Les Bergers (Crémieux, Gille, Offenbach)



OPÉRA COMIQUE


Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Bouffes-Parisiens, le 11 décembre 1865




PERSONNAGES


MYRIAME
MM.
COLIN Berthelier
NICOT
LE MARQUIS DE FONROSE Léonce.
VAUTENDON Désiré.
PALÉMON Duvernoy.
LE BAILLI Tacova.
ALPHÉSIBÉE Gourdon.
LE MENU Gobin.
Premier Berger Pelva.
Deuxième Berger Halbleid.
Troisième Berger Valter.
Quatrième Berger Leriche.
LA SINCÈRE Mmes Lise Tautin.
DAPHNÉ
ANNETTE Irma Marié.
LA ROUGE
ÉROS
L’INTENDANT Zulma Bouffar.
JEANNET
LA MARQUISE Frasey-Berthelier.
THYRSIS Garrait.
CHRYSÉA Sorac.
NICETTE Bonelli.
BLAISE Simon.
ESTELLE Delmary.
SYLVAIN Marie Brun.
Bergers et Bergères.




ACTE PREMIER

L’IDYLLE.

Un bois sacré, en Arcadie. — Au fond et en partie caché par les arbres, lauriers, mélèzes, etc., etc., un petit temple dédié à Éros, avec porte au milieu. — A droite le temple de Diane. — A gauche, celui d’Apollon.



Scène PREMIÈRE

BERGERS, BERGÈRES, THYRSIS puis ALPHÉSIBÉE.
CHŒUR.
––––––Dieu vengeur ! Dieu de la lumière !
––––––Effroi des monstres furieux !
––––––Chasse la louve sanguinaire
––––––Qui dévaste tout en ces lieux !
ALPHÉSIBÉE, paraissant sur les marches du temple d’Apollon.
––––––Pourquoi ces visages contrits !
––Que voulez-vous, bergers ? Et d’où viennent ces cris ?
––––––Quelque prière au Dieu, sans doute !
––––––Parlez !…

Montrant le temple.

––––––Parlez !… Apollon vous écoute !
THYRSIS.
––––––Bergers de ce hameau,
––––––Nous venons tous ensemble,
––––––Chassés par un fléau,
––––––La terreur nous rassemble !
––––––Une louve a surpris
––––––Depuis deux jours à peine,
––––––Nos chèvres, nos brebis,
––––––Qui dormaient dans la plaine !
––––––Sous ses cruelles dents
––––––Sont tombés, dieux propices !
––––––Nos plus douces génisses,
––––––Nos moutons les plus blancs !
––––––O toi ! qui, chez Admète,
––––––Fus berger comme nous,
––––––Du sort qui nous maltraite
––––––Détourne le courroux !
––––––Pour prix d’un tel service,
––––––On t’offre en sacrifice
––––––Le doux miel, des gâteaux,
––––––Et le sang des agneaux !

Les bergers déposent leurs présents entre les mains d’Alphésibée.

ALPHÉSIBÉE, recevant les présents.
––––C’est bien parler ! Apollon par ma bouche,
––––––Vous dit qu’un tel malheur le touche !
––––Allez ! et laissez-moi vous faire remarquer,
––––Que, même avec les dieux, il se faut expliquer !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
Les bergers sortent.

Scène II

ALPHÉSIBÉE seul. Il porte dans le temple d’Apollon les offrandes des bergers.

Bien ! cachons ces présents offerts à Apollon… j’en conserverai ma modeste part, en qualité de gardien de son temple… Entre les dieux que je sers et les mortels dont je fais les affaires, je ne sais plus auquel entendre… voyons, récapitulons un peu les occupations de notre journée… (Regardant à gauche.) On vient par le bois de mûriers… Eh ! c’est le vieux Palémon, le père de Myriame, et la respectable Chryséa, la mère de Daphné… Je les avais oubliés… ils m’avaient chargé de guetter leurs enfants, pauvres amoureux qu’ils veulent séparer à jamais… Les voici, se disputant comme à l’ordinaire… Pourquoi ces deux mortels se détestent-ils ainsi ? Je ne sais, mais j’ai l’idée que pour se haïr de la sorte dans leur vieillesse, ils se seront trop aimés jadis !… Et, pourtant, ces chers enfants ne sont pas responsables… Enfin, cela les regarde ! les voici, mettons-nous à l’écart !

Il se cache derrière un arbre au fond.


Scène III

CHRYSÉA, PALÉMON, ALPHÉSIBÉE.
PALÉMON.

Oui, Chryséa, Myriame appartiendra aux dieux plutôt qu’à Daphné, et, pour ne retarder en rien l’exécution de mon projet, j’ai chargé un serviteur du temple d’Apollon d’aller chercher mon fils au milieu de ses troupeaux et de l’amener ici.

CHRYSÉA.
Un serviteur dévoué du temple de Diane va conduire Daphné en ces lieux… et c’est au culte de la déesse que je prétends vouer ma fille.
PALÉMON.

Et justement, voici mon messager.

CHRYSÉA.

Non pas, c’est le mien !

Ils amènent Alphésibée entre eux deux, et lui tiennent chacun une main.

CHRYSÉA.

Viens, ici, Alphésibée

PALÉMON.

Moins de vivacité, Chryséa… Alphésibée, viens de ce côté…

CHRYSÉA.

Je ne le quitterai pas !

PALÉMON.

Ni moi.

CHRYSÉA.

Nous allons bien voir… réponds ; n’es-tu pas le fidèle gardien du temple de Diane ?

ALPHÉSIBÉE.

Sans doute…

PALÉMON.

Comment, sans doute ? je te croyais le gardien du temple d’Apollon…

ALPHÉSIBÉE.

Certainement ! mais tirez moins fort !

CHRYSÉA.

Tu es donc le gardien de tous les dieux de l’Olympe ?

ALPHÉSIBÉE, avec indignation.

Moi ?… (Froidement.) Précisément !

COUPLETS.
I
––––––Apollon, que chacun admire,
––––––A plusieurs cordes à sa lyre.
––––––Éros a réuni, je crois,
––––––Bien des flèches dans son carquois.
––––––Tous les dieux nous prêchent d’exemple,
––––––Car chacun d’eux a plus d’un temple !
––––––––––Pour plaire aux dieux,
––––––––––Faisons comme eux
––––––Les nier tous serait impie,
––––––N’en aimer qu’un serait folie.
––––––––––Pour plaire aux dieux,
––––––––––Faisons comme eux !
II
––––––Mortels, servir chacun les vôtres,
––––––Ce serait dédaigner les autres ;
––––––Ce serait vous montrer ingrats,
––––––Pour ceux que vous n’aimeriez pas !
––––––Je sers donc, sans être profane,
––––––Apollon, Éros et Diane…
––––––––––Pour plaire aux dieux,
––––––––––Faisons comme eux ! etc., etc.
CHRYSÉA.

Fort bien… mais où est ma fille ?

ALPHÉSIBÉE.

Toutes mes recherches ont, été vaines. Impossible de la retrouver… les troupeaux sont abandonnés dans la campagne… et la bergère me paraît aussi mal gardée que ses brebis…

CHRYSÉA.

O chaste Diane ! est-ce vrai ?

PALÉMON.

Ah ! cela ne m’étonne pas de la fille de Chryséa ; mais mon fils, où est-il ?

ALPHÉSIBÉE.

A vrai dire, je crains fort qu’il ne soit auprès de Daphné ; car il a laissé ses béliers, que j’ai trouvés paissant pêle-mêle avec les brebis abandonnées.

PALÉMON.

Qu’entends-je ? mes béliers avec vos brebis !

CHRYSÉA.

Ma fille avec votre fils ! Allons, c’est impossible !…

ALPHÉSIBÉE.

Impossible ! dites-vous ? y a-t-il rien d’impossible pour deux amants ? Tenez, les voici !

PALÉMON ET CHRYSÉA.

Dieux immortels !

Ils se rangent à l’écart pour surprendre le couple.


Scène IV

Les Mêmes, MYRIAME ET DAPHNÉ, par la droite.
QUINTETTE.

Ils entrent en se tenant enlacés et sans apercevoir les trois autres personnages.

DAPHNÉ.
–––––––Oublions dans la campagne
–––––––Nos brebis et nos agneaux,
–––––––Le Dieu qui nous accompagne
–––––––Veillera sur nos troupeaux !
–––––––Les épis dorent la plaine ;
–––––––Sous les feux brûlants du jour,
–––––––La nature est toute pleine,
–––––––De silence et d’amour.
MYRIAME.
–––––––L’aile du Dieu nous caresse,
–––––––Ne nous montrons pas ingrats !
–––––––De pareils moments d’ivresse
–––––––Ne se retrouveraient pas !
–––––––Les épis dorent la plaine, etc., etc., etc.
PALÉMON, surgissant auprès de Myriame.
––––––Qui t’a fait quitter les troupeaux,
––––––Que ce matin tu menais paître ?
CHRYSÉA, à Daphné.
––––––Où sont-ils, mes tendres agneaux ?
––––––Tous perdus, dévorés peut-être !
PALÉMON, à Chryséa.
––––––A l’instant, sans plus de façons,
––––––––––Allons, réponds !
MYRIAME ET DAPHNÉ.
––––––Ah ! laissez-nous nous défendre !
––––––––––Daignez entendre
––––––Et notre excuse et nos raisons…
––––––––––Nous nous aimons !
ALPHÉSIBÉE.
––––––Hé ! la raison n’est pas mauvaise !
––––––Éros en doit tressaillir d’aise !
CHRYSÉA et PALÉMON.
––––––Sans plus tarder, répondez-nous ?
––––––Ou bien, craignez notre courroux !
CHRYSÉA.
––––––Est-ce par des amours coupables
––––––Qu’on croit nous rendre plus traitables ?
PALÉMON.
––––––Allons, allons, allons, séparez-vous,
––––––Ou bien, craignez notre courroux !
DAPHNÉ.
––––––Puisqu’il faut, hélas ! tout vous dire…

Elle passe auprès de Palémon.

MYRIAME, passant auprès de Chryséa.
––––––Puisqu’il faut de tout vous instruire,
––––––Ah ! suspendez votre courroux,
––––––––––Écoutez-nous !
MYRIAME et DAPHNÉ.
––––––––––Nous nous aimons !
––––––Nous ne pouvons dire autre chose.
––––––Le Dieu d’amour en est la cause,
––––––––––Nous nous aimons !
CHRYSÉA.
––––––Nous allons punir tant d’audace.
MYRIAME et DAPHNÉ.
––––––––––Faites-nous grâce !
PALÉMON.
––Non ! vous obéirez aux volontés des dieux !
CHRYSÉA.
––De vos cœurs à jamais l’amour doit disparaître !
––––––Vous allez prononcer des vœux !
PALÉMON, à Myriam.
––Apollon désormais doit être ton seul maître.
CHRYSÉA, à Daphné.
––––––Et toi, de la chaste Phœbé
––––––Dessers le temple, et sois prêtresse !
DAPHNÉ.
––––––O cher Myriam !
MYRIAME.
––––––O cher Myriam ! O ma Daphné !
DAPHNÉ.
–––Ces rigueurs doublent notre tendresse !
MYRIAME et DAPHNÉ.
–––––––Dieu d’amour, entends nos plaintes !
–––––––––––Dieu vainqueur,
–––––––Nous t’avons donné sans craintes
–––––––––––Notre cœur !
ENSEMBLE.
PALÉMON et CHRYSÉA.
–––––––Leur audace est sans pareille !
–––––––Oser s’aimer devant nous !
–––––––Que Minerve vous conseille,
–––––––Ou craignez notre courroux !
MYRIAME et DAPHNÉ.
Leur rigueur est sans pareille !
Mais qu’importe leur courroux !
Le Dieu d’amour nous conseille,
Il nous a dit : Aimez-vous !
ALPHÉSIBÉE.
Leur audace est sans pareille !
Vraiment ! les hommes sont fous !
Demain l’aurore vermeille,
Les retrouvera plus doux !
ALPHÉSIBÉE, entraînant Daphné vers le temple de Diane.
––Suivez-moi, vous, ici !

A Myriame.

––Suivez-moi, vous, ici ! Vous, entrez là, Myriame !
MYRIAME.
––––––Eh quoi ! nous quitter pour jamais !
DAPHNÉ.
––––––Adieu donc, tout ce que j’aimais !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
–––––––––––Leur audace, etc.

On enferme Myriame dans le temple d’Apollon et Daphné dans celui de Diane.

PALÉMON, à Chryséa.

Êtes-vous sûre à présent qu’il ne l’épousera pas ?

CHRYSÉA, à Palémon.

Êtes-vous certain à présent qu’elle ne sera pas sa femme ?

PALÉMON et CHRYSÉA, à Alphésibée.

Tu réponds d’eux ! (Le menaçant.) Ah !

Ils sortent furieux.


Scène V

ALPHÉSIBÉE, seul.
Voici Apollon et Diane pourvus… Pensons à Éros… Ce petit Dieu d’amour me donne bien de l’occupation… oh ! ce n’est pas pour mon compte… J’aime ces trois temples dans le même bois sacré… cela me permet de servir tous mes dieux sans me déranger.
MYRIAME, dans le temple.

Alphésibée !

DAPHNÉ, dans le temple.

Alphésibée !

ALPHÉSIBÉE.

Il me semble que j’entends la voix de nos jeunes prisonniers… Ils m’intéressent… et puis peut-être y a-t-il quelque aubaine à recueillir.

MYRIAME.

Par grâce, ouvre-moi ! que je puisse revoir Daphné un seul instant !

DAPHNÉ.

Myriame est près de moi, laisse-moi le rejoindre.

ALPHÉSIBÉE.

Oh ! oh ! mais c’est impossible !… il y aurait sacrilège.

DAPHNÉ.

Écoute… tu es bon !

ALPHÉSIBÉE.

Sans doute… mais peu fortuné…

DAPHNÉ.

Tiens, je possède un collier ; on dit qu’il a quelque valeur…

ALPHÉSIBÉE, allant à droite.

Qui sait ?… voyons !…

MYRIAME.

Alphésibée, il me reste quelques pièces d’argent…

ALPHÉSIBÉE, à gauche.

Combien ?

MYRIAME.
Dix !
ALPHÉSIBÉE.

Que dix ?

MYRIAME.

Oui, mais elles sont à toi !

ALPHÉSIBÉE.

Ceci en augmente pour moi le prix !… Ils ne s’expriment vraiment pas trop mal pour des prisonniers…

MYRIAME et DAPHNÉ.

Ouvre-moi !

ALPHÉSIBÉE, se recueillant.

Voyons… d’un côté, il est certain que je désoblige Apollon et Diane ; mais, d’un autre côté, Éros sera si content !… allons !… (Haut, ouvrant à Myriame.) Sors !

MYRIAME, lui donne des pièces d’argent et se dirige vers le temple de Diane.

Elle est là !

ALPHÉSIBÉE, le retenant.

Un rendez-vous d’amour chez la chaste Diane ! y songes-tu ? un sacrilège !… viens de ce côté, prends le bois des mûriers, et là tu attendras Daphné… mais reviens avant une heure !

MYRIAME.

Je te le jure !

Il sort à gauche en courant.

ALPHÉSIBÉE.

A l’autre, maintenant ! (Il ouvre la porte du temple de Diane. Daphné sort et va à gauche.) Pas par là ! dans le temple du chaste Apollon ! prends ce chemin, Myriame t’attend là-bas, mais reviens.

DAPHNÉ.

Que tu es bon, Alphésibée !…

ALPHÉSIBÉE, tendant la main.
Je ne sais rien refuser…
DAPHNÉ.

Tiens, prends ce collier !

ALPHÉSIBÉE.

Pars, et si tu rencontres quelqu’un, cache-toi bien sous ce voile !

Éclairs, commencement d’orage au loin.

DAPHNÉ.

Tu as raison.

Elle se voile et sort à gauche.

ALPHÉSIDÉE, seul.

J’ai servi aujourd’hui Apollon, Diane, Éros, un peu Mercure… Il se fait tard… l’orage menace… allons maintenant sacrifier à Morphée… Ah ! que de fatigues !… Mais où courent tous ces bergers effrayés ? Est-ce que la louve aurait reparu ? et Apollon ne tiendrait-il pas mes serments ? évitons qu’on nous demande des comptes !

Il sort.


Scène VI

CHŒUR DES CHASSEURS.
––––––Allons, bergers, allons, en chasse !
––––––Prenez vos piques, vos épieux ;
––––––La bête est là, suivons sa trace,
––––Voyez dans l’ombre étinceler ses yeux !
––––––Protège-nous, chaste déesse,
––––––Dont le doux rayon nous conduit,
––––––Phœbé, Diane chasseresse,
––––Viens guider nos pas dans la nuit.
––––––Allons, bergers, allons, en chasse ! etc., etc.
Les chasseurs sortent à gauche. Au même moment, des bergères effrayées viennent de droite en poussant des cris, et sortent également par la gauche.

Scène VII

DAPHNÉ, seule, venant de droite.
RÉCITATIF.

L’orage continue.

––Quelle tempête horrible ! Où trouver mon chemin ?
––Que n’es-tu là, Myriame ? Il me tendrait la main !
––C’est ici…

Éclair.

––C’est ici… Non, que vois-je ? au lieu de la cabane,
––Abri de nos amours, le temple de Diane !
––Oh ! prenons ce sentier, Myriame attend là-bas !

On entend le hurlement de la louve.

––C’est la louve ! ah ! fuyons ! le monstre est sur mes pas !

Elle sort en courant ; le vent arrache son voile. La louve traverse le théâtre en bondissant. Elle s’arrête en saisissant le voile de Daphné, qu’elle secoue plusieurs fois dans sa gueule ensanglantés, puis elle disparaît à droite, en l’emportant.


Scène VIII

Chasseurs, ALPHÉSIBÉE, puis MYRIAME.

Les chasseurs accourent en venant de la gauche.

PREMIER BERGER.

Par ici, bergers, par ici !

DEUXIÈME BERGER.

La louve a disparu dans ce fourré !

PREMIER BERGER.
Elle tenait dans sa gueule sanglante des lambeaux de vêtements…
TROISIÈME BERGER.

Quelque nouvelle victime, sans doute…

DEUXIÈME BERGER.

Courons !

TOUS.

Courons !

MYRIAME, au dehors d’une voix étouffée.

Daphné ! Daphné !

TOUS.

Ces cris !

ALPHÉSIBÉE, accourant.

Ah ! mes amis ! Myriame !

TOUS.

Eh bien ?

ALPHÉSIBÉE.

Il a trouvé sur le chemin le voile ensanglanté de son amante, et croyant à la mort de Daphné, il s’est frappé de son épieu ! Tenez, le voici ! (Myriame, soutenu par des bergers, entre en scène ; il est mourant, on le dépose sur un banc de gazon près du temple d’Apollon.) Insensé !! Éros ne lui en avait jamais tant demandé ! Ces pauvres mortels sont fous ! ils vont toujours plus loin que ne l’exigent les dieux !

DAPHNÉ, hors de vue.

Myriame !

ALPHÉSIBÉE.
Daphné ! ah ! j’ai fait une belle besogne !

Scène IX

Les Mêmes, DAPHNÉ, puis PALÉMON ET CHRYSÉA.
DAPHNÉ, éperdue.

Myriame !

Alphésibée, en apercevant Daphné, essaie de dérober Myriame à ses regards. Daphné l’écarte avec force et reste atterrée à la vue de Myriame mourant.

I
––––––––Myriame n’est plus !
–––––––Je ne pourrai plus entendre
–––––––Sa voix si douce et si tendre !
–––––––Ses doux accents sont perdus !
–––––––Pour rappeler sa tendresse,
–––––––Ma main prend sa main, la presse…
–––––––Il ne sent plus ma caresse ;
––––––––Myriame n’est plus !

Myriame fait un mouvement.

MYRIAME, se soulevant un peu.
II
–––––––––Daphné, mon amie,
–––––––Je le sens, il faut mourir,
–––––––C’est en vain que ta voix chérie
–––––––Veut ici-bas me retenir !…
DAPHNÉ.
–––––––Non ! à ma voix qui t’appelle
–––––––Cède la parque cruelle…
–––––––Notre amour est plus fort qu’elle,

Myriame retombe mourant.

––––––––Myriame n’est plus !
PALÉMON, survenant.

Myriame !

CHRYSÉA, survenant.
Daphné !
ALPHÉSIBÉE.

Ah ! désolez-vous maintenant, ô parents barbares ! il en est temps ! Puisse votre exemple servir aux siècles futurs, et habituer les pères à obéir à leurs enfants !

PALÉMON.

Mais que faire maintenant !

ALPHÉSIBÉE.

Supplier Éros que vous avez offensé en séparant des jeunes gens qui s’aiment !

DAPHNÉ.

Éros !

INVOCATION.
CHŒUR.
––––––Éros, puissant maître des dieux !
––Compatis aux douleurs des amants malheureux !
CHŒUR LOINTAIN.
––––––L’Olympe a daigné vous entendre !
––––––Éros en ces lieux va descendre !

Le temple d’Éros s’illumine derrière les arbres. Les portes s’ouvrent ; le dieu paraît.


Scène X

Les Mêmes, ÉROS.
MÉLOPÉE.
ÉROS.
––Du haut de la montagne à la cime éternelle,
––Éros daigne descendre à la voix qui l’appelle !
––Que voulez-vous de moi, mortels audacieux,
––Qui venez me chercher à la table des dieux ?
DAPHNÉ.
Je suis la bergère Daphné, et je te supplie de rendre la vie à mon amant.
MYRIAME.

Je suis le berger Myriame. La parque veut trancher le fil de nos amours… défends-nous !

ÉROS.
––C’est lorsqu’on s’aime encor qu’il faut que l’on se quitte !
––La vie éteint l’amour, la mort le ressuscite.
––Heureux celui qui meurt, croyant que ses amours
––––––––Auraient duré toujours !
DAPHNÉ.

Ce qu’il fallait à notre amour, c’était au moins l’éternité !

ÉROS.
––Un amour éternel ! Quel est ce jeune frère,
––Qu’à mon insu m’aurait donné ma mère ?
––––––Je me croyais, en vérité,
––––––Seul fils de Vénus Astarté !
DAPHNÉ.

Éros, si tu es vraiment le dieu des cœurs aimants, Éros, rends-lui la vie !

CHŒUR.
––––––Éros, Éros, cède à leurs vœux !
––––––Éros, éternise leurs feux !
ÉROS.
––Vous voulez prolonger ce qui devrait finir !
––Vivez ! pauvres bergers ! qu’allez-vous devenir ?
–––––––Vous voulez braver l’orage,
–––––––Je dois exaucer vos vœux !
–––––––Mourir eût été plus sage !
–––––––Vivez, bergers amoureux !
–––––––Allez, enfants téméraires,
–––––––Chercher, la main dans la main,
–––––––Ce chemin qui ne fut guère,
–––––––Tracé pour un pas humain !
–––––––Ah ! les faiblesses mortelles
–––––––Me feront toujours pitié !
–––––––Regardez-moi, j’ai des ailes,
–––––––Et vous l’avez oublié !
–––––––Vous voulez braver l’orage, etc., etc.
CHŒUR.
–––––––Ils vont traverser les âges !
–––––––Éros a comblé leurs vœux !
–––––––Allez braver les orages
–––––––Vivez, bergers amoureux !
MYRIAME et DAPHNÉ.
–––––––C’est Éros qui nous enivre
–––––––––––En ce jour !
–––––––Oh ! qu’il est doux de revivre
–––––––––––Par l’Amour !
ENSEMBLE.
LE CHŒUR.
Ils vont traverser les âges !
Éros a comblé leurs vœux !
Allez braver les orages !
Vivez, bergers amoureux !
MYRIAME et DAPHNÉ.
C’est l’aurore de notre âge,
L’avenir est radieux !
La terre n’a pas d’orage
Pour deux cœurs bien amoureux

Tous les bergers s’inclinent avec reconnaissance devant Éros, qui les regarde en souriant du haut des marches de son temple.


ACTE DEUXIÈME

LES TRUMEAUX.

Un parc style Louis XV. Au fond une grotte artificielle. Massif de fleurs, à gauche le château avec perron et balcon.



Scène PREMIÈRE

LA MARQUISE, COLIN, L’INTENDANT.

Au lever du rideau, la marquise est sur le balcon, elle suit des yeux Colin qui descend par une échelle de corde. Au fond, derrière un buisson, parait la tête de l’intendant qui observe la scène en riant.

TERZETTO.
ENSEMBLE.
LA MARQUISE.
––––––––Comme l’oiseau léger,
––––––––Fuyez, joli berger !
––––––––On vous a fait conduire,
––––––––Sur l’aile de l’amour,
––––––––Que l’aile de Zéphire
––––––––Vous emporte à son tour.
COLIN.
Comme l’oiseau léger,
Je fuis, heureux berger,
Je me suis fait conduire
Sur l’aile de l’amour,
Et l’aile de Zéphire
Me remporte à son tour.
L’INTENDANT, au fond.
Comme l’oiseau léger,
Il fuit, l’heureux berger,
On l’avait fait conduire
Sur l’aile de l’amour,
Et l’aile de Zéphire
Le remporte à son tour.
LA MARQUISE.
––––Mais que faites-vous donc, petit indiscret ?
COLIN.
––––Vous voyez, je pose un baiser candide
––––Sur votre main blanche…
LA MARQUISE.
––––Sur votre main blanche… Et si l’on venait !…
COLIN.
––––Ah ! l’astre du jour n’est pas plus limpide
––––––Que le sentiment qui me guide.
L’INTENDANT, à part.
––––––––Bien aveugle, en effet,
––––––––Celui qui s’y tromperait !
LA MARQUISE.
––––––Partez ! partez ! si l’on venait !
COLIN.
––––––Je pars, je pars, mais à regret.
ENSEMBLE.
LA MARQUISE.
Comme l’oiseau léger, etc.
COLIN.
Comme l’oiseau léger, etc.
L’INTENDANT.
––––––––Comme l’oiseau léger, etc.

La marquise disparait du balcon.

COLIN.

Déjà dix heures ! et Annette qui m’attend au petit bois d’ormeaux, Lucette sur les bords riants de la rivière, et Fanchette dans la prairie émaillée de fleurs ; courons… O génie de la nature et de l’innocence, tu m’es témoin que je ne crois pas faire mal.

Il sort.

Scène II

L’INTENDANT.
L’INTENDANT, riant.

Ah ! ah ! ah ! Tout va bien et l’on profite de mes leçons depuis que je me suis fait intendant de ce château. Ah ! Myriame ! ah ! Daphné ! que vous voilà loin de l’idylle !… Il faut avouer que, pour un dieu, je me suis mis dans une singulière situation. Il y a deux mille ans, j’eus la faiblesse de céder aux vœux de ces mortels en prolongeant leur existence. Jupin, jaloux de son autorité, me fit comparaître à sa barre, et de cet air que vous lui connaissez : « De quel droit, petit drôle, me dit-il, te permets-tu d’empiéter sur mes prérogatives et de retourner, sans mon aveu, le sablier de Saturne ? » Mais, papa Piter, ayant le droit de donner la vie, je croyais avoir celui de la prolonger !… « Pas de conflit ! à chacun ses attributions ! Tu m’as offensé, et pour te punir, je t’exile sur la terre : tu y resteras avec tes deux protégés jusqu’au jour où, las de leur épreuve, ils en demanderont eux-mêmes la fin. » A ces mots il a fait : (Imitant le tonnerre.) Broum ! broum ! vous savez !… Tout honteux, j’ai dit adieu à maman Vénus, je suis parti tremblant, et me voilà ! mais aujourd’hui j’ai la nostalgie de l’Olympe, et je ferai tant, je bouleverserai si bien le monde de Jupiter, qu’il aimera mieux me rappeler là-haut que me laisser ici-bas ! Je lui ai déjà arrangé un petit siècle Louis XV… je ne vous dis que ça !…

RONDEAU.
–––––Dans ce siècle où règne la manière,
–––––La nature en tout est minaudière ;
–––––Pour la rendre à sa forme première,
–––––––––––O Jupin,
––––––––Tu perdrais ton latin !
–––––––Partout les pauvres humains,
–––––––––––De leurs mains,
–––––––––Glissent des retouches ;
––––––––Rien ne se distingue plus,
–––––––––––Sous l’abus
––––––––Du rouge et des mouches.
–––––––––––Plus d’élans,
––––––––De passions, de fièvres !
–––––––––––Ces amants
––––––––Enguirlandés sont mièvres ;
–––––Dans leurs cœurs fardés comme leurs lèvres
–––––––––––Tout est faux,
––––––––Et vertus et défauts.
––––––––Dans ce siècle, etc.
––––––––La femme était autrefois,
–––––––––––Sous nos lois,
––––––––Brune, rousse ou blonde,
––––––––Ils ont cru qu’une couleur,
–––––––––––Triste erreur !
––––––––Suffirait au monde,
––––––––Et, sans redouter
–––––––––––La foudre,
––––––––Ils viennent d’inventer
–––––––––––La poudre !
––––––––Ces contours harmonieux,
–––––––––––Gracieux,
––––––––Modestes ou riches,
––––––––Ils les ont mis en bourriches,
–––––––––––Admirez
––––––––Vénus en paniers !
––––––––Dans ce siècle, etc.
LE BAILLI, hors scène.

Holà, vous autres, vous m’avez entendu.

L’INTENDANT.

Mais, voici notre excellent bailli.


Scène III

L’INTENDANT, LE BAILLI.
LE BAILLI, parlant à la cantonade.

Allez, braves gens, répandez-vous dans les jardins, travaillez ! multipliez-vous ! Ah ! monsieur l’intendant, ce mot me fait, malgré moi, penser à mon fils.

L’INTENDANT.

Eh quoi ! cher bailli… votre fils est-il un débauché ? a-t-il des maîtresses ?

LE BAILLI.

Pas précisément.

L’INTENDANT.

Quel défaut a-t-il donc ?

LE BAILLI.

Un seul, monsieur l’intendant, celui de n’être pas encore né.

L’INTENDANT, riant.

Ah ! fort bien.

LE BAILLI.

Mais la baillive me l’a promis pour aujourd’hui même.

L’ INTENDANT.

La baillive sera de parole, n’en doutez pas… (A part.) Pauvre bailli !… (Haut.) Mais dites-moi, vous savez que notre maître, M. le marquis de Fonrose, revient aujourd’hui même… Voici ce qu’il m’écrit après quatorze mois d’absence. (Il lit une lettre.) « Préparez tout pour mon retour ; Paris n’est plus rien pour moi, il me faut l’air pur du village, la campagne. Arrangez-vous donc pour que j’y trouve tout organisé comme à Paris. » Vous voyez, M. le bailli, c’est clair, il faut que tout soit en fête.

LE BAILLI.

Vous pouvez voir, monsieur l’intendant.

L’INTENDANT, examinant.

Oui, ce n’est pas mal. (Cueillant une rose.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE BAILLI.

Une rose.

L’INTENDANT.

Une rose qui a l’audace de sentir la rose ! ah ! fi ! (Cueillant un œillet.) Un œillet qui sent l’œillet ! ah ! pouah ! Croyez-vous qu’il en soit ainsi à Paris ! et ne savez-vous pas qu’il faut faire des retouches à la nature. (Appelant.) Holà ! messieurs les jardiniers ! (Deux jardiniers entrent.) Que cela ne se renouvelle plus… Voici deux flacons contenant des essences. Que les roses sentent l’ambre, les œillets le musc ! Et ces amandiers, ces pommiers, poudrez-moi tout cela… Que les moutons soient frisés et enrubannés conformément aux dernières gravures de mode… Jetez aussi des essences dans les étangs… Qu’on colore cette cascade.

LE BAILLI, timidement.

Mais les carpes, monsieur l’intendant ?

L’INTENDANT.

Les carpes feront comme tout le monde, elles se mettront au rose ou au bleu… Palsambleu ! soyons Louis XV.

LE BAILLI.

Fort bien !

L’INTENDANT.

Laissez-moi, il faut que je parle à madame la marquise.

LE BAILLI.

Je me retire et cours faire exécuter vos instructions. Ah ! si la baillive pouvait me tenir parole pour ce grand jour, la fête serait complète.

Il sort avec les jardiniers.


Scène IV

L’INTENDANT, puis LA MARQUISE.
LA MARQUISE, sans le voir.

Colin serait-il un trompeur ! Non ! je ne puis croire à l’inconstance de cet aimable objet… La perfidie des cités ne peut revêtir une aussi charmante enveloppe… Ah ! marquise ! marquise, seras-tu donc toujours le but des flèches de Cupidon ?

L’INTENDANT, à part.
Allons, cela a marché. (Haut.) Madame la marquise !
LA MARQUISE, sans le voir.

Mais s’il apprend jamais cette faiblesse, que deviendra le marquis ?

L’INTENDANT, plus haut.

Qu’aucune préoccupation à cet égard n’agite madame la marquise…

LA MARQUISE.

C’est vous, monsieur l’intendant. (A part.) Ciel ! m’a-t-il entendue ! Vous disiez ?

L’INTENDANT.

Je venais pour instruire madame la marquise d’une surprise agréable.

LA MARQUISE.

Quelle surprise ?

L’INTENDANT.

Le retour de M. le marquis de Fonrose…

LA MARQUISE, colère.

Hein ? mon mari revient ; voilà, en effet, une agréable surprise ? Et quand arrive-t-il ?

L’INTENDANT.

Il ne saurait être bien loin. (Écoutant.) Et tenezt, écoutez !…

CRIS, au dehors.

Vive monseigneur !

LA MARQUISE.

Ah ! c’est le comble de l’indiscrétion. Monsieur l’intendant, vous deviez le savoir et me prévenir ! à quoi servez-vous ? (A part.) Ce marquis… arriver juste à l’heure du berger !

L’INTENDANT.
Tenez ! le voici.

Scène V

Les Mêmes, LE BAILLI, LE MARQUIS.
ENSEMBLE.
––––––Livrons-nous à l’allégresse
––––––Et célébrons avec ivresse
––––––Le retour de monseigneur,
––––––Il vient faire not’ bonheur,
––––––––––Viv’ monseigneur !
LE MARQUIS.
––––––Je suis flatté de vos hommages ;
––––––O mes amis, qu’il m’est doux
––––––De me trouver près de vous !
LE BAILLI, cherchant ses mots.
––––––Monseigneur, dans nos villages,
–––––––Le jour de votre retour
––––––––––Est un beau jour.
LE MARQUIS.
––––––Cher bailli, que tout s’apprête
––––––Pour une brillante fête,
––––––Car le plaisir et la gaieté
––––––Marchent toujours à mon côté.
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
––––––Livrons-nous à l’allégresse
––––––Et célébrons avec ivresse
––––––Le retour de monseigneur,
––––––Il vient faire not’ bonheur !
––––––––––Viv’ monseigneur.
TOUS.

Vive monseigneur

LE MARQUIS, aux paysans.

C’est bien, mes amis… Ces témoignages d’allégresse et de soumission me vont au cœur… Benoît, ferme la grille… renvoie-les…

LE BAILLI.

Oui, monseigneur ! (Aux paysans.) Qu’on se prépare pour la fête. Et vous savez, vous autres, la reprise de l’ensemble, et la sortie sautée…

LE MARQUIS.

Non… non, je m’y oppose formellement, les gestes suffiront… les grandes joies sont muettes.

LE BAILLI.

Monsieur le marquis, c’est que sans cela ils ne pourraient pas sortir… ils sont réglés pour cela… c’est presque mécanique…

LE MARQUIS.

Ah ! alors.

LE BAILLI.

Merci, monseigneur, vous êtes bon ! Allons, monseigneur vous permet les chants et les sauts.

LE MARQUIS.

Sortez !

REPRISE DU CHŒUR.

Les paysans sortent.


Scène VI

Les Mêmes, moins LES PAYSANS.
LE MARQUIS, à la marquise.

Ah ! marquise, après quatorze mois d’absence… oui, quatorze…

LA MARQUISE, comptant sur ses doigts.
Quatorze ? déjà ! un, deux, trois, quatre.
LE MARQUIS, comptant sur ses doigts.

Cinq, six, sept, huit.

L’INTENDANT, comptant sur ses doigts.

Neuf, dix, onze, douze…

LE BAILLI, complant sur ses doigts.

Treize… quatorze…

LE MARQUIS, au bailli.

Treize, quatorze c’est vous qui l’avez dit ; après quatorze mois d’absence, quel bonheur de se revoir !

LA MARQUISE.

Le temps m’a paru si long, loin de vous, perfide !

LE MARQUIS.

Perfide… Eh quoi, vous soupçonneriez ma fidélité ?

LA MARQUISE.

Vous avez encore fait retentir Paris du bruit de vos aventures… des créatures de théâtre… des impures.

LE MARQUIS.

Oh ! oh ! oh !!! Eh ! mon Dieu, chère marquise, vous l’avouerai-je, puisque vous le savez… quand on est marquis, on est contraint pour tenir son rang… de… On serait ridicule autrement, n’est-ce pas ?

LA MARQUISE.

Monsieur de pareilles confidences sur un perron !… je rentre… et vais tout disposer pour vous recevoir comme il convient après quatorze mois d’absence.

LE MARQUIS.

Un, deux, trois.

LE BAILLI.
Quatre, cinq.
LA MARQUISE.

Assez ! (A part.) Allons, il faut prévenir le berger… Ce petit intendant est un drôle qui m’a joué un tour.

LE BAILLI, sortant, à l’intendant.

Ah ! monsieur l’intendant, si vous m’aviez dit vrai… si madame Benoît… aujourd’hui… Quel rêve ! la fête serait complète !

L’INTENDANT.

Je vous le garantis…

La marquise sort par la gauche, le bailli par la droite.


Scène VII

LE MARQUIS, L’INTENDANT.
LE MARQUIS, à lui-même.

Je l’ai trompée indignement ! Ah ! ah !… écoutez, monsieur l’intendant.

L’INTENDANT.

Je suis à vos ordres, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Je l’ai trompée indignement… Esclave des belles manières, ma vie a été bien remplie. A quinze ans je pris une maîtresse, la Guimard, ou plutôt j’allais la prendre lorsqu’un ami me la prit !… Je me préparais à en prendre encore une autre…

L’INTENDANT.

Encore une ?

LE MARQUIS.

Oui, Sophie Arnould, lorsque…

L’INTENDANT.
Lorsque ?…
LE MARQUIS.

Lorsque je sentis que j’allais l’aimer ; cela eût été burlesque et je l’abandonnai, sur le conseil d’un autre de mes amis qui consentit à m’en dégager. J’allais en prendre une troisième… j’allais prendre Duthé… la petite Duthé… Il est à remarquer que dans la longue série de mes triomphes, j’ai toujours rencontré à point nommé un ami qui…

L’INTENDANT.

On n’a jamais trop d’amis.

LE MARQUIS.

Quoi qu’il en soit, cette vie de plaisir, de fatigue et d’ivresse m’usa bien vite… C’est alors que j’épousai la marquise.

L’INTENDANT.

Monseigneur ne pouvait faire un meilleur choix… Madame la marquise est adorable.

LE MARQUIS.

Impertinent : Crois-tu donc que je le sache, crois-tu que l’inflexible étiquette m’ait jamais permis de…

L’INTENDANT.

Ah ! monsieur le marquis n’a jamais ?…

LE MARQUIS.

Allons donc, palsambleu ! on m’eût montré du doigt… A peine marié, j’envoyai la marquise à la campagne… et je repris la vie pour laquelle j’étais fait… Te l’avouerai-je cependant, les compensations que j’ai voulu chercher ne m’ont laissé que le cœur vide et la main pleine de sable… (Avec un geste de découragement.) tiens, voilà mon cœur… Aussi ai-je quitté ce monde corrompu, pour venir vivre au sein même de la nature et des bergers.

L’INTENDANT, à part.

Eh bien ! vous y aurez la main, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.
Que fait-on dans ce hameau ?
L’INTENDANT.

Bien des choses, monsieur le marquis. D’abord il sera procédé aujourd’hui même au couronnement d’une rosière.

LE MARQUIS.

D’une rosière !nous avons des rosières ?

L’INTENDANT.

Certainement ! et l’innocence fleurit ici à tout bout de champ… Je recommande surtout à monsieur le marquis un couple que le hameau cite pour son raffinement d’innocence.

LE MARQUIS.

Bravo ! par la mordieu ! et tu l’appelles ?

L’INTENDANT.

Colin et Annette.

LE MARQUIS.

Très-jolis noms ! et dis-moi, le droit du seigneur est toujours en vigueur ici, n’est-ce pas ?

L’INTENDANT.

Je ne sache pas qu’il ait été abrogé !

LE MARQUIS.

C’est bien ! Je montrerai qu’il n’est pas tombé en désuétude. (A part.) Je favoriserai la petite Annette dans le concours et nous verrons bien ! C’est plus fort que moi. (Haut.) J’ai hâte de procéder au couronnement des rosières.

L’INTENDANT.

Voici justement monsieur le bailli qui vous amène la fleur de nos hameaux.

LE MARQUIS, allant au pavillon.
Eh ! venez donc, marquise ! on nous amène la fleur !

Scène VIII

Les Mêmes, LA MARQUISE, LE BAILLI, Bergers.
LA MARQUISE, descendant du perron, à part.

On n’a pas idée de ça… Colin veut être couronné rosier… ces bergers sont d’une exigence !… (Haut.) Marquis, venez vous asseoir.

LE MARQUIS, s’asseyant sur le haut des marches.

Et maintenant, si j’ose m’exprimer ainsi, que la fête commence.

LE BAILLI.

Monseigneur ! voici la triple essence de naïveté de nos hameaux.

LE MARQUIS.

Faites venir la triple essence.

Les bergers et bergères entrent par couple en dansant et viennent saluer le marquis et la marquise.

CHŒUR.
–––––––Célébrons avec ivresse
–––––––Le retour de monseigneur,
–––––––Livrons-nous à l’allégresse,
–––––––Il vient faire notre bonheur.
LE MARQUIS.
––––––Nous allons juger leur candeur.
NICETTE.
––––––Avec Lucas sous les charmilles
––––––Je folâtrais sans plus de façons :
––––––On m’ dit qu’ c’est bon pour les garçons,
––––––Mais qu’ c’est très-mauvais pour les filles.
––––––— J’ suis si naïv’, monsieur le marquis,
––––––J’ suis si naïv’ qu’ j’ai rien compris.
CHŒUR.
––––––Qu’elle est naïv’, monsieur le marquis !
––––––Son innocenc’ n’a rien compris.
LUBIN.
––––––Hier j’ai vu Luc et Lucette
––––––Rev’nant d’un petit bois charmant,
––––––Luc avait un air bien content,
––––––Lucett’ semblait bien satisfaite.
––––––— J’ suis si naïf, monsieur le marquis,
––––––J’ suis si naïf qu’ j’ai rien compris.
CHŒUR.
––––––Qu’il est naïf, monsieur le marquis !
––––––Son innocence, etc.
DENISE.
––––––L’amour, me dit toujours ma mère,
––––––Est un enfant traître et méchant.
––––––Traître ou méchant, c’ n’est qu’un enfant :
––––––Quel mal un enfant peut-il faire ?
––––––— J’ suis si naïv’, monsieur le marquis,
––––––J’ suis si naïv’ qu’ j’ai rien compris.
CHŒUR.
––––––Qu’elle est naïv’ monsieur le marquis !
––––––Son innocence n’a rien compris.
LUCAS.
––––––Grimpant dans un c’risier, Fanchette
––––––Me défendait de l’ver les yeux ;
––––––J’ lui dis : j’aime à r’garder les cieux.
––––––Elle m’a répondu que j’étais bête.
––––––— J’ suis si naïf, monsieur le marquis,
––––––J’ suis si naïf, qu’ j’ai rien compris.
CHŒUR.
––––––Qu’il est naïf, etc.
LE MARQUIS.

Parfait ! parfait !

LA MARQUISE.
Oui ! pas mal.
LE MARQUIS.

Quoique cependant… enfin… (A l’intendant.) Mais tu m’avais promis mieux que cela !…

L’INTENDANT.

Monseigneur, voici le couple dont je vous ai parlé.


Scène IX

Les Mêmes, ANNETTE, COLIN.
LA MARQUISE, à part.

C’est lui ; qu’il est joli !

LE MARQUIS, à part.

C’est elle ; qu’elle est belle ! (Haut.) Mais ces pauvres enfants, qu’ont-ils donc ?

LA MARQUISE.

Comme ils ont l’air triste !

COLIN.
I
––––––Je possédais une fauvette
––––––Qui nous égayait de ses chants,
––––––Je l’aimais bien : c’était Annette
––––––Qui m’ l’avait donnée au printemps.
––––––Mais un chanteur du voisinage
––––––Vient de l’emporter dans ses bras,
––––––Et d’ puis c’ matin, dans le bocage,
––––––J’ l’appelle en vain, ell’ n’ répond pas.
––––––––––Hélas ! hélas !
––––––Tous les oiseaux sont des ingrats,
––––––––––––Ah ! ah !
ANNETTE.
––––––Moi, monseigneur, j’ suis tout en peine,
––––––J’ai perdu mon mouton Robin ;
––––––Un beau mouton à blanche laine
––––––Que m’avait donné mon Colin ;
––––––Près d’une brebis dans la campagne
––––––Il s’est enfui là-bas… là-bas !
––––––Faut croire qu’il se plaît près d’ sa compagne
––––––Car à mes cris il n’ répond pas,
––––––––––Hélas ! hélas !
––––––Tous les moutons sont des ingrats !
––––––––––––Ah ! ah !
LE MARQUIS.

Ah ! voilà la vie pure des champs !… Il me semble que je mange des fruits et que je bois du lait… Si j’étais poëte et si j’avais mes pinceaux !

LA MARQUISE.

Et dites-moi, mes enfants, n’avez-vous jamais aimé autre chose que ce mouton et cet oiseau ?

COLIN et ANNETTE.

Non !

LE MARQUIS.

Tête-bleu ! c’est prodigieux !

COLIN.

Pourtant, je dois dire qu’un jour en regardant Annette endormie.

LE MARQUIS.

Hein ! berger ! — continuez, mon ami.

COLIN.

Je m’approchai doucement… bien doucement… tout doucement…

LE MARQUIS.

Ensuite… c’est palpitant !

COLIN.
Je vis une guêpe se glisser sous son fichu.
LE MARQUIS.

Allons donc !… et alors ?

COLIN.

Alors ! J’allai chercher un chalumeau…

ANNETTE.

Et il me réveilla en me jouant un air…

COLIN.

En sol.

LE BAILLI, gravement.

C’est un excellent musicien.

LE MARQUIS.

Cela me confond !

L’INTENDANT.

Vous voyez, monseigneur !

LE MARQUIS, finement à l’intendant.

Je vais leur poser une question pleine d’astuce.

L’INTENDANT, bas. Posez, monseigneur, posez ; vous vous y entendez.

LE MARQUIS, à Colin et à Annette.

Et dites-moi, qu’éprouvez vous quand vous êtes près l’un de l’autre, mais là, bien près… tout près ?…

ANNETTE.

Je n’sais pas, monseigneur… mais ça nous fait comme un plaisir quand nous nous rencontrons… et nous sommes si bien accordés de pensées et de paroles, que nous n’avons besoin de nous rien dire pour causer ensemble.

COLIN.

Enfin, je crois que nous n’avons qu’un cœur.

LA MARQUISE.
Vraiment ?
ANNETTE.

Et c’est si vrai, que lorsque l’un de nous deux chante, c’est le cœur de l’autre qui lui bat la mesure.

LE BAILLI.

Excellents ! excellents musiciens !

LE MARQUIS.

Vertuchoux ! Je serais curieux de voir cela.

COLIN.

A vot’ service !

DUO.
ANNETTE, mettant sa main sur le cœur de Colin.
––––––Reconnais-tu la voix d’Annette,
–––––––––Cœur de mon Colin ?
COLIN.
––––––––––Tic tac ! tic tac !
ANNETTE.
––––––Ne tressailles-tu pas de fête,
––––––––––Là sous ma main ?
COLIN.
––––––––––Tic tac ! tic tac !
––––––Ce matin j’ai vu dans la plaine
–––––––––Un galant bouquet.
ANNETTE.
––––––De bluets et de marjolaine,
–––––––––Colin l’avait fait.
––––––––––Tic tac ! tic tac !
ENSEMBLE.
–––––––––Ah quel unisson
–––––––––––Sympathique.
––––––––La charmante leçon
–––––––––––De musique !
ANNETTE.
–––––––Palpiterais-tu de même,
–––––––Si mon Colin m’oubliait ?
COLIN.
–––––––Me dirais-tu qu’elle m’aime,
–––––––Si son amour s’envolait ?
––––––––––Tic tac ! tic tac !
ANNETTE, écoutant le cœur de Colin.
–––––––Son tic tac je crois s’arrête,
–––––––Colin est-il un trompeur ?
COLIN, écoutant le cœur d’Annette.
–––––––Plus de tic tac chez Annette,
–––––––Vais-je donc perdre son cœur ?
ANNETTE.
–––––––Nos amours sont envolées !
COLIN.
–––––––Nos âmes sont désolées !
ANNETTE.
––––––––––Écoute bien ?
–––––––––––––Tic !
COLIN.
––––––––––N’entends-tu rien ?
–––––––––––––Tac !
ANNETTE.
––––––––––––Tic tac !
COLIN.
–––––––––––Tic ! tac ! tic !
ANNETTE.
–––––––––––Tac ! tic ! tac !
ENSEMBLE.
–––––––––Ah ! quel unisson
–––––––––––Sympathique,
–––––––––La charmante leçon
–––––––––––De musique !
LE MARQUIS.

Charmant ! ah ! si j’étais peintre et si j’avais une plume !

LA MARQUISE.

Surprenant ! avez-vous bien compris toute l’innocence de ce jeune homme ?

LE MARQUIS.

Vous voulez dire de cette jeune fille ? à elle la couronne.

LA MARQUISE.

A lui le pompon, marquis.

LE MARQUIS.

Quoi ! vous voulez que ce soit lui… Perplexité !

LA MARQUISE.

Mais…

Elle parle bas au marquis, qui en fait autant à l’intendant pendant que la marquise parle bas au bailli.

LE BAILLI, répondant la marquise.

Cependant !

Même jeu de la part des quatre personnages qui finissent par rire aux éclats.

TOUS.

Ah ! c’est cela !

LA MARQUISE.

C’est entendu ? Partageons…

LE MARQUIS.

Moitié rosière…

LA MARQUISE.

Moitié rosier !

LE MARQUIS.
Tu m’as compris ? fais-leur connaître ma décision… Ah ! qu’il est doux de faire des heureux…
LA MARQUISE.

Marquis, venez donc.

Ils prennent place.

L’INTENDANT.
––Monseigneur a voulu par grâce singulière,
––Suivant le noble élan d’un cœur vraiment princier,
––Annette, vous donner le chapeau de rosière,
––––A vous, Colin, le titre de rosier.
TOUS.

Vive monseigneur !

CHŒUR.
––––––Recevez cette récompense
––––––Et les honneurs qui vous sont dus ;
––––––Quel triomphe pour l’innocence,
––––––Pour les bergers et leurs vertus.

Annette et Colin, placés sous un dais de fleurs porté par quatre bergers, viennent s’incliner devant le marquis et la marquise. L’intendant et le bailli précèdent la marche en portant les couronnes de roses sur un coussin.

LA MARQUISE, bas à Colin après l’avoir couronné.

Êtes-vous heureux, berger ?

COLIN.

Oh !

LE MARQUIS, même jeu, à Annette.

Es-tu contente, petite ?

ANNETTE.

Ah !

LE MARQUIS.

Eh bien ! reste un instant pour me le dire.

L’INTENDANT, à part, et riant.

Allons ! voilà l’innocence des champs aux prises avec la corruption des villes ! Ah ! ah !

Il sort sans être vu.
LA MARQUISE, à Colin.

Je rentre dans mon boudoir rose…

Elle rentre au château.

COLIN, à part.

Et moi je pars par la ruelle.

Il sort.

UN BERGER, accourant.

Monsieur le bailli ! monsieur le bailli.

Il lui parle bas.

LE BAILLI.

Quoi ! vraiment ! madame Benoît ! une forte pesanteur de tête ! quel espoir ! Monsieur le marquis, permettez-moi !… quel espoir ! madame Benoît mère, sans doute… et moi, père, peut-être ! père, peut-être !

Il sort comme un fou.

LE MARQUIS.

Ah çà ! il est fou, mon bailli ! (Aux paysans.) Sortez, manants ! (A Annette.) Reste

CHŒUR DE SORTIE.

Recevez cette récompense, etc.


Scène X

LE MARQUIS, ANNETTE.
LE MARQUIS.

Nous y voilà ! (A part.) Elle est jolie à croquer, et je crois qu’il est de bonne gentilhommerie de…

Il s’approche d’Annette en soupirant très-fort.

ANNETTE.

Monseigneur me souffle dans la figure.

LE MARQUIS.
Est-elle innocente !… Je suis sûr que tu ne devines pas pourquoi je t’ai retenue ici ?…
ANNETTE.

Oh ! non ! monseigneur !

LE MARQUIS.

Que tu ne comprends pas pourquoi je te prends ainsi la main ?

ANNETTE.

Non, monseigneur.

LE MARQUIS.

Est-elle innocente !… Je gagerais que mon œil te fascine ?

ANNETTE.

Fascine ? oh ! pas du tout !… Il me semble rond et vert.

LE MARQUIS.

Elle ne connaît pas la flatterie… Je suis enchanté ! je t’ai fait couronner rosière… et tu comprends… si… je… te… demandais…

ANNETTE.

Quoi donc, monseigneur ?

LE MARQUIS, à part.

Ah ! voilà mon point d’arrét… C’est là que d’habitude un ami m’apparaissait… à partir d’ici… je n’y suis plus.

ANNETTE.

Monseigneur n’a plus rien à me dire… alors je m’en vais…

LE MARQUIS.

Oh ! non, pas avant de m’avoir donné un gage ! (A part.) En somme, le gage suffit.

ANNETTE.

J’en ai pas.

LE MARQUIS.

Une fleur de tes cheveux.

ANNETTE.
Cela me décoifferait.
LE MARQUIS.

Celle de ton corsage.

ANNETTE.

On m’a défendu de la donner… je ne sais pas pourquoi.

LE MARQUIS.

Eh bien !… n’importe… Tiens… ce fin mouchoir… (Il tire de la poche d’Annette une brassière.) Hein ? qu’est-ce que cela ?

ANNETTE.

Ça ? c’est une brassière, monseigneur.

LE MARQUIS.

Une brassière à qui ? à qui ?

ANNETTE.

A moi, monseigneur.

LE MARQUIS.

Jour de Dieu !… une brassière dans la poche d’une… moi qui m’attendrissais sur son petit mouton ; mais, petite malheureuse !…

ANNETTE.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc ?

COUPLETS.
I
–––––––––Une brassière,
––––––J’ n’ vois pas vraiment, monseigneur,
––––––D’où peut venir votre fureur ?
––––––Quel mal ai-je donc bien pu faire,
––––––En tricotant avec mon cœur
–––––––––Une brassière ?
II
–––––––––Une brassière,
––––––D’un chérubin blond, d’un enfant,
––––––N’est-ce pas l’ premier vêtement ?
––––––Et l’innocence sur la terre
––––––A-t-elle un emblème plus charmant
–––––––––Qu’une brassière ?
LE MARQUIS.

Comment un chérubin blond !… un… mais tu es tout simplement un monstre d’innocence… Qui t’a conseillé de te livrer à de semblables travaux d’aiguille ?

ANNETTE, pleurnichant.

Monseigneur, c’est l’intendant

LE MARQUIS.

L’intendant ?…

ANNETTE.

Oui, monseigneur… Il m’a dit qu’une fois rosière j’épouserais Colin, et que le plus joli trousseau d’une bergère c’était ces petits affiquets-là…

LE MARQUIS, respirant bruyamment.

Ouf !… Ah ! je comprends… tu n’as travaillé que pour l’avenir !… Ah ! je suis rassuré… Alors, petite, tu es tout à fait candide ?

ANNETTE.

Dam ! monseigneur…

LE MARQUIS.

Et Colin, aussi, n’est-ce pas ?

ANNETTE.

Ah ! je crois bien… Colin est au moins aussi naïf que moi !

LE MARQUIS.

Ah ! je suis…


Scène XI

Les Mêmes, COLIN,

Colin descend à reculons les marches du perron en envoyant des baisers à la marquise qu’on ne voit pas. Le marquis l’apercevant s’écrie :

LE MARQUIS.

Jour de Dieu ! Qu’est-ce que je suis ? (Il arrête Colin, et furieux lui dit.) Je crois, berger téméraire, que vous venez de descendre mon perron !…

COLIN, s’agenouillant.

Quel air courroucé !

LE MARQUIS.

Malheureux !… Je l’ai fait rosier !… et voilà ce qu’il me fait !

COLIN.

Grâce, monseigneur ! je suis innocent !… si j’ai eu des tort… je les ignore… c’est l’intendant qui m’a conseillé de suivre toujours l’inspiration de la simple nature.

LE MARQUIS.

L’intendant, encore !

COLIN, allant à Annette.

Annette !

ANNETTE, le repoussant.

Laisse-moi, perfide !

LE MARQUIS.

Benoît ! Benoît ! qu’on arrête le couronnement ! Je décommande tout ! Benoît.

LE BAILLI, arrivant tout triste.

Ah ! monseigneur ! mon fils vient de naître avec une houlette sur le nez ! Je suis stupéfait et bailli… Madame Benoît prétend que c’est la faute de l’intendant… Pourquoi ?

LE MARQUIS.

Encore ! toujours ! Cet intendant de malheur, quel est-il ? d’où sort-il ? qu’on le chasse.

LA MARQUISE, venant du château, au marquis.

Oui, mon ami ! chassez cet intendant, c’est lui qui a failli me faire manquer à presque tous mes devoirs.

LE MARQUIS.
Failli seulement ?…
LA MARQUISE, fièrement.

Avez-vous pu croire ?

LE MARQUIS, tendrement.

Pardon ! pardon ! (Furieux.) Holà ! manants, qu’on me trouve, qu’on m’amène ce vaurien !

LE BAILLI, appelant.

Mes amis ! Haro sur l’intendant !

TOUS LES BERGERS et LES BERGÈRES.

Haro sur l’intendant !


Scène XII

Les Mêmes, ÉROS.
LE MARQUIS et LE CHŒUR.
–––––––Où se cache-t-il, le traitre !
–––––––Intendant, vas-tu paraître !
–––––––Allons, intendant de malheur !
ÉROS, paraissant sur le perron.
––––––––––Quelle fureur
–––––––––––Vous agite ?
––––––Et d’où vous vient ce grand émoi ?
––––––––Celui dont la conduite
––––––––À ce point vous irrite,
––––––––Votre intendant, c’est moi.
TOUS, parlé.

Toi ?

ÉROS, de même.

Je suis l’Amour !

TOUS, de même.
L’Amour ! mort à l’Amour !
ÉROS.
I
––––––Eh quoi ! l’on prétend de la terre,
––––––Exiler l’amour et son train ?
––––––On veut éteindre la lumière
––––––Devant les pas du genre humain !
––––––Ne souhaitez pas que je meure,
––––––Ce serait un fatal souhait ;
––––––Vous le regretteriez à l’heure
––––––Où le destin l’exaucerait.
––––––La terre tourne, tourne,
––––––La terre a tourné, tournera,
––––––C’est malgré moi que j’y séjourne,
––––––Mais si je pars tout finira.
CHŒUR.
––––––La terre tourne, etc.
II
––––––Ne criez pas quand je vous perce
––––––D’un trait qui vous semble cruel,
––––––L’amertume que je vous verse
––––––Contient encore assez de miel,
––––––Vous avez beau pleurer et geindre
––––––Et protester contre ma loi.
––––––Celui-là seul serait à plaindre,
––––––Qui ne se plaindrait pas de moi.
CHŒUR.
––––––La terre tourne, etc.
LE MARQUIS.
––––––––––Foin des chansons
––––––––––Et des raisons,
–––––––––––Il faut faire
––––––––––––La guerre
––––––––––À ce larron,
––––––––––À ce félon.
TOUS.
––––––––––Guerre au larron.
CHŒUR.
–––––––––Va-t’en, l’on te chasse
–––––––––O fléau des cœurs !
–––––––––Tu créas la race
––––––––––Des séducteurs.
––––Va-t’en, nos bergères reviendront à nous,
––––Va-t’en, sinon tu vas expirer sous nos coups.
ANNETTE, à Lubin.
––––Le Dieu d’amour lisait donc dans notre âme,
––––Lorsque jadis il nous parlait ainsi,
––––Rends-moi ton cœur, reviens, reviens, Myriame
––––Et le bonheur va revenir aussi…

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

ÉROS, parlé.

Allons, ils sont incorrigibles ! et ce n’est pas encore aujourd’hui que mon exil finira.

LE MARQUIS, au bailli.

Nous allons le pincer et le mettre en cage.

Tous les hommes ont pris des filets à papillon, le bailli tient une cage dorée et la poursuite recommence.

CHŒUR D’HOMMES.
––––––––––Maris jaloux,
––––––––––Approchons-nous,
––––––––––Que ce faux Dieu
––––––––––Meure en ce lieu.
––––––––Qu’il nous paie à jamais
––––––––––Tous ses forfaits.
LES FEMMES.
––––––––––Cher petit Dieu,
––––––––––Reste en ce lieu,
––––––––Comble-nous à jamais
––––––––––De tes bienfaits

Éros, poursuivi par tous les hommes et défendu par les bergères, se réfugie sur le perron, il arrête d’un geste tous les personnages. Une nuée de petits amours vient se grouper près de lui ; ils menacent de leurs flèches les personnages qui reculent effrayés.


ACTE TROISIÈME

LA BERGERIE RÉALISTE.

De nos jours. — La cour d’une ferme. À droite la maison du fermier, à gauche l’entrée d’une étable. Au fond, une porte ouverte dans une palissade de planches ; dans le coin à gauche, un tas de paille dans lequel sont piquées deux ou trois fourches.



Scène PREMIÈRE

LA ROUGE.

Au lever du rideau, la scène est vide. On entend dans la coulisse un bruit de clochettes, les cris des bœufs et des moutons, le brou-brou des bergers, les aboiements des chiens et tout ce qui constitue une symphonie pastorale résiste.

LA ROUGE, entrant à droite son bâton à la main.
–––––––––Rentrez les moutons,
–––––––––Les bœufs, les oisons,
–––––––––Dindons et taureaux,
–––––––––Les porcs et les veaux,
––––Rentrez les bêt’s et qu’ell’s ne manquent point,
–––––––––D’avoine et de foin.
–––––––Ah ! ah ! rentrez les moutons,
–––––––––Et les dindons.

Scène II

LA ROUGE, LA SINCÈRE.
LA ROUGE, fermant la porte cochère.
Là !… v’là qu’est fait ! qué bénédiction, bon Dieu ! Travailler le jour où je vas me marier.
LA SINCÈRE, elle entre portant deux seaux et un cercle.

Je travaille ben aussi, moi, qui vas m’ marier tout comme toi, et j’ suis ben autrement pressée, moi !…

LA ROUGE.

Plus pressée !… j’ai bien la patience d’attendre… Pourquoi donc que t’attendrais pas aussi ?

LA SINCÈRE.

Pourquoi ?… je ne sais pas en quoi que t’es ? mais moi, v’là quatre ans que je tiens bon… et dam, il est temps !

COUPLETS.
I
––––––Qu’eu métier pour un’ jeun’ personne,
––––––De m’ner paîtr’ les moutons aux champs !
––––––C’est humiliant, qu’on en frissonne !
––––––Faut les servir tout comm’ des gens !
––––––Sans compter qu’ les montons, les traîtres,
––––––Ça s’ sauve et qu’ faut courir après !
––––––Et les dindons, c’est comm’ les maîtrs,
––––––Ça crie et ça r’merci’ jamais.
–––––––––Quel fichu métier,
–––––––––Pour une jeunesse,
–––––––––Qui va s’ marier !
–––––––––Qu’on vienne donc crier.
–––––––––Qu’ c’est la paresse,
–––––––––Qui fait qu’on engraisse,
––––––––––Ça fait pitié !
II
––––––C’est joli l’ tableau de la campagne !
––––––Quand l’ jour paraît, faut êtr’ debout !
––––––A c’ métier-là, qu’est-ce que l’on gagne,
––––––Des rhumes de cerveau, mais v’là tout
––––––Et le jour mêm’ qu’on se marie,
––––––Il faut encor, c’est bien cruel !
––––––Mener ses oi’s à l’écurie,
––––––Avant son futur à l’autel !
REFRAIN.
–––––––––Quel fichu métier, etc.
LA SINCÈRE.

J’en perds la tête !… et mieux que ça ! c’est que j’ai perdu…

LA ROUGE.

Quoi donc ?

LA SINCÈRE.

Encore un mouton aujourd’hui.

LA ROUGE.

Pas possible !… ça fait quatre de perdus en un mois.

LA SINCÈRE.

Oui, quatre ?… heureusement que notre maître, M. Vautendon, le philanthrope, comme ils appellent ça, est ben l’homme le plus généreux ?… Il me f’ra pas plus payer c’ mouton là qu’ les autres !…

LA ROUGE.

Ça, c’est vrai qu’il est bienfaisant… et on est ben heureux pour lui, qu’il ait obtenu le bœuf gras c’ t’année, l’ cher homme.

LA SINCÈRE.

Sans compter qu’il nous f’ra p’t’étre ben un cadeau d’ noce !… Oh ! la noce ! quand j’y pense, j’ m’ sens toute remuée.

LA ROUGE.

Bon Dieu ! quel tison ! C’est rien encore, va !… t’auras ben d’autr’s d’émotions !

LA SINCÈRE.

Qu’est-ce que tu peux en savoir, toi, avec la tête qu’il a, ton épouseux ?

LA ROUGE.
Il est laid, peut-être ?
LA SINCÈRE.

Mais oui, qu’il est laid !

LA ROUGE.

Et d’ous qu’il est laid donc ?

LA SINCÈRE.

Dam, principalement d’puis le haut du front jusqu’au bas du menton.

LA ROUGE.

Il n’est pas beau, mon Nicot-la-Braise ? Qué malheur ! C’est p’t’être le tien qu’est à souhaiter ?… L’ Menu Berrichon, avec sa tête à cerisiers… et ses yeux qui s’ disputent.

LA SINCÈRE.

L’Menu ! quoiqu’il a donc ? il louche un peu quand il vous regarde… mais ça ne se voit plus dès qu’il ferme les yeux… C’est c’ qui faut à un’ femme… et puis, ça m’est bien égal… c’en est un… (Avec feu.) Et un mari, c’est comme une carrière… Faut toujours finir par en embrasser…

LA ROUGE, sèchement.

Au moins le mien, Nicot, c’est pas pour ma dot qu’il me courtise… j’ai quinze francs.

LA SINCÈRE.

Eh ben ! moi, j’en ai soixante-dix, et je m’en vante… puisque les femmes ça a sa conscription et qu’il faut qu’ ça s’achète un homme, autant y mettre le prix…

LA ROUGE.

Eh ben ! quoi ? j’en demand’rons à personne d’l’argent… et avec de l’ordre et presque pas d’enfants…

LA SINCÈRE.
Allons, tout ça n’ trempe pas la soupe et v’là l’heure qui va sonner…
LA ROUGE.

C’est notre dernière soupe du matin pour les bergers.

LA SINCÈRE.

Oh ! oui ! Après ça, je n’en frai plus qu’ pour mon homme, mais j’ vas lui en tremper un’ solide, ce soir ! j’ veux qu’il ait un bon estomac…

Elles sortent.


Scène III

On voit se soulever le tas de paille jeté dans la cour. NICOT-LA-BRAISE en sort.
NICOT, après s’être assuré du départ des deux femmes, riant.
Eh ben ! c’est gentil les confidences des jeunesses !… Qu’est-ce que j’ai entendu là ? La Sincère a d’la fortune… soixante-dix francs ! Et moi qui vas épouser aujourd’hui la Rouge… qui n’en a que quinze ! J’ m’ disais : quinze francs ! c’est le prix d’un mouton… le commencement d’un troupeau… Mais soixante-dix francs, c’est quatre moutons deux tiers… un troupeau, quoi ! Et il y en a tant qui sont partis de plus bas… A preuve, M. Vautendon, l’éleveur… En voilà un qui s’est élevé !… C’est embêtant d’apprendre ça le jour de la noce, quand on est délicat… Si on n’était pas délicat… Allons ! allons !… il faut faire mes comptes pour le patron… même que je suis en retard… Voyons donc si y aurait pas moyen de moyenner cela… Nous disions quinze et soixante-dix… (Riant.) Eh ! eh ! quéqu’ bonne farce qui brouillerait la Sincère avec L’Menu… La Rouge, on la lâcherait… Oh ! qué belle idée !… Nous allons-t-y (Il se met devant la table et écrit.) Faut avouer qu’ c’est tout d’ même un’ bell’ chos’ que l’éducation… Si j’ savais pas écrire pourtant, j’ pourrais pas faire cette bonne farce-là.. Eh ! eh !… (On entend Jeannet qui chante.) C’te voix… c’est le p’tit Jeannet… le gamin l’ pus futé d’ici… il pourra m’être utile.

Scène IV

NICOT, JEANNET.

Jeannet entrant et se mettant à cheval sur la bande de bois qui sert de fermeture. Il chante.

JEANNET.

Il n’y a vraiment qu’un’ bonn’ école, C’est l’école dans les buissons.

NICOT.

C’est tout d’ même vrai qu’ t’es un fameux futé.

JEANNET.

Dame ! on l’ dit !… mais y en a d’ plus fins qu’ moi.

NICOT, à part.

Flattons-le dans sa malice !… (Haut.) Oh ! non, j’ suis sûr qu’ y en a pas deux dans le village pour blouser comme toi douze billes d’un coup dans la fossette… Encor’ c’ matin, j’ t’ai vu près d’ la mare…

JEANNET.

C’est vrai… Seulement, les autr’ ont triché.

NICOT.

Bah ! oh ! là là ! me parle pas des gens sans délicatesse.

JEANNET.

Oui, l’ petit Pichu m’a plumé comme une volaille ! Figurez-vous… V’là le coup… j’avais gagné quatre fois… J’y vas des vingt-huit, qu’il me dit… Bon ! que je lui réponds… Vous me suivez, n’est-ce pas ?…

NICOT.

Pardienne ! (A part.) Y m’embête avec son histoire… C’est la mienne que je voudrais lui raconter… soixante-dix…

JEANNET.

J’ tends la main où j’en avais mis…

NICOT, à lui-même.

Quinze !

JEANNET.

Mais non, vingt-huit !…

NICOT.

Vingt-huit… et quinze… soixante-dix !

JEANNET.

Alors, il me pousse… il m’envoie dans la boutique de l’épicier… J’ tombe le dos dans un tonneau de mélasse… et lui, il ramasse le bloc et il s’ensauve… (Pleurnichant.) en m’ prenant toutes mes billes.

NICOT, à part.

J’ai l’affaire… (Haut.) Ça fend l’âme !… pleure pas… je te les rends toutes !

JEANNET.

Vous ?

NICOT.

Oui, moi… Si tu veux m’ rendre un p’tit service gros comme l’ongle.

JEANNET.

Dites… c’est fait… vingt billes…

On entend des cris au dehors.
NICOT.

V’là les autres… Tiens, prends ça… (Il lui donne le billet qu’il a écrit.) Puisque t’es si adroit à la bloquette, trouve l’ moyen de l’ glisser dans l’ fichu de la Sincère.

JEANNET.

Ça ?… pourquoi ?

NICOT.
C’est un’ farce qu’on est convenu d’ faire pour sa noce, mais faut pas qu’on le sache. (À Jeannet qui essaie de lire la lettre entrebâillée.) Veux-tu pas r’ garder, moutard… T’as pas besoin d’ lire.
JEANNET, à part.

Non, tu as raison, j’ n’ai pas besoin de lire pour savoir ce que tu médites… (Haut.) J’aurai mes billes !

NICOT.

Tiens, voilà un sou pour les dix premières.

JEANNET.

Un tour de main et c’est fait.

CRIS, en dehors.

Viv’ m’sieu Vautendon !


Scène V

NICOT, VAUTENDON, Bergers, Bergères, LA ROUGE, LA SINCÈRE, LE MENU.
CHŒUR.
–––––––––Vive l’engraisseur,
–––––––––Vive notre père !
–––––––––Il porte en son cœur
–––––––––La commune entière.
–––––––––Vive l’engraisseur,
–––––––––Vive notre père !
LA ROUGE.
–––––––Pour fêter l’ plus beau des jours,
LA SINCÈRE.
–––––––V’là c’ que chacun vous souhaite.
LE MENU, offrant son bouquet.
–––––––Moi, c’est des oreilles d’ours…
NICOT, de même.
–––––––Et moi, c’est des pieds d’alouette.
JEANNET.
–––––––Moi, c’est des gueules de loup.
LA SINCÈRE.
–––––––Que d’orgueil votre âme se gonfle.
LA ROUGE.
–––––Enfin, ce qui vous ira mieux qu’ tout…
LA SINCÈRE, lui mettant avec la Rouge une couronne sur la tête.
–––––C’est cett’ bell’ couronne de triomphle.
TOUS.
––––––Cette couronne de triomphle.
REPRISE DU CHŒUR.
LA SINCÈRE.

Vive monsieur Vautendon !

TOUS.

Vive monsieur Vautendon !

LE MENU.

Vive son bœuf !

TOUS.

Vive son bœuf !… vive monsieur Vautendon !

VAUTENDON.

Eh ! mes amis, pourquoi ce mot de monsieur ? il est froid et réservé !… appelez-moi donc tout simplement, le seigneur !

TOUS.

Vive le seigneur !

LA SINCÈRE.

Vive le seigneur !

VAUTENDON.

Vous voyez bien, vous êtes plus à l’aise, et moi aussi !… Ces cris demandent une réponse… je vas parler… Quéque chose qui ressemble une tribune…

Deux paysans apportent une barrique.

UN PAYSAN.

V’ là la barrique ! boutez-vous là-dessus, l’ seigneur !…

Vatendon monte sur la barrique. La Rouge et la Sincère la maintiennent.
LA ROUGE.

V’là un homme calé !

VAUTENDON, toussant.

Encore quelques mots et j’ai fini…

TOUS.

Chut !… chut !

VAUTENDON.

Mes amis, je suis ému… je n’ai pas l’habitude de parler dans les cercles… quoique né à la ville, milieu corrompu… je ne puis me défendre d’une douce émotion en voyant les heureux que je fais… Philanthrope, comme ma mère… Éleveur comme mon père, dont je suis le plus beau produit… tout m’a réussi… puisque j’ai dans cette étable la reconnaissance des braves gens, et dans vos cœurs le bœuf gras de l’année, c’est-à-dire… Enfin, je me comprends… Oui, mes enfants… il y a bien longtemps de ça… Un jeune homme dont tout l’extérieur annonçait la misère et la distinction, s’avançait pieds nus, en sabots, vers ce pauvre village… Il mit son amour-propre à faire les ouvrages les plus répugnants, parce qu’ils étaient les mieux rétribués.

NICOT, avec feu.

Ah ! c’est bien ça !

VAUTENDON.

Avec le résultat de ses économies, il se faisait un plaisir, le dimanche, sous l’ormeau, de prêter quelques pièces de monnaie à ses jeunes camarades, se contentant de leur reconnaissance… signée et d’un modique intérêt, qui jamais ne s’éleva au-dessous du denier vingt… eh bien ! cette belle tête de jeune homme, calme et irrégulière qui s’annonçait si brillamment, c’était moi ! c’était moi !

Il se trappe violemment la poitrine.

LA SINCÈRE, LA ROUGE, NICOT ET LE MENU.
Il va se faire mal !
VAUTENDON.

Ne craignez rien, c’est pas sur un homme que je frappe, c’est sur une conviction.

LE MENU.

Tiens, je croyais que ça s’appelait l’estomac…

VAUTENDON.

Oui ! mais quand on devient riche, c’est une conviction.

NICOT, à part.

Quand donc qu’ j’aurai une conviction ?

VAUTENDON.

De tels faits n’ont pas besoin de commentaires et vous avez dû applaudir à la persistance avec laquelle je me suis tous les ans délivré le prix de vertu que j’ai spécialement fondé pour vous… Je finis et je dis que je ne crains personne pour la modestie et la délicatesse… et si y en a un ici plus modeste et plus délicat que moi, je lui cède la barrique et vingt francs !

NICOT.

Tiens, je suis délicat aussi.

Il s’approche.

VAUTENDON, à Nicot.

Tu veux la barrique ?

NICOT.

Non, les vingt francs.

VAUTENDON.

C’est un artifice aratoire.

JEANNET.

Il y aura un feu d’artifice !

NICOT, à part.

J’aimerais mieux les vingt francs.

Vautendon descend de la barrique qu’on retire.
LA SINCÈRE, à part.

Il parait ben disposé… Si je lui parlais de mon affaire. (Haut.) M’sieu Vautendon… j’ voudrais ben vous demander…

VAUTENDON.

Quoi ? parle… tu sais si je suis ben disposé pour toi ? ainsi, tu m’as perdu trois têtes de bétail, trois moutons et je ne te le rappelle même pas.

LA SINCÈRE.

C’est que j’en ai encore perdu un aujourd’hui m’sieur.

VAUTENDON.

Fichtre ! corne de bœuf ! (Tout le monde se recule avec crainte. Gracieusement.) N’ayez pas peur ! c’est un cri du cœur. (A la Sincère.) Approche, ma fille, où n’y a rien, le mortel le plus généreux se contente de perdre ses droits… (A part.) Je te repincerai ! Philanthropie n’est pas gaspillage. (Haut.) Viens m’embrasser.

LA SINCÈRE, s’approchant.

Oh ! merci, m’sieu !

Vautendon l’embrasse, le Menu tousse.

VAUTENDON, au Menu.

Tu es enrhumé ?

LE MENU.

Non, m’sieur, c’est que je tousse. (A part.) C’est drôle comme il est fort pour les embrassures.

VAUTENDON.

Éleveur, et par conséquent votre père à tous, je veux assister à vos mariages et vous offrir…

LA ROUGE, bas.

Il va nous faire un cadeau.

LA SINCÈRE.

Tais-toi…

VAUTENDON.

Et vous offrir à tous quelques pièces de monnaie pour fêter ce grand jour… (A part.) C’est l’heure de la Bourse, vous allez voir le truc… Tenez, mes amis, (Il jette sa bourse en l’air, il tire une ficelle, attachée à la bourse et dont il a gardé le bout. La bourse revient à lui et il la fourre dans sa poche.) c’est pas plus difficile que ça ! autrement ça serait ruineux… je fais ainsi deux ou trois fois dans la journée… c’est comme ça que je les tiens… (Tous les paysans se sont précipités à terre pour ramasser la bourse ; ils se bousculent.) Eh bien ! qu’est-ce qui l’a ?

NICOT, cherchant autour de lui et se relevant.

Encore ratée ! c’est la onzième fois…

LA ROUGE, à part.

C’est drôle tout de même, c’est toujours la même chose.

LA SINCÈRE, de même.

J’ peux jamais la trouver.

NICOT, à Jeannet.

Eh ben ! et le papier ? l’as-tu glissé ?

JEANNET.

Tout à l’heure, pendant la soupe.

On entend sonner l’heure.

NICOT et TOUS.

La v’là l’heure de la soupe.

VAUTENDON.

Oui, mes enfants, et pour que mon affection se manifeste sous toutes les formes…

NICOT.

Quoi qu’il va encore nous donner ?

VAUTENDON.

Oui, c’est l’heure de la soupe… mais…

TOUS.
Eh bien ?
VAUTENDON.

Pour aujourd’hui… pour aujourd’hui, elle est aux choux !

TOUS.

Viv’ m’sieu Vautendon ! viv’ l’ seigneur !

VAUTENDON.

J’en veux goûter une cuillerée d’honneur !

On apporte une corbeille, des écuelles, des cuillers. Une gamelle énorme est placée au milieu de la scène. Jeannet, monté sur la barrique, remplit et distribue les écuelles.

ENSEMBLE.
–––––––––––O délire !
––––––––Cœur généreux et doux,
––––––––––Il a fait cuire
––––––––––––Pour nous
––––––––––D’ la soupe aux choux.
RONDE.
NICOT.
–––––––––Viv’ la soupe aux choux !
–––––––––Les grands jours de fête,
–––––––––Il n’y a rien d’ plus doux,
–––––––––Pour un cœur honnête.
–––––––––Viv’ la coup’ aux choux !
I
–––––––––––On y met
–––––––––––Du navet
–––––––––––Et des bottes
–––––––––––De carottes,
–––––––––––Un poireau,
–––––––––––C’est très-beau !
–––––––––––De l’oignon,
–––––––––––C’est très-bon !
–––––––––––De l’oseille,
–––––––––––Ça réveille.
–––––––––––J’aim’ quéqu’ fois
–––––––––––Des petits pois,
–––––––––Mais c’ que je préfère,
–––––––––C’t’ un’ bonn’ pomm’ de terre.
–––––––––Viv’ la soup’ aux choux ! etc., etc.
II
–––––––––––Je suis souvent
–––––––––––Obligeant,
–––––––––––J’ prêt’ une nippe.
–––––––––––Ou ma pipe,
–––––––––––Mais jamais
–––––––––––Je n’ prêterais
–––––––––––Ma bonn’ part
–––––––––––D’ soup’ au lard,
–––––––––––De la celle
–––––––––––Dans laquelle
–––––––––––J’aim’ quéqu’fois
–––––––––––Des p’tits pois,
–––––––––Mais ousque j’ préfère
–––––––––Un’ bonn’ pomm’ de terre.
–––––––––Viv’ la soup’ aux choux ! etc., etc., etc.
III
–––––––––––Les beaux yeux,
–––––––––––Noirs ou bleus,
–––––––––––D’une femme,
–––––––––––Ça flatte l’âme,
–––––––––––Mais ç’ n’a pas
–––––––––––Tant d’appas
–––––––––––Qu’ des yeux doux
–––––––––––D’ soup’ aux choux,
–––––––––––De la celle
–––––––––––Dans laquelle
–––––––––––J’aim’ quéqu’fois
–––––––––––Des p’tits pois,
–––––––––Mais ousque j’ préfère
–––––––––Un’ bonn’ pomm’ de terre !
–––––––––Viv’ la soup’ aux choux ! etc., etc., etc.

On danse.

TOUS.
–––––––––Viv’ la soup’ aux choux ! etc., etc., etc.
VAUTENDON.

Quelle soupe, mes enfants ! ça élève l’âme, on se sent meilleur.

NICOT, à Jeannet.

Eh ben ! p’tit, et l’ poulet ?

JEANNET.

Laisse faire… je l’couve… (S’approchant de la Sincère et la lutinant.) C’est gentil, tout d’ même tout ça, la Sincère.

Il glisse le billet dans son fichu.

LA SINCÈRE, lui donnant un soufflet.

Eh ben ! et ça, toi, précoce !…

NICOT.

Ça y est ?…

JEANNET, à Nicot.

Dans son fichu !

VAUTENDON, au fond.

Allons, allons, bannissons la tristesse. Ce soir, après le conjungo, vous assisterez à une fête que je donne à Benoîton.

LA SINCÈRE.

Benoîton ! qu’est-ce que c’est que ça ?

VAUTENDON.

Benoîton, c’est mon bœuf… mon bœuf qu’a la prime… un’ fête comme à Paris, la grand’ ville… j’ai loué la musique du Cirque… deux clarinettes et une grosse caisse !… des masques… Il y en a pour vous tous… (A part.) C’est moins pour les réjouissances que pour qu’on en parle… (Haut.) N’y a qu’un’ chose qui m’ manque pour mettre sur l’ dos de Benoîton… j’ voudrais… mais je l’ trouv’rai… En attendant, à vous cette autre bourse, mes bons amis ! (Même jeu qu’au commencement de la scène. Tout le monde se précipite. Vantendon tire la ficelle. Jeannet la coupe et prend la bourse. Déconcerté.) La ficelle était usée…

JEANNET, montrant la bourse.
Viv’ m’sieu Vautendon !
VAUTENDON.

C’est toi qui l’as attrapée, petit… je te repincerai !…

TOUS, sortant.

Viv’ m’sieu Vautendon !

Tous sortent, excepté Nicot, le Menu, la Sincère.


Scène VI

NICOT, LE MENU, LA SINCÈRE.
LA SINCÈRE.

Allons ! y faut laver tout ça à heure !

LE MENU.

Oui, faut laver les vaisseaux.

NICOT, à part.

Et moi, j’ vas brûler les miens !

LE MENU.

J’ vas vous êt’ officieux, ma promise.

NICOT.

Et moi d’ même, si vous voulez !

LA SINCÈRE.

C’est pas de refus !

TRIO.
ENSEMBLE.
LA SINCÈRE.
En attendant l’hymen,
Donnez-moi-z’-un coup d’ main,
Pour laver les cuillères,
Les plats et les soupières,
Donnez-moi-z’-un coup d’main,
En attendant l’hymen.
NICOT, LE MENU.
En attendant l’hymen,
Donnons-lui-z’un coup d’main,
Pour laver les cuillères,
Les plats et les soupières,
Donnons-lui-z’un coup d’main,
En attendant l’hymen.
Chacun se met à essuyer la vaisselle.
NICOT, à part.
––––––Je crois que voilà le moment v’nu
––––––De la brouiller avec le M’nu !

Bas au Menu.

––––––Écout’ un peu, tu ne fais d’ la peine !
––––––Tu n’ vois donc pas, mon pauv’ Menu,
––––––Ous’que cett’ farceuse-là te mène ?
LE MENU.
––––––Ous’qu’ell’ me mène.
NICOT.
––––––Ous’qu’ell’ me mène. Tu m’ fais d’ la peine !
––––––R’gard’ donc seul’ment dans son fichu !
LE MENU.
––––––Dans son fichu ! Bah ! qu’est-ce qu’il veut dire ?
––––––V’là la jalous’ri’qui m’ déchire.

La Sincère prend son panier à vaisselle et vient près de Nicot.

NICOT.
––––––R’gardes-y donc !… Mais n’ souffle rien !
––––––Ce qu’on t’en dit, c’est pour ton bien.
LA SINCÈRE, les rappelant.
––––––––––Eh bien ! eh bien !
REPRISE.
––––––––En attendant l’hymen, etc.

On se remet à layer la vaisselle.

NICOT, bas.
––––––Tiens, vois-tu c’ petit papier rose,
––––––Qui sort de son joli fichu ?
LE MENU.
––––––Ah ! morgué ! j’ voudrais voir… mais j’ n’ose.

Il s’approche de la Sincère et recule tout troublé.

LA SINCÈRE.
––––––Eh ben ! qu’est-ce qu’il a donc l’ Menu ?

Le Menu se rapproche et regarde le fichu, la Sincère se retourne.

––––––Pourquoi qu’il avance et qu’il recule ?
LE MENU.
––––––A dissimule ! a dissimule !
NICOT.
––––––––Va donc !
LE MENU.
––––––––Va donc ! Allons, courage !

Il met la main dans le corsage de la Sincère et en retire une lettre.

––Je l’ tiens !
LA SINCÈRE.
––Je l’ tiens ! Quoi donc ?
LE MENU.
––Je l’ tiens ! Quoi donc ? Un billet doux dans vot’ corsage,
LA SINCÈRE.
––––––Un billet doux dans mon corsage !
LE MENU.
–––––––––Qu’est-ce que j’ai vu,
–––––––––Qu’est-ce que j’ai lu ?

Un billet du seigneur !

Lisant.

––––––––« Tu vas, ma bell’ Sincère,
––––––––Epouser c’ cornichon.
––––––––J’ sais qu’ ça n’est qu’ pour te faire
––––––––Un semblant de position.
––––––––Viens ce soir à neuf heures,
––––––––Derrière l’auge au mouton,
––––––––Pour y cueillir des fleures,
––––––––Avec ton Vautendon.
LA SINCÈRE.
––––––––Qu’est-c’ qu’il dit ? qu’est-c’ qu’il chante
NICOT.
––––––––J’ comprends point.
LE MENU.
––––––––J’ comprends point. Oh ! là ! là !
––––––––Impudente et mentante !
LA SINCÈRE, impatientée.
––––––Vous n’êtes qu’une scie !…
LE MENU.
––––––Vous n’êtes qu’une scie !… Et vous qu’un’ ça !
LA SINCÈRE.
––––Ah ! traiter un’ honnête fille comme ça !
NICOT, à part.
––––––Allons ! allons !… ça va, ça va !
LE MENU, cassant l’assiette qu’il a tenue à la main pendant la deuxième partie du trio.
Hi ! hi ! hi ! je pleur’ de rage !
Hi ! hi ! hi ! j’ veux plus d’ mariage.
––––Hi ! hi ! hi !
LA SINCÈRE, cassant également les assiettes.
Hi ! hi ! hi ! je pleur’ de rage,
Hi ! hi ! hi ! J’ veux plus d’ mariage,
––––Hi ! hi ! hi !
NICOT, continuant la casse, riant quand on ne le regarde pas et pleurant quand on le regarde.
–––––––Hi ! hi ! hi ! il enrage,
–––––––Hi ! hi ! hi ! plus d’ mariage,
–––––––––––Hi ! hi ! hi !

Le Menu sort furieux.


Scène VII

LA SINCÈRE, NICOT.
LA SINCÈRE.

Eh ben ! il s’en va ! le monstre !

NICOT, retenant la Sincère qui tombe sur le baquet en voulant l’enlever.

Eh ben ! all’ veut se neyer !… faut pas s’ fair’ périr pour ça ! (A la porte.) Ah ! chenapan ! ah ! sans coeur ! Ah ! rien du tout ! il a ben raison de se sauver ! Avoir traité pareillement une fille comme vous ! Ah ! il faut qu’il sache que vous tenez ben à lui !

LA SINCÈRE, prenant un balai.
Moi, tenir à lui ! par exemple ! mais qu’est-ce que c’est que toutes ces imaginations-là ?
NICOT, prenant un autre balai. A part.

Il s’agit de faire sa cour… (Haut.) Il croit qu’ vous n’en pourriez point trouver d’autre ! C’est ben drôle tout d’ même !

LA SINCÈRE.

Avec ça que j’ serais embarrassée !… (Cherchant.) Il y a d’abord… et puis… non… (Pleurant.) Mais non, il n’y en a point !

NICOT, balayant.

C’est parce que vous ne voulez pas voir… car ça crève les yeux ! La Rouge qu’avait le goût difficile en avait trié un avant notre rupture…

LA SINCÈRE.

Avant votre rupture ! comment ! tu ne te maries plus avec la Rouge ?

NICOT.

Non !

LA SINCÈRE.

Pourquoi ?

NICOT.

Tant pis… j’ peux parler à c’t’ heure qu’ vous êt’s libre… avant, j’ pouvais pas, parce que j’ suis délicat… Eh ben, c’est parce j’en aime une autre !

Il balaie avec ardeur.

LA SINCÈRE.

Qui ?

NICOT.

La plus belle et la plus vertueuse… Ne cherchez pas… car moi, j’ suis pas comme c’t’ imbécile et j’ crois pas à des histoires… je l’ voirais, que je l’ croirais pas ! Je vous défendrai, moi, contre les méchantes langues… je suis amoureux de vous et… je veux vous épouser… v’là le mot lâché !… L’affaire est emmanchée !…

Il remmanche son balai.

LA SINCÈRE.
Comment ! tu m’aimais d’amour ?
NICOT, soupirant.

Ah ! si je t’aime ! j’en seuche !

LA SINCÈRE.

Il en seuche ! Ah ! le Menu !

NICOT.

T’as donc pas vu que j’étais tout rêveur à la soupe ?

LA SINCÈRE.

Tiens ! c’est vrai !

NICOT.

T’as donc pas vu c’ qui s’est passé dans mon assiette ?…

LA SINCÈRE.

Dans ton assiette ?…

NICOT.

Que j’ai laissé une pomm’ de terre au fond ?…

LA SINCÈRE.

C’est vrai que c’est une preuve ça ! Ah ! la Rouge !… elle qui faisait tant sa faraude avec moi c’ matin… ma foi, tant pis, chacun pour soi ! c’est dit !…

NICOT.

C’est dit !…

LA SINCÈRE.

Ce sera une vengeance horrible… c’est p’ t’êt’ un grand malheur pour un d’ nous deux !

NICOT.

C’est possible, mais j’ai pris mon parti.

LA SINCÈRE.

Tu seras mon mari.

NICOT, à part.
Allons donc ! Oh ! la fortune !
LA SINCÈRE.

Et tout de suite ! Allons, en route chez le notaire.

Ils jettent leurs balais.

NICOT, à part.

C’est une bonne farce tout de même… j’agrippe les soixante-dix francs et la Sincère… Les affaires sont les affaires…

Grand bruit au dehors.


Scène VIII

Les Mêmes, JEANNET, VAUTENDON, LE MENU, puis LA ROUGE.

Vautendon et le Menu entrent en se battant.

JEANNET.

Séparez-les ! c’est comme deux tigres.

LA SINCÈRE.

Quoi qu’y a ?

JEANNET.

C’est Menu qui veut manger l’él’veur !

NICOT, à part.

Aïgne ! l’animal d’Menu ! qui qui aurait dit ça… il va tout gâter !

VAUTENDON, se relevant après avoir rossé le Menu.

Yeux-tu m’expliquer, maintenant, espèce d’énégrumène.

LE MENU.

C’est à vous d’expliquer vos comportances vipéreuses !…

NICOT, à part.

Si on s’explique, j’ crois qu’il vaut mieux que j’ m’en aille…

Il va pour sortir. Jeannet lui barre passage.
LA SINCÈRE, à Vautendon.

Eh bien ! oui, expliquez-vous ! Pourquoi qu’ vous avez mis un papier dans mon fichu ?

VAUTENDON.

Moi ?… fichu un papier…

LA SINCÈRE.

Ousque vous me donnez rendez-vous dans l’auge…

VAUTENDON.

Quelle auge ?

LA SINCÈRE.

Aux moutons !

VAUTENDON.

Quels moutons ?… Quel rendez-vous ?

LE MENU.

Un d’amour…

VAUTENDON.

Moi ! un éleveur !… un rendez-vous d’amour !… Et les affaires ?

LE MENU.

Puisque v’là votre orthographure elle-même !

Il lui montre la lettre.

VAUTENDON.

Ça, c’est faux ! Est-ce que j’ai jamais eu des R comme ça ?

LE MENU.

Qui donc qu’ c’est alors qu’a mis ça dans l’estomac de la Sincère ?

On se regarde.

NICOT, intimidé.

C’est pas moi, parole d’honneur !… non, j’ vivrais cent cinquante ans… que j’ dirais toujours… Tenez !… (Il crache par terre.) C’est pas moi !

VAUTENDON.
Qui est-ce qui t’accuse ?
NICOT.

C’est lui qui me regarde… non, ce n’est pas moi !

JEANNET, intervenant.

Eh non ! ce n’est pas lui ! puisque c’est moi ! C’est…

TOUS.

Toi ?…

JEANNET.

C’est une bonne niche que j’ai voulu vous faire, puisque c’est mon métier de faire des farces. (Bas à Nicot.) Je te sauve devant eux, mais tâche de rougir, si tu le peux encore, Myriame !

NICOT, à part.

Myriame ! Pourquoi qu’il m’appelle Myriame ?

JEANNET, se sauvant.

Eh ben, oui, c’est moi !

VAUTENDON.

Ah ! c’est toi, galopin ! vaurien !… Ah ! une fois dans ta vie tu m’auras servi à quelque chose. (Sons de trompe.) Benoîton, je suis à toi… J’ai ton affaire !…

LA SINCÈRE, embrassant le Menu.

Ah ! l’ Menu !

VAUTENDON.

C’est bon ! venez, mes enfants… venez prendre part au triomphe de Benoîton.

Il court après Jeannet.

LA SINCÈRE.

Viens, l’ Menu, viens embrasser m’sieur Vautendon.

LE MENU.

Me v’là ! m’sieur Vautendon

Ils sortent en courant derrière Vautendon.

Scène IX

LA ROUGE, NICOT.

Ils sont restés tous deux immobiles et interdits. La Rouge est restée depuis un instant au fond.

NICOT.

Myriame ? pourquoi qu’il m’appelle Myriame ?… J’ sais pas… mais pas moins voilà toute mon espéculation par terre.

LA ROUGE, descendant lentement.

Alors, tu voulais épouser la Sincère… et tu m’ laissais là, parce que j’avais moins de dot ?

NICOT, simplement.

Dam ! j’ sais pas… C’est vrai !…

LA ROUGE, pleurant.

Ah ! c’est pas bien !

NICOT.

Tu pleures ?… (Sérieux.) L’ fait est que c’est p’t’ êt’ pas aussi délicat que j’aurais cru… il me semble même que c’est… Oh ! tiens ! c’est drôle !… (Mettant la main sur son cœur.) Mais qu’est-ce que je sens donc là ?

On entend à l’orchestre la mélodie d’entrée du premier acte.

LA ROUGE.

C’est peut-être ton cœur, Nicot ?…

NICOT.

Mon cœur ?… c’est vrai ! C’est comme un tressaillement que je ne connaissais pas.

LA ROUGE.
Oh ! oui… c’est cela… c’est bien cela… te souviens-tu… entends-tu comme moi ?…
NICOT.

Oui !… attends…

LA ROUGE et NICOT.
–––––––Les épis dorent la plaine
–––––––Sous les feux brûlants du jour ;
–––––––La nature est toute pleine
–––––––De silence et d’amour !…

Leurs habits tombent. Ils sont transformés on Myriame et Daphné.

DAPHNÉ.

Quel rêve affreux, Myriame !

MYRIAME.

Daphné !… que sommes-nous devenus ? Où sommes-nous ?

On entend la marche triomphale de Vautendon. Le théâtre change ; le bœuf paraît, Éros est dessus. Tous les personnages sont en costumes de carnaval.

MYRIAME et DAPHNÉ.

Éros ! Éros !… où es-tu ?

ÉROS, se débattant.

Vous le voyez, mes amis ! ils m’ont mis sur le bœuf gras !… C’est ma dernière étape !… Sera-ce la vôtre aussi ?

MYRIAME et DAPHNÉ.

Oh ! oui, rends-nous le passé !

ÉROS.

Enfin, mon exil finit !

VAUTENDON.

Il n’y a plus d’amour ! Chantons le bœuf et ses louanges.

FINALE.
VAUTENDON.
––––––––V’là mon bœuf qui s’élance,
–––––––––Admirez c’t’ animal !
––––––––Il est, par sa prestance,
–––––––––L’espoir du carnaval,
––––––––Mes amis, dans la vie,
––––––––On ne fait rien pour rien,
––––––––J’ l’engraiss’, la bête chérie,
––––––––Mais ell’ me l’ rend bien,
––––––Pour un beau bœuf, c’est un beau bœuf.
––––––Il va produire un effet neuf,
––––––––––Pour un beau bœuf,
––––––––––C’est un beau bœuf !
CHŒUR.
––––––––––C’est un beau bœuf ! etc.
ÉROS, MYRIAME et DAPHNÉ.
––––––Chantez, dansez, troupe joyeuse,
––––––Célébrez les travaux des champs,
––––––Les bergers de l’idylle heureuse
––––––Mêleront leurs voix à vos chants.

Le rideau tombe sur une danse animée, pendant qu’Éros, Myriame et Daphné s’élèvent en groupe.


FIN