Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 222-226).
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CHAPITRE XXV.

échantillon de la morale de mangogul.

Mangogul, impatient de revoir la favorite, dormit peu, se leva plus matin qu’à l’ordinaire, et parut chez elle au petit jour. Elle avait déjà sonné : on venait d’ouvrir ses rideaux ; et ses femmes se disposaient à la lever. Le sultan regarda beaucoup autour d’elle, et ne lui voyant point de chien, il lui demanda la raison de cette singularité.

« C’est, lui répondit Mirzoza, que vous supposez que je suis singulière en cela, et qu’il n’en est rien.

— Je vous assure, répliqua le sultan, que je vois des chiens à toutes les femmes de ma cour, et que vous m’obligeriez de m’apprendre pourquoi elles en ont, ou pourquoi vous n’en avez point. La plupart d’entre elles en ont même plusieurs ; et il n’y en a pas une qui ne prodigue au sien des caresses qu’elle semble n’accorder qu’avec peine à son amant. Par où ces bêtes méritent-elles la préférence ? qu’en fait-on ? »

Mirzoza ne savait que répondre à ces questions. « Mais, lui disait-elle, on a un chien comme un perroquet ou un serin. Il est peut-être ridicule de s’attacher aux animaux ; mais il n’est pas étrange qu’on en ait : ils amusent quelquefois, et ne nuisent jamais. Si on leur fait des caresses, c’est qu’elles sont sans conséquence. D’ailleurs, croyez-vous, prince, qu’un amant se contentât d’un baiser tel qu’une femme le donne à son gredin ?

— Sans doute, je le crois, dit le sultan. Il faudrait, parbleu, qu’il fût bien difficile, s’il n’en était pas satisfait. »

Une des femmes de Mirzoza, qui avait gagné l’affection du sultan et de la favorite par de la douceur, des talents et du zèle, dit : « Ces animaux sont incommodes et malpropres ; ils tachent les habits, gâtent les meubles, arrachent les dentelles, et font en un quart d’heure plus de dégât qu’il n’en faudrait pour attirer la disgrâce de la femme de chambre la plus fidèle ; cependant on les garde.

— Quoique, selon madame, ils ne soient bons qu’à cela ; ajouta le sultan.

— Prince, répondit Mirzoza, nous tenons à nos fantaisies ; et il faut que, d’avoir un gredin, c’en soit une, telle que nous en avons beaucoup d’autres, qui ne seraient plus des fantaisies, si l’on en pouvait rendre raison. Le règne des singes est passé ; les perruches se soutiennent encore. Les chiens étaient tombés ; les voilà qui se relèvent. Les écureuils ont eu leur temps ; et il en est des animaux comme il en a été successivement de l’italien, de l’anglais, de la géométrie, des prétintailles, et des falbalas.

— Mirzoza, répliqua le sultan en secouant la tête, n’a pas là-dessus toutes les lumières possibles ; et les bijoux…

— Votre Hautesse ne va-t-elle pas s’imaginer, dit la favorite, qu’elle apprendra du bijou d’Haria pourquoi cette femme, qui a vu mourir son fils, une de ses filles et son époux sans verser une larme, a pleuré pendant quinze jours la perte de son doguin ?

— Pourquoi non ? répondit Mangogul.

— Vraiment, dit Mirzoza, si nos bijoux pouvaient expliquer toutes nos fantaisies, ils seraient plus savants que nous-mêmes.

— Et qui vous le dispute ? repartit le sultan. Aussi crois-je que le bijou fait faire à une femme cent choses sans qu’elle s’en aperçoive ; et j’ai remarqué dans plus d’une occasion, que telle qui croyait suivre sa tête, obéissait à son bijou. Un grand philosophe[1] plaçait l’âme, la nôtre s’entend, dans la glande pinéale. Si j’en accordais une aux femmes, je sais bien, moi, où je la placerais.

— Je vous dispense de m’en instruire, reprit aussitôt Mirzoza.

— Mais vous me permettrez au moins, dit Mangogul, de vous communiquer quelques idées que mon anneau m’a suggérées sur les femmes, dans la supposition qu’elles ont une âme. Les épreuves que j’ai faites de ma bague m’ont rendu grand moraliste. Je n’ai ni l’esprit de La Bruyère, ni la logique de Port-Royal, ni l’imagination de Montaigne, ni la sagesse de Charron ; mais j’ai recueilli des faits qui leur manquaient peut-être.

— Parlez, prince, répondit ironiquement Mirzoza : je vous écouterai de toutes mes oreilles. Ce doit être quelque chose de curieux, que les essais de morale d’un sultan de votre âge !

— Le système d’Orcotome est extravagant, n’en déplaise au célèbre Hiragu[2] son confrère ; cependant je trouve du sens dans les réponses qu’il a faites aux objections qui lui ont été proposées. Si j’accordais une âme aux femmes, je supposerais volontiers, avec lui, que les bijoux ont parlé de tout temps, bas à la vérité, et que l’effet de l’anneau du génie Cucufa se réduit à leur hausser le ton. Cela posé, rien ne serait plus facile que de vous définir toutes tant que vous êtes :

« La femme sage, par exemple, serait celle dont le bijou est muet, ou n’en est pas écouté.

« La prude, celle qui fait semblant de ne pas écouter son bijou.

« La galante, celle à qui le bijou demande beaucoup, et qui lui accorde trop.

« La voluptueuse, celle qui écoute son bijou avec complaisance.

« La courtisane, celle à qui son bijou demande à tout moment, et qui ne lui refuse rien.

« La coquette, celle dont le bijou est muet, ou n’en est point écouté ; mais qui fait espérer à tous les hommes qui l’approchent, que son bijou parlera quelque jour, et qu’elle pourra ne pas faire la sourde oreille.

« Eh bien ! délices de mon âme, que pensez-vous de mes définitions ?

— Je pense, dit la favorite, que Votre Hautesse a oublié la femme tendre.

— Si je n’en ai point parlé, répondit le sultan, c’est que je ne sais pas encore bien ce que c’est, et que d’habiles gens prétendent que le mot tendre, pris sans aucun rapport au bijou, est vide de sens.

— Comment ! vide de sens ? s’écria Mirzoza. Quoi ! il n’y a point de milieu ; et il faut absolument qu’une femme soit prude, galante, coquette, voluptueuse ou libertine ?

— Délices de mon âme, dit le sultan, je suis prêt à convenir de l’inexactitude de mon énumération, et j’ajouterai la femme tendre aux caractères précédents ; mais à condition que vous m’en donnerez une définition qui ne retombe dans aucune des miennes.

— Très volontiers, dit Mirzoza. Je compte en venir à bout sans sortir de votre système.

— Voyons, ajouta Mangogul.

— Eh bien ! reprit la favorite… La femme tendre est celle…

— Courage, Mirzoza, dit Mangogul.

— Oh ! ne me troublez point, s’il vous plaît. La femme tendre est celle… qui a aimé sans que son bijou parlât, ou… dont le bijou n’a jamais parlé qu’en faveur du seul homme qu’elle aimait. »

Il n’eût pas été galant au sultan de chicaner la favorite, et de lui demander ce qu’elle entendait par aimer ; aussi n’en fit-il rien. Mirzoza prit son silence pour un aveu, et ajouta, toute fière de s’être tirée d’un pas qui lui paraissait difficile : « Vous croyez, vous autres hommes, parce que nous n’argumentons pas, que nous ne raisonnons point. Apprenez une bonne fois que nous trouverions aussi facilement le faux de vos paradoxes, que vous celui de nos raisons, si nous voulions nous en donner la peine. Si Votre Hautesse était moins pressée de satisfaire sa curiosité sur les gredins, je lui donnerais à mon tour un petit échantillon de ma philosophie. Mais elle n’y perdra rien ; ce sera pour quelqu’un de ces jours, qu’elle aura plus de temps à m’accorder. »

Mangogul lui répondit qu’il n’avait rien de mieux à faire que de profiter de ses idées philosophiques ; que la métaphysique d’une sultane de vingt-deux ans ne devait pas être moins singulière que la morale d’un sultan de son âge.

Mais Mirzoza appréhendant qu’il n’y eût de la complaisance de la part de Mangogul, lui demanda quelque temps pour se préparer, et fournit ainsi au sultan un prétexte pour voler où son impatience pouvait l’appeler.



  1. René Descartes ? Galien avait déjà fixé le siège de l’âme dans la glande pinéale. Il prétendait qu’elle pouvait être tantôt inclinée d’un côté et tantôt de l’autre par les filaments qui l’attachaient aux parties voisines, et par là qu’elle présidait à la distribution des esprits. Anat. de Galien par Oribase, édit. de Dundas, 1735.

    Mais Descartes a présenté cette opinion sous une nouvelle forme *, quoiqu’elle soit la même pour le fond. Ce philosophe a fait sur ce siège une espèce de roman qu’on a lu dans le monde avec plaisir ; et ce n’est pas la seule fois que les écrivains se sont emparés des opinions des médecins ; cependant le peu de fondement de celle-ci est démontré par les observations pathologiques, qui prouvent qu’on a trouvé le corps pinéal désorganisé dans des sujets qui avaient eu beaucoup d’instruction et d’esprit, et qu’il était dans l’état sain chez d’autres, reconnus stupides. Le célèbre Pic de la Mirandole, ce jeune enfant dont on a raconté tant de prodiges, avait le corps pinéal gros et très-dur, graveleux, quoiqu’il n’eût éprouvé, avant de mourir, aucun altération dans ses facultés intellectuelles. (Br.) — La fonction de ce petit organe est encore inconnue.

    * Voyez l’homme, de René Descartes, p. 32, édition de Paris, 1677, in-4o. (Br.)

  2. Si, comme nous le pensons, Orcotome est Ferrein, Hiragu serait un autre médecin, Montagnat, qui, dans plusieurs brochures adressées à Burlon et à Bertin (1745, 1746), défendit le système de Ferrein sur le mécanisme de la voix.