Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 170-173).
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CHAPITRE XII.

cinquième essai de l’anneau

le jeu.

La plupart des femmes qui faisaient la partie de la Manimonbanda jouaient avec acharnement ; et il ne fallait point avoir la sagacité de Mangogul pour s’en apercevoir. La passion du jeu est une des moins dissimulées ; elle se manifeste, soit dans le gain, soit dans la perte, par des symptômes frappants. « Mais d’où leur vient cette fureur ? se disait-il en lui-même ; comment peuvent-elles se résoudre à passer les nuits autour d’une table de pharaon, à trembler dans l’attente d’un as ou d’un sept ? cette frénésie altère leur santé et leur beauté, quand elles en ont, sans compter les désordres où je suis sûr qu’elle les précipite. »

« J’aurais bien envie, dit-il tout bas à Mirzoza, de faire ici un coup de ma tête.

— Et quel est ce beau coup de tête que vous méditez ? lui demanda la favorite.

— Ce serait, lui répondit Mangogul, de tourner mon anneau sur la plus effrénée de ces brelandières, de questionner son bijou, de transmettre par cet organe un bon avis à tous ces maris imbéciles qui laissent risquer à leurs femmes l’honneur et la fortune de leur maison sur une carte ou sur un dé.

— Je goûte fort cette idée, lui répliqua Mirzoza ; mais sachez, prince, que la Manimonbanda vient de jurer par ses pagodes, qu’il n’y aurait plus de cercle chez elle, si elle se trouvait encore une fois exposée à l’impudence des Engastrimuthes.

— Comment avez-vous dit, délices de mon âme ? interrompit le sultan.

— J’ai dit, lui répondit la favorite, le nom que la pudique Manimonbanda donne à toutes celles dont les bijoux savent parler.

— Il est de l’invention de son sot de bramine, qui se pique de savoir le grec et d’ignorer le congeois, répliqua le sultan ; cependant, n’en déplaise à la Manimonbanda et à son chapelain, je désirerais interroger le bijou de Manille ; et il serait à propos que l’interrogatoire se fît ici pour l’édification du prochain.

— Prince, si vous m’en croyez, dit Mirzoza, vous épargnerez ce désagrément à la grande sultane : vous le pouvez sans que votre curiosité ni la mienne y perdent. Que ne vous présentez-vous chez Manille ?

— J’irai, puisque vous le voulez, dit Mangogul.

— Mais à quelle heure ? lui demanda la sultane.

— Sur la minuit, répondit le sultan.

— À minuit, elle joue, dit la favorite.

— J’attendrai donc jusqu’à deux heures, répondit Mangogul.

— Prince, vous n’y pensez pas, répliqua Mirzoza ; c’est la plus belle heure du jour pour les joueuses. Si Votre Hautesse m’en croit, elle prendra Manille dans son premier somme, entre sept et huit. »

Mangogul suivit le conseil de Mirzoza et visita Manille sur les sept heures. Ses femmes allaient la mettre au lit. Il jugea, à la tristesse qui régnait sur son visage, qu’elle avait joué de malheur : elle allait, venait, s’arrêtait, levait les yeux au ciel, frappait du pied, s’appuyait les poings sur les yeux et marmottait entre ses dents quelque chose que le sultan ne put entendre. Ses femmes, qui la déshabillaient, suivaient en tremblant tous ses mouvements ; et si elles parvinrent à la coucher, ce ne fut pas sans avoir essuyé des brusqueries et même pis. Voilà donc Manille au lit, n’ayant fait pour toute prière du soir que quelques imprécations contre un maudit as venu sept fois de suite en perte. Elle eut à peine les yeux fermés, que Mangogul tourna sa bague sur elle. A l’instant son bijou s’écria douloureusement : « Pour le coup, je suis repic et capot. » Le sultan sourit de ce que chez Manille tout parlait jeu, jusqu’à son bijou. « Non, continua le bijou, je ne jouerai jamais contre Abidul : il ne sait que tricher. Qu’on ne me parle plus de Darès ; on risque avec lui des coups de malheur. Ismal est assez beau joueur ; mais ne l’a pas qui veut. C’était un trésor que Mazulim, avant que d’avoir passé par les mains de Crissa. Je ne connais point de joueur plus capricieux que Zulmis. Rica l’est moins ; mais le pauvre garçon est à sec. Que faire de Lazuli ? la plus jolie femme de Banza ne lui ferait pas jouer gros. Le mince joueur que Molli ! En vérité, la désolation s’est mise parmi les joueurs ; et bientôt l’on ne saura plus avec qui faire sa partie. »

Après cette jérémiade, le bijou se jeta sur les coups singuliers dont il avait été témoin et s’épuisa sur la constance et les ressources de sa maîtresse dans les revers. « Sans moi, dit-il, Manille se serait ruinée vingt fois : tous les trésors du sultan n’auraient point acquitté les dettes que j’ai payées. En une séance au brelan, elle perdit contre un financier et un abbé plus de dix mille ducats : il ne lui restait que ses pierreries ; mais il y avait trop peu de temps que son mari les avait dégagées pour oser les risquer. Cependant elle avait pris des cartes, et il lui était venu un de ces jeux séduisants que la fortune vous envoie lorsqu’elle est sur le point de vous égorger : on la pressait de parler. Manille regardait ses cartes, mettait la main dans sa bourse, d’où elle était bien certaine de ne rien tirer ; revenait à son jeu, l’examinait encore et ne décidait rien.

« Madame va-t-elle enfin ? lui dit le financier.

« — Oui, va, dit-elle…, va… va, mon bijou.

« — Pour combien ? reprit Turcarès.

« — Pour cent ducats, dit Manille. »

« L’abbé se retira ; le bijou lui parut trop cher. Turcarès topa : Manille perdit et paya.

« La sotte vanité de posséder un bijou titré piqua Turcarès : il s’offrit de fournir au jeu de ma maîtresse, à condition que je servirais à ses plaisirs : ce fut aussitôt une affaire arrangée. Mais comme Manille jouait gros et que son financier n’était pas inépuisable, nous vîmes bientôt le fond de ses coffres.

« Ma maîtresse avait apprêté le pharaon le plus brillant : tout son monde était invité : ou ne devait ponter qu’aux ducats. Nous comptions sur la bourse de Turcarès ; mais le matin de ce grand jour, ce faquin nous écrivit qu’il n’avait pas un sou et nous laissa dans le dernier des embarras ; il fallait s’en tirer, et il n’y avait pas un moment à perdre. Nous nous rabattîmes sur un vieux chef de bramines, à qui nous vendîmes bien cher quelques complaisances qu’il sollicitait depuis un siècle. Cette séance lui coûta deux fois le revenu de son bénéfice.

« Cependant Turcarès revint au bout de quelques jours. Il était désespéré, disait-il, que madame l’eût pris au dépourvu : il comptait toujours sur ses bontés :

« Mais vous comptez mal, mon cher, lui répondit Manille ; décemment je ne peux plus vous recevoir. Quand vous étiez en état de prêter, on savait dans le monde pourquoi je vous souffrais ; mais à présent que vous n’êtes bon à rien, vous me perdriez d’honneur. »

« Turcarès fut piqué de ce discours, et moi aussi ; car c’était peut-être le meilleur garçon de Banza. Il sortit de son assiette ordinaire pour faire entendre à Manille qu’elle lui coûtait plus que trois filles d’Opéra qui l’auraient amusé davantage.

« Ah ! s’écria-t-il douloureusement, que ne m’en tenais-je à ma petite lingère ! cela m’aimait comme une folle : je la faisais si aise avec un taffetas ! »

« Manille, qui ne goûtait pas les comparaisons, l’interrompit d’un ton à le faire trembler, et lui ordonna de sortir sur-le-champ. Turcarès la connaissait ; et il aima mieux s’en retourner paisiblement par l’escalier que de passer par les fenêtres.

« Manille emprunta dans la suite d’un autre bramine qui venait, disait-elle, la consoler dans ses malheurs : l’homme saint succéda au financier ; et nous le remboursâmes de ses consolations en même monnaie. Elle me perdit encore d’autres fois ; et l’on sait que les dettes de jeu sont les seules qu’on paye dans le monde.

« S’il arrive à Manille de jouer heureusement, c’est la femme du Congo la plus régulière. À son jeu près, elle met dans sa conduite une réforme qui surprend ; on ne l’entend point jurer ; elle fait bonne chère, paye sa marchande de modes et ses gens, donne à ses femmes, dégage quelquefois ses nippes et caresse son danois et son époux ; mais elle hasarde trente fois par mois ces heureuses dispositions et son argent sur un as de pique. Voilà la vie qu’elle a menée, qu’elle mènera ; et Dieu sait combien de fois encore je serai mis en gage. »

Ici le bijou se tut, et Mangogul alla se reposer. On l’éveilla sur les cinq heures du soir ; et il se rendit à l’opéra, où il avait promis à la favorite de se trouver.