Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 331-336).
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CHAPITRE XLVI.

sélim à banza.

Mangogul alla se reposer au sortir du bal ; et la favorite, qui ne se sentait aucune disposition au sommeil, fit appeler Sélim, et le pressa de lui continuer son histoire amoureuse. Sélim obéit, et reprit en ces termes :

« Madame, la galanterie ne remplissait pas tout mon temps : je dérobais au plaisir des instants que je donnais à des occupations sérieuses ; et les intrigues dans lesquelles je m’embarquai, ne m’empêchèrent pas d’apprendre les fortifications, le manège, les armés, la musique et la danse ; d’observer les usages et les arts des Européens, et d’étudier leur politique et leur milice. De retour dans le Congo, on me présenta à l’empereur aïeul du sultan, qui m’accorda un poste honorable dans ses troupes. Je parus à la cour, et bientôt je fus de toutes les parties du prince Erguebzed, et par conséquent intéressé dans les aventures des jolies femmes. J’en connus de toutes nations, de tout âge, de toutes conditions ; j’en trouvai peu de cruelles, soit que mon rang les éblouît, soit qu’elles aimassent mon jargon, ou que ma figure les prévînt. J’avais alors deux qualités avec lesquelles on va vite en amour, de l’audace et de la présomption.

« Je pratiquai d’abord les femmes de qualité. Je les prenais le soir au cercle ou au jeu chez la Manimonbanda ; je passais la nuit avec elles ; et nous nous méconnaissions presque le lendemain. Une des occupations de ces dames, c’est de se procurer des amants, de les enlever même à leurs meilleures amies, et l’autre de s’en défaire. Dans la crainte de se trouver au dépourvu, tandis qu’elles filent une intrigue, elles en lorgnent deux ou trois autres. Elles possèdent je ne sais combien de petites finesses pour attirer celui qu’elles ont en vue et cent tracasseries en réserve pour se débarrasser de celui qu’elles ont. Cela a toujours été et cela sera toujours. Je ne nommerai personne ; mais je connus ce qu’il y avait de femmes à la cour d’Erguebzed en réputation de jeunesse et de beauté ; et tous ces engagements furent formés, rompus, renoués, oubliés en moins de six mois.

« Dégoûté de ce monde, je me jetai dans ses antipodes : je vis des bourgeoises que je trouvai dissimulées, fières de leur beauté, toutes grimpées sur le ton de l’honneur et presque toujours obsédées par des maris sauvages et brutaux ou certains pieds-plats de cousins qui faisaient à jours entiers les passionnés auprès de leurs cousines et qui me déplaisaient grandement : on ne pouvait les tenir seules un moment ; ces animaux survenaient perpétuellement, dérangeaient un rendez-vous et se fourraient à tout propos dans la conversation. Malgré ces obstacles, j’amenai cinq ou six de ces bégueules au point où je les voulais avant que de les planter là. Ce qui me réjouissait dans leur commerce, c’est qu’elles se piquaient de sentiments, qu’il fallait s’en piquer aussi, et qu’elles en parlaient à mourir de rire : et puis elles exigeaient des attentions, des petits soins ; à les entendre, on leur manquait à tout moment ; elles prêchaient un amour si correct, qu’il fallut bien y renoncer. Mais le pis, c’est qu’elles avaient incessamment votre nom à la bouche et que quelquefois on était contraint de se montrer avec elles et d’encourir tout le ridicule d’une aventure bourgeoise ; je me sauvai un beau jour des magasins et de la rue Saint-Denis pour n’y revenir de ma vie.

« On avait alors la fureur des petites maisons : j’en louai une dans le faubourg oriental et j’y plaçai successivement quelques-unes de ces filles qu’on voit, qu’on ne voit plus ; à qui l’on parle, à qui l’on ne dit mot, et qu’on renvoie quand on en est las : j’y rassemblais des amis et des actrices de l’opéra ; on y faisait de petits soupers, que le prince Erguebzed a quelquefois honorés de sa présence. Ah ! madame, j’avais des vins délicieux, des liqueurs exquises et le meilleur cuisinier du Congo.

« Mais rien ne m’a tant amusé qu’une entreprise que j’exécutai dans une province éloignée de la capitale, où mon régiment était en quartier : je partis de Banza pour en faire la revue ; c’était la seule affaire qui m’éloignait de la ville ; et mon voyage eût été court, sans le projet extravagant auquel je me livrai. Il y avait à Baruthi un monastère peuplé des plus rares beautés ; j’étais jeune et sans barbe, et je méditais de m’y introduire à titre de veuve qui cherchait un asile contre les dangers du siècle. On me fait un habit de femme ; je m’en ajuste et je vais me présenter à la grille de nos recluses ; on m’accueillit affectueusement ; on me consola de la perte de mon époux ; on convint de ma pension, et j’entrai.

« L’appartement qu’on me donna communiquait au dortoir des novices ; elles étaient en grand nombre, jeunes pour la plupart et d’une fraîcheur surprenante : je les prévins de politesses et je fus bientôt leur amie. En moins de huit jours, on me mit au fait de tous les intérêts de la petite république ; on me peignit les caractères, on m’instruisit des anecdotes ; je reçus des confidences de toutes couleurs, et je m’aperçus que nous ne manions pas mieux la médisance et la calomnie, nous autres profanes. J’observai la règle avec sévérité ; j’attrapai les airs patelins et les tons doucereux ; et l’on se disait à l’oreille que la communauté serait bien heureuse si j’y prenais l’habit.

« Je ne crus pas plus tôt ma réputation faite dans la maison, que je m’attachai à une jeune vierge qui venait de prendre le premier voile : c’était une brune adorable ; elle m’appelait sa maman, je l’appelais mon petit ange ; elle me donnait des baisers innocents, et je lui en rendais de fort tendres. Jeunesse est curieuse ; Zirziphile me mettait à tout propos sur le mariage et sur les plaisirs des époux ; elle m’en demandait des nouvelles ; j’aiguisais habilement sa curiosité ; et de questions en questions, je la conduisis jusqu’à la pratique des leçons que je lui donnais. Ce ne fut pas la seule novice que j’instruisis ; et quelques jeunes nonnains vinrent aussi s’édifier dans ma cellule. Je ménageais les moments, les rendez-vous, les heures, si à propos que personne ne se croisait : enfin, madame, que vous dirai-je ? la pieuse veuve se fit une postérité nombreuse ; mais lorsque le scandale dont on avait gémi tout bas eut éclaté et que le conseil des discrètes, assemblé, eut appelé le médecin de la maison, je méditai ma retraite. Une nuit donc, que toute la maison dormait, j’escaladai les murs du jardin et je disparus : je me rendis aux eaux de Piombino, où le médecin avait envoyé la moitié du couvent et où j’achevai, sous l’habit de cavalier, l’ouvrage que j’avais commencé sous celui de veuve. Voilà, madame, un fait dont tout l’empire a mémoire et dont vous seule connaissez l’auteur.

« Le reste de ma jeunesse, ajouta Sélim, s’est consumé à de pareils amusements, toujours de femmes, et toute espèce, rarement du mystère, beaucoup de serments et point de sincérité.

— Mais, à ce compte, lui dit la favorite, vous n’avez donc jamais aimé ?

— Bon ! répondit Sélim, je pensais bien alors à l’amour ! je n’en voulais qu’au plaisir et à celles qui m’en promettaient.

— Mais a-t-on du plaisir sans aimer ? interrompit la favorite. Qu’est-ce que cela, quand le cœur ne dit rien ?

— Eh ! madame, répliqua Sélim, est-ce le cœur qui parle, à dix-huit ou vingt ans ?

— Mais enfin, de toutes ces expériences, quel est le résultat ? qu’avez-vous prononcé sur les femmes ?

— Qu’elles sont la plupart sans caractère, dit Sélim ; que trois choses les meuvent puissamment : l’intérêt, le plaisir et la vanité ; qu’il n’y en a peut-être aucune qui ne soit dominée par une de ces passions, et que celles qui les réunissent toutes trois sont des monstres.

— Passe encore pour le plaisir, dit Mangogul, qui entrait à l’instant ; quoiqu’on ne puisse guère compter sur ces femmes, il faut les excuser : quand le tempérament est monté à un certain degré, c’est un cheval fougueux qui emporte son cavalier à travers champs ; et presque toutes les femmes sont à califourchon sur cet animal-là.

— C’est peut-être par cette raison, dit Sélim, que la duchesse Ménéga appelle le chevalier Kaidar son grand écuyer.

— Mais serait-il possible, dit la sultane à Sélim, que vous n’ayez pas eu la moindre aventure de cœur ? Ne serez-vous sincère que pour déshonorer un sexe qui faisait vos plaisirs, si vous en faisiez les délices ? Quoi ! dans un si grand nombre de femmes, pas une qui voulût être aimée, qui méritât de l’être ! Cela ne se comprend pas.

— Ah ! madame, répondit Sélim, je sens, à la facilité avec laquelle je vous obéis, que les années n’ont point affaibli sur mon cœur l’empire d’une femme aimable : oui, madame, j’ai aimé comme un autre. Vous voulez tout savoir, je vais tout dire ; et vous jugerez si je me suis acquitté du rôle d’amant dans les formes.

— Y a-t-il des voyages dans cette partie de votre histoire ? demanda le sultan.

— Non, prince, répondit Sélim.

— Tant mieux, reprit Mangogul ; car je ne me sens aucune envie de dormir.

— Pour moi, reprit la favorite, Sélim me permettra bien de reposer un moment.

— Qu’il aille se coucher aussi, dit le sultan ; et pendant que vous dormirez je questionnerai Cypria.

— Mais, prince, lui répondit Mirzoza, Votre Hautesse n’y pense pas ; ce bijou vous enfilera dans des voyages qui n’en finiront point. »

L’auteur africain nous apprend ici que le sultan, frappé de l’observation de Mirzoza, se précautionna d’un anti-somnifère des plus violents : il ajoute que le médecin de Mangogul, qui était bien son ami, lui en avait communiqué la recette et qu’il en avait fait la préface de son ouvrage ; mais il ne nous reste de cette préface que les trois dernières lignes que je vais rapporter ici.

Prenez de ............
De ..............
De ..............
De Marianne et du Paysan, par… quatre pages[1].
Des Égarements du cœur[2], une feuille.
Des Confessions[3], vingt-cinq lignes et demie.



  1. La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, romans de Marivaux. (Br.)
  2. Les Égarements du cœur et de l’esprit, par Crébillon fils. (Br.)
  3. Les Confessions du Comte de ***, par Duclos. (Br.)