Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 350-355).
◄  XLVIII
L  ►

CHAPITRE XLIX.

vingt-septième essai de l’anneau.

fulvia.

L’auteur africain, qui avait promis quelque part le caractère de Sélim, s’est avisé de le placer ici ; j’estime trop les ouvrages de l’antiquité pour assurer qu’il eût été mieux ailleurs. Il y a, dit-il, quelques hommes à qui leur mérite ouvre toutes les portes, qui, par les grâces de leur figure et la légèreté de leur esprit, sont dans leur jeunesse la coqueluche de bien des femmes, et dont la vieillesse est respectée, parce qu’ayant su concilier leurs devoirs avec leurs plaisirs, ils ont illustré le milieu de leur vie par des services rendus à l’État : en un mot, des hommes qui font en tout temps les délices des sociétés. Tel était Sélim ; quoiqu’il eût atteint soixante ans, et qu’il fût entré de bonne heure dans la carrière des plaisirs, une constitution robuste et des ménagements l’avaient préservé de la caducité. Un air noble, des manières aisées, un jargon séduisant, une grande connaissance du monde fondée sur une longue expérience, l’habitude de traiter avec le sexe, le faisaient considérer à la cour comme l’homme auquel tout le monde eût aimé ressembler ; mais qu’on eût imité sans succès, faute de tenir de la nature les talents et le génie qui l’avaient distingué.

Je demande à présent, continue l’auteur africain, si cet homme avait raison de s’inquiéter sur le compte de sa maîtresse, et de passer la nuit comme un fou ? car le fait est que mille réflexions lui roulèrent dans la tête, et que plus il aimait Fulvia plus il craignait de la trouver infidèle. « Dans quel labyrinthe me suis-je engagé ! se disait-il à lui-même ; et à quel propos ? Que m’en reviendra-t-il, si la favorite gagne un château ? et quel sort pour moi si elle le perd ?… Mais pourquoi le perdrait-elle ? Ne suis-je pas certain de la tendresse de Fulvia ?… Ah ! je l’occupe tout entière, et si son bijou parle, ce ne sera que de moi… Mais si le traître !… non, non, je l’aurais pressenti ; j’aurais remarqué des inégalités ; depuis cinq ans on se serait démenti… Cependant l’épreuve est périlleuse… mais il n’est plus temps de reculer ; j’ai porté le vase à ma bouche : il faut achever, dussé-je répandre toute la liqueur… Peut-être aussi que l’oracle me sera favorable… Hélas ! qu’en puis-je attendre ? Pourquoi d’autres auraient-ils attaqué sans succès une vertu dont j’ai triomphé ?… Ah ! chère Fulvia, je t’offense par ces soupçons, et j’oublie ce qu’il m’en a coûté pour te vaincre : un rayon d’espoir me luit, et je me flatte que ton bijou s’obstinera à garder le silence… »

Sélim était dans cette agitation de pensée, lorsqu’on lui rendit, de la part du sultan, un billet qui ne contenait que ces mots : Ce soir, à onze heures et demie précises, vous serez où vous savez. Sélim prit la plume, et écrivit en tremblant : Prince, j’obéirai.

Sélim passa le reste du jour, comme la nuit qui l’avait précédé, flottant entre l’espérance et la crainte. Rien n’est plus vrai que les amants ont de l’instinct ; si leur maîtresse est infidèle, ils sont saisis d’un frémissement assez semblable à celui que les animaux éprouvent à l’approche du mauvais temps : l’amant soupçonneux est un chat à qui l’oreille démange dans un temps nébuleux ; les animaux et les amants ont encore ceci de commun, que les animaux domestiques perdent cet instinct, et qu’il s’émousse dans les amants lorsqu’ils sont devenus époux. Les heures parurent bien lentes à Sélim ; il regarda cent fois à sa pendule : enfin le moment fatal arriva, et le courtisan se rendit chez sa maîtresse : il était tard ; mais comme on l’introduisait à toute heure, l’appartement de Fulvia lui fut ouvert…

« Je ne vous attendais plus, lui dit-elle, et je me suis mise au lit avec une migraine que je dois aux impatiences où vous me jetez…

— Madame, lui répondit Sélim, des devoirs de bienséance, et même des affaires, m’ont comme enchaîné chez le sultan ; et depuis que je me suis séparé de vous, je n’ai pas disposé d’un moment.

— Et moi, répliqua Fulvia, j’en ai été d’une humeur affreuse. Comment deux jours entiers sans vous apercevoir !…

— Vous savez, reprit Sélim, à quoi je suis obligé par mon rang, et quelque assurée que paraisse la faveur des grands…

— Comment, interrompit Fulvia, le sultan vous aurait-il marqué de la froideur ? aurait-on oublié vos services ? Sélim, vous êtes distrait ; vous ne me répondez pas… Ah ! si vous m’aimez, qu’importe à votre bonheur le bon ou le mauvais accueil du prince ? Ce n’est pas dans ses yeux, c’est dans les miens, c’est entre mes bras que vous le chercherez. »

Sélim écoutait attentivement ce discours, examinant le visage de sa maîtresse, et cherchait dans ses mouvement ce caractère de vérité auquel on ne se trompe point, et qu’il est impossible de bien simuler : quand je dis impossible, c’est à nous autres hommes ; car Fulvia se composait si parfaitement, que Sélim commençait à se reprocher de l’avoir soupçonnée. Lorsque Mangogul arriva, Fulvia se tut aussitôt ; Sélim frémit, et le bijou dit : « Madame a beau faire des pèlerinages à toutes les pagodes du Congo, elle n’aura point d’enfants, et pour causes que je sais bien, moi qui suis son bijou… »

À ce début, Sélim se couvrit d’une pâleur mortelle ; il voulut se lever, mais ses genoux tremblants se dérobèrent sous lui, et il retomba dans son fauteuil. Le sultan, invisible, s’approcha, et lui dit à l’oreille :

— En avez-vous assez ?…

— Ah ! prince, s’écria douloureusement Sélim, pourquoi n’ai-je pas écouté les avis de Mirzoza et les pressentiments de mon cœur ? Mon bonheur vient de s’éclipser ; j’ai tout perdu : je me meurs si son bijou se tait ; s’il parle, je suis mort. Qu’il parle pourtant. Je m’attends à des lumières affreuses ; mais je les redoute moins que je ne hais l’état perplexe où je suis. »

Cependant le premier mouvement de Fulvia avait été de porter la main sur son bijou et de lui fermer la bouche : ce qu’il avait dit jusque-là supportait une interprétation favorable ; mais elle appréhendait pour le reste. Lorsqu’elle commençait à se rassurer sur le silence qu’il gardait, le sultan, pressé par Sélim, retourna sa bague : Fulvia fut contrainte d’écarter les doigts, et le bijou continua :

« Je ne prendrai jamais, on me fatigue trop. Les visites trop assidues de tant de saints personnages nuiront toujours à mes intentions, et madame n’aura point d’enfants. Si je n’étais fêté que par Sélim, je deviendrais peut-être fécond ; mais je mène une vie de forçat. Aujourd’hui c’est l’un, demain c’est l’autre, et toujours à la rame. Le dernier homme que voit Fulvia, c’est toujours celui qu’elle croit destiné par le ciel à perpétuer sa race. Personne n’est à l’abri de cette fantaisie. La condition fatigante, que celle du bijou d’une femme titrée qui n’a point d’héritiers ! Depuis dix ans je suis abandonné à des gens qui n’étaient pas faits seulement pour lever l’œil sur moi. »

Mangogul crut en cet endroit que Sélim en avait assez entendu pour être guéri de sa perplexité : il lui fit grâce du reste, retourna sa bague, et sortit, abandonnant Fulvia aux reproches de son amant.

D’abord le malheureux Sélim avait été pétrifié ; mais la fureur lui rendant les forces et la parole, il lança un regard méprisant sur son infidèle, et lui dit :

« Ingrate, perfide, si je vous aimais encore, je me vengerais ; mais indigne de ma tendresse, vous l’êtes aussi de mon courroux. Un homme comme moi ! Sélim compromis avec un tas de faquins…

— En vérité, l’interrompit brusquement Fulvia du ton d’une courtisane démasquée, vous avez bonne grâce de vous formaliser d’une bagatelle ; au lieu de me savoir gré de vous avoir dérobé des choses dont la connaissance vous eût désespéré dans le temps, vous prenez feu, vous vous emportez comme si l’on vous avait offensé. Et quelle raison, monsieur, auriez-vous de vous préférer à Séton, à Rikel, à Molli, à Tachmas, aux cavaliers les plus aimables de la cour, à qui l’on ne se donne seulement pas la peine de déguiser les passades qu’on leur fait ? Un homme comme vous, Sélim, est un homme épuisé, caduc, hors d’état depuis une éternité de fixer seul une jolie femme qui n’est pas une sotte. Convenez donc que votre présomption est déplacée, et votre courroux impertinent. Au reste, vous pouvez, si vous êtes mécontent, laisser le champ libre à d’autres qui l’occuperont mieux que vous.

— Aussi fais-je, et de très grand cœur, » répliqua Sélim outré d’indignation ; et il sortit, bien résolu de ne point revoir cette femme.

Il entra dans son hôtel, et s’y renferma quelques jours, moins chagrin, dans le fond, de la perte qu’il avait faite que de sa longue erreur. Ce n’était pas son cœur, c’était sa vanité qui souffrait. Il redoutait les reproches de la favorite et les plaisanteries du sultan, et il évitait l’une et l’autre.

Il s’était presque déterminé à renoncer à la cour, à s’enfoncer dans la solitude et à achever en philosophe une vie dont il avait perdu la plus grande partie sous l’habit d’un courtisan, lorsque Mirzoza, qui devinait ses pensées, entreprit de le consoler, le manda au sérail et lui tint ce discours : « Eh bien ! mon pauvre Sélim, vous m’abandonnez donc ? Ce n’est pas Fulvia, c’est moi que vous punissez de ses infidélités. Nous sommes tous fâchés de votre aventure : nous convenons qu’elle est chagrinante ; mais si vous faites quelque cas de la protection du sultan et de mon estime, vous continuerez d’animer notre société, et vous oublierez cette Fulvia qui ne fut jamais digne d’un homme tel que vous.

— Madame, lui répondit Sélim, l’âge m’avertit qu’il est temps de me retirer. J’ai vu suffisamment le monde ; je me serais vanté il y a quatre jours de le connaître ; mais le trait de Fulvia me confond. Les femmes sont indéfinissables, et toutes me seraient odieuses, si vous n’étiez comprise dans un sexe dont vous avez tous les charmes. Fasse Brama que vous n’en preniez jamais les travers ! Adieu, madame ; je vais dans la solitude m’occuper de réflexions utiles. Le souvenir des bontés dont vous et le sultan m’avez honoré, m’y suivra ; et si mon cœur y forme encore quelques vœux, ce sera pour votre bonheur et sa gloire.

— Sélim, lui répondit la favorite, vous prenez conseil du dépit. Vous craignez un ridicule que vous éviterez moins en vous éloignant de la cour, qu’en y demeurant. Ayez de la philosophie tant qu’il vous plaira ; mais ce n’est pas ici le moment d’en faire usage : on ne verra dans votre retraite qu’humeur et que chagrin. Vous n’êtes point fait pour vous confiner dans un désert ; et le sultan… »

L’arrivée de Mangogul interrompit la favorite ; elle lui communiqua le dessein de Sélim.

« Il est donc fou ! dit le prince : est-ce que les mauvais procédés de cette petite Fulvia lui ont tourné la tête ? » Puis s’adressant à Sélim : « Il n’en sera pas ainsi, notre ami ; vous demeurerez, continua-t-il : j’ai besoin de vos conseils, et madame, de votre société. Le bien de mon empire et la satisfaction de Mirzoza l’exigent, et cela sera. »

Sélim, touché des sentiments de Mangogul et de la favorite, s’inclina respectueusement, demeura à la cour, et fut aimé, chéri, recherché et distingué, par sa faveur auprès du sultan et de Mirzoza.