Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/8

Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 149-162).


X

prédictions.


Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quelques instants dans la loge du passeur du Port-Corbeau. À leur entrée, Benoît avait cessé de chanter ; il s’était soulevé sur le coude, afin de saluer avec respect les filles de Penhoël.

Depuis lors, il restait immobile sur son grabat, les yeux fixes et tournés vers les solives enfumées qui composaient la charpente de sa loge.

À le voir ainsi, hâve et décharné, la joue creuse, la bouche entr’ouverte, on aurait cru déjà qu’il n’était plus de ce monde, d’autant mieux qu’il avait placé lui-même sur sa poitrine le crucifix de bois noir qui garde contre les influences du malin esprit la couche froide des trépassés.

Une chandelle de résine, mince et fumeuse, était fichée dans la muraille à son chevet, un peu en arrière du lit ; ses traits amaigris s’éclairaient à revers, et les saillies osseuses de son visage jetaient des ombres profondes.

Cyprienne était toute pâle et tremblait à le regarder.

La lumière de la résine n’éclairait guère que le grabat et un billot de bois sur lequel reposait un pot d’eau bénite avec son goupillon. Le reste de la chambre se perdait dans une demi-obscurité d’où sortaient çà et là, quand la résine crépitante jetait une flamme plus vive, les misérables objets qui composaient le mobilier du passeur.

Au dehors l’air était lourd ; dans la loge on respirait à peine : l’atmosphère se chargeait de ces miasmes tièdes et froids qui semblent exhaler l’agonie.

Diane se tenait debout auprès du lit de Benoît Haligan.

Cyprienne s’était assise un peu à l’écart, et mêlait un breuvage dans une petite écuelle de faïence.

— Eh bien ! Benoît… disait Diane, vous ne voulez pas nous répondre, ce soir ?… Nous vous avons entendu chanter tout à l’heure, pourquoi vous taisez-vous maintenant ?

Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration, d’ordinaire bruyante et pénible, était si faible en ce moment, qu’on ne l’entendait plus.

— Ma sœur… ma sœur, murmurait Cyprienne effrayée, allons chercher le vicaire… Nous sommes peut-être dans la chambre d’un mort !…

Aucun mouvement du vieux passeur ne protesta contre cette crainte. Il restait toujours étendu, la bouche et les yeux ouverts, les bras en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues couchées qu’on voit sur les anciennes tombes.

— Benoît… mon pauvre Benoît ! reprit Diane, vous savez bien que nous vous aimons… pourquoi nous effrayer ainsi ? Nous sommes venues bien tard ce soir, mais il n’y a pas de notre faute… Benoît, répondez-nous, je vous en prie !

Même silence. Cyprienne avait du froid dans les veines, et ses jambes chancelaient sous le poids léger de son corps.

Diane s’approcha davantage du chevet de Benoît et reprit encore :

— Vous aviez soif, peut-être, et vous n’avez pas pu vous lever pour boire ; pauvre homme !… Vous nous avez appelées… L’heure où nous venons d’ordinaire s’est passée, et vous avez cru que nous vous avions oublié !…

Toujours le même silence. Seulement, la flamme de la résine se prit à trembler, et les déplacements de l’ombre et de la lumière mirent une espèce de vie factice sur le visage morne du vieillard.

Cyprienne, à bout de courage, eut la pensée de s’enfuir. Diane, au contraire, fit un pas de plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras, afin de lui tâter le pouls.

Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît eut un tressaillement faible. Un soupir s’exhala de ses lèvres décolorées, et ses paupières battirent comme si le charme qui le tenait enchaîné se fût rompu tout à coup.

— Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fermant ses yeux avec fatigue, j’ai vu sa lueur rouge à travers la porte de ma loge… C’est un joyeux jour, jeunes filles !… On danse sur l’aire et l’on danse dans le jardin de Penhoël !… Le pauvre Benoît reste seul… Il met trop de temps à mourir !

Diane prit l’écuelle des mains de Cyprienne et la lui présenta. Benoît secoua la tête en signe de refus.

— J’ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël venait dire adieu à ses serviteurs mourants… Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël n’oubliait jamais de le faire… Mais il y a une autre agonie que celle du corps, et je n’en veux pas au fils de mon maître…

— Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.

— Il n’y a qu’une chose au monde qui puisse me soulager, répliqua le vieillard dont les traits flétris eurent presque un sourire ; c’est d’entendre votre voix douce auprès de mon oreille, Diane de Penhoël… Il y avait un homme que j’aimais plus qu’un père n’aime son fils unique et adoré… À mesure que j’avance vers mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient mieux et plus loin… Il n’est pas mort… il reviendra peut-être quand il ne sera plus temps ! Mes filles, vous avez ses grands yeux de feu et vous avez son bon cœur… Quand je vais être là-haut à la porte du paradis, avant de parler pour moi-même, je prierai pour lui et pour vous…

Sa voix s’animait peu à peu, et sa tête renversée parmi les longues mèches de ses cheveux gris semblait prête à quitter l’oreiller.

— Non !… non !… reprit-il, répondant aux paroles qu’il avait entendues naguère, alors qu’il restait immobile et comme mort ; non, je ne suis pas fâché contre vous, mes filles… Je savais que vous viendriez encore aujourd’hui… mais demain…

Il s’arrêta.

— Nous vous promettons de venir… voulut dire Diane.

Le passeur se souleva lentement et avec effort ; il parvint à se mettre sur son séant.

— Approchez ici toutes deux, poursuivit-il d’une voix plus lente et toute pleine d’émotion ; que je vous voie encore une fois, ma belle Diane… et vous, ma jolie Cyprienne… douces fleurs du manoir !… Oh ! oui, si l’aîné de Penhoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore de beaux jours !… Mais il tarde… il tarde !… Je crois que Dieu ne veut pas !…

Il rejeta en arrière ses grands cheveux gris. Ses yeux commençaient à briller au milieu de sa face pâle, sillonnée de rides profondes.

Les deux sœurs l’écoutaient avec une attention émue.

— Je vois bien des choses ! poursuivit encore le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté soit stérile ? Enfants, si vous ne venez plus, demain je serai seul… car tout le monde a délaissé mon lit de souffrance… Dieu m’aura pris ma dernière joie sur la terre !

— Mais nous viendrons, interrompit Diane.

Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire :

— Ne faut-il pas bien que je vienne préparer votre tisane, bon père Benoît ? moi, qui suis votre médecin !

— Pour ce qui est de moi, répondit le passeur, je n’ai besoin de rien, mes filles… abandonné ou non, mes heures sont comptées… La faim, la soif et la maladie ne pourront pas me tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont je dois mourir… Je sais le nombre des jours qui me restent à vivre… C’est bien long !… Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller chercher tout à l’heure le prêtre pour dire sur moi la prière des trépassés, vous vous en irez avant moi, ma fille.

Cyprienne, tremblante, baissait la tête. Elle était habituée à croire les paroles du vieillard comme autant d’oracles.

— Ne dites pas cela !… murmura Diane, vous savez bien que nous avons besoin de tout notre courage !…

Mais Benoît Haligan semblait céder à un pouvoir irrésistible. Ce n’était plus le même homme. Sa taille s’était redressée ; son visage s’inspirait ; une flamme étrange brûlait au fond de ses yeux caves.

— Et vous aussi, Diane de Penhoël !… continua-t-il. Toutes deux… toutes deux ensemble !… Ne m’interrompez plus, car ce moment de force que Dieu me rend sera court, et quand je vais me taire, ce sera pour longtemps !… Je suis seul… je n’ai ni fils ni fille… Je n’aime personne en ce monde, si ce n’est vous et l’absent… depuis soixante et dix ans que dure ma vie, je suis un pauvre homme… Et pourtant j’ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied du grand aune qui baigne ses branches dans la rivière et auquel j’attachais mon bac, au temps où je pouvais encore passer l’eau… Écoutez bien ceci, car nulle créature humaine n’est infaillible, et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves d’un vieil homme qui se meurt… Dieu le veuille, enfants, Dieu le veuille !…

« Sous l’aune, il y a cent pièces de six livres, enfermées dans un pot de grès… Je les ai mises là une à une, et il m’a fallu bien des années de fatigue !…

« Alors que Penhoël était heureux et riche, je comptais donner mon argent aux prêtres, après ma mort, afin qu’il fût dit des messes pour le repos de mon âme, et aussi pour les bleus que j’ai tués sur la lande pendant la guerre.

« Depuis que Penhoël est pauvre, ne m’interrompez pas, je sais ce que je dis ! ses serviteurs n’ont plus le droit de penser à eux-mêmes.

« Je me disais : Mon argent sera pour Madame, pour l’absent, qui reviendra peut-être et qui n’aura plus de patrimoine, ou pour les filles de Jean de Penhoël…

« Mettez ceci dans votre mémoire, car je ne vous en reparlerai plus… Quoi qu’il arrive, que je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd’hui même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières, et les cent pièces de six livres sont votre bien… »

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.

— Pauvre bon père Benoît !… dirent-elles en même temps.

Le vieillard souriait d’un sourire amer et triste.

— Ne me remerciez pas, reprit-il, à moins que vous ne veuillez suivre mon conseil.

— Quel conseil ?…

— Aujourd’hui, à l’heure même où je vous parle… dites-moi adieu pour l’éternité, et sans prendre le temps de remonter au manoir, allez chercher l’argent qui est sous l’aune… Quand vous l’aurez, vous passerez l’eau et vous vous enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre pourra porter vos pas.

Diane et Cyprienne secouèrent la tête.

— Et notre père ?… murmurèrent-elles en même temps. Et Madame… et l’Ange ?…

— Que peut faire un pauvre vieillard contre la volonté de Dieu ?… pensa tout haut Benoît Haligan.

Puis il garda quelques instants le silence, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.

Diane et Cyprienne se tenaient par la main. Leurs charmants visages, qu’éclairait faiblement la lumière tremblante de la résine, exprimaient une résignation mélancolique.

Toutes deux avaient une foi égale aux paroles prophétiques du passeur ; toutes deux croyaient à cette annonce d’une mort violente et prochaine. Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne voulaient point fuir.

Le sacrifice était consommé au fond de leur cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles regardaient en face le martyre.

Au bout de quelques secondes, Benoît reprit comme en se parlant à lui-même :

— Mon Dieu ! pourquoi montrez-vous l’avenir à ceux qui sont trop faibles pour prévenir le malheur ou le combattre ?… Depuis que cet homme mit le pied sur mon bac, par un soir d’orage… depuis qu’un éclair me montra pour la première fois sa figure, une voix s’est élevée au fond de ma conscience… Il y a trois ans que mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la veille et dans le sommeil… et je vois toujours la même chose… Malheur !… rien que malheur !…

Un peu de sang remonta à sa joue pâlie ; ses yeux brillèrent davantage.

— Oh ! si j’avais encore les bras d’un homme !… s’écria-t-il, mais je ne suis plus qu’un cadavre !… Il est arrivé par un déris, le soir où le moulin des Houssaies fut emporté par l’inondation… Il est arrivé avec les désastres et avec la tempête… C’est un déris qui l’emportera, un déris et une tempête !… Mais avant ce jour-là, il prendra la vie de plus d’un et de plus d’une au manoir de Penhoël !… De toutes les douces filles du manoir, il fera des belles-de-nuit… et cette heure-là est bien proche, Diane !… bien proche, Cyprienne ! Je regardais ce soir le beau soleil d’automne descendre derrière la colline… et je me disais : Les filles de Jean de Penhoël sont jeunes, belles, aimées… Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane… Où seront, à cette heure, les filles de Jean de Penhoël ?

Cyprienne et Diane frissonnèrent.

— Quoi ?… sitôt que cela !… prononça Diane à voix basse.

— Le marais est profond, murmura le passeur, et bien que les eaux soient basses, il y a de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant de la Femme-Blanche !

Cyprienne mit sa tête sur le sein de Diane, qui la pressa en silence contre son cœur.

— Après cela, poursuivit Benoît Haligan, l’esprit du mal sera maître au manoir… Pauvre Marthe !… comme je la vois pleurer en appelant sa fille !…

— Blanche aussi !… dit Diane qui n’avait point pleuré sur elle-même et qui eut une larme pour le sort de l’Ange.

— Et Penhoël !… s’écria le passeur en agitant les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël… Oh ! qui donc va-t-il tuer ?…

Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et sa voix s’embarrassa dans sa gorge.

— Penhoël !… reprit-il en cherchant un fantôme dans le vide, pitié !… c’est votre frère !…

Ses bras retombèrent sur la couverture.

— Je l’avais dit… poursuivit-il avec épuisement, son corps et son âme !…

Il s’affaissa lourdement et ne parla plus.

Cyprienne et Diane restaient frappées de terreur.

Durant quelques minutes un silence lugubre régna dans la loge ; puis une étincelle sembla se rallumer dans l’œil éteint du vieillard.

— Écoutez… dit-il d’une voix brève et basse. Écoutez !…

Son geste commandait le silence, comme s’il eût cherché à saisir un son faible et lointain.

— Écoutez !… répéta-t-il pour la troisième fois, n’entendez-vous pas qu’on parle de vous là-haut, sous la Tour-du-Cadet ?

Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La distance qui séparait la loge de la tour était telle qu’il eût fallu crier bien fort pour se faire entendre de l’une à l’autre.

— Ils sont là !… poursuivit cependant Benoît, les assassins lâches et avides !… Fuyez !… fuyez, mes filles !… Il en est temps encore !

Et comme Cyprienne et Diane restaient immobiles, Benoît poursuivit lentement :

— Ils sont là, vous dis-je !… Si vous ne voulez pas fuir, allez du moins apprendre le sort qu’ils vous réservent !…

Il y avait dans l’accent du passeur une conviction si profonde que Cyprienne et Diane ne songèrent plus à la distance qui les séparait de la tour.

Elles s’élancèrent au dehors comme s’il leur eût suffi de sortir pour entendre ces voix qui prononçaient leur arrêt.

Au dehors, le silence régnait. L’atmosphère pesante laissait immobile le feuillage du taillis. Les deux sœurs commencèrent à gravir le sentier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.

Elles ne se rendaient nul compte de leur action, et leur esprit restait tout entier aux funèbres pensées que Benoît Haligan venait d’évoquer en elles.

Mais, comme elles approchaient du haut de la montée, Diane s’arrêta tout à coup et serra fortement le bras de Cyprienne.

Benoît Haligan ne les avait point trompées. Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs noms, répétés à diverses reprises.