Les Biens d’Orléans et la loi de décembre 1872

Les Biens d’Orléans et la loi de décembre 1872
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 96-129).
LES
BIENS D’ORLÉANS
ET
LA LOI DE DÉCEMBRE 1872

Le 8 décembre 1871, un projet de loi ayant pour objet de rapporter les décrets du 22 janvier 1852, relatifs aux biens de la famille d’Orléans, fut présenté à l’assemblée nationale par M. Thiers, président de la république française, par M. Dufaure, ministre de la justice et par M. Pouyer-Quertier, ministre des finances. Il proposait la restitution aux héritiers du roi Louis-Philippe des biens meubles et immeubles saisis par l’état en vertu de ces décrets, et non aliénés. Après avoir été examiné par une commission de quinze membres qui s’en appropria toutes les dispositions essentielles, il fut discuté le 22 novembre 1872, et l’assemblée, en seconde délibération, par 614 voix, c’est-à-dire à l’unanimité des votans, en adopta l’article premier, ainsi conçu : «Les décrets du 22 janvier 1852, concernant les biens de la famille d’Orléans, sont et demeurent abrogés. » Les autres articles furent votés par assis et levé, sans débat, à la troisième comme à la seconde délibération.

Dix ans se sont écoulés depuis que ce vote unanime a permis aux princes d’Orléans de reprendre possession d’une partie des biens qui leur avaient été ravis. Beaucoup d’événemens se sont accomplis depuis cette époque et, quoique l’étiquette du gouvernement n’ait pas été changée, le régime politique issu de nos derniers revers a subi de nombreuses transformations. L’assemblée de 1871 a disparu après avoir organisé les institutions républicaines. Ses actes appartiennent désormais à l’histoire, et, si la réaction que l’ensemble de son œuvre législative avait provoquée dans notre société démocratique ne s’est pas tout à fait amortie, on juge du moins cette œuvre avec plus de calme : la période des polémiques est close. Le moment est peut-être venu d’apprécier, parmi ces lois, la loi du 21 décembre 1872 qui abrogeait les décrets du 22 janvier 1852. Rien ne nous trouble, à coup sûr, au moment où nous entreprenons cette étude, et rien ne saurait troubler, parmi nos lecteurs, ceux qu’offusque le plus l’image de l’ancienne monarchie française. Il s’agit sans doute d’une branche de cette dynastie qui remplaça en 987 la dynastie carlovingienne et des héritiers directs d’un prince qui a gouverné notre pays de 1830 à 1848 ; mais nous n’avons à juger en ce moment ni cette dynastie ni ce règne. Notre tâche est beaucoup plus modeste. Le gouvernement de la république devait-il, ainsi qu’il l’a pensé, rendre aux princes d’Orléans une partie des biens que les décrets de 1852 leur avaient enlevés ? Les princes d’Orléans devaient-ils accepter cette restitution partielle ? Telles sont les questions que nous allons examiner.


I.

Le 7 août 1830, la chambre des pairs et la chambre des députés, après avoir modifié ou supprimé plusieurs articles de la charte, déclarèrent, « moyennant l’acceptation de ces dispositions et propositions, » que « l’intérêt universel et pressant du peuple français appelait au trône S. A. R. Louis-Philippe d’Orléans, duc d’Orléans, lieutenant-général du royaume. » En conséquence, S. A. R. Louis-Philippe d’Orléans, duc d’Orléans, lieutenant-général du royaume, était « invité à accepter et à jurer l’observation de la charte constitutionnelle et des modifications indiquées et, après l’avoir fait devant les chambres assemblées, à prendre le titre de roi des Français. » Les deux chambres s’assemblèrent en effet le surlendemain 9 août, et le procès-verbal de leur séance débute en ces termes : « L’an mil huit cent trente, le neuf août, MM. les pairs et MM. les députés étant réunis au palais de la chambre des députés sur la convocation de Mgr Louis-Philippe d’Orléans, lieutenant-général du royaume, son Altesse Royale est entrée, etc. Son Altesse Royale ayant pris séance. Monseigneur a dit aux pairs et aux députés : « Messieurs, asseyez-vous. » S’adressant ensuite à M. le président de la chambre des députés. Monseigneur lui a dit : « Monsieur le président de la chambre des députés, veuillez lire la déclaration de la chambre. » Les mêmes paroles sont ensuite adressées au président de la chambre des pairs, et le procès-verbal reprend: « Alors Monseigneur a lu son acceptation ainsi conçue : Messieurs les pairs et Messieurs les députés, j’ai lu avec une grande attention la déclaration de la chambre des députés et l’acte d’adhésion de la chambre des pairs. J’en ai pesé et médité toutes les expressions. J’accepte sans restriction ni réserve les clauses et engagemens que renferme cette déclaration, et le titre de roi des Français qu’elle me confère, et je suis prêt à en jurer l’observation. Son Altesse Royale s’est ensuite levée, et la tête découverte, a prêté le serment dont la teneur suit. Serment : En présence de Dieu, je jure d’observer fidèlement la charte constitutionnelle, avec les modifications exprimées dans la déclaration : de ne gouverner que par les lois et selon les lois : de faire rendre bonne et exacte justice à chacun selon son droit, et d’agir en toutes choses dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. M. le commissaire provisoire au département de la justice a ensuite présenté la plume à Son Altesse Royale, qui a signé le présent en trois originaux... Sa majesté Louis-Philippe Ier roi des Français, s’est alors placée sur le trône. »

Ainsi, jusqu’à la prestation de serment, Louis-Philippe n’est pas encore devenu roi des Français. C’est au lieutenant-général qu’a été portée, le 7 août, la déclaration des deux chambres : il en examine pendant deux jours les diverses clauses et en médite toutes les expressions ; il peut encore répudier les engagemens qu’elle renferme. C’est en qualité de lieutenant-général qu’il convoque les chambres et qu’il assiste le 9 août au début de la séance. Tant qu’il n’a pas accepté l’offre des pouvoirs publics et juré d’observer la charte, le contrat n’est pas formé, le trône est encore vacant.

Or, par acte authentique du 7 août 1830, Louis-Philippe avait fait donation à ses enfans, en exceptant toutefois son fils aîné, de la nue propriété des biens qui lui étaient advenus : 1° de la succession de sa mère: 2° de la succession bénéficiaire de son père; 3° d’acquisitions faites de 1814 à 1830. Il ne pouvait comprendre et n’avait pas compris dans cette donation les biens composant l’ancien apanage d’Orléans, qui lui avaient été restitués en 1814, mais qui, d’après les titres constitutifs de cet apanage, étaient soumis à un droit de retour éventuel au profit de l’état et sont effectivement rentrés, dès 1832, dans le domaine national. Au surplus, quoique la loi du 4 mars 1832 eût formellement réuni ces biens à la dotation immobilière de la liste civile en rappelant que l’apanage d’Orléans, constitué par les édits de 1661, 1672 et 1692, avait, par l’avènement du roi, fait retour à l’état, » la commission nommée par l’assemblée nationale tint à s’assurer elle-même que la donation du 7 août avait porté seulement sur des biens disponibles et ne comprenait aucune partie de la fortune apanagère : « Votre commission, lit-on dans le rapport de M. Robert de Massv, n’en a pas moins fait des recherches pour constater l’origine de ces mêmes biens ; ses investigations lui ont démontré qu’ils étaient tous patrimoniaux[1]. »

L’origine des biens donnés le 7 août 1830 étant ainsi hors de toute contestation, le second décret du 22 janvier 1852, pour les incorporer au domaine national, eut recours à l’argumentation suivante : « Le président de la république, considérant que, sans vouloir porter atteinte au droit de propriété dans la personne des princes de la famille d’Orléans, le président de la république ne justifierait pas la confiance du peuple français s’il permettait que des biens qui doivent appartenir à la nation soient soustraits au domaine de l’état; considérant que, d’après l’ancien droit public de la France,.. tous les biens qui appartenaient aux princes lors de leur avènement au trône étaient de plein droit et à l’instant même réunis au domaine de la couronne;.. considérant que cette règle fondamentale de la monarchie a été appliquée sous les règnes de Louis XVIII et de Charles X et reproduite dans la loi du 15 janvier 1825; qu’aucun acte législatif ne l’avait révoquée le 9 août 1830, lorsque Louis-Philippe a accepté la couronne; qu’ainsi, par le seul fait de cette acceptation, tous les biens qu’il possédait à cette époque sont devenus la propriété incommutable de l’état;.. qu’on exciperait vainement de ce que l’union au domaine public des biens du prince ne devait résulter que de l’acceptation de la couronne par celui-ci et de ce que cette acceptation n’ayant eu lieu que le 9 août, la donation consentie le 7 du même mois avait dû produire son effet; considérant qu’à cette dernière date Louis-Philippe n’était plus une personne privée, puisque les deux chambres l’avaient déclaré roi des Français sous la seule condition de prêter serment à la charte;.. considérant que les biens compris dans la donation du 7 août, se trouvant irrévocablement incorporés au domaine de l’état, n’ont pu en être distraits par les dispositions de l’article 22 de la loi du 2 mars 1832;.. considérant, en outre, que, les droits de 1 état ainsi revendiqués, il reste encore à la famille d’Orléans plus de 100 millions avec lesquels elle peut soutenir son rang à l’étranger, décrète : Article premier. — Les biens meubles et immeubles qui sont l’objet de la donation faite le 7 août 1830 par le roi Louis-Philippe sont restitués au domaine de l’état. »

Le gouvernement de M. Thiers, en proposant l’abrogation de ce décret et la restitution à la famille d’Orléans, non pas de tous les biens qui lui avaient été enlevés, mais, parmi ceux-là, des seuls biens qui ne fussent pas encore vendus, l’assemblée de 1871, en accueillant cette proposition, manquaient-ils à leur devoir? Ils y manquaient sans nul doute si le décret de janvier 1852 avait vu clairement et bien raisonné; ils y manquaient s’ils sacrifiaient les droits légitimes du trésor public, alors obéré, à quelque entraînement irréfléchi. Il ne s’agissait pas, en ce moment, de s’associer aveuglément à la sympathie que des princes longtemps exilés avaient excitée dans plusieurs départemens, ni de leur décerner, quelle qu’eût été leur conduite pendant la guerre, un brevet de courage ou de patriotisme. Le rôle des pouvoirs publics était tracé. Le droit avait-il reçu du décret que nous avons cité tout à l’heure une de ces brèches terribles qu’il faut à tout prix réparer? Avait-on confisqué en 1852 ou n’avait-on pas confisqué, comme paraissait le d’avoir croire l’auteur du décret, se défendant tout d’abord « voulu porter atteinte au droit de propriété dans la personne des princes de la famille d’Orléans? » Ah! si l’on avait confisqué, l’hésitation n’était pas permise.

Montesquieu, Voltaire, Servan, presque tous les philosophes du XVIIIe siècle ont flétri la confiscation. On la retrouvait alors à chaque page de nos codes criminels, qui l’attachaient comme peine accessoire, non-seulement à la mort naturelle, mais à toute peine capitale entraînant la mort civile, par exemple au bannissement perpétuel et aux galères perpétuelles. C’était, parmi les odieux abus de l’ancienne justice criminelle, un des plus odieux. Le législateur, après avoir frappé le coupable dans l’intérêt du corps social, le dépouillait dans l’intérêt du fisc : il ouvrait sa succession, vécût-il encore, et déshéritait totalement ou partiellement ses enfans innocens. Il punissait la famille d’un crime qu’elle n’avait pas commis et la punissait en la ruinant. Enfin, pour que cette iniquité n’eût pas de bornes, il mettait généralement en éveil, dans presque toute l’Europe, les convoitises privées : tantôt il abandonnait la proie à quelque délateur, tantôt c’était le roi lui-même qui se dessaisissait au profit d’un courtisan. Les « dons de confiscation » tiennent une grande place, chacun le sait, dans l’ancienne jurisprudence française et dans les écrits de nos vieux criminalistes. Aussi les cahiers de 1789 ne furent-ils, sur aucun autre point, plus indignés, plus impérieux et plus précis. On sait quel compte en tint la convention nationale : « La guillotine a expédié hier et aujourd’hui quarante-trois scélérats qui ont laissé à la république près de 30 millions, écrivait Maignet, en mission à Marseille, au comité de salut public. » La confiscation ne fut abolie que par la charte de 1814.

« Elle ne pourra pas être rétablie, » dit l’article 66 de cette charte. Mais il y a deux façons de rétablir la confiscation. On peut la ressusciter au grand jour en la classant de nouveau parmi les peines que le pouvoir judiciaire doit quotidiennement appliquer. A vrai dire, l’entreprise serait téméraire ; elle ne pourrait être tentée que dans un moment de délire révolutionnaire et ne survivrait pas à l’accès. On peut faire aussi rentrer la confiscation par la petite porte et comme à la dérobée en mettant, par décret, la main sur un ensemble de propriétés privées. Les propriétaires réclameront, à coup sûr, et rappelleront au spoliateur que la confiscation est rayée de nos lois. Celui-ci répliquera qu’il respecte la propriété privée et que la confiscation lui fait horreur, mais ne rendra rien, et s’arrangera pour dessaisir les tribunaux de droit commun si la question leur est soumise. Cette sorte de confiscation est la plus dangereuse de toutes, on le conçoit aisément; d’après l’ancien système, nul ne peut être dépouillé que dans les cas prévus et déterminés d’avance; horrenda lex, sed lex : d’après celui-ci, le plus faible est purement et simplement à la discrétion du plus fort. D’après l’ancien système, un juge vérifie si les biens de l’accusé doivent être, en effet, transférés au fisc, et les droits du pouvoir judiciaire, unique sauvegarde des citoyens, restent saufs : d’après celui-ci, il faut empêcher à tout prix les magistrats de contrôler un acte arbitraire, et la justice elle-même est mise en interdit. Ni lois ni juges : il n’y a pas de plus grand péril.

Quand un gouvernement a commis une pareille faute, sa première tâche est de la réparer. S’il ne la répare pas lui-même, il appartient au gouvernement qui le remplace d’agir sans délai. Ce devoir est élémentaire.

L’auteur des décrets du 22 janvier 1852 avait-il commis cette faute? La France dut se le figurer il y a trente ans. En effet, on vit alors un spectacle unique dans les annales du second empire. Quatre ministres du prince-président, quatre de ses conseillers les plus éclairés et les plus fidèles, MM. Rouher, garde des sceaux; de Morny, ministre de l’intérieur; Fould, ministre des finances; Magne, ministre des travaux publics, quittèrent à cette occasion le ministère. Six mois plus tard, les conseillers d’état Cornudet et Giraud, le maître des requêtes Reverchon, le président de section Maillard, furent expulsés du conseil d’état pour avoir osé croire que les tribunaux de droit commun pouvaient statuer sur le recours des princes dépossédés. Ces démissions et ces destitutions donnèrent à penser, sans nul doute, à cette époque, que l’auteur du décret s’était mis au-dessus de lois universellement respectées. Une loi que le corps législatif vota sans débat quatre ans plus tard ne put qu’affermir cette opinion. Le second décret de 1852 avait soustrait aux trois filles de Louis-Philippe, devenues étrangères par leur mariage, les biens formant leurs constitutions dotales, et la réunion au domaine national des biens donnés par le lieutenant-général à ses enfans le 7 août 1830, provoqua, à ce point de vue, lit-on dans le rapport de M. Robert de Massy, des réclamations diplomatiques. Le gouvernement impérial se soumit, en conséquence, à une restitution qu’il voulut bien qualifier a d’équitable. » La loi du 10 juillet 1856 autorisa le ministre des finances à inscrire sur le grand livre de la dette publique trois rentes 3 pour 100 de 200,000 francs chacune au profit des héritiers de la reine des Belges, de la princesse Marie-Clémentine, duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha, et des héritiers de la princesse Marie-Christine, duchesse de Wurtemberg. Ce n’était pas là, selon toute vraisemblance un cadeau qu’on faisait aux trois filles du feu roi, un cadeau n’ayant pour lui-même rien « d’équitable, » et, si l’on restituait quelque chose, c’est apparemment qu’il y avait lieu à restitution[2].

Ce qu’on avait dit à la barre des tribunaux en 1852, MM. Thiers, Dufaure et Pouyer-Quertier le répétèrent à la barre du pays dans l’exposé des motifs du projet de loi qu’ils présentèrent à l’assemblée nationale le 9 décembre 1871. On y lit : « Il vous appartient, messieurs, il appartient à cette assemblée, qui considère comme un de ses premiers devoirs de rétablir l’ordre moral dans les esprits et, pour cela, de s’élever, partout où elle les rencontre, contre l’injustice et contre l’illégalité, de proclamer que la France ne veut pas être solidaire de l’atteinte portée dans la personne des princes d’Orléans au droit fondamental de la propriété individuelle. Ce n’est pas devant les membres de cette chambre, à laquelle nous croyons avoir déjà donné tant de preuves de notre sincérité, que nous prendrons le soin de déclarer que la proposition dont vous êtes saisis est étrangère à toute préoccupation politique; un gouvernement honnête est toujours compris lorsqu’il s’adresse à une assemblée d’honnêtes gens. » Ce langage est clair. Aux yeux de ces trois hommes d’état, les biens d’Orléans avaient été confisqués administrativement, et le gouvernement devait, dans un intérêt suprême, réparer du même coup le préjudice privé qu’avaient souffert les princes dépossédés, le préjudice public qu’avait souffert la société française atteinte dans sa sécurité, dans son honneur, dans son essence même par la transgression d’une de ses lois fondamentales.

Écoutons maintenant M. Pascal Duprat, qui se montra, dans les séances du 22 et du 23 novembre 1872, très hostile aux princes dépossédés et déploya les plus grands efforts pour faire échouer le projet du gouvernement. « Messieurs, dit-il le 22 novembre, j’applaudis comme vous tous à la pensée qui a inspiré le projet de loi qui nous est soumis : c’est une pensée de réparation et de justice. Les décrets spoliateurs du 22 janvier 1852 avaient atteint le droit inviolable de propriété, méconnu les règles fondamentales de nos lois et, je puis bien ajouter, blessé profondément la conscience publique. » Voilà pour le fond même du droit; voici pour la procédure des confiscations administratives : « Pas plus que l’honorable M. Pascal Duprat, dit le lendemain M. Brisson, je n’ai la pensée de défendre les décrets du 22 janvier, et les honorables amis de la maison d’Orléans se rappellent peut-être que ces décrets, au moment où ils furent rendus, ne soulevèrent pas dans le parti républicain moins de réprobation que chez eux-mêmes. (M. Robert de Massy, rapporteur : C’est vrai !) Ils nous blessaient parce qu’ils étaient un attentat à la propriété, je ne veux pas dire dans le fond seulement, — c’est là pour quelques-uns une question, — mais dans le manque de forme, de la forme protectrice du droit de propriété... J’entends encore, messieurs, et j’y applaudis encore, — c’était la première fois que j’entrais dans le prétoire du Palais de Justice de Paris; il est donc bien naturel que ce souvenir soit demeuré profondément gravé dans mon esprit, — j’entends encore les accens inimitables de Berryer lorsque, avocat des princes et donnant à son argumentation une note dominante qui revenait éternellement, il répétait ce cri emprunté à un souvenir classique célèbre : Forum et jus ! forum et jus! Donnez-moi les tribunaux ordinaires, rendez-moi le droit commun ! Forum et jus ! — Le forum politique avait été violé ; ceux qui avaient le droit de l’occuper avaient été dispersés, le droit commun était foulé aux pieds, et ceux-là qui n’avaient pas ressenti d’autres blessures sentaient, à la blessure faite à des intérêts privés, que, lorsque la tutelle du droit politique manque, le droit privé n’a plus de protecteurs. » (Très bien ! — Applaudissemens sur plusieurs bancs à gauche.) Belle leçon de droit public, et dont le souvenir doit rester ineffaçable.

Mais il ne suffit pas que le président de la république, les ministres, la commission, la majorité, la minorité même aient ainsi jugé le fond et la forme de cet acte arbitraire, ni qu’un vote unanime ait, le 23 novembre 1872, clos ce débat. A la rigueur, l’auteur du décret peut avoir eu raison contre les ministres démissionnaires et les conseillers d’état destitués en 1852, contre le législateur de 1856, contre le gouvernement de M. Thiers, contre l’assemblée nationale, en un mot contre tout le monde. Examinons et commençons, pour ne négliger aucun côté de la question, par supposer, avec le décret lui-même, que le duc d’Orléans fût, en effet, le 7 août 1830, définitivement investi de la royauté. Vous étiez roi, dit le jurisconsulte de 1852, et nous le lui laissons dire pour le moment : donc, en vertu de l’ancienne constitution monarchique antérieure à 1789, qui avait établi le droit de dévolution, vos biens ont été à l’instant même réunis au domaine de la couronne, a La consécration de ce principe, ajoute un considérant plein d’érudition, remonte à des époques fort reculées; on peut, entre autres, citer l’exemple de Henri IV : ce prince ayant voulu empêcher, par des lettres patentes du 15 avril 1590, la réunion de ses biens au domaine de la couronne, le parlement de Paris refusa d’enregistrer ces lettres patentes, aux termes d’un arrêt du 15 juillet 1591, et Henri IV, applaudissant plus tard à cette fermeté, rendit au mois de juillet 1601 un édit révoquant ses premières lettres-patentes. » Il est difficile de croire que le rédacteur de cette dissertation eût véritablement étudié notre ancien droit domanial.

D’après les principes de cet ancien droit, antérieur à 1566, l’union du domaine patrimonial et particulier au domaine de la couronne devait être expresse et ne se présumait pas. De là vient, dit un domaniste, que nous trouvons des lettres patentes d’union de quelques domaines, expédiées par nos rois et vérifiées dans les cours souveraines après quatre-vingt-dix et cent cinquante ans de possession. En voici un exemple : en l’an 1271, le comté de Toulouse avait été acquis au roi par le décès d’Alphonse de France, comte de Poitiers, et de Jeanne son épouse, fille du dernier comte de Toulouse. Les officiers de Philippe le Hardi prirent possession de ce comté et, quoique depuis ce temps ses successeurs en eussent joui, ce fut seulement au bout de quatre-vingt-dix ans que le roi Jean l’unit expressément à la couronne par des lettres patentes de novembre 1361. Bien mieux, les fiefs mouvans de la couronne, possédés comme domaines particuliers par nos rois lors de leur élévation au trône, et qui, s’il faut en croire le savant auteur du décret, auraient dû être unis de plein droit à la couronne, c’est-à-dire au domaine, étaient néanmoins conservés dans leur nature de patrimoine domestique et particulier, faute d’union expresse. En voici un exemple : au mois d’août 1284, Philippe le Bel épousa Jeanne, reine de Navarre, comtesse de Champagne et de Brie. Cette reine mourut au mois d’août 1304, et son fils aîné Louis lui succéda. Louis devint lui-même roi de France en 1314. Or les comtés de Champagne et de Brie furent considérés comme domaine particulier du roi. C’est ce qui résulte : 1° de la transaction faite entre Philippe le Long et Eudes IV, duc de Bourgogne, oncle maternel de la fille de Louis le Hutin; 2° du contrat de mariage de Jeanne de France avec Philippe d’Évreux; 3° de l’accord passé entre Philippe de Valois et Charles II, roi de Navarre. Bien plus, la maxime de l’union tacite n’était pas même admise sous Louis XII. La reine Anne devint enceinte en 1509. Louis, au mois de septembre, fit expédier des lettres-patentes portant que, les seigneuries de Blois, Dunois, Soissons et Coucy étant domaines particuliers des ducs d’Orléans, « il n’entendait pas qu’ils fussent confus avec le domaine royal et public, mais voulait qu’ils demeurassent en leur première condition privée, comme héritage maternel et féminin de la maison d’Orléans. » Cela sembla tout naturel, car les précédens abondaient, et le rédacteur même des décrets, s’il avait vécu à « cette époque fort reculée, » n’aurait pas soutenu que les lettres patentes du bon roi « ne pouvaient prévaloir contre les droits de l’état et les règles immuables du droit public. » — « Nos princes, disait au contraire un vieux domaniste, étaient maîtres absolus de tous les biens particuliers ou qui leur appartenaient lors de leur élévation à la couronne, ou qui leur échéaient pendant leur règne. Ces biens, quant à leur nature, n’étaient différens en aucune autre chose de tous les domaines possédés et appartenant aux sujets de leur état. »

Ce n’est pas, nos lecteurs l’ont compris, pour faire étalage d’érudition que nous répondons par des citations précises et dans un langage presque technique à cette partie du second décret du 22 janvier. Le rédacteur de ce décret affiche, en effet, une prétention singulière. C’est en vain, à l’entendre, qu’on lui oppose des lois formelles, la loi du 4 mars 1832, par exemple, déclarant le droit de dévolution incompatible avec les institutions nouvelles et sanctionnant, par voie de conséquence, la donation du 7 août 1830. Ces lois ne sont, à ses yeux, que de seconde catégorie et doivent fléchir devant une loi d’un ordre supérieur, « permanente, » « immuable, » dont les origines se confondent avec celles de la monarchie. Mais tout ce raisonnement, vicieux d’ailleurs à tant d’égards, pèche par la base si les rois de France, pendant la plus longue période de l’ancien régime, sont restés maîtres absolus des biens qui leur appartenaient à leur avènement. Le droit de dévolution, loin d’être inhérent aux institutions monarchiques et soudé, pour ainsi dire, à la monarchie elle-même, n’est plus qu’une modification de notre premier droit public et un accident dans l’histoire de cette monarchie.

La théorie de l’union tacite apparaît dans l’édit de Moulins (février 1566). Mais le chancelier de L’Hospital, qui l’avait rédigé, ne voulut pas, même alors, que l’union se fît de plein droit. On donna dix ans aux rois. On voulut[3] que, pendant ce temps, leur patrimoine particulier fût administré confusément avec le patrimoine de la couronne par les officiers royaux et entrât en ligne de compte. Après quoi ce patrimoine particulier s’unirait au domaine de la couronne. Nous n’en sommes pas encore à la dévolution proprement dite. « On n’a pas trouvé juste, dit un vieil auteur, de mettre nos rois dans une espèce d’interdiction, » ce qui serait arrivé si leur patrimoine eût été au moment même de leur avènement et de plein droit réuni au domaine de la couronne.

Henri III mourut le 2 août 1589. Le 13 avril 1590, Henri IV fit expédier des lettres patentes, par lesquelles il déclara vouloir tenir son patrimoine séparément et distinctement de celui de la couronne. L’édit de Moulins le lui permettait; aussi ces lettres furent-elles vérifiées sans opposition au parlement de Bordeaux le 7 mai 1590. Mais le parlement de Paris, séant à Tours, interprétant autrement une loi qui n’avait pourtant rien d’ambigu, ne voulut pas les vérifier et ne déféra pas même aux lettres de jussion qui lui furent adressées le 8 avril et le 29 mai 1591. Quoique ce parlement se fût, en cette circonstance, arrogé dans un intérêt politique le droit d’ajouter à la loi, son obstination désarma le prince, qui céda, mais qui mit plus de dix ans à céder. Le domaine privé fut réuni au domaine de la couronne, mais seulement par un édit de juillet 1607. Henri IV, dans cet édit, se fondait sur de nombreuses réunions expresses faites par ses prédécesseurs ; il parlait du saint et politique mariage qu’il avait contracté avec la couronne de France et révoquait ses lettres-patentes de 1590. « En ce faisant, disait-il, déclarons les duchés, comtés, vicomtes, baronnies et autres seigneuries mouvantes de nostre couronne, ou des parts et portions de son domaine, tellement accrues et réunies à iceluy que dès lors de notre avènement à la couronne de France, elles sont advenues de mesme nature et condition que le reste de l’ancien domaine d’icelle. » Encore l’édit, au lieu de poser, comme l’ordonnance de Moulins, une règle fondamentale en statuant pour l’avenir, ne statuait-il que sur un fait particulier : la réunion du domaine d’Henri de Bourbon au domaine de la couronne.

Toutefois le parlement de Paris défendit avec ténacité sa jurisprudence et finit par l’ériger en maxime d’état. Enjubault va beaucoup trop loin, à coup sûr, en affirmant dans son rapport sur la loi du 22 novembre 1790 « qu’on abjura comme autant d’erreurs tout ce que la tradition pouvait opposer de contraire. » Mais si quelques domanistes, comme François de Paule Lagarde, dans son Traité historique des droits du souverain en France, publié en 1753, soutinrent encore, non sans preuves ni documens à l’appui la distinction d’un domaine royal incorporé à la couronne et d’un domaine privé, « composé des terres, seigneuries et biens qui adviennent journellement au roi régnant par acquisitions, donations et autres titres particuliers, » Lefebvre de La Planche écrivit dans son classique Traité du domaine : « Toute distinction entre le domaine public et le domaine privé (du roi) est inconnue aujourd’hui : on ne fait aucune différence entre le domaine qui appartient au public et celui qui appartient au roi, et la plupart des juristes embrassèrent son avis. Telle était l’opinion commune à la veille de la révolution française.

Au demeurant, c’était logique. Omnia sunt principis, avait dit l’archevêque Juvénal des Ursins aux états-généraux de 1468. « L’état, c’est moi, » répéta plus tard en bon français le petit-fils d’Henri IV. La « dévolution » n’était qu’une conséquence rigoureusement déduite de ces prémisses. On devait s’attacher d’autant plus fortement à cette maxime de droit monarchique que le principe même de la monarchie absolue s’était plus profondément enraciné dans le sol français. C’est ce que Gilbert avait expliqué, ce semble, avec toute la netteté désirable : « La personne du roi, disait-il, est tellement consacrée à l’état qu’elle s’identifie en quelque sorte avec l’état lui-même, et, comme tout ce qui appartient à l’état est censé appartenir au roi, tout ce qui appartient au roi est censé appartenir à l’état. » — « Pourquoi y avait-il dévolution en France, répète Berryer dans son immortelle plaidoirie du 23 avril 1852? Parce que tout ce qui appartenait au roi appartenait à l’état, parce que tout ce qui était dans les mains de l’état était au roi et que le roi en disposait librement. » L’exposé des motifs du 9 décembre 1871 répète à son tour : « La réunion au domaine de l’état des biens appartenant au prince au moment de son avènement se comprenait à l’époque où le prince parvenait au trône par droit d’hérédité et où le domaine de l’état était réputé la propriété du souverain et se confondait, par conséquent, avec les biens personnels de celui-ci. » C’est clair, et tout cela s’enchaînait méthodiquement dans le système de monarchie absolue qu’avaient définitivement fondé Richelieu et Louis XIV.

À cette monarchie absolue la constituante entendit substituer, dès 1789, une monarchie contractuelle, dans laquelle le roi devait être réduit à un rôle à peu près passif et privé des attributions les plus essentielles de la puissance exécutive. Qu’allait devenir le droit de dévolution? Nul ne crut alors, à coup sûr, que, dans l’écroulement général des anciennes institutions, celle-ci dût nécessairement survivre à tout par une sorte du vertu propre et de force singulière.

« Droit permanent, disent les décrets de janvier, règle immuable du droit public. » Sophisme étrange ! est-ce qu’il y avait, à ce moment où tout s’abîmait, états généraux, états provinciaux, parlemens clergé, noblesse et où la révolution couchait la royauté capétienne dans ce lit de Procuste avant de l’étouffer dans ses bras sanglans une seule règle du vieux droit monarchique qui s’imposât d’elle-même ? Ce destin favorable était-il, en tout cas, réservé à une maxime d’état que les constituans envisageaient comme « une émanation des lois féodales » et qui reposait sur la conception même de la monarchie illimitée ? On ne l’entendit pas ainsi. « L’abolition du système féodal, dit Enjubault dans son rapport du 13 novembre 1789 obligera l’assemblée nationale de consacrer cette réunion, pour l’avenir, par un décret formel. » Il fallait, en effet, un décret formel. Il fut voté le 9 mai 1790, passa dans la loi plus générale du 22 novembre 1790, et figura définitivement au nombre des dispositions que s’appropriait l’éphémère constitution de 1791. Toutefois, tandis que le décret du 9 mai 1790 avait uni au domaine de la couronne les propriétés foncières du prince, à chaque avènement, la loi de novembre et l’acte constitutionnel réunirent tous les biens particuliers, que le roi posséderait à cette date, au domaine de la nation. On peut s’expliquer désormais sans un grand effort comment la dévolution survit à l’ancienne monarchie. On ne se figure plus que la personne privée du prince entre, à son avènement, comme disaient les domanistes, « dans un nouvel être, dans lequel elle se confond; » nul ne dit mot du « saint et politique mariage : » on est si près du divorce ! Mais on pense assurément que, la nation devant pourvoir à la splendeur du trône par une liste civile, cela doit suffire à tout, et qu’il serait imprudent de laisser de trop grandes richesses entre les mains du roi. Enjubault le console, dans son rapport sur la loi du 22 novembre, en faisant luire à ses yeux la perspective des économies qu’il pourra mettre en poche pendant son règne[4]. C’est encore, si l’on veut, la dévolution, mais la dévolution arrangée à la mode de 1791, c’est-à-dire organisée pour l’appauvrissement du prince et pour l’affaiblissement de la royauté. Le parlement de Paris et le chancelier Sillery, en fondant l’un par son arrêt de juillet 1591, l’autre par son édit de 1607, la « règle immuable » qu’entendait appliquer l’auteur des décrets de 1852, n’avaient pas songé, il est permis de le croire, à ces conséquences de leurs actes. On peut employer les mêmes mots, mais ils ont un autre sens et cachent d’autres desseins : la chaîne est rompue.

Il sera loisible à Napoléon Ier de la renouer. Ni le sénat ni le corps législatif ne songent à lui tailler un manteau dans les haillons de 1791 et, s’il lui plaît de revenir au « saint et politique mariage, » ce sera bientôt fait. Mais le puissant empereur ne consentira pas plus à subir la dévolution de l’ancien régime que celle de l’époque révolutionnaire. Le sénatus-consulte du 28 floréal an XII a déjà posé les bases de la nouvelle monarchie, mais sans rien décider quant aux biens personnels du monarque. Un nouveau projet de sénatus-consulte est donc préparé sur son ordre par Treilhard, Cambacérès, Daru, Regnault de Saint-Jean d’Angély, et s’exprime en ces termes : « Les biens qui forment le domaine privé de l’empereur ne sont, en aucun temps et sous aucun prétexte, réunis de plein droit au domaine de l’état. » Plus de dévolution ! Le projet est soumis au conseil d’état, en partie composé d’anciens constituans, dont quelques-uns ont jadis travaillé à la constitution de 1791. Ces hommes d’état vont se récrier sans doute et rappeler à leurs collègues que rien ne peut prévaloir contre la fameuse loi, la loi unique, la loi « d’ordre public, » la loi « fondamentale, » la loi « permanente, » la loi « immuable, » comme on dira plus tard en janvier 1852! Personne n’y songe, et l’empereur lui-même, après avoir médité à loisir ce projet, ordonne à Regnault de Saint-Jean d’Angély de le présenter au sénat. Celui-ci, prenant la parole au nom de son maître, déclare en termes formels, et comme si le parlement de Paris n’avait pas déjà tranché la question le 29 juillet 1591, que la législation du domaine privé a n’est pas établie. Pour mieux assurer l’inaliénabilité du domaine de la couronne impériale, poursuit-il, Sa Majesté a voulu le séparer de tous les autres biens qui appartiennent à d’autres titres à la couronne ou à la personne même du monarque. Souvent le monarque est satisfait, l’homme ne l’est pas, et le souverain peut envier quelque chose à ses sujets. Il disposera du domaine extraordinaire, mais il n’en jouira pas. Il jouira du domaine de la couronne, mais il n’en disposera pas. Usufruitier de ces biens à jamais substitués, dépositaire de ces trésors, qu’il a le droit de distribuer, un empereur peut cependant regretter pour lui ou pour sa famille le plaisir attaché à la possession, à la disposition d’une propriété privée. Et si ces sentimens ou, si l’on veut, cette faiblesse trouve accès dans le cœur du monarque, cette loi serait-elle juste, serait-elle sage, qui le placerait entre le sacrifice de ses goûts et le sacrifice de ses devoirs?.. »

Que je plains le rédacteur des décrets du 22 janvier! Il a tout vu, tout lu, tout compulsé. Il a pâli sur les parchemins du moyen âge et, non content de secouer la poudre des greffes du XVIe siècle, s’est placé hardiment aux « époques les plus reculées de la monarchie. » Il n’a oublié dans notre histoire qu’un règne et qu’un homme : l’empire et Napoléon. Toujours lui! lui partout! avait dit en 1827 l’auteur des Orientales. Il semble, au contraire, pour le jurisconsulte de 1852, que Napoléon n’ait jamais existé. Les considérans du décret passent, sans transition, de 1790 à 1814. Si cette omission est involontaire, elle est ridicule; volontaire, elle est coupable. Le rédacteur de cet acte n’avait, en effet, que deux partis à prendre : ou ruiner de ses propres mains l’échafaudage de ses raisonnemens ou feindre d’ignorer un document qui les renversait. Il a pris le second. Mais la France ne pouvait oublier le nom qu’il s’obstinait à taire. Louis-Philippe, dit-il, en ne laissant pas s’opérer la réunion de ses biens privés au domaine de l’état, « souleva la conscience publique? » Alors l’empereur l’avait soulevée avant lui. Louis-Philippe commit une « fraude à une loi d’ordre public? » Alors l’empereur l’avait commise avant lui. Tous les outrages que le décret adresse au roi de 1830, il les adresse au vainqueur d’Iéna. Il importe donc aujourd’hui de prendre en main la cause de ce grand homme et de venger cette illustre mémoire.

Cependant, d’après l’auteur des décrets, « si l’annulation de l’acte du 7 août 1830 ne fut pas prononcée, c’est qu’il n’existait pas à cette époque une autorité compétente pour réprimer la violation des principes de droit public, dont la garde était anciennement confiée aux parlemens. » Mais il n’en pouvait être de même, aux yeux de ce jurisconsulte, en 1810, puisqu’il y avait alors un sénat; or le préambule même de la constitution du 14 janvier 1852 caractérise ainsi les attributions du sénat sous le régime impérial : « Il a le droit d’annuler tout acte arbitraire et illégal et, jouissant ainsi de cette considération qui s’attache à un corps exclusivement occupé de l’examen des grands intérêts ou de l’application des grands principes, il remplit dans l’état le rôle indépendant, salutaire, conservateur, des anciens parlemens. » Il ne reste donc plus qu’à examiner comment le sénat, saisi du projet sur le domaine privé, s’est acquitté de ce rôle indépendant, salutaire et conservateur.

La commission sénatoriale choisit pour rapporteur Demeunier, un des auteurs de la constitution de 1791. Celui-ci n’essaya pas même de défendre l’œuvre qu’il avait jadis concouru à fonder. A ses yeux la constituante, « entraînée par le mouvement de la révolution, avait oublié toutes les règles de la prudence et passé d’une extrémité à l’autre. » « Le projet, poursuit-il, rétablit en faveur du monarque un domaine privé... Par un édit d’Henri IV et après une longue opposition de ce prince, en cas de mort, la réunion de plein droit à la couronne fut établie. Il est vraisemblable que ses successeurs ont souvent éludé cette disposition sévère en dédommageant leurs familles, et ils en avaient les moyens faciles, car, revêtus du pouvoir absolu, ils disposaient du trésor public à peu près arbitrairement... Le rétablissement d’un domaine privé parait commandé par des raisons de justice et de politique. La loi ne doit jamais contrarier les sentimens naturels... Si la justice et la morale permettaient d’interdire au monarque un domaine privé, cette loi serait illusoire. Les princes, dominés par des affections particulières, sauraient bien, pour les satisfaire, puiser dans le trésor public ou même dénaturer le domaine de la couronne... Le rétablissement du domaine privé est donc un principe dans la monarchie... Au lieu de mille arrêts du conseil, édits ou ordonnances qui, d’après des principes étranges, ont régi l’état sur ce point jusqu’à la fin de la troisième race, la France aura, dès les premières années de la quatrième dynastie, une législation domaniale simple, peu étendue, et cependant complète. Dans l’ensemble des dispositions du sénatus-consulte on ne retrouve pas seulement les vastes idées, les vues profondes et les généreux sentimens de Sa Majesté ; on y reconnaît les vrais principes de la monarchie tempérée. » Ces sages considérations décidèrent l’assemblée, gardienne de nos lois fondamentales, à voter le sénatus-consulte du 30 janvier 1810, où on lit : « L’empereur a un domaine privé, provenant, soit de donations, soit de successions, soit d’acquisitions ; le tout conformément aux règles du droit civil. » (Art. 31.) « Les biens immeubles et droits incorporels faisant partie du domaine privé de l’empereur ne sont, en aucun temps, ni sous aucun prétexte, réunis de plein droit au domaine de l’état ; la réunion ne peut s’opérer que par un sénatus-consulte. » (Art. 48.) «Leur réunion n’est pas présumée, même dans le cas où l’empereur aurait jugé à propos de les faire administrer, pendant quelque laps de temps que ce soit, confusément avec le domaine de l’état ou de la couronne et par les mêmes officiers. » (Art. 49.) Ainsi donc ni union expresse ni union tacite. Le chef de la quatrième dynastie, a créant pour des siècles et préparant des lois pour une longue succession de princes, » comme disait Regnault de Saint-Jean-d’Angély, « fondant sur une base indestructible la monarchie tempérée, » comme disait Demeunier, répudie à la fois le système que l’Hospital avait introduit dans notre droit public, en 1566, et celui que le parlement de Paris avait imposé plus tard au Béarnais. Bien plus, le sénat conservateur, s’associant aux « vastes idées, » aux « vues profondes, » aux « généreux sentimens » du grand empereur, et léguant à ses successeurs une législation domaniale complète, leur enseigne que la dévolution est désormais incompatible avec les principes de la monarchie.

Il ne faut donc pas s’étonner si Delhorme, ayant demandé, le 28 juin 1814, à la chambre des députés de statuer par une loi sur les finances particulières de Louis XVIII, la commission nommée par cette chambre vint apporter, le 28 juillet, un projet dont l’article 19 était ainsi conçu : « Les biens immeubles faisant partie du domaine privé ne sont, en aucun temps ni sous aucun prétexte, réunis de plein droit au domaine de l’état ; la réunion ne peut s’opérer que par la loi. » Personne ne croyait, à cette époque, qu’il y eût, à part, dans notre droit public, sur cette question spéciale, une loi permanente et supérieure, ayant survécu, par une force intrinsèque et mystérieuse, d’abord à la chute de l’ancien régime, ensuite aux bouleversemens de la révolution, plus tard aux constitutions de l’empire. Il fallait une loi nouvelle pour régler cette situation nouvelle. Or à quel dessein les commissaires élus par la chambre vont-ils s’arrêter? Se figurent-ils que, la monarchie traditionnelle une fois restaurée, la jurisprudence du parlement de Paris doit l’être du même coup et que, les Bourbons rétablis, il est impossible de ne pas rétablir en même temps le droit de dévolution? Personne ne se le figure. Une seconde commission écarte un amendement du député Rivière, qui proposait de revenir à l’édit de 1566, c’est-à-dire de n’opérer la réunion qu’au bout de dix ans, si le roi n’avait pas, dans les dix premières années de son règne, disposé du domaine privé, et maintient expressément dans le projet de loi la disposition empruntée au sénatus-consulte de 1810, en déclarant, le 28 août, par l’organe de Silvestre de Sacy, son rapporteur, qu’il serait tout à fait illogique « d’appliquer à la forme actuelle du gouvernement les principes qui régissaient les domaines lorsque nos rois disposaient seuls de tous les revenus de l’état. » Peut-on supposer un instant que la chambre et les deux commissions élues par cette chambre eussent, à la suite de l’empereur et dans ce moment de réaction violente contre les procédés du gouvernement impérial, concerté au grand jour, sous les regards du prince et du peuple, cette seconde « fraude à une loi d’ordre public? » Arrêtons-nous : l’absurde ne se réfute pas.

Comment la maxime contraire finit-elle par prévaloir en 1814 et la chambre des députés arriva-t-elle à décider (loi du 8 novembre 1814, art. 20) que les biens particuliers du prince devaient être réunis de plein droit, lors de son avènement, « au domaine de l’état? » C’est ce que M. Le Berquier a très bien expliqué dans une brochure distribuée, en 1852, au tribunal de la Seine. Louis XVIII avait, dans les vingt-trois années de son exil, contracté 30 millions de dettes. Or la chambre des députés, en même temps qu’elle s’occupait de la liste civile et des biens particuliers du roi, était saisie d’un projet de loi tendant à faire payer ses dettes par le trésor public. Pour justifier ce projet, on rappelait que l’état, grâce aux divers changemens de branche dans la dynastie capétienne, s’était enrichi des domaines possédés d’abord en propre par chacune de ces branches et de ceux-là surtout que tant d’alliances avaient attribués aux Valois et aux Bourbons. Il y avait une contradiction évidente entre les deux propositions, et le roi devait ou garder ses biens et payer ses dettes, ou, s’il chargeait l’état d’acquitter ses dettes, lui abandonner ses biens. C’est au dernier parti qu’il s’arrêta. « Prenons nos exemples dans l’histoire d’Henri IV, » dit le député Clausel de Coussergues le lendemain du jour où le rapport de la loi relative aux dettes de Louis XVIII avait été déposé. La commission, après s’être entendue avec les ministres, modifia le projet auquel la chambre avait, à deux reprises, manifestement adhéré. Le droit de dévolution fut rétabli.

Charles X succéda régulièrement à Louis XVIII. Il semble, quand on lit le second décret du 22 janvier 1852, que la loi de novembre 1814, consacrant une « règle fondamentale » du droit public français, dût s’appliquer de plein droit aux biens particuliers du nouveau prince. Ce dernier l’entendit autrement. Charles X, au lendemain de son avènement, proposa lui-même et les chambres acceptèrent sans réserve un projet de loi qui modifiait complètement le système adopté, sous le règne précédent, par les pouvoirs publics. La chambre des pairs ayant voulu le voter séance tenante et sans prendre la peine de le soumettre à l’examen préalable d’une commission, quelques membres réclamèrent. « La loi proposée, leur fut-il répondu[5], est une loi spéciale, unique pour chaque règne, et dont l’adoption plus ou moins prompte ne peut former un précédent applicable à d’autres lois. » On vota donc, sans rapport et sans débat, que a les biens acquis par le feu roi et dont il n’avait pas disposé, ainsi que les écuries d’Artois, faubourg du Roule, provenant des biens particuliers du roi régnant, étaient réunis, » non pas au domaine de l’état, mais « à la dotation de la couronne. »

Le rédacteur des décrets de 1852, qui cite la loi du 15 janvier 1825, ne paraît pas en avoir saisi la portée. Que subsiste-t-il donc de la loi votée en 1814? Les pouvoirs publics l’ont-ils jugée applicable au nouveau prince? Alors une première mutation de ses biens particuliers s’est opérée en septembre 1824, la propriété en a été transférée au domaine de l’état proprement dit : après quoi, la loi du 15 janvier 1825, opérant une seconde mutation, les aurait pris au domaine de l’état pour les incorporer à la dotation de la couronne. Mais personne, à coup sûr, n’imagina que cette double transmission se fût opérée après la mort de Louis XVIII, et la loi de 1825 eut précisément cet « effet rétroactif, » que l’auteur des décrets, dans son respect scrupuleux de la légalité, attribue avec indignation à la loi du 2 mars 1832. Les biens particuliers de Charles X furent censés avoir appartenu au domaine de la couronne dès son avènement, quoique la loi de 1814 eût donné une autre destination aux «biens particuliers du prince qui parvient au trône. » Celle-ci va rejoindre dans la poussière des lois écroulées la loi de mai 1790, la constitution de 1791 et le sénatus-consulte de 1810. La « règle immuable» du droit public français a changé pour la huitième fuis. Du moins, instruit par tant d’exemples, le nouveau roi n’a pas la prétention d’enchaîner son successeur, et le législateur de 1825, sans statuer pour l’avenir, n’a parlé que des biens acquis par le feu roi et des écuries d’Artois.

Eh bien ! si Louis-Philippe eût remplacé Charles X en vertu de l’ancienne loi de successibilité, s’il se fût assis sur le trône sans qu’un intervalle eût séparé les deux règnes, au vieux cri de : Le roi est mort ! vive le roi ! pourquoi n’aurait-il pas pu suivre l’exemple de son prédécesseur ? Pourquoi, quatre mois après son avènement, n’aurait-il pas pu soumettre aux chambres un projet de loi modifiant le système inauguré en 1825, comme la loi de janvier 1825 avait modifié le système adopté en 1814 ? Aucun obstacle légal ne pouvait l’arrêter.

Mais ce n’est pas dans ces conditions que Louis-Philippe remplaça Charles X. Le chef de la maison de Bourbon avait pris le chemin de l’exil, et le trône était vacant, en fait. Le duc d’Orléans ne l’occupa qu’à la suite d’une révolution. Il ne devint roi des Français qu’après avoir été saisi d’une proposition formelle par les deux chambres, après l’avoir acceptée et s’être lié, devant elles, par un serment. Dès lors, eût-il donné la nue propriété de ses biens après son avènement, comment aurait-il été lié par des lois adaptées à un autre régime politique ? C’est plus encore une question de sens commun qu’une question de droit. Tel était le mécanisme des lois successivement votées sous la restauration que, la succession de Charles X se fût-elle ouverte régulièrement, son successeur n’était pas lié par la dernière de ces lois ; mais il aurait pu l’être ! Charles X, au contraire, aurait-il pu régler ou faire régler d’avance la situation d’un prince qu’il ne devait pas regarder comme son successeur ? Le roi de France et de Navarre, qui régnait par la grâce de Dieu, pouvait-il, d’avance, tracer une règle de droit public domanial à une monarchie qui n’était pas la sienne et qui allait s’établir en vertu d’un simple contrat ? Autant vaudrait se demander si le législateur prévoyait soit en 1813, soit en 1825, la révolution de 1830 et s’il entendait déterminer à l’une ou à l’autre époque les conséquences de cette révolution. « Les principes de l’ancien droit féodal, ont dit MM. Thiers, Dufaure et Pouyer-Quertier dans leur exposé des motifs, pouvaient-ils recevoir leur application alors que la distinction entre le domaine du prince et celui de la nation avait été consacrée par notre droit moderne, et alors surtout que le prince était appelé au trône non en vertu de la loi d’hérédité, mais par le vœu de la nation qui entendait rompre avec le passé et se donner désormais un gouvernement constitutionnel ? » Non sans doute : on n’avait jamais, depuis 1789, considéré le principe de dévolution comme survivant de plein droit à un régime politique, et l’on pouvait d’autant moins raisonner autrement en 1830 que ce principe avait décidément perdu toute raison d’être.

Nous n’avons pas encore cessé de raisonner comme si Louis-Philippe avait été roi des Français le 7 août 1830, et nous croyons avoir établi que, même dans cette hypothèse, il aurait pu légalement, à cette époque, disposer de ses biens patrimoniaux en faveur de ses enfans. Mais il n’était pas roi le 7 août 1830, et dès lors la loi de 1825, eût-elle statué pour l’avenir, eût-elle embrassé dans ses prévisions le régime issu des journées de juillet, ne pouvait pas être appliquée. C’est ce que nie le second décret de 1852. « Considérant, dit-il, qu’à cette dernière date Louis-Philippe n’était plus une personne privée, puisque les deux chambres l’avaient déclaré roi des Français sous la seule condition de prêter serment à la charte… » Cette thèse historique et juridique dépasse en hardiesse toutes celles que nous venons d’examiner.

D’abord nous n’avons pas à nous demander si Louis-Philippe était ou n’était pas : « une personne privée » le 7 août 1830 : ces mots, employés à dessein, prêtent à l’équivoque. Louis-Philippe était sans doute, à cette date, un personnage public, et le premier de tous. Mais ne déplaçons pas la question : il ne s’agit que de savoir s’il était ou n’était pas, à cette date, devenu roi, puisque la dévolution ne peut s’appliquer qu’aux biens du roi. Par quel prodige le serait-il devenu dès cette époque ? En vertu de l’ancien droit monarchique ? Mais c’était, au contraire, malgré l’ancien droit monarchique qu’il allait parvenir au trône. En vertu d’un contrat passé avec les mandataires légaux du pays ? Mais le contrat n’était pas formé. Il allait se former, a-t-on répliqué. C’est ici que le sophisme apparaît dans tout son jour. Depuis quand un contrat existe-t-il avant d’avoir été formé, parce qu’on est sur le point de s’entendre ? Une offre est faite sous certaines conditions, et, d’après les pourparlers, on présume qu’elles seront acceptées sans restriction. Et si l’on présume mal ? Telle clause du contrat ne peut-elle pas être, jusqu’à la dernière heure, mise en question ? enfin celui-là même à qui l’offre est faite et qui ne l’a pas encore acceptée ne peut-il pas mourir avant d’avoir donné sa réponse ? Dût-il la donner dans une heure, s’il est mort, rien n’est fait. Qu’on se reporte au procès-verbal de la séance du 9 août 1830, dont nous avons reproduit, au début de cette étude, les principaux passages. On y a vu clairement à quel moment précis le lieutenant-général s’est transformé en roi. Si Louis-Philippe avait été poignardé dans la salle où s’étaient assemblées les deux chambres, au moment où il venait d’inviter l’un des deux présidens à lire la déclaration qui l’appelait au trône, il mourait lieutenant-général et la monarchie contractuelle de 1830 n’aurait jamais commencé de vivre. Aurait-on pu dès lors (car c’est ainsi que la question doit être posée) annuler la donation du 7 août sous prétexte que Louis-Philippe avait cessé d’être une personne privée ou plutôt devait être réputé roi sans l’avoir jamais été ? La réunion au domaine de l’état, prononcée dans ces conditions, eût été l’acte d’un fou. C’est qu’en effet la monarchie nouvelle ne date que du 9 août 1830.

Mais Louis-Philippe, réplique l’auteur des décrets, « en se réservant l’usufruit des biens compris dans la donation, ne se dépouillait de rien et voulait seulement assurer à sa famille un patrimoine devenu celui de l’État. » Le jurisconsulte de 1852 paraît ignorer que Louis-Philippe s’est borné à suivre l’exemple de son prédécesseur. Le 9 novembre 1819, Charles X, héritier présomptif de la couronne, avait donné une partie de ses biens au duc de Berry, son second fils, en s’en réservant l’usufruit. Le droit de dévolution était alors expressément rétabli depuis cinq ans, et les ennemis des Bourbons auraient pu reprocher au comte d’Artois d’avoir « éludé la règle fondamentale, » ou commis « une fraude à une loi d’ordre public, » en s’efforçant de soustraire au domaine de l’état, avant son avènement, des biens dont il ne serait pas dépouillé, en fait, après son avènement. Ce reproche ne lui fut pas adressé. « Votre commission, lit-on dans un rapport de M. Thil (12 février 1831), n’a pas hésité à admettre que la donation de 1819 avait valablement investi le feu duc de Berry et ses enfans à sa représentation de cette nue propriété dont le domaine utile leur appartiendra après la mort du donateur... La confiscation est abolie, et ce salutaire principe repousse toute exception. » Ainsi fut voté, sans débat dans l’une ou l’autre chambre, l’article 3 de la loi du 8 avril 1834, ainsi conçu : « L’usufruit réservé par Charles X dans la donation authentique du 9 novembre 1819, par lui consentie à son fils le feu duc de Berry, ne fait point partie du domaine de l’État; en conséquence, l’administration des domaines comptera à qui de droit des revenus perçus par elle. » Il n’y avait pas autre chose à faire; mais la question était encore plus simple le 7 août 1830, Louis-Philippe pouvant être accusé tout au plus d’avoir pris une précaution superflue, comme le dit Dupin aîné à la chambre des députés le 13 janvier 1832, mais non d’avoir commis une fraude à une prétendue loi qui n’existait plus et qui, dans tous les cas, n’était pas applicable au duc d’Orléans.

Le projet de loi sur la liste civile de Louis-Philippe avait été déposé le 4 octobre 1831 et fut voté par la chambre des députés le 14 janvier, par la chambre des pairs le 29 février 1832. La commission de la chambre des députés y avait introduit le principe de la dévolution, mais pour l’avenir, en exceptant formellement non-seulement les biens dont Louis-Philippe avait aliéné la nue propriété, mais encore ceux dont il ne s’était pas dessaisi avant son avènement. C’est le député Salverte, un des chefs les plus opiniâtres de l’opposition, qui s’éleva contre cette partie du projet et fit prévaloir d’autres maximes. « Aujourd’hui, dit il, le domaine de l’état se trouvant parfaitement séparé de la dotation de la couronne et du domaine privé, le roi peut désirer de conserver son domaine privé, de le transmettre à ses héritiers, et, dès lors, il est plus simple d’entrer dans la voie de la vérité... Il n’y a qu’à assimiler le domaine privé du roi à celui des autres propriétaires, à le considérer comme le premier père de famille de son royaume... J’avoue que je ne comprends plus... la dévolution. Quelques personnes ont dit qu’il importe qu’en arrivant au trône, le roi se considère comme identifié en quelque sorte à la chose publique, comme n’ayant d’autres propriétés que celles qui se trouvent liées à la chose publique, en un mot, si je puis m’exprimer ainsi, comme absorbé par l’état lui-même. C’est une pure fiction. Il n’est pas nécessaire que les propriétés dont le roi jouissait avant son avènement au trône fassent retour au domaine de l’état pour qu’un roi qui est pénétré des principes constitutionnels se considère comme intimement uni à l’état. » L’amendement de Salverte, appuyé par le gouvernement, fut adopté. « Le roi, dit la loi du 2 mars 1832 (article 22), conservera la propriété des biens qui lui appartenaient avant son avènement au trône; ces biens et ceux qu’il acquerra, à titre gratuit ou onéreux, pendant son règne, composeront son domaine privé. » Tel est donc le nouveau droit public, calqué sur celui du premier empire. Un doute eût-il pu subsister sur la disponibilité des biens de Louis-Philippe avant son avènement au trône, le législateur lui-même entendait le dissiper. Quand il a parlé d’une façon si claire, personne ne contestera plus, à l’avenir, que ces biens particuliers n’aient pas été réunis de plein droit, en 1830, au domaine de l’état.

On pense bien qu’une si faible objection n’a pas embarrassé l’auteur des décrets. La loi de 1832 ne l’arrête pas, car, « dictée dans un intérêt privé par les entraînemens d’une politique de circonstance, elle ne saurait prévaloir contre les droits permanens de l’état et les règles immuables du droit public. » Singulier raisonnement ! Outre que cette règle « immuable » du droit public avait changé trois fois sous l’ancien régime et cinq fois de 1789 à 1832, cette subordination de certaines lois dites de circonstances à d’autres lois dites fondamentales nous paraît être une des conceptions les plus étonnantes qui aient hanté le cerveau d’un jurisconsulte. Sous l’ancien régime, c’est-à-dire à une époque où la France n’avait pas de constitution écrite, on reconnaissait assurément l’existence de trois ou quatre lois fondamentales : la distinction des trois ordres, par exemple, et la transmission de la couronne de mâle en mâle par ordre de primogéniture à l’exclusion perpétuelle des femmes. Mais, depuis que la France est régie par des constitutions écrites, il n’y a pas d’autres lois fondamentales que les dispositions mêmes de l’acte constitutionnel. Or une seule constitution s’était prononcée sur le droit de dévolution, celle de 1791, et la question du domaine privé, depuis cette époque, avait été résolue par des lois ordinaires à chaque changement de règne. Cette prétendue loi fondamentale est donc une pure chimère, et plier sous ce joug des lois régulièrement votées par les pouvoirs publics, c’est trouver un moyen commode de substituer l’arbitraire à la loi elle-même. Il n’y a plus de bornes à cet arbitraire et l’ordre fait place au chaos s’il suffit, pour destituer le législateur et mettre son œuvre à néant, de déclarer qu’il a voté sous l’empire « des circonstances. »

Enfin la loi de 1832 serait entachée de rétroactivité, « contrairement à tous les principes, « et, par conséquent, aux termes du décret, radicalement nulle. Nous répondons d’abord, avec tous les jurisconsultes, que l’article 2 de notre code civil ne renferme point un principe constitutionnel, une règle prescrite au législateur lui-même, mais seulement une règle tracée aux tribunaux, et que, si une loi est expressément rétroactive, c’est-à-dire si le législateur a déclaré vouloir régir les faits antérieurs, cette loi n’en est pas moins obligatoire. Mais l’auteur des décrets se trompe en fait comme en droit. La loi de 1832 aurait eu un effet rétroactif si, jusqu’à cette époque, d’après la législation en vigueur, à la date du 7 août 1830, les biens donnés par le duc d’Orléans à ses enfans avaient dû être réputés biens de l’état en vertu de la dévolution. Mais nos lecteurs savent qu’aucun obstacle légal n’en avait, dès le 7 août 1830, empêché la transmission. Le législateur de 1832 devait néanmoins prendre la parole et l’a prise pour deux raisons. D’abord cette question avait été réglée expressément, depuis 1789, pour chaque règne; en 1790 et 1791, en 1810, en 1814, en 1825 : si le gouvernement de juillet s’était écarté de ces précédens, on l’aurait accusé d’avoir dérobé ses actes au pouvoir législatif et fui le contrôle des chambres. En outre, s’il était inutile d’abroger la loi de 1825, spéciale au règne de Charles X, il était nécessaire de la remplacer : il appartenait au pouvoir législatif d’expliquer pourquoi l’ancienne maxime avait cessé d’être en harmonie avec nos institutions politiques et de donner lui-même au pays la formule du droit moderne.

Aussi quand ces critiques, plus tard dirigées par l’auteur des décrets de janvier contre la loi de 1832 furent présentées pour la première fois à une chambre française par Jules Favre, auteur d’une proposition qui réunissait au domaine tous les biens de Louis-Philippe, y compris les biens donnés en 1830, le comité des finances de notre seconde assemblée constituante lui répondit, le 10 octobre 1848, par l’organe de Berryer, son rapporteur : « Si de pareils argumens étaient accueillis contre une loi votée dans les formes constitutionnelles, tous les droits réglés par la législation pourraient, à chaque changement de gouvernement, être remis en question, et, sur toutes les matières, il faudrait attribuer un effet rétroactif aux décisions législatives de tout pouvoir nouveau... La loi de 1832 n’existât-elle pas, la donation du 7 août n’en serait pas moins un contrat librement consenti à une époque où son auteur n’était enchaîné, quant à la disposition de ses biens, par aucun lien de notre droit public. » Non-seulement la proposition de Jules Favre ne fut pas adoptée, mais, quand elle fut soumise, le 25 octobre 1848, à l’épreuve de la discussion publique, le grand avocat déserta cette mauvaise cause et garda le silence[6]. Louis-Philippe venait d’être renversé. S’il avait eu des courtisans en 1832, il ne lui restait plus que des juges et peut-être, dans cette période de réaction contre le gouvernement de juillet, des juges prévenus : en tout cas, l’assemblée républicaine de 1848 était incapable d’une lâche complaisance envers ce régime. Berryer vint lui dire : «Loin de rechercher dans les circonstances présentes une occasion d’annuler un tel acte (la donation du 7 août 1830), la justice, la bonne foi, la dignité nationale doivent l’entourer d’un respect plus sévère. » Elle écouta ce langage et le comprit : on ne cessa de le comprendre que le 22 janvier 1852.

Le gouvernement de M. Thiers et l’assemblée de 1871 ne se trompèrent donc pas lorsqu’ils envisagèrent l’acte de 1852 comme une confiscation administrative, et firent leur devoir en réparant cette grande faute. A vrai dire, l’auteur du décret, réunissant toutes ses forces pour porter un coup suprême aux princes dépossédés, avait fait observer, dans un considérant final, « qu’il leur restait encore plus de 100 millions, avec lesquels ils pouvaient soutenir leur rang à l’étranger. » En poussant ce principe à ses conséquences, il faudrait reconnaître à l’état le droit d’exproprier sans indemnité les gens qu’il n’exproprie pas de tous leurs biens; le vol lui-même cesserait d’être un crime tant qu’il resterait au volé le moyen de vivre ou, si l’on veut, de vivre décemment. Ni le gouvernement ni l’assemblée ne s’abaissèrent à demander aux cinquante-deux descendans de Louis-Philippe, avant de leur restituer ce que le domaine détenait encore, si chacun d’eux n’avait pas d’autres ressources. Le droit, la justice, l’honnêteté publique, étaient seuls en jeu ; toute enquête devenait superflue. L’état ne voulait pas garder le patrimoine des princes d’Orléans, non parce qu’ils ne pouvaient se suffire à eux-mêmes, ce qui ne le regardait guère et lui importait peu, mais parce que ce patrimoine ne lui appartenait pas.


II.

Si les pouvoirs publics avaient accompli leur devoir, les princes d’Orléans avaient-ils fait, de leur côté, tout ce qu’ils devaient faire?

Il importe, en premier lieu, de rappeler comment la question fut engagée en 1871. Aucun des héritiers de Louis-Philippe ne s’adressa soit au gouvernement, soit à l’assemblée. «C’est justice de le dire à leur honneur, » lit-on dans le rapport de M. Robert de Massy, dont la parole ne saurait être un instant mise en doute. Le 15 septembre 1871, M. de Mérode avait demandé, dans la discussion du budget rectificatif, que l’assemblée, par probité, n’autorisât pas au profit du trésor une recette ayant pour origine le décret du 22 janvier 1852. M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, répondit : « Le gouvernement s’occupe en ce moment de préparer des mesures législatives qui doivent vous être soumises concernant les décrets du 22 janvier 1852. Mais, tant que ces décrets ne sont pas abrogés, nous sommes bien obligés, de par la loi, de comprendre dans nos évaluations le chiffre du produit des biens dont il est question. Il y aura matière à rectification si les décrets du 22 janvier 1852 sont abrogés, » — « comme nous le désirons, » ajouta le garde des sceaux. La chambre fut en effet saisie du projet de loi, le 9 décembre 1871, non par l’initiative parlementaire, nos lecteurs ne l’ont pas oublié, mais par le gouvernement lui-même.

La question étant ainsi posée, les princes d’Orléans devaient-ils se lever et dire : « Il suffit, le président de la république et ses ministres ont fait une démonstration qui nous honore, et nous sommes satisfaits : le gouvernement peut maintenant remporter son exposé des motifs et sa proposition. » Ils ne pouvaient pas tenir ce langage. D’abord, la conscience publique n’était pas satisfaite et le spoliateur avait, au demeurant, le dernier mot : il fallait, dans un intérêt général, que l’assemblée nationale poursuivît son œuvre réparatrice, et la famille d’Orléans ne devait, sous aucun prétexte, en entraver l’accomplissement. Et puis, que n’eût-on pas dit un peu plus tard? Les adversaires politiques et les ennemis particuliers de cette famille auraient d’abord insinué, bientôt proclamé qu’elle avait fui le jugement du pays. On aurait imprimé dans cinquante journaux que, si les princes dépossédés avaient, en exigeant le retrait du projet, empêché le débat et le vote, c’est qu’ils redoutaient par-dessus tout la lumière ou qu’ils craignaient d’être mis en minorité.

D’ailleurs on leur offrait une occasion, peut-être unique, de venger la mémoire de Louis-Philippe, et pas un d’eux, sous peine de faillir à un devoir manifeste, ne devait la laisser échapper. Les considérans du second décret avaient été cruels pour le roi déchu. On l’y accusait d’avoir soulevé la conscience publique par une mauvaise action, enrichi ses enfans aux dépens du trésor, éludé une règle fondamentale et immuable du droit national français, fait fraude à une loi d’ordre public, dicté aux deux chambres une loi rétroactive dans un intérêt privé. Quoi ! le pays lui-même s’apprêtait à rayer de ses lois cette page outrageante, et les descendans de Louis-Philippe auraient demandé qu’elle y fût maintenue ! Le gouvernement, après tout, ne pouvait que proposer d’effacer l’injure : quand il passait, pour qu’elle fût enfin effacée, la parole à la France, les enfans de l’insulté eussent perdu le sens s’ils avaient cherché à la lui retirer.

Mais, puisqu’ils devaient laisser les pouvoirs publics annuler le titre du domaine, quel allait devenir leur droit strict? Il faut relire l’exposé des motifs : « Il appartient, disait-il, à cette assemblée, qui considère comme un de ses premiers devoirs de rétablir l’ordre moral dans les esprits et, pour cela, de s’élever partout où elle les rencontre, contre l’injustice et contre l’illégalité, de proclamer que la France ne veut pas être solidaire de l’atteinte portée dans la personne des princes d’Orléans au droit fondamental de la propriété individuelle. » — « Le projet, a dit encore M. Brisson le 23 novembre 1872, repose sur cette idée que, les biens de la famille d’Orléans n’étant entre les mains du domaine qu’illégitimement, le domaine est tenu à l’obligation naturelle de les restituer comme est tenu à cette obligation naturelle tout citoyen qui a reçu indûment. » C’est très clair : le titre du domaine est vicieux, d’après MM. Thiers, Dufaure et Pouyer-Quertier, parce qu’il repose sur une illégalité; il repose sur une illégalité parce qu’il procède d’une atteinte portée au droit de propriété. En effet, quoiqu’il paraisse d’abord assez difficile de caractériser cet acte, œuvre d’un dictateur investi de la puissance législative et précédé de considérans à la façon d’un jugement, on arrive nécessairement, après examen, à l’envisager, entant du moins qu’il dépossède les princes, comme un décret rendu en exécution d’une prétendue loi fondamentale. C’est la loi générale de dévolution que le prince président applique à un cas particulier, il le déclare lui-même à plusieurs reprises, et l’on ne fait pas une loi, tout le monde le sait, en exécution d’une loi. Il est vrai que le prince a été induit en erreur et que la loi dont il se prévaut est une pure chimère. Que reste-t-il donc? Un décret d’expropriation doublement illégal : 1° parce qu’il est rendu hors des cas déterminés par le législateur ; 2° parce que, au mépris de la règle écrite dans l’article 545 du code civil, il enlève à des Français leur propriété sans leur allouer une juste et préalable indemnité. Le mot « illégalité » qu’emploie l’exposé des motifs du 9 décembre 1871 n’aurait pas de sens si le président de la république avait agi le 22 janvier dans l’exercice de son pouvoir législatif; mais on a bien fait de s’en servir (et la portée de cette expression n’avait pu échapper à M. Dufaure), parce qu’il s’agissait d’une confiscation opérée par un simple décret. Si le pouvoir législatif intervient lui-même en 1872 pour abroger l’acte du 22 janvier 1852, c’est d’abord que d’autres dispositions du même acte pouvaient être regardées comme législatives ; c’est surtout qu’il fallait prévenir un débat ultérieur sur la légalité de cette abrogation et, pour en finir, faire trancher la question par les mandataires élus du pays. Mais puisque ceux-ci jugent le décret illégal et l’annulent par cela même, un pareil titre n’avait pu conférer aucun droit au domaine.

Dès lors, le code à la main, les princes étaient fondés à réclamer tout leur patrimoine. En droit strict, ils devaient être remis, suivant l’expression de Clément Laurier, « dans le même et semblable état où ils étaient avant le décret. » S’il s’agissait d’un simple charbonnier, poursuivait Laurier, vous lui rendriez son bien « purement et simplement. » En effet, si le domaine avait pris indûment la maison du charbonnier, celui-ci pourrait la réclamer, même quand on l’aurait vendue, l’état n’ayant pas consolidé son titre en disposant de ce qui ne lui avait jamais appartenu. Il n’importait pas davantage que, sur un grand nombre de biens immobiliers appartenant à la famille d’Orléans, ceux-ci fussent restés au trésor, ceux-là fussent sortis de ses mains : les propriétaires dépossédés avaient un droit égal sur les uns et sur les autres, le code civil (article 1599) déclarant expressément nulle la vente de la chose d’autrui.

Or les princes d’Orléans tinrent ce langage au gouvernement et à l’assemblée : d’après le droit commun, nous pourrions ressaisir tout notre patrimoine ; nous entendons ne pas user du droit commun. Le code civil nous permet de revendiquer la moindre parcelle de nos biens confisqués, en quelques mains qu’elle se trouve; nous demandons qu’on ne nous applique pas le code civil. Si nous délaissons une part de ces biens aux tiers acquéreurs, nous sommes du moins autorisés par les lois du 8 mars 1810, du 18 septembre 1833, du 3 mai 1841 à exiger de l’état, qui nous a expropriés, une juste indemnité ; mais le trésor est aux prises avec des difficultés financières et nous ne voulons pas qu’il nous paie une indemnité sur les deniers des contribuables. Nous sommes des Capétiens, nous ne l’avons pas oublié ; nous savons que nos aïeux ont longtemps gouverné ce pays et que l’ancienne constitution française nous classait parmi les « privilégiés. » Nous ne revendiquons plus qu’un privilège : celui de nous mettre, dans l’intérêt général, non plus au-dessus, mais au-dessous de la règle commune. Le domaine nous délaissera ce qu’il détient encore des biens compris dans la donation du 7 août 1830; pour le surplus, nous n’exercerons aucun des droits qui appartiennent à tous les citoyens. — Pour soutenir qu’un tel langage est celui de gens cupides, il faut beaucoup de mauvaise foi; pour le croire, beaucoup de crédulité.

Cependant M. Lepère demanda, le 22 novembre 1872, que la discussion du projet fût ajournée. Il rappela que, sur les biens confisqués, 10 millions avaient été alloués aux sociétés de secours mutuels, 10 millions affectés à l’établissement d’institutions de crédit foncier dans certains départemens, 5 millions à l’établissement d’une caisse de retraite au profit des desservans les plus pauvres, etc., le surplus étant réuni à la dotation de la Légion d’honneur « pour le revenu en être affecté » annuellement aux légionnaires et aux porteurs de la médaille militaire. Mais on s’était aperçu tout de suite que beaucoup de ces biens ne trouveraient pas immédiatement des acquéreurs; on reconnut en outre qu’une gestion d’immeubles était, pour la Légion d’honneur, un pesant fardeau et qu’il valait mieux lui donner des rentes : un décret du 27 mars 1852 autorisa donc le ministre des finances à aliéner, par une audacieuse interprétation de la loi du 7 août 1850[7], des bois de l’état jusqu’à concurrence de 35 millions, et affecta le produit des ventes aux dotations énumérées par le décret du 22 janvier. En outre le même ministre fut autorisé à faire inscrire au grand livre une rente de 500,000 francs, et cette inscription de rente fut remise à la Légion d’honneur en remplacement des biens qui lui avaient été attribués par le même décret. Or M. Lepère raisonnait ainsi : Puisque le domaine, pour les aliénations faites en vertu du décret du 27 mars, mais en conséquence du décret de janvier, s’est appauvri de 35 millions, il faut diminuer d’autant le montant des restitutions. Le gouvernement n’adhéra pas à cette proposition. Faut-il reprocher aux princes d’Orléans de ne l’avoir pas acceptée? Nous ne le croyons pas.

Il avait été pourvu, en fait, sur le domaine forestier de l’état à la plupart des dotations fondées en janvier 1852, et le gouvernement avait par là, comme le dit M. Robert de Massy le 22 novembre 1872, mésusé de ce domaine. Mais quel lien y avait-il entre l’abus du prix des forêts domaniales et la confiscation des biens donnés par Louis-Philippe à ses enfans? Un grand spéculateur s’est injustement approprié, nous le supposons, la fortune d’autrui, et, subitement enrichi par ce gain illicite, il affecte une partie de son propre patrimoine à quelque œuvre utile ou charitable : Alidor à ses frais bâtit un monastère. Mais le jour de la justice se lève et les tribunaux reconnaissent que l’ancien propriétaire a le droit de reprendre en nature ses biens qui n’ont pas été dissipés. Halte-là! va dire Alidor aux juges : déduisez d’abord tout ce que m’a coûté le monastère : autrement, c’est moi qui suis volé[8]. La plaisante prétention ! Pourquoi bâtir le monastère ? Il fallait tempérer ce beau zèle et comprendre que les biens recelés pourraient être, tôt ou tard, réclamés et rendus. Vous n’auriez pas fait, dites-vous, certaines largesses si vous aviez prévu cette restitution? Vous avez eu tort de ne pas la prévoir, et le véritable propriétaire, ne peut pas payer les frais de votre imprévoyance,

M. Pascal Duprat fît une autre proposition, ainsi conçue : « Article 1er. Les décrets du 22 janvier 1852 sont abrogés sans qu’il puisse être porté atteinte aux droits acquis par les tiers sous l’empire de ces décrets. — Art. 2. Les membres de la famille d’Orléans devront s’adresser aux tribunaux compétens pour être réintégrés dans les biens meubles et immeubles qu’ils auraient le droit de revendiquer. L’article 1er fut repoussé par 475 voix contre 150, l’article second par 541 voix contre 79. Ce contre-projet renfermait une inconséquence et pouvait en outre, à l’insu de son auteur, devenir préjudiciable au Trésor : les princes d’Orléans eussent commis une faute en y donnant leur adhésion.

La thèse de M. Duprat était simple. On avait, en 1852, méconnu les règles élémentaires de la compétence et violé les principes du droit commun; il fallait donc remettre tout « en l’état, » comme disent les praticiens, c’est-à-dire faire appliquer le droit commun par les tribunaux de droit commun ; car « il y a une justice en France : elle reconnaîtra les droits qui peuvent être revendiqués. » Mais l’auteur de la proposition se contredisait lui-même : en réclamant à outrance l’application d’un principe, il commençait par le renier. N’y avait-il là qu’un procès ordinaire? Il fallait le déférer aux tribunaux, mais le leur déférer tout entier. L’assemblée se bornait alors à déclarer le titre du domaine illégal et l’annulait. Les tribunaux avaient à déduire non pas quelques conséquences, mais toutes les conséquences juridiques de cette annulation. Or le contre-projet ne l’entendait pas ainsi et débutait en réglant définitivement la situation des tiers. Pourquoi? Cette question n’était pas plus « législative » que les autres. Avait-on vendu la chose d’autrui? Les ventes de la chose d’autrui ne devaient-elles pas être annulées conformément à l’article 1599 du code civil? Aux juges de le décider. Mais M. Pascal Duprat ne voulait pas le leur laisser décider. Annuler les ventes ! Faire entrer cette autre classe de biens dans le patrimoine de la famille dépossédée ! Exposer le domaine au recours des acquéreurs évincés! L’appel au pouvoir judiciaire était admirable tant qu’il profitait à l’état contre les princes, mais détestable s’il profitait aux princes contre l’état. Le contre-projet opposait donc, avant tout, cette barrière aux tribunaux de droit commun et au droit commun lui-même. Après quoi, les princes plaideraient. Mais puisque le pouvoir législatif déterminait la situation respective des tiers et des anciens propriétaires entre lesquels d’innombrables procès auraient pu s’engager, il était absolument illogique de ne pas le laisser déterminer la situation respective des anciens propriétaires et de l’état, que ne divisait aucune question litigieuse.

Les questions litigieuses, le contre-projet allait seul les susciter, et M. Duprat ne s’en était pas aperçu, au grand préjudice de l’état. Les droits acquis aux tiers devaient être respectés, c’est-à-dire l’annulation des ventes ne serait pas prononcée. Le pouvoir législatif aurait seulement annulé le titre du domaine, détenteur illégitime et, par conséquent, astreint à la restitution. Ce jalon posé, les princes et l’état étaient renvoyés, pour toutes les questions à résoudre, devant des juges. On allait donc se retrouver sur le terrain du droit pur devant des tribunaux chargés d’appliquer les lois. Eh bien ! le contre-projet ne défendait pas l’état contre deux séries de revendications. Il laissait d’abord les princes, expropriés sans indemnité, libres de réclamer une indemnité d’expropriation ; il n’avait songé qu’aux acquéreurs et maintenait le vendeur sous l’empire du droit commun ! Il permettait ensuite à la famille d’Orléans de soutenir avec beaucoup de vraisemblance que le domaine avait été de mauvaise foi, c’est-à-dire avait connu les vices de son titre (art. 550 du code civil; et, par conséquent, de lui réclamer tous les fruits perçus (ou leur valeur) depuis 1852. Il n’y avait, au demeurant, que ces deux sortes de procès à engager, la restitution des biens eux-mêmes ne pouvant susciter un débat judiciaire. On exposait, en vérité, le trésor et les contribuables à un grand péril : les princes d’Orléans ne pouvaient pas s’associer au contre-projet. Ils renoncèrent spontanément (c’est l’exposé des motifs qui le déclare), avant que le gouvernement eût fait connaître et peut-être eût connu lui-même ses intentions, à un triple droit que leur conférait la loi commune. Ils s’engagèrent à ne demander ni l’annulation des ventes aux acquéreurs, ni des indemnités au vendeur, ni la restitution des fruits au possesseur de mauvaise foi. « Aucune action, lit-on dans le projet déposé par le gouvernement le 9 décembre 1871, ne pourra être exercée, en vertu de la présente loi, contre les acquéreurs des biens vendus par l’état en exécution des décrets abrogés ni contre leurs ayans cause (art. 3). L’assemblée nationale (art. 4) donne acte aux princes d’Orléans de leur renonciation à toute créance contre l’état ayant pour origine l’exécution des décrets du 22 janvier 1852[9]. » — « Il a semblé à votre commission, ajouta le rapporteur, que, renfermée dans ces limites, la réparation offerte ne pouvait susciter aucune controverse. Ce qui vous est proposé, c’est purement et simplement de rendre à autrui ce qui appartient à autrui, de ne pas conserver dans les mains de l’état ce qui n’a jamais été à l’état, sans néanmoins mettre à la charge de la France épuisée... la réparation entière d’un acte qu’elle répudie. Qu’on le comprenne bien : il ne s’agit pas d’indemniser la famille d’Orléans d’une spoliation dont la responsabilité pèse tout entière sur son auteur; il s’agit de délaisser ce qui est à elle, non de lui fournir l’équivalent de ce qui a été consommé et dissipé. » On ne pouvait pas déterminer plus nettement le caractère et l’étendue de la restitution.

Nous arrivons aux chiffres, qui ont leur importance. Les biens meubles et immeubles non aliénés par le domaine en 1871 furent évalués par le ministre des finances à 45 millions environ, d’un revenu de 1,100,000 à 1,300.000 francs, partageables entre huit branches d’héritiers, dont plusieurs étaient divisées elles-mêmes et qui comprenaient, en novembre 1872, cinquante-deux descendans directs de Louis-Philippe. Voilà ce qu’on restituait; voici ce qu’on ne restituait pas. L’état avait encaissé : 1° 35,012,441 fr. 96, prix des immeubles vendus; 2° 18,601,019 francs, produit des coupes de bois; 3° 4,452,480 francs, montant des actions et droits du domaine dans les canaux d’Orléans, du Loing et de Briare; 4° 8,217,602 fr. 41, montant d’une créance liquide de Louis-Philippe contre l’état (et dont celui-ci s’était libéré par voie de confusion), en tout un peu plus de 60 millions. Cet actif, ayant été grevé d’un passif de 29,322,691 fr. 81, l’excédent au profit du trésor s’élevait à 36,961,151 fr. 56. Si l’on ajoutait à cette somme les revenus et les intérêts perçus depuis vingt ans, cet excédent dépassait 60 millions[10]. Les princes d’Orléans abandonnaient donc au trésor une très grande partie de leur patrimoine, et le gouvernement de la république n’a pas altéré les faits lorsqu’il a signalé, dans l’exposé des motifs du 9 décembre 1871, « le désintéressement des ayans droit. »

Ce désintéressement n’a rien qui nous étonne, ont murmuré quelques mécontens : quand on a des droits douteux, on transige, et les princes ont fait comme tant d’autres; ils se sont tirés d’une situation difficile par une transaction. C’est une erreur. Le code civil définit la transaction ; « un contrat par lequel les parties terminent une contestation née ou préviennent une contestation à naître; » il n’y a donc transaction que si les parties traitent sur un droit litigieux ou douteux[11]. Or le seul droit qu’ait réclamé la famille d’Orléans, celui de reprendre ses biens non vendus, avait-il ce caractère?

Le gouvernement reconnut tout d’abord que l’état les détenait en vertu d’un acte « illégal, » c’est-à-dire nul. La commission fit un pas de plus et déclara solennellement, par l’organe de son rapporteur, qu’il était impossible de conserver à l’état « ce qui n’avait jamais été à l’état. » Ce rapporteur alla jusqu’à dire, dans la séance du 22 novembre 1872 : « Il s’agit de savoir si l’état doit se faire en quelque sorte le receleur de la fortune d’autrui. » Quoi! le droit qu’on a caractérisé si fortement était douteux? Ni le gouvernement, ni la commission, ni l’assemblée ne l’avaient mis un moment en doute. Litigieux? Personne ne songeait à le contester devant les tribunaux. Est-ce qu’on peut faire un procès à qui vient dire : Je suis détenteur illégitime et je ne veux pas receler plus longtemps vos biens; reprenez-les? Donc les princes d’Orléans ne pouvaient pas « transiger, » parce qu’il n’y avait pas matière à transaction. C’est pourquoi le projet de loi disait : « L’assemblée nationale donne acte aux princes d’Orléans de leur renonciation,.. » et la loi disait elle-même : « Conformément à la renonciation offerte et réalisée par les héritiers du roi Louis-Philippe... » Ce mot « renonciation » ne fut pas introduit et maintenu dans le texte à la légère ou par une condescendance déplacée ; on l’employa parce qu’il était le mot propre. Ce n’est pas seulement, on le conçoit d’ailleurs, une question de mots. En transigeant sur un droit litigieux, les princes d’Orléans n’auraient fait qu’une affaire; en renonçant purement et simplement à une partie de leurs droits, ils se sont conduits en bons citoyens.

Mais il y a des esprits chagrins que rien ne satisfait. Quoi ! vous ne nous abandonnez que 37 millions en capital et, si l’on ajoute un compte d’intérêts indûment perçus, une soixantaine de millions! C’est une misère : il nous faut le reste, tout le reste. Nous savons, sans doute, que le domaine n’a pas droit au reste; mais, puisqu’il n’avait pas non plus de droit sur les autres millions que vous lui abandonnez, pourquoi ne pas lui laisser tout? C’est d’ailleurs un mécompte pour le domaine, qui détenait ces biens depuis vingt ans, qui s’y était attaché peu à peu et qui ne croyait pas s’en séparer. Si ces raisons ne vous touchent pas, c’est que vous êtes les plus avides des hommes. — Il faut une certaine hardiesse pour tenir un pareil langage à des propriétaires qui, dépouillés par un acte inique, renoncent définitivement et quoi qu’il advienne, dans un intérêt public, à recouvrer plus de la moitié de leurs biens. À ce compte, saint Martin lui-même aurait usurpé sa réputation; il n’a donné que la moitié de son manteau.

Avant la loi du 21 décembre 1872, M. Thiers, dont la maison venait d’être démolie par la commune, avait reçu du trésor une indemnité de 1,053,000 de francs. Depuis cette époque, les victimes du coup d’état du 2 décembre 1851 et de la loi de sûreté générale du 27 février 1858 ont reçu du trésor à titre de réparation nationale, des rentes incessibles et insaisissables d’un chiffre total de 8,000,000 de francs. Nous ne contestons pas le désintéressement de ces indemnitaires. Il y avait toutefois une différence entre eux et la famille d’Orléans, c’est que leurs pertes n’avaient pas enrichi le trésor. Or les princes de cette famille, si gravement atteints par le coup d’état du 2 décembre, ont avant tout résolu de ne pas demander un centime d’indemnité à ce trésor, dont les ressources s’étaient accrues à leurs dépens, et se sont bornés à reprendre ce qui n’avait pas été dissipé de leurs biens. C’est sur ces données que l’histoire établira son verdict. Elle dira, non-seulement que les princes d’Orléans ont usé de leur droit, mais qu’en n’exerçant pas tout leur droit ils ont rempli tout leur devoir.


G. DE LA MAGDELEINE.

  1. Dans la séance du 23 novembre 1872, M. Pascal Duprat, examinant l’origine des biens que Louis-Philippe avait recueillis dans la succession de sa mère, la duchesse de Penthièvre, s’exprima en ces termes : « D’où provenaient ces biens, en très grande partie ? Des apanages qui avaient été constitués, malgré nos lois fondamentales, par Louis XIV au profit d’enfans adultérins. Ces biens passèrent entre les mains du duc de Penthièvre. Mais, à la mort du duc de Penthièvre, en 1793, ils ne pouvaient pas passer dans les mains de sa fille : c’était contraire à toutes les lois… Ainsi donc, de ce côté, l’état peut et doit opposer de nombreuses réclamations aux prétentions de la famille d’Orléans… Cette erreur a été très complètement réfutée, depuis la même discussion, par M. Bocher : « La presque totalité de la fortune dont se composait la succession de la duchesse d’Orléans, mère de Louis-Philippe et fille du duc de Penthièvre. a dit le député du Calvados, provenait de l’échange de la principauté et souveraineté de Dombes, fait en 1762 avec le roi Louis XV et sur sa demande, parle comte d’Eu. Cette principauté de Dombes, cette fortune considérable venue au duc d’Orléans par sa mère, d’où provenait-elle elle-même ? D’un apanage, avez-vous dit, d’une dotai ion de Louis XIV, de Mme de Montespan ! Pas un mot qui soit exact… Cette principauté de Dombes, elle fut donnée en 1681 par un acte authentique. tout le monde peut le vérifier, par Mademoiselle, la grande Mademoiselle. Elle fut donnée en 1681 non pas encore une fois, à titre d’apanage par Louis XIV au profit de ses légitimés, non pas au détriment de l’état, non pas par préférence sur les domaines de l’état ; elle fut donnée par Mademoiselle, maîtresse absolue de ses biens, pouvant en disposer comme elle le voulait, au duc du Maine, le 20 février 1681. Et Mademoiselle, de qui tenait-elle ces biens ? De sa mère, Marie de Montpensier, qui était la femme de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII. Et de qui sa mère les avait-elle reçus ? De Henri de Montpensier, qui était lui-même le représentant et l’héritier de la branche de Bourbon-Montpensier. Le duc du Maine eut pour héritier son fils aîné, le prince de Dombes. Le prince de Dombes mourut sans enfans ; il laissa sa fortune à son frère, le comte d’Eu, qui fit avec Louis XV cet échange de 1762, lequel est l’origine de toute la fortune maternelle du duc d’Orléans. Le comte d’Eu mourut à son tour sans postérité ; il laissa sa fortune non pas à son oncle, le comte de Toulouse, ce légitimé de Mme de Montespan, qui était mort avant lui, mais tout naturellement, par ordre de succession. à son plus proche parent, son cousin germain, le duc de Penthièvre, père de la duchesse d’Orléans. »
  2. Une des trois rentes, inscrite sous le n° 57724, 6e série, le 17 octobre 1856, a été délivrée au roi des Belges; les deux autres ne paraissent pas avoir été inscrites au grand-livre : la duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha et les représentans de la duchesse de Wurtemberg se sont abstenus, pendant le second empire, d’en réclamer les arrérages. (Cf. le rapport de M. Robert de Massy.)
  3. « Le domaine de nostre couronne est entendu celui qui est expressément consacré, uni et incorporé à nostre coumnne, ou qui a esté tenu et administré par nos receveurs et officiers par l’espace de dix ans, et est entré en ligne de compte. » (Art. 2.)
  4. L’article 9 de la section III du titre III de la constitution de 1791 est ainsi conçu : « les biens particuliers que le roi possède à son avènement au trône sont réunis irrévocablement à ceux du domaine de la nation, il a la disposition de ceux qu’il acquiert à titre singulier; s’il n’en a pas disposé, ils sont pareillement réunis à la fin du règne. »
  5. Proc. Verb. de la chambre des pairs, séance du 14 janvier 1825.
  6. La loi du 25 octobre 1848 s’exprima en ces termes : « Le ministre des finances est autorisé à prendre les mesures administratives qu’il jugera convenables pour opérer l’entière liquidation des dettes de l’ancienne liste civile et du domaine privé... Le liquidateur général pourra, dans l’intérêt de la liquidation, stipuler toutes hypothèques et prendre toutes inscriptions sur les biens compris dans le séquestre, en son nom, pour la masse des créanciers. Dans le cas où, pour activer la liquidation, un emprunt sera jugé nécessaire, il sera négocié par les mandataires des propriétaires, avec le concours du liquidateur-général et sous l’autorisation du ministre des finances. » La liquidation de la liste civile et du domaine privé avait à pourvoir à un passif considérable. Douze millions étaient dus par la liste civile, et vingt millions par le roi personnellement. Toutes ces dettes furent acquittées au moyen de l’emprunt autorisé par la loi d’octobre 1848. « Comment! dit à ce propos M. Robert de Massy dans son rapport du 9 mars 1872 à l’assemblée nationale, les princes d’Orléans sont les débiteurs du passif, ce sont eux qui empruntent sur leurs biens, l’état a une hypothèque sur ces mêmes biens contre eux, les décrets des assemblées constituante et législative autorisent tous ces actes; le ministre des finances est présent et signe, et il sera possible ensuite de venir dire : Les biens sur lesquels l’état a pris hypothèque étaient à l’état depuis le 9 août 1830, en dépit de la maxime Nemini res sua servit; les emprunteurs qui ont consenti ces hypothèques à des tiers pour vingt millions ont hypothéqué la chose d’autrui, c’est-à-dire de l’état! » Nous n’apercevons pas ce qu’on pourrait opposer à cette argumentation.
  7. Loi du 7 août 1850, art. 12. « Le ministre des finances est autorisé à aliéner, à partir du 1er janvier 1851 et dans le délai de trois années, des bois de l’état jusqu’à concurrence de 50 millions. Les conseils-généraux des départemens où les bois sont situés devront, avant l’aliénation, constater par une délibération leur adhésion à la vente. » Art. 13. « Le produit des ventes de bois sera versé au trésor, en atténuation de ses avances pour le compte de la dette flottante. »
  8. « Autrement, ce serait l’état qui serait volé. » (Discours prononcé par M. Lepère à la séance du 22 novembre 1872.)
  9. La commission remania ces textes, et la rédaction définitive fut arrêtée dans ces termes : » Conformément à la renonciation offerte par les héritiers du roi Louis-Philippe avant la présente loi et réalisée depuis, aucunes répétitions ne pourront être exercées par eux contre l’état soit par suite de l’exécution des décrets du 22 janvier 1872, soit pour toute autre cause antérieure à ces décrets. Toute réclamation de l’état contre ces mêmes héritiers est pareillement considérée comme éteinte et non avenue (art. 3). Aucune action (art. 4) ne pourra être dirigée contre les acquéreurs des biens vendus par l’état en exécution des décrets abrogés ni contre leurs ayans cause. »
  10. Ces chiffres sont empruntés au rapport de M. Robert de Massy.
  11. « On peut poser en principe que toute transaction ayant pour objet des droits non douteux serait non-seulement annulable, mais inexistante et non avenue, du moins comme transaction. » (M. Pont, Explication théorique et pratique du Code civil, t. IX, p. 569.)