Les Bills Mac-Kinley

Les Bills Mac-Kinley
Auguste Moireau

Revue des Deux Mondes tome 106, 1890


LES
BILLS MAC-KINLEY

M. William Mac-Kinley doit aux deux mesures douanières, auxquelles son nom reste attaché et que votait l’an dernier le congrès de Washington, d’être devenu subitement un des hommes les plus célèbres du temps présent. Jusqu’alors sa gloire, même aux États-Unis, avait été toute locale. L’État d’Ohio, dont il représentait un district au congrès, était fier de lui, mais la nation dans sa généralité (the people at large) ne le connaissait guère.

Il avait paru cependant sur la scène nationale, en 1888, lorsque la grande convention des républicains se réunit à Chicago pour choisir (to nominate) le candidat du parti à la présidence de l’Union. M. William Mac-Kinley fut lui-même un des aspirans à la nomination[1]. Mais ce qui le mit surtout en relief fut qu’il présida le comité chargé de rédiger et de présenter à la convention la plat-form du parti. A onze heures du matin, le 21 juin, il monta sur l’estrade et donna lecture du programme républicain. Lorsqu’il prononça la fameuse phrase : « Nous sommes absolument (uncompromisingly) en faveur du système américain de la protection, » des applaudissemens frénétiques éclatèrent ; toute la convention (un millier de délégués) se trouva debout, acclamant l’orateur ; les bannières multicolores furent agitées en tous sens avec un enthousiasme délirant.

Dès lors, M. William Mac-Kinley était l’homme de la révision du tarif douanier dans le sens ultra-protectionniste. Aussi, lors de la réunion, en décembre 1889, du congrès élu en même temps que M. Harrison, le speaker, M. Thomas Reed, désigna-t-il l’ardent représentant de l’Ohio pour la présidence du comité des voies et moyens (budget des recettes) auquel incombait la charge de préparer le nouveau tarif. Lorsque les mesures annoncées virent enfin le jour, il fut manifeste que M. Mac-Kinley n’avait été que trop fidèle à la déclaration de 1888. Il avait dit : uncompromisingly. Ce qu’il donnait était bien du protectionnisme intransigeant.

Le vote de ces bills a soulevé dans l’ancien monde une tempête d’indignation, une explosion de colère. Huit mois ont passé sur cette première impression, et dans l’intervalle, le suffrage universel, en Amérique même, a frappé d’une disgrâce inouïe le parti républicain, endosseur de la politique inspiratrice du tarif. Une énorme majorité du peuple des États-Unis a prononcé la condamnation des tendances et des formules économiques qui s’étaient incarnées dans M. Mac-Kinley. On peut donc juger impartialement aujourd’hui cette législation douanière extraordinaire, qui devait fermer aux marchandises européennes le marché des États-Unis et qui n’a en réalité fait de mal jusqu’ici qu’aux États eux-mêmes et à la masse des consommateurs

I

Les deux bills Mac-Kinley ont été, avec le Silver bill, auquel la Revue des Deux Mondes a consacré une magistrale étude en mars dernier, l’occupation principale du 51e congrès, dans sa longue session, commencée en décembre 1889 et qui ne s’est terminée que le 1er octobre 1890, cinq jours avant la mise en application du nouveau tarif douanier.

Une autre mesure, très importante également, a pris encore une part de l’attention des législateurs de Washington, le bill pour les élections fédérales, désigné familièrement sous le nom de Force bill ou Lodge bill, selon que l’on voulait indiquer sa signification ou son auteur, et qui avait pour objet de transférer, des autorités locales aux agens du pouvoir central, le contrôle sur les élections fédérales dans les États. Le parti républicain, qui ne peut arriver à faire passer qu’une infime minorité de ses partisans dans les États du Sud pour les élections destinées à la formation de la chambre fédérale des représentans, voulait, en s’emparant de la direction effective des opérations électorales, modifier un état de choses si menaçant pour la continuation de sa prépondérance politique dans l’Union. L’admission de six États nouveaux, tous du Nord, et par conséquent, tous présumés favorables au parti républicain, n’avait pas eu d’autre objet ; mais il lui fallait encore, au risque de fausser tout le mécanisme constitutionnel américain, s’assurer la possibilité d’imposer aux États du Sud, par la manipulation du vote des nègres, un nombre de représentans suffisant pour constituer au parti une inébranlable majorité.

Les chefs républicains ont dû toutefois abandonner la réalisation de cette partie purement politique de leur programme. Le concours de quelques démocrates leur était nécessaire pour la clôture de la discussion du tarif. Ils durent sacrifier le Force bill au succès de la législation douanière, comptant reprendre l’œuvre dans la session de décembre 1890 à mars 1891. Écrasés en novembre sous le coup de massue d’une défaite électorale sans précédent, il leur a fallu renoncer définitivement à forger une arme devenue inutile.

Revenons aux deux bills Mac-Kinley et au Silver bill, c’est-à-dire à la partie économique de la législation républicaine de 1890. Lorsqu’en 1888 ont été élus ensemble le président, M. Harrison, et le cinquante et unième congrès, les articles essentiels du programme (leading planks of the platform) étaient : le vote d’une loi plus libérale que le Bland Act de 1878 sur le monnayage de l’argent et l’accroissement du volume de la circulation monétaire ; le vote d’un tarif plus complètement protectionniste que le tarif douanier en vigueur depuis 1883.

La partie monétaire du programme fut assez promptement expédiée. Le Silver bill était en effet voté dans les premiers mois de 1890. Il doublait à peu près le montant des achats obligatoires d’argent métal par le trésor et devait, dans la pensée de ses promoteurs, produire une telle hausse dans les prix du métal que celui-ci reprit à peu près intégralement son ancienne relation de valeur avec l’or. La hausse s’est produite, en effet, tout d’abord, mais l’argent fin afflua de divers pays sur un marché où se trouvait un si puissant acheteur, et la spéculation, débordée, dut laisser retomber le métal blanc aux environs de ses plus bas cours. C’est une expérience manquée.

La solution de la question douanière se fit plus longtemps attendre que celle du problème de la circulation. Des efforts inusités d’éloquence se sont dépensés pendant de longs mois à la chambre des représentans et au sénat, à propos des deux bills présentés par le comité Mac-Kinley, surtout à propos du deuxième projet visant la refonte du tarif. Le 10 juin, enfin le premier bill fut définitivement voté. Il avait pour objet une révision des « règlemens pour l’administration des douanes. » Il se présentait avec une dénomination modeste : bill pour simplifier les lois relatives au recouvrement des taxes ; tel est le titre que lui donne la traduction qu’en fit faire chez nous en juillet dernier le ministre compétent pour l’adresser à nos chambres de commerce.

Avant même que cette pièce tout à fait remarquable de législation économique fût connue dans toutes ses clauses, le peu que l’on en avait appris par les dépêches plongeait le commerce européen dans une grande stupeur. Le bill aurait pu avoir comme épigraphe : tous les fabricans européens qui envoient des marchandises aux États-Unis sont des malfaiteurs ; tous les commissionnaires et consignataires qui, dans les ports des États-Unis, aident à l’introduction de ces marchandises, sont des scélérats. Nous n’exagérons rien. Des pénalités comme celles qu’édicté ce bill, amendes de 5,000 dollars et deux ans d’emprisonnement, ne peuvent évidemment viser que des scélérats et des malfaiteurs et non d’honnêtes négocians, alors même que ceux-ci eussent commis des erreurs de déclaration.

« A considérer les bills Mac-Kinley, dit un journal américain, non pas dans leur portée économique abstraite, dans la relation qu’ils peuvent avoir avec les données admises et les principes reconnus de la science économique, mais dans la contexture de la plupart de leurs clauses, et dans les intentions apparentes qui s’accusent dans mille détails de la rédaction, il semblerait que la majorité de la chambre des représentans et du sénat, de cette législature du pays le plus riche et le plus prospère du monde entier, se soit exclusivement inspirée de cette pensée étrange que l’importation de marchandises étrangères est un trafic immoral, et que les négocians qui s’y livrent, fabricans dans les pays d’origine et importateurs à New-York ou à Philadelphie, sont ipso facto ou sont bien près d’être des criminels. »

Il faut dire, à la décharge des auteurs du bill sur la réglementation des douanes, que le gouvernement fédéral était avisé depuis des années qu’il se commettait, à l’entrée des marchandises, des fraudes colossales, infligeant au trésor des pertes que l’état de prospérité des États-Unis leur permettait de supporter sans trop d’impatience, mais qui n’en étaient pas moins des

L’objet essentiel du bill est de prévenir les fausses déclarations sur la nature et sur la valeur des marchandises. On ne saurait blâmer le trésor américain de ne plus vouloir se laisser voler, mais on se demande avec un étonnement profond à quel point les choses ont dû arriver, pour que le législateur ait cru devoir imaginer, en vue de le protéger, un pareil réseau de formalités obligatoires, établies sous la sanction de peines d’une sévérité inconnue jusqu’ici du monde civilisé en matière douanière. Les détails du bill importent peu, sauf aux négocians qui ont à expédier des marchandises en Amérique et pour lesquels une lecture attentive du document est indispensable. À l’observateur désintéressé il suffit de constater que l’expéditeur est obligé de se lier, au moment du départ de sa marchandise, par des déclarations et des attestations d’une netteté qui laissent difficilement prise à la supercherie. Lorsque la marchandise est arrivée au port d’entrée, elle est soumise ainsi que les déclarations qui l’accompagnent à l’examen d’experts institués par la loi nouvelle et investis de pouvoirs que l’on avait à tort considérés comme absolument discrétionnaires. Ces experts jugent si les déclarations sont exactes ou suffisamment approximatives. S’ils constatent un désaccord entre l’état de la marchandise et les déclarations attachées, surgissent les pénalités, confiscations, amendes et prison. Mais l’importateur n’est point condamné sans appel par les experts. Il a recours contre leurs décisions devant les tribunaux ordinaires qui peuvent déterminer des contre-expertises et même autoriser le pourvoi devant la cour suprême.

Ce qui, dans ce bill, a excité un si vif courroux du monde commercial européen est avant tout la barbarie du système répressif qui y est édicté et qui semble hors de proportion avec la gravité des délits prévus. On oublie un peu la cause très sérieuse qui a provoqué l’adoption de pareilles mesures, pour n’en voir que l’aspect extérieur, qui en fait une sorte de factum de haine contre la production étrangère. Le bill en résumé est un chef-d’œuvre d’expédiens tracassiers pour décourager l’importation.


II

Le second, le vrai bill Mac-Kinley, celui qui a conquis à son promoteur une notoriété universelle, le bill du tarif, a été voté à la fin de septembre 1890 et mis en application le 6 octobre. Longtemps les démocrates ont retardé le vote final, usant de toutes les facilités d’obstruction que les usages parlementaires offrent aux minorités dans le congrès de Washington. Peut-être même eussent-ils réussi à empêcher le passage du bill si, dès le début de la session, le speaker de la chambre des représentans, M. Reed, un compatriote de M. Blaine, un homme du Maine, Yankee énergique, entêté, puissant de corps et de volonté, n’eût imaginé une nouvelle forme de clôture des débats contre laquelle les protestations les plus vives ont été vainement élevées pendant toute la durée du 51me congrès. La minorité avait l’habitude, lorsqu’elle voulait empêcher un vote d’aboutir, de s’abstenir au moment de la division, de façon que le quorum, c’est-à-dire le nombre valable de députés votans, ne pût être atteint. M. Reed prit alors le parti de compter parmi les abstentionnistes un nombre de membres suffisant pour composer avec les votans le quorum voulu, qui est la majorité de toute la chambre. Les réclamations les plus ardentes laissèrent M. Reed insensible, et la minorité dut user d’un stratagème. Dès qu’un vote était annoncé, les démocrates se retiraient précipitamment de la salle, pour que le speaker ne pût les compter. M. Reed fit requérir les récalcitrans ; il alla même jusqu’à ordonner la fermeture des portes au moment d’un vote. Certains démocrates sautèrent alors par les fenêtres, au mépris de la dignité de la chambre. Il en restait cependant assez dans la salle, pour que le speaker pût avoir souvent son quorum. Les épithètes malsonnantes, par lesquelles les démocrates stigmatisèrent les usurpations dictatoriales d’attributions de ce président « aux allures de tsar, » ne le firent pas dévier un instant de l’application de son énergique règlement, et M. Mac-Kinley, grâce à lui, eut la satisfaction de voir son bill voté par la chambre, puis par le Sénat, après une session de neuf mois.

Les procédés à l’aide desquels a été obtenu du congrès le vote du bill Mac-Kinley sont donc au moins aussi extraordinaires que peut paraître le bill lui-même. Porté, après maintes péripéties, de la chambre au sénat, le bill subit dans la haute assemblée d’importantes modifications, notamment en ce qui concernait la section des sucres. De plus, le sénat adopta un amendement de M. Aldrich, aux termes duquel le président des États-Unis est autorisé à conclure avec les nations étrangères des conventions de réciprocité, et, pour cet objet, à supprimer ou à surélever, à son gré, à l’égard de telle ou telle nation, les droits sur le sucre, les mélasses, le thé et les peaux.

Un des membres les plus distingués de la majorité républicaine du sénat, M. Evarts, démontra sans peine que ce transfert, du congrès au président, du droit d’établir des taxes était contraire à la constitution. Il proposa d’autoriser seulement le président, lorsqu’il jugerait inique et déraisonnable l’action de telle ou telle nation à l’égard des produits américains (lisez : le bétail sur pied et les conserves de porc dont l’Angleterre, l’Allemagne et la France s’obstinent à refuser l’entrée), à communiquer au congrès les faits dont il aura constaté l’existence « afin que le congrès puisse établir tels droits qu’il jugera opportuns sur les articles ci-dessus désignés, déclarés francs de droit par le nouveau tarif, en raison du défaut de réciprocité de la part de ladite ou desdites nations étrangères. »

Rien n’était plus raisonnable, plus conforme au droit constitutionnel que cet amendement à la proposition Aldrich. M. Evarts ne fut cependant soutenu que par deux de ses collègues du parti républicain, et le sénat décida, par 34 voix contre 30, l’abdication du congrès, entre les mains du président de l’Union, de sa prérogative essentielle d’établissement des taxes.

Dans ces conditions, la chambre des représentans, lorsque le bill Mac-Kinley lui revint le 15 septembre, ainsi amendé, avait bien quelque raison d’examiner de près ce que l’on proposait à son approbation. Mais le speaker autocrate, M. Reed, ne l’entendait pas ainsi. Il n’accorda que deux heures pour la discussion de toute la question du tarif et ne permit pas de voter séparément sur chacun des amendemens du sénat. Il fallut passer au scrutin sur l’acceptation en bloc ou sur le rejet de tous les amendemens à la fois et sur le renvoi du bill à un comité de conférence. C’est à ce dernier parti que la majorité donna la préférence. Le bill, revenu du comité de conférence, dut à son tour être accepté ou rejeté dans son ensemble ; il fut accepté. En fait, la chambre n’eut aucune occasion d’exprimer son opinion sur la clause de réciprocité, sur celle des sucres ou sur tout autre amendement du sénat. Quant au comité de conférence, il avait docilement enregistré les décisions dictées par le speaker. « Pratiquement, dit The Nation, à propos de cet escamotage de discussion, la volonté du speaker a été substituée à l’action de la chambre. Alors pourquoi retenir à Washington 329 représentans ? »

Le tarif Mac-Kinley, sorti de ce long travail d’élaboration, est le tarif le plus protectionniste qu’ait jamais voté un congrès aux États-Unis. Lorsqu’on recherche les causes de l’animosité singulière que révèle l’ensemble de cette législation contre les importations de marchandises de l’étranger, on en trouve d’abord une qui n’a rien d’honorable : le contrat passé au moment de l’élection présidentielle de 1888 entre les leaders du parti républicain et la phalange des grands industriels qui allaient fournir le nerf de la guerre. Les manufacturiers donnant des millions pour la campagne électorale, les chefs républicains ont promis la protection à outrance afin que les manufacturiers pussent recouvrer sur la masse des consommateurs le montant des avances faites au parti. Le bill Mac-Kinley a été ainsi le paiement de la traite souscrite aux grands industriels au nom du parti républicain.

En dehors de cette explication, que les journaux démocrates ont répétée à l’envi et sur tous les tons, et qui n’est que trop vraisemblable dans une certaine mesure, il y a cependant d’autres motifs à découvrir, plus nobles, plus désintéressés. Le bill Mac-Kinley a été aussi le couronnement d’une longue série d’efforts, longtemps légitimes, pour émanciper l’industrie américaine de toute dépendance à l’égard de l’ancien monde. Le protectionnisme est une tradition invétérée de la politique américaine. Il est contemporain de la création même de la république des États-Unis. Le premier congrès était à peine réuni sous l’empire de la constitution de 1789, que le financier Hamilton, l’organisateur fécond et puissant du nouveau gouvernement, proclamait la nécessité de protéger les premiers pas de l’industrie indigène. Il fallut plus tard protéger l’enfance, déjà plus développée, de cette industrie, puis sa jeunesse et sa vigoureuse expansion. La vieille haine de la population américaine contre les taxes directes, dites intérieures, s’accordait avec cette vue économique ; on s’habituait à ne demander qu’aux droits à l’importation les revenus nécessaires à la marche du gouvernement. Lorsque vint la guerre civile, c’est la protection qui dut pourvoir aux charges écrasantes de la lutte. La paix rétablie, et les taxes intérieures supprimées ou réduites, on demanda encore au tarif protecteur les milliards qui ont été consacrées au remboursement de la dette. Les droits étaient énormes ; mais si élevés qu’ils fussent, on ne parvenait pas à les rendre prohibitifs ; l’industrie américaine avait démesurément grandi et progressé, elle avait créé des merveilles, elle rivalisait d’audace et de puissance avec celle des premières nations manufacturières de la vieille Europe, et cependant l’Europe continuait à inonder les États-Unis de ses produits[2]. C’était donc que les droits n’étaient pas encore assez protecteurs : il fallait en finir avec cette concurrence de l’ancien monde, abaisser les barrières pour les produits que les États-Unis ne peuvent donner, et surélever encore les droits pour tous les articles étrangers susceptibles de venir disputer le marché américain à la fabrication similaire américaine.

Cet effort, c’est tout le bill Mac-Kinley. Le but visé, on l’a proclamé bien haut, c’est non pas la protection, mais la prohibition. La protection poussée à outrance, poussée à l’absurde, c’est, après tout, le système américain dans son véritable esprit, dans sa tendance obstinée, porté à son plus haut point d’énergie et d’efficacité. C’est la doctrine de Monroe sur le terrain économique, la pensée dominante du Yankee qui veut défendre son domaine contre les produits étrangers, comme il entend le défendre contre les immigrans de toute origine, contre l’invasion de l’Allemand, du Polonais, du Bohémien, de l’Italien, du Slave, contre l’infiltration de la race jaune, contre le développement, effrayant par ses perspectives lointaines, de la race noire, legs terrible du fléau de l’esclavage. Il y a bien de la sauvagerie dans cet exclusivisme national qui va droit au but sans voir les obstacles, sans deviner les périls. M. William Mac-Kinley et ses collègues, dans leur croisade contre la concurrence des marchandises du dehors, ne se sont pas dit que, si les États-Unis cessaient d’acheter à l’Europe, ils risquaient fort de ne plus lui vendre bientôt ni coton, ni blé, le commerce ne vivant que d’échanges. Il a fallu que M. Blaine le vît pour eux et parât, au dernier moment, aux absurdités trop manifestes du bill, par l’introduction de sa clause de réciprocité à l’aide de laquelle tomberont peu à peu tant de barrières artificielles.

Mais il y a aussi quelque grandeur dans cette conception d’une Amérique complètement indépendante, prétendant n’avoir plus rien à demander à l’Europe et se suffisant à elle-même avec les produits infiniment variés de son immense territoire. Il faut entendre sur ce point M. Mac-Kinley, lui-même, parlant de son bill, au lendemain même du soufflet donné au parti républicain par le suffrage universel, alors que ses propres électeurs l’ont renié dans l’Ohio, où cependant, en octobre, après la séparation du congrès, il avait fait une rentrée triomphale. Sa défaite ne l’a ni abattu ni désabusé. Il la regarde comme un accident passager. Déjà il prépare sa candidature au poste de gouverneur de l’Ohio, et on affirme qu’il sera un des postulans de 1892 pour la présidence. Le 13 février dernier, à Toledo, un banquet lui est offert par la ligue républicaine de l’Ohio : il y tient ce langage où des choses excellentes et sensées sont si curieusement mêlées à des choses absurdes et chimériques :


La victoire des démocrates a démontré l’existence d’une association contractée entre les chefs libre-échangistes du parti aux États-Unis et les hommes d’État et les classes gouvernantes de la Grande-Bretagne. C’est une alliance puissante, une combinaison résolue et agressive… Ces alliés combattent pour la même cause antipatriotique, ils sont engagés dans la même croisade contre nos industries ; ils se réjouissent ensemble de leur commune victoire. Ils ont fait la guerre au travail américain et aux salaires américains, conspiré contre la vie industrielle de la nation, porté un coup à la république américaine. Est-il étonnant, dans ces conditions, que le chef de nos libre-échangistes, M. David Wells, du Connecticut, se soit cru contraint d’aviser ses associés de l’autre côté de l’Atlantique, d’être plus circonspects dans leurs démonstrations de joie ?

L’invention de machines perfectionnées et de procédés nouveaux, suscitée par nos conditions industrielles et rendue possible par nos lois protectrices, a amélioré les produits de nos manufactures et placé les articles de confort et de nécessité à la portée des masses, sans aucune diminution des récompenses de leur travail. Trente années de protection nous ont amenés du plus bas au plus haut rang du progrès industriel, ont donné à notre agriculture un marché national sans rival sur la surface du globe…

Nous avons des vêtemens bon marché ; ils sont tissés ici, la laine a. été produite ici, la main-d’œuvre nécessaire a été employée ici, les machines ont été fabriquées ici, les salaires payés ici, le prix d’achat est resté ici : tous ces élémens contribuent au bien-être et à la prospérité du peuple…

Qui a raison, du gouvernement anglais ? dont les colonies et les-dépendances, à l’exception de deux seulement, ont des tarifs protecteurs, non-seulement applicables aux autres nations, mais dirigés contre l’Angleterre elle-même ; ou du reste du monde civilisé ?

Faisons l’appel des nations. Du côté de la protection, l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, le Mexique, le Canada, l’Amérique du Sud, le Portugal, le Danemark, la plus grande partie de l’Australasie, la Suisse, l’Autriche-Hongrie, la Suède et la Norvège, les États-Unis.

Qui trouvons-nous contre la protection ? La Grande-Bretagne, la-Nouvelle-Galles du Sud, la Nouvelle-Zélande.

Pour la protection, 430 millions d’êtres humains ; contre la protection, 38 millions de Britons, auxquels il faut ajouter ces Américains-dont le nombre est inconnu, qui, vivant sous notre drapeau, semblent en suivre un autre.


M. Mac-Kinley en veut surtout à ce mot d’ordre des libre-échangistes : le bon marché des marchandises. Il ne veut pas qu’en Amérique s’établisse le règne du bon marché. Avec MM. Blaine et Lodge, il répète : cheap goods, cheap men, rapprochement ingénieux de mots aussi brefs qu’expressifs, mais puéril en fait, sans signification, puisque la seule signification qu’on lui pourrait attribuer est celle-ci, qui est absurde : là où les marchandises sont bon marché, les hommes ne valent pas cher.


Nos réformateurs du tarif ne rêvent que vêtemens et chaussures à bon marché. Nous autres, nous voulons aussi le bien-être des travailleurs qui font ces vêtemens et ces chaussures, qui produisent la laine et le tissu, les peaux et le cuir. Le bon marché, qui se paie au prix de la réduction de la main-d’œuvre nationale, est une cherté extrême ; c’est la plus coûteuse des transactions, le moins profitable des échanges. Le pays le moins prospère est celui où le bon marché des denrées n’est obtenu que par l’avilissement des salaires.

Nous ne chicanons pas l’Angleterre sur son système fiscal. Elle est libre d’adopter celui que ses hommes d’Etat considèrent comme le mieux approprié à son bien-être. Chaque nation doit fixer sa propre politique domestique, chacune est souveraine dans cette sphère et ne doit supporter aucune intervention extérieure. Nous exerçons ce droit fondamental pour nous-mêmes, repoussant toute intrusion du dehors, et nous accordons aux autres nations ce même droit de ne supporter aucune intrusion de notre part. Nous croyons que le système américain est le mieux adapté à notre régime politique et à notre civilisation, et nous sommes soutenus dans cette croyance par la succession des plus hautes autorités américaines, depuis George Washington, à travers une expérience déjà séculaire.


III

Les manifestations de mécontentement auxquelles a donné lieu en Europe le vote des deux bills étaient d’autant plus exagérées et hors de propos qu’elles émanaient de pays tous ou à peu près déjà protectionnistes ou disposés à se rallier au système de la protection. L’Angleterre seule, en sa qualité de nation libre-échangiste, était sérieusement fondée à se plaindre du sort préparé à ses manufacturiers par le cousin Jonathan. Encore allait-on trop loin dans certaines assertions qui attribuaient à la nouvelle législation douanière des États-Unis une intention d’hostilité réfléchie et consciente contre la Grande-Bretagne. Il est clair que les auteurs du bill ont voulu fermer la porte aux produits manufacturés étrangers. Pendant plusieurs mois, le congrès a travaillé à donner satisfaction, par un enchevêtrement extraordinaire de compromis et de compensations, à toutes les industries indigènes qui sont venues successivement faire retentir les couloirs du Capitole de leurs doléances, ou mieux de leurs exigences, et réclamer une protection. Les droits ont été élevés au point où on devait les supposer prohibitifs, dans tous les cas où il s’agissait d’articles de production générale aux États-Unis. Les négocians et les usiniers d’Europe peuvent regretter qu’un esprit aussi outré d’exclusivisme règne chez leurs confrères américains ; mais était-il raisonnable que ce regret affectât le ton de l’indignation ? En quoi l’Amérique manquait-elle à ses devoirs envers l’Europe ? N’était-elle pas libre de relever son tarif, aussi bien que la Russie, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche et la France ? Les grandes colonies anglaises, le Canada, l’Australie, n’en avaient-elles pas fait autant à l’égard de la métropole ?

Sans doute, les États-Unis dépassaient toute mesure. Il ne s’agit plus, disait-on, d’un tarif, mais d’une muraille de Chine, d’une rupture voulue des relations commerciales, d’une sorte de blocus de l’ancien monde. A supposer que tout cela fût réel, on pouvait estimer que le congrès faisait de la mauvaise politique économique, que son œuvre ne serait pas viable, qu’elle serait néfaste à l’Amérique elle-même. On ne pouvait nier, en tout cas, que le congrès n’eût fait de la politique américaine, ce que nul n’avait le droit de lui reprocher. Les États-Unis réglaient à leur gré leurs affaires fiscales, et l’Europe avait mauvaise grâce à ressentir l’exercice de cette liberté comme une insulte, parce qu’il contrariait ses intérêts.

Pendant quelques semaines, cependant, l’émotion a été extrême. Des cris d’alarme avaient été déjà poussés, en France et ailleurs, lorsque les chances d’adoption du bill avaient paru devenir sérieuses. Les colères se sont encore plus vivement déchaînées après que le nouveau tarif eut été mis en vigueur, le 6 octobre. Des voix s’élevèrent de tous côtés pour réclamer des gouvernemens européens des mesures de représailles. Les libre-échangistes dénoncèrent non-seulement l’énormité des nouveaux droits, mais encore le caractère draconien, presque sauvage, des règlemens du Customs administration bill. En Angleterre, en Allemagne, en Autriche, au Canada, tout ce qui produit, fabrique, travaille pour l’exportation, se sentant menacé, se proclama d’avance ruiné. Il semblait que l’Union américaine, qui n’avait fait que pousser à l’extrême l’application de ses propres principes, eût commis une violation du droit international, un crime contre la civilisation.

Les protectionnistes de tous pays, même les nôtres, ont fait chorus avec les libre-échangistes. A l’Amérique mettant à l’index les marchandises européennes, ils proposèrent de répondre par une union douanière de l’ancien monde, une fédération économique d’États supprimant entre eux ou atténuant les droits d’entrée pour les produits les uns des autres et s’entourant tous ensemble d’une ceinture de prohibition contre tous les produits américains. La France fut sollicitée de prendre la direction du mouvement et l’initiative de la constitution de cette ligue douanière. Elle n’en fit rien, fort heureusement. Quel marché de dupes nous eussions passé si le gouvernement français s’était laissé engager dans une telle aventure !

Le bill Mac-Kinley est en vigueur depuis plusieurs mois, tout ce bruit est tombé : les exportations d’Europe aux États-Unis ne paraissent pas avoir subi une diminution bien sensible. Il est aisé de voir que les mesures de représailles que nous aurions été tentés d’adopter seraient retombées sur nous-mêmes. Avant d’en chercher la preuve dans le détail de nos échanges commerciaux avec les États-Unis, examinons ce qu’est le bill tant critiqué et quelles modifications essentielles il introduisait dans l’ancien tarif américain, le tarif révisé de 1883, déjà si protectionniste.

Les caractères généraux du bill Mac-Kinley sont : l’augmentation des droits sur les produits manufacturés, le maintien au taux précédent, l’abaissement ou même la suppression complète des droits sur les matières premières, exception faite pour la laine et les produits de ferme. On peut juger de l’esprit du bill en examinant avec soin les chiffres suivans, qui résument l’influence que pourront exercer les changemens du tarif sur le produit des douanes Américaines.

En 1889, les droits d’importation ont donné un revenu total de 161,408,846 dollars. Le tarif Mac-Kinley fait passer sur la liste des marchandises entrant en franchise un ensemble de produits ayant payé 60 millions de dollars. De plus, une certaine réduction de droits a été effectuée sur divers articles. S’il n’y avait pas eu, d’autre part, une augmentation, le revenu douanier tomberait au-dessous de 100 millions de dollars. Si l’on tient compte des accroissemens adoptés, le revenu, à supposer que les quantités de marchandises importées restent les mêmes, s’élèvera à 200 millions environ. Les droits ont donc été en moyenne doublés[3].

Entrons un peu plus avant dans l’examen du bill. Les marchandises frappées de droits sont réparties, dans le tarif Mac-Kinley, en quatorze classes distinctes, subdivisées elles-mêmes en quatre cent quarante-sept chapitres, dont un grand nombre contiennent plusieurs sections. D’une manière générale, les droits n’ont été que faiblement élevés sur les produits chimiques, la poterie, la céramique, la cristallerie, le bois brut et les bois ouvrés, les cotonnades. Ils ont été largement augmentés sur les métaux, le tabac, les produits agricoles, la laine brute et manufacturée. L’établissement des droits sur les produits de ferme a eu pour objet d’apaiser les populations rurales de l’ouest. La taxe sur la laine brute a été exigée par la classe très influente des producteurs de laine. Le sud a réclamé la taxe protectrice sur le tabac. Comme la suppression-des droits sur le sucre était un coup terrible pour les propriétaires-de plantations sucrières, on l’a atténué par l’ajournement de la mise en vigueur de la clause de suppression au 1er avril 1891 et par l’établissement d’un système de primes destinées à compenser la perte de la protection. La première classe des produits frappés, produits chimiques, huiles.., présente peu de modifications. En 1889, la valeur totale des importations de cette classe a été de 15 millions de dollars-environ, les droits perçus ont été un peu inférieurs à 4 millions 1/2. Avec les nouveaux droits, la perception, à quantités égales, atteindra exactement 4 millions 1/2.

Les droits ont été légèrement augmentés sur les 18,420,000 dollars de marchandises entrées en 1889 sous la classe II du nouveau tarif, poterie, verrerie…

La classe III, métaux bruts et manufacturés.., représente 50 millions de dollars de marchandises importées et 19,239,000 dollars de droits payés en 1889. Le tarif Mac-Kinley double à peu près le montant des droits et en élève ainsi la moyenne de 40 à 80 pour 100. L’étain, à partir du 1er juillet 1891, paiera 2.2/10 cents par livre au lieu de 1 cent, taux précédent, et l’objet de cette énorme augmentation de 3/1.69 pour 100 à 76 1/4 pour 100 ad valorem est, non plus, comme pour le reste, de protéger une industrie existante, mais bien de créer de toutes pièces une industrie nouvelle.

La prétention a été jugée outrecuidante en Angleterre, où le nouveau droit sur l’étain est une très grosse menace pour les mines et l’industrie du pays de Galles. Est-elle vraiment outrecuidante ? et ne lisons-nous pas dans nos manuels d’histoire : « Colbert voulut que la France pût se suffire à elle-même, et, pour donner le temps à notre industrie de grandir, il la mit sous l’abri d’une protection salutaire. Le système protecteur nuit à une industrie développée, mais est indispensable à une industrie naissante ? » Cette dernière assertion s’applique assez bien à la pensée de créer aux États-Unis une industrie de l’étain ; peut-être M. Mac-Kinley aurait-il pu méditer avec fruit la première : « Le système protecteur nuit à une industrie développée. » Il semble que l’industrie américaine n’est plus dans l’enfance, qu’elle est même déjà grandelette.

En 1889, les États-Unis ont importé de l’étain pour une valeur de 21 millions de dollars (327,000 tonnes ou 728 millions de livres anglaises de 450 grammes), et cette importation a payé à la douane 7,279,000 dollars. La même quantité, importée à l’avenir, paierait annuellement, à partir du 1er juillet 1891, plus de 16 millions de dollars. En général, les augmentations.de droits de la classe III affectent principalement l’industrie anglaise, les fabriques de Sheffield comme les mines d’étain du pays de Galles. En 1889, l’Angleterre n’a pas exporté pour moins de 150 millions de francs aux États-Unis en 1ers bruts ou ouvrés de toute sorte. Les produits de coutellerie sont presque doublés.

La classe IV, bois bruts et bois ouvrés, laisse les choses à peu près en l’état. Il y a diminution sur les bois bruts ou de charpente, de légères augmentations sur les produits travaillés.

La classe V présente des modifications d’une grande importance. Tout le sucre jusqu’à la marque hollandaise 16, soit tout le sucre brut, passe de la liste des denrées imposées à celle des marchandises admises en franchise ; le sucre raffiné paiera 1/2 cent par livre. Ainsi se trouve supprimée d’un trait de plume, pour la douane américaine, une recette qui, dans les dernières années, atteignait de 50 à 55 millions de dollars par an, payés par les consommateurs de sucre. La consommation du sucre aux États-Unis s’élève à environ 460 millions de francs, dont 200 millions fournis par Cuba, GO millions par les îles Hawaï, 50 millions par la Jamaïque, 29 millions par l’Allemagne, le reste par le Brésil, la Guyane, les îles Philippines, Porto-Rico, Java, la Belgique. Jusqu’ici, le sucre des îles Hawaï entrait seul en franchise aux États-Unis, par suite du traité du 30 janvier 1875. Désormais, les sucres de toute provenance jouissent du même privilège à partir du 1er avril 1891.

Seulement, l’article 3 de la loi du tarif Mac-Kinley autorise le président des États-Unis à rétablir, à partir du 1er janvier 1892, des droits d’entrée sur les calés, les thés, les sucres, les mélasses et les peaux, admis maintenant en franchise, et provenant de pays avec lesquels le secrétaire d’État n’aura pu conclure des arrangemens de réciprocité assurant à certains produits américains l’admission soit en franchise, soit avec réduction de droits.

La suppression du droit sur le sucre va accroître dans une énorme proportion la consommation de ce produit aux États-Unis, qui en sont déjà le pays le plus grand consommateur du monde, absorbant 1,500,000 tonnes par an. La réduction équivaut à un abaissement de prix de 250 francs par 1,000 kilogrammes.

Les droits sur le tabac, classe VI, sont à peu près doublés. Il s’agit surtout de protéger une industrie spéciale, celle de la feuille de tabac propre à servir d’enveloppe aux cigares. Rien d’ailleurs, dans le tarif, ne prouve que M. Mac-Kinley ait songé à protéger les fumeurs contre les mauvais cigares. Les droits payés sous la classe VI ont été de 11,194,000 dollars. Ils sont portés, à quantités égales, à 20,948,000 dollars. Afin de prévenir les plaintes trop légitimes du consommateur, on a compensé ces élévations de droits à l’entrée par la suppression de toutes taxes intérieures sur le tabac.

La classe VII comprend les produits agricoles et objets d’alimentation. Les augmentations de droits élèvent le revenu de 11,320,000 dollars à 17 millions 1/4 pour les mêmes quantités. C’est le Canada qui est ici particulièrement visé. Tous ses produits sont frappés, orge, beurre, lait, fromage, œufs, légumes, foin, de même que ses animaux de ferme, chevaux, mules, bêtes à cornes, porcs, moutons. Comme les États-Unis exportent des quantités énormes de produits agricoles de toute espèce, il est évident que ces élévations de droits ont uniquement pour objet de supprimer, en faveur des fermiers du nord des États-Unis, la concurrence des cultivateurs canadiens, et de pousser ainsi l’opinion publique, au Canada, à l’idée d’une union politique ou simplement commerciale avec les États-Unis. C’est la politique de la carte forcée.

Les classes VIII, IX et X, spiritueux, vins… cotonnades… lin, chanvre et jute, présentent peu de changemens dans la tarification. En général, les droits sont légèrement élevés. Il en est de même dans la classe XIII, papiers, livres… et encore, dans une certaine mesure, dans la classe XII (soies et soieries), où les articles de luxe sont imposés de 60 pour 100 ad valorem, au lieu de 50 pour 100.

La classe XI est celle de la laine et des lainages. Ici, l’élévation est considérable et porte sur presque tous les articles. Il était payé environ 42 millions 1/2 de dollars de droits pour 71 millions de marchandises. L’accroissement est, en moyenne, d’au moins un tiers ; le total s’élèvera, pour les mêmes quantités, à 57 millions de dollars, et, dans beaucoup de cas, la taxe ad valorem est remplacée par des droits spécifiques, moins propres, paraît-il, à la fraude. Les lainages paieront 91 pour 100 au lieu de 67 pour 100 ad valorem. Sur la laine brute elle-même, le droit sera relevé de 34 à 40 pour 100, augmentation réclamée avec une extrême énergie, depuis plusieurs années, par les producteurs indigènes.

Dans la classe XIV et dernière (divers), certaines augmentations ont une grande importance. C’est là que se trouve l’élévation de droits de plus de 100 pour 100 sur les boutons de nacre, qui a fait jeter de si hauts cris en Autriche, où une industrie toute spéciale pour la fabrication de ce genre de boutons a été ruinée du coup.


IV

Voilà, en quelques traits rapides, ce qu’est le nouveau tarif américain. Avant de le maudire en ce qui nous concerne et de nous associer à de vains projets de représailles, demandons-nous s’il nous est vraiment nuisible et quel dommage il peut porter à nos exportations aux États-Unis.

Nous avons exporté en ce pays, en 1888, pour 382 millions de marchandises, et, en 1889, pour 400 millions. Ces exportations se composent surtout de soieries, tissus, passementeries et rubans, de lainages, de tissus de coton, de bimbeloterie, de vins, etc. Les tissus de laine et quelques cotonnades sont frappés, par le nouveau tarif, de surtaxes très élevées, mais il n’en est pas de même pour nos soieries, qui composent la majeure partie de nos expéditions en Amérique, et surtout pour les articles de Paris et les vins. Les aggravations du bill Mac-Kinley ne nous atteignent donc que très faiblement par comparaison avec le traitement qu’il fait à l’Angleterre pour ses lainages et ses produits métallurgiques, ainsi qu’à l’Allemagne, qui avait pris l’habitude de vendre en moyenne chaque année à l’Amérique pour 400 millions de francs de marchandises médiocres, mais de très bas prix, pour lesquelles une surtaxe de 50 à 100 pour 100 équivaut à une prohibition presque absolue.

Au cas où, persistant à croire que le congrès de Washington a construit contre nous son tarif, nous voudrions user de représailles en portant ailleurs nos achats de marchandises, il nous faudrait prendre garde que nous avons un très grand besoin de tout ce que nous vend l’Amérique, et que ce qu’elle nous vend est déjà très fortement taxé à l’entrée dans nos ports.

En 1888, nous avons importé des États-Unis pour 269 millions de marchandises, et, en 1889, pour 320 millions, dont 138 millions de coton, 72 millions de blé et 33 de pétrole. L’Egypte et l’Inde donnent du coton, la Russie et l’Inde du blé, et on pourrait faire venir du pétrole du Caucase ; mais si nous voulions nous en tenir désormais à ces lieux de provenance, nous risquerions fort d’être insuffisamment servis et de payer, en outre, des prix fort élevés. Il est absurde d’imaginer que nous puissions édifier un système de représailles sur l’interdiction de notre marché à ces denrées de nécessité provenant des États-Unis. Les Américains riraient bien, à la pensée que nous irions, pour nous venger du bill Mac-Kinley, qui ne nous fait aucun mal sérieux, surtaxer le blé dont il va nous manquer cette année une si énorme proportion, et le pétrole, qui paie déjà à l’entrée plus de 100 pour 100.

Reste, il est vrai, la prohibition dont nous avons frappé les viandes américaines, prohibition décrétée en 1881, et qui, combinée avec les mesures analogues prises en Allemagne et en Angleterre, a bien pu froisser l’amour-propre des Américains au point de les faire abonder dans leur propre sens et de les incliner un peu plus vers le protectionnisme intransigeant, où ils penchaient déjà par une tradition séculaire. Allons-nous arguer du bill Mac-Kinley pour maintenir indéfiniment le décret du 18 février 1881 interdisant sur le territoire de la république française l’importation des viandes de porc salé provenant des États-Unis d’Amérique ? C’est au moins une politique ; mais nous ne voyons pas les raisons qui la devraient faire adopter. Le jour où les Américains auront démontré qu’ils ont pris des précautions nécessaires, aux lieux d’embarquement, pour garantir le bon état des viandes exportées, — et on sait que M. Rusk, le secrétaire de l’Agriculture, ainsi que le congrès avec son Ment Inspection bill, y ont énergiquement travaillé, — le décret d’interdiction n’aura plus de raison d’être.

À plusieurs reprises, les représentans des États-Unis à Paris en ont demandé l’abrogation. Récemment encore, en juillet 1890, M. Whitelaw-Reid la réclamait « comme un acte de justice trop longtemps différé. » L’intérêt en jeu pour les Américains est considérable. En 1878, la France avait importé jusqu’à 30 millions de kilogrammes de viandes salées américaines et 39 millions en 1880. La mesure prise en 1881, à la suite de la découverte de trichines dans quelques arrivages, devait être provisoire, et, dès 1883, le comité consultatif d’hygiène, consulté sur la question de savoir si l’on pouvait, « sans danger pour la santé publique, » lever l’interdiction, répondait par l’affirmative. Le décret, nonobstant, fut maintenu. Ce qui n’était qu’une mesure d’hygiène est devenu une habileté protectionniste en faveur de nos éleveurs. C’était du Mac-Kinley avant la lettre.

Nous pensons avoir démontré qu’il est possible, en France, de disserter avec philosophie du bill Mac-Kinley. Il n’en est pas de même en Angleterre, où l’application des nouveaux droits est un coup très sensible pour tous les grands centres industriels.

Sur un total d’exportations anglaises de 5,325 millions de francs en 1885, les expéditions à destination des États-Unis ont été de 550 millions de francs, soit un peu plus de 10 pour 100. En 1889, les chiffres correspondons étaient 6,200 millions et 750 millions de francs, et la proportion des exportations pour l’Amérique au total des exportations s’élevait à 12.2 pour 100. Sur les 750 millions, 500 environ, ou les deux tiers, se répartissent ainsi : lainages, 130 millions ; toiles, 75 ; cotonnades, 58 ; soieries, 28 ; tissus de jute, 33 ; fers, 150 ; machines, 18. Sur presque tous ces produits, l’élévation de la taxe d’entrée est considérable. Si le nouveau tarif devait leur fermer rigoureusement le marché des États-Unis, ce serait une atteinte sérieuse portée à la prospérité de Bradford, de Manchester, de Birmingham, de Sheffield, de Leeds, etc. On peut admettre qu’au moins la moitié de l’exportation anglaise aux États-Unis est affectée par le nouveau tarif. Ce n’est à tout prendre que 375 millions de marchandises sur un total de 6,250 millions de francs, soit un seizième.

Les industriels britanniques se rassurent par le raisonnement suivant : « A supposer que les nouveaux droits aient, dans la pratique, l’effet prohibitif qu’on a voulu leur donner, il faudra un long temps aux manufacturiers américains pour développer leurs industries au point de pouvoir suffire à la totalité des demandes de l’intérieur. Il y a, en outre, certaines classes de produits dont la fabrication ne serait pas rémunératrice si elle devait être limitée aux seuls besoins intérieurs. Nous produisons ces marchandises à très bon compte, parce que nous avons pour les écouler le marché du monde entier. Mais un manufacturier des États-Unis qui chercherait à les produire exclusivement pour le marché américain finirait par éprouver que, ses débouchés étant limités, il lui est impossible, même avec toute la protection que lui donne le tarif, de lutter victorieusement contre nous. »

L’élévation des droits sera en outre, dans la plupart des cas, neutralisée par la hausse des prix de toutes les marchandises protégées, résultat forcé de l’accroissement de salaires que réclameront les ouvriers comme part des bénéfices généraux de la protection, en sorte que les produits indigènes et étrangers se feront concurrence sur les marchés américains à peu près dans les mêmes termes qu’aujourd’hui.

Si le tarif produit toutefois, dans une certaine mesure, un effet prohibitif, il restera à l’industrie britannique à chercher une compensation dans l’ouverture de nouveaux débouchés. Le changement dans le courant des importations en amènera un parallèle dans celui des exportations. L’Amérique s’apercevra à ses dépens qu’en fermant ses portes aux marchandises étrangères, elle ferme également les marchés étrangers à ses propres produits. C’est là un résultat qui se produirait de lui-même, fatalement, sans qu’il soit besoin d’aucun recours à des combinaisons telles qu’une union douanière des principales nations de l’ancien monde.

Un sénateur américain, M. Daniels, avait déjà dit, au cours du débat sur le bill, l’an dernier, que, si les protectionnistes américains réussissaient dans leur projet de consigner, à la porte des États-Unis, les produits manufacturés anglais, les agriculteurs américains perdraient pour leurs produits le ticket of admission sur les marchés britanniques. C’est la même pensée qui faisait dire naguère à feu lord Granville dans une réunion du nord de l’Angleterre : « Le bill Mac-Kinley sera préjudiciable à la Grande-Bretagne, mais non dans la mesure où on l’a cru d’abord. Il sera bien plus préjudiciable à l’Amérique elle-même. Les cultivateurs en ressentiront d’abord les désastreux effets, puis les ouvriers et les artisans et bientôt les manufacturiers eux-mêmes. »

En décembre dernier, le Board of Trade Journal terminait une étude consacrée aux effets probables du bill sur le commerce anglais par les lignes suivantes : « Les alarmes de la première heure doivent être considérées comme très exagérées. Le bill Mac-Kinley causera sans doute une certaine perturbation dans le commerce général du monde, mais il n’affecte qu’une partie du commerce extérieur des États-Unis et une partie plus faible encore du commerce extérieur de l’Angleterre. Dans beaucoup de cas, les droits augmentés ou ne pourront avoir aucun effet de protection ou ne donneront pas le degré de protection espéré. On trouve ici une nouvelle preuve des difficultés intrinsèques auxquelles se heurtent les tentatives pour rendre la protection effective. Le commerce passe entre les lignes d’un tarif quel qu’il soit ; un tarif est toujours plus ou moins impuissant à assurer l’objet qu’il avait en vue. »

Si l’Angleterre pouvait avoir lieu de se plaindre du bill Mac-Kinley, le Canada avait plus de raison encore de se montrer mécontent. Certaines clauses du bill ont été très manifestement composées dans l’intention de priver la colonie anglaise de son débouché le plus rapproché pour l’excédent de ses produits ; l’hostilité contre le Dominion s’y est accusée systématiquement.

En 1866, lorsque fut dénoncé le traité de réciprocité entre le Canada et les États-Unis (The States, comme on dit à Québec et à Montréal en parlant de l’Union), le commerce extérieur du Canada souffrit sérieusement pour un temps. Dès l’année suivante, le total fléchit de 20 millions de dollars ; en trois ans, toutefois, cette perte était récupérée et le Canada réussit, en trois autres années, à porter le volume de son commerce bien au-delà du point qu’il avait atteint avant 1866. Le Canada, pour obtenir ce résultat, avait, d’un côté, cherché de nouveaux débouchés, et, de l’autre, tiré le moins mauvais parti possible du traitement désavantageux que lui infligeaient les États-Unis.

Sur le premier point, la colonie britannique est aujourd’hui en bien meilleure situation qu’il y a vingt ans pour obtenir un prompt succès. Ses communications intérieures ont fait un immense progrès. Elle a des ports sur ses côtes de l’est et de l’ouest, reliés entre eux par une voie ferrée ininterrompue, le Canadian Pacific, qui est une des merveilles du temps présent. Elle peut envoyer ses produits dans les Indes occidentales, au Japon, en Chine, dans l’Inde, en Australie et dans les archipels océaniens, comme en Angleterre et dans le reste de l’Europe. Déjà des courans commerciaux se sont établis par la nouvelle voie ; il y a quelques semaines, un magnifique bâtiment, Empress of India, inaugurait, par un voyage de Hong-Kong à Vancouver via Shanghaï et Yokohama, le nouveau service postal organisé par l’administration du chemin de fer Canadian Pacific, entre l’extrême Orient et l’Angleterre par la route de l’Océan-Pacifique septentrional.

Quoi qu’il en soit de ces perspectives de nouvelles relations commerciales du Canada, à l’est et à l’ouest, à travers les mers, avec les Chinois, les Japonais et les Australiens d’une part et les Européens de l’autre, il est évident que les relations commerciales bien plus immédiates, du nord au sud, avec les États-Unis, sur une frontière terrestre d’une étendue de plus de 4,500 kilomètres, conservent pour le Dominion une importance primordiale, et c’est ce commerce que menace le bill Mac-Kinley.

En 1889, le Canada a importé des États-Unis des marchandises et produits pour une valeur de 250 millions de francs, et d’Angleterre pour 210 millions. La même année, ses exportations ont été, pour les États-Unis, de 215 millions, et, pour l’Angleterre, de 190 millions. La moitié environ du commerce extérieur du Canada est composée d’échanges avec les États-Unis, ce qui ne saurait étonner, vu l’énorme étendue des frontières communes aux deux pays et les nombreux points de jonction de leurs réseaux de voies ferrées ou de lignes de navigation.

Un des principaux articles d’exportation du Canada aux États-Unis est le bois, dont ceux-ci ont importé pour 40 millions de francs en 1889. Or le bill Mac-Kinley n’a pas augmenté et a plutôt abaissé le droit d’entrée du bois brut. Les transactions seront surtout entravées pour les œufs, le foin, le charbon, le poisson, les moutons, les chevaux, que le Canada vendait aux États-Unis. Il faut cependant tenir compte d’abord de la contrebande qu’il sera bien difficile d’atteindre sur de si vastes espaces. De plus, la proportion dans laquelle sera réduite l’entrée de ces produits aux États-Unis sera en raison inverse de l’intensité de la hausse déjà commencée dans les prix de toutes choses en Amérique depuis l’application du bill Mac-Kinley. A un certain degré, en effet, cette hausse détruirait tout effet prohibitif du tarif, et les Américains supporteraient seuls tout le poids de charges qu’ils ont si ingénieusement inventées.

Le Canada ne doit pas oublier non plus qu’il n’est pas lui-même sans reproche. La politique protectionniste, adoptée comme programme par le parti national dont sir John Macdonald, qui vient de mourir, s’était constitué le chef, et au nom duquel il gouvernait le Dominion depuis plus de dix ans, justifie ou explique dans une large mesure les représailles protectionnistes dont on se plaint sur les rives du Saint-Laurent. Le tarif canadien, antérieur au bill Mac-Kinley, a été construit dans le dessein d’entraver l’importation dans le Dominion de produits manufacturiers anglais et américains, et de denrées agricoles et alimentaires américaines[4]. Le Canada n’aurait qu’à réduire légèrement ses droits d’importation pour stimuler immédiatement son commerce extérieur. L’adoption d’une politique commerciale plus libérale aurait enfin pour résultat d’assurer aux cultivateurs canadiens du nord-ouest des élémens appréciables de supériorité sur leurs rivaux du Dakota ou du Minnesota, placés dans des conditions très désavantageuses à cause des prix énormes qu’ils sont forcés de payer pour leurs instrumens de ferme et du taux artificiellement élevé du prix de l’existence que leur impose un tarif de haute protection.


V

Le tarif Mac-Kinley est entré en vigueur le 6 octobre. Un mois après, le 4 novembre, des élections générales avaient lieu dans toute l’étendue des États-Unis, pour la nomination de gouverneurs et de fonctionnaires d’États, pour la composition de législatures locales et pour la formation de la chambre des représentans du 52e congrès.

Ces élections ont été, pour le parti républicain, un désastre sans précédent, et pour le bill Mac-Kinley une condamnation. Non que le bill ait été seul en cause en cette affaire, mais il était la grande mesure votée par les républicains à l’apogée de leur pouvoir et de leur prestige, le dernier mot de leur politique économique, le plus grand succès obtenu par le parti depuis les temps héroïques de Lincoln et de Grant. Les élections devaient être en quelque sorte le verdict populaire sur l’œuvre de la majorité républicaine.

Et cependant le bill Mac-Kinley n’était pas seul en cause. Depuis plusieurs mois, les républicains sentaient leur suprématie menacée par les progrès rapides d’une organisation politique, économique et sociale, récemment fondée sous le nom de The National Farmers’ Alliance and Industrial Union (les Américains ne reculent pas devant les longs titres). Nous reviendrons tout à l’heure sur cette insurrection agricole dont les origines et les causes ont été exposées en juillet dernier dans la Revue des Deux Mondes. Il faut d’abord montrer comment le bill Mac-Kinley, à la grande surprise de ses auteurs, est devenu, en moins d’un mois, l’instrument de la déconfiture mémorable des hommes qui avaient espéré s’en faire, aux yeux de leurs concitoyens, un impérissable titre de gloire.

On ne saurait trop rappeler que des sommes énormes avaient été fournies au parti, en 1888, par de grands capitalistes et de riches manufacturiers, et que ce concours a été rémunéré par le nouveau tarif. En élevant la protection à sa plus haute expression, les républicains ont payé leur dette aux puissans intérêts dont l’appui les avait fait triompher il y a deux ans. Seulement, dans cette affaire, les fortes têtes du parti ont un peu trop compté sur la docilité habituelle des masses et sur le prestige des formules toutes faites. Le protectionnisme américain s’était toujours présenté et se présentait encore cette fois sous les dehors d’une doctrine économique dont l’objet exclusif est d’assurer aux travailleurs américains une rémunération beaucoup plus élevée que celles qu’obtiennent les classes ouvrières en aucune partie du monde, même dans les plus riches régions d’Europe, même en Angleterre.

M. Mac-Kinley et ses amis avaient donc annoncé au peuple américain que la première conséquence de l’adoption de leur système serait une hausse générale des salaires. Ils pensaient bien, sans le dire, que la hausse de prix de tous les objets de vente serait aussi une conséquence du bill, mais ils comptaient que le premier phénomène économique ferait aisément passer le second. La population accepta ces promesses. Pendant tout le cours de la discussion théorique au congrès, aucune protestation ne se fit entendre. Le public restait indifférent aux calculs que publiaient les journaux sur les effets probables des modifications introduites dans le tarif. Mais le tarif n’était pas en application depuis quarante-huit heures que des clameurs de colère éclataient de tous côtés. Les salaires ne s’élevaient dans aucune industrie, et les prix des plus vulgaires marchandises, des denrées les plus nécessaires à la vie, subissaient du jour au lendemain une hausse considérable. Les protectionnistes du congrès n’avaient prévu aucune augmentation de prix pour les objets de fabrication indigène, le bill devant avoir simplement pour effet d’éloigner du marché les produits similaires étrangers. La rapacité du commerce de détail déjoua ce calcul et ameuta immédiatement des milliers d’acheteurs et de ménagères contre le bill et ses auteurs. Des lainages montèrent sans transition de 10 pence à 28 pence le yard, les boutons de nacre de 1 penny la douzaine à 4 et 5 pence. Ce sont les petits faits de ce genre, répétés à l’infini, que les électeurs n’ont pu pardonner à M. Mac-Kinley.

On avait dit encore aux populations : « Ne craignez rien ; un droit à l’importation (a duty) n’est pas une taxe (a tax). Ce n’est pas vous, consommateurs, qui paierez le droit, c’est le fabricant, le vendeur étranger. » Or, les objets protégés ayant au contraire immédiatement changé de valeur, et les nouveaux prix, dénommés sur l’heure prix Mac-Kinley, étant de 20 à 30 pour 100 plus hauts que ceux de la veille, le moins expert des Américains en économie politique fut obligé de s’apercevoir qu’un droit à l’importation est bien une taxe sur la consommation.

Et alors l’iniquité de la mesure apparut évidente à tous les yeux : — « Quand le mal est devenu incurable, dit le Times en termes fort pittoresques, les moutons apathiques se sont changés en loups furieux et ont lancé leurs persécuteurs épars dans le désert politique. » — Ce qui signifie que le suffrage universel, très irrité, profita de l’occasion qui s’offrait le 4 novembre 1890, pour jeter sa colère au travers des intrigues et des calculs des partis et pour renvoyer les deux tiers des républicains du dernier congrès à l’étude désintéressée des questions économiques.

Le parti démocrate ne comptait assurément pas sur une revanche si prompte et si éclatante de sa défaite de 1888. Sans doute il était visible depuis deux mois que les républicains avaient compromis leurs affaires en prolongeant la session au-delà de toute limite et en votant des crédits insensés pour les pensions et les travaux publics, et qu’ils couraient à un échec aux élections de novembre. Mais on n’eût jamais imaginé que l’échec prendrait de telles proportions. Les démocrates espéraient obtenir une majorité de 15 à 20 voix. Si l’on en croit le Commercial Advertiser, qui est un important organe indépendant de New-York, le comité qui menait de Washington la campagne électorale pour les républicains, désespérait, dès le milieu d’octobre, du succès. Les chefs du parti comprenaient trop tard quelle faute grave de stratégie ils avaient commise en faisant commencer un mois avant les élections l’entrée en application du tarif. Dans les imprimés distribués par millions aux électeurs, on ne parlait plus du tarif, mais seulement des pensions et de la question de l’argent. Des sommes considérables étaient envoyées dans le district de M. Mac-Kinley pour prévenir au moins cette humiliation de la chute de l’auteur du bill devant ses propres mandataires.

Rien ne put conjurer les effets terribles de la colère populaire. M. Mac-Kinley resta sur le carreau et avec lui une centaine de ses collègues et confrères en protection. Les démocrates disposeront, dans le prochain congrès[5], d’une majorité de plus de 120 voix ; le parti républicain tombe, dans la chambre des représentans, à l’état d’une minorité, impuissante même pour l’obstruction. Les démocrates, alliés presque partout au nouveau parti agricole, ont naturellement obtenu à peu près l’unanimité des sièges dans les seize anciens États à esclaves du sud, mais de plus ils ont battu leurs adversaires dans la plupart des États du nord et de l’ouest, et les ont délogés même des plus solides forteresses du parti, le Massachusetts et la Pennsylvanie[6].

Ces élections ont été incontestablement une grande victoire des démocrates, mais l’Alliance des fermiers peut revendiquer à juste titre une part importante dans la conquête de si étonnans résultats. Après ce qui a été dit antérieurement dans la Revue des origines de cette association de cultivateurs, il suffira de rappeler ici en peu de mots les raisons d’être et les premières manifestations d’activité de ce nouvel organisme politique, pour faire comprendre son attitude à l’égard du bill Mac-Kinley.


VI

Longtemps on a célébré les magnifiques bénéfices que réalisaient les immigrans dans le far-west américain par la mise en valeur de vastes étendues de terre fertiles dont, pour quelques dollars, on pouvait s’assurer la propriété. Les céréales poussaient comme par enchantement : machines perfectionnées, banques, moyens de transport, tout se réunissait pour faciliter au producteur l’enlèvement rapide et la vente fructueuse de sa récolte. Les temps sont bien changés. Aujourd’hui, les régions agricoles de l’ouest subissent une crise dont l’intensité a été croissant d’année en année. Excès de production, fléaux naturels, sécheresse, blizzards, gelées, inondations, avilissement des prix, manœuvres des syndicats coalisés contre le producteur isolé, extorsions des intermédiaires, oppression des compagnies de chemins de fer, taux usuraire des prêts, extension du fléau de l’hypothèque, comment le cultivateur américain pourrait-il résister à tant de causes de ruine ?

D’après le rapport du bureau d’agriculture à Washington pour le mois de mars 1890, il restait encore, en stock non vendu à cette date, 46 pour 100 de la précédente récolte de maïs, soit 349 millions d’hectolitres, et 31 pour 100 de la récolte de blé, soit 56 millions d’hectolitres. Les récoltes avaient été excellentes ; celle du maïs la plus considérable qui eût jamais été vue. Mais la baisse des prix empêchait les cultivateurs de profiter de cette abondance. Dans le Missouri, le maïs se vendait 16 à 20 cents le bushel de 36 litres, le blé 55 à 60, près des lignes de chemins de fer ; à quelque distance de la voie ferrée, les prix déclinaient. Si l’on considère les cours cotés à la même date à Chicago, 28 cents le maïs et 77 le blé, la partie non vendue de la récolte représentait une somme de 2 milliards de francs, ou de 1,500 millions, si l’on déduit du stock le montant nécessaire pour les semailles et pour la nourriture des fermiers et de leurs familles[7].

Les fermiers, ainsi disposés, étaient une proie facile aux politiciens, toujours en quête d’élémens nouveaux pour organisations politiques. Sous la direction de quelques chefs habiles, ils ont commencé à se grouper en associations rurales, ce qui était une nouveauté en Amérique. Depuis dix années, le mouvement, inauguré dans l’ouest, le sud-ouest et l’est, dans le Texas, la Louisiane, l’Arkansas et le Kansas, s’est répandu de proche en proche dans presque tous les États. À la fin de 1889, du 3 au 7 décembre, l’Alliance, formée de la fusion de plusieurs associations de cultivateurs, a tenu son assemblée générale à Saint-Louis, et c’est là qu’elle a adopté le nom compliqué que nous avons déjà indiqué plus haut. On l’appelle, par abréviation, l’Alliance, comme on appelle la Grange une autre association de fermiers, — plus ancienne, mais très forte également, et comptant des centaines de milliers d’adhérens, — qui venait de tenir, quelque temps auparavant, son assemblée générale à Sacramento (Californie).

À Saint-Louis, l’Alliance vota le programme suivant : abolition des banques nationales ; augmentation de la circulation du papier-monnaie ; frappe libre et illimitée de l’argent ; interdiction aux étrangers de posséder des terres aux États-Unis ; reprise par la nation des terres concédées aux compagnies de chemins de fer dans tous les cas où celles-ci n’ont pas satisfait aux conditions requises ; rachat et exploitation par la nation, et dans l’intérêt des cultivateurs, de tous les instrumens de communication et de transport.

Il n’était que vaguement question du tarif dans ce programme de 1889 ; mais le nom de M. Mac-Kinley était encore inconnu. En fait, toutes les réclamations des fermiers pouvaient se résumer en un seul cri : De l’argent ! more money ! Les inflationnistes ont calculé que la masse de la circulation monétaire, aux États-Unis, divisée par le montant de la population, donnait 23 dollars par personne, et que les fermiers seraient beaucoup plus riches si la circulation générale était accrue de telle sorte que la part individuelle moyenne fût de 50 dollars. Et ils ont réussi à le persuader aux cultivateurs. Il faut songer qu’actuellement, dans l’ouest, par suite d’incessans afflux d’immigration, les habitans des campagnes sont, pour une bonne part, des paysans arrivés du centre de l’Europe dans les dernières années, et qui n’ont encore recueilli, pour fruit de leur travail, que la nécessité de payer de très gros intérêts pour les hypothèques qu’ils ont constituées sur leurs terres. Il s’est ainsi formé une classe de débiteurs et d’emprunteurs qui professe les notions les plus étranges en matière d’économie politique, et, par le suffrage universel, les introduit dans la politique pratique. Ainsi, les journaux de l’ouest sont remplis de raisonnemens comme celui-ci, emprunté au Morning World-Herald d’Omaha : en France, le volume de la circulation est de 300 francs par personne ; en Angleterre, de 75 francs seulement : Qu’arrive-t-il ? L’Angleterre est obligée de consacrer 300 millions de francs à la lutte contre le paupérisme, la France 50 millions seulement. Ainsi, là où le volume de la circulation est quatre fois moindre, la proportion du paupérisme est six fois plus forte. Donc il faut augmenter, aux États-Unis, le volume de la circulation au moins jusqu’à 50 dollars par personne. Mais pourquoi alors s’arrêter à 50 dollars ?

Avec de semblables théories, on conçoit que la formation de l’Alliance des fermiers et l’intervention de ce nouvel organisme dans le jeu des partis réguliers aient apporté dans la routine de la vie politique de l’Union un élément de perturbation. Dans tous les États agricoles, la nouvelle organisation pouvait décider la victoire à son gré pour l’un ou l’autre parti. A Washington, les politiciens de profession ont suivi ce mouvement avec une véritable anxiété. Au cours de l’année 1890, il fut manifeste que l’Alliance marcherait avec les démocrates, et même, dans certains cas, les absorberait. Il en a été ainsi, par exemple, dans la Caroline du sud, où la lutte fut dirigée par M. Benjamin R. Tillman, un démocrate dont la popularité un peu usée s’est retrempée dans son accord avec l’Alliance. Il s’était donné pour tâche de représenter les principaux articles du programme de celle-ci comme des articles inhérens de la confession démocratique. Cette doctrine a été ratifiée en septembre par la convention d’état démocratique à Columbia, et la victoire l’a consacrée aux élections de novembre. Donc, dans la Caroline du sud au moins, les deux partis n’en font plus qu’un.

Mais le président de l’Alliance, M. le colonel L. Polk, ancien fermier de la Caroline du nord, placé par la convention de Saint-Louis (1889) à la tête de l’association, ne veut pas entendre parler de cette fusion complète avec un parti. L’Alliance compte aujourd’hui des organisations dans trente-cinq États. Elle est donc nationale, et son mot d’ordre est : « Guerre au sectionalism. » Les démocrates se trompent, déclare-t-il, en croyant que la victoire, aux dernières élections, a été gagnée par eux ou pour leurs principes. L’intérêt capital, pour l’Alliance, ce n’est ni le tarif douanier, ni le bill sur les élections fédérales, c’est la réforme financière. Le gouvernement doit accroître directement pour le peuple le volume de la circulation. La question se pose en ces termes : le peuple contre le dollar. Le dollar a régné assez longtemps, il faut que le peuple ait son tour.

Aux élections dernières, l’Alliance a assuré le succès d’un très grand nombre de démocrates, mais elle n’a fait passer que vingt à trente de ses propres candidats. C’est trop peu pour tenir la balance du pouvoir entre les deux partis dans une assemblée où les démocrates auront une si forte majorité ; mais c’est assez pour attester l’influence considérable qu’exercent dans le pays les idées et les tendances des classes agricoles.


VII

Ces idées et ces tendances se sont encore affirmées et précisées dans la deuxième convention annuelle de l’Alliance, tenue à Ocala (Floride), le Ier décembre 1890, trois semaines après les élections. Il faut toutefois remarquer que peu de délégués de l’ouest et du nord-ouest étaient présens à cette réunion. Bien que nationale par son titre et dans son objet, la convention a été composée surtout de délégués du sud. C’est un point qui ne doit pas être oublié lorsqu’on veut apprécier la portée exacte du programme de l’assemblée d’Ocala[8]. La platform est la reproduction intégrale de celle de Saint-Louis. On y a toutefois ajouté : 1° une protestation véhémente contre le tarif Mac-Kinley ; 2° l’extraordinaire projet d’organisation de bureaux de prêts directs par le gouvernement fédéral aux agriculteurs. C’est ce qu’on appelle le sub-treasuries plan, l’invention merveilleuse des chefs de l’Alliance et des inflationnistes de l’ouest, destinée à donner satisfaction, par une application pratique et rationnelle, au cri de la foule laborieuse : more money !

Le sub-treasuries plan consiste en l’établissement, dans les divers États, de sous-trésoreries ou succursales du trésor, comptoirs de prêts publics, où seront faites au peuple des avances directes à un taux d’intérêt n’excédant pas 2 pour 100 par an, sur dépôt de produits de ferme susceptibles de conservation, ou sur les biens-fonds des agriculteurs, dans une proportion à déterminer.

Il faudrait naturellement beaucoup d’argent pour alimenter ces comptoirs de prêts, où l’on peut supposer que la clientèle ne chômerait pas. On pourvoit à cette nécessité en demandant que le montant de la circulation monétaire des États-Unis soit promptement augmenté jusqu’au niveau où cette circulation représentera 50 dollars par tête. Et comment ? Par la frappe libre et illimitée de monnaies d’argent, d’une part ; et, de l’autre, par la création, à jets continus, de billets du gouvernement fédéral à Washington. Mais 50 dollars par tête représentent, pour une population de 62 millions d’habitans, la somme colossale de plus de 3 milliards 100 millions de dollars (plus de 15 milliards de francs) ! Il n’importe. Il importe si bien que, malgré l’échec, à la chambre des représentans, du bill sur la frappe libre et illimitée de l’argent, voté par le sénat, la production de toutes ces belles théories financières et économiques sur la terre libre de l’Amérique du Nord a déjà produit un commencement de panique de l’or. Les gens prudens emmagasinent de la monnaie d’or, et chaque semaine, depuis cinq mois, a vu embarquer pour l’ancien monde du métal précieux au montant de plusieurs millions de dollars.

Pour les chemins de fer et les télégraphes, la platform demande le contrôle du gouvernement national, et, si ce contrôle ne suffit pas pour la suppression des abus existans, l’expropriation complète de toutes les entreprises de transports et l’exploitation par l’État de tous les moyens de communication.

Le programme réclame enfin la suppression des lourdes taxes douanières qui pèsent en ce moment sur les objets nécessaires à la vie des classes laborieuses, et l’établissement d’un système de taxation progressive sur les revenus. Il déclare que le montant total des revenus du gouvernement national et de l’administration locale ne doit jamais dépasser celui des dépenses que peut exiger un gouvernement honnête et économe, prescription qui est la maxime de Cleveland, renouvelée de celle de Jefferson (necessary expenses of the Government, economically and honestly administered),

Ce programme constitue une attaque en règle, un assaut en masse contre tous les pouvoirs existans : banques, chemins de fer, télégraphes, compagnies foncières étrangères, syndicats industriels, monopolistes de tout rang, rois des chemins de fer, rois du pétrole, rois des mines, manufacturiers, capitalistes, à peu près tout ce qui existe, enfin, en dehors du fermier et du travailleur, de l’ouvrier rural et de l’ouvrier urbain.

À la tête de la nouvelle société, complètement débarrassée de tous ces élémens parasites, un gouvernement paternel aura pour fonction principale de créer beaucoup d’argent avec du papier, de faire de la richesse avec rien et de prêter au peuple à 2 pour 100 d’intérêt. Le peuple aura toujours le droit d’emprunter à ce taux ; la platform a d’ailleurs omis de déclarer qu’il aurait en retour le devoir de rembourser, et elle n’indique pas par quel moyen le gouvernement pourrait lui rappeler ce devoir, s’il venait à l’oublier.

Il n’est pas malaisé de reconstituer la genèse de cette extraordinaire fantaisie économique. Le congrès a voté gravement, l’année dernière, une loi qui autorise les propriétaires de mines d’argent à porter leurs lingots, au fur et à mesure de la production, au plus prochain établissement de monnaie des États-Unis. Là, contre remise de ces lingots, on leur délivre des billets du trésor qui représentent de belles espèces sonnantes en or. L’argent métal est une marchandise comme une autre. L’État pourrait aussi bien délivrer des billets du trésor contre remise d’autres produits, tels que le fer, le coton, le bétail. Le fermier, qui vend difficilement son blé et ses pommes de terre, ne voit pas pourquoi le gouvernement ne les lui prendrait pas en dépôt, comme le reste, contre émission de billets du trésor, ce qui n’est pas, après tout, si mal raisonner. De là le système des sub-treasuries, ou comptoirs de prêts publics.


VIII

Le développement si rapide de l’Alliance et des autres associations agricoles a été le résultat direct de l’application audacieuse faite, par le parti républicain, de la politique qui a inspiré le tarif Mac-Kinley et de la mollesse de la résistance opposée dans le congrès à cette politique par les représentans et les sénateurs démocrates, que gênaient les tendances protectionnistes d’une fraction du parti. L’insurrection des ouvriers de la terre contre la cherté de la vie s’en est prise, avant tout, au parti républicain, parce que ce parti est inféodé aux intérêts de tout ce qui représente, aux yeux des cultivateurs, une exploitation en règle organisée contre eux : les banques, les chemins de fer, les trusts, dirigés par des hommes disposant de la toute-puissance d’innombrables millions. Les démocrates ne vont assurément pas aussi loin que les fermiers dans leurs déclamations contre le capital et les monopoles, contre le Money Power, mais ils ont toujours été partisans, au moins dans leurs platforms, de méthodes économes et frugales dans la direction des affaires nationales, tandis que le parti républicain a élevé le gaspillage des deniers publics à la hauteur d’un dogme politique. L’administration de M. Cleveland avait légué, en 1888, à celle de M. Harrison, des finances prospères, trop prospères même, puisque l’excédent annuel des revenus fédéraux dépassait 500 millions de francs, et que la grande affaire de la présidence démocratique avait été la dénonciation des périls que faisait courir ce surplus et la recherche des moyens de le ramener à des proportions plus modestes par la réduction des taxes, et notamment des taxes douanières. Les républicains n’ont pas connu cet embarras. Décidés, avant tout, à ne pas laisser à leurs successeurs éventuels même la possibilité de réduire les revenus du tarif, ils ont résolu le problème de la façon la plus simple, en enflant démesurément les dépenses. Ils ont triplé le montant des pensions militaires, ce qui avait le double avantage de leur assurer aux élections les voix de milliers d’anciens soldats et d’absorber à peu près tout le surplus ; en sorte que le gouvernement fédéral va payer, en cette année 1891-1892, près de 800 millions de francs de pensions aux survivans des guerres de la république, y compris naturellement la guerre civile. Il est aisé de concevoir à quels énormes abus donne lieu cette prodigalité. C’est de la démence, mais de la démence voulue, calculée, et les républicains ont porté le même esprit dans tous les autres ordres de dépenses, tels que les crédits pour les Indiens ou pour les ports et les rivières.

Voici en quels termes, d’une éloquence bien étrange, M. Cleveland a flétri le 12 mai dernier, devant l’association démocratique de Buffalo, ces débauches budgétaires du parti républicain. Le morceau est caractéristique, nous le traduisons littéralement :


Je crois que le spectre le plus menaçant qui se dresse aujourd’hui sur le chemin de la sécurité du gouvernement et du bonheur du peuple est l’extravagance impudente et maligne de nos dépenses publiques. Je crois qu’il est le plus funeste de toute la couvée meurtrière née de la perversion gouvernementale. Il cache sous ses ailes la trahison de la confiance du peuple ; il tient impuissantes sous la fascination de son regard la volonté et la conscience du peuple, et il exhibe aujourd’hui effrontément le congrès du milliard de dollars[9]. Il y a peu de temps encore, un large surplus restait dans le trésor public après acquittement de toutes les dépenses, qui n’étaient nullement fixées dans un esprit d’économie, et cet état de choses était présenté au peuple américain comme la preuve positive que la charge de taxation qu’on lui imposait était inique puisqu’elle n’était pas nécessaire. Et maintenant, lorsque la protestation populaire contre un tel état est encore retentissante, la harpie des dépenses extravagantes dévore le surplus et enjoint impudemment à ses victimes frappées de stupeur d’apporter de nouvelles et plus larges provisions pour la satisfaction de son appétit insatiable.

Il y a quelques années, l’état des pensions, s’élevant à 53 millions de dollars, était volontiers maintenu à ce chiffre par le patriotisme des citoyens. Aujourd’hui, l’extravagance publique décrète qu’une somme triple sera extorquée du peuple sous le prétexte que cette dépense est inspirée de l’amour du peuple pour le soldat. Il y a peu d’années un bill pour les rivières et les ports, concédant un ensemble de crédits de 11 millions de dollars, provoqua une véhémente clameur populaire ; aujourd’hui, l’extravagance publique demande des crédits de 202 millions de dollars pour le même objet, et le peuple reste silencieux. Aujourd’hui, des millions de dollars sont payés pour un subside éhonté et cela est approuvé ou concédé sur l’ordre de l’extravagance publique. Et ainsi un nouveau maraudeur est lâché, qui, en compagnie de son associé vicieux, le tarif, porte ses bénéfices, le produit de ses rapines, à des demeures favorisées par des intérêts égoïstes. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus long ; de quelque côté que l’on se tourne, on voit s’avancer cet être dévorant et destructeur.


Peut-être ce langage imagé est-il bien celui qui convient au peuple de l’Ouest et du Sud, décidément ameuté contre le parti au pouvoir. Le grand maître de l’ordre des Chevaliers du Travail (General Master Workman), M. Powderly, n’a pas craint, dans un discours qu’il a prononcé dans la convention d’Ocala, devant les délégués de l’Alliance, de faire une violente sortie contre les inventions mécaniques qui ne servent qu’à réduire l’emploi de la main-d’œuvre, et surtout contre les appareils électriques, qu’il a qualifiés d’invention diabolique des capitalistes. Qui croirait que de semblables propos puissent exciter l’enthousiasme populaire dans la patrie d’Edison ?

L’état-major de l’ordre des Chevaliers du Travail assistait, en effet, à la convention d’Ocala et prit part à ses travaux. M. Powderly déclara solennellement que sa Société était en parfaite conformité de vues avec les tendances du nouveau parti. La bonne entente ne resta pas limitée à cette déclaration et conduisit à des résultats plus substantiels. Un rendez-vous fut pris entre les chefs de l’Alliance et ceux des Chevaliers du Travail pour le mois de janvier 1891 à Washington, en vue de constituer une ligue des travailleurs de la terre et des ouvriers des villes, l’union de la ferme et de l’usine contre le « pouvoir de l’argent. » Le 23 janvier, en effet, a été formée cette ligue, sous le nom de Confederation of industrial organizations, avec le programme d’Ocala. La première assemblée générale de la Confédération doit se tenir le 22 février 1892. Les événemens peuvent d’ailleurs déjouer ces projets dans lesquels règne une grande confusion. Tandis qu’en effet s’élaborait le plan de la Confédération, les chefs de l’Alliance songeaient à constituer une autre organisation politique sous le nom de National Union Party. Il s’agit ici de la formation d’un troisième parti, le parti du Peuple, comprenant toutes les associations de cultivateurs, les Chevaliers du Travail et toutes les organisations industrielles indépendantes, en un mot, tout ce qui, aux États-Unis, rêve une réforme sociale quelconque, et n’est pas satisfait de l’état présent des choses.

Ce serait le parti des mécontens. Ce boulangisme américain ne paraît pas destiné à prendre rapidement la cohésion nécessaire pour lutter contre les deux grandes organisations existantes. Une convention de l’Alliance avait été convoquée pour le 23 février à Cincinnati ; ajournée ensuite au 18 mai, elle s’est réunie en effet. Mais rien de définitif n’est sorti de ses délibérations nuageuses, et l’on ne voit pas encore que de ce foyer de protestations contre le « pouvoir de l’argent » sortira, dans la grande lutte présidentielle de l’an prochain, la candidature sérieuse du « parti du citoyen contre le dollar. »

Il apparaît, en tout cas, que les républicains ne conçoivent aucune émotion réelle de ce qui s’agite et s’élabore dans les couches profondes de la population ouvrière des campagnes et des villes. Même la leçon si brutale des élections de novembre 1890 a visiblement perdu pour eux de son éloquence et de sa portée des premiers jours. Ils comptent que la nation américaine aura eu le temps de s’accommoder aux conditions commerciales nouvelles[10], et M. Mac-Kinley, le vaincu d’hier, ne désespère pas de pouvoir dans quelques mois produire sa candidature à la présidence. S’il donne suite à ce dessein, il aura pour concurrent M. Blaine, qui travaille à atténuer les effets du tarif Mac-Kinley à l’égard des républiques de l’Amérique du Sud, et même s’il se peut, du Canada. Il a déjà conclu un traité de réciprocité avec le Brésil et un autre avec l’Espagne pour Cuba et Porto-Rico. Il poursuit activement ses négociations avec d’autres États du continent américain. Mais M. Harrison, qui, de son côté, goûte fort la présidence, où un coup de hasard l’a porté en 1888, n’est nullement disposé à céder la place à son secrétaire d’état, et entend faire valoir devant la nation ses droits ou ses prétentions à un deuxième terme, en arborant hardiment comme drapeau la protection à outrance. Cette résolution, il vient de l’affirmer urbi et orbi dans une première tournée électorale qui l’a conduit jusqu’à San-Francisco par les États du Sud et qui a été pour le futur candidat un succès personnel incontesté.

Serait-ce donc que ces hommes d’État regardent déjà comme un phénomène évanoui, comme une chose du passé, le terrible verdict porté sur leur politique, il y a six mois, par le suffrage universel ? Ils prétendent que les démocrates ne pourront s’entendre ni avec l’Alliance, ni avec les associations ouvrières ; que, d’ailleurs, la récolte aux États-Unis s’annonce magnifique, que les prix des céréales se maintiendront élevés et que les cultivateurs, dans la prochaine campagne, occupés de récupérer leurs pertes des dernières années, n’auront plus le loisir de songer à la politique. Ils affectent de tourner en dérision la nouvelle candidature de M. Cleveland, dont les opinions, en matière monétaire, sont en contradiction formelle avec les doctrines des inflationnistes, des silvermen et des millions d’hommes qui poussent le cri de more money ! Bref, ils ont repris pleine confiance et pensent que le lendemain leur appartient encore.

Peut-être ont-ils tort d’accorder si peu de force et de durée au courant qui s’est prononcé contre eux aux élections dernières.

Déjà une première fois en 1874, et une seconde fois en 1882, le parti républicain avait subi sur le terrain électoral une éclatante défaite. Après un nouvel intervalle de huit années, pareille mésaventure lui est arrivée de nouveau ; mais la défaite, cette fois, a été un écrasement. Il est remarquable que, dans chacune de ces révolutions électorales, le revirement du suffrage universel s’est produit au milieu même d’un terme présidentiel. En 1874, Grant était président. Des faits extraordinaires de corruption venaient d’être révélés. Le gouvernement du célèbre général était tombé dans un profond discrédit. Le pays envoya, pour la première fois depuis 1856, une majorité démocratique à la chambre des représentans, et, deux ans plus tard, il élisait le candidat des démocrates, M. Tilden, à la présidence des États-Unis. Un véritable tour de passe-passe, exécuté par le parti républicain, installa M. Rutherford Hayes à la Maison-Blanche à la place de l’homme qui avait été réellement élu. La population américaine, en acceptant cette colossale supercherie, témoigna d’une force presque incroyable de patience et de commandement de soi-même. Les démocrates furent tenus, pour deux termes de plus, écartés du pouvoir. M. Hayes, en effet, fut un bon administrateur, un président honnête, sérieux et digne. Grâce à lui, le parti républicain, qui d’ailleurs ne lui en sut aucun gré, reprit faveur dans l’opinion, et son candidat, le général Garfield, fut élu en 1880.

Garfield périt assassiné quelque temps après. Son successeur, Chester Arthur, homme aimable, politicien d’une grande finesse, ne sut cependant pas guider le parti dominant ; le congrès n’eut point la sagesse de concéder à l’opinion publique, en temps opportun, la révision du tarif et la réforme administrative. Un nouvel ouragan électoral, en 1882, ouvrit le Capitole à une forte majorité démocratique, et, deux ans plus tard, M. Cleveland, candidat des démocrates, était porté à la présidence.

Il est d’autant plus vraisemblable que cette leçon de l’histoire se répétera en 1892 que les républicains, pour la première fois, sont réduits à une très faible minorité dans la chambre des représentans, et que les raisons du mécontentement qui a poussé la masse électorale à une si vigoureuse vengeance sont, sans aucun doute, plus profondes et plus durables que ne pouvaient l’être celles de 1882.


AUGUSTE MOIREAU.


  1. Au premier tour de scrutin, il eut 2 voix sur 831 suffrages ; au troisième tour, il en avait 8. Le lendemain, il déclara retirer sa candidature, ce qui n’empêcha pas d’obstinés amis de lui donner encore 11 voix au quatrième tour et même 16 au septième. Au huitième, enfin, qui fut décisif, les 544 voix réunies sur le nom de M. Harrison représentant plus que la majorité, M. Mac-Kinley eut encore 4 voix.
  2. Voici les chiffres des importations aux États-Unis pour les cinq années de 1885 à 1889 : en 1885, 2,950 millions de francs ; en 1886, 3,315 millions ; en 1887, 3,500 millions ; en 1888, 3,625 millions ; en 1889, 4,100 millions.
  3. Les États-Unis ont importé, en 1888-89, pour 740 millions de dollars, et en 1889-90 (année fiscale terminée au 30 juin), pour 790 millions de dollars de marchandises et de produits étrangers.
    Si l’on considère les années se terminant au 31 décembre, on trouve, pour les importations de chacune des deux dernières années, un chiffre sensiblement égal, 820 millions de dollars, qui se décompose en : 535 millions de dollars d’importations soumises aux droits et 285 millions, non taxées ; en 1889-90 : marchandises taxées, 523 millions de dollars ; non taxées, 266 millions.
    Sur le premier chiffre de 740 millions, 400 millions environ, étant soumis aux droits d’entrée, ont produit une somme de 160 millions de dollars, soit une proportion de 40 pour 100, que le nouveau tarif va élever à 52 pour 100. Comme 100 millions de dollars environ de marchandises passent sur la liste des entrées en franchise (y compris les 82 à 85 millions de dollars de sucre brut), les nouveaux droits porteront sur environ 300 à 325 millions de dollars de marchandises, et principalement sur 220 millions répartis en cinq des quatorze groupes d’articles : métaux bruts et manufacturés ; tabacs et cigares ; produits de culture ; lin, chanvre et jute, bruts et manufacturés ; laines brutes et ouvrées. Ces cinq catégories de marchandises, qui jusqu’ici donnaient 96 millions de dollars de revenu douanier, en donneront désormais à peu près le double.
    Il reste 100 millions de dollars environ de marchandises sur lesquelles il n’y a presque pas d’élévation de droits et 400 à 450 millions de dollars entrant en franchise, soit à peu près la moitié des importations.
  4. Il y a un droit d’entrée de 9 shillings par quintal sur la viande de porc et le lard des États-Unis, de 18 shillings sur le quintal de beurre. Le blé paie 7 pence par bushel, la farine 2 shillings par baril, le charbon 2 shillings 1/2 par tonne. Des droits élevés sont établis sur les fils et tissus de coton et autres textiles, sur le fer brut et façonné, etc. Ces faits enlèvent un peu de leur prix aux doléances des Canadiens.
  5. Qui se réunira en novembre 1891 et vivra jusqu’au 4 mars 1893.
  6. M. Blaine, dont l’état de santé inspire en ce moment quelques inquiétudes à ses amis, a donné de sa personne, en octobre, dans l’Indiana et dans l’Ohio, surtout dans le district où M. Mac-Kinley était candidat, puis en Pennsylvanie. A Philadelphie, la veille même des élections, il prononçait un discours où se trouvait cette déclaration téméraire, que l’échec de M. Delamater, candidat républicain au poste de gouverneur, serait un coup de mort (a death blow) pour la protection. Justement, M. Delamater a été battu avec une majorité de 16,000 voix contre lui. M. Mac-Kinley n’a pas été plus heureux dans l’Ohio. Dans le Kansas, un des plus ardens parmi les sénateurs républicains, M. Ingalls, a dû, par suite de la composition de la nouvelle législature locale, céder la place à un démocrate.
    Avec l’appui des associations agricoles, les démocrates ont enlevé aux républicains l’Indiana, le Kansas, le Michigan, le Wisconsin, le Nebraska, l’Iowa, le Minnesota dans l’ouest, et dans l’est la Pennsylvanie, avec le Massachusetts, le New-Hampshire et le Rhode-Island.
    Les républicains n’ont pu faire passer dans le sud que 3 de leurs candidats, au lieu de 17 élus qu’ils comptaient dans le 51e congrès.
    Quinze états du sud ont envoyé 106 démocrates à la chambre des représentons. Le nord-ouest a envoyé 44 démocrates (au lieu de 12 dans la précédente chambre), et 25 républicains (au lieu de 57).
  7. Chargés de dettes hypothécaires à gros intérêts et ne trouvant plus à vendre leurs grains avec bénéfice, les fermiers s’en prennent à tout le monde de leurs déceptions et veulent notamment obliger les compagnies de chemins de fer à réduire leurs conditions de transports. Dans plusieurs États déjà, des tribunaux locaux ont approuvé les réductions de tarifs imposées arbitrairement par les commissions des chemins de fer ; mais ces décisions ont été, on général, annulées par la cour suprême fédérale.
  8. Les organisateurs de cette réunion étaient peu expérimentés ; leur premier acte fut une querelle avec la presse. Début fâcheux pour un parti aspirant à la faveur populaire. On décida que les séances se tiendraient portes closes et qu’un « comité de la presse » donnerait des informations. Il se trouva naturellement que ce comité ne servit à rien. Après quarante-huit heures, on s’aperçut que ce que publiaient les journaux était précisément ce que l’on avait voulu tenir caché. Un second comité ne réussit pas mieux que le premier. Ses informations étaient régulièrement mises au panier, et les journaux, mystérieusement tenus au courant, imprimaient les détails les plus circonstanciés sur les délibérations les plus secrètes.
    La convention fut si indignée de son impuissance sur ce point qu’elle termina ses travaux par une résolution exprimant des remercîmens à tous et à toutes, les journalistes seuls exceptés. Le fermier du Tennessee qui proposa cette résolution ajouta que les délégués qui avaient fourni des informations à la presse étaient des « coquins, des menteurs, des drôles et des traîtres, » et ces paroles furent couvertes d’applaudissemens.
  9. C’est, croyons-nous, le New-York Sun qui a le premier surnommé le 51e congrès le congrès du milliard de dollars (billion-dollar congress), parce que cette assemblée, pendant ses deux années de prodigalité extravagante, a voté un total de crédits de 1,006,270,471 dollars, soit 300 millions de plus que la moyenne des huit congrès précédens, et 210 millions de plus que le total des crédits votés par le 50e congrès.
  10. La nouvelle chambre des représentons, où les démocrates seront maîtres, pourra tenter une révision du tarif Mac-Kinley, au plus tôt dans les premiers mois de 1892. Ses efforts, selon toute probabilité, échoueront contre la résistance du sénat, et, en dernier ressort, contre le veto du président.