Charpentier (1p. 341-354).


CHAPITRE XIX


RICHMOND.


C’est au milieu du bruit occasionné par le nouveau livre de Bertram que nous reprenons notre histoire. Il a donné sa démission d’agrégé et empoché les vingt-cinq mille francs de son oncle. Ni l’un ni l’autre de ces événements ne l’a beaucoup attristé et ses amis lui trouvent l’air heureux, malgré ses chagrins d’amour. Harcourt aussi est en pleine voie de prospérité depuis le succès éclatant de son grand discours.

Les deux amis avaient repris leurs habitudes d’intimité et se voyaient très-souvent. Il avait paru pendant quelque temps à Harcourt que Bertram avait renoncé à l’espoir de parvenir ou de faire quelque figure dans le monde, mais maintenant il semblait probable que, si Bertram ne se distinguait pas comme avocat, il se ferait du moins connaître comme écrivain. Harcourt savait à merveille combien sont stériles les triomphes de la littérature ; mais les hommes qui obtiennent un succès quelconque sont toujours bons à connaître, et par conséquent, l’avocat déjà célèbre, et lui-même si prospère, crut bien faire en ne perdant pas de vue son ami.

Bertram avait renoncé à toute idée de plaider. Il comptait, pour la forme, se faire recevoir avocat, mais il avait résolu d’embrasser la profession d’écrivain. Il entreprit une foule d’ouvrages : des poëmes, des pièces de théâtre, des pamphlets politiques, des essais irréligieux, des histoires, et une relation de son voyage en Orient. Il prétendait qu’il n’y a en Angleterre que deux occupations dignes d’un Anglais. Il fallait, selon lui, être un homme politique, ou un écrivain. Quand on sent que l’on a quelque chose en soi, disait-il, il faut le dire au monde de façon à ce que chacun l’entende. Cela peut se faire au monde de la parole ou de la plume, en entrant au Parlement ou en restant dans son cabinet. Ces deux moyens de se faire entendre ont chacun leurs avantages. Le sort, qui avait fait de Harcourt un membre du Parlement, semblait avoir destiné Bertram à être un écrivain.

Bien qu’à cette époque Harcourt fût accablé de besogne, il trouvait moyen de se rencontrer souvent avec Bertram, et chaque fois qu’il le voyait seul, il s’efforçait de parler de mademoiselle Waddington.

Bertram paraissait toujours un peu redouter ce sujet de conversation. Il n’avait pas blâmé Harcourt pour ce qui s’était passé pendant son absence à Paris, mais depuis cette époque il ne lui avait jamais, le premier, parlé de ses projets de mariage.

Par une belle soirée de mai, les deux amis se trouvaient sur les bords de la Tamise à Richmond. George aimait ce lieu, et y entraînait toujours Harcourt chaque fois que celui-ci lui proposait de passer quelques heures ensemble.

Harcourt paraissait résolu à parler de Caroline. Bertram, qui était loin d’être en belle humeur, lui avait donné à entendre assez clairement que cette conversation ne lui plaisait pas. Il semble qu’en pareille matière Harcourt eût dû lui laisser prendre l’initiative. Un homme qui va se marier parlera souvent de sa future à son ami ; mais, d’ordinaire, l’ami ne se permettra d’amener la conversation sur le sujet de celle-ci, qu’autant que cela paraîtra convenir au futur.

En cette occasion, Harcourt s’obstina à parler de mademoiselle Waddington, et Bertram, qui lui avait déjà fait quelques réponses très-brèves, commençait à le trouver presque impertinent.

Ils étaient au dessert. Bertram s’étendait sur l’énormité qu’avait commise sir Robert Peel en coupant l’herbe sous les pieds aux whigs, et récitait à ce propos un passage d’un nouveau pamphlet qu’il allait publier, quand Harcourt l’interrompit encore une fois pour dire :

— À propos, le jour de votre mariage n’est pas encore positivement fixé, n’est-ce pas ?

— Non, répondit brusquement Bertram, il n’y a pas de jour fixé. Quoi de plus ignoble que la façon dont il a pris soin d’imposer Cobden au nouveau ministère ? Aurait-il jamais donné lui-même la moindre place à Cobden s’il était resté au pouvoir ?

— Le diable emporte Cobden ! On entend bien assez parler de lui à la Chambre.

— Mais c’est là un avantage que je n’ai pas, moi.

— Vous l’aurez un de ces jours. Dès que je serai juge, je vous passerai la représentation de Battersea. Pour le moment, je pense à autre chose. Je me demande si votre mariage avec Caroline Waddington aura jamais lieu ?

— Il se fera probablement vers l’époque où vous serez nommé juge.

— Ha, ha ! j’espère bien que votre mariage, s’il se fait, aura lieu avant ce temps-là. Mais je doute fort qu’il se fasse jamais. Vous êtes trop fiers l’un et l’autre pour vous convenir. Vous ne pourrez vous pardonner vos torts réciproques.

— Qu’entendez-vous parla ? Mais, à parler franchement, Harcourt, je n’ai aucune envie de discuter cette question pour le moment. S’il vous plaît, nous laisserons là mademoiselle Waddington.

— Voici ce que j’entends, reprit avec persistance le futur juge ; je veux dire que le délai que demande mademoiselle Waddington vous a trop irrité contre elle, et qu’elle, de son côté, est trop offensée par votre colère. Je doute que jamais vous soyez mari et femme.

À ces mots, Bertram regarda Harcourt en face, et ne rencontra pas sur son visage le sourire aimable et dégagé qui lui était habituel ; et pourtant, Harcourt s’efforça de paraître tout à fait à l’aise.

Le fait est que Harcourt jouait une comédie, et, quelque grand que fût son talent d’acteur, son jeu n’était pas irréprochable. Si Bertram avait eu tant soit peu de finesse, il se serait douté de quelque chose ; mais Bertram n’était pas fin, tant s’en faut.

Bertram regarda donc son ami en plein visage. S’il se fût borné à cela et qu’il n’eût pas parlé, il l’aurait emporté et la conversation ne serait pas allée plus loin ; Harcourt n’aurait pas osé continuer. Mais la colère avait gagné Bertram et il ne put s’empêcher de parler.

— Harcourt, déjà une fois vous êtes intervenu entre mademoiselle Waddington et moi…

— Intervenu ?

— Oui, intervenu, et d’une façon que j’ai trouvée, et que je trouve encore, des plus inconvenantes.

— C’est fâcheux que vous ne me l’ayez pas dit au moment même.

— Ce qui est fâcheux, c’est que vous m’obligiez à vous le dire maintenant. Quand j’étais à Paris, vous avez dit à mademoiselle Waddington ce que vous n’étiez pas en droit de lui dire.

— Qu’ai-je donc dit ?

— Je me trompe, c’est elle qui vous a dit….

— Ah ! cela, ce n’était pas de ma faute.

— Pardonnez-moi, c’était de votre faute. Croyez-vous donc que je ne puisse ni comprendre ni voir ? Si vous ne l’aviez pas encouragée, elle ne vous aurait parlé de rien. Je ne crois pas avoir jamais été plus fâché que le jour où votre lettre m’est parvenue. Vous vous êtes permis….

— Je sais que vous avez été fâché, excessivement fâché. Mais ce n’était pas ma faute. Je n’ai dit que ce qu’un ami devait dire en pareille circonstance.

— Restons-en là ; et souffrez que mademoiselle Waddington et moi, nous réglions nos affaires nous-mêmes.

— Mais je ne puis pas en rester là ; vous m’avez poussé à me défendre et je veux le faire de mon mieux. Je sais que vous étiez fâché, très-fâché… très-fâché, répéta-t-il ; mais ce n’était pas ma faute. Quand mademoiselle Baker m’a fait appeler, je ne pouvais refuser de l’aller voir. Une fois auprès d’elle je ne pouvais faire autrement que de l’écouter. Lorsque Caroline me dit combien elle était malheureuse…

— Mademoiselle Waddington ! cria Bertram d’une voix qui fit trembler les vitres et retourner le garçon d’hôtel ; puis, s’apercevant tout d’un coup que sa violence attirait l’attention, il regarda autour de lui en fronçant les sourcils.

— Chut ! mon cher. Ce sera mademoiselle Waddington si vous le préférez, mais ne criez pas si fort. Excusez-moi ; je vous ai entendu si souvent, vous et mademoiselle Baker, appeler cette demoiselle de son nom de baptême, que je me suis oublié. Mais que pouvais-je faire, je le répète, quand elle me disait combien elle était malheureuse ? Devais-je lui dire qu’elle avait tort, prendre mon chapeau et m’en aller ?

Elle était bien malheureuse, continua-t-il, car Bertram l’écoutait d’un air sombre sans parler, et je ne pouvais que lui donner ma sympathie. Elle trouvait que vous la négligiez. Vous avez quitté l’Angleterre sans la prévenir. Comment n’aurait-elle pas été malheureuse ?

— Elle est inexcusable de vous l’avoir dit.

— De toutes façons je ne mérite aucun reproche, moi. Je ne trouve pas qu’elle en mérite non plus, mais là n’est pas la question. En vous écrivant comme je l’ai fait, j’ai rempli mon devoir d’ami envers vous, comme envers elle. Mais je ne vous cache pas que la colère que vous lui avez témoignée à ce sujet m’a paru trop violente pour que vous puissiez jamais être son mari.

— Entendez-vous dire par là qu’elle vous a montré ma lettre ? s’écria Bertram en bondissant, comme s’il eût voulu se jeter sur Harcourt.

— Votre lettre ! Quelle lettre ?

— Vous savez bien quelle lettre. Ma lettre de Paris… la lettre que je lui ai écrite à propos de celle que vous m’avez adressée ? Répondez-moi sur-le-champ ! Caroline vous a-t-elle montré cette lettre ?

Harcourt prit un air coupable — très-coupable, mais il ne répondit pas immédiatement.

— Répondez-moi, Harcourt, dit Bertram d’un ton beaucoup plus calme. Je ne vous en veux plus à l’heure qu’il est. Caroline vous a-t-elle, oui ou non, montré cette lettre ?

— Mademoiselle Waddington me l’a montrée.

L’heureux et habile Harcourt venait de réussir une fois de plus. Et maintenant que nous avons raconté sa conversation avec Bertram, d’une façon qui lui fait peu d’honneur, il est juste que nous ajoutions ce qui peut lui servir d’excuse. Si, en ce bas monde, la justice était impartialement rendue, on trouverait, je crois, peu de fautes sans quelque excuse. Je ne prétends pas dire que les fautes seraient complètement effacées, et que ce qui est noir se trouverait être blanc ; mais je crois que ce qui est maintenant très-noir serait peut-être réduit à cette nuance banale de brun, qui est la couleur ordinaire de l’humaine nature.

Notre plaidoyer en faveur de M. Harcourt ne le blanchira pas entièrement ; sa conduite gardera peut-être une couleur plus foncée que celle qui est habituelle aux actions des hommes ; il se peut même qu’elle reste à peu près noire aux yeux de bien des gens.

M. Harcourt avait cru voir que Bertram et mademoiselle Waddington ne pourraient jamais être heureux ensemble. Il avait vu des choses qui lui avaient donné l’idée que ni l’un ni l’autre ne désiraient réellement ce mariage. Cependant il se disait qu’ils étaient tous les deux trop fiers pour demander à être dégagés de leur promesse. En pareille circonstance, serait-ce mal agir que de les aider à retrouver leur liberté ? Il lui semblait impossible, après ce que Caroline avait dit, à lui personnellement, qu’elle pût désirer ce mariage. Bertram, de son côté, avait écrit de façon à faire supposer qu’il ne le souhaitait pas davantage. Quelle folie ne serait-ce donc pas que de les laisser se marier ? Il en avait causé avec mademoiselle Baker, et elle avait partagé son avis. « Il est impossible qu’il aime Caroline, lui avait dit mademoiselle Baker, et qu’il la néglige si indignement. Je suis sûre qu’il ne l’aime pas. »

Mais il y avait au monde un homme qui l’aimait, qui avait senti qu’il pourrait l’aimer, dès l’instant où il l’avait vue, quoiqu’elle fût la fiancée de son ami ! Il n’avait point cherché à lui plaire, car il était manifeste alors qu’elle en aimait un autre, et qu’elle était aimée. Mais, puisque les choses avaient changé, y avait-il quelque bonne raison qui dût empêcher cet homme de la rechercher pour lui ? M. Harcourt ne le pensait pas.

Ajoutons que cet homme, que la nature n’avait pas fait vaniteux, qui n’était pas disposé à se figurer qu’il tournait la tête aux jeunes beautés, qui n’avait pas passé sa vie à recueillir des sourires de femme, s’imaginait avoir quelque raison de supposer qu’il ne déplaisait point à mademoiselle Waddington. Il se rappelait son regard lorsqu’ils avaient lu ensemble le passage de la lettre de Bertram, où celui-ci déclarait qu’il ne saurait jamais s’astreindre aux petits devoirs d’un amoureux. Harcourt avait été plein d’égards pour Caroline, et il lui avait prouvé qu’à ses yeux de semblables devoirs n’auraient point semblé pénibles. Il l’avait traitée avec douceur, et elle en avait paru touchée.

« Celle-là n’est point une véritable femme, qui, étant douce, n’est pas rendue plus douce encore par la douleur, » a dit le poëte.

Caroline avait été douce, à ce qu’il avait semblé à Harcourt, et Dieu sait si elle avait été malheureuse !

Ainsi naquirent des espérances qui n’auraient jamais dû exister ; ainsi se formèrent des projets qui, s’ils n’étaient pas complètement noirs, étaient, comme nous l’avons dit, d’un brun passablement foncé.

Et puis, Caroline était la petite-fille et peut-être l’héritière d’un des hommes les plus riches de Londres. Cette considération avait son poids. La jeune personne aurait au moins 150,000 fr. — peut-être 1,500,000 fr. — peut-être trois fois 1,500,000 fr. Harcourt aurait probablement trouvé inopportun de se laisser aller à un amour que la fortune n’aurait pas autorisé. Il était homme du monde avant tout, et ne prétendait pas être autre chose. Il aurait cru se rendre ridicule s’il se fût marié seulement par amour. C’était avec une réelle satisfaction qu’il se disait que la fortune de mademoiselle Waddington lui permettait de se livrer à son amour pour elle. Donc, il se laissa aller à l’aimer.

Il avait espéré pendant un certain temps que quelque circonstance imprévue viendrait rompre cette union mal assortie, et qu’alors il prendrait la place qu’il convoitait sans avoir eu à se mêler de l’affaire. Mais le temps pressait. Il fallait agir, ou bien ces deux pauvres jeunes gens allaient s’épouser et se rendre malheureux pour le reste de leurs jours. La charité elle-même lui commandait de s’interposer. Il s’interposa donc, et non sans habileté, comme nous l’avons vu plus haut.

Voilà notre plaidoyer pour M. Harcourt terminé. Triste défense ! dira le lecteur en se détournant avec dégoût de ce personnage. Triste défense, en effet. Mais si, tous tant que nous sommes, on nous retournait à l’envers, et que l’on mît nos pensées à nu, ainsi que cela se pratique à l’égard des personnages de roman, plus d’un d’entre nous aurait peut-être de la peine à se faire acquitter.

Bertram demeurait immobile et silencieux, et Harcourt, voyant sa douleur, se repentit presque de ce qu’il venait de faire. Mais il se dit qu’après tout il n’avait raconté que la vérité. La lettre lui avait été montrée en effet par Caroline.

— C’est incroyable, incroyable ! Mais sa voix prouvait assez combien, au contraire, la chose lui paraissait croyable.

— Soit, dit Harcourt en attribuant à dessein un autre sens à ces paroles. Je ne vous demande pas de me croire. N’en parlons plus ! Venez donc, il est temps que nous reprenions le chemin de Londres. Mais Bertram ne bougeait pas, ne répondait pas.

Harcourt appela le garçon et paya la note. Puis il fit le compte de Bertram, et, en signe de départ, se mit à brosser son chapeau. Bertram tira sa bourse, donna à Harcourt ce qu’il lui devait, et se rassit en silence.

— Allons, Bertram, ce train-ci est l’avant-dernier, et vous savez qu’à l’autre il y a toujours une foule énorme. Partons.

Mais Bertram ne bougea pas.

— Si cela vous était égal, Harcourt, dit-il enfin très-doucement, je préférais m’en retourner seul aujourd’hui. Ce que vous venez de me dire m’a troublé. Je rentrerai probablement à pied.

— Rentrer à pied à Londres !

— Oui, ce ne sera pas trop long ; la promenade me fera du bien. Voyons, soyez bon enfant, et ne m’attendez pas. Je vous verrai demain ou après-demain, ou d’ici à peu de temps enfin.

Harcourt haussa les épaules et parut étonné de cette singulière idée ; puis, il mit son chapeau, et s’en alla tout seul. Nous ne chercherons pas à deviner quelles pensées l’occupèrent pendant la route, et nous suivrons plutôt son ami dans sa promenade.

Bertram avait écrit sa lettre de Paris fort à la hâte, mais il se la rappelait presque tout entière. Il savait combien elle avait été sévère, et il avait même plus d’une fois regretté d’avoir été si rude. Mais il se disait que l’offense aussi avait été grande. De quel droit sa future avait-elle parlé de lui à un autre homme ? N’avait-il pas eu raison de lui mettre devant les yeux toute l’étendue de sa faute ? Les idées de Bertram à ce sujet étaient peut-être un peu exagérées, mais, à coup sûr, elles n’étaient pas insolites. Quel est l’homme, quel est l’Anglais du moins, qui souffre patiemment qu’un étranger intervienne entre lui et la femme qu’il aime ?

Mais cette première faute de Caroline était vénielle auprès de celle qu’elle avait commise depuis : parler de lui, c’était déjà trop, mais montrer ses lettres ! Montrer une pareille lettre ! Montrer une pareille lettre à un pareil homme ! Faire une telle confidence à un tel confident ! Il n’était pas possible qu’elle l’aimât encore ; il n’était pas possible qu’elle ne lui préférât pas cet autre !

Il pensait à toutes ces choses en marchant vite par cette belle nuit de mai, et son cœur se gonflait, mais c’était de colère plutôt que de chagrin. Tout devait être fini entre eux. Il ne pouvait plus penser à elle après ce qu’il venait d’apprendre. Il se disait qu’elle était sans doute prête à l’épouser parce qu’elle s’y était engagée, mais il était évident qu’elle ne se souciait pas de lui. Il ne la forcerait pas à tenir sa promesse, et il ne presserait pas sur son cœur une femme capable d’avoir des confidences secrètes pour un autre homme.

Mademoiselle Baker, se disait-il encore, avait mal agi à son égard. Elle devait savoir ce qui se passait ; pourquoi ne le lui avait-elle pas dit ? Si Caroline lui préférait réellement un autre, mademoiselle Baker n’aurait-elle pas dû le prévenir ? Mais tout cela importait peu aujourd’hui ; il l’avait su à temps, heureusement, — oui, heureusement, — fort heureusement.

Se brouillerait-il avec Harcourt ? Qu’importait encore cela ? Pourquoi attacher de l’importance au rôle qu’avait joué son ami dans cette affaire ? Si Harcourt avait dit vrai, si cette lettre avait été montrée, il ne pardonnerait jamais cela à Caroline, et il se séparerait d’elle. Et s’il ne la possédait pas, que lui importait à qui elle appartiendrait ? Si elle aimait Harcourt, il ne chercherait pas à les séparer. Mais il y avait une chose dont il voulait s’assurer pleinement : il saurait si la lettre avait réellement été montrée. Harcourt était avocat ; or, dans les idées de Bertram, on ne devait pas se fier implicitement à la parole d’un avocat.

Il marchait toujours. Mais que faire ? Par où commencer ? Tout à coup il lui vint à l’esprit que, d’après les idées généralement reçues dans le monde, il ne serait pas justifié de rompre avec la femme qu’il devait épouser pour la seule raison qu’elle avait fait voir une de ses lettres à un autre. À ses yeux, cette cause était suffisante, mais d’autres pourraient juger la chose différemment. Mademoiselle Baker, par exemple, ou peut-être même mademoiselle Waddington…

Mais, d’une autre part, il n’était pas possible que Caroline désirât encore l’épouser après en avoir agi ainsi. N’avait-il pas les meilleures raisons pour supposer qu’elle ne voulait pas l’épouser ? Elle avait toujours cherché à gagner du temps. Elle n’avait pas cédé à ses plus ardentes prières. Dans ses rapports avec lui, elle s’était montrée froide et inflexible. Elle avait eu ses moments d’épanchement, mais pas avec lui ; un autre, qu’elle lui préférait peut-être, avait réussi à les provoquer. Aucune jalousie ne se mêlait à ces réflexions de Bertram, — aucune jalousie vulgaire, voulons-nous dire. Ce qu’il ne pouvait supporter, c’était la blessure faite à sa dignité. À peine souhaitait-il maintenant que Caroline l’aimât encore.

Il se dit qu’il retournerait une fois encore à Littlebath et qu’il lui demanderait la vérité. Il lui ferait toutes les questions qui lui brûlaient le cœur. Puisqu’elle n’aimait pas les lettres de reproche, il ne lui en écrirait plus ; ce qu’il avait à lui dire, il le lui dirait de vive voix. Et il résolut de partir le lendemain pour Littlebath.

Lorsqu’il arriva chez lui à Londres, il était fatigué et découragé, mais sa colère était passée. Il tâcha même de se persuader qu’il était dans un état d’esprit tout à fait opposé à la colère. Il se mit à genoux et pria Dieu pour le bonheur de Caroline. Il fit le serment d’y contribuer par tous les moyens ; mais il n’admit pas un instant que ce bonheur pût être assuré par leur mariage.