Charpentier (2p. 443-450).


CHAPITRE XLVII


CONCLUSION.


Je me dis qu’il est à peu près inutile que j’écrive ce dernier chapitre. L’histoire, telle que j’ai voulu la conter, est achevée. Le but que je me suis proposé a été mis en lumière, ou, si je n’ai pas réussi à le faire comprendre, je n’espère pas y parvenir en ajoutant quatre ou cinq pages. J’ai voulu montrer les résultats de la faiblesse et de la folie, — de ce genre de faiblesse et de folie qui est le plus répandu parmi nous. On pourra deviner sans peine ce que le sort réservait aux divers personnages dont il a été question. Pourtant, la coutume, ainsi que le désir de mener à fin un travail et de le compléter en quelque sorte, m’imposent ce dernier chapitre.

Moins de six semaines après la mort de sir Henry, le ministre de Hurst-Staple épousa Adela Gauntlet. Tout critique qui voudra peser les défauts de ce livre, tout lecteur, — indulgent ou sévère, — qui en tournera rapidement les feuillets, dira qu’il n’était pas digne d’elle. Je l’espère de tout mon cœur. Je compte fermement que ce sera l’avis de tout le monde. S’il en était autrement, j’aurais perdu mon temps.

M. Arthur Wilkinson ne méritait point la femme que la généreuse Providence lui accorda ; il n’était pas digne d’elle, dans le sens habituel de ce mot. Il n’était pas mauvais, si on le compare à la plupart des hommes ; mais elle… Je n’ose me laisser aller à la louer, de peur qu’on ne me dise qu’elle est de ma création, — ce qui ne serait pas entièrement vrai.

Il ne la méritait pas : c’est-à-dire que les trésors de caractère et de valeur morale qu’il apporta à la communauté étaient bien moindres, tout compte fait, que ceux que possédait Adela. Ce fut un des résultats naturels de sa supériorité, qu’elle se montra toujours pleinement satisfaite de son marché, — après comme avant le mariage. S’il lui arriva de se peser dans la balance avec lui, il ne lui sembla jamais que le plateau qui portait les vertus de son mari fût le plus léger. Elle le prit pour seigneur, et d’un cœur fidèle et tendre, elle le reconnut toujours pour son chef et son maître. Il était l’étoile polaire vers laquelle elle se tournait, contrainte par un aimant irrésistible de l’âme. Digne ou indigne, il fut tout ce qu’elle avait espéré, les os de ses os et la chair de sa chair ; le père de ses enfants, le seigneur de son cœur, le guide de ses pas, l’appui de sa maison.

Quel homme jamais mérita complètement d’obtenir une jeune fille pure, sincère et honnête ? La vie des hommes n’est pas compatible avec une semblable pureté, une semblable honnêteté ; j’oserais presque dire avec une semblable sincérité. Et pourtant l’on ne voudrait pas voir de telles fleurs demeurer sans être cueillies, parce qu’il n’est pas de mains dignes de les toucher.

Il n’est pas nécessaire d’en dire bien long sur la vie du ministre de Hurst-Staple et de sa femme. Peut-être même est-il inutile d’en parler. Je n’ai point à raconter qu’ils devinrent subitement riches. Nul premier ministre, touché de la beauté de la femme ou des vertus du mari, ne fit de Wilkinson un évêque. Il n’obtint pas même un doyenné. Il occupe toujours le presbytère de Hurst-Staple, et il prélève encore, sur ses appointements si bien gagnés, l’ancienne redevance qu’il paye à sa mère. Celle-ci demeure à Littlebath, avec ses filles. Un ou deux élèves prennent généralement place à la table frugale du presbytère, et notre ami Wilkinson se vante volontiers de ce qu’aucun de ces jeunes convives n’ait été jusqu’à ce jour fruit sec. En ce qui touche les biens de ce monde, le ménage en a bien assez pour la femme, et peut-être presque assez pour le mari. Qui donc oserait s’apitoyer sur eux et dire qu’ils sont pauvres ?

De temps à autre, ils font une promenade au bord de l’eau jusqu’à West-Putford. Comment faire cela sans songer aux peines passées et au bonheur présent ?

— Ah ! dit Adela un soir qu’ils suivaient ensemble le petit sentier bordé de roseaux, — c’était peu de temps après leur mariage, — ah ! cher ami, ce temps-ci vaut mieux que celui où tu venais ici tout seul.

— Tu trouves, ma chérie ?

— Et toi ? Mais tu étais méchant alors, tu le vois bien maintenant. Tu n’avais pas confiance en moi.

— Dis plutôt que je n’avais pas confiance en moi-même.

— Moi, j’aurais eu confiance… pour tout et en tout, — comme aujourd’hui.

Et Arthur se mit à décapiter les roseaux avec sa canne, comme il l’avait fait jadis, et il s’avoua volontiers qu’en ce temps-là il n’avait été qu’un imbécile.

Et maintenant il faut leur dire adieu. Puissent-ils suivre leur bonne et douce voie pendant de longs jours ; et, surtout, puisse le mari comprendre que Dieu a mis un ange à ses côtés !

De la joyeuse et franche mademoiselle Todd il n’y a rien à dire, si ce n’est qu’elle est toujours mademoiselle Todd et toujours vermeille. Qu’elle soit pour l’instant à Littlebath, à Baden-Baden, à Dieppe, à New-York, à Jérusalem ou en Australie, qu’importe ? Elle n’est pas aujourd’hui où elle était l’an passé ; elle ne sera pas l’année prochaine où elle est aujourd’hui. Elle agrandit tous les jours le cercle de ses chers, et bons amis, et, qu’elle aille où elle voudra, elle fait toujours plus de bien aux autres qu’ils ne lui en font. À elle aussi, nous tirons un dernier coup de chapeau.

Il ne nous reste plus à parler que de George Bertram et de lady Harcourt, ainsi que de mademoiselle Baker, qui désormais sera inséparable de sa nièce. Dès que la première surprise occasionnée par la mort de sir Henry Harcourt se fut calmée, Bertram comprit qu’il lui serait impossible de voir tout de suite Caroline. Peu de jours auparavant, elle lui avait déclaré sa haine pour l’homme auquel sa vie était liée, — pour cet homme qui maintenant était mort. Cette déclaration impliquait qu’elle l’aimait encore lui, George, son premier amour. Aujourd’hui, de par toutes les lois divines et humaines, sa main était de nouveau libre, et elle pouvait la donner à celui qui possédait son cœur.

Mais la mort clôt bien des comptes et liquide bien des dettes. Caroline se rappelait maintenant ses torts envers son mari aussi bien que les torts qu’il avait eus envers elle ; elle se rappelait qu’elle avait péché la première et qu’elle avait été peut-être la plus coupable. Il l’aurait aimée si elle avait voulu le permettre ; il l’aurait aimée d’un amour mondain, froid et égoïste, mais enfin de tout l’amour dont il était capable ; mais elle, elle s’était mariée, décidée à ne point accorder d’amour, sachant qu’elle n’en pouvait pas ressentir, et s’enorgueillissant presque à la pensée qu’elle l’avait dit à celui qu’elle prenait pour mari.

Le sang de cet homme retombait, en quelque sorte, sur elle, et elle sentit que c’était un lourd fardeau. Bertram le comprit mieux qu’elle ne le comprenait elle-même, et s’abstint pendant assez longtemps d’aller à Hadley. Il vit souvent mademoiselle Baker à Londres et il eut par elle des nouvelles de lady Harcourt. Il sut comment elle se comportait — extérieurement, veux-je dire, car il ne pouvait être donné à mademoiselle Baker de comprendre la situation morale d’une femme de cette trempe et dans une telle position. Caroline se portait bien, mais elle restait pâle, silencieuse, abattue et immobile pendant des heures entières.

— Elle est très-silencieuse, disait mademoiselle Baker. Elle demeure assise pendant toute une matinée sans dire un mot, songeant… songeant… songeant.

Ah ! oui, elle avait de quoi la faire songer ! Comment s’étonner qu’elle ne parlât point ?

Au bout de quelque temps, George alla à Hadley et la revit.

— Caroline, ma cousine, dit-il.

— George, George ! Et en disant ces mots, elle détourna de lui son visage et éclata en sanglots. C’étaient les premières larmes qu’elle versait depuis qu’elle avait appris la terrible nouvelle.

Elle sentait, en vérité, que le sang de cet homme était retombé sur elle. Sans elle, ne siégerait-il pas encore parmi les grands et les heureux de la terre ? Si elle lui avait permis de poursuivre en liberté sa route, aurait-il péri tout entier ? Après avoir juré de le chérir comme son époux, si elle se fût radoucie envers lui, aurait-il fait cette terrible chose ? Non. Cinquante fois par jour elle se posait les mêmes questions, et toujours elle se faisait la même réponse, Le sang de cet homme retombait sûr elle.

Pendant longtemps Bertram ne lui dit pas un mot de sa situation actuelle. Il ne lui parla ni de sa vie passée d’épouse ni de sa vie présente de veuve. Le nom de celui que, vivant, ils avaient tous deux méprisé et haï ne fut pas prononcé par eux pendant bien des mois.

Pourtant il était souvent avec elle ; pour mieux dire, il était souvent avec sa tante, et de cette façon elle s’accoutuma à le voir. Quand elle était là, il parlait de leurs affaires d’intérêt, du vieil oncle et de son testament (dans lequel le nom de sir Henry n’avait pas été mentionné) ; et, graduellement, ils en arrivèrent à parler sur des sujets plus élevés, à s’entretenir d’espérances et de nobles ambitions, et à chercher, malgré le triste passé, des consolations qui ne trompent point.

Elle lui parlait de lui-même, — comme s’il n’y eût eu entre eux d’autre lien que celui de la parenté. D’après les conseils de Caroline, George se remit de nouveau à étudier la jurisprudence. M. Die s’était retiré ; il comptait ses consolidés et il dégustait son vin d’Oporto dans une retraite pleine de charmes pour lui ; mais les instructeurs ne manquaient pas, et George n’eut qu’à choisir. Nous pouvons être sûrs qu’il n’étudia pas en vain.

Puis Adela, — madame Wilkinson, devrions-nous dire, — vint voir la tante et la nièce dans leur solitude. Personne ne sut ce qui se passa entre Caroline et son amie, mais l’effet en fut apparent. Celle qui avait été si cruellement éprouvée eut de nouveau le courage de se rendre à la maison de Dieu et de soutenir les regards du petit monde qui l’entourait. Elle se promena encore une fois dans les champs verdoyants, sous les rayons du soleil et parmi les fleurs parfumées, en louant Dieu, — car sa miséricorde est infinie.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis la terrible nuit de la catastrophe à Eaton-Square, quand George Bertram demanda de nouveau à celle qui avait été jadis Caroline Waddington de devenir sa femme. Mais nulle douce et charmante parole d’amour ne fut prononcée à cette occasion. Ils n’échangèrent aucun de ces vœux ardents et joyeux qu’un romancier peut répéter avec l’espoir d’éveiller la sympathie de ses lectrices. Ce fut une chose assez triste, en somme, que cette offre de mariage, faite d’un ton si calme par George, et le consentement muet et mélancolique de Caroline, et enfin cette cérémonie dans l’église de Hadiey, à laquelle assistèrent seulement Adela, Arthur et mademoiselle Baker.

Ce fut Adela qui arrangea l’affaire, et le résultat a prouvé qu’elle a eu raison. George et Caroline vivent aujourd’hui ensemble, très-paisiblement et modestement. Ils n’ont pas toutes les joies d’Adela. Aucun enfant ne repose dans les bras de Caroline, aucun garçon joyeux et turbulent ne grimpe sur les genoux de George. Leur maison est sans enfants, et elle est bien, bien tranquille ; pourtant ils ne sont point malheureux.

Le lecteur se souvient-il du plan de vie que s’était tracé Caroline Waddington dans toute l’audace de son jeûne cœur ? Se rappelle-t-il les aspirations de George Bertram, lorsqu’assis sur la montagne des Oliviers, il regardait de l’autre côté du vallon les pierres du temple de Jérusalem ?