Henri Laurens, éditeur (p. 5-11).

I

LA PEINTURE VÉNITIENNE.

À évoquer les œuvres les plus caractéristiques de la peinture vénitienne, les Madones de Bellini, le Concert de Giorgione, Bacchus et Ariane du Titien, on éprouve ce sentiment de satisfaction presque physique que procure seule l’harmonie profonde des lignes et des couleurs. Nous « goûtons » littéralement de tels tableaux ; ils dispensent le bien-être, ils réjouissent l’œil et réchauffent l’âme sans fatiguer l’esprit. Ils ne réclament aucun commentaire : ils suffit de les regarder pour se trouver ravi de leur lumière, comblé de leur beauté.

Si l’art n’était qu’une sensualité raffinée — et pour beaucoup il n’est rien d’autre — l’étude de la peinture vénitienne devrait décourager le peintre comme celle de la sculpture grecque décourage le sculpteur. L’une et l’autre donnent une impression de perfection, de plénitude qui semble interdire tout progrès ; elles sont définitives et dominatrices ; elles contiennent en elles le passé comme l’avenir. Il semble que tout y aboutisse et que l’on ne puisse parvenir à rien qu’à les imiter.

Voilà bien le secret de leur influence. La statuaire grecque a absorbé toute la sculpture antique, et il n’est peut-être pas un peintre moderne, de Rubens à Poussin et de Claude à Turner, qui ait pu se soustraire à l’influence absorbante de Venise.

Cette beauté n’est pas absolue, cette perfection n’est pas sans limites.

Venise apparaît comme le seul centre important du nord de l’Italie qui n’ait pas été entraîné par le courant mystique de l’art giottesque du xive siècle et qui soit resté réfractaire à l’humanisme aristocratique du xv c siècle. Elle ne connaît ni la suavité de l’Angelico, ni l’austère énergie de Donatello et de Masaccio. Et pourtant c’est à ses portes, à une journée de marche de la lagune, que Giotto décora de ses fresques immortelles l’humble chapelle de l’Arena de Padoue. Et pourtant c’est tout autour d’elle, à Rimini avec les Malatesta, à Ferrare avec les Este, à Padoue, la ville universitaire, à Mantoue, à la cour des Gonzague, que se développèrent les foyers les plus intenses de cette éducation classique, de ce culte des héros, de ce néo-paganisme qui devait s’exprimer avec tant de puissance dans l’art de Mantegna.

Non pas que la peinture vénitienne, et celle des Bellini en particulier, n’ait été fortement influencée par l’école de Padoue. Mais elle n’en retint que ce que son génie lui permettait d’assimiler. Elle accueillit avec empressement ses découvertes techniques sans se surcharger de son érudition ! Elle s’appropria le luxe des décors, la vivacité des mouvements, la précision des perspectives, mais elle abandonna, ou mieux elle ne vit pas, la recherche tourmentée d’une vérité fugitive, la fièvre de critique, l’orgueil sceptique et individualiste que traduisait cet art nouveau. La base était solide, la superstructure était frêle. Avec un instinct sûr, Venise s’appropria l’une, sans considérer l’autre. La Renaissance ne fut pour elle qu’un moyen d’expression nouveau, et elle la lit servira ses fins, avec le sens pratique qui distingue les grandes cités marchandes. La littérature du temps n’agit pas sur son œuvre. Ses peintres ne s’embarrassent ni de Pulci, ni de Politien, ni de philosophie, ni d’archéologie. Ce ne sont pas, comme les grands Florentins, des génies encyclopédistes, embrassant le monde dans une vaste étreinte, à la fois ingénieurs et poètes, armuriers et peintres. Ils ne font qu’une seule chose, mais ils la font bien. Ils opèrent dans un cadre restreint, mais ils le remplissent.

La République n’avait besoin ni de dilettantes, ni de beaux parleurs. Elle réclamait de bons ouvriers. Le service de l’État était si absorbant qu’il ne laissait pas les loisirs nécessaires aux recherches abstraites. Venise était, pour ses citoyens, le centre du monde, et la salle du Grand Conseil était, pour ses peintres, le centre de Venise. Toute l’histoire de la peinture, durant la belle période, tient entre ses quatre murs. Les artistes auxquels la décoration en était confiée dirigeaient les destinées artistiques de la ville et célébraient, en même temps, sa gloire. L’Église elle-même, relativement indépendante de la suprématie papale, subissait le même particularisme, la même insularité. La Vierge, saint Marc, saint Jean l’Évangéliste, saint Georges sont les patrons de la cité et de ses confréries. Leur culte se confond, jusqu’à un certain point, avec celui de la glorieuse République et les bannières, sur lesquelles apparaissent leur image, lui servent d’étendards.

Comme dans tous les centres, anciens ou modernes, de transaction active, l’orgueil national s’accompagnait, à Venise, de l’amour du luxe et des décors. Il convenait d’éblouir les étrangers, de passage dans la ville, par l’éclat fastueux des marbres et des mosaïques, des tableaux et des cortèges. Au xve siècle, on ne compte pas moins de trente-six processions annuelles se rendant du palais Ducal aux diverses églises de la ville. Le plus souvent, le doge était suivi de toute la noblesse, du clergé et des confréries laïques en costume d’apparat. Tout prétexte était bon pour augmenter le nombre de ces solennités et pour ajouter à leur lustre : la célébration d’une victoire, la visite d’un prince, la conclusion d’un traité. Venise limait à se mirer dans sa propre image, comme ses palais se reflètent à la surface de la lagune. Ses artistes eurent pour mission d’immortaliser sa splendeur présente et de l’appeler les épisodes les plus glorieux de son passé.

Faut-il attribuer à cet esprit concret et mondain le caractère somptueux du coloris vénitien ? Il y a là tout au moins une coïncidence plus suggestive que les digressions


Jacopo Bellini. — Portrait d’homme
(Dessin du recueil du Louvre.)

fleuries auxquelles tant d’auteurs se sont livrés au sujet

de la « lumière vénitienne ». À les entendre, Bellini, Giorgione, Palma et Titien n’auraient fait que transporter sur leurs toiles cet éclat précieux, cette lumière chaude et vibrante qui baigne, par les soirs d’été, les marbres de la ville et les voiles de la lagune.

Jacobello del Fiore pourtant ne l’a pas vu, Canaletto non plus ; Naples reste ignorante et l’Espagne rétive. Et c’est dans les brumes des Flandres qu’il faut chercher l’or de son dernier reflet.

Le soleil ne brille pas du même éclat sur le beffroi de Bruges et sur les coupoles de Saint-Marc, mais la peinture flamande offre la même exubérance, le même amour du luxe, la même glorification de la vie pour elle-même, le même triomphe de la couleur. Si Bruges est la « Venise du Nord », Venise représente la « Flandre italienne ». Elle allie, dans une certaine mesure, l’harmonie des compositions méridionales à la technique minutieuse et au coloris profond du Nord. Elle occupe, en Europe, une situation particulière, au confluent des génies latin et germanique, au point de rencontre de l’esprit mondain et de l’esprit religieux, au centre de la Méditerranée, au carrefour des grandes routes commerciales qui, par les cols des Alpes, rayonnent vers l’Autriche, vers le Rhin, vers la France. Son art reflète toutes ces influences. C’est un miroir dans lequel chacun peut reconnaître quelque Irait de son esprit et de sa race.