Charpentier (2p. 35-53).

CHAPITRE XXV

LE SAIT-IL ?

Bientôt après cette visite, Georges Bertram partit pour Paris, mais, avant de se mettre en route, il reçut une lettre d’Arthur Wilkinson qui le priait de l’aller voir à Hurst-Staple. Cette lettre était une réponse à celle que Bertram avait écrite à son cousin pour lui annoncer la rupture de son mariage. Elle n’était pas aussi longue que celle d’Adela à Caroline sur le même sujet, mais elle disait à peu près la même chose. « Tu prends là un parti important, mon vieux, un parti très-important. Je te supplie d’y réfléchir, pour l’amour d’elle, et aussi pour toi-même. Je ne suis pas écrivassier, tu le sais ; mais viens me trouver et nous causerons. J’ai aussi à te parler de moi. La chambre d’ami est vacante. » C’était là à peu près tout ce que contenait la lettre. Bertram avait répondu en disant qu’il partait pour Paris, mais qu’à son retour il irait aussitôt à Hurst-Staple.

En ce temps-là, la popularité de Louis-Philippe touchait à son déclin. Les épiciers de Paris commençaient à se lasser de ce roi-citoyen si paternel, qui, malgré son costume bourgeois et son parapluie familier, savait s’occuper, comme tout autre souverain, de fortifications, de soldats et d’impôts de guerre, et qui semblait croire que parmi les vieilles maximes des vieilles couronnes il en était plus d’une qui pourrait s’appliquer avec avantage pour la chose publique. Pauvres épiciers ! une trop grande prospérité les avait rendus difficiles. Six mois après que Louis-Philippe eut quitté les Tuileries, que n’auraient-ils donné pour le voir revenir ?

De nouveau ils sont contents. L’élément épicier, qu’on peut, en somme, considérer comme dominant à Paris, est de nouveau enguirlandé et couronné de roses. Les guirlandes, il est vrai, serrent un peu, — car même des liens de roses peuvent être assez fortement tressés pour qu’on ne puisse les briser — mais si un souverain peut faire en sorte que le sucre et la chandelle se vendent et se payent, que peut désirer de plus l’élément épicier ? Quoi de plus, si, après avoir vendu sa quantité quotidienne de sucre et de chandelle, il peut aller au café ou au théâtre, et prendre des glaces ou de la bière ? Depuis que le monde a ouvert les yeux et a commencé à comprendre, a-t-on désiré autre chose ? Que faut-il à l’homme, à l’homme-épicier ? Panem et circenses : — une soupe qui ne soit pas trop maigre, une place à la Porte-Saint-Martin qui ne coûte pas trop cher. Est-ce que cela ne résume pas tout ?

L’Angleterre, a-t-on dit, est une nation de boutiquiers ! Non, non, espérons-le ; — pas encore, en tout cas. Il y a eu des nations dont l’unique souci a été la vente et l’achat — des nations perdues, — peuples engourdis, dont l’âme ne s’éveillait point, et chez lesquels la vie ne se révélait que par leurs appétits et leurs organes gastriques. On a vu de ces peuples dans les derniers temps de l’ancienne Rome ; il y en avait aussi dans cette Rome d’Orient que baigne le Bosphore, — peuples riches et prospères, à la large gueule et au ventre ample, auxquels il n’a manqué que le sel qui fait vivre. Mais espérons que nul peuple anglais ne deviendra tel, tant que les chemins seront ouverts de l’Australie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande.

Un jeune homme qui se destinait à la production de pamphlets politico-religieux pouvait beaucoup apprendre à Paris en ce temps-là. À vrai dire, Paris a toujours été une école pour les écrivains de ce genre, depuis le temps où l’on s’est aperçu pour la première fois qu’il y avait des choses à réformer, voire même sous le règne de la Dubarry. Depuis lors, Paris a toujours été le laboratoire des alchimistes politiques, où l’on a mis au creuset tout ce que les hommes tiennent pour précieux, afin d’en faire un résidu dont on espère tirer le grand arcane : une constitution sous laquelle les hommes qui pensent puissent vivre satisfaits. Le secret n’était pas encore trouvé dans les derniers jours du règne de ce pauvre Louis-Philippe. On avait fait un grand pas, sans doute, quand on avait imaginé une royauté citoyenne et qu’on en avait mis le mécanisme en mouvement ; mais même un roi-citoyen a besoin d’être remonté de temps à autre, et, en définitive, il se trouvait que les alchimistes politiques étaient de nouveau penchés sur leurs creusets.

Aujourd’hui l’œuvre est achevée. Le laboratoire est fermé. Le philosophe, — sa tâche terminée, — est rentré dans le repos dont il devait avoir grand besoin. Les penseurs, — même les penseurs français, — vivent satisfaits. Le sucre et la chandelle se vendent… et se payent, et une trentaine de théâtres sont ouverts tous les soirs à des prix fort modérés.

Notre jeune philosophe, en proie à son chagrin, resta trois mois à Paris, réfléchissant à toutes ces choses, et s’occupant de son futur volume. Nous ne le suivrons pas pendant son séjour. Son nom était déjà assez connu pour assurer son admission parmi les hommes éclairés qui, bien qu’ils ne fussent encore parvenus à rien établir, avaient du moins réussi à faire douter de tout. Pendant que Bertram était à Paris, le ministère anglais fut renversé. Sir Robert Peel, après avoir fait rappeler la loi des céréales, se trouva assis par terre entre deux partis, et le numéro du Times qui contint la première liste authentique des membres du nouveau gouvernement, donna le nom de sir Henry Harcourt, comme solliciteur général de Sa Majesté.

Au bout de trois mois, Bertram revint en Angleterre, ayant acquis dans l’intervalle beaucoup d’idées nouvelles sur le gouvernement de l’humanité en général. Son volume n’était pas encore achevé, de sorte qu’il mit ses manuscrits dans sa valise en se rendant, selon sa promesse, à Hurst-Staple. Il ne vit personne en passant à Londres. C’était la morte saison, et son ami, sir Henry, se délassait, en chassant le grouse pendant quelques jours, des fatigues de sa brillante campagne parlementaire. Mais il aurait été à Londres, que Bertram ne l’aurait pas vu : il ne voulait voir personne. Il ne fit aucune question au sujet de Caroline ou de son oncle. Il ne fit pas même une visite à son véritable ami, M. Pritchett. S’il eût été le voir, il aurait appris que mademoiselle Baker et sa nièce étaient à Hadley. Il aurait appris encore d’autres nouvelles qui ne devaient pas tarder à lui parvenir par une autre voie.

Quand il arriva au presbytère de Hurst-Staple, Arthur Wilkinson ne s’y trouvait pas, bien que Bertram eût annoncé son arrivée depuis la veille. Il était à Oxford ; mais il avait recommandé qu’on le prévînt aussitôt l’arrivée de Bertram. Madame Wilkinson et ses filles étaient là pour recevoir Bertram, et celui-ci n’aurait trouvé rien de nouveau à remarquer dans ce paisible intérieur, s’il n’y eût rencontré une visiteuse inattendue. Adela Gauntlet était installée à Hurst-Staple, et elle était en grand deuil.

En quelques mots, la chose lui fut expliquée. Le vieux père d’Adela, M. Gauntlet, avait été trouvé sans vie, un matin, dans son cabinet. Le vieillard était mort chargé d’ans, et il n’y avait eu de terrible dans cette catastrophe que sa soudaineté. Mais la mort soudaine est toujours terrible. La veille, il s’était entretenu avec sa fille de sa façon ordinaire, si paisible et si doucement gaie, et le matin, en s’éveillant, elle avait appris qu’il n’était plus. Sa douce et paisible gaieté n’était plus de ce monde. Ses devoirs terrestres étaient tous accomplis. Il avait reçu le dernier baiser de sa fille ; il avait fermé pour la dernière fois le livre qui avait été le guide de toute sa vie ; il avait dit à Dieu sa dernière prière, et maintenant il reposait.

Dans cette mort, il n’y avait rien que le monde dût trouver très-triste. Il n’y avait eu ni souffrances physiques, ni déchirements, ni remords. Mais, pour Adela, ce coup si subit avait été très-douloureux.

Parmi ses chagrins, elle avait dû compter celui de chercher un nouvel intérieur. La maison d’un Anglais est son château fort, dit-on, et le presbytère d’un curé l’est tout aussi bien pour lui que peut l’être pour le duc et pair sa demeure seigneuriale ; mais il y a cette différence, que le droit au château fort cesse pour la famille aussitôt que le prêtre meurt. Si elle demeure sous le toit familier une seule nuit, c’est par tolérance. Adela devait naturellement vivre à l’avenir avec sa tante, mademoiselle Pénélope Gauntlet ; mais il se trouva que celle-ci, au moment de la mort de son frère, voyageait en Italie. On ne savait pas au juste son adresse, et, en attendant, il était absolument nécessaire qu’Adela trouvât un asile où elle pourrait se reposer. Caroline Waddington et sa tante lui écrivirent l’une et l’autre. Malheureusement elles étaient à Hadley ; mais elles offraient de retourner à Littlebath si Adela voulait les y rejoindre. C’était là un véritable acte de dévouement de leur part, comme on le verra tout à l’heure. Mais Adela savait la situation où elles se trouvaient et ne voulut pas souffrir qu’elles retournassent à Littlebath pour la recevoir.

Dès que la mort de M. Gauntlet avait été connue à Hurst-Staple, — et il ne fallut que bien peu de temps pour cela, — madame Wilkinson était allée chercher Adela pour l’emmener chez elle. Le lecteur sait les raisons qui devaient empêcher celle-ci de choisir la maison des Wilkinson, même comme résidence temporaire. Mais il fallait quitter le presbytère ; elle ne pouvait y rester seule ; de sorte qu’après quelques jours d’hésitation, qui avaient fort tracassé madame Wilkinson, elle avait cédé et s’était laissé emmener à Hurst-Staple.

— C’est bien ennuyeux, ma chère, lui dit madame Wilkinson, et je suis sûre que vous allez trouver cela très-malhonnête ; Arthur est parti pour Oxford hier. C’est vraiment très-malhonnête de sa part. Il n’avait pas besoin de partir tout juste comme vous arrivez.

Adela sut bon gré à son voisin de son absence et se dit au fond du cœur qu’en cela il avait été bon pour elle.

— Mais il faut absolument qu’il soit revenu samedi, poursuivit la veuve, car il n’a pas pu se faire remplacer. Même, il faudra qu’il officie aussi à West-Putford, vous savez.

Le lendemain, George Bertram arriva au presbytère.

Sa première soirée ne se passa pas d’une manière très-brillante. Madame Wilkinson n’avait jamais été une femme brillante. Elle possédait de certaines qualités maternelles qu’elle avait employées en faveur de George dans sa première enfance, et cela lui donnait le droit de lui parler maternellement. Elle pouvait s’entretenir avec lui de ses déjeuners et de ses dîners, de son linge et de ses boutons, et faire allusion à sa vie de garçon. Toute la soirée s’écoula en cette sorte de conversation. Adela ne disait presque rien. Les demoiselles Wilkinson, assez gaies d’ordinaire, étaient attristées par le chagrin d’Adela, et préoccupées de ce qu’elles savaient des affaires de Bertram. Madame Wilkinson brûlait d’aborder ce dernier chapitre, mais elle avait pris la résolution de s’en abstenir pendant la première soirée. Elle se renferma donc à peu près dans la question des boutons, et se permit seulement quelques allusions à ses chagrins personnels. Elle laissa voir qu’elle n’était pas aussi heureuse avec son fils qu’on aurait pu le désirer. Elle n’articula, il est vrai, aucun grief contre Arthur, mais elle parla de lui avec une certaine hostilité sourde, et donna à entendre qu’il n’était pas assez reconnaissant du soin qu’elle prenait de lui.

Le soir même, il fut un peu question de George Bertram dans la chambre d’Adela, quand les jeunes filles allèrent se coucher.

— Je suis sûre qu’il ne le sait pas encore, dit Sophie.

— Caroline m’a assuré qu’elle lui écrirait, dit Adela ; si elle ne le faisait pas, ce serait mal de sa part, très-mal.

— Sois sûre qu’il ne le sait pas encore, reprit l’autre. N’as-tu pas remarqué la manière dont il a parlé de M. Harcourt ?

— De sir Henry Harcourt, interrompit Mary.

— Je n’ai rien entendu, dit Adela.

— Oui, il en a parlé. Il a dit quelques mots de la chance qu’avait eue Harcourt. Il n’aurait pas parlé comme cela s’il avait su la nouvelle.

— Je ne crois pas qu’il serait venu ici s’il l’avait sue, dit Mary — ou, du moins, il aurait laissé passer un peu de temps.

Le lendemain, comme on était à déjeuner, deux lettres furent remises à Bertram. Ce fut alors qu’il apprit la chose, — et seulement alors. On était à la fin du mois d’août, et dans le courant du mois de novembre suivant — vers la fin de novembre, — sir Henry Harcourt, le solliciteur général de Sa Majesté, le représentant de Battersea, devait s’unir en mariage à mademoiselle Caroline Waddington, petite-fille et héritière présumée de M. Bertram, le grand millionnaire. Quel homme était plus favorisé de la fortune que sir Henry Harcourt ? En politique, en amour, et jusque dans ses ambitions de richesse, tout lui réussissait. Sir Henry était l’homme de l’avenir. Dans les clubs, il y avait des gens qui prétendaient qu’il allait abandonner sa profession pour se dévouer entièrement à la politique. Ce serait, disait-on, un excellent secrétaire de l’intérieur. Le vieux Bertram, disait-on encore, avait fait des promesses magnifiques à sir Henry et à sa petite-fille. Le mariage aurait lieu à Hadley, en présence du vieillard ; le bonhomme était enchanté du mariage, etc., etc. Qui donc était plus heureux, plus grand ou plus fortuné que sir Henry Harcourt ?

Cette habitude que l’on a de distribuer les lettres à l’heure du déjeuner, quand tout le monde est réuni, a ses bons côtés, sans contredit. Il est bon de recevoir ses lettres avant que le travail ou les plaisirs du jour aient commencé ; il est bon de pouvoir discuter en famille les petits sujets d’intérêt commun à mesure qu’ils se présentent. « — Ah ! tout va bien ; le bébé d’Élisa a fait sa première dent. Après tout, il n’est rien de tel pour les enfants que l’élixir de Daffy ; » ou bien : « — Ma chère, le guano arrive aujourd’hui ; j’aurai donc besoin des chevaux toute la semaine, ne l’oubliez pas ; » ou bien encore : « — Quel ennui ! papa, voilà Catherine qui m’annonce sa visite, et il va falloir inviter les Poldoodle ! Vous savez que Frank Poldoodle est tout à fait féru de Catherine. » Tout cela est fort commode, mais il y a aussi des inconvénients. De certaines lettres ont le privilège d’assombrir et de faire plisser les fronts. Il arrive de temps à autre des messages auxquels on ne sait pas sourire. Il est des nouvelles qui troublent l’humeur la plus sereine, et dont la venue répand un nuage sur les plus aimables visages. On aimerait à recevoir ces lettres-là quand on est seul.

Bertram reçut deux lettres de ce genre, tandis qu’il était à déjeuner, le lendemain de son arrivée, et il les lut pendant que les regards de tous les habitants du presbytère étaient, — non pas fixés sur lui, ce qui eût été bien moins terrible, mais détournés de lui avec affectation. Il en avait tout de suite reconnu l’écriture, et il eût volontiers quitté la table pour les lire. Mais il se dit que ce serait lâche, et il resta, et il les lut là, toutes les deux, assis au milieu de ce cercle de famille. Elles étaient de Caroline et de Harcourt. Nous donnerons le pas à celle de Caroline ; mais Bertram fit le contraire. Il garda pour la fin la lettre qu’il savait devoir l’émouvoir davantage. Le contenu de ces deux lettres ne lui causa pas une surprise complète. En les voyant arriver ensemble, il avait deviné d’instinct ce qu’elles devaient lui apprendre. La lettre de Caroline était sans rature et très-lisible : mais qui sait combien de fois elle avait été recommencée ?


« Hadley, août 184…
« Mon cher monsieur Bertram,

« Je ne sais si je me trompe en croyant qu’il est de mon devoir de vous apprendre moi-même la décision que j’ai prise. Si cela n’était pas nécessaire, je suis persuadée que vous me pardonnerez, et que vous comprendrez que j’ai voulu bien agir. Sir Henry Harcourt m’a fait une offre de mariage que j’ai acceptée. Je pense que nous nous marierons avant la Noël.

« Nous sommes ici en visite chez mon grand-père. Je crois qu’il approuve ce que je fais, mais vous savez qu’il n’est pas fort communicatif. En tout cas, le mariage se fera ici, et je crois que sir Henry lui plaît. Ma tante Mary a pris son parti de la chose, maintenant.

« Je ne pense pas que je doive rien ajouter, si ce n’est que je ferai toujours, toujours, des vœux pour votre bonheur, et que je serais bien contente de vous savoir heureux. Je vous prie aussi de me pardonner tout le mal que j’ai pu vous faire.

« Il se peut qu’un jour nous nous rencontrions à Londres, en amis ; je l’espère. C’est une consolation pour moi de savoir que sir Henry Harcourt est au courant de tout ce qui s’est passé entre nous.

« Croyez-moi,
« Votre très-dévouée,
« Caroline Waddington. »


La lettre d’Harcourt était écrite d’un style plus rapide et d’une écriture plus courante. Les solliciteurs généraux n’ont pas le temps de rester à choisir leurs mots. Mais, bien que le style fût libre et familier, cette liberté et cette familiarité parurent à Bertram un peu affectées.


« Mon cher Bertram,

« J’espère de tout mon cœur que la nouvelle que j’ai à vous annoncer ne troublera pas notre amitié. Cela ne devrait pas être, car je ne vous fais aucun tort. Caroline Waddington et moi nous avons résolu de nous embarquer, nous et notre fortune, dans le même bateau. Nous prendrons la mer avec plus de confiance, si vous voulez bien nous dire : Que Dieu guide la barque !

« Caroline m’a raconté, cela va sans dire, tout ce qui s’est passé entre vous ; du reste, vous me l’aviez déjà appris. Selon moi, elle a parfaitement agi. Vous savez que je l’ai toujours beaucoup admirée, mais, si ce n’est dans ces derniers temps, il ne me semblait pas possible que je pusse posséder un jour ce que j’admirais tant.

« À parler franchement, je crois qu’elle sera plus heureuse avec moi qu’elle ne l’eût été avec vous, et que je serai plus heureux avec elle que vous ne l’eussiez été. Il y a chez elle, comme chez moi, une certaine ambition mondaine dont votre caractère, plus élevé, se trouve heureusement dégagé.

« Adieu et bonne chance, mon vieil ami ! Écrivez-moi un mot pour m’en souhaiter autant en retour. Je compte que nous vous verrons à Londres ; Caroline le désire et moi aussi.

« Je crois que nous dirons le grand oui au mois de décembre. Je suis comme un cheval de moulin et je ne puis choisir mon moment. Je vais en Écosse pour dix jours de vacances, et je me remets ensuite au travail jusqu’à notre mariage. Il faut que je sois de retour avant l’ouverture de la session. Nous ferons peut-être un petit tour à Nice et à Gênes.

« Le vieux est très-poli, mais il n’a pas été question d’argent, et je compte n’en rien dire. Dieu merci ! je n’en ai nul besoin.

« Votre ami bien dévoué,
« Henry Harcourt.
« Reform-Club, août 184… »


Ces deux lettres ne furent pas longues à lire. Au bout de cinq minutes, Bertram était de nouveau occupé à étendre du beurre sur sa rôtie, et il demandait s’il y avait des nouvelles d’Arthur, et quand celui-ci reviendrait. Il avait reçu un coup affreux, un coup étourdissant, mais il se sentait la force d’ajourner la défaillance qui devait s’ensuivre jusqu’au moment où nul œil ne la verrait. Le déjeuner se passa en silence. Chacun savait ce que contenaient ces deux lettres. Une des jeunes filles les avait même tenues à la main ; elle avait reconnu l’écriture de l’une, et elle avait deviné celle de l’autre. Mais, de toute façon, on l’aurait su. Les secrets que nous croyons les mieux cachés ne sont-ils pas connus de tout le monde ?

Après le déjeuner, Bertram s’évada, — ou plutôt il tenta de s’évader, car madame Wilkinson l’aperçut et l’arrêta au passage. Elle ne lui avait encore rien dit au sujet de son mariage : elle avait montré une rare discrétion, et elle entendait maintenant en recueillir la récompense.

— George ! George, lui dit-elle, au moment où il décrochait son chapeau dans le vestibule, j’ai besoin de toi, ici, une minute. Et George entra dans la salle à manger au moment où les jeunes filles en sortaient.

— J’ai peur que tu ne m’aies trouvée bien peu aimable de ne t’avoir pas encore parlé de ce qui t’arrive.

— Pas du tout, ma tante. (Madame Wilkinson n’était pas sa tante, mais il l’avait appelée ainsi depuis le moment où, tout petit, il avait vécu à Hurst-Staple.) Il est des choses dont, à mon avis, il vaut mieux ne pas parler. Mais madame Wilkinson n’était pas femme à se laisser arrêter si facilement.

— Certainement, — à moins que ce ne soit tout à fait en famille. J’ai été bien peinée d’apprendre ta rupture avec Caroline. Là, réellement, cela m’a fait grand chagrin. C’eût été un mariage si convenable, par rapport au vieux, — je suis au courant de tout, tu sais, — et madame Wilkinson hocha la tête de cet air significatif que prennent certaines femmes quand elles se figurent en savoir plus long que leurs voisins.

— C’était indispensable, dit Bertram.

— Indispensable ! — Ah ! oui : peut-être bien. Je n’ai pas la moindre intention de te blâmer, George. Je suis sûre que tu es incapable de te mal conduire envers une jeune fille… et, d’après ce que j’ai entendu dire, je suis certaine — tout à fait certaine qu’il n’y a pas eu de ta faute. À vrai dire, je sais parfaitement que… et, au lieu d’achever sa phrase, madame Wilkinson se borna à hocher de nouveau la tête.

— Personne ne mérite de blâme, ma tante, — personne, je vous assure ; et le mieux serait de n’en plus parler.

— C’est bien à toi de dire cela, George, c’est très-bien de ta part. Mais je dirai toujours que…

— Ma chère tante, ne dites rien, de grâce. Avant de nous bien connaître, nous avions pensé, Caroline et moi, que nous nous conviendrions. Mais une plus ample connaissance nous a prouvé que nous nous trompions. Le mieux était donc de nous séparer ; c’est ce que nous avons fait.

— Elle va donc devenir lady Harcourt ?

— À ce qu’il paraît.

— Enfin ! elle n’a toujours pas perdu de temps. Je ne sais ce qu’en peut penser sir Henry, mais, quant à moi, je ne puis m’empêcher de trouver…

— Je vous en conjure, ma chère tante, ne me parlez plus de tout cela. Selon moi, mademoiselle Waddington a très-bien fait d’accepter sir Henry Harcourt, — c’est-à-dire, elle a très-bien fait, vu les circonstances. Il est un homme d’avenir, et elle est femme à occuper avec grâce la position la plus élevée. Je ne la blâme pas, pas le moins du monde ; je serais inexcusable de la blâmer.

— Sans doute, sans doute, — nous savons tous que c’est toi qui as rompu le premier ; tout le monde le sait. Mais c’est de l’argent du vieux bonhomme que je veux te parler, George. Il va sans dire que sir Henry compte là-dessus.

— Libre à lui.

— Et il en aura probablement une bonne part. Il faut s’y attendre ; elle est la petite-fille du bonhomme, — il y a longtemps que je sais cela — et derechef madame Wilkinson hocha la tête d’un air significatif. Mais, George, il faudra que tu surveilles ton oncle de près. Il ne faut pas que tu te laisses remplacer par Harcourt. J’espère que tu comptes être souvent à Hadley. Ce ne sera pas pour bien longtemps, tu sais.

Bertram ne daigna pas expliquer à madame Wilkinson qu’il n’avait aucune intention de retourner auprès de son oncle, et que la seule mention de son argent lui soulevait le cœur. Il se leva donc sans répondre et changea de conversation en disant combien il serait heureux de revoir Arthur.

— Je le crois, mon cher enfant. Mais Arthur te paraîtra bien changé, — bien changé ! Et le ton dont cela était dit donnait clairement à entendre que madame Wilkinson ne trouvait pas son fils changé en bien.

— Il aura sans doute vieilli, comme nous tous, dit Bertram en s’efforçant de rire.

— Il a vieilli, cela va sans dire. Mais en vieillissant, George, on devrait devenir meilleur, plus satisfait, surtout quand on a tout ce qu’on peut désirer au monde.

— Arthur n’est donc pas satisfait ? Il devrait bien se marier alors. Voilà Adela Gauntlet qui ferait bien son affaire.

— Pas de bêtises, George. Ne va pas lui mettre de ces idées-là en tête, je t’en prie. Et de quoi vivraient-ils ? Quant à Adela, si elle a quarante mille francs de dot, c’est le bout du monde. Et qu’est-ce que cela pour une famille ?

— Mais Arthur a sa cure.

— Voyons, George, ne va pas lui dire des choses pareilles, au moins. Dans un certain sens, il a une cure, car les choses sont organisées de telle sorte aujourd’hui que je ne puis pas être titulaire. Mais, en réalité, il n’a pas de cure — de cure à lui appartenant. Lord Stapledeam, que je regarderai toujours comme le premier gentilhomme d’Angleterre et l’honneur de notre aristocratie, m’a donné la cure, à moi personnellement.

— À vous, ma tante ?

— Oui, à moi, personnellement. Et je crains maintenant qu’Arthur ne soit mécontent parce qu’il sait que je compte être maîtresse chez moi. J’ai fait tout au monde pour lui rendre la maison agréable. Je lui ai conservé le cabinet de travail de son cher père ; et à l’écurie, il a son propre cheval qui ne sert qu’à lui. — chose que n’avait pas son père.

— Mais Arthur a son traitement d’agrégé.

— Et ne le perdrait-il pas en se mariant ? Tâchez donc de lui dire quelque chose qui le rende un peu plus satisfait. Je ne dis rien de sa conduite vis-à-vis de moi, car je ne pense pas qu’il ait l’intention de me manquer en quoi que ce soit.

Bertram trouva enfin moyen de s’échapper. Il prit son chapeau et suivit le sentier du bord de l’eau qui menait à West-Putford, — ce même sentier que prenait Arthur Wilkinson lorsqu’il allait à la pêche, dans cet heureux temps de sa jeunesse où il n’avait encore eu ni avancement ni succès.

Mais, pour le moment, George ne pensait ni à Arthur ni à Adela. Sa propre douleur était assez grande pour le rendre momentanément égoïste. Caroline Waddington allait se marier ! se marier si tôt après avoir brisé sa première chaîne ! Elle allait épouser Henry Harcourt. Il perdait à jamais toute chance, tout espoir, toute possibilité de recouvrer le trésor qu’il avait repoussé.

Désirait-il maintenant le recouvrer ? N’était-il pas clairement prouvé aujourd’hui qu’elle ne l’avait jamais aimé ? Ils s’étaient séparés au mois de mai, alors que les fruits succédaient aux fleurs, et ces mêmes fruits n’étaient pas encore mûrs qu’elle s’était déjà donnée à un autre ! Elle, l’aimer ? Non, jamais. Était-elle seulement capable d’aimer ? Celle qui s’était ainsi reprise et ainsi donnée de nouveau, pouvait-elle savoir ce que c’est qu’aimer ?

Et pourtant, ce n’était pas encore là le plus triste. Ce qu’elle pouvait éprouver d’amour, ne l’avait-elle pas donné à ce Harcourt, même avant de s’être délivrée de lui, George ? N’avait-elle pas déjà accordé la préférence, — la froide préférence qu’elle pouvait éprouver — à cet homme, alors qu’elle combinait avec lui les meilleurs moyens de retarder son mariage avec celui qu’elle avait d’abord accepté pour époux ? L’homme du monde, l’homme prospère, bruyant, intrigant, l’avait séduite par ses succès et ses vulgaires ambitions. Elle s’était laissé prendre à l’éclat de l’or, et alors elle avait été malheureuse, elle s’était tourmentée dans ses liens, jusqu’au moment où elle était parvenue à se soustraire à la foi jurée pour se prosterner définitivement devant le veau d’or.

Ainsi la jugeait-il maintenant, ainsi parlait-il à haute voix en se promenant où nul ne pouvait le voir ni l’entendre. Et pourtant son amour pour elle était aussi profond, sa passion plus violente que jamais. Tout en la blâmant, en la méprisant du fond du cœur pour sa cupidité, il se blâmait et se méprisait encore plus lui-même de s’être laissé enlever par ce fourbe aux paroles mielleuses le seul trésor auquel il tenait. Pourquoi ne s’était-il pas fait un nom illustre ? Pourquoi n’avait-il pas su ériger un trône pour y faire asseoir celle qu’il aimait, et la montrer resplendissante aux yeux du monde ébloui ?