzin. Il a la timidité d’un enfant et il faut le secouer pour le faire parler ; ce qui est d’autant plus étonnant qu’il écrit à coups de massue. » N’en déplaise à M. de Bismarck, le contraste n’a rien de si étrange, et il n’est point rare de rencontrer des écrivains qui, entièrement dépourvus d’assurance en société, retrouvent en face de leur papier toute la hardiesse qui leur manque dans la conversation. La réserve de l’auteur vis-à-vis d’un personnage tel que M. de Bismarck n’était d’ailleurs que très naturelle chez un homme bien élevé, et de fait, un de mes amis questionné par moi sur M. le docteur Langbehn, — c’est le nom de cet auteur, — me le représente comme un jeune homme du meilleur monde, « archéologue en rupture de ban, esprit très honnête et très indépendant, plein de vie, exprimant ses idées sous une forme souvent prophétique et un peu abstraite, en train de devenir artiste et resté très modeste. » Si la modestie de M. Langbehn a résisté au succès de son livre, un des plus grands qu’ait enregistrés la librairie allemande en ces derniers temps, c’est que cette modestie est, en effet, foncière et de bon aloi.

Il est peut-être instructif de connaître des idées qui ont à ce point remué nos voisins. Le titre du livre, il faut bien l’avouer, frappe tout d’abord par sa bizarrerie. Quelque admiration qu’on ressente pour Rembrandt, on ne s’attend guère à rencontrer chez lui un plan d’éducation. Il serait assez bizarre que ce grand enfant de génie qui n’a jamais su se conduire lui-même pût devenir le guide d’une nation et lui fournir un programme à cet égard. Si l’Allemagne, comme l’affirme notre écrivain, en est encore à chercher ce programme, nous doutons fort qu’elle le trouve dans ce volume, dont, à le bien prendre et malgré son titre, Rembrandt n’est pas le sujet, mais seulement le prétexte. Plus d’une fois au cours des thèses nombreuses et souvent assez contradictoires qu’il y soutient, l’auteur le perd de vue. Il ne revient à lui que comme à un engin de guerre commode pour battre en broché tous ceux qui, parmi les littérateurs ou les savans, ont le don de lui déplaire, et ils sont légion. Ce qu’il dit du maître, ce qu’il en sait, ne dépasse pas de beaucoup ce qu’en peut savoir un homme du monde qui a voyagé, un peu lu, et fréquenté les musées. D’une manière générale, M. Langbehn sent les arts ; il en parle avec goût, avec chaleur, non sans distinction, et quant à Rembrandt lui-même, il a bien compris et il met çà et là en lumière, sous une forme piquante, quelques-uns des traits qui caractérisent son originalité ; son amour passionné pour son art, qu’il conserva au milieu des plus cruelles épreuves et cette naïveté charmante en face de la nature qui, jusque dans ses plus humbles réalités, lui semblait intéressante, enfin ces contacts directs avec le populaire, qu’on lui a tant reprochés et auxquels il ne se lassait pas de demander le renouvellement de son talent. Mais ces idées, justes d’ailleurs, ne témoignent guère chez M. Langbehn que d’une admiration enthousiaste pour son maître préféré. Bien qu’il le propose incessamment comme exemple, il ne connaît de près ni sa personne, ni son œuvre. Pour le peu qu’il s’avance sur le terrain biographique, il commet des erreurs. Ainsi, quand à propos du goût, aussi malheureux que réel, qu’inspirait à Rembrandt l’antiquité classique, il nous cite, comme preuve de ce goût, les noms donnés par lui à ses enfans, celui de Cornélia, — c’était déjà celui de sa mère, — et celui de Titus, — sous lequel ce dernier fut baptisé en souvenir de Titia, la sœur bien-aimée de Saskia, qui devait être sa marraine et qui mourut trois mois avant la naissance de son neveu. — Le nom même de Rembrandt, que M. Langbehn croit une exception, sans être très répandu, était cependant assez usité en Hollande, du vivant de l’artiste. Mais laissons là ces minces chicanes pour passer à l’examen du fond même du livre.

« Ce n’est plus un mystère, nous dit dès le début l’auteur, que la vie intellectuelle en Allemagne s’achemine, lentement suivant les uns, rapidement suivant d’autres, vers la décadence. De tous côtés la science se spécialise. Dans le domaine de la pensée pure, comme dans celui des lettres, les individualités marquantes font défaut ; les arts du dessin, quoique représentés encore par des maîtres distingués, manquent de leur couronnement, la grande peinture n’existant plus ; les musiciens se font rares et les dilettantes sont innombrables. L’architecture est l’axe des arts du dessin, comme la philosophie est l’axe de la pensée scientifique ; et il est clair comme le jour qu’il n’y a plus en Allemagne ni architecture, ni philosophie. Dans toutes les directions de l’esprit, les coryphées disparaissent, les Rois s’en vont. Après avoir essayé de l’imitation de tous les temps et de tous les peuples dans sa poursuite du style, l’art industriel n’est point parvenu à avoir un style à lui. Partout, sans conteste, règne l’esprit démocratique, niveleur, atomisant de ce siècle. La culture de notre époque est purement historique, alexandrine, tournée vers les choses du passé ; elle cherche bien moins à créer des œuvres nouvelles qu’à cataloguer les œuvres anciennes… Goethe qui chez nous est théoriquement en honneur, mais qu’en réalité on méconnaît, Goethe ne pouvait souffrir les gens à lunettes, et l’Allemagne est aujourd’hui pleine de gens qui, au physique comme au moral, portent des lunettes. Quand donc reviendrons-nous au point de vue de Goethe ? .. Il est nécessaire pour un peuple d’avoir des axes nettement définis, de savoir où il va ; et l’on se préoccupe surtout chez nous des découvertes dans l’est de l’Afrique, alors qu’il y en aurait de bien autrement importantes à faire en Allemagne… On est saturé d’induction et on a soif de synthèse ; les beaux jours de l’objectivité sont passés et voici de nouveau la subjectivité qui frappe à la porte. »

J’abrège cet exposé d’une situation lamentable dont la cause et le vrai coupable, à en croire M. Langbehn, serait le professeur allemand, « cette maladie nationale de l’Allemagne, » comme il l’appelle. Entre les mains du professeur allemand, l’éducation de la jeunesse n’est qu’une répétition indéfinie du massacre des innocens de Bethléem. Puisqu’il a si mal rempli son office, il doit céder la place à l’artiste. Tel est du moins le rêve de notre moraliste, bien différent, on le voit, de Platon qui voulait, lui, reconduire ce même artiste, avec tous les égards possibles, jusqu’aux confins de sa république. Mais les points de vue ont changé. Pour M. Langbehn, ce dont l’Allemagne a le plus besoin, c’est d’individualisme ; c’est l’individualisme qui est le vrai fond du tempérament germanique et sa force. « Il n’y a pas, ajoute-t-il cruellement, dépeuple chez lequel on trouve plus de caricatures vivantes ; mais cette excentricité même est une marque de la diversité des individus et de l’action qu’une culture intelligente pourrait exercer sur eux. » C’est donc l’artiste qui, dans ce désarroi général, peut devenir le meilleur guide, car il est, lui surtout, le représentant de l’individualisme et parmi tous les artistes le plus individuel, c’est Rembrandt. On l’estime déjà, mais pas encore à sa valeur. Il est l’idéal vers lequel doit tendre tout l’effort de la culture germanique. Cet homme-là ne rentre dans aucun cadre ; il ne se laisse étendre sur aucun des lits de Procuste de la science. Ni les programmes académiques, ni les formules d’école n’en sauraient fournir la monnaie « comme pour Raphaël et les autres. » Il reste ce qu’il est, un être irréductible : Rembrandt. Son programme est de n’en avoir aucun et, si c’est là le plus artistique des programmes, peut-être est-il permis d’ajouter timidement qu’au point de vue spécial de l’éducation dont il s’agit, ce programme qui consiste à n’en pas avoir nous paraît manquer un peu de précision. Ce n’est pas, nous dit à ce propos M. Langbehn, qu’il faille imiter la manière de Rembrandt ; ce qu’il faut chercher, c’est à s’inspirer des mêmes principes que lui. Rien ne serait plus faux que de faire du Rembrandt, comme autrefois on a fait de l’antiquité ; mais dans toutes les directions de la pensée, Rembrandt peut aider, « car il n’est pas d’artiste qui moins que lui ait tenu compte de la tradition, et il n’est pas de peuple qui, plus que les Allemands, aspire au joug de la tradition. Il est donc tout désigné pour être leur libérateur. »

On voit la thèse ; si thèse il y a, car au milieu de ces diatribes vertement exprimées, dans une langue pleine de chaleur et de mouvement, on a parfois peine à suivre la pensée de l’auteur. M. Langbehn abuse de la sonorité d’un instrument dont il sait, d’ailleurs, très bien jouer. Sans trop se soucier de l’à-propos de ses digressions, il ne sait résister ni à un mot heureux, ni à une image pittoresque, et mots ou images prennent trop souvent la place des idées, encombrent la marche du discours jusqu’à y faire disparaître toute trace de plan et de composition suivie. On reste abasourdi par la diversité des aperçus qui se succèdent dans ce livre consacré à Rembrandt, et non moins étonné des rapports plus ou moins forcés qui peuvent rapprocher les uns des autres des paragraphes dont je copie ici les titres disparates : Hypnotisme, Zoographie, Acoustique, Darwinisme, Science objective et Science subjective, Spiritisme, Swedenborg et Hamlet, le Professeur allemand, Dubois-Reymond, Conception mécanique du monde, l’Art et la Mode, etc. Comme l’a remarqué plaisamment l’écrivain anonyme de la brochure Est, est, est, qui signe un paysan de la basse Allemagne : « Je dois avouer que, par malheur, je ne suis pas en mesure de suivre l’auteur de Rembrandt als Erzieher dans l’examen de toutes ses croyances philosophiques ou de ses considérations scientifiques. Je n’ai pas, à beaucoup près, la moitié du savoir universel de Rembrandt, pour être ainsi à même d’étudier et d’apprécier à fond ses idées au sujet du spécialisme, du système du monde au point de vue organique ou mécanique, des hautes mathématiques, des diverses doctrines philosophiques, des contrastes et des analogies de la poésie et de la philosophie, et de tant d’autres questions qui surgissent à chaque instant dans ce livre. » Et quand à côté de ce désordre des idées on voit à chaque instant le cliquetis des mots qui les expriment, la profusion d’antithèses telles que : art et politique, l’artiste et le bourgeois, le paysan et l’artiste, le peuple et la noblesse, Luther et Lessing, Lessing et Rembrandt, Rembrandt et Berlin, etc., et les allitérations plus fréquentes encore : was Walsch ist, falsch ist ; Stadt und Staat ; Kaiserthum und Christenthum ; Propheten und Professoren ; Epigonen und Progonen ; Musen und Museen, etc., en vérité, on comprend un peu, tout en faisant ses réserves sur l’orthographe du nom, la qualification de « galimatias » qu’adresse à M. Langbehn un autre de ses détracteurs[14]. Tout au moins, dans cette gerbe mal liée, il faut bien reconnaître qu’il entre plus de fleurs parasites et de folles herbes que de bon grain.

A travers ce chaos, cependant, on peut démêler une idée qui persiste et qui, à point nommé, dans les cas embarrassans, sert indifféremment à l’auteur de transition ou de conclusion. Cette idée fixe, à laquelle il ne cesse de revenir, sans en épuiser jamais les divers aspects, c’est la haine de l’esprit prussien, du sous-officier prussien, du professeur prussien. Le Prussien est la cible de M. Langbehn, et pour lui il ne saurait trouver de comparaisons assez blessantes. Ainsi, le Berlinois n’est pas même un barbare ; le barbare est plus près d’un Grec que l’Alexandrin ; le barbare est un enfant bien doué, qui peut se développer, devenir un homme ; l’Alexandrin est vieillard de naissance. A propos de Berlin, « ce désert où ne poussent que des journaux et des briques, » les anecdotes reviennent en foule à l’esprit de M. Langbehn. Il est heureux de pouvoir rappeler l’antipathie de Goethe pour la capitale de l’empire germanique : « Quiconque me conseille d’y aller est mon ennemi, » disait le Jupiter de Weimar. Il ne tarit pas sur le peu d’intelligence des beaux esprits berlinois à reconnaître le génie et à lui faire accueil, et c’est avec un plaisir évident qu’il cite le propos d’une raffinée comme Caroline Schlegel, après une lecture de la Cloche de Schiller : « Nous pensâmes tomber de nos chaises à force de rire. »

Mais entre tous les professeurs berlinois, celui qui excite plus particulièrement la bile de M. Langbehn, c’est M. Dubois-Reymond. A parler franc, celui-là est sa bête noire. Il n’est guère de chapitre où il ne lui assène quelque vigoureux horion en plein visage, ou ne lui envoie, tout au moins, quelque éclaboussure sur sa robe de professeur. A vouloir effacer, à force de gallophobie, l’ancienne origine de sa famille, ce représentant attitré de la science berlinoise a évidemment perdu sa peine. Ces souvenirs lointains sont indélébiles et M. Dubois-Reymond aura beau faire, M. Langbehn continuera à poursuivre en lui l’ancien Français, le descendant des réfugiés de l’édit de Nantes. On conviendra que c’est lui taire payer un peu cher la courtoisie avec laquelle ses ancêtres ont été autrefois accueillis en Prusse.

Si cet ancien Français est si malmené par un de ses compatriotes, nous pouvons à l’avance être édifiés sur le traitement que nous réserve M. Langbehn. Ce n’est pas qu’il parle bien souvent de nous. Il ne s’en occupe guère que pour rappeler, en passant, le mot de César sur cette nation turbulente dont le caractère n’a pas changé depuis bientôt 2,000 ans, ou pour apprécier, d’une façon aussi dédaigneuse que sommaire, l’art parisien qui « oscille entre le demi-monde et le prolétariat, entre le patchouli et les sabots de bois. » Ceci est pour Millet. Quant à Zola, en qui M. Langbehn se plaît à résumer toute notre littérature, il est secoué plus rudement encore. Dans la véhémente péroraison où il associe son nom à celui de Dubois-Reymond, comme ceux des « ennemis typiques » de l’Allemagne, l’auteur de Rembrandt als Erzieher n’imagine pas de travestissement plus odieux que de nous les présenter l’un en frac d’académicien, l’autre en correcteur de Goethe, s’enflant si bien que, comme la grenouille, « il en crève. » Une seule fois, l’esprit français a trouvé grâce devant M. Langbehn, et en parlant de la clarté qu’il lui reconnaît, il va jusqu’à conseiller à l’Allemagne, dans l’état de confusion où elle est encore, de jeter à l’occasion un regard de l’autre côté des Vosges. « Le mélange du bon sens allemand et de la clarté française, c’est peut-être sur cette conjoncture que l’on pourrait espérer quelque amélioration entre les rapports des deux peuples. » Il est vrai qu’épuisé par un tel effort d’aménité à notre endroit, l’auteur ajoute aussitôt que cette clarté de l’esprit français résulterait chez nous d’une infiltration d’élémens germaniques dans le Nord et d’élémens grecs dans le Sud.

Malgré cette diversion destinée à faire passer toutes ses malices ou ses invectives contre la société berlinoise, peut-être M. Langbehn eût-il hésité à les hasarder, s’il n’avait eu par devers lui un moyen sûr de se les faire pardonner, en flattant d’autre part les instincts les plus chers de ses compatriotes. Quand il vante ainsi à outrance Rembrandt, quand il le propose comme éducateur au peuple allemand, quand il mêle son nom à une foule de choses dont le maître n’avait cure, il a ses raisons, et, pour imprévues qu’elles soient, elles méritent d’être rapportées. Rembrandt, paraît-il, est par excellence le type de l’artiste allemand, a L’Allemand, — je n’invente pas, je cite, — l’Allemand ne veut en faire qu’à sa tête, et personne plus que Rembrandt n’a agi ainsi ; en ce sens, il doit être considéré « comme le plus Allemand des peintres allemands, et même de tous les artistes allemands. » Peut-être objecterez-vous, comme n’ont pas manqué de le faire mes amis hollandais, qu’en réalité Rembrandt était lui-même Hollandais ; qu’à l’époque où il a vécu, alors que l’Allemagne et surtout la Prusse n’existaient guère, la Hollande était grande par sa puissance, sa richesse, sa civilisation, ses artistes, ses hommes d’État, ses héroïques marins et ses généraux. L’auteur le sait comme vous. « Rembrandt était Hollandais de naissance, » il le confesse. Mais ce n’est pas la première fois qu’une pareille anomalie se présente et « il n’y a là, — je continue à citer, — que la constatation remarquable du caractère excentrique des Allemands. Leur artiste le plus national ne leur a appartenu que par l’esprit et non par la politique ; comme si l’esprit du peuple allemand avait, pour ainsi dire, débordé en dehors du corps allemand. Mais il ne doit plus en être ainsi ; pour le peuple tout entier comme pour les particuliers, esprit et corps doivent désormais être réunis. » Et plus loin, M. Langbehn rappelle, avec un touchant à-propos, les relations anciennes entre la Hollande et la Prusse, les alliances entre la maison d’Orange et celle de Brandebourg. Le nom de Potsdam le comble de joie pour les analogies qu’il lui trouve avec ceux d’Amsterdam, d’Edam et de Schiedam ; il s’attendrit sur les substantifs pareils qu’il rencontre dans les deux langues. Quelle douceur ce serait d’associer « la vieille gloire de la Hollande avec la gloire plus récente de l’Allemagne ; » devoir les paysans de la mer confondus avec les paysans de terre ferme ; d’allier le libéralisme néerlandais au conservantisme prussien ! En cherchant bien, il trouve ainsi une foule de traits communs ou d’affectueuses antithèses entre les deux peuples ; car là où paraît l’intérêt des Allemands, le sentiment, qui ne peut rien gâter, se met volontiers de la partie. La future a une bonne dot et des colonies ; elle a donc toutes les grâces du monde ; et alors commence l’épithalame où sont célébrées toutes ses vertus. En attendant que la question des droits se présente, et elle se présentera en son temps, — on l’a bien vu pour le Slesvig, — il faut s’appliquer à bien connaître ce cher pays. Quand le moment sera propice, l’intermédiaire pour le contrat à intervenir est déjà tout désigné ; c’est là évidemment un honneur réservé à Herbert de Bismarck. Déjà plus d’une fois, et ce n’est pas sans raison, il a été chargé de missions en Hollande, par son père dont il sera le continuateur[15]. Comme lui, « il saura transporter dans la politique quelque chose de la largeur, de la force et de la liberté d’allures que Rembrandt a mises dans son art. »

Cette fois la thèse est claire et les idées ont une suite naturelle ; bien aveugle qui ne la verrait pas. Aussi conçoit-on sans peine que M. de Bismarck prise fort cette façon de comprendre la critique d’art. Voilà un genre de littérature qui, entre les mains d’un homme intelligent, n’est point aussi creux qu’il pourrait sembler, et dont à l’occasion on peut tirer parti. Malheureusement, en ce qui touche le prince et les siens, les événemens que l’on sait sont venus, à courte échéance, démentir les prophéties de l’auteur. Mais la suite de cette affaire pourrait être reprise avec d’autres, et pour plus de sûreté, exprimant sur le mode bucolique les espérances de l’avenir, M. Langbehn conseille à ce caporal schlagueur, contre lequel il articulait, quelques pages avant, tant de griefs, u de ne pas encore déposer son bâton, mais de l’enguirlander avec les lauriers de l’art et de la paix. » On ne saurait dire mieux, ni en termes plus galans.


III

Le plus gros de l’émotion causée par Rembrandt als Erzieher commençait à se calmer, quand un autre livre sur Rembrandt est venu renouveler, plus bruyamment encore, le tapage fait autour de son nom. Qui est Rembrandt[16] ? Telle est la question que se pose M. Max Lautner et à laquelle il croit sans doute avoir répondu d’une manière triomphante, car au-dessous de cette interrogation, il ajoute fièrement, en sous-titre : Fondemens pour une nouvelle histoire de l’art hollandais. Suivant M. Lautner, tout le monde jusqu’ici s’est trompé sur Rembrandt, sur son talent comme sur son caractère. Au moral, c’était un drôle, et comme artiste un peintre des plus médiocres. Non que M. Lautner refuse son admiration aux chefs-d’œuvre qu’on admire sous le nom de Rembrandt ; ce sont, en effet, des chefs-d’œuvre, mais il n’en est pas l’auteur ; il a indignement exploité ses élèves, l’un d’eux surtout, Ferdinand Bol. C’est Bol qui a peint la Leçon d’anatomie, la Ronde de nuit, les Syndics et bien d’autres tableaux qui portent la signature de Rembrandt, que des faussaires y ont malhonnêtement apposée, au siècle dernier. M. Lautner a découvert la fraude ; il sait bien qu’en la dévoilant, il va froisser toutes les idées reçues. Quoi qu’il lui en coûte, il doit le faire ; c’est un devoir pour lui de restituer à Bol la gloire que lui a enlevée son maître et de démasquer l’imposteur. Tel est, en résumé, le programme et le but de son livre. Au lendemain du grand succès de Rembrandt als Erzieher et de l’apothéose systématique dont le maître y est l’objet, j’avais cru, je l’avoue, que c’était là une de ces plaisanteries auxquelles, de notre temps, tous les grands hommes sont exposés et à l’éclosion desquelles plus d’une fois déjà nous avons assisté. Homère n’a pas existé. A en croire un récent exégète de la littérature italienne, Dante serait un personnage légendaire. Le chancelier Bacon a profité des loisirs que lui laissaient les affaires de l’État, non-seulement pour fonder la méthode expérimentale, mais pour écrire les ouvrages dramatiques dont Shakspeare a jusqu’ici usurpé l’honneur. Enfin chacun sait, d’autre part, que Napoléon et ses généraux ne sont que les personnages symboliques d’un mythe dérivé du cycle solaire, et dont à tous les âges et chez toutes les nations on retrouve l’équivalent. Avec un peu d’esprit, ce sont là des paradoxes qui peuvent un moment amuser la galerie à condition d’être touchés d’une main légère et en quelques pages. Le livre de M. Lautner est épais, il est lourd, et l’esprit en est tout à fait absent.

Et pourtant, ce n’est pas sans quelque émotion que j’ouvrais pour la première fois ce gros volume où, au début, dans une courte préface, l’auteur remercie en fort bons termes le président de la province de Silésie, son excellence M. le conseiller de Seydewitz, de la munificence avec laquelle il a pris à sa charge une partie des frais de la publication, ce qui semblerait déjà offrir quelque garantie de sérieux pour le lecteur. A la fin, les cinq pages de photographies de signatures de Bol, relevées pour la plupart sur des tableaux considérés jusqu’ici comme étant l’œuvre de Rembrandt, m’avaient aussi, je l’avoue, un peu troublé. J’avais d’ailleurs laissé de côté, sans m’y arrêter, deux autres photographies reproduisant, l’une le tableau de Bol bien connu, le Songe de Jacob de la galerie de Dresde, l’autre une peinture qui m’avait paru assez insignifiante : un Salomon offrant un sacrifice, ainsi que me l’apprenait le titre placé au-dessous de cette composition. C’est cependant cette dernière peinture qui a été à la fois l’occasion du livre de M. Lautner et la cause déterminante de sa vocation comme critique d’art. Voici, en effet, ce que m’apprenaient, peu de temps après, les journaux qui commençaient à s’occuper de son livre[17]. Il y a cinq ans à peine, M. Lautner allait terminer ses études de droit, quand subitement il renonça à passer ses examens. En même temps qu’une fiancée il avait trouvé chez elle, à Breslau, ce tableau de Salomon qu’il attribuait alors à Rembrandt et qu’il cherchait à vendre. L’authenticité, suivant lui, en était incontestable. Un critique d’art de Berlin l’avait certifiée, et on en avait déjà offert, disait-il, plus de 100,000 marks. A Munich, où le précieux tableau était ensuite resté pendant quelque temps, les connaisseurs qui le virent, en assez mauvais état, paraît-il, hésitaient entre les noms de J. de Wet, de L. Bramer, de N. Knupfer ou d’autres maîtres secondaires. M. Lautner s’emportait alors, et là où des interlocuteurs comme le professeur Hauser, expert cependant en pareille matière, ne découvraient que des craquelures, des taches ou des retouches, il voyait lui, et très nettement, à deux ou trois places différentes, « la signature entière de Rembrandt. » Déjà commençait à poindre chez lui cette obsession des signatures qui allait bientôt passer à l’état de monomanie. A quelque temps de là, il continuait encore à voir ces signatures sur le tableau, mais il n’était plus aussi assuré de leur authenticité. Sous celles de Rembrandt, d’autres plus anciennes lui étaient apparues, dénaturées, à demi effacées ; c’étaient celles de Bol, et désormais M. Lautner était en possession de la grosse trouvaille qu’il allait s’attacher à démontrer et à répandre.

Tous ceux qui ont un peu pratiqué les vieux tableaux savent combien il est souvent difficile d’y découvrir et d’y lire distinctement les signatures qui peuvent y être inscrites. Que de fois en examinant avec attention les fonds plus ou moins obscurs où d’ordinaire elles sont placées, on croit apercevoir des traces de lettres et de dates où ne se trouvent, en réalité, que des crevasses, des repeints, des traits de couleur plus foncée qui prennent, suivant la position du spectateur, des aspects différens et lui procurent par momens l’illusion des noms que lui suggère son esprit. C’est un mirage pareil dont M. Lautner a été la victime, mais ce n’est pas sur les tableaux eux-mêmes qu’il a opéré. Toute photographie lui est bonne pour son travail ; qu’elle soit de Braun ou de Hanfstaengl, qu’elle vienne de Suède ou de Berlin. Les moins réussies sont même les meilleures. En promenant ses regards ou sa loupe sur les épreuves dont il disposait, il y aperçut, avec plus ou moins de peine, mais toujours, les signatures désirées. Parfois la même épreuve en contenait deux, trois, jusqu’à six, et de toutes les dimensions ; microscopiques, moyennes ou énormes ; et à toutes les places, en haut, en bas, au milieu, dans les fonds, sur les vêtemens des personnages. On comprend que le nom de Bol, étant très court, se prêtait mieux qu’aucun autre à l’exercice auquel M. Lautner a soumis, à ce propos, les photographies d’après Rembrandt qu’il avait sous la main. Le B, initiale de Bol, a de plus l’avantage de ressembler à l’R, initiale de Rembrandt, et ce B étant trouvé, les deux autres lettres répondent ensuite facilement à son appel. Aussi, en cherchant bien, a-t-il découvert des quantités innombrables de ces signatures ; il en a, nous dit-il, des milliers en réserve. Bien entendu, ce sont des photographies sans retouche qui les lui ont fournies. Mais quant aux photographies qu’il en donne lui-même, il avoue ingénument qu’elles sont le résultat d’un travail dont, sans nous divulguer le secret, il se proclame l’inventeur. L’opération paraît des plus simples : les prétendues signatures de Bol étant découvertes, il s’agit de les mettre en évidence, de les isoler, de les dégager de tout ce qui empêche une personne non prévenue de les lire nettement. M. Lautner débarrasse de tout ce qui ne fait pas : Bol les linéamens informes qu’il a recueillis et… le tour est joué. Emporté par son ardeur, il ne s’aperçoit pas, dans les fac-similés qu’il nous donne, de la diversité assez peu concluante de ces signatures qui non-seulement diffèrent entre elles, mais qui diffèrent surtout des signatures habituelles, je veux dire authentiques, de Bol, et nous présentent même quelques B majuscules empruntés à l’alphabet allemand, sans doute pour complaire à l’inventeur du système.

On le voit, le jeu est facile et peut au besoin devenir une ressource pour les jours de pluie à la campagne. Il rappelle en tout cas cet autre passe-temps que Léonard de Vinci recommandait aux peintres et qui consiste à chercher dans les veines du marbre les figures diverses, qu’en aidant un peu à la réalité, ils peuvent y découvrir et y tracer, figures qui, si l’opérateur a quelque talent, sont parfois d’une fantaisie et d’un charme tout à fait piquans. Tel est le procédé qu’avec son inconsciente audace M. Lautner nous présente comme scientifique, comme devant renouveler la critique d’art qui, grâce à lui, va se trouver bien simplifiée. Voir les tableaux n’est même plus nécessaire, et, de fait, n’étant guère sorti de Breslau, il n’en a pas beaucoup vu lui-même, pas plus ceux de Bol que ceux de Rembrandt. Avec ses photographies sous les yeux et les signatures qu’il leur a extorquées, il apprécie et décide. Quant aux documens, l’emploi qu’il en fait n’est pas moins judicieux. Tous ceux qui peuvent se prêter à sa thèse, même en les violentant un peu, reçoivent l’interprétation qui convient ; tous les autres sont écartés : ils ont été certainement falsifiés. L’attribution d’un tableau à Rembrandt peut avoir en sa faveur non-seulement l’unanimité de tous ceux qui ont appris à connaître la manière du maître, mais la tradition constante et les textes les plus formels ; rien n’y fait. Si M. Lautner a décidé qu’il serait de Bol, - la signature de Bol apparaît au moment voulu, et non pas une signature seule, mais deux, trois, autant qu’il en faut, si le cas est grave, et l’affaire est jugée. Voici les tableaux de la suite de la Passion, aujourd’hui à la pinacothèque de Munich. On sait qu’ils ont été commandés et acquis par le prince Frédéric-Henri ; on a toute la correspondance échangée entre Huygens et Rembrandt à ce propos ; les tableaux sont là avec leurs titres, rien n’y fait. Ces tableaux sont de Bol ; les originaux de Rembrandt ont dû être perdus, détruits dans un incendie. Il y a plus fort : tous ceux qui sont allés à Amsterdam et qui aiment les arts ont pu admirer, dans l’hospitalière demeure de M. Six, le portrait de son ancêtre, le bourgmestre Jan Six. Ce portrait n’est jamais sorti de la famille, il est encore accroché à la place où l’avait mis Rembrandt. M. Lautner confesse qu’il ne l’a point vu, et cependant il est certain que ce portrait est de Bol, qu’en cherchant bien on y trouverait sa signature. Il ignore apparemment que dans le journal que tenait Jan Six lui-même, le portrait est mentionné à sa date, en 1654. Mais voici qui est mieux encore. S’il est au monde un tableau qui ait ses titres en règle, et dont l’histoire soit connue dans ses moindres détails, c’est l’œuvre célèbre qu’on appelle la Ronde de nuit. Avec une belle et fière signature de Rembrandt, elle porte la date de 1642 ; on sait, par des enquêtes officielles, la cotisation qu’ont payée les personnages qui y figurent ; on sait les noms de ces divers personnages. Un album, resté dans la famille du capitaine F. Banning Cocq, nous en montre une copie faite à l’aquarelle avant 1655 ; on a des descriptions d’Amsterdam à différentes époques qui permettent de suivre ce tableau, ses mutilations, ses restaurations successives ; les renseignemens que, sur la foi de Bernard Keilh, et presque du vivant même de Rembrandt, Baldinucci nous donne à son égard, s’accordent de tout point avec cette masse de documens peu à peu découverts dans les archives. Tout cela est patent, établi par les publications des érudits hollandais, tenu pour certain par les critiques les plus compétens ; mais tout cela est non avenu pour M. Lautner, et la plupart de ces documens ont été falsifiés. La Ronde de nuit est de Bol, et M. Lautner a fini par dénicher, dans les passementeries de la jupe de la fillette qui porte un coq à la ceinture, un ornement qui, convenablement traité par sa méthode, lui a fourni le résultat attendu, le nom de Bol. Quant à ceux des documens qui n’ont pas été falsifiés, ils concernent, en effet, une peinture de Rembrandt, mais qui, restée au Doelen, pour lequel elle avait été faite, a été détruite. La preuve, c’est qu’on n’a pu découvrir l’acte relatant le transfert de ce tableau de Rembrandt du Doelen à l’hôtel de ville ; cet acte seul serait probant. M. Lautner met au défi qu’on le trouve ; tant qu’on ne l’aura pas produit, son siège est fait, la Ronde de nuit est de Bol. Or, au moment même où il publiait son livre, M. Dyserinck découvrait et publiait dans le recueil hollandais de Gids ce bienheureux acte, assurément bien superflu en la cause, mais qui seul faisait question[18], et voilà toute la prétendue argumentation de M. Lautner qui tombe du même coup. Avant de quitter ce sujet, ajoutons que, jaloux de manifester d’une manière plus éclatante encore son incompétence absolue en matière d’art, M. Lautner affirme que la petite copie de la Ronde de nuit qui se trouve à la National Gallery, — copie que tout le monde aujourd’hui sait être de Lundens, — n’est pas une copie, mais une répétition de l’original, et de la même main. Il ne connaît pas d’ailleurs de tableaux de ce Lundens dont M. Werner Dahl de Dusseldorf, qui possède un de ses meilleurs ouvrages, lui cite une quarantaine de peintures[19], notamment les deux que possède la galerie de Dresde, assez voisine de Breslau cependant, mais que M. Lautner ne semble pas avoir jamais vue. A l’entendre, le Rembrandt du Ryksmuseum et le Lundens de la National Gallery, et Dieu sait qu’entre eux la différence est grande, sont tous deux des originaux, et tous deux naturellement de la main de Bol. Il espère ingénument que le directeur de la National Gallery va se rendre à ses raisons et effacer du tableau de cette collection le nom de Rembrandt, qu’il portait jusque-là. Depuis peu de temps, en effet, ce nom a été effacé, non pour lui substituer le nom de Bol, mais celui de ce Lundens qu’ignore complètement M. Lautner.

Après cela, il faut tirer l’échelle et renvoyer l’auteur sur les bancs de l’école de droit, qu’il a eu grand tort de quitter. Peut-être, s’il y était resté plus longtemps, se fût-il montré un peu plus respectueux d’un des axiomes fondamentaux de sa première étude : Suum cuique, à chacun son bien, vérité qu’il a complètement perdue de vue dans son travail. En vérité, on est honteux d’entrer dans ces détails et de parler aussi longuement d’un pareil livre. Mais l’accueil qu’il a rencontré dans une trop grande partie de la presse allemande nous y obligeait. L’appareil soi-disant scientifique, le ton tranchant, le sérieux de ces semblans de discussion ont facilement trouvé crédit près de journalistes en quête de copie et près d’un certain nombre de photographes flattés, grâce aux théories de l’auteur, de se voir transformés en critiques d’art. Ce n’est pas qu’aussitôt après la publication de ce factum, des voix autorisées ne se soient élevées, en Allemagne même, pour en montrer l’outrecuidante ignorance. En même temps que l’article de la Norddeutsche Zeitung que nous avons signalé, un autre, tout aussi bien fait, et dû à la plume de M. Janitsch, directeur du musée de Breslau, paraissait dans le journal de cette ville, et ils étaient suivis de près par ceux des Münchner Nachrichten, du Repertorium, du Sammler, etc. Mais c’est des érudits hollandais surtout que sont venues les plus vives et les plus légitimes protestations. Il est dur, en vérité, après avoir passé sa vie dans les archives pour éclaircir peu à peu, à force de patientes recherches, les points restés obscurs dans la vie de Rembrandt, de s’entendre dire par ce critique de hasard qu’on s’est grossièrement trompé et que le grand artiste qui fait la gloire de la Hollande n’était qu’un vil exploiteur et un homme sans talent. Aussi est-ce avec une indignation bien naturelle qu’à diverses reprises M. A. Bredius, — qui, par ses nombreuses et importantes découvertes, a le plus contribué à renouveler l’histoire de la peinture hollandaise, — et à côté de lui deux jeunes savans, MM. E. Moes et G. Holstede de Groot, qui marchent dignement sur ses traces, ont relevé, comme il fallait, quelques-unes des bévues les plus grossières de ce prétendu réformateur. Peut-être, en discutant sérieusement ses idées, lui ont-ils fait plus d’honneur qu’il n’en méritait. Dans la brochure qu’il lui a consacrée, M. Moes l’appelle un moderne Érostrate. Que M. Moes se rassure, M. Lautner n’a rien détruit et il n’a fait tort qu’à lui-même. Il suffit de lui rappeler la fable du Serpent et la Lime, pour qu’il la lise et en fasse son profit ; c’est proprement à lui qu’elle s’adresse. Pour nous, il nous plaît, en le quittant, d’affirmer que ce gros livre, qui émeut à ce point nos voisins, n’aurait trouvé chez nous ni éditeur, ni lecteurs. Venant après Rembrandt als Erzieher, il nous paraît doublement malencontreux. Cette Hollande, à laquelle M. Langbehn adressait des déclarations si passionnées, et dont il rêvait de faire la conquête… morale, voici qu’à son tour M. Lautner l’offense à la fois dans ses érudits les plus estimés et dans le nom le plus illustre de son histoire, dans ce Rembrandt que, n’en déplaise à M. Lautner, on continuera d’admirer comme le peintre de la Ronde de nuit et des Syndics.


IV

M. Lautner a mal pris son temps. S’il avait paru au commencement de notre siècle, son livre aurait eu quelque chance d’être bien accueilli du public, grâce à l’ignorance complète où l’on était alors au sujet de Rembrandt. Mais après les recherches et les découvertes faites dans les archives, après les études consciencieuses publiées sur le maître dans la patrie même de M. Lautner, ce livre semble un défi à l’opinion. De plus en plus, à notre époque, avec le goût qu’elle suppose, la critique d’art, par la précision qu’il convient d’y apporter, tend à prendre un caractère scientifique. Naguère encore, quand ni la biographie du maître, ni ses œuvres n’étaient connues, il était facile de s’y faire un nom. C’était le temps des appréciations vagues et de ces vues d’ensemble qu’un petit nombre de documens plus ou moins sûrs et de tableaux plus ou moins authentiques suffisaient à justifier. Avec le flot toujours montant des publications relatives à l’histoire de l’art, la critique est devenue plus exigeante et sa tâche plus difficile. Elle suppose une longue préparation, des lectures étendues, des voyages fréquens pour étudier les œuvres dispersées dans les musées ou les collections particulières, des notes détaillées, prises méthodiquement en face de chacune d’elles, avec des indications exactes sur sa technique, sa valeur propre, sur la place qu’elle tient dans les productions de l’auteur et l’intérêt particulier qu’elle peut offrir. Veut-on pénétrer plus avant dans l’étude d’un maître, il convient de rechercher ce que les lieux où il a vécu, ce que la littérature, l’histoire, l’art et les mœurs de son pays et de son temps peuvent nous apprendre sur son caractère, sur son talent, sur son originalité, sur l’influence qu’ont eue sur lui ses devanciers, sur celle qu’à son tour il a exercée sur ses élèves ou ses successeurs. Des relations nouées et suivies avec les directeurs des musées, avec les critiques occupés d’études analogues, avec les érudits qui explorent les archives locales ne sont pas moins nécessaires, et comme les livres ou les documens qu’il importe de connaître sont le plus souvent écrits dans des langues étrangères, il est également utile de comprendre ces langues afin de pouvoir se tenir au courant de toutes les publications sérieuses sur le sujet auquel on s’intéresse.

De toutes ces informations éparses, de toutes ces notes recueillies, il s’agit ensuite de reconstituer un ensemble, en tenant compte des proportions des choses, des concordances que peuvent offrir les détails biographiques et les œuvres, des conséquences qui en découlent, des lacunes que présentent ces documens et des problèmes spéciaux sur lesquels doit plus particulièrement se porter l’attention. Ce n’est qu’à la suite de ces travaux préparatoires qu’on peut espérer soi-même, en étudiant de plus près les textes et les œuvres, éclairer quelques-uns des points restés douteux ou obscurs. Au lieu de se proposer de parti-pris une thèse aussi notoirement absurde que celle qu’il a choisie, M. Lautner aurait pu, s’il avait eu quelque compétence, faire de son temps un meilleur emploi et rendre à la critique un service signalé, en essayant de démêler non-seulement pour Bol, mais pour tous les autres élèves de Rembrandt, comme G. Flinck, Ph. Koninck, N. Maes, G. van den Eeckout et Aert de Gelder, les différences qui existent entre eux et celles, bien plus profondes, qui les distinguent de leur maître. Pour délicate que soit une telle tâche, elle méritait qu’on s’y essayât. Plus d’une fois, en effet, même sur des tableaux faisant partie de collections choisies et déjà anciennes, il est bien certain que la signature de Rembrandt a été substituée à celle de ses élèves ; mais c’est l’insuffisance d’exécution de ceux-ci qui d’habitude pouvait avertir de la fraude. Si, en certains cas, cette fraude apparaissait évidente dès le premier aspect, dans d’autres, au contraire, l’hésitation persistait et un examen prolongé ne faisait qu’augmenter les incertitudes. Au lieu de l’assurance qu’affecte toujours M. Lautner et de ses affirmations dogmatiques, j’ai vu souvent des gens qu’un savoir réel et les études de toute leur vie rendaient les plus propres à décider en des matières si difficiles, s’abstenir, confesser leurs doutes, et en donner, au besoin, des raisons qui témoignaient d’un goût plus sûr et d’une compétence plus réelle que l’aplomb imperturbable des demi-connaisseurs ou des ignorans.

Pour ce qui concerne Rembrandt, après les fables grossières qui, nous l’avons dit, s’étaient répandues sur son compte, ce n’est que lentement et pied à pied qu’il a été possible de rétablir la vérité, en arrachant leurs secrets aux archives contenues dans des dépôts publics alors peu accessibles et très mal classés. Mais rien ne devait rebuter des chercheurs aussi infatigables et aussi sagaces que MM. Bredius et de Roever. Fouillées par eux, les archives notariales, celles des municipalités, celles des paroisses, celles des tribunaux et des diverses corporations nous renseignaient tour à tour sur la famille de Rembrandt, sur sa situation de fortune, sur ses rapports avec ses proches, sur la vie qu’il avait menée à Leyde et sur la durée du séjour qu’il y avait fait. Elles nous apprenaient l’époque précise de son arrivée à Amsterdam, les différens gîtes qu’il y avait occupés. Les registres des ventes nous le montraient achetant, coup sur coup, par lui-même ou par l’intermédiaire de ses élèves, les curiosités de toutes sortes dont il ornait son intérieur ; les procès-verbaux des expertises nous indiquaient ceux de ses confrères avec lesquels il avait assisté à des estimations de tableaux ou d’œuvres d’art. Sur les livres de l’état civil on relevait successivement les dates de son mariage, de la naissance de ses enfans, de la mort de sa femme. Avec les difficultés financières amenées par son insouciance et son incurable prodigalité, commençait une série d’enquêtes et de dépositions qui nous dévoilaient ses goûts, ses habitudes, ses relations, tandis que son inventaire nous avait déjà permis de pénétrer dans son intérieur, en mettant à notre disposition la liste complète de ses richesses. Puis c’étaient des pièces relatives à ses démêlés avec la nourrice de Titus, et parmi elles apparaissait pour la première fois le nom de cette servante qui allait devenir sa compagne et la providence de ses dernières années. Enfin des actes de société intervenus entre celle-ci et Titus et leurs testamens à tous deux nous révélaient leur sollicitude pareille, pour assurer un peu de pain à ce vieil enfant incapable de se conduire et dont la mort suivait de si près celle de tous les siens.

De tous ces documens officiels, trésor amassé par plusieurs générations de chercheurs, se dégage pour nous une suite de dates et de faits positifs auxquels les œuvres du maître ajoutent leur vivant commentaire. Il n’est pas, en effet, d’artiste qui autant que lui se soit montré attentif à nous renseigner sur l’authenticité de ses travaux et sur l’époque de leur production. A part ses dessins, qui dans sa pensée ne devaient pas sortir de ses cartons, il a signé et daté la plus grande partie de ses tableaux et de ses eaux-fortes, et avec les modifications qu’il y apportait successivement, la suite des monogrammes et des signatures usités par lui, leurs formes et leurs orthographes différentes, constituaient elles-mêmes autant de points de repère qui, par analogie, permettaient de conclure pour l’authenticité ou la date d’autres œuvres non signées. À ces indications, en quelque sorte extérieures, se joignent celles bien autrement précieuses que Rembrandt nous a transmises sur sa personne, sur ses proches, sur ses amis. Il n’a guère eu, au début, d’autres modèles que lui-même ou ses parens, et jusqu’à la fin de sa carrière il est resté fidèle à l’habitude contractée alors de se prendre pour sujet d’étude et de nous retracer l’image de tous ceux qui lui étaient chers. Ces images sincères nous initient à sa vie. Elles nous permettent de le voir, de le connaître. Le voici à Cassel, jeune garçon, encore un peu lourdaud et à peine dégrossi, avec son teint vermeil, son air robuste et sa chevelure rebelle ; deux ou trois ans après, nous le retrouvons à La Haye ; ses traits se sont affinés, sa physionomie charmante respire la franchise, et je ne sais quel éclair de confiance et de génie brille déjà dans ses yeux. Puis c’est le jeune cavalier du Louvre, ardent, frayant avec la bonne société d’Amsterdam ; mais déjà son regard plein d’autorité décèle l’observateur perspicace accoutumé à regarder dans les yeux de ses modèles pour pénétrer leur caractère. D’étape en étape, nous arrivons à la vieillesse, à ce portrait du Louvre, aux paupières épaisses, aux traits tirés, au teint flétri. Négligé dans sa mise, mais toujours vaillant, la palette au poing, il cherche l’oubli de ses épreuves dans son constant labeur et sa chère peinture.

A côté de lui, voici ses parens ; sa mère, une bonne vieille, d’aspect vénérable, la Bible sur les genoux ; son père, ce brave bourgeois qui se prête aux caprices de travestissement de son enfant chéri et prend des allures martiales sous son déguisement militaire. Plus tard, c’est Saskia dont il multiplie les images peintes et gravées ou qui lui suggère les sujets de ses tableaux. Parmi ces nombreux portraits de personnages de toute condition qui ont sollicité la faveur d’être peints par lui, quelques-uns aussi sont exécutés avec plus d’amour. Ce sont surtout des vieillards près desquels il se plaît à évoquer les souvenirs du passé ; ou bien des gens avec qui il a quelque chose à apprendre : des médecins qui lui parlent de leurs études ; des ministres ou des rabbins avec lesquels il cherche à s’éclairer sur les sujets religieux qu’il se propose de traiter ; des marchands d’objets d’art parmi lesquels il compte de vrais amis, comme Clément de Jonghe, Francen, l’orfèvre Lutma, ou le bon Coppenol, ce calligraphe un peu infatué de son talent, mais qui, pour l’affection constante qu’il a témoignée à notre peintre, a reçu de lui un nom immortel. Si parmi ces amis on ne rencontre guère de littérateurs en vue, voici en revanche des paysagistes comme Berchem, Asselyn et Jan van de Cappelle, vers lesquels un amour pareil de la nature l’a attiré. Tout ce monde si divers revit dans son œuvre, avec l’infinie variété des tempéramens, des poses, des âges, des costumes, des physionomies, et la profondeur inoubliable des expressions.

Les dessins du maître, à leur tour, nous font assister à l’éclosion de ses pensées ; à leur première apparition parfois timide et enfantine dans sa gaucherie, parfois magistrale et comme fulgurante. Nous voyons quels sujets l’ont attiré, ceux auxquels il est sans cesse revenu, ne se lassant pas de les remanier, d’en chercher et d’en trouver des acceptions nouvelles. Dessiner, c’est sa manière à lui de tenir son journal intime, car il n’aime guère l’écriture, et à part la Bible, il n’a pas beaucoup pratiqué les livres. C’est la plume ou le crayon à la main qu’il se confesse à nous, qu’il manifeste cette curiosité universelle avec laquelle il s’intéresse à tout dans la nature, tire de tout un enseignement et change à chaque instant d’étude ainsi que de procédés pour traduire sa pensée. En vérité, de tout ce qui touche à son art, il n’a rien négligé. Voyez-le dans ses premières peintures, si minutieusement scrupuleux, s’attachant à reproduire tout ce qui le frappe, les formes, les couleurs, la lumière. Sa touche est un peu grêle, son exécution très finie, ses tonalités un peu froides. Mais bientôt sa facture a gagné en largeur ; les effets comme les compositions ont pris plus d’ampleur, les colorations sont devenues plus pleines et plus savoureuses. Il a renoncé à tout rendre ; il choisit dans la réalité, sur un visage comme dans un sujet, les traits qui lui paraissent les plus caractéristiques, les plus expressifs. Il cherche ce qui est le plus simple, le plus humain. Cette gradation, est-il besoin de le dire, ne va pas sans quelques retours en arrière, sans quelques hésitations, car il est très sincère et malgré son savoir, il conserve jusqu’à la fin cette naïveté adorable qui double le prix de son talent. Mais il a trouvé et il perfectionne sans cesse ce merveilleux élément du clair-obscur qui, entre ses mains, acquiert une souplesse et une puissance extraordinaires. Grâce à lui, il peut voiler les détails insignifians, ou ne leur accorder que le degré d’intérêt qu’ils comportent, pour insister sur ce qui est essentiel et mettre en lumière ce qu’il estime le plus touchant, ce qui doit dominer.

C’est ainsi que les documens et les œuvres se réunissent pour nous faire de plus en plus pénétrer cette vie si particulière et ce talent si original ; ce cœur bon, aimant et généreux, cette âme à la fois complexe et transparente, cette nature pleine de contradictions, passionnée et faible aux entraînemens. Dans ces légèretés et même dans ces défaillances morales qui parfois confinent à une malhonnêteté inconsciente, on sent l’absence complète de volonté pour tout ce qui n’est pas son travail et son art. Mais pour cet art, au contraire, pour lui réserver tout son temps, pour s’y consacrer tout entier, il est intraitable, et bien qu’accablé d’épreuves de toute sorte, il ne faiblira jamais sur ce point. De tous ces traits épars peu à peu sa figure se dégage et nous apparaît, mystérieuse et confuse encore, mais déjà assez nette pour être perçue. A la fois précise et flottante, comme l’art de Rembrandt lui-même, cette figure semble s’animer sous nos yeux et, en dépit de ses faiblesses, le maître se montre à nous avec des séductions si puissantes qu’il faut se défendre contre elles pour conserver, avec la faculté de le comprendre, le pouvoir de le juger.


EMILE MICHEL.

  1. Orlers, Beschryving der Stad Leyden, 1641.
  2. Voir l’étude sur Baldinucci dans Oud-Holland ; VIII, 1890.
  3. Inleyding tot de Hooge School der Schilderkonst ; Rotterdam, 1678.
  4. Rembrandt’s Leben und Werke, nach neuen Aktenstücken und Gesichtspunkten geschildert, inséré dans le recueil de Fr. von Raumer : Historisches Taschenbuch ; Leipzig, 1854, p. 401 et suiv.
  5. Rembrandt, sa vie et ses œuvres, par C. Vosmaer. La première édition a paru en 1868 ; la seconde, considérablement augmentée et remaniée, en 1877.
  6. Studien sur Geschichte der hollaendischen Malerei, 1 vol. in-8o ; Brunswick, 1883.
  7. Münchner neueste Nachrichten du 9 juillet 1890.
  8. Huygens était grand admirateur de nos poètes, de Corneille en particulier, et il écrivit en tête d’une édition du Menteur, publiée par les Elzevier en 1645, deux pièces de vers : l’une en latin, l’autre en français. Corneille, de son côté, après avoir remercié Huygens dans un avertissement placé en tête de cette comédie, lui dédiait Don Sanche d’Aragon en 1650.
  9. L’autobiographie à laquelle sont empruntés ces détails se trouve à la fin d’un des manuscrits de Huygens que possède la Bibliothèque de l’Académie des sciences à Amsterdam. C’est en préparant une édition de tous les poèmes de son célèbre compatriote que M. Worp a découvert cet opuscule.
  10. Cette planche y est classée sous le n° 22, avec le titre : Homme affligé.
  11. Le tableau, du reste, a été mentionné dans son Catalogue raisonné (n° 90), par Smith, qui ne l’avait pas vu, mais qui le décrit d’après une assez mauvaise gravure qu’un artiste anglais, nommé Dunkarton, en avait faite lorsqu’il se trouvait, en Angleterre, chez I. Fanshawe.
  12. Rembrandt als Erzieher, von einem Deutschen ; Leipzig, 1890.
  13. Rembrandt und Bismarck ; Dresde.
  14. Ueber Rembrandt als Ersieher, von einem Erzieher ; Leipzig, 1891, p. 16.
  15. Le livre de M. Langbehn avait paru avant la disgrâce du prince de Bismarck.
  16. Wer ist Rembrandt ? Grundlagen zu einem Neubau der hollaendisclien Kunst-Geschichte, par Max Lautner ; Breslau, 1891.
  17. Voir notamment l’article inséré dans la Norddeutsche Allgemeine Zeitung du 28 mai 1891, article fait de main de maître et auquel nous empruntons quelques-unes des informations qui suivent.
  18. Nous en avons ici même annoncé, en son temps, la découverte. (Voir les Tableaux de corporations militaires en Hollande dans la Revue du 15 décembre 1890.)
  19. Zeitschrift fur bildende Kunst, 1891, p. 246-248.