Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/Texte entier
Calmann Lévy, .
DE
BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ
par
GEORGE SAND
TOME PREMIER
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15,
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
—
1879
BEAUX MESSIEURS
I
Parmi les nombreux protégés du favori Concini, don Antonio d’Alvimar, Espagnol d’origine italienne, qui signait Sciarra d’Alvimar, fut un des moins remarqués, et cependant un des plus remarquables par son esprit, son instruction et la distinction de ses manières. C’était un fort joli cavalier, dont la figure n’annonçait pas plus de vingt ans, bien qu’à cette époque il en déclarât trente. Petit plutôt que grand, robuste sans le paraître, adroit à tous les exercices, il devait intéresser les femmes par l’éclat de ses yeux vifs et pénétrants et par l’agrément de sa conversation, aussi légère et aussi charmante avec les belles dames qu’elle était nourrie et substantielle avec les hommes sérieux. Il parlait presque sans accent les principales langues de l’Europe, et n’était pas moins versé dans les langues anciennes.
Malgré toutes ces apparences de mérite, Sciarra d’Alvimar ne noua, dans les nombreuses intrigues de la cour de la régente, aucune intrigue personnelle ; du moins, celles qu’il put rêver n’aboutirent pas. Il a avoué depuis, en intime confidence, qu’il eût voulu plaire à Marie de Médicis ni plus ni moins, et remplacer, dans les bonnes grâces de cette reine, son propre maître et protecteur, le maréchal d’Ancre.
Mais la balorda, comme l’appelait Léonora Galigaï, ne fit point d’attention au petit Espagnol et ne vit en lui qu’un mince officier de fortune, un subalterne sans avenir. S’aperçut-elle, au moins, de la passion feinte ou vraie de M. d’Alvimar ? C’est ce que l’histoire ne dit pas et ce que d’Alvimar lui-même n’a jamais su.
Que, par son esprit et les agréments de sa personne, cet homme eût été capable de plaire si Concini n’eût pas occupé les pensées de la régente, c’est ce qu’il n’est pas impossible de supposer. Le Concini était parti de plus bas et n’était pas moitié si intelligent que lui. Mais d’Alvimar avait en lui-même un obstacle à la haute fortune des courtisans, un obstacle que son ambition ne pouvait vaincre.
Il était catholique exalté, et il avait tous les défauts des méchants catholiques de l’Espagne de Philippe II. Soupçonneux, inquiet, vindicatif, implacable, il avait pourtant la foi, mais une foi sans amour et sans lumière, une croyance faussée par les passions et les haines d’une politique qui s’identifiait avec la religion, « au grand déplaisir du Dieu bon et indulgent, dont le royaume n’est pas tant de ce monde que de l’autre, » c’est-à-dire, si nous comprenons bien la pensée de l’auteur contemporain de cette histoire, qui nous renseigne de temps en temps, le Dieu dont les conquêtes doivent s’étendre dans le monde moral par la charité, et non dans le monde des faits par la violence.
On ne saurait dire si la France n’eût pas subi quelque peu le régime de l’inquisition au cas où M. d’Alvimar se fût emparé du cœur et de l’esprit de la régente ; mais il n’en fut pas ainsi, et Concini, dont tout le crime fut de n’être pas né assez grand seigneur pour avoir le droit de voler et piller autant qu’un grand seigneur véritable de ce temps-là, demeura, jusqu’à sa mort tragique, l’arbitre de la politique incertaine et vénale de la régente.
Après le meurtre du maréchal d’Ancre, d’Alvimar, qui s’était fort compromis à son service dans l’affaire du sergent de Paris[1], fut forcé de disparaître pour n’être pas enveloppé dans le procès de la Léonora.
Il eût bien voulu se faufiler peu à peu dans le service du nouveau favori, le favori du roi, M. de Luynes ; mais il ne sut pas s’y prendre ; et, bien qu’il ne fût pas plus scrupuleux « qu’homme de cour de son temps, il sentit qu’il ne se pourrait ployer aux usages de la politique royale, qui voulait et devait céder bien des points aux calvinistes, chaque fois que l’on pouvait espérer d’acheter la soumission des princes qui exploitaient la religion des réformés au gré de leur ambition. »
Quand la reine Marie fut en disgrâce ouverte, Sciarra d’Alvimar crut de son intérêt de se montrer fidèle à sa cause. Il pensait que les partis ne sont jamais sans ressources et que tous ont leur jour. D’ailleurs, la reine, dût-elle rester dans l’exil, pourrait encore faire la fortune de ses affidés. Tout est relatif, et d’Alvimar était si pauvre, que les dons d’une personne royale, quelque ruinée qu’elle fût, étaient encore une belle chance pour lui.
Il s’employa donc pour aider à l’évasion du château de Blois, comme il s’était employé, quelques années auparavant, dans les troisièmes ou quatrièmes rôles des diverses comédies politiques suscitées tantôt par la diplomatie de Philippe III, tantôt par celle de Marie de Médicis, à l’effet de faire réussir les mariages[2].
Ce M. d’Alvimar était, en général, suffisamment adroit pour le compte des autres, discret et apte au travail ; mais on lui reprochait d’avoir la manie de donner son avis, « là où il se devait contenter de suivre celui des autres, » et de montrer une capacité dont il faut se résigner à laisser le mérite à « ses supérieurs, quand on n’est encore qu’un petit personnage. »
Il ne réussit donc pas, malgré son zèle, à attirer sur lui l’attention de la reine mère, et, lors de la retraite de Marie à Angers, il resta perdu dans les officiers subalternes, toléré plutôt qu’agréé.
D’Alvimar s’affecta de ces nombreux échecs. Rien ne lui servait, ni sa jolie figure, ni ses belles manières, ni sa naissance assez relevée, ni son savoir, sa pénétration, sa bravoure, sa causerie agréable ou instructive : « on ne l’aimait point. » Il plaisait tout d’abord, et puis, bien vite aussi, on se dégoûtait d’un fond d’amertume qu’il laissait tout à coup paraître ; ou bien on se méfiait d’un fond d’ambition qu’il laissait mal à propos percer. Il n’était ni assez Espagnol ni assez Italien, ou bien, peut-être, il avait trop de l’un et de l’autre : un jour communicatif, persuasif et souple comme un jeune Vénitien ; un autre jour, hautain, têtu et sombre comme un vieux Castillan.
À tous ses mécomptes se joignait un certain remords secret qu’il ne révéla qu’à sa dernière heure, et que nous verrons les événements de ce récit arracher de vive force à l’oubli où il voulait l’ensevelir.
Malgré nos recherches, nous le perdons de vue plus d’une fois dans les années qui s’écoulèrent entre la mort de Concini et la dernière année de la vie de Luynes ; à l’exception de quelques mots de notre manuscrit sur sa présence à Blois et à Angers, nous ne trouvons, dans son histoire obscure et tourmentée, aucun fait digne de mention jusqu’à l’année 1621, où, pendant que le roi faisait si mal le siége de Montauban, le petit d’Alvimar était à Paris, toujours à la suite de la reine mère, réconciliée avec son fils après l’affaire des Ponts-de-Cé.
D’Alvimar avait alors renoncé à l’espoir de lui plaire, et peut-être bien lui aussi, dans son cœur « enfiélé, » la traitait-il de balourde, bien que, pour la première fois, elle eût fait preuve de bon sens en donnant sa confiance, et l’on dit son cœur, à Armand Duplessis ; c’était là un rival que d’Alvimar ne devait pas beaucoup espérer d’éconduire. De plus, la reine, conseillée par Richelieu, tournait sa politique dans le même sens que Henri IV et Sully. Elle combattait, pour le moment, l’influence espagnole en Allemagne, et d’Alvimar se voyait presque en disgrâce, lorsque, pour surcroît de malheur, il lui arriva une assez méchante affaire.
Il se prit de querelle avec un autre Sciarra, un Sciarra Martinengo que Marie de Médicis employait plus volontiers, et qui refusait de le reconnaître pour parent. Ils se battirent : le Sciarra Martinengo fut grièvement blessé, et il vint aux oreilles de Marie que M. Sciarra d’Alvimar n’avait pas rigoureusement observé les lois du duel en France.
Elle le manda devant elle et le réprimanda avec beaucoup de brutalité ; ce à quoi d’Alvimar répondit avec l’aigreur qui depuis longtemps s’amassait en lui. Il réussit à quitter Paris avant que l’on fût en mesure de l’y arrêter, et arriva, dans les premiers jours de novembre, au château d’Ars, en Berry, dans le duché de Châteauroux.
Il nous faut dire les raisons qui lui faisaient choisir ce refuge, de préférence à tout autre.
Environ six semaines avant son malheureux duel, M. Sciarra d’Alvimar s’était trouvé en relation de bonne compagnie avec M. Guillaume d’Ars, un jeune homme aimable et riche, descendant en droite ligne du brave Louis d’Ars, qui avait fait la belle retraite de Venouze en 1504, et qui fut tué à la bataille de Pavie.
Guillaume d’Ars avait été séduit par l’esprit de d’Alvimar et par la très-grande amabilité dont il était capable « à ses heures. » Il n’avait pas eu le temps de le connaître assez pour partager l’espèce d’antipathie que ce personnage malheureux inspirait presque fatalement, au bout de quelques semaines, à ceux qui le fréquentaient.
M. d’Ars était, d’ailleurs, un garçon sans grande expérience du monde, et, on peut croire, sans grand souci de pénétration. Élevé en province, il était, pour la première fois, lancé dans le monde de Paris quand il y rencontra d’Alvimar et s’engoua de lui pour la manière supérieure dont celui-ci entendait, à l’occasion, l’équitation, la vénerie et le jeu de paume. Généreux et prodigue, Guillaume mit sa bourse et son bras au service de l’Espagnol, et l’engagea chaudement à le venir visiter dans son château du Berry, où quelques soins le rappelaient.
D’Alvimar en usa discrètement avec son nouvel ami. S’il avait beaucoup de défauts, on ne saurait lui reprocher d’avoir manqué de fierté en acceptant des offres d’argent, et Dieu sait, pourtant, qu’il n’était pas riche et que le soin de sa toilette et de ses chevaux réclamait tout son mince revenu. Il ne se permettait point de folies, et, par « grande sagesse d’épargne, venait à bout de paraître aussi bien monté et nippé que d’autres plus foncés en écus. »
Mais, quand il se vit menacé d’un procès criminel, il se souvint des avances et invitations à lui faites par le gentilhomme berruyer, et prit le sage parti d’aller lui demander asile.
D’après ce que Guillaume lui avait conté de son pays, c’était, à cette époque, la plus tranquille province de France.
M. le prince de Condé en était gouverneur, et, très-content du gros lot par lequel il venait de se faire acheter, « il vivait, tantôt en son château de Montrond, à Saint-Amand, tantôt en sa bonne ville de Bourges, où il avait embrassé de son mieux le service du roi, et encore mieux celui des jésuites. »
Cette tranquillité du Berry serait considérée, de nos jours, comme un état de guerre civile, car il s’y passait encore bien des choses que nous dirons en temps et lieu ; mais c’était un état de paix et d’ordre, si on le compare avec ce qui se passait ailleurs, et surtout avec ce qui s’y était passé au siècle précédent.
Sciarra d’Alvimar pouvait donc espérer n’être pas inquiété dans le fond d’un de ces châteaux du bas Berry, où, depuis quelques années, les calvinistes ne tentaient plus de coups de main, et où les seigneurs royalistes, anciens ligueurs, anciens politiques et autres, n’avaient plus l’occasion ou le prétexte d’aller repaître leurs hommes d’armes aux dépens de leurs voisins, amis ou ennemis.
D’Alvimar arriva au château d’Ars, un jour d’automne, vers huit heures du matin, accompagné d’un seul valet, vieil Espagnol qui se disait noble aussi, mais que la misère avait réduit à la domesticité, et qui ne paraissait guère d’humeur à trahir les secrets de son maître, car il ne disait quelquefois pas trois paroles par semaine.
Tous deux étaient bien montés, et, quoique leurs chevaux fussent chargés de lourdes mallettes, ils étaient venus de Paris en moins de six jours.
La première personne qu’ils virent « en la cour du castel » fut le jeune seigneur Guillaume mettant le pied à l’étrier pour faire plus qu’une promenade, car il était escorté de plusieurs de ses gens prêts à sortir avec lui, c’est-à-dire chargés de mallettes de voyage.
— Ah ! vous arrivez bien ! s’écria-t-il en courant embrasser d’Alvimar ; je pars pour voir les fêtes que M. le Prince donne à Bourges, à l’occasion de la naissance de M. le duc d’Enghien, son fils[3]. Il y aura grandes journées de danse et de comédie, tir à l’arquebuse, feux d’artifice et mille autres choses divertissantes. Donc, vous voici, et je retarderai mon départ de quelques heures, afin que vous me puissiez accompagner. Venez en ma maison pour prendre repos et nourriture. Je m’occuperai de vous fournir un cheval frais, car celui que vous montez ne doit pas être bien disposé, malgré sa bonne mine, à faire aujourd’hui dix-huit lieues de plus.
Quand d’Alvimar se vit seul avec son hôte, il lui confia qu’il ne pouvait être question pour lui de fêtes publiques et qu’il s’agissait, non de le mener à un divertissement, mais de le cacher dans son château pendant quelques semaines. Il n’en fallait pas davantage, en ce temps-là, pour faire oublier une affaire aussi fréquente et aussi simple que mort ou blessures données à un ennemi, soit en duel, soit autrement. Il ne s’agissait que de trouver un protecteur à la cour, et d’Alvimar comptait sur l’arrivée prochaine à Paris du duc de Lerme, dont il se croyait ou se disait parent. C’était là un personnage assez considérable pour obtenir sa grâce et même remettre sa fortune en meilleur chemin qu’auparavant.
Comment notre Espagnol raconta son duel avec le Sciarra Martinengo[4] ; comment il s’excusa de ne l’avoir point attaqué dans les règles, ou d’avoir été calomnié sur ce fait aussi bien auprès de la reine Marie que de M. de Luynes, c’est ce que Guillaume d’Ars n’examina pas avec beaucoup de soin. En loyal gentilhomme qu’il était, il avait été fasciné par d’Alvimar et ne se méfiait point. D’ailleurs, il se sentait plus désireux de partir que de rester, et jamais on n’eût pu le surprendre dans une plus mauvaise disposition pour discuter une question quelconque.
Il traita donc légèrement le fond de l’affaire et ne se fit souci que de la possibilité d’être retenu un jour de plus loin des fêtes de la capitale du Berry. Sans doute, il y avait pour lui, sous jeu, quelque amourette.
D’Alvimar, qui vit son embarras, le pressa de ne rien changer à ses projets et de lui indiquer quelque village ou ferme de ses domaines où il pût se tenir en sûreté.
— C’est dans mon propre château, et non dans une ferme ou village, que je vous veux héberger et cacher, répondit Guillaume. Pourtant, je crains pour vous l’ennui de cette réclusion, et, en y réfléchissant, je trouve un meilleur expédient. Mangez et buvez ; après quoi, je vous conduirai moi-même chez un mien ami et parent qui ne demeure pas plus loin d’ici qu’une heure de chemin, et chez qui vous serez aussi sûrement et aussi agréablement qu’il est possible en notre pays du bas Berry. Dans quatre ou cinq jours, je viendrai vous y reprendre.
D’Alvimar eût préféré rester seul ; mais, comme Guillaume insistait, la politesse le força d’accepter. Il refusa de boire ou manger, et, remontant à cheval, il suivit Guillaume d’Ars, qui prit avec lui son monde tout équipé pour le voyage, cette course devant le détourner médiocrement de la route de Bourges.
II
Ils sortirent du château par la garenne, gagnèrent, par la traverse, le grand chemin de Bourges, qu’ils laissèrent tout aussitôt sur leur gauche, passèrent encore par les sentiers pour rejoindre le grand chemin de Château-Meillant, en laissant sur leur droite la ville baroniale de La Châtre, et enfin quittèrent ce dernier chemin pour descendre, à travers les champs, au château et village de Briantes, qui était le but de leur voyage.
Comme le pays était bien réellement paisible, les deux gentilshommes avaient pris l’avance sur leur petite escorte, afin de pouvoir s’entretenir en liberté ; et voici comment le jeune d’Ars informa d’Alvimar :
— L’ami chez qui je vais vous caser, dit-il, est le plus singulier personnage de la chrétienté. Il faut vous attendre à renfoncer de bonnes envies de rire auprès de lui ; mais vous serez bien récompensé de la tolérance que vous aurez pour ses travers d’esprit par la grande bonté d’âme qu’il vous montrera en toute rencontre. C’est à ce point que vous pouvez oublier son nom et demander au premier passant venu, noble ou vilain, la demeure du bon monsieur ; on vous l’enseignera sans le confondre avec nul autre. Mais ceci demande explication, et, comme votre cheval n’a pas grande envie de courir et qu’il est tout au plus neuf heures, je vous veux régaler de l’histoire de votre hôte. Je commence, écoutez ! Histoire du bon monsieur de Bois-Doré !
» Comme vous êtes étranger et n’êtes venu en France que depuis une dizaine d’années, vous ne l’avez pu rencontrer, parce qu’il habite ses terres depuis le même temps environ. Autrement, vous eussiez bien remarqué, en quelque lieu que vous l’eussiez aperçu, le vieux, le bon, le brave, le fou, le noble marquis de Bois-Doré, aujourd’hui seigneur de Briantes, de Guinard, de Validé et autres lieux, voire abbé fiduciaire de Varennes, etc., etc.
» Malgré tous ces titres, Bois-Doré n’est pas de la haute noblesse du pays, et nous ne lui tenons que par alliance. C’est un simple gentilhomme que le feu roi Henri IV a fait marquis par amitié pure, et qui s’est enrichi, on ne sait pas trop comment, dans les guerres du Béarnais. Il faut croire qu’il y a eu un peu de pillerie dans son affaire, comme c’était la coutume du temps et comme c’est le droit de la guerre de partisans.
» Je ne vous conterai point ici les campagnes de Bois-Doré, ce serait trop long ; sachez seulement son histoire domestique. Son père, M. de…
— Attendez, dit M. d’Alvimar, ce M. de Bois-Doré est donc un hérétique ?
— Ah ! diable ! répondit son guide en riant, j’oubliais que vous êtes un zélé, un véritable Espagnol ! Nous ne tenons pas tant à ces disputes de religion, nous autres gens de par ici. La province en a trop souffert, et il nous tarde que la France n’en souffre plus. Nous espérons que le roi va en finir à Montauban avec tous ces enragés du Midi ; nous leur souhaitons une belle frottée, mais non plus, comme faisaient nos pères, la hart et le bûcher. Tout s’en va en partis politiques, et, de nos jours, on ne se damne plus tant les uns les autres. Mais je vois que mon discours vous désoblige, et je me hâte de vous faire savoir que M. de Bois-Doré est aujourd’hui aussi bon catholique que bien d’autres qui n’ont point cessé de l’être. Le jour où le Béarnais reconnut que Paris valait bien une messe, Bois-Doré pensa que le roi ne pouvait pas se tromper, et il abjura sans éclat, mais franchement, je pense, les doctrines de Genève.
— Revenez à l’histoire de famille de M. Bois-Doré, dit d’Alvimar, qui ne voulut pas laisser voir dans quelle dédaigneuse suspicion il tenait les nouveaux convertis.
— C’est cela, reprit le jeune homme. Le père de notre marquis fut le plus rude ligueur de nos environs. Il fut l’âme damnée de M. Claude de la Châtre et des Barbançois, c’est tout dire. Il avait, en son château d’habitation, un beau petit appareil d’instruments de torture pour les huguenots qu’il pouvait happer, et ne se gênait point de planter ses propres vassaux sur le chevalet quand ils ne lui pouvaient payer leurs redevances.
» Il était si bien redouté et détesté de toutes gens, qu’on ne l’appelait que le cheti’monsieur ; et pour cause.
» Son fils, aujourd’hui marquis de Bois-doré, et qui, de son baptême, avait nom Sylvain, eut tant à souffrir de cette humeur perverse, qu’il prit de bonne heure la vie tout au rebours, et montra aux prisonniers et aux vassaux de son père une douceur et des condescendances peut-être trop grandes de la part d’un homme de guerre envers des rebelles et d’un noble envers des inférieurs ; à preuve que ces manières-là, qui auraient dû le faire aimer, le firent prendre en mépris par la plupart, et que les paysans, qui sont gent ingrate et méfiante, disaient de lui et de son père :
» — L’un poise (pèse) au-dessus de son droit, l’autre ne poise rien du tout.
» Ils tenaient le père pour un homme dur, mais entendu, hardi et capable, après les avoir bien pressurés et tourmentés, de les bien secourir contre les exactions de la maltôte et les pilleries des routiers de guerre ; tandis que, selon eux, le jeune M. Sylvain les laisserait dévorer et fouler, faute de cœur et de cervelle.
» Or, un beau jour, comme M. Sylvain s’ennuyait fort, je ne sais ce qui passa par la tête du jeune homme ; mais il s’enfuit du château de Briantes, où monsieur son père rougissait de lui, et, le tenant pour imbécile, ne lui eût jamais permis de sortir de page, et il s’alla joindre aux catholiques modérés, qu’on appelait alors le tiers parti. Vous savez que ce parti donna souventes fois la main aux calvinistes ; si bien que, de faiblesse en faiblesse, M. Sylvain se trouva, un autre beau matin, huguenot et grand serviteur et amé du jeune roi de Navarre. Son père, l’ayant su, le maudit, et, pour lui faire pièce, imagina, en son âge mûr de se remarier et de lui donner un frère.
» C’était réduire à moitié l’héritage déjà assez mince de M. Sylvain, lequel, comme huguenot, pouvait perdre son droit d’aînesse ; car le cheti’monsieur n’était pas bien riche, et ses terres avaient été maintes fois ravagées par les calvinistes.
» Mais voyez le bon naturel du jeune homme ! Loin de se fâcher ou seulement se plaindre du mariage de son père et de la naissance de l’enfant qui lui rognait en deux ses futurs écus, il se redressa fièrement en apprenant la nouvelle.
»
— Voyez-vous, dà ! fit-il parlant à ses compagnons. M. mon père a passé la soixantaine, et le voilà qui engendre un beau garçon ! Eh dà ! c’est bonne race, dont j’espère tenir !
» Il poussa plus loin la débonnaireté ; car, sept ans après, son père s’étant absenté du Berry pour aller avec le Balafré contre M. d’Alençon, et notre gentil Sylvain ayant ouï que sa belle-mère était morte, ce qui laissait l’enfant sans grande protection au château de Briantes, revint secrètement au pays pour le défendre au besoin, et aussi, disait-il, pour le plaisir de le voir et de l’embrasser.
» Il passa tout un hiver auprès du marmot, jouant avec lui et le portant sur ses bras, comme eût fait nourrice ou gouvernante ; ce qui fit bien rire les gens d’alentour et penser qu’il était par trop simple et quasi innocent, comme ils disent pour parler d’un homme privé de raison.
» Quand le mauvais père revint après la paix de Monsieur, malcontent, comme vous pensez, de voir les rebelles mieux récompensés que les alliés, il se prit de fureur contre tout le monde, et contre Dieu même, qui avait laissé sa jeune dame mourir de la peste en son absence. Puis, ne sachant sur qui se venger, il prétendit que son fils aîné était revenu là, chez lui, à seules fins de faire périr par la sorcellerie l’enfant de sa vieillesse.
» C’était une grande noirceur de la part de ce vieux corsaire, car jamais l’enfant n’avait été mieux portant ni mieux soigné, et le pauvre Sylvain était aussi incapable d’un mauvais dessein que celui qui vient de naître… »
Guillaume d’Ars en était là de son récit, qui l’avait conduit jusqu’en vue de Briantes, lorsqu’une espèce de demoiselle bourgeoise, vêtue de noir, de rouge et de gris, portant la robe troussée et le collet monté, se trouva venir à sa rencontre et approcha de sa botte pour lui faire force révérences.
— Hélas ! monsieur, dit-elle, vous alliez peut-être demander à dîner à mon honoré maître, le marquis de Bois-Doré ? Mais vous ne le trouverez point : il est à la Motte-Seuilly pour la journée, nous ayant donné congé jusqu’à la nuit.
Cette nouvelle contraria beaucoup le jeune d’Ars ; mais il était trop bien élevé pour en laisser rien paraître et, prenant son parti tout de suite :
— C’est bien, demoiselle Bellinde, dit-il en se découvrant courtoisement ; nous irons jusqu’à la Motte-Seuilly. Bonne promenade et bonjour !
Puis, pour ravaler sa contrariété, il dit à d’Alvimar, en l’invitant à tourner bride avec lui :
— N’est-ce pas que voilà une gouvernante très-ragoûtante et dont la bonne mine donne une savoureuse idée du logis de ce cher Bois-Doré ?
Bellinde, qui entendit cette réflexion faite à voix haute et d’un ton jovial, se rengorgea, sourit, et, appelant un petit valet d’écurie dont elle se faisait escorter comme d’un page, elle tira de ses larges manches deux petits chiens blancs qu’elle lui fit poser doucement sur le gazon comme pour les faire promener, mais, en réalité, pour se tenir tournée vers les cavaliers et faire apprécier plus longtemps son habillement de belle sergette neuve et sa taille rondelette.
C’était une fille de trente-cinq ans, haute en couleur, et dont les cheveux tiraient sur le rouge, ce qui n’était pas désagréable à voir ; car elle en avait une quantité et les portait crépés sous son toquet, au grand déplaisir des dames du pays, qui lui reprochaient de vouloir outre-passer sa condition. Mais elle avait l’air méchant, même en faisant l’agréable.
— Pourquoi l’appelez-vous Bellinde ? demanda d’Alvimar à Guillaume. Est-ce un nom de ce pays ?
— Oh ! nullement ; son nom est Guillette Carcat ; mais M. de Bois-Doré l’a baptisée, suivant sa coutume : c’est une manie que je vous expliquerai tantôt. J’ai à vous raconter d’abord la suite de son histoire.
— C’est inutile, reprit d’Alvimar en arrêtant son cheval ; malgré votre bonne grâce et votre courtoisie, je vois bien que je vous suis un embarras considérable. Poussons jusqu’à ce château de Briantes, et vous m’y laisserez avec une lettre que vous écrirez à M. de Bois-Doré pour me recommander à lui. Puisqu’il doit revenir à la nuit, je l’attendrai en me reposant.
— Non pas, non pas ! s’écria Guillaume ; j’aimerais mieux renoncer aux réjouissances de Bourges, et je l’eusse déjà fait, n’était la parole que j’ai donnée à quelques amis de m’y trouver ce soir. Mais, certes, je ne vous quitterai pas sans vous avoir recommandé moi-même à un ami agréable et fidèle. La Motte-Seuilly n’est pas à une lieue d’ici, et il n’est pas besoin de fatiguer nos chevaux. Prenons le temps, j’arriverai à Bourges une heure ou deux plus tard, et, en ce moment de fêtes, je trouverai encore les portes ouvertes.
Et il reprit l’histoire de Bois-Doré, que d’Alvimar écouta fort peu.
Celui-ci était préoccupé de sa sûreté et ne trouvait pas le pays qu’il parcourait bien propre à son dessein de se tenir caché.
C’était un pays plat et ouvert, où, en cas de fâcheuse rencontre, il n’était guère possible de se mettre à l’abri d’un bois ou seulement d’un bouquet d’arbres. La terre fromentale est trop bonne par là pour qu’on y ait jamais souffert d’ombrage. Fine et rouge, elle s’étend au soleil sur les larges ondulations d’une plaine immense, triste à la vue, quoique bornée de belles collines et semée d’élégants castels.
Pourtant Briantes, dont nos voyageurs s’étaient fort approchés, avait présenté à d’Alvimar un aspect plus rassurant.
À dix minutes de chemin du château, la plaine s’abaisse tout d’un coup et vous conduit, en pentes adoucies, vers un étroit vallon bien ombragé.
Le castel lui-même ne se voit que quand on est dessus, comme on dit dans le pays, et le mot est juste, car le clocheton ardoisé de sa plus haute tour s’élève fort peu au-dessus du plateau, et, quand, de la plaine, on le voit briller au soleil couchant, on dirait d’une mince lanterne dorée posée sur le bord du ravin.
Il en est à peu près de même du château de la Motte-Seuilly[5], situé plus bas que la plaine du Chaumois, mais non pas aussi agréablement que Briantes, car, au lieu d’un joli vallon, il est tristement planté dans une région plate et sans étendue.
Avant d’arriver au chemin de traverse qui y conduit, Guillaume avait raconté succinctement à son compagnon les autres vicissitudes de la vie de M. Sylvain de Bois-Doré : comme quoi son père avait voulu l’enfermer dans sa tour pour l’empêcher de retourner avec les huguenots ; comme quoi le jeune homme s’était sauvé par-dessus les murs et avait été rejoindre son cher Henri de Navarre, avec lequel, après le trépassement du roi Henri III, il avait guerroyé neuf ans ; comme quoi, enfin, ayant de son mieux contribué à le mettre sur le trône, il était revenu vivre dans ses terres, où son tyran de père avait cessé de vivre et de faire enrager un chacun.
— Et de son jeune frère, qu’est-il advenu ? dit d’Alvimar, qui faisait effort pour s’intéresser à ce récit.
— Ce jeune frère n’est plus, répondit d’Ars. Bois-Doré l’a peu connu, car son père l’avait engagé de bonne heure au service du duc de Savoie, où il est mort d’une façon…
Ici, Guillaume fut encore interrompu par un incident qui parut contrarier beaucoup d’Alvimar, soit qu’il commençât à prendre intérêt aux renseignements de son compagnon, soit qu’il eût, en qualité d’Espagnol, une répugnance marquée pour les interrupteurs.
III
C’était une bande de bohémiens, qui, couchée tout à plat dans un fossé, se releva comme une volée de moineaux à l’approche des cavaliers et fit faire un écart au cheval de M. d’Alvimar. Mais c’étaient des moineaux trop bien apprivoisés ; car, au lieu de s’envoler au loin, ils se jetèrent presque dans les jambes des chevaux, sautant, criant et tendant la main d’une façon piteuse et grimacière.
Guillaume ne songea qu’à rire de leurs manières étranges, et, très-généreusement, leur fit l’aumône ; mais d’Alvimar se montra singulièrement bourru et ne fit que leur dire en les menaçant de son fouet :
— Loin, loin ! loin de moi, canaille !
Il alla même jusqu’à vouloir frapper un garçonnet qui s’attachait à sa botte avec cet air à la fois moqueur et suppliant des enfants dressés au métier de quémandeux sur les chemins. Celui-ci évita le fouet, et Guillaume, qui se trouvait en arrière, le vit ramasser une pierre qu’il eût lancée à d’Alvimar, si un autre gars plus âgé, de la bande, ne l’eût retenu en le grondant et en le menaçant.
Mais l’incident ne finit pas là : une petite femme assez belle, quoique bien flétrie et mal accoutrée, prit l’enfant et, lui parlant comme si elle eût été sa mère, le poussa du côté de Guillaume, puis se mit à courir aussi après d’Alvimar, en lui tendant la main, mais en le regardant, comme si elle eût voulu ne jamais oublier sa figure.
D’Alvimar, irrité de plus en plus, poussa son cheval du côté de cette femme, et l’eût renversée si elle ne se fût garée vivement ; et même il porta la main sur la crosse d’un de ses pistolets de selle, comme s’il ne lui eût rien coûté de tirer sur ces mauvaises bêtes d’idolâtres.
Les bohémiens se regardèrent alors entre eux et se serrèrent comme pour se consulter.
— Avanti ! avanti ! s’écria Guillaume à d’Alvimar.
Il aimait à dire des mots italiens pour faire voir qu’il était allé à la cour de la reine mère, ou bien peut-être s’imaginait-il qu’un i à la fin des mots suffisait pour les tendre inintelligibles à ces égyptiens.
Pourquoi avanti ! lui dit d’Alvimar sans vouloir presser l’allure de son cheval.
— Parce que vous avez fâché ces oiseaux noirs. Voyez ! ils se rassemblent comme des grues en détresse, et, ma foi ! ils sont une vingtaine et nous ne sommes que sept.
— Comment donc, mon cher Guillaume, vous craignez quelque chose de la part de ces animaux faibles et poltrons ?
— Je n’ai pas grand’coutume de craindre, répondit le jeune homme un peu piqué ; mais je trouverais bien déplaisant d’avoir à faire feu sur ces pauvres loqueteux, et je suis étonné de l’humeur qu’ils vous ont causée, quand il était si facile de vous en débarrasser avec quelque menue monnaie.
— Je ne donne jamais à ces gens-là, dit Sciarra d’Alvimar d’un ton sec et bref qui surprit le bienveillant Guillaume.
Celui-ci sentit que son compagnon avait ce qu’on appellerait aujourd’hui mal aux nerfs, et il s’abstint de le blâmer. Seulement, il insista pour doubler le pas ; car la bande de bohémiens, marchant plus vite que les chevaux ne trottaient, les suivait et les devançait, distribués en deux bandes qui bordaient les deux côtés du chemin.
Ces gens n’avaient pourtant pas l’air hostile, et il était difficile de deviner quelle était leur intention en escortant ainsi nos cavaliers.
Ils se parlaient entre eux dans une langue inintelligible, et ne paraissaient occupés que de la femme qui marchait à leur tête.
L’enfant que M. d’Alvimar avait voulu frapper de son fouet se tenait à côté de M. d’Ars, comme s’il eût compté sur sa protection, et paraissait prendre grand intérêt à cette course extraordinaire. Guillaume remarqua que ce petit garçon était moins sale et moins noir que les autres et que ses traits agréables et délicats n’avaient aucun rapport de type avec celui des bohémiens.
S’il eût fait la même attention à la femme que d’Alvimar avait offensée et menacée, il eût remarqué aussi que, sans ressembler le moins du monde à cet enfant, elle ne ressemblait pas davantage à ses autres compagnons de misère. Elle avait un air plus noble et plus doux. Elle n’était pas non plus de race européenne, bien qu’elle portât le costume montagnard des Pyrénées.
Ce qu’il y avait de surprenant, c’est que, tout en ayant très-bien compris le geste que Sciarra avait fait pour prendre son pistolet, malgré le naturel craintif des mendiants et bateleurs de cette espèce, elle marchait hardiment près de lui, n’essayant plus de l’importuner, n’ayant point l’air de le menacer, mais le regardant toujours avec une très-grande attention.
La chose parut véritablement insolente à d’Alvimar, et, pour bien peu, il eût écouté les suggestions de son humeur fantasque et violente.
Guillaume y prit garde, et, craignant quelque fâcheuse affaire et d’être forcé de prendre parti pour le gentilhomme hautain contre la canaille inoffensive, il poussa son cheval entre Sciarra et la petite femme, fit signe à celle-ci de s’arrêter, et lui parla ainsi, moitié riant, moitié sérieux :
— Vous plairait-il nous dire, reine des genêts et des bruyères, si c’est pour nous faire honte ou honneur que vous nous suivez de la sorte, et si nous devons prendre en gré ou en déplaisir la cérémonie que vous nous faites ?
L’Égyptienne (car on traitait alors indifféremment d’Égyptiens ou de Bohémiens ces hordes errantes d’origine inconnue) secoua la tête et fit un signe au jeune gars qui avait ôté la pierre des mains de l’enfant.
Il s’approcha, et, d’un ton patelin, avec une mine insolente, parlant français sans aucun accent :
— Mercédès, dit-il en désignant la femme silencieuse, n’entend pas la langue de Vos Seigneuries. C’est moi qui parle pour ceux des nôtres qui ne savent pas s’expliquer.
— Bien, dit Guillaume, tu es l’orateur de la troupe ; comment t’appelles-tu, toi, monsieur l’effronté ?
— La Flèche, pour vous obéir. J’ai l’honneur d’être né Français, dans la ville dont je porte le nom.
L’honneur est pour la France, assurément ! Or donc, maître La Flèche, dis à tes camarades de nous laisser aller en paix. Je vous ai donné assez, pour un homme en voyage, et ce ne serait pas me remercier comme il faut que de nous faire avaler votre poussière. Adieu, et laissez-nous, ou, si vous avez quelque requête nouvelle à me présenter, faites vite, nous sommes pressés.
La Flèche traduisit rapidement les paroles de Guillaume à celle qu’il appelait Mercédès, et qui semblait être l’objet d’une déférence particulière de sa part et de celle des autres.
Elle lui répondit quelques mots en espagnol, et La Flèche, s’adressant à d’Ars :
— Cette bonne fille, dit-il, demande humblement les noms de Vos Seigneuries, afin de prier pour elles.
Guillaume se mit à rire.
— Voilà, dit-il, une requête plaisante. Conseille, ami La Flèche, à cette bonne fille, de prier pour nous sans nous nommer. Le bon Dieu nous connaît bien, et nous ne lui apprendrions rien de nous qu’il ne sache mieux que nous-mêmes.
La Flèche salua humblement de son bonnet crasseux, et nos voyageurs, poussant leurs montures, eurent bientôt laissé les bohémiens derrière eux.
— Ah çà ! dit d’Alvimar à Guillaume en voyant poindre à l’horizon bas et court les clochetons de la Motte-Seuilly, vous ne m’avez point dit où nous allions. Ce château est celui d’un autre de vos amis, à qui je ne serai sans doute pas importun ?
— Ce château est celui d’une dame jeune et belle qui vit là avec son père, et tous deux vous recevront avec courtoisie. Tous deux vous retiendront jusqu’au soir, non-seulement pour ne pas être privés de la compagnie de M. de Bois-Doré, qu’ils estiment beaucoup, mais encore pour vous prouver que nous ne sommes point des sauvages, dans notre pauvre pays de campagne, et que nous savons exercer l’hospitalité à la vieille mode de France.
D’Alvimar répondit qu’il n’en doutait nullement, et sut dire à son compagnon des paroles obligeantes, car nul homme n’était mieux appris ; mais son esprit amer se tourna bien vite vers un autre objet.
— D’après tout ce que vous m’avez conté de ce Bois-Doré, mon futur hôte, c’est, dit-il, un vieux mannequin dont les vassaux se gaussent à cœur-joie ?
— Non pas ! répondit M. d’Ars. Ces bohémiens ne m’ont pas laissé finir. J’allais vous dire que, lorsqu’il revint au pays enrichi et emmarquisé, on fut étonné de voir qu’il était aussi brave qu’un lion, malgré son air bénin, et que, s’il avait des façons comiques, il avait aussi des vertus chrétiennes dont on se pouvait trouver fort bien.
— Faites-vous entrer la tempérance et la chasteté dans le compte de ces vertus chrétiennes ?
— Pourquoi non, je vous prie ?
— Parce que cette gouvernante à l’ardente crinière, que nous avons vue à la porte de son domaine, m’a semblé un peu bien verte pour un homme aussi mûr.
— Honni soit qui mal y pense ! dit Guillaume en souriant. Je ne jurerais pas que notre marquis ait été insensible aux gentillesses des filles d’honneur de la reine Catherine ; mais il y a longtemps de cela ! Je crois fort que vous pourriez en conter à la Bellinde sans lui faire de tort ni de peine. Mais nous voici arrivés. Je n’ai pas besoin de vous dire que de tels propos ne sont pas de saison ici. Notre belle veuve, madame de Beuvre, n’est point une prude ; mais, à son âge et dans sa position…
Nos cavaliers passaient sur le pont-levis, qui, en raison de la tranquillité du pays, était baissé tout le jour ; la herse était levée.
Ils entrèrent donc sans obstacle ni cérémonie dans la cour du manoir, où ils mirent pied à terre.
— Un instant ! dit Sciarra d’Alvimar à Guillaume, au moment de se présenter ; je vous prie, à cause des valets, de ne point dire mon nom ici.
— Ni ici ni ailleurs, répondit M. d’Ars. Vous n’avez guère d’accent étranger ; il n’est donc pas même besoin de vous dire Espagnol. Pour lequel de mes amis de Paris voulez-vous que je vous fasse passer ?
— Je serais très-gêné de jouer un personnage différent du mien ; j’aime mieux rester à peu près moi-même, et prendre seulement un des noms de ma famille, la serai, si vous le voulez bien, un Villareal, et j’aurai pour prétexte à ma fuite de Paris…
— Vous parlerez vous-même en confidence au marquis et arrangerez les choses comme vous l’entendrez. Je n’ai rien autre à faire que de lui dire combien vous êtes mon ami, que vous fuyez quelque persécution, et que je le prie d’avoir soin de vous comme de moi-même.
IV
Le château de la Motte-Seuilly (c’est le nom qui a prévalu), encore debout et à peu près intact aujourd’hui, est un petit manoir composé d’une tour d’entrée hexagone toute féodale, d’un corps de logis tout nu percé, de fenêtres très-espacées, avec deux autres corps en retour, l’un desquels est flanqué d’un donjon. Dans le bâtiment de gauche, les écuries voûtées à fortes nervures, les cuisines et logements des gens de suite ; dans celui de droite, la chapelle à fenêtre ogivale, du temps de Louis XII, traverse au-dessus d’une courte galerie à air libre, que soutiennent deux piliers trapus, entourés de nervures en relief, comme de gros troncs étreints par des lianes.
Cette galerie conduit à la grande tour ou donjon, qui date, comme la tour d’entrée, du XIIe siècle. Elle contient des chambres rondes très-sobrement mais très-joliment ornées de colonnes engagées avec des socles à griffes. L’escalier, qui tourne dans une petite tour accotée à la grande, aboutit à une de ces antiques charpentes, savamment et hardiment agencées, qui sont encore des objets d’art.
Celle-ci porte, au contre de ses rayons, un cheval de bois ou chevalet, instrument de torture dont l’application fut encore froidement réglée par une ordonnance de 1670. Cette horrible machine date de la construction de l’édifice, car elle fait corps avec la charpente[6].
C’est dans ce manoir exigu, pauvre et morne, que la belle Charlotte d’Albret, femme du sinistre César Borgia, passa quinze ans et mourut, toute jeune encore, après une vie de douleur et de sainteté.
On sait que l’infâme cardinal, le bâtard du pape, l’incestueux, le débauché, le sanguinaire, l’amant de sa sœur Lucrèce et l’assassin de son propre frère et rival, se débarrassa un jour des dignités de l’Église pour chercher femme et fortune en France.
Louis XII voulait rompre son propre mariage avec Jeanne, la fille de Louis XI, pour épouser Anne de Bretagne. Il lui fallait l’assentiment du pape. Il l’obtint moyennant qu’il donnerait le Valentinois et la main d’une princesse au bâtard, au cardinal condottiere.
Charlotte d’Albret, belle, érudite et pure, fut sacrifiée ; quelques mois après, délaissée et considérée comme veuve.
Elle acheta ce triste castel et vint y élever sa fille[7]. Son unique plaisir au dehors était d’aller voir à Bourges, sa mystique compagne d’infortune, Jeanne de France, la reine répudiée, devenue la bonne duchesse de Berry et la fondatrice de l’Annonciade.
Mais Jeanne mourut, et Charlotte, alors âgée de vingt-quatre ans, prit le deuil, qu’elle ne quitta plus, et ne sortit plus de la Motte-Seuilly jusqu’à sa propre mort, qui arriva neuf ans après, en 1514.
Son corps fut transporté à Bourges et enseveli auprès de celui de Jeanne, pour être, un demi-siècle plus tard, exhumé, profané et brûlé par les calvinistes, ainsi que celui de l’autre pauvre sainte. Son cœur reposa en paix un peu plus longtemps dans la chapelle rustique de la Motte-Seuilly, dans un joli monument que lui fit élever sa fille.
Mais, de cette triste destinée, aucun vestige terrestre ne devait être respecté. En 1793, les paysans, reportant sur cette tombe la haine qu’ils avaient pour leur seigneur, brisèrent le mausolée, dont les élégants débris gisent épars aujourd’hui sur le pavé. La statue de Charlotte est dressée contre le mur, rompue en trois morceaux. L’église, abandonnée, s’affaisse sur elle-même. Le cœur de la victime était sans doute scellé dans quelque précieux coffret d’or ou d’argent : qu’est-il devenu ? Vendu peut-être à vil prix, peut-être bien seulement caché et enfoui par un retour de peur ou de dévotion, ce pauvre cœur gît peut-être encore dans quelque chaumière de village, à l’insu du nouvel occupant, sous la pierre du foyer ou sous l’épine de la haie.
Aujourd’hui, le castel, restauré, s’égaye un peu au soleil, que la disparition d’un grand pan de mur laisse entrer dans son préau sablé ; l’eau des anciens fossés, qu’alimente, je crois, une source voisine, coule en petite rivière assez gracieuse dans le jardin anglais, nouvellement dessiné.
L’if monstrueux, qui date du temps de Charlotte d’Albret, appuie ses vénérables segments affaissés sur des quartiers de roche pieusement disposés pour soutenir sa monumentale décrépitude. Quelques fleurs et un cygne solitaire jettent comme un sourire mélancolique autour du douloureux manoir.
L’horizon est toujours maussade, le paysage navrant, la tour sinistre, et pourtant notre siècle artiste aime ces demeures sombres, ces vieux nids désolés, fortes constructions d’un passé dur et amer que le peuple, ne sait plus, qu’il ne comprenait déjà plus en 1793, puisqu’il brisait la tombe de l’humble Charlotte, et laissait debout le triomphant chevalet de la Motte-Seuilly.
Au temps où se passe notre récit, ce manoir, fermé de toutes parts, était à la fois plus lugubre et plus confortable qu’aujourd’hui. On vivait dans l’ombre froide de ces petites forteresses : donc, on savait s’arranger pour y vivre.
Les grandes cheminées, toutes revêtues de fonte dans l’intérieur de l’âtre, envoyaient une vive chaleur dans les vastes appartements. Les tentures étaient déjà remplacées, sur les murs, par des papiers feutrés d’une épaisseur et d’une beauté remarquables ; au lieu de nos jolis rideaux de perse qui frissonnent aux vents coulis des fenêtres, on avait les plis pesants des damas, ou, dans les habitations plus modestes, des étoffes de bourre de soie qui duraient cinquante ans. Sur les carreaux de grès des corridors et des salles, on étendait des tapis de nouvelle fabrique qui étaient mélangés de laine, de coton, de lin et de chanvre.
On faisait de très-beaux parquets marquetés, et, dans nos provinces du Centre, on mangeait dans la belle faïence de Nevers, tandis que les dressoirs étalaient ces bizarres gobelets de verre de couleur qui ne servaient qu’aux jours d’apparat, et qui représentaient des monuments, des plantes, des navires ou des animaux fantastiques.
Donc, malgré la médiocre apparence du corps de logis réservé aux appartements de maîtres (car déjà les seigneurs n’habitaient plus le faite de leurs vieux donjons féodaux), M. d’Alvimar trouva un intérieur agréable, propre et d’une certaine élégance, qui sentait, sinon la richesse, du moins une aisance véritable.
La Motte-Seuilly était passée, par le mariage de Louis Borgia, dans la maison de la Trémouille, à laquelle M. de Beuvre appartenait par sa mère.
C’était un rude et brave gentilhomme, qui ne se gênait point pour dire ses opinions et ses croyances. Sa fille unique, Lauriane[8], avait épousé à douze ans, son cousin Hélyon de Beuvre, âgé de seize ans.
On avait tenu ces deux enfants éloignés l’un de l’autre, avec d’autant plus de facilité que la province ressentait un contre-coup d’agitation à laquelle MM. de Beuvre ne croyaient pouvoir se dispenser de prendre part. Ils quittèrent la Motte le jour même du mariage, pour aller au secours de la duchesse de Nevers, qui s’était déclarée pour le prince de Condé, et qu’assiégeait, dans sa bonne ville, M. de Montigny (François de la Grange).
En essayant de pénétrer hardiment dans Nevers, sous les yeux des catholiques, le jeune Hélyon avait été tué. Au retour de cette campagne, M. de Beuvre eut donc la douleur d’annoncer à sa fille chérie que, de vierge, elle passait sans transition à l’état de veuve.
Lauriane pleura beaucoup son jeune cousin. Mais peut-on pleurer sans relâche à douze ans ? Son père lui donna, d’ailleurs, une si belle poupée ! une poupée qui avait un corps de jupe tout en drap d’argent, et des souliers en velours rouge découpés en queue d’écrevisse ! Et puis, quand elle eut quatorze ans, il lui amena de Bourges un si joli petit cheval brandin qui provenait des haras de M. le prince ! et puis enfin, Lauriane, qui n’était, lors de son mariage, qu’une mince et pâle fillette, devint, à quinze ans, une petite blonde si fraîche, si élégante, si aimable, qu’il n’y avait pas grand danger qu’elle restât veuve.
Mais elle était si tranquille avec son père et si complétement maîtresse dans le petit château qu’il lui avait constitué en dot, qu’elle ne se sentait nullement pressée de convoler en secondes noces. Ne s’appelait-elle pas madame ? Et une des grandes raisons qui décident les filles au mariage, n’est-elle pas le désir enfantin d’être appelées ainsi ? Et les cadeaux, les fêtes, la parure de noces ?
Lauriane disait naïvement :
— J’ai eu déjà tous les plaisirs et toutes les peines du mariage.
Cependant, quoiqu’il eût une assez belle fortune gouvernée par lui avec prudence, et que sa vie retirée lui permettait désormais d’arrondir, M. de Beuvre ne trouvait pas aisément à nouer pour sa fille de nouveaux projets de mariage.
Il avait embrassé le parti de la Réforme au moment où la Réforme, épuisée d’hommes et d’argent, n’avait plus, dans nos provinces, qu’à se tenir coite et à se faire tolérer.
Autour de lui, tout était catholique ou faisait semblant de l’être ; car, en Berry, le calvinisme n’eut qu’un moment de puissance, et une vrai place forte. Mais
L’an mil cinq soixante-deux,
où
Bourges n’avait prestres ne gueux,
était déjà loin, et Sancerre, la fâcheuse montagne, avait désormais ses murailles rasée jusqu’au niveau du sol.
Le caractère berrichon n’est ni persécuteur ni fanatique, et, après un moment de surprise et d’excitation, où les passions de dehors avaient enivré le peuple et la bourgeoisie, on était retombé sous l’empire de la peur des grands, qui est le fond de la politique constante de cette province.
Les grands, de leur côté, avaient, suivant leur coutume invariable, vendu leur soumission. Condé était devenu zélé catholique ; M. de Beuvre, qui avait d’abord servi le père et ensuite perdu son propre gendre au service de la cause du fils, était, comme de raison, tout à fait dans sa disgrâce et ne se montrait plus à Bourges. Des jésuites lui avaient été envoyés par le prince, à l’effet de l’engager à abjurer solennellement.
De Beuvre n’était pas exalté en fait de religion. Il avait cédé à des passions politiques en embrassant la foi de Luther, et il sentait bien qu’il s’était trompé quant à sa fortune. Il s’y était pris trop tard pour qu’on eût besoin de l’acheter désormais. On se contentait de chercher à l’intimider, et on lui avait adroitement fait entendre qu’il ne pourrait pas marier sa fille dans le pays, s’il persistait dans l’hérésie. Après avoir fièrement relevé la tête devant les menaces, il s’était senti ébranlé devant la crainte du célibat de Lauriane et de son patrimoine tombant en quenouille.
Mais Lauriane l’avait empêché de céder. Élevée par lui assez tièdement dans la religion protestante, elle y était médiocrement instruite, et mêlait volontiers, dans son cœur, les pratiques et les prières des deux cultes.
Elle ne courait pas au prêche par les longs mauvais chemins d’Issoudun ou de Linières, et, quand elle passait près d’une église catholique, elle ne bondissait pas d’indignation au son de la cloche. Mais elle montrait parfois, à travers sa douceur souriante et enfantine, les germes d’une grande fierté ; et quand elle vit son père souffrir à l’humiliante idée de l’abjuration publique, elle vint à son secours avec une énergie surprenante, disant aux jésuites de Bourges :
— Vous n’avez que faire de me vouloir convertir en vue d’un beau mari catholique ; car j’ai juré en mon cœur d’être plus volontiers à un vilain mari de ma communion.
V
Il y avait peu de semaines que cette visite avait eu lieu à la Motte-Seuilly, lorsque arriva celle de M. Sciarra d’Alvimar, présenté par Guillaume d’Ars.
Ils furent reçus par le père et la fille, M. de Bois-Doré étant allé courre un lièvre avec le garde de M. de Beuvre.
Ce fut une nouvelle contrariété pour Guillaume, qui se voyait retardé d’heure en heure, et qui commençait à désespérer d’aller à Bourges ce jour-là.
Sciarra d’Alvimar se présenta avec grâce, et dès les premiers mots de sa conversation, de Beuvre, qui s’y connaissait, non pour avoir beaucoup vu Paris, mais pour avoir hanté les petites cours de province, où l’on était tout aussi grand seigneur qu’à celle du roi, reconnut qu’il avait affaire à un homme du meilleur monde.
Quant à d’Alvimar, frappé de la grâce et de la jeunesse de Lauriane, il la prenait pour une fille puînée de M. de Beuvre, et il attendait toujours d’être présenté à la veuve dont M. d’Ars lui avait parlé.
Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure qu’il comprit que cette belle enfant était la maîtresse de la maison.
On dînait alors à dix heures du matin, et Guillaume, ayant couru dans la prairie à la recherche du marquis, revint prendre congé.
— Le marquis est prévenu, dit-il à Sciarra ; il arrive ; il m’a juré d’être votre hôte et votre ami jusqu’à mon retour. Donc, je vous laisse en bonne compagnie, et je vais faire de mon mieux pour regagner le temps perdu.
On voulut en vain le retenir à dîner. Il partit après avoir baisé la main de la belle Lauriane, serré celle de son bon voisin M. de Beuvre et embrassé d’Alvimar, en lui jurant de venir, avant la fin de la semaine, le reprendre à Briantes pour le conduire en son château d’Ars et l’y garder le plus longtemps possible.
— Or donc, dit M. de Beuvre à d’Alvimar, offrez votre main à la châtelaine, et mettons-nous à table. Ne soyez pas étonné si nous n’attendons point notre ami Bois-Doré. Il a coutume, quand il a chassé seulement un quart d’heure, de faire une toilette d’une heure, et, pour rien au monde, il ne voudrait se présenter devant une dame, — même devant celle-ci, qui est à ses yeux comme sa fille, car il l’a vu naître, — sans s’être lavé, parfumé, rhabillé de la tête aux pieds. C’est son plaisir, et il n’y a pas grand mal. Nous ne nous gênons point avec lui, et nous le gênerions en retardant notre repas pour l’attendre.
— N’aurais-je pas dû, dit d’Alvimar quand on l’eut fait asseoir au haut bout de la table, aller présenter mes respects à M. de Bois-Doré, dans sa chambre, avant de me mettre à dîner ?
— Non ! dit Lauriane en riant, vous l’eussiez bien chagriné en le surprenant à sa toilette. Ne nous demandez pas pourquoi ; vous le comprendrez de vous-même sitôt que vous l’aurez vu.
— Et, d’ailleurs, ajouta M. de Beuvre, vous ne lui devez de prévenances qu’à cause de votre jeune âge ; car en qualité d’hôte fiduciaire, c’est lui qui vous doit toutes les avances. Or, je me charge de vous présenter à lui, M. d’Ars m’ayant confié ce soin-là.
En parlant du jeune âge de d’Alvimar, M. de Beuvre partageait l’erreur qu’il faisait naître à première vue.
Quoiqu’il fût alors près de la quarantaine, il paraissait être au-dessous de la trentaine, et peut-être M. de Beuvre comparait-il intérieurement le beau visage de son hôte temporaire avec celui de sa chère Lauriane. Sa préoccupation constante était de lui trouver, en dehors du pays, un mari qui n’exigerait pas l’abjuration solennelle.
Il ignorait, le bon gentilhomme, que les jésuites régnaient déjà partout, et que le Berry était encore une des provinces les moins travaillées par leur propagande.
Il ignorait aussi que d’Alvimar fût, dans son âme, un parfait chevalier de la sainte dame Inquisition.
Guillaume, qui voulait assurer à son ami un accueil cordial, s’était bien gardé de le peindre comme un orthodoxe trop chatouilleux. Catholique lui-même, mais tolérant et même peu croyant, comme la plupart des jeunes gens du monde, il n’avait soulevé, ni en le présentant au maître du logis, ni en le recommandant à M. de Bois-Doré, la question religieuse, à laquelle ces personnes n’attachaient, pas plus que lui, une importance dominante dans leurs relations. Mais il avait dit à l’écart, et en deux mots, à M. de Beuvre, que M. de Villareal (le nom convenu d’Alvimar) était de bonne famille, le fait était certain, et en belle passe de faire fortune, Guillaume le croyait, M. d’Alvimar cachant sa pauvreté avec tout l’orgueil dont un Espagnol est capable sur ce point-là.
Le premier service fut distribué avec toute la lenteur des valets berrichons, et dégusté avec la méthodique lenteur des gens bien appris qui ne veulent point passer pour des gloutons.
Cette patiente déglutition, ces longues pauses entre chaque bouchée, ces récits de l’amphitryon entre chaque plat, sont encore articles de savoir-vivre, chez les vieillards, en Berry. Les paysans de nos jours renchérissent sur ce principe de bonne éducation, et quand on mange avec eux, on peut être bien sûr de rester trois heures durant assis à table, ne fût-ce que devant un morceau de fromage et une bouteille de piquette.
D’Alvimar, dont l’esprit actif et inquiet ne pouvait s’endormir dans les jouissances de la réfection, profita de la majestueuse mastication de M. de Beuvre pour causer avec sa fille, laquelle mangeait vite et peu, s’occupant de son père et de son hôte plus que d’elle-même.
Il fut surpris de trouver tant d’esprit chez une fille de campagne, qui, sauf une ou deux courses à Bourges et à Nevers, n’était jamais sortie des terres de son domaine.
Lauriane n’était pas très-cultivée, et peut-être n’eût-elle pas écrit une longue lettre sans y faire quelque faute de français ; mais elle parlait bien, et, à force d’entendre parler son père et ses voisins sur les affaires du temps, elle connaissait et jugeait bien l’histoire, depuis le règne de Louis XII et les premières guerres de religion.
Pourtant, comme elle se faisait la gloire de descendre de Charlotte d’Albret, et que ce souvenir était vénérable et vénéré par elle, elle n’eut point occasion de laisser voir à d’Alvimar qu’elle était hérétique, et, d’ailleurs, la civilité de ce temps-là voulait qu’on ne s’expliquât jamais inutilement sur ses propres croyances, même entre gens de la même communion, car les nuances étaient nombreuses et la controverse était partout.
En outre de ce tact délicat et ce grand bon sens qu’elle possédait, elle avait dans l’esprit un tour de franchise et de malice, amalgame tout berrichon, qui fait de l’alliance de deux contraires une manière de voir et de dire assez originale.
Elle était du pays où l’on dit la vérité en riant, et où chacun sait qu’il est compris sans avoir besoin de se fâcher.
D’Alvimar, qui était plus despote que goguenard et plus vindicatif que sincère, se sentit un peu intimidé devant cette jeune fille, et cela, sans trop pouvoir se rendre compte du pourquoi.
Il lui semblait parfois qu’elle devinât son caractère, sa vie ou sa récente aventure, et qu’elle eût l’air de lui dire :
« Après tout, nous n’en sommes pas moins de bonnes gens, prêts à vous obliger. »
Enfin, il fut question de servir le rôt, et, au milieu d’un grand bruit de portes et de cliquetis d’assiettes, M. de Bois-Doré parut, précédé d’un petit serviteur richement équipé, qu’il traitait tout bas de page, comme pour justifier ce vers, qui n’avait pas encore accusé le ridicule de ses pareils :
Tout marquis veut avoir des pages,
et contrairement aux ordonnances, qui ne permettaient plus les pages qu’aux princes et grands seigneurs de haut vol.
Malgré sa mélancolie habituelle et son malaise présent, d’Alvimar eut peine à s’empêcher de rire à l’apparition de son hôte fiduciaire.
M. Sylvain de Bois-Doré avait été un des beaux hommes de son temps. Grand, bien fait, noir de cheveux avec la peau blanche, des yeux magnifiques, de beaux traits, robuste et léger de son corps, il avait plu à beaucoup de dames, mais sans inspirer jamais de passion durable ou violente. C’était la faute de sa propre légèreté et de l’économie qu’il faisait de ses propres émotions.
Une bonté sans limites, une loyauté très-grande eu égard à son temps et à son milieu, une prodigalité princière dans les chances fortuites de la richesse, une parfaite philosophie aux heures de la débine (c’était son mot), toutes les qualités aimables et faciles des aventuriers champions du Béarnais, ne suffisaient pas pour faire un héros passionné, comme on les aimait du temps de sa jeunesse.
C’était une époque exaltée et sanguinaire où la galanterie avait besoin d’un peu de férocité pour s’élever à l’attachement romanesque, et Bois-Doré, hors du combat, où il se portait vaillamment, était d’une mansuétude révoltante. Il n’avait assassiné aucun mari, aucun frère ; il n’avait égorgé aucun rival dans les bras de ses maîtresses infidèles ; Javotte ou Nanette le consolaient aisément des trahisons de Diane ou de Blanche. Il passait donc alors, malgré son goût pour les romans de pastorale et de chevalerie, pour un petit esprit et un cœur tiède.
Il avait pris d’autant mieux son parti d’être joué et berné par les dames, qu’il ne s’en était jamais aperçu. Il se savait beau, libéral et brave ; ses aventures étaient courtes mais nombreuses ; son cœur avait besoin de plus d’amitié que d’emportement, et, par sa discrétion et sa douceur de mœurs, il avait mérité de rester l’ami de tout le monde. Il s’était donc trouvé heureux sans se tracasser pour être adoré, et, franchement, il avait aimé un peu toutes les belles sans en adorer aucune.
On l’eût bien accusé d’égoïsme si le reproche eût été facile à concilier avec celui qu’on lui faisait d’être trop bon et trop humain. Il était bien un peu la caricature du bon Henri, que plusieurs traitaient d’ingrat et de traître, et que tous aimaient quand même, après l’avoir fréquenté.
Mais le temps avait marché, et c’était encore là une chose dont messire de Bois-Doré n’avait pas daigné s’apercevoir. Son corps souple s’était durci et roidi, sa belle jambe s’était séchée, son noble front s’était dégarni, son grand œil s’était entouré de rides comme le soleil de rayons, et, de toute sa jeunesse envolée, il n’avait conservé que des dents, un peu longues, mais encore blanches et bien rangées, avec lesquelles il affectait de casser des noisettes au dessert, pour que l’on y fit attention. On disait même, chez ses voisins, qu’il était fort contrarié si l’on oubliait d’en mettre pour lui sur la table.
Quand nous disons que M. de Bois-Doré ne s’était pas aperçu des outrages du temps, c’est une façon d’exprimer le contentement qu’il avait encore de lui-même ; car il est certain qu’il se vit vieillir et qu’il combattait l’effet des ans avec une vaillante obstination. Je crois que la plus grande énergie dont il se sentit capable fut employée à cette bataille.
Lorsqu’il vit ses cheveux blanchir et s’en aller, il fit exprès le voyage de Paris pour se commander une perruque chez le meilleur faiseur. Déjà la perruquerie devenait un art ; mais les chercheurs de détails nous ont appris que, pour avoir des raies de tête en soie blanche avec cheveux implantés un par un, il fallait dépenser au moins soixante pistoles.
M. de Bois-Doré ne s’arrêta pas devant cette bagatelle, lui qui était riche désormais et qui mettait fort bien douze à quinze cents francs de notre monnaie à un habillement de demi-toilette, cinq à six mille à un habit de gala. Il courut essayer des perruques : d’abord il s’éprit d’une blonde crinière qui lui allait merveilleusement bien au dire du perruquier.
Bois-Doré, qui ne s’était jamais vu blond, commençait à le croire, lorsqu’il en essaya une châtain qui, toujours au dire du vendeur, lui allait tout aussi bien. Les deux étaient du même prix ; mais Bois-Doré en essaya une troisième qui coûtait dix écus de plus et qui jeta le marchand dans l’enthousiasme : celle-là était véritablement la seule qui fit ressortir les avantages de M. le marquis.
Bois-Doré se souvint du temps où les dames disaient qu’il était rare de voir une chevelure aussi noire que la sienne avec une peau aussi blanche.
— Ce perruquier doit avoir raison, pensa-t-il.
Et, pourtant, il s’étonna quelques instants devant la glace, de voir que cette crinière sombre lui donnait l’air dur et violent.
— C’est surprenant, se dit-il, comme cela me change ! Cependant, c’est ma couleur naturelle. J’avais, dans ma jeunesse, l’air aussi doux que je l’ai encore. Mes épais cheveux noirs ne me donnaient pas cette mine de mauvais garçon.
Il ne lui vint pas à l’idée que tout est en parfaite harmonie dans les opérations de la nature, soit qu’elle nous fasse, soit qu’elle nous défasse, et qu’avec ses cheveux gris il avait la mine qu’il devait avoir.
Mais le perruquier lui répéta tant de fois qu’il ne paraissait plus que trente ans avec cette belle perruque, qu’il la lui acheta et lui en commanda sur-le-champ une seconde, par économie, disait-il, afin de ménager la première.
Néanmoins, il se ravisa le lendemain. Il se trouvait plus vieux qu’auparavant avec cette tête de jeune homme, et c’était l’avis de tous ceux qu’il avait consultés.
Le perruquier lui expliqua qu’il fallait mettre d’accord les cheveux, les sourcils et la barbe, et il lui vendit la teinture. Mais alors Bois-Doré se trouva si blême au milieu de ces taches d’encre, qu’il fallut encore lui expliquer que le fard était nécessaire.
— Il paraît, dit-il, que quand on commence à user d’artifice, il n’est plus possible de s’arrêter ?
— C’est la coutume, répondit le rajeunisseur ; choisissez d’être ou de paraître.
— Mais je suis donc vieux ?
— Non, puisque vous pouvez encore paraître jeune moyennant mes recettes.
Depuis ce jour, Bois-Doré porta perruque ; sourcils, moustaches et barbe peints et cirés ; badigeon sur le museau, rouge sur les joues, poudres odorantes dans tous les plis de ses rides ; en outre, essences et sachets de senteur sur toute sa personne : si bien que, quand il sortait de sa chambre, on le sentait jusque dans la basse-cour, et que, s’il passait seulement devant le chenil, tous ses chiens courants éternuaient et grimaçaient pendant une heure.
Quand il eut bien réussi à faire, d’un beau vieillard qu’il était, une vieille marionnette burlesque, il s’avisa encore de gâter son port, qui avait la dignité de son âge, en faisant barder de doubles lames d’acier ses pourpoints et ses hauts-de-chausses, et en se tenant si droit, que, chaque soir, il se mettait au lit avec une courbature.
Il en serait mort, si, heureusement pour lui, la mode n’eût changé.
Les rigides pourpoints serrés de Henri IV s’élargirent en casaque légère sur la poitrine des jeunes favoris de Louis XIII. Les braies en cerceau firent place à la culotte large et flottante, obéissant à toutes les inflexions du corps.
Bois-Doré eut quelque peine à admettre ces innovations, et à se séparer de ses inflexibles fraises godronnées, pour se mettre un peu plus à l’aise dans les rotondes légères. Il regretta fort les passements ; mais, peu à peu, les rubans et les dentelles le séduisirent, et, après un court voyage qu’il fit à Paris, on le vit revenir habillé à la mode des jeunes gens du bel air, et affecter leur désinvolture nonchalante et brisée, s’étendant sur les fauteuils, prenant des poses lasses, se relevant en trois temps quand il était assis ; en un mot, faisant, avec sa haute taille et ses traits accentués, ce personnage de petit marquis fadasse, que, trente ans plus tard, Molière trouva complet dans son ridicule et mur pour la satire.
Cette manière d’être aida Bois-Doré à cacher la pesanteur réelle de ses années sous un déguisement qui faisait de lui une sorte de fantôme comique.
D’Alvimar le trouva même effrayant à première vue. Il ne comprenait rien à cette profusion de boucles d’ébène sur cette face ridée, à ces gros sourcils terribles sur des yeux si doux, à ce fard éclatant qui avait l’air d’un masque follement posé sur une figure respectable et bienveillante.
Quant au costume, il était, par sa recherche, par la quantité de galons, de broderies, de rosettes et de panaches, on ne peut plus ridicule en plein jour, à la campagne, outre que les couleurs tendres et pâles, que notre marquis affectionnait, juraient davantage avec l’aspect léonin de sa moustache hérissée et de sa crinière d’emprunt.
Mais l’accueil que lui fit le vieux gentilhomme détruisit agréablement, chez d’Alvimar, l’effet rébarbatif de cette mascarade.
M. de Beuvre s’était levé pour présenter l’ami de Guillaume au marquis, et pour lui rappeler qu’il était chargé de lui pour plusieurs jours.
— C’est un plaisir et un honneur que je réclamerais pour moi-même, dit M. de Beuvre, si j’étais dans ma propre maison ; mais je ne dois pas oublier que je suis chez ma fille, et, d’ailleurs, cette maison est moins riche et moins ornée que la vôtre mon cher Sylvain, et nous ne voulons pas priver M. de Villareal des douceurs qui l’y attendent.
— J’accepte l’hyperbole, répondit Bois-Doré, si elle peut éblouir M. de Villareal au point de le faire rester longtemps sous ma garde.
Et, ouvrant ses deux grands bras couverts de manchettes jusqu’aux coudes, il embrassa le prétendu Villareal en lui disant avec un bon rire qui montrait ses grandes dents blanches :
— Fussiez-vous le diable, monsieur, du moment que vous m’êtes confié, vous devenez pour moi comme un frère.
Il se garda bien de dire « comme un fils. » Il eût craint de révéler le chiffre de ses années, chiffre qu’il croyait mystérieux, depuis qu’il l’avait oublié lui-même.
Villareal d’Alvimar se fût bien passé de cette accolade, de la part d’un catholique de si fraîche date, d’autant plus que les parfums dont le marquis était imprégné lui ôtèrent le peu d’appétit qu’il avait, et qu’après l’avoir embrassé, il lui serra vigoureusement les mains entre ses doigts secs, armés de bagues énormes. Mais d’Alvimar devait songer avant tout à sa propre sûreté, et il sentit, à l’accent cordial et résolu de M. Sylvain, qu’il était réellement placé en des mains loyales et dévouées.
Il prit donc son parti de reconnaître la double hospitalité dont il était l’objet, en se montrant sous son meilleur jour, et, lorsqu’il sortit de table, les deux vieux gentilshommes étaient enchantés de lui.
Il eût pourtant bien souhaité de prendre quelque repos ; mais le châtelain le provoqua aux échecs et ensuite au billard avec Bois-Doré, qui se fit battre.
D’Alvimar aimait le jeu et n’était pas indifférent au gain de quelques écus d’or.
Les heures s’écoulaient dans une intimité pour ainsi dire escomptée, puisque ces amusements n’amenèrent aucun entretien assez suivi pour mettre ces trois personnes à même de se connaître.
Madame de Beuvre, qui s’était retirée après le repas, reparut vers quatre heures, au moment où elle vit faire dans le préau les préparatifs du départ de ses hôtes.
Elle leur proposa de prendre l’air dans les jardins avant de se séparer.
VI
On était alors à la fin d’octobre. Les jours, devenus courts, étaient encore doux et clairs, l’été de Saint-Martin s’étant prolongé jusque-là. Les arbres, tout à fait dépouillés, dessinaient leur belle silhouette sur le soleil rouge qui se couchait derrière les noires broussailles de l’horizon.
On marchait sur un lit de feuilles sèches dans les allées de buis et d’ifs taillés qui donnaient aux jardins de ce temps-là une raideur propre et digne.
Dans les fossés, de belles vieilles carpes suivaient les promeneurs, habituées à recevoir les miettes de pain que leur apportait Lauriane.
Un petit loup apprivoisé la suivait aussi comme un chien, mais asservi et brutalisé par le grand épagneul favori de M. de Beuvre, animal jeune et folâtre, qui ne montrait aucune aversion pour ce compagnon suspect, et qui le roulait et le mordillait avec la brusquerie superbe d’un enfant de qualité daignant jouer avec un vilain.
D’Alvimar, au moment d’offrir son bras à la belle Lauriane, s’arrêta en voyant M. de Bois-Doré s’approcher d’elle dans la même intention.
Mais, à son tour, le courtois marquis recula.
— C’est votre droit, lui dit-il : un hôte tel que vous doit primer tous les amis ; mais sachez le prix du sacrifice que je vous fais.
— J’en sens tout le prix, répondit d’Alvimar, au bras de qui Lauriane appuya légèrement sa petite main ; et, de toutes les bontés que vous avez pour moi, j’estime celle-ci être la plus grande.
— Je vois avec plaisir, reprit Bois-Doré en marchant à la gauche de madame de Beuvre, que vous entendez la galanterie française comme le feu roi, notre Henri, de douce mémoire.
— J’espère l’entendre mieux, s’il vous plaît.
— Oh ! ce serait beaucoup promettre !
— Nous autres Espagnols, nous l’entendons, du moins, autrement. Nous croyons que l’attachement fidèle à une seule femme est préférable à la galanterie envers toutes.
— Oh ! alors, mon cher comte… Vous êtes comte, n’est-ce pas, ou duc ?… Pardon, mais vous êtes grand d’Espagne, je le sais, je le vois… Vous donnez dans la fidélité parfaite du roman ? Rien de plus beau, mon cher hôte, rien de plus beau, sur ma parole !
M. de Beuvre appela Bois-Doré à quelques pas de là pour lui montrer je ne sais quel arbre nouvellement planté, et d’Alvimar profita de cette interruption pour demander à Lauriane si M. de Bois-Doré avait voulu se moquer de lui.
— Nullement, répondit-elle ; il faut que vous sachiez que notre cher marquis fait sa nourriture favorite du roman de M. d’Urfé, et qu’il le sait quasi par cœur.
— Comment faire accorder ces goûts de belle passion avec ceux de l’ancienne cour ?
— C’est bien aisé. Quand notre ami était jeune, il aimait, dit-on, toutes les dames. En vieillissant, son cœur s’est refroidi ; mais il prétend cacher cela, comme il croit cacher ses rides, en feignant d’avoir été converti à la vertu des beaux sentiments par l’exemple des héros de l’Astrée. Si bien que, pour s’excuser de ne faire la cour à aucune belle, il se vante d’être fidèle à une seule qu’il ne nomme point, que personne n’a jamais vue et ne verra jamais, par la bonne raison qu’elle n’existe que dans son imagination.
— Est-il possible qu’à son âge il se croie encore forcé de feindre l’amour ?
— Il le faut bien, puisqu’il veut passer pour jeune. S’il avouait que les femmes lui sont devenues aussi indifférentes les unes que les autres, pourquoi prendrait-il la peine de se barbouiller la figure et de porter de faux cheveux ?
— Vous pensez donc qu’il n’est pas possible d’être jeune sans être épris de quelque femme ?
— Cela, je n’en sais rien, répondit gaiement madame de Beuvre ; je n’ai point d’expérience et ne connais pas le cœur des hommes. Mais j’entends quelquefois dire qu’il en est ainsi, et M. de Bois-Doré semble en être persuadé. Que vous en semble, à vous, messire ?
— Il me semble, dit d’Alvimar, curieux des opinions de la jeune dame, que l’on peut vivre longtemps d’un amour passé, en attendant un amour à venir.
Elle ne répondit pas et regarda le ciel avec ses beaux grands yeux bleus.
— À quoi songez-vous ? lui demanda-t-il avec une familiarité peut-être un peu trop tendre.
Lauriane parut étonnée de cette question indiscrète.
Elle le regarda droit au visage, d’un air qui semblait dire : « Qu’est-ce que cela vous fait ? » Mais, sans s’armer, en paroles, d’aucune dureté inutile, elle lui dit en souriant :
— Je ne pensais à rien.
— C’est impossible, reprit d’Alvimar ; on pense toujours à quelque chose ou à quelqu’un.
— On pense vaguement, si vaguement, qu’en une minute on ne s’en souvient plus.
Lauriane ne disait pas la vérité. Elle avait pensé à Charlotte d’Albret, et nous traduirons tout ce qui s’était passé dans sa courte rêverie.
Cette pauvre princesse lui était comme apparue pour lui faire la réponse que sollicitait d’Alvimar, et cette réponse, la voici : « Une jeune fille qui n’a point aimé accepte quelquefois, à la légère, l’amour qui se présente, parce qu’elle se sent impatiente d’aimer, et quelquefois elle tombe dans les bras d’un scélérat qui la torture, la flétrit et l’abandonne. »
D’Alvimar était loin de deviner le bizarre avertissement que venait de recevoir cette jeune âme ; il crut à un peu de coquetterie, et le jeu lui plut, bien qu’il eût l’âme aussi froide qu’un marbre.
Il insista.
— Vous avez, je gage, songé, dit-il, à un amour plus vrai que celui dont M. de Bois-Doré vous donne la comédie, à un amour tel que vous pourriez, sinon le ressentir, du moins l’inspirer à un galant homme ?
À peine eut-il prononcé ces paroles de provocation banale, mais d’un ton qu’il sut rendre ému et qu’il crut persuasif, qu’il sentit le bras de Lauriane tressaillir, s’arracher du sien, et, en même temps, il la vit pâlir et reculer.
— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il en tâchant de reprendre son bras.
— Rien, rien, dit-elle en s’efforçant de sourire. J’ai vu là une couleuvre dans les joncs, j’ai eu peur ; je vais appeler mon père pour la tuer.
Et elle se mit à courir vers M. de Beuvre, laissant d’Alvimar battre avec sa canne les joncs du talus pour chercher la maudite bête.
Mais aucune bête, laide ou belle, ne se montra, et, quand il chercha des yeux madame de Beuvre, il la vit quitter le jardin et rentrer dans le préau.
— Voilà une herbe sensitive, pensa-t-il en la regardant s’éloigner, soit qu’elle ait peur du serpent, soit plutôt que mes paroles aient causé ce trouble soudain… Ah ! pourquoi les reines et les princesses, qui tiennent en leurs mains les hautes destinées, n’ont-elles pas cette amoureuse candeur des petites dames de campagne !
Pendant que sa vanité expliquait ainsi l’émotion de Lauriane, celle-ci était montée à la chapelle de Charlotte d’Albret, non pour prier, elle ne fréquentait pas cet oratoire catholique, ordinairement fermé comme le sanctuaire d’une mémoire respectable, mais pour s’assurer d’un fait qui venait de la bouleverser.
Il y avait, dans cette petite chapelle, un portrait déjà bien noirci et bien enfumé par les années, que l’on ne montrait jamais à personne, mais que l’on gardait là où on l’avait trouvé, par respect pour l’arrangement des choses qui avaient été à l’usage de la sainte de la famille.
Lauriane n’avait vu ce portrait que deux fois en sa vie. Une fois par hasard, pendant qu’une vieille femme, chargée de tenir la chapelle propre, avait ouvert, pour l’épousseter, l’espèce d’armoire qui le renfermait.
Lauriane était alors enfant. Ce portrait lui avait fait peur, sans qu’elle sût pourquoi.
La seconde fois, et il n’y avait pas longtemps, son père lui racontait, avec certains détails de tradition, l’histoire de la pauvre duchesse, et il lui avait dit :
— Et pourtant notre sainte aïeule ne haïssait pas ce monstre. Soit qu’elle l’eût aimé un instant avant de savoir de quels crimes il était souillé, soit que, poussée uniquement par la charité chrétienne, elle se fit un devoir de prier pour lui, elle avait son portrait dans la chapelle.
Lauriane, comprenant de qui cette vieille peinture était l’effrayante image, elle avait voulu la revoir. Elle l’avait regardée avec attention, avec sang-froid, se jurant à elle-même de ne jamais épouser l’homme qui aurait le moindre trait de ressemblance avec cette figure terrible.
Malgré le calme de cet examen, le spectre était resté quelque temps devant ses yeux, et, involontairement, chaque fois qu’une physionomie sinistre se présentait devant elle, elle la comparait avec le type abhorré ; mais elle avait oublié cette préoccupation, car elle était naturellement gaie, tranquille, et aussi brave que la plupart des jeunes châtelaines de ce temps de trouble et de danger, dont on était à peine sorti.
Aussi, en voyant d’Alvimar, il ne lui était pas venu à la pensée de faire le moindre rapprochement, et même dans le jardin, en lui donnant le bras, en causant gaiement avec lui et en le regardant face à face, elle n’avait ressenti aucune crainte. Cependant, pourquoi avait-elle pensé à Charlotte d’Albret pendant qu’il lui parlait ? Elle n’en savait rien ; elle n’y avait pas fait grande attention d’abord.
Mais d’Alvimar avait insisté pour pénétrer ses pensées, il lui avait presque parlé d’amour. Du moins, il lui en avait plus dit en deux mots, lui qu’elle voyait pour la première fois, que n’avait jamais osé le faire aucun des amis, jeunes ou vieux, qui l’entouraient.
Surprise de tant d’audace, elle l’avait regardé encore, mais, cette fois, à la dérobée ; elle avait surpris un sourire perfide sur cette figure charmante ; et, en même temps, le profil qui se dessinait sur le fond rougeâtre du ciel bas lui avait arraché un cri de terreur.
Ce beau jeune homme, qui semblait provoquer les premiers battements de son cœur, ressemblait à César Borgia !
Que cela fût une certitude ou une rêverie, il lui avait été impossible de rester un instant de plus à son bras.
Elle avait trouvé un prétexte à sa peur, elle s’était enfuie, et elle venait regarder le portrait, pour détruire ou confirmer ses doutes.
VII
Comme le jour tombait rapidement et qu’il faisait déjà sombre du côté du préau, elle retourna sur ses pas et alla chercher une lumière dans sa chambre, qui était située dans le pavillon attenant à la petite galerie de la chapelle.
L’armoire qui contenait le portrait n’était qu’un de ces carrés de planches en relief sur la muraille, où, dans les églises de villages, on serre la bannière des processions. Elle l’ouvrit précipitamment, plaça convenablement sa bougie et regarda l’infâme.
La peinture était belle. César et Lucrèce Borgia sont les contemporains de Raphaël et de Michel-Ange, et ce portrait, un peu sèchement étudié, était dans la première manière de Raphaël. Il appartenait à la même école.
La figure du duc de Valentinois ne présentait pas ces taches livides et ces pustules hideuses qui décrivent certains historiens, ni ces yeux louches « brillant d’un infernal éclat que même ses compagnons et ses familiers ne pouvaient supporter. » Soit que l’artiste l’eût flatté, soit qu’il l’eût peint à une époque de sa vie où le vice et le crime ne « suintaient » pas encore sur son visage, il ne l’avait pas fait laid. Il avait montré le cardinal-bandit de profil, et celui de ses yeux qu’il avait copié regardait droit devant lui.
La face était pâle, horriblement pâle et maigre, le nez étroit et acéré, la bouche sans lèvres, tant elles étaient incolores et minces, le menton anguleux, le type distingué, les traits assez purs, la moustache et la barbe rouges, délicatement plantées. Mais, vue ainsi sous l’aspect le plus favorable, cette tête de scélérat était peut-être plus repoussante encore que si elle eût été rongée de lèpre. Elle était calme et pensive, et le front ne rappelait en rien la tête plate de la vipère.
Non, non, c’était bien pis : c’était une tête d’homme bien conformée, avec toutes les facultés de l’intelligence admirablement développées pour le mal. L’œil, long et peu ouvert, semblait recueilli dans la béate méditation d’un forfait, et l’imperceptible sourire de la bouche transparente avait la somnolente douceur de la férocité assouvie.
On ne pouvait dire précisément où siégeait l’horreur de l’expression : elle était partout. On se sentait froid dans le corps et dans l’âme en interrogeant cette physionomie impudente et cruelle[9].
— J’ai rêvé ! se dit Lauriane en détaillant tous les traits. Ce n’est là ni le front, ni l’œil, ni la bouche de cet Espagnol. J’ai beau regarder, je ne trouve ici rien de lui.
Elle ferma les yeux pour se le rappeler sans voir le portrait. Elle le revit de face : il était charmant avec une expression de mélancolie résignée et fière. Elle le revit de profil : il était enjoué, un peu railleur, peut-être ; il souriait. — Mais, dès qu’elle se retraça ce sourire, elle retrouva le profil de l’infâme César, et, comme si les deux empreintes se fussent collées l’une sur l’autre, il lui fut impossible de les séparer.
Elle referma l’armoire et regarda la chaire de bois sculpté, le petit autel et le coussin de velours noir blanchi et usé par les genoux de Charlotte. Elle y posa les siens et pria sans se demander si elle était dans une église ou dans un temple, si elle était protestante ou catholique.
Elle invoqua le Dieu des faibles et des affligés, le Dieu de Charlotte d’Albret et de Jeanne de France.
Puis, se sentant rassurée et voyant les chevaux prêts pour le départ de ses hôtes, elle redescendit au salon pour recevoir leurs adieux.
Elle trouva son père très-animé.
— Venez çà, madame ma chère fille, lui dit-il en lui prenant la main pour la faire asseoir sur le fauteuil que Bois-Doré et d’Alvimar se hâtaient de lui avancer ; vous nous ramenez la concorde. Quand les femmes laissent les hommes entre eux, ils deviennent maussades, ils parlent politique ou religion, et, sur ce point-là, personne ne peut s’entendre. Soyez la bienvenue, vous qui avez la douceur des colombes, et parlez-nous des vôtres que, sans doute, vous venez de coucher.
Lauriane avoua qu’elle avait oublié ses tourterelles. Elle se sentait sous l’œil clair et pénétrant de d’Alvimar. Elle s’enhardit à le regarder. Décidément, il ne ressemblait pas plus au Borgia que le bon M. Sylvain lui-même.
— Vous vous êtes donc encore querellé avec notre voisin ? dit-elle à son père en l’embrassant, pendant qu’elle tendait la main au vieux marquis. Eh bien, qu’est-ce que cela fait, puisque vous confessez avoir besoin d’un peu de contradiction pour digérer.
— Non, mordi ! répondit M. de Beuvre, si c’était avec lui, je ne m’en confesserais pas, je n’aurais fait qu’un péché d’habitude ; mais je me suis laissé aller à l’humeur contredisante avec M. de Villareal, et cela est contre toute hospitalité et toute bienséance. Faites notre paix, ma chère fille, et dites-lui, vous qui me connaissez, que je suis un vieux huguenot têtu et batailleur, mais franc comme l’or et tout à son service quand même.
M. de Beuvre se vantait. Il n’était pas un huguenot bien féroce, et les idées religieuses couraient fort embrouillées dans sa cervelle. Mais il avait des haines et des rancunes politiques assez vives, et il ne pouvait entendre parler de certains adversaires sans donner carrière à sa brusque franchise.
Or, M. d’Alvimar l’avait blessé en prenant la défense de l’ex-gouverneur du Berry, M. le duc de la Châtre, sur le compte duquel le hasard de la conversation les avait mis.
Lauriane, informée du sujet de la discussion, prononça doucement son verdict.
— Je vous absous tous deux, dit-elle : vous, monsieur mon père, pour avoir pensé qu’en aucune chose de ce monde, sauf la bravoure et l’esprit, l’exemple de feu M. de la Châtre n’était bon à suivre ; — vous, monsieur de Villareal, pour avoir plaidé la cause d’un homme qui n’est plus là pour se défendre.
— Bien jugé ! s’écria Bois-Doré, et parlons d’autre chose.
— Oui, certes, ne parlons plus de ce tyran ! riposta le vieux gentilhomme, ne parlons plus de ce fanatique !
— Il vous plaît de le traiter de fanatique, reprit d’Alvimar, qui ne savait pas céder ; quant à moi, qui l’ai beaucoup connu à la cour, si j’eusse osé lui adresser un reproche, c’eût été celui de ne pas aimer assez la vraie religion et de n’y voir qu’un moyen de dompter la révolte.
— C’est vrai, c’est vrai, dit Bois-Doré, qui détestait la discussion et qui ne demandait qu’à en finir, tandis que M. de Beuvre, s’agitant sur sa chaise, faisait bien voir qu’il n’en avait pas fini.
— Après tout, reprit d’Alvimar espérant conclure, n’a-t-il pas fidèlement et ardemment servi le roi Henri, à la mémoire duquel vous me semblez ici tout dévoués ?
— Et avec raison, monsieur ! s’écria M. de Beuvre, avec raison, mordi ! Où trouverez-vous un roi plus sage et plus humain ? Mais combien de temps votre enragé ligueur de La Châtre ne l’a-t-il pas combattu ? combien de fois ne l’a-t-il pas trahi ? et combien d’écus a-t-il fallu lui donner pour qu’il se tînt tranquille ? Vous êtes un jeune homme, vous, et un homme du monde ; vous n’avez vu que le courtisan et le beau parleur ; mais nous autres, vieux provinciaux, nous les connaissons, nos tyranneaux de province ! Je voudrais bien que M. de Bois-Doré vous racontât de quelle manière ce grand guerrier fit par mensonge et trahison, la glorieuse conquête de Sancerre !
— Merci de moi ! dit Bois-Doré avec un peu d’humeur ; comment voulez-vous que je me rappelle pareille chose ?
— Et pourquoi donc ne vous plairait-il pas vous en souvenir ? reprit de Beuvre sans faire attention au dépit du marquis ; vous n’étiez pas à la mamelle, je pense ?
— J’étais du moins si jeune, que je ne me souviens de rien, dit Bois-Doré.
— Eh bien, moi, je me souviens ! s’écria de Beuvre, impatienté de cette défection de son ami. Or, j’avais dix ans de moins que vous, mon voisin, et je n’y étais pas ; j’étais page du vaillant Condé, l’aïeul de celui-ci, et un autre homme, je vous jure.
— Voyons, dit Lauriane, qui hasarda une grande malice pour apaiser son père et détourner la querelle de son objet principal : il faut que notre marquis se confesse d’avoir été au siége de Sancerre et de s’y être vaillamment comporté, car tout le monde le sait, et c’est par modestie qu’il ne veut pas s’en souvenir.
— Vous savez bien que je n’y étais pas, reprit Bois-Doré, puisque j’étais ici avec vous.
— Oh ! je ne parle pas du dernier siége, celui qui n’a duré que vingt-quatre heures, au mois de mai passé, et qui n’a été que le coup de grâce ; je parle du grand, du fameux siége de l’an 1572.
Bois-Doré avait horreur des dates. Il toussa, s’agita, releva le feu, qui n’était pas tombé ; mais Lauriane était résolue à l’immoler sous les fleurs de la louange.
— Je sais bien, dit-elle, que vous étiez fort jeune, mais vous vous battiez déjà comme un lion.
— Il est vrai que mes amis firent merveille, répondit Bois-Doré, et que l’affaire fut très-chaude ; mais je n’y frappai pas bien fort, malgré mon bon vouloir, à l’âge que j’avais…
— Mordi ! vous y fîtes vous-même deux prisonniers ! s’écria de Beuvre en frappant du pied. Tenez, j’enrage ma vie quand je vois un homme de guerre et de cœur comme vous renier ses bonnes prouesses plus tôt que d’avouer son âge !
Bois-Doré fut vivement blessé, et sa figure s’attrista ; c’était sa seule manière de témoigner son déplaisir à ses amis.
Lauriane vit qu’elle avait été trop loin ; car elle aimait sincèrement son vieux voisin, et, quand il ne riait plus de ses taquineries, elle n’avait plus envie de rire.
— Non, monsieur, dit-elle à son père, permettez à votre fille de vous dire que vous plaisantez. Le marquis était loin d’avoir vingt ans, et son action fut d’autant plus belle.
— Comment ! il n’avait pas vingt ans ? s’écria encore de Beuvre ; serais-je, tout d’un coup, devenu le plus vieux ?
— On n’a jamais que l’âge que l’on montre, reprit Lauriane, et il ne faut que regarder le marquis,..
Elle s’arrêta, n’ayant pas le courage de mentir si résolûment pour le consoler ; mais l’intention suffit, car Bois-Doré se contentait de peu.
Il la remercia d’un regard, son front s’éclaircit ; de Beuvre se mit à rire, d’Alvimar admira la gentillesse de Lauriane, et l’orage fut détourné.
VIII
On causa sans dépit quelques instants encore.
M. de Beuvre invita d’Alvimar à ne pas s’effaroucher de ses boutades et à revenir le surlendemain avec Bois-Doré, qui avait coutume de dîner tous les dimanches à la Motte ; puis on vint annoncer que la carroche de M. le marquis était prête. (Chacun sait qu’avant Louis XIV, lequel, en personne, en ordonna autrement, carrosse était souvent des deux genres, et le plus souvent féminin, d’après l’italien carrozza.)
Or, la carrosse ou carroche de M. de Bois-Doré était un vaste et lourd berlingot que traînaient courageusement quatre forts et beaux chevaux percherons, un peu trop gras ; car tout était bien nourri, bêtes et gens, au logis du bon M. Sylvain.
Ce respectable véhicule, destiné à affronter les routes carrossables et non carrossables, était d’une solidité à toute épreuve, et, si la souplesse de son allure laissait quelque chose à désirer, on était du moins assuré de ne s’y pas trop briser les os, même en cas du chute, à cause de l’énorme rembourrage de l’intérieur.
Il y avait six pouces d’épaisseur de laine et d’étoupe sous la doublure de damas, en sorte qu’on y avait, sinon toutes ses aises, du moins une sorte de sécurité.
C’était, du reste, un beau chariot, tout couvert de cuir, garni de clous dorés qui formaient des bordures d’ornement autour des panneaux. Il y avait, pour descendre et monter, une petite échelle que l’on retirait et plaçait dedans quand on était en route.
Aux quatre coins de cette citadelle roulante, on remarquait un arsenal composé de pistolets et d’épées, sans oublier la poudre et les balles, si bien qu’au besoin on y pouvait soutenir un siége.
Deux valets à cheval, portant des torches, ouvraient la marche ; deux autres porte-flambeaux marchaient derrière la voiture avec le domestique de d’Alvimar, tenant son cheval en laisse.
Le jeune page du marquis monta sur la banquette à côté du cocher.
Tout cela passa à grand bruit sous la herse de la Motte-Seuilly, et le pont-levis, en se relevant derrière la cavalcade, aux joyeux aboiements des chiens de garde qu’on lâchait dans le préau, compléta un vacarme qui fut entendu jusqu’au hameau de Champillé, à un bon quart de lieue de distance.
D’Alvimar crut devoir adresser à Bois-Doré quelques louanges sur son beau carrosse, objet de luxe et de confort encore peu répandu dans les campagnes, et qui, dans le pays particulièrement, passait pour une merveille.
— Je ne m’attendais pas, dit-il, à trouver au fond du Berry les aises des grandes villes, et je vois, monsieur le marquis, que vous menez ici la vie d’un homme de qualité.
Rien ne pouvait être plus flatteur pour le marquis que cette dernière expression. Simple gentilhomme, il n’était pas, il ne pouvait pas être, malgré son titre, homme de qualité.
Son marquisat était une petite ferme du Beauvoisis qu’il ne possédait même pas.
Dans un jour de fatigue et de danger, Henri IV, arrivant avec lui et une très-petite escorte dans cette ferme, où le hasard de la guerre de partisans les avait forcés de faire halte, et qu’ils trouvèrent déserte et abandonnée, courait grand risque de ne point déjeuner du tout, lorsque M. Sylvain, qui était l’homme de ressources dans ces sortes d’aventures, avait découvert, dans un buisson, quelques volailles oubliées et devenues sauvages. Le Béarnais s’était donné le plaisir de cette chasse, et Sylvain s’était chargé de faire cuire à point le gibier.
Ce festin inespéré avait mis le roi de Navarre en belle humeur, et il avait donné la ferme à son bon compagnon, l’érigeant en marquisat, de par son bon plaisir, et ce, disait-il, pour avoir empêché un roi d’y mourir de faim.
La possession s’était bornée à ce séjour de quelques heures sur le petit fief conquis sans coup férir. Il avait été repris dès le lendemain par le parti contraire ; puis, après la paix, il était retourné en la possession de ses légitimes propriétaires.
Peu importait à Bois-Doré, qui ne tenait point à cette bicoque, mais bien à son titre, et à qui le roi de France confirma plus tard, en riant, la promesse faite par le roi de Navarre. Aucun parchemin ne conféra cette dignité au gentilhomme berrichon ; mais, sous la protection du monarque devenu tout-puissant, le titre fut souffert, et l’obscur campagnard accueilli dans l’intimité du roi comme marquis de Bois-Doré.
Comme personne ne réclama, la plaisanterie et la tolérance du roi firent, sinon droit, du moins précédent, et on eut beau se moquer du marquisat de M. Sylvain Bouron du Noyer, — car tel était son nom véritable, — il se tint, en dépit des rieurs, pour homme de qualité. Après tout, il méritait mieux ce titre et il le portait plus honorablement que bien d’autres partisans.
D’Alvimar ignorait toutes ces circonstances. Il avait fait peu d’attention à ce que lui en avait dit rapidement Guillaume d’Ars. Il ne songeait pas à railler la qualité de son hôte, et notre marquis, accoutumé à être taquiné sur ce point délicat, lui sut un gré infini de sa courtoisie.
Pourtant il crut devoir faire le robuste pour effacer la fâcheuse date du siége de Sancerre.
— J’ai cette carrosse, dit-il, à seules fins de pouvoir l’offrir aux dames de mon voisinage quand besoin est ; car, pour ce qui est de moi, je préfère le cheval. On va plus vite et on fait moins d’embarras.
— Ainsi, reprit d’Alvimar, vous m’avez traité comme une dame, en faisant venir cette voiture dans la journée ? J’en suis confus, et, si j’avais pensé que vous ne craigniez point le frais du soir, je vous aurais supplié de ne rien changer à vos habitudes.
— Moi, j’ai pensé qu’après le voyage que vous venez de faire, vous avez bien assez chevauché pour aujourd’hui et, quant au froid, à vous dire le vrai, je suis un assez grand paresseux, et je me donne bien des douceurs dont ma santé n’a nul besoin.
Bois-Doré voulait concilier la nonchalance des jeunes courtisans avec la vigueur des jeunes campagnards, et il était quelquefois bien embarrassé d’arranger tout cela.
En somme, il était encore solide, bon cavalier et bien portant, malgré quelques douleurs de rhumatismes qu’il n’avoua jamais, et une légère surdité dont il ne convenait pas, mettant les méprises de son oreille sur le compte de sa distraction.
— Il faut, ajouta-t-il, que je vous demande excuse pour l’impolitesse de mon ami de Beuvre. Rien n’est plus déplacé que ces querelles de religion, lesquelles ne sont plus du tout de mode. Mais vous pardonnerez à l’entêtement d’un vieillard. Au fond, de Beuvre ne se soucie pas plus que moi de ces subtilités. C’est l’engouement pour le passé qui lui donne de temps en temps la maladie de récriminer contre les morts et d’ennuyer, par là, considérablement les vivants. Je ne vois pas pourquoi la vieillesse est pédante de ses souvenirs, comme si, à tout âge, on n’avait point vu assez de choses et assez de gens pour être autant philosophe que de besoin ? Ah ! parlez-moi des gens de Paris, mon cher hôte, pour savoir causer avec délicatesse et modération sur tous objets de controverse ! Parlez-moi de l’hôtel de Rambouillet, par exemple ! Vous n’êtes pas sans avoir fréquenté le salon bleu d’Arténice ?
D’Alvimar put répondre qu’il était reçu chez la marquise, sans manquer à la vérité. Son esprit et son savoir lui avaient ouvert les portes du Parnasse à la mode ; mais il n’y avait pas pris pied, son intolérance s’étant dévoilée trop vite dans ce sanctuaire de l’urbanité française.
D’ailleurs, il avait peu de goût pour la bergerie littéraire. L’ambition du siècle le rongeait, et la pastorale, qui est un idéal de repos et d’humble loisir, n’était point du tout son fait. Aussi se sentait-il pris de fatigue et de sommeil, lorsque Bois-Doré, enchanté d’avoir à qui parler, se mit à lui réciter des pages entières de l’Astrée.
— Quoi de plus beau, s’écriait-il, que cette lettre de la bergère à son amant :
« Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner et facile à perdre, et plus aysée à offenser, et très-malaysée à rapaiser. Il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons et mes commandements des lois inviolables. »
Voilà du style ! et quelle belle peinture d’un caractère !… Et la suite, monsieur, n’est-ce point toute la sagesse, toute la philosophie et la moralité dont un homme ait besoin ? Écoutez ceci, que répond Sylvie à Galatée :
« Il ne faut point douter que ce berger ne soit amoureux, étant si honnête homme ! »
Comprenez-vous bien, monsieur, la profondeur de cette devise ? Au reste, Sylvie l’explique elle-même :
« L’amant ne désire rien tant que d’être aymé ; pour être aymé, il faut qu’il se rende aimable, et ce qui rend aimable est cela même qui rend honnête homme. »
— Quoi ? qu’est-ce à dire ? s’écria d’Alvimar éveillé en sursaut par le discours de la docte bergère, que Bois-Doré lui criait aux oreilles pour dominer le bruit de la carrosse sur le dur pavé de l’ancienne voie romaine de La Châtre à Château-Meillant.
— Oui, monsieur, oui, je le soutiendrais envers et contre tous ! reprit Bois-Doré sans s’apercevoir du tressaut de son hôte ; et je me tue à le répéter à ce vieux radoteur, à ce vieil hérétique en matière de sentiments !
— Qui ? demanda d’Alvimar effaré.
— Je parle de mon voisin de Beuvre, un très-excellent homme, je vous jure, mais coiffé de l’idée que la vertu est dans les livres de théologie, qu’il ne lit pas, attendu qu’il ne les comprendrait point ; et je lui soutiens, moi, qu’elle est dans les œuvres de poésie, dans les pensées agréables et bienséantes dont un chacun, pour si simple qu’il soit, peut faire son profit. Par exemple, lorsque le jeune Lycidas cède aux folles amours d’Olympe…
Pour le coup, d’Alvimar se rendormit résolûment, et M. de Bois-Doré déclamait encore lorsque la carrosse et l’escorte firent retentir le pont-levis de Briantes d’un bruit égal au bruit qu’elles avaient fait sur celui de la Motte.
Le temps était devenu très-sombre ; d’Alvimar ne vit du château que l’intérieur, qui lui parut fort petit, et qui l’était effectivement, eu égard aux grandes dimensions des logements de cette époque.
Aujourd’hui, les salles de ce manoir paraissent encore très-vastes ; mais elles semblaient alors aussi exiguës que possible.
La partie occupée par le marquis, et ruinée par les bandes d’aventuriers en 1594, était de construction toute récente. C’était un pavillon carré, flanqué à une tour fort ancienne et à une autre construction plus ancienne encore, le tout formant un seul massif d’architecture hétérogène, d’une étroitesse élancée et d’un aspect élégant et pittoresque.
— Ne vous effrayez pas trop de la pauvre mine de ma maisonnette, dit le marquis à son hôte en le précédant sur l’escalier, tandis que son page et sa gouvernante Bellinde les éclairaient ; ce n’est qu’un pavillon de chasse et un logis de garçon. Si jamais la fantaisie du mariage me montait à la tête, il me faudrait faire bâtir ; mais, jusqu’ici, je n’y ai point encore songé, et j’espère que, garçon vous-même, vous ne trouverez point cette bicoque trop mal commode.
IX
En effet, le logis de garçon était arrangé, tapissé et orné avec un luxe que n’annonçaient pas la petite porte basse fleuronnée et l’étroit vestibule d’où s’élançait tout à coup la spirale de l’escalier.
Il y avait partout, sur les dalles, de bonnes revêches de Berry, et, sur les planchers, d’autres tapis plus riches de la manufacture d’Aubusson ; enfin, dans le salon et dans la chambre à coucher du maître, des tapis de Perse du plus grand prix.
Les vitres des fenêtres étaient larges et claires, c’est-à-dire qu’elles formaient des losanges de deux pouces carrés, non teintées, sur lesquelles se détachaient des médaillons armoriés en couleur. Les tentures représentaient des dames fluettes et charmantes et de jolis petits messieurs, qu’à leurs panetières et houlettes il fallait bien reconnaître pour des pastourelles et des bergers.
Les noms des principaux personnages de l’Astrée étaient, d’ailleurs, brodés dans l’herbe sous leurs pieds, et leurs belles paroles leur sortaient de la bouche, se croisant avec les réponses non moins belles de leurs vis-à-vis.
On y voyait, sur un panneau du salon de compagnie, l’infortuné Céladon se précipitant avec une grâce tortillée dans l’onde bleue du Lignon, qui, d’avance, se ridait en ronds, dans la prévision de sa chute. Derrière lui, l’incomparable Astrée, lâchant la bonde à ses pleurs, accourait trop tard pour le retenir, bien qu’il eût le pied levé jusque dans la main de la bergère. Au-dessus de ce groupe pathétique, un arbre, plus mouton que les moutons de ces fantastiques prairies, élevait jusqu’au plafond ses branches ouatées et crépelées.
Mais, pour ne pas déchirer le cœur par ce lamentable spectacle du trépas de Céladon, l’artiste l’avait représenté dans le même panneau, et tout de suite, sur l’autre rive du Lignon, poussé de l’eau et couché dans les buissons entre la vie et la mort, mais recueilli par « trois belles nymphes dont les cheveux épars allaient ondoyant sur les épaules, couverts d’une guirlande de diverses perles. Elles avaient les manches de la robe retroussées jusque sur le coude, d’où sortait un linomple délié, qui, froncé, venait finir auprès de la main, où deux gros bracelets de perles le tenaient attaché. Chacune avait au côté le carquois rempli de flèches et portait en la main un arc d’ivoire ; leur robe retroussée laissait voir leurs brodequins dorés, jusqu’à mi-jambe. »
Auprès de ces belles, on voyait le petit Méril gardant leur chariot en forme de coquille terminée en parasol, et traînée par deux chevaux qu’on eût pu aussi bien prendre pour des brebis, tant ils avaient l’œil bénin et la tête busquée.
Le panneau suivant représentait le berger, secouru et soutenu par ces aimables nymphes, et occupé à rendre par la bouche toute l’eau du Lignon qu’il avait bue ; ce qui ne l’empêchait pas de dire, en paroles écrites tout le long de ce vomissement : « Si je vis, comment est-il possible que la cruauté d’Astrée ne me fasse mourir ? »
Pendant ce monologue, Sylvie disait à Galatée : « Il y a, en ses façons et ses discours, quelque chose de plus généreux que le nom de berger ne porte. »
Et, au-dessus du groupe, Cupidon décochait une flèche plus grosse que lui dans le cœur de Galatée, bien qu’il visât dans son épaule, par la faute d’un arbre qui l’empêchait de se bien placer. Mais les traits d’amour sont si subtils !
Que ne dirai-je point du troisième panneau, qui montrait le terrible combat du blond Filandre avec le More terrible, celui-ci qui tenait l’autre embroché de part en part, tandis que, sans se déconcerter, le vaillant berger enfonçait dextrement le bout ferré de sa houlette entre les deux yeux du monstre ?
Et du quatrième panneau, où l’on voyait la belle Mélandre sous l’armure du chevalier Triste, conduite en présence du cruel Lypandas !
Mais qui ne connaît les merveilles de ce beau pays de tapisserie, comme l’appelle un de nos poëtes, contrée folle et riante où nos imaginations enfantines ont vu et rêvé tant de prodiges ?
Les tentures de M. de Bois-Doré étaient merveilleusement composées, en ce sens qu’on avait réussi à faire tenir, au moyen des groupes lointains semés dans le paysage, plusieurs aventures en une seule, et que ce bon seigneur avait le plaisir de repasser les principales scènes de son poëme favori, en faisant le tour de son appartement. Mais c’étaient bien les plus absurdes dessins et les plus invraisemblables couleurs qui se pussent imaginer, et rien ne pouvait mieux caractériser le mauvais goût qui, en ce temps, marchait, faux et fade, à côté du grand goût splendide de Rubens et des allures crânes et vraies de Callot.
Chaque époque résume ainsi les extrêmes ; c’est pourquoi il ne faut jamais désespérer de celle où l’on vit.
Il faut pourtant reconnaître que certaines phases de l’histoire de l’art sont plus favorisées que d’autres, et qu’il en est où le goût est si pur et si fécond, que le sentiment du beau pénètre dans tous les détails de la vie usuelle et dans toutes les couches de la société.
Au moment de la pleine renaissance, tout prend un caractère d’élégante invention, et l’on sent, jusque dans le moindre vestige, que les agitations de la vie sociale ont favorisé merveilleusement l’essor de l’imagination. Cet instinct descend alors de la région des hautes intelligences jusqu’au pauvre artisan ; depuis le palais jusqu’à la chaumière, rien n’existe plus qui puisse habituer les yeux et l’esprit à la vue du laid ou du trivial.
Il n’en était déjà plus ainsi sous Louis XIII, et les provinciaux de l’endroit préféraient les tapisseries et les meubles tout modernes de M. de Bois-Doré aux précieux spécimens du dernier siècle, que les reîtres avaient pillés ou brisés dans le manoir de son père, cinquante ans auparavant.
Quant à lui qui se croyait artiste, il ne regrettait pas ces antiquailles, et, quand il pouvait harper sur les chemins quelque barbouilleur de passage, il lui faisait dessiner sous ses yeux ce qu’il se permettait naïvement d’appeler ses idées, en fait de meubles et de décorations, lesquelles il faisait exécuter ensuite à grand prix, car il ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire ses goûts de luxe puéril et bizarre.
Aussi son château était-il remplit de crédences à secret et de cabinets à surprises ; de ces cabinets merveilleux, sortes de grandes boîtes à tiroirs, au milieu desquelles un ressort faisait apparaître une miniature de palais enchanté, soutenu de colonnes torses, incrusté de grosses pierreries fausses, et meublé de petits personnages de lapis, d’ivoire ou de jaspe.
D’autres cabinets, tout plaqués d’écaille transparente sur fond rouge et rehaussé de cuivres brillants, ou tout incrustés d’ivoire historiée, contenaient quelque chef-d’œuvre de tabletterie, dont l’agencement ingénieux et gros de mystères servait à enfermer les billets doux, les portraits, cheveux, bagues, fleurs et autres reliques d’amour à l’usage des beaux de l’époque. Bois-Doré faisait entendre que ses arcanes d’ébénisterie regorgeaient de trésors de ce genre ; quelques malveillants prétendaient qu’ils étaient vides.
Malgré toutes les aberrations de sa magnificence, Bois-Doré avait fait de son petit manoir un nid luxueux, chaud et brillant, qui lui avait coûté plus qu’il ne valait, mais que l’on aimerait bien à retrouver intact au fond d’un de ces petits châteaux du pays, aujourd’hui délaissés, délabrés, tombant en ruine ou convertis en métairies.
Il y en aurait pour trois jours à examiner tous ces riens curieux que l’on désigne à présent sous le nom nouveau de bibelots, et qui seraient mieux nommés bribelots. Notre époque, curieuse et chercheuse, a, du reste, le droit de donner le nom qu’il lui plaît à un genre d’exploration qui lui est tout spécial, et nous acceptons de grand cœur le verbe bibeloter, bien qu’il ne soit encore qu’à l’usage des adeptes.
Pourtant, nous ne bibeloterons pas ici l’intéressant mobilier de Briantes, ce serait trop long, et nous dirons seulement que M. d’Alvimar eût pu se croire dans la boutique d’un revendeur, tant la profusion de colifichets entassés sur les dressoirs, sur les cheminées, ou montant en pyramides sur les tables, contrastait avec l’austère nudité des palais espagnols où il avait passé ses jeunes années.
Au milieu de toutes ces faïences et verroteries, flacons, flambeaux, buires, lustres, vases, sans compter les aiguières, coupes ou drageoirs d’or, d’argent, d’ambre ou d’agate ; les sièges cloutés, frangés et lampassés de toute forme et de toutes dimensions ; les bancs et armoires de chêne sculpté, à grands fermoirs de fer découpés sur fond de drap écarlate ; les rideaux de satin brochés d’or à petits et grands bouquets, garnis de lambrequins galonnés d’or fin, etc., etc., il y avait certainement de beaux ouvrages d’art et de charmants objets d’industrie contemporaine mêlés à beaucoup d’affiquets puérils et de recherches incommodes. En somme, l’effet général était chatoyant et agréable, bien que tout cela fût trop entassé et que l’on n’osât y remuer, dans la crainte de briser quelque chose.
Quand d’Alvimar eut exprimé sa surprise de trouver ce palais de la fée Babiole au fond des humbles vallons du Berry, et que Bois-Doré lui eut complaisamment montré les principales richesses de son appartement, la gouvernante Bellinde, qui allait et venait en donnant des ordres d’une voix claire et retentissante, annonça tout bas à son maître que le souper était prêt, tandis que le page ouvrait les portes toutes grandes en criant la formule d’usage et que l’horloge du château sonnait sept heures avec carillon de musique à la mode des Flandres.
D’Alvimar, qui n’avait jamais pu s’habituer à l’abondance des mets en France, fut surpris de voir la table couverte, non-seulement de pièces d’orfévrerie et de flambeaux chargés du fleurs de cristal de toutes couleurs, mais d’une quantité de plats comme s’il se fût agi de traiter une douzaine de personnes de bon appétit.
— Eh ! ce n’est point là un souper, lui dit Bois-Doré, à qui il reprochait de le traiter comme un gourmand : ce n’est qu’un petit ambigu aux flambeaux. Faites un effort, et, si mon maître queux ne s’est point enivré aujourd’hui en mon absence, vous verrez que le drôle sait réveiller l’appétit paresseux.
D’Alvimar se laissa faire et reconnut que l’appétit lui venait malgré lui.
Jamais il n’avait, à la table des grands seigneurs de sa nation, goûté d’une chère aussi exquise, et, dans les plus riches hôtels de Paris, il n’en avait point rencontré de meilleure. Ce n’étaient que petits plats fins, convenablement relevés, très-savamment compliqués à la mode du temps : cailles grasses farcies, bisques d’écrevisses, pâtisseries légères, crèmes parfumées de plusieurs sortes dans des croûtes de massepain, biscuits au safran, au girofle, vins fins de France, parmi lesquels le vin vieux d’Issoudun pouvait rivaliser avec les meilleurs clos de Bourgogne, et vins de dessert les plus chauds de Grèce et d’Espagne.
Il y en eut pour deux heures à goûter un peu de tout, M. de Bois-Doré parlant cave et cuisine en maître consommé, et mademoiselle Bellinde dirigeant les valets avec une science et une habileté incomparables.
Le jeune page joua du téorbe fort agréablement pendant les deux premiers services ; mais, à l’apparition du troisième, un nouveau personnage se présenta et causa à d’Alvimar quelque malaise, sans qu’il eût pu dire pourquoi.
X
C’était un homme d’une quarantaine d’années, que le marquis salua du nom de maître Jovelin, et qui, sans dire une parole, s’assit sur une chaise de cuir doré dans un angle de la salle, de manière à ne pas gêner le service des valets. Il portait un petit sac de serge rouge qu’il posa sur ses genoux, et il se mit à regarder les convives d’un air doux et souriant.
Sa figure était belle, quoique vulgaire quant aux traits. Il avait le nez gros et la bouche grande, le menton fuyant et le front bas.
Malgré ces défauts, il était impossible à un honnête homme de le regarder sans intérêt ; et, pour peu que l’on fît attention à sa belle chevelure noire très-négligée, mais fine et naturellement bouclée, à ses magnifiques dents blanches, que montrait un sourire triste mais franc, enfin à ses yeux noirs d’une si vive intelligence et d’une bonté si sympathique, que sa figure jaune en était tout éclairée, on se sentait comme obligé de l’aimer et même de le respecter.
Il était habillé comme un petit bourgeois, mais fort proprement, tout en drap gris-bleu, avec des bas de laine ; la casaque longue boutonnée, un grand col rabattu tout uni et coupé carrément sur la poitrine, les manches ouvertes à la manière flamande et un grand feutre sans plumes.
M. de Bois-Doré, après avoir demandé fort poliment comment il se portait et donné l’ordre de lui servir un verre de vin de Chypre qu’il refusa de la main, ne lui parla plus et s’occupa exclusivement de son hôte.
Ainsi le voulait la bienséance d’alors, un homme de qualité ne devant pas témoigner beaucoup d’égards à un inférieur, sous peine de faire injure à ses égaux.
Mais d’Alvimar remarqua très-bien que leurs yeux se rencontraient fréquemment et qu’ils échangeaient, à chaque parole prononcée par le marquis, un sourire de bonne intelligence, comme si celui-ci eût voulu associer cet inconnu à toutes ses pensées, soit pour obtenir son approbation, soit pour le distraire de quelque secrète souffrance.
Certes, dans tout cela il n’y avait pas de quoi alarmer M. Sciarra. Mais peut-être n’était-il pas très-bien avec sa conscience ; car cette belle et honnête physionomie, loin de lui être agréable, le jeta dans un grand trouble et dans de soudaines méfiances.
Pourtant le marquis ne dit pas un mot et ne fit pas la moindre question qui eussent rapport aux motifs de la fuite de l’Espagnol au fond du Berry. Il ne parla que de lui-même, et, en cela, il fit preuve de savoir-vivre, car M. d’Alvimar n’avait encore paru disposé à aucune confidence, et son hôte trouvait moyen de lui faire la conversation sans l’interroger en quoi que ce fût.
— Vous me trouvez bien logé, bien meublé, bien servi, lui disait-il ; tout cela est vrai. Voilà déjà plusieurs années (il n’en disait pas le compte) que je me suis retiré du monde pour me reposer un peu et me refaire des fatigues de la guerre, en attendant les événements. Je vous confesse que, depuis la mort du grand roi Henri, je n’aime plus ni la cour ni la ville. Je ne suis pas un grand pleurard et je prends le temps comme il vient ; pourtant j’ai eu trois grands chagrins dans ma vie : le premier, c’est quand je perdis ma mère ; le second, quand je perdis mon jeune frère ; le troisième, quand je perdis mon grand et bon roi. Et il y a cela de particulier dans mon histoire, que ces trois chères personnes périrent de mort violente. Mon roi assassiné, ma mère par une chute de cheval, et mon frère… Mais ce sont là des histoires trop tristes, et je ne veux point, pour la première nuit que vous passez sous mon toit, vous conter des choses malplaisantes à la veillée. Je vous dirai seulement ce qui m’a jeté dans la paresse et dans la casanerie. Quand j’eus vu expirer mon roi Henri, je me consultai ainsi : Tu as perdu tout ce que tu aimais, tu n’as plus que toi-même à perdre ; or donc, si tu ne veux que ton tour vienne bientôt, tu feras aussi bien de fuir ces pays de trouble et d’intrigue, et d’aller soigner ta pauvre personne affligée et lassée, dans ton pays natal. Vous aviez donc raison de me croire aussi heureux que possible, puisque j’ai pu prendre le parti qui me convenait et me préserver de toute contrariété ; mais vous auriez tort de penser qu’il ne me manque rien ; car, si je ne désire aucune chose, je ne puis pas dire que je ne regrette personne. Mais c’est assez vous régaler de mes peines, et je ne suis pas de ceux qui s’en nourrissent, sans vouloir s’en consoler ou s’en distraire. Vous plaît-il entendre, tout en goûtant, à ces gelées au cédrat, un musicien plus habile que le petit page de tout à l’heure ? Écoutez cela aussi, vous, mon bel ami, ajouta-t-il s’adressant au page ; cela ne vous fera point de mal.
Il avait, en parlant à d’Alvimar, envoyé à celui qu’il appelait maître Jovelin un de ces regards affectueux qui ressemblaient à des prières plus qu’à des ordres.
L’homme aux habits gris déboutonna la manche large qui couvrait une manche plus étroite couleur de rouille et la rejeta derrière son épaule ; puis il tira de son sac une de ces petites cornemuses à bourdon court et historié, que l’on appelait alors sourdelines, et qui étaient employées dans la musique de chambre.
Cet instrument, aussi doux et voilé que les musettes de nos ménétriers sont aujourd’hui bruyantes et criardes, était fort à la mode, et maître Jovelin n’eut pas plus tôt préludé, qu’il s’empara non-seulement de l’attention, mais de l’âme de ses auditeurs ; car il jouait supérieurement de cette sourdeline et la faisait chanter comme une voix humaine.
D’Alvimar était connaisseur, et la belle musique avait sur lui cette puissance de le porter à une tristesse moins amère que de coutume. Il se livra d’autant plus volontiers à cette espèce de soulagement, qu’il se sentit tranquillisé en reconnaissant dans ce personnage silencieux et attentif, qu’il avait pris d’abord pour une manière d’espion doucereux, un artiste habile et inoffensif.
Quant au marquis, il aimait l’art et l’artiste, et il écoutait toujours son maître sourdelinier avec une religieuse émotion.
D’Alvimar exprima gracieusement son admiration. Après quoi, le souper étant fini, il demanda la permission de se retirer.
Le marquis se leva aussitôt, fit signe à maître Jovelin de l’attendre, au page de prendre un flambeau, et voulut conduire lui-même son hôte à l’appartement qui lui était préparé ; après quoi, il revint se mettre à table, ôta son chapeau, ce qui, à cette époque, était signe que l’on se mettait à l’aise sans cérémonie, contrairement à l’usage établi plus tard ; se fit servir une sorte de punch qu’on appelait clairette, mélange de vin blanc, de miel, de musc, de safran et de girofle, et invita maître Jovelin à s’asseoir vis-à-vis de lui, à la place que d’Alvimar venait de quitter.
— Or çà, messire Clindor, dit le marquis en souriant avec bonhomie au jeune garçon, qu’il avait, suivant son usage, affublé d’un nom tiré de l’Astrée, vous pouvez aller souper avec la Bellinde. Dites-lui d’avoir soin de vous, et nous laissez. — Attendez, fit-il au moment où le page allait se retirer, voilà une manière de marcher dont je me suis promis, tout ce jourd’huy, de vous reprendre. J’ai remarqué, mon bel ami, que vous endossiez des façons que vous croyez peut-être militaires, mais qui ne sont que vilaines. N’oubliez donc pas que, si vous n’êtes noble, vous êtes en passe de le devenir, et qu’un gentil bourgeois au service d’un homme de qualité est sur le chemin d’acquérir un petit fief et d’en prendre le nom. Mais de quoi vous servira que je vous aide à décrasser votre naissance, si vous travaillez à encrasser vos manières ? Songez à faire le gentilhomme, monsieur, et non point le paysan. Or donc, ayez de l’aisance, évertuez-vous à poser les pieds tout entiers par terre en marchant, et non à entamer le pas par le talon, pour finir sur l’orteil ; ce qui fait ressembler votre allure et le bruit de vos souliers à l’amble d’un cheval de meunier. Sur ce, allez en paix, mangez bien et dormez mieux, ou sinon, gare aux étrivières !
Le petit Clindor, dont le nom véritable était Jean Fachot (son père était apothicaire à Saint-Amand), reçut la mercuriale de son maître et seigneur avec grand respect, salua et s’en alla sur la pointe des pieds comme un danseur, afin de bien montrer qu’il ne posait pas les talons les premiers, puisqu’il ne les posait plus du tout.
Le vieux domestique, qui restait toujours le dernier, étant allé souper aussi, le marquis dit à son sourdelinier :
— Eh bien donc, mon grand ami, ôtez-moi aussi ce grand feutre et mangez-moi, sans crainte des valets, une bonne tranche de ce pâté et une autre de ce jambon, comme vous faites tous les soirs quand nous sommes tête à tête.
Maître Jovelin bégaya quelques sons inarticulés en signe de remerciement, et se mit à manger, tandis que le marquis sirotait lentement sa clairette, moins par gourmandise que par politesse pour lui tenir compagnie ; car il est bon de dire que, si ce vieillard avait beaucoup de ridicules, il n’avait pas un seul vice.
Puis, pendant que le pauvre muet mangeait, le bon châtelain lui fit, à lui tout seul, la conversation, ce qui était pour le musicien une grande douceur, car personne autre ne prenait cette peine de parler à un homme qui ne pouvait pas répondre ; on s’était habitué à le traiter comme un sourd-muet, en ce sens que, le sachant incapable de redire ce qu’il entendait, on ne se gênait pas pour mentir ou médire à ses oreilles. Le marquis seul l’entretenait avec beaucoup de déférence pour son noble caractère, pour ses grandes connaissances et pour ses malheurs, dont voici la courte histoire :
Lucilio Giovellino, natif de Florence, était un ami et un disciple de l’illustre et infortuné Giordano Bruno. Nourri des hautes sciences et des vastes idées de son maître, il avait, en outre, une grande aptitude pour les beaux-arts, la poésie et les langues. Aimable, éloquent et persuasif, il avait propagé avec succès les doctrines hardies de la pluralité des mondes.
Le jour où Giordano mourut dans les flammes avec la tranquillité d’un martyr, Giovellino avait été banni de l’Italie à perpétuité.
Cela s’était passé à Rome deux ans avant l’époque de notre récit.
Sous la main des tourmenteurs, Giovellino n’avait pas voulu accepter la solidarité de tous les principes de Giordano. Tout en chérissant son maître, il avait rejeté certaines de ses erreurs, et comme on n’avait pu le convaincre que de la moitié de son hérésie, on ne lui avait appliqué que la moitié de son supplice : on lui avait coupé la langue.
Ruiné, banni, brisé par les tortures, Giovellino était venu en France, où il sonnait sa douce cornemuse de porte en porte, pour un morceau de pain, lorsque, la Providence l’ayant amené à celle du marquis, il avait été par lui recueilli, soigné, guéri, nourri, et, ce qui valait encore mieux, chéri et apprécié. Il lui avait raconté par écrit ses infortunes.
Bois-Doré n’était ni savant ni philosophe ; il s’était d’abord intéressé à un homme poursuivi, comme il l’avait été longtemps lui-même, par l’intolérance catholique. Cependant il n’eût pas aimé un sectaire farouche, violent, comme bon nombre de huguenots non moins persécuteurs, en ce temps-là, que leurs adversaires. Il savait vaguement les blasphèmes imputés à Giordano Bruno ; il se fit expliquer ses dogmes. Giovellino écrivait avec rapidité, et avec cette clarté élégante que les grands esprits commençaient à ne pas dédaigner, voulant initier le vulgaire même à ces hautes questions que Galilée poursuivait déjà dans le domaine de la science pure.
Le marquis se plut à cette causerie par écrit, qui résumait avec sobriété, et sans les digressions de la parole, les points essentiels. Peu à peu, il s’enthousiasma et se passionna pour ces définitions nouvelles qui venaient le reposer et le débarrasser des assommantes controverses. Il voulut lire l’exposé des idées de Giordano et même celles de son prédécesseur Vanini. Lucilio sut les mettre à sa portée, en lui signalant les endroits faibles ou faux, pour l’amener avec lui aux seules conclusions que l’intelligence humaine proclame aujourd’hui avec certitude : la création infinie comme le Créateur, les astres infinis peuplant l’espace infini, non pour servir de luminaire et de divertissement à notre petite planète, mais de foyers et d’aliments à la vie universelle.
Cela était bien facile à comprendre, et les hommes l’avaient compris dès la première lueur de génie qui s’était manifestée dans l’humanité. Mais les doctrines de l’Église du moyen âge avaient rapetissé Dieu et le ciel à la taille de notre petit monde, et le marquis crut rêver en apprenant que l’existence du véritable univers (chose, disait-il, qu’il s’était toujours imaginée) n’était pas une chimère de poëte.
Il n’eut pas de cesse qu’il ne se fût procuré un télescope, et il s’attendait, le brave homme, tant il avait la tête montée, à voir distinctement les habitants de la lune. Il lui fallut en rabattre ; mais il passait toutes ses soirées à se faire expliquer les mouvements des astres et l’admirable mécanisme céleste dont Galilée, quelques années plus tard, devait être condamné à abjurer l’hérésie, torturé, à genoux, et la torche au poing.
XI
— Eh bien, s’écria le marquis pendant que son ami mangeait en se hâtant par discrétion, bien que l’hôte aimable et civil l’engageât à prendre son temps : qu’avez-vous fait aujourd’hui, mon redoutable savant ? Oui, je vous entends, de belles pages d’écriture. N’en perdez pas une ligne, au moins ! ce sont paroles d’or fin qui passeront à la postérité ; car ces temps d’obscurcissement s’en iront aux oubliettes du passé ! Cependant cachez toujours bien vos feuillets dans la crédence à secret que j’ai fait mettre en votre chambre, quand vous n’écrivez pas dans la mienne.
Le muet fit signe qu’il avait écrit dans le cabinet du marquis, et que ses feuillets étaient dans un certain coffre d’ébène, où le marquis les assemblait. Il se faisait entendre de son hôte, par gestes, avec une grande facilité.
— C’est encore mieux, reprit Bois-Doré ; là, ils sont encore plus en sûreté, puisque aucune femme n’y entre jamais. Ce n’est pas que je me méfie de Bellinde ; mais je la trouve trop dévote depuis ce nouveau recteur que monseigneur de Bourges nous a envoyé, et qui ne vaut pas, je le crains, notre vieil ami l’ancien curé, celui que nous tenions de l’ancien archevêque, messire Jean de Beaune.
» Ah ! que n’avons-nous conservé ce brave prélat avec sa grande barbe, sa taille de géant, sa corpulence de futaille, son appétit de Gargantua, sa belle figure, son grand esprit et son beau savoir ! un des hommes les plus fins et les meilleurs du royaume, bien que, à le voir, on l’eût pris pour un bon vivant et rien de plus !
» Si vous fussiez venu de son temps, mon grand ami, vous n’eussiez point eu à vous tenir caché au fond de cette petite capitainerie ; force ne vous eût point été de traduire votre nom en français, de céler votre science, de passer pour un pauvre sonneur de cornemuse, et de laisser croire aux gens d’ici que vous aviez été mutilé par les huguenots ; notre brave primat vous eût pris sous sa protection, et vous eussiez imprimé vos belles pensées à Bourges, au grand honneur de votre nom et de notre province, tandis que nous n’avons pour archevêques que les trop hâtés valets du Condé.
» Oui, oui, j’en ai encore appris de belles, aujourd’hui, chez de Beuvre, sur le prince renégat de la foi de ses pères et des amitiés de sa jeunesse ! il nous inonde de jésuites, et, si le pauvre Henri revenait à la vie, il verrait de plaisantes mascarades ! M. de Sully est de plus en plus en disgrâce. Le Condé lui achète par menace toutes ses terres du Berry. Écoutez, il s’est fait donner le grand-bailliage et le commandement de la grosse tour. Le voilà roi de notre province, et l’on dit qu’il songe à devenir roi de France. Donc, les choses sont mal au dehors, et il n’y a sûreté qu’au dedans de nos petites forteresses, encore à la condition d’y être prudent et d’attendre avec patience la fin de tout ceci.
Giovellino prit la main que le marquis lui tendait par-dessus la table et la baisa avec cette éloquente effusion qui, chez lui, suppléait à la parole. En même temps, il lui fit comprendre, par ses regards et sa pantomime, qu’il se trouvait heureux près de lui, qu’il ne regrettait pas la gloire et le bruit du monde, et qu’il était bien disposé à la prudence, par crainte de compromettre son protecteur.
— Quant à ce jeune gentilhomme que vous m’avez vu introduire ici et fêter de mon mieux, poursuivit Bois-Doré, il faut que vous sachiez que je ne sais rien de lui, sinon qu’il est l’ami de messire Guillaume d’Ars, qu’il court un danger, et qu’il y a à le cacher et le défendre au besoin. Mais ne trouvez-vous pas surprenant que, de la journée, cet étranger ne m’ait point pris à part une seule fois pour me confier son cas, ou qu’il ne l’ait point fait lorsque naturellement, nous nous sommes trouvés ensemble en arrivant céans ?
Lucilio, qui avait toujours un crayon et un cahier de papier près de lui sur la table, écrivit à Bois-Doré :
« Orgueil espagnol. »
— Oui ! reprit le marquis, lisant, pour ainsi dire, avant qu’il eût écrit, tant il avait pris, depuis deux ans, l’habitude de deviner ses mots dès les premières lettres ; « hauteur castillane, » voilà ce que je me suis dit aussi. J’ai connu bon nombre de ces hidalgos, et je sais qu’ils ne croient pas être impolis en manquant de confiance. Donc, il me faut pratiquer ici l’hospitalité à la mode antique, respecter les secrets de mon hôte et lui faire bon visage, comme à un ancien ami dont on croit tout le plus honorable du monde. Mais cela ne m’oblige point à lui donner la confiance qu’il me refuse, et c’est pourquoi vous avez vu que, devant lui, je vous ai laissé en un coin comme un pauvre musicien à gages. Et là-dessus, mon grand ami, je vous demande de m’excuser, une fois pour toutes, de tous les manquements d’affection et de civilité à quoi m’oblige le soin de votre sûreté, de même que pour ces habits sans luxe et sans grâce que je vous fais porter…
Le pauvre Giovellino, qui, de sa vie, n’avait été si bien mis et si tendrement choyé, interrompit le marquis en lui serrant les deux mains, et Bois-Doré fut ému en voyant de grosses larmes de reconnaissance tomber sur la grande moustache noire de son ami.
— Allons, dit-il, vous me payez trop, puisque vous m’aimez si bien !… Il faut que je vous récompense à mon tour, en vous parlant de la gentille Lauriane. Mais ce qu’elle m’a dit pour vous, faut-il vous le redire ? Vous n’en serez pas trop faraud ?… Non ?… Allons, voici. D’abord :
«
— Comment se porte votre druide ?
» Moi de lui répondre que ce druide était sien bien plutôt que mien, et qu’elle se devait bien ressouvenir que Climante n’était, dans l’Astrée, qu’un faux druide, aussi amoureux que tout autre amant de cette admirable histoire !
»
— Oui, oui, a-t-elle répondu, vous m’en donnez à garder ; si ce Climante-ci était aussi épris de moi que vous me le montrez, il serait venu avec vous aujourd’hui, tandis que deux semaines sont déjà écoulées, que nous ne l’avons aperçu. Me direz-vous, comme dans votre Astrée, qu’il a des tressauts quand il entend mon nom, et des soupirs qui semblent lui mépartir l’estomac ? Je n’en crois rien et le regarde plutôt comme un inconstant Hylas !
» Vous voyez que l’aimable Lauriane continue à se moquer d’Astrée, de vous et de moi. Pourtant, lorsque je me suis départi d’elle à la nuit tombée, elle m’a dit :
»
— Je veux qu’après-demain vous ameniez chez nous le druide et sa sourdeline, ou bien je vous ferai mauvaise mine, je vous en réponds. »
Le pauvre druide écouta en souriant le récit de Bois-Doré ; il savait plaisanter à l’occasion, c’est-à-dire prendre en bonne part la plaisanterie des autres. Il ne voyait dans Lauriane qu’une charmante enfant dont il eût pu être le père ; mais il était encore assez jeune pour se souvenir d’avoir aimé, et, au fond du cœur, le sentiment de son isolement dans la vie était pour lui une grande amertume.
En songeant au passé, il étouffa un soupir de regret et se mit à jouer spontanément un air italien que le marquis aimait par-dessus tous les autres.
Il le joua avec tant de charme et de passion, que Bois-Doré lui dit, en se servant de son juron favori, tiré de M. d’Urfé :
— Numes célestes ! vous n’avez pas besoin de langue pour parler d’amour, mon grand ami, et, si l’objet de vos feux était ici, il faudrait qu’il fût sourd pour ne pas comprendre que toute votre âme se confesse à la sienne. Mais, voyons, ne me ferez-vous point lire ces pages de sublime science ?…
Lucilio fit signe qu’il avait la tête un peu fatiguée, et Bois-Doré s’empressa de l’envoyer dormir, après l’avoir fraternellement embrassé.
Le fait est que Giovellino se sentait, fort souvent, plus artiste et plus sentimental que savant et philosophe. C’était à la fois une nature enthousiaste et réfléchie.
Cependant M. de Bois-Doré s’était retiré dans « sa chambre de nuit, » située au-dessus du salon.
C’était à bonnes enseignes qu’il avait dit à Lucilio qu’aucune femme ne pénétrait jamais dans ce sanctuaire de son repos, ni dans les cabinets qui en faisaient partie ; les défenses les plus sévères étaient portées contre Bellinde elle-même.
Le vieux Mathias (surnommé Adamas, par la même raison que Guillette Carcat était forcée de s’appeler Bellinde, et Jean Fachot, Clindor) avait seul le droit d’assister aux mystères de la toilette du marquis, tant celui-ci était de bonne foi en s’imaginant que son fard et sa teinture ne pouvaient être recélés que par l’arsenal de boîtes, de fioles et de pots étalés sur ses tables.
Il trouva donc, comme de coutume, Adamas seul, préparant les papillotes, les poudres et les graisses parfumées, qui devaient entretenir la beauté du marquis jusque dans son sommeil.
XII
Adamas était un Gascon pur sang : bon cœur, bel esprit, langue intarissable. Bois-Doré affectait très-naïvement de l’appeler son vieux serviteur, bien qu’il fût l’aîne d’au moins dix ans.
Cet Adamas, qui l’avait suivi dans ses dernières campagnes, était son âme damnée, et lui faisait savourer l’encens d’une admiration perpétuelle, d’autant plus funeste à sa raison, qu’elle était le résultat d’un engouement sincère. C’était lui qui lui persuadait qu’il était encore jeune, qu’il ne pouvait pas devenir vieux, et que, sortant de ses mains, luisant et colorié comme une image de missel, il devait supplanter tous les freluquets et faire illusion à toutes les belles.
Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, témoin Sancho Pança, qui disait de si fortes vérités à son maître. Mais Bois-Doré, qui n’était qu’un excellent homme, jouissait du privilége d’être un demi-dieu pour son laquais ; et, tandis que des héros ont été la risée de leurs gens, ce vieillard si moquable était pris au sérieux par la plupart des siens.
Ainsi vont les choses en ce monde. Chacun a pu, comme moi, remarquer qu’elles allaient quelquefois tout au rebours de la logique et du sens commun.
Pourtant, celle-ci s’expliquait par l’immense bonté du vieux gentilhomme. Les grands caractères rendent trop exigeant. À la moindre faiblesse de leur part, on s’étonne ; à la moindre impatience, on se scandalise. Celui qui n’a pas de caractère du tout n’irrite jamais personne et recueille les avantages de sa continuelle débonnaireté.
— Monsieur le marquis, dit Adamas, un genou en terre pour déchausser sa vieille idole, il faut que je vous raconte une aventure bien singulière arrivée tantôt en votre châtellenie.
— Parle, mon ami, parle, puisque tu as envie de parler, répondit Bois-Doré, qui permettait à son attifeur de babiller familièrement avec lui, et qui, d’ailleurs, à moitié endormi, aimait à se faire bercer par quelque innocent commérage.
— Vous saurez donc, mon cher et bien-aimé maître, reprit Adamas avec son accent gascon que nous ne chercherons pas à indiquer, que, vers les cinq heures de ce soir, il est venu ici une femme fort étonnante, une de ces pauvres femmes comme nous en avons vu tant sur les côtes de la Méditerranée et dans les provinces du Midi ; vous savez, monsieur, des femmes assez blanches, avec de fortes lèvres, de beaux yeux et des cheveux noirs… comme les vôtres !
En faisant cette comparaison sans aucune malice, Adamas portait respectueusement sur un champignon d’ivoire la perruque de son maître.
— Tu veux parler, lui dit Bois-Doré sans se troubler de l’objet de la comparaison, de ces Égyptiennes qui font toutes sortes de tours ?
— Non pas, monsieur, non pas ! Celle-ci est une Espagnole qui, je le crois bien, jure par Mahomet quand elle est toute seule.
— Alors, tu veux dire que c’est une Morisque ?
— Voilà, justement, monsieur le marquis ; c’est une Morisque, et elle ne sait pas un mot de français.
— Mais tu sais un peu d’espagnol ?
— Un peu, monsieur. J’ai si peu oublié ce que j’en savais, que je me suis mis à parler avec cette femme presque aussi couramment que je vous parle.
— Eh bien, est-ce là toute l’histoire ?
— Oh ! non pas ; mais donnez-moi le temps ! Il paraît que cette Morisque était de la grande bande des cent cinquante mille qui périrent quasi tous, il y aune dizaine d’années, les uns par la faim et le meurtre, sur les galères chargées de les transporter en Afrique, les autres par misère et maladie, sur les côtes du Languedoc et de la Provence.
— Pauvres gens ! dit Bois-Doré. Ceci est bien la plus détestable action du monde !
— Est-il vrai, monsieur, que l’Espagne ait mis dehors un million de ces Morisques, et qu’à peine une centaine de mille soit arrivée en Tunis ?
— Je ne te saurais dire le nombre ; mais je te dirai bien que ce fut une boucherie, et que jamais bêtes de somme ne furent traitées comme ces misérables humains. Tu sais que notre Henri eût voulu en faire des calvinistes, ce qui les eût sauvés, en les faisant Français.
— Je me souviens fort bien, monsieur, que les catholiques du Midi n’en voulaient pas ouïr parler, et disaient qu’ils les massacreraient tous plutôt que d’aller à la messe avec ces diables. Les calvinistes n’étaient pas plus raisonnables, ce qui fit que, en attendant de pouvoir faire quelque chose pour ces malheureux, notre bon feu roi les laissa tranquilles dans les Pyrénées. Mais, depuis sa mort, la reine régente a voulu en débarrasser l’Espagne, et c’est alors qu’on les a jetés en mer, avec ou sans navire. Cependant, quelques-uns ont accepté de se faire baptiser chrétiens pour éviter ce mauvais sort, et la femme en question a pris ce bon parti, quoique je la soupçonne de ne pas jouer bien franc jeu.
— Qu’est-ce que cela te fait, Adamas ? Crois-tu que le grand auteur du soleil, de la lune et de la voie lactée…
— Plaît-il, monsieur ? dit Adamas, qui ne mordait pas beaucoup aux nouvelles connaissances de son maître et qui s’en inquiétait même un peu ; je n’entends pas voix lactée pour une parole française.
— Je te dirai cela une autre fois, répondit le marquis en bâillant, car il s’assoupissait devant le feu petillant dans l’âtre. Achève ton histoire.
— Eh bien, monsieur, reprit Adamas, cette femme morisque est restée jusqu’à l’an passé dans les montagnes des Pyrénées, où elle gardait des troupeaux chez de pauvres fermiers ; ce qui fait qu’elle a continué à parler son patois catalan, que l’on entend assez bien de l’autre côté des montagnes.
— Et c’est ce qui m’explique comment, avec son patois gascon, qui ne diffère pas trop du montagnol, tu as pu bien parler espagnol avec cette femme.
— C’est comme voudra monsieur ; tant il y a que je lui ai dit beaucoup de mots espagnols qu’elle a très-bien compris. — Et puis il faut vous dire qu’elle a avec elle un petit enfant qui n’est pas son enfant, mais qu’elle aime comme une chèvre aime son chevreau, et que ce joli garçonnet, qui a plus d’esprit qu’il n’est gros, parle français aussi bien que vous et moi. Or, monsieur, cette Morisque, qui s’appelle en français Mercédès…
— Mercédès est un nom espagnol ! dit le marquis en montant à son grand lit avec l’aide d’Adamas.
Je voulais dire que c’était un nom chrétien, poursuivit le valet. Donc, Mercédès s’est mis en tête, il y a six mois, d’aller trouver M. de Rosny, dont elle avait ouï parler comme du bras du feu roi, et dont on lui avait dit que, bien que disgracié, il pouvait beaucoup par sa richesse et sa vertu. Elle se mit donc en route pour le Poitou, où on lui disait que résidait M. de Sully. N’êtes-vous pas étonné, monsieur, de la résolution d’une femme si pauvre et si bornée, de traverser ainsi la moitié de la France, à pied, seule avec un petit enfant, lequel n’a guère plus de dix ans, pour aller trouver un aussi grand personnage ?
— Mais tu ne me dis point quelle raison cette femme avait d’en agir ainsi.
— Voilà, monsieur, le merveilleux de l’histoire ! Que croyez-vous que ce puisse être ?
— J’aurais beau chercher ! dis-le tout de suite, car il se fait tard.
— Je vous le dirais bien si je le savais ; mais je ne le sais pas plus que vous, et, de quelque façon que je m’y sois pris, je n’ai jamais pu le lui faire dire.
— Alors, bonsoir.
— Attendez, monsieur, que je couvre le feu.
Et, tout en couvrant le feu, Adamas continua en élevant la voix :
— Cette femme est tout à fait mystérieuse, monsieur le marquis, et je voudrais que vous la vissiez !
— À présent ? dit le marquis réveillé en sursaut. Tu te moques, c’est l’heure de dormir.
— Sans doute ; mais demain matin ?
— Elle est donc céans ?
— Mais oui, monsieur ! Elle demandait un coin pour passer la nuit à couvert ; je l’ai fait souper, car je sais que monsieur n’entend pas qu’on refuse le pain aux malheureux, et je l’ai envoyée à la paille après avoir causé avec elle.
— Et vous avez eu tort, mon ami : une femme est toujours une femme ? Et… j’espère qu’elle n’est pas là avec d’autres mendiants ? Je ne veux pas de débauche chez moi.
— Ni moi non plus, monsieur ! Je l’ai mise seule avec son enfant dans le petit cellier, où ils sont bien, je vous assure ; ils ne paraissent pas habitués à être si bien, les malheureux ! Cette Mercédès est pourtant aussi propre qu’on peut l’être dans une pareille pauvreté ; voire, elle n’est point du tout laide.
— J’espère, Adamas, que vous n’abuserez pas de sa misère ?… L’hospitalité est chose sacrée !
— Monsieur se moque d’un pauvre vieillard ! c’est bon pour monsieur le marquis d’avoir des principes de vertu ! pour moi, je vous assure que je n’en ai plus grand besoin, n’étant plus tenté du diable. D’ailleurs, cette femme paraît très-honnête, et elle ne fait point un pas sans son enfant pendu à sa robe. Elle a dû courir d’autres dangers que celui de trop ma plaire ; car elle a voyagé avec des bohémiens qui ont traversé aujourd’hui le pays. Ils étaient une assez grande bande, en partie Égyptiens, en partie ramassés un peu partout, comme c’est la coutume. Elle dit que ces vagabonds n’ont pas été méchants pour elle, tant il est vrai que les gueux se protègent les uns les autres. Ne connaissant pas les chemins, elle les suivait, parce qu’ils disaient aller en Poitou ; mais elle les a quittés ce soir, disant qu’elle n’avait plus besoin d’eux et qu’elle avait affaire dans le pays d’ici. Or, voilà, monsieur, ce que je trouve encore fort surprenant, car elle n’a pas voulu me dire pourquoi elle agissait ainsi. Qu’en pense monsieur ?
Bois-Doré ne répondit rien ; il dormait profondément, malgré le bruit que faisait Adamas, un peu volontairement, pour le forcer à écouter son histoire.
Quand le vieux serviteur vit que, tout de bon, le marquis était parti pour le pays des songes, il le borda avec précaution, posa dans l’escarcelle de maroquin suspendue au dossier de son lit sa belle paire de pistolets de campagne ; à sa main droite, il plaça sur une table sa rapière toute dégainée et son coutelas de chasse, son in-folio de l’Astrée, superbe édition avec gravures, une large coupe d’hypocras, un timbre avec son martinet, et un mouchoir de fine toile de Hollande, tout parfumé de musc. Puis il alluma la lampe de nuit, souffla les bougies piolées, c’est-à-dire jaspées de diverses couleurs, et rangea au pied du lit les pantoufles de velours rouge et la robe de chambre de serge de soie, brochée de vert sur vert.
Alors, au moment de se retirer, le fidèle Adamas contempla son maître, son ami, son demi-dieu.
Le marquis, débarbouillé de toutes ses peintures, était un beau vieillard, et le calme de sa bonne conscience répandait quelque chose de respectable sur sa face endormie. Tandis que sa perruque reposait sur la table et que ses habits, rembourrés pour masquer les creux que l’âge avait faits à ses épaules et à ses jambes, gisaient épars sur les fauteuils, son gros corps, aminci de moitié, dessinait ses contours anguleux sous un lodier ou couvre-pied de satin blanc, rehaussé d’armoiries en cannetille d’argent aux quatre coins.
Le dossier du lit, montant en panneau droit de dix pieds de haut, ainsi que le ciel à lambrequins joint en forme de dais à ce grand panneau, étaient aussi en satin blanc, piqué à l’aiguille sur l’ouate épaisse, et rehaussé de larges dessins d’argent en relief : l’intérieur des rideaux était pareil ; la face extérieure était en damas rose.
Dans ce lit luxueux et si moelleux, cette vieille figure accentuée, et toujours martiale dans sa douceur, avec sa moustache hérissée de papillotes et son bonnet de taffetas ouaté, en forme de demi-mortier, garni d’une riche dentelle relevée en l’air comme une couronne, offrait, à la lueur d’une lampe bleuâtre, le plus singulier mélange de burlesque et d’austérité.
— Monsieur dort bien, se dit Adamas ; mais il a oublié de faire sa prière, et c’est ma faute ; je vais la faire pour lui.
Il se mit à genoux et pria très-dévotieusement ; après quoi, il se retira dans sa chambre, qui n’était séparée que par une cloison de celle de son maître.
L’arsenal qu’Adamas avait disposé autour du lit du marquis n’était qu’une affaire d’habitude ou de luxe.
Tout était parfaitement tranquille autour du petit manoir ; dans le manoir, tout dormait profondément.
XIII
Le premier éveillé fut M. Sciarra d’Alvimar, qui, accablé de fatigue, s’était endormi aussi le premier.
Il n’aimait pas à rester au lit, et l’habitude d’une grande gêne, habilement dissimulée, lui rendait inutiles les soins du valet de chambre. Cela était d’autant mieux vu, que le vieil Espagnol qui l’accompagnait n’eût pas volontiers consenti à remplir d’autres fonctions que celles d’écuyer.
Pourtant, cet homme lui était aussi dévoué qu’Adamas l’était à Bois-Doré ; mais il y avait autant de différence dans leurs relations que dans leurs caractères et dans leur respective situation.
Ils se parlaient peu, soit qu’ils y eussent de la répugnance, soit qu’ils s’entendissent à demi-mot sur toutes choses. Et puis, jusqu’à un certain point, le valet se considérait comme l’égal de son maître, vu que leurs familles étaient aussi anciennes l’une que l’autre, et aussi pures (du moins telle était leur prétention) de tout mélange avec les races maure et juive, si solennellement méprisées et si atrocement persécutées en Espagne.
Sanche de Cordoue, tel était le nom du vieil écuyer, avait vu naître le jeune d’Alvimar dans le castel du village où lui-même, à force de misère, était réduit au métier d’éleveur de porcs. Le jeune châtelain, fort peu plus riche que lui, l’avait pris à son service, le jour où il s’était décidé à aller chercher fortune à l’étranger.
On disait, dans ce village castillan, que Sanche avait aimé madame Isabelle, mère de d’Alvimar, et même qu’il ne lui avait pas été indifférent. On expliquait ainsi l’attachement de cet homme taciturne et sombre pour un jeune homme hautain et froid, qui le traitait, non pas en valet proprement dit, mais en subalterne inintelligent.
La vie rêveuse ou abrutie de Sanche se passait donc à soigner les chevaux et à entretenir brillantes et affilées les armes de son maître. Le reste du temps, il priait, dormait ou songeait, évitant de se familiariser avec les autres domestiques, qu’il regardait comme ses inférieurs, ne se liant avec personne, vu qu’il se méfiait de tout le monde, mangeant peu, ne buvant point, et ne regardant jamais en face.
D’Alvimar s’habilla donc lui-même et sortit, pour prendre connaissance des êtres, bien qu’il fit à peine jour.
Le manoir avait vue immédiatement sur un petit étang, d’où un large fossé sortait pour y rentrer, après avoir fait le tour des bâtiments, lesquels consistaient, comme nous l’avons dit, en un massif d’architecture de plusieurs époques :
1º Un pavillon tout neuf, blanc, fluet, couvert d’ardoises, grand luxe dans un pays ou l’on employait alors tout au plus la tuile, et couronné de deux mansardes à tympans festonnés et ornés de boules[10] ;
2º Un autre pavillon, déjà très-ancien, mais bien restauré, avec toit de mairain[11], et ressemblant à la forme de certains chalets suisses. Ce logis, qui contenait les cuisines, les offices et les chambres d’amis, offrait la disposition sauvage des vieux temps d’alarme. Il n’avait pas de porte extérieure, on n’y pénétrait que par les autres bâtiments ; ses fenêtres donnaient sur le préau, et sa façade, tournée sur la campagne, avait pour tous huis deux petits trous carrés, placés dans le gable comme deux petits yeux méfiants sur une face muette ;
3º Une tour prismatique à porte ogiviale, délicatement travaillée, ladite tour à toit d’ardoises, également quinquagone et surmontée d’un clocheton à épi et à girouette très-élancée. Cette tour contenait l’unique escalier du manoir et reliait le vieux logis et le logis neuf.
À ce massif tenaient d’autres constructions basses pour les domestiques de l’intérieur, logés sur le bord du fossé.
Le préau, avec son puits au milieu, était fermé par le manoir, l’étang, un autre logis à un seul étage, orné aussi de mansardes à boules de pierre, et destiné aux écuries, gens de suite et équipages de chasse ; enfin, par la tour d’entrée, moins belle et moins grande que celle de la Motte-Seuilly, mais soutenue d’un mur de défense percé de meurtrières à fauconneaux, pour le balayage des abords du pont.
Cette chétive fortification était suffisante, en raison de la double enceinte des fossés : le premier, autour du préau, large, profond, à eau courante ; le second, autour de la basse-cour, marécageux, mais garni de bonnes murailles.
Entre les deux enceintes, à la droite du pont, s’étendait le jardin, assez vaste, clos de murs élevés et de fossés bien tenus ; à gauche, le mail, le chenil, le verger, la ferme et la prairie avec le pigeonnier seigneurial, la héronnière et la fauconnerie ; vaste enclos s’étendant jusqu’aux maisons du bourg, qui, presque toutes, étaient la propriété du marquis.
Le bourg était fortifié, et, en quelques endroits, la base massive de ses petites murailles datait, dit-on, du temps de César.
En comparant l’exiguité du manoir avec l’étendue du domaine, avec le riche mobilier entassé dans les appartements et avec les habitudes luxueuses du seigneur, M. d’Alvimar se demanda la raison de ce contraste ; et, comme il n’était guère enclin à la bienveillance, il en conclut que le marquis cachait peut-être sa fortune, non par avarice, mais parce que la source de cette fortune n’était pas bien claire.
Il ne se trompait pas précisément.
Le marquis avait cela de commun avec un grand nombre de gentilshommes de son temps, qu’il s’était enrichi sans trop de scrupule dans les troubles civils, aux dépens des riches abbayes, et au moyen des contributions de guerre, des droits de conquête et de la contrebande du sel.
Le pillage était, à cette époque, une sorte de droit des gens, à preuve la réclamation de M. d’Arquian, se plaignant légalement d’avoir eu son château brûlé par M. de la Châtre, « contrairement à tous usages de guerre, car du bris et saccage de ses meubles, il n’en eût point seulement parlé. »
Quant à la contrebande du sel, il eût été difficile de trouver, au commencement du XVIIe siècle, un noble de nos provinces qui regardât comme une injure la qualification de gentilhomme faux saulnier.
L’opulence dont M. de Bois-Doré faisait, du reste, bon usage par sa libéralité et sa charité inépuisables, n’était donc pas un mystère dans le petit pays de la Châtre ; mais il évitait sagement d’attirer sur lui, par une vaste demeure et par un état de maison trop splendide, l’attention du gouvernement de la province.
Il savait bien que les tyranneaux qui se partageaient les deniers de la France n’eussent pas manqué de prétextes, soi-disant légaux, pour lui faire rendre gorge.
D’Alvimar parcourut les jardins, création comique de son hôte, et dont il était certainement plus vain que de ses plus beaux faits d’armes.
Il avait, sur une médiocre étendue de terrain, prétendu réaliser les jardins d’Isaure, tels qu’ils sont décrits dans l’Astrée : « Ce lieu enchanté fut (soit) en fontaines et en parterres, fut en allées et en ombrages. » Le grand bois qui faisait un si gracieux dédale était représenté par un bosquet en labyrinthe où n’étaient oubliés ni le carré de coudriers, ni la fontaine de la vérité d’amour, ni la caverne de Dumon et de Fortune, ni l’antre de la vieille Mandrague.
Toutes ces choses parurent fort puériles à M. d’Alvimar, mais non pas cependant aussi absurdes qu’elles nous le sembleraient aujourd’hui.
La monomanie de M. de Bois-Doré était assez répandue de son temps pour n’être pas une excentricité. Henri IV et sa cour avaient dévoré l’Astrée, et, dans les petites cours d’Allemagne, les princes et princesses prenaient encore ces noms redondants que le marquis imposait à ses gens et à ses bêtes. La vogue passionnée du roman de M. d’Urfé a duré deux siècles ; il a encore ému et charmé Jean-Jacques Rousseau ; enfin, il ne faut pas oublier qu’à la veille de la Terreur, l’habile graveur Moreau mettait encore dans ses compositions des dames qui s’appelaient Chloris et des messieurs qui s’appelaient Hylas et Cidamant. Seulement, ces noms illustres étaient portés, dans la vignette et dans la romance, par des marquis de fantaisie, tandis que les nouveaux bergers se nommaient Colin ou Colas. On avait fait un petit pas vers le réel ; la bergerie n’en valait pas mieux : d’héroïque, elle était devenue grivoise.
D’Alvimar, voulant se faire une idée du pays environnant, traversa le hameau, qui se composait d’une centaine de feux, et qui est littéralement situé dans un trou. Il en est ainsi de beaucoup de ces vieilles localités. Quand elles ne sont pas assez fortes pour percher, fières et menaçantes, sur les hauteurs escarpées, elles semblent se cacher à dessein dans le creux des vallons, comme pour échapper à la vue des bandes de maraudeurs.
Cet endroit est, au reste, un des plus jolis du bas Berry. Les chemins de gravier qui y aboutissent sont bons et propres en toute saison. Deux jolis petits ruisseaux lui font une défense naturelle qui put être mise à profit jadis pour le camp de César.
Un de ces ruisseaux alimentait les fossés du château ; l’autre, au-dessous du village, traversait deux petits étangs.
L’Indre, qui coule à trois pas de là, reçoit ces eaux courante ; et les emmène le long d’une étroite vallée coupée de chemins creux, ombragés et parsemés de terrains vagues et incultes d’un aspect sauvage.
Il ne faut pas chercher la grandeur, mais la grâce dans ce petit désert, où les beaux terrains vierges, les buissons, les folles herbes, les genêts, les bruyères et les châtaigniers vous enferment de toutes parts.
Sur les bords de l’Indre, qui devient tout à fait ruisseau à mesure qu’on remonte vers sa source, les fleurs sauvages croissent avec une abondance réjouissante à voir[12]. Le ruisselet tranquille et clair a déchiré tous les terrains qui gênaient sa marche et formé des îlots de verdure où les arbres poussent avec vigueur. Trop serrés pour être imposants, ils étendent sur l’eau une voûte de feuillage.
Autour du hameau, le sol est fertile. De magnifiques noyers et une quantité d’arbres fruitiers de haute taille en font un nid de verdure.
La majeure partie des terres appartenait à M. de Bois-Doré. Il affermait les bonnes ; les mauvaises étaient son pays de chasse.
M. d’Alvimar, après avoir exploré cette petite contrée, qui, par son isolement et l’absence de communications, lui faisait espérer aussi l’absence de rencontres inquiétantes, rentra dans le hameau et se demanda s’il irait rendre visite au recteur.
Il était échappé à M. de Beuvre de dire devant lui à Bois-Doré :
— Et votre nouveau paroissial ? fait-il toujours des sermons dans le goût de la Ligue ?
Ce mot avait donné l’éveil à l’Espagnol.
— Si cet ecclésiastique est zélé pour la bonne cause, pensait-il, il peut m’être utile de l’avoir pour ami ; car ce de Beuvre est un huguenot, et le Bois-Doré, avec sa tolérance, ne vaut pas mieux. Qui sait si je pourrai vivre en bonne intelligence avec de pareilles gens ?
Il commença par visiter l’église, et il fut scandalisé de son délabrement et de sa nudité, qui attestaient l’incurie de l’ancien desservant, l’indifférence du châtelain et la tiédeur des paroissiens.
Bois-Doré, dont l’abjuration réelle ou prétendue n’avait fait aucun bruit, n’avait pas songé à signaler son retour à l’orthodoxie par des dons à l’église du village et des largesses au chapelain. Ses vassaux, qui haïssaient les huguenots, n’avaient pas salué son retour définitif, en 1610, par des réjouissances bien sincères ; mais leurs suspicions avaient vite fait place à un grand attachement, vu qu’à la place d’un régisseur qui les pressurait, ils avaient trouvé un seigneur débonnaire et prodigue de bienfaits.
On était donc médiocrement dévotieux au hameau de Briantes ; et les paysans ayant contesté je ne sais quelle dîme à je ne sais quelle moinerie, l’archevêque leur avait envoyé un homme très-bien stylé, tant pour ramener ces mauvaises gens aux bons principes, que pour surveiller les opinions du châtelain.
Le pieux Sciarra s’agenouilla dans l’église et murmura quelque formule de prière ; mais il ne se sentit pas disposé à prier avec le cœur, et il sortit bientôt pour se rendre chez le recteur.
Il n’eut pas la peine d’aller chez lui ; car il le vit sur la place, causant avec Bellinde, et il eut le loisir de l’examiner.
C’était un homme encore jeune, d’une figure bilieuse, doucereuse et dissimulée. Probablement, les préoccupations du monde temporel étaient aussi vives chez lui que chez d’Alvimar ; car il n’eut pas plus tôt aperçu, sortant de l’église, cet élégant et grave étranger, qu’il ne songea plus qu’à se demander qui ce pouvait être.
Il savait fort bien déjà qu’un hôte nouveau était arrivé la veille au manoir, car il n’avait guère d’autre occupation que de s’enquérir des faits concernant le marquis ; mais comment un homme aussi pieux que l’indiquait cette matinale visite d’Alvimar à l’église pouvait-il frayer avec un converti aussi douteux que Bois-Doré ?
Tandis qu’il essayait de se renseigner à cet égard auprès de la gouvernante du château, il remarqua qu’il ne pouvait pas se détourner une seule fois sans rencontrer les yeux de cet étranger fixés sur les siens.
Il fit donc quelques pas avec la Bellinde pour se mettre hors de sa vue, en homme qui ne voulait pas risquer un salut avant de savoir à qui il avait affaire.
D’Alvimar, qui comprit ou devina sa préoccupation, resta à l’attendre dans le petit cimetière qui entourait l’église, résolu, d’après l’inspection de sa physionomie, à lui adresser la parole et à se lier avec lui.
Il était là, songeant à sa destinée, problème dont il était constamment obsédé, et que la vue des tombes éparses semblait lui rendre plus irritant que de coutume.
D’Alvimar croyait à l’Église, mais il ne croyait pas au vrai Dieu. L’Église était pour lui l’institution de discipline et de terreur par excellence, l’instrument de torture dont un Dieu implacable et farouche se servait pour établir son autorité. S’il y eût bien réfléchi, il se fût volontiers persuadé que le miséricordieux Jésus était entaché d’hérésie.
L’idée de la mort lui était odieuse. Il craignait l’enfer, et, par un effet naturel des mauvaises croyances, il ne pouvait pas conformer sa vie à la rigidité de ses principes.
Il n’avait de ferveur que pour la discussion ; seul avec lui-même, il trouvait son cœur sec, son esprit tendu et troublé par l’ambition mondaine. Il se le reprochait en vain. La pensée de la damnation ne saurait être féconde, et les terreurs ne sont pas des remords.
— Il faudra donc mourir ! se disait-il en regardant les renflements du gazon qui couvrait, comme les sillons d’un champ, la tombe de ces obscurs villageois ; mourir peut-être sans fortune et sans pouvoir, comme les misérables serfs qui n’ont pas même laissé un nom à inscrire sur ces petites croix de bois pourri ! Ni crédit ni renommée en ce monde ! Des colères, des déceptions, d’inutiles travaux, d’inutiles efforts… des crimes, peut-être !… tout cela pour arriver au seuil de l’éternité, sans avoir pu servir la gloire de l’Église en cette vie et sans avoir mérité mon pardon dans l’autre !
Tout en pensant à la destinée, il en vint à se persuader que l’influence du diable avait gâté la sienne.
Il songea un instant à se confesser à ce prêtre dont l’œil lui avait paru intelligent, et puis il eut peur de confier les secrets qui dévoraient sa vie et son repos.
Au milieu de ces idées noires, il vit enfin arriver M. Poulain, qui vint à lui en le saluant avec déférence.
La connaissance fut bientôt faite.
Ces deux hommes sentirent, dès les premiers mots, qu’ils étaient aussi ambitieux l’un que l’autre.
Le recteur emmena d’Alvimar chez lui et l’invita à déjeuner.
— Je ne pourrai vous offrir, lui dit-il, qu’un repas bien pauvre ; ma cuisine ne ressemble pas à celle du château. Je n’ai ni valets ni vassaux à mes ordres pour servir de pourvoyeurs à mes festins. La frugalité de ma table vous permettra donc de garder assez d’appétit pour faire honneur encore à celle du marquis, dont la cloche ne sonnera pas avant deux ou trois heures d’ici.
Il y avait, dans ce début, un sentiment d’aigreur jalouse contre le château qui n’échappa pas à l’Espagnol. Il se hâta d’accepter le déjeuner du recteur, certain d’apprendre là tout ça qu’il devait espérer ou craindre de l’hospitalité du marquis.
XIV
M. Poulain commença par dire du bien du châtelain.
C’était un très-bon homme ; il avait de bonnes intentions ; il donnait beaucoup aux pauvres, on ne pouvait le nier : malheureusement, il manquait de lumières, il distribuait ses aumônes à tort et à travers, sans consulter l’intermédiaire naturel entre le château et la chaumière, à savoir le recteur paroissial. Il était un peu fou, inoffensif par lui-même, dangereux par sa position, par sa richesse, par les exemples de sensualité raffinée, de légèreté et d’indifférence religieuse qu’il donnait à son entourage.
Et puis il avait chez lui un personnage très-suspect : ce joueur de cornemuse qui n’était peut-être pas aussi muet qu’il feignait de l’être, quelque hérétique ou faux savant, qui se mêlait d’astronomie, d’astrologie, peut-être !
Le vieux Adamas ne valait pas mieux : c’était un vil flatteur et un hypocrite ; et ce page, si ridiculement affublé en petit gentilhomme, lui qui, comme bourgeois, n’avait pas le droit de porter du satin, et qui venait le dimanche à la messe avec une manière de surcot damassé !
Toute cette valetaille ne valait rien. On était tout au plus poli avec M. Poulain ; point de prévenance marquée : on ne l’avait pas encore invité à dîner d’une manière particulière et pressante. Ou s’était contenté de lui dire que son couvert était mis, une fois pour toutes. C’était en user avec trop peu de façons. Cela était surprenant de la part d’un homme qui avait vécu longtemps à la cour. Il est vrai que, chez le Béarnais, on ne se piquait pas d’un grand savoir-vivre, et les gens de rien y étaient affreusement gâtés ; enfin, il n’y avait au château que la Bellinde qui parût une personne de sens.
D’Alvimar trouva que M. Poulain avait du jugement ; le sonneur de musette, surtout, lui sembla de nouveau mériter les soupçons.
Pourtant il ne s’intéressa pas longtemps à ces petites choses.
Dès qu’il se fut assuré qu’il ferait bien de ne témoigner aucune confiance au vieux marquis, il monta plus haut dans ses préoccupations et voulut savoir ce qu’il devait penser des gros bonnets de la province.
M. Poulain était au courant de tous les petits secrets du gouvernement de Bourges. Il entendait la politique comme d’Alvimar : s’emparer de la vie privée de chacun pour arriver à exercer son ascendant sur les affaires générales.
Ce mauvais prêtre vit qu’il pouvait parler ; il avoua qu’il se déplaisait mortellement dans ce petit hameau, mais qu’il y prenait patience, vu que, un jour ou l’autre, M. de Bois-Doré ou son voisin M. de Beuvre pourrait bien lui fournir l’occasion d’une petite persécution qu’il désirait subir plutôt qu’exercer.
— Vous m’entendez bien ; il vaut mieux être sur le terrain de la défensive que sur la brèche de l’agression. On n’est jamais solide sur une brèche ; si ces parpaillots du Bas-Berry pouvaient me faire quelque menace ou même un peu de mal, j’en ferais, moi, assez de bruit pour sortir de ces fonctions infimes et de ce pays désert. N’allez pas me croire ambitieux ; je ne le suis que de servir l’Église, et, pour être utile, il faut accepter la nécessité de se mettre en vue.
— Ce petit prestolet est plus fort que moi, se dit d’Alvimar ; il sait attendre et se bien placer pour tirer sur l’ennemi ; moi, j’ai toujours été agressif, c’est ce qui m’a perdu. Mais il est toujours temps de profiter des bons conseils ; j’en viendrai demander souvent à cet homme-ci.
En effet, cet homme, qui avait l’air de s’occuper de commérages de clocher, et qui, au fond, ne s’en souciait que pour en tirer parti, était plus fort que d’Alvimar ; à telles enseignes qu’en une heure, il le pénétra, lui si méfiant, et sut, sinon les secrets de sa vie, du moins ceux de son caractère, ses déceptions, ses revers, ses désirs et ses besoins.
Quant il l’eut bien confessé en ayant l’air de ne confesser que lui-même, il lui parla ainsi, allant droit au but :
— Vous avez plus de chances que moi pour parvenir, vu que la fortune est la grande condition du pouvoir. Un prêtre ne peut pas faire fortune comme un laïque. Il faut qu’il arrive lentement, par les seules forces de son esprit et de son zèle. Il ne doit pas oublier que la richesse n’est pas son but, et il ne peut la désirer que comme un moyen. Quant à vous, du jour au lendemain, vous êtes libre d’avoir de la fortune. Il ne s’agit que de vous marier.
— Je ne crois pas ! dit d’Alvimar. Les femmes de ce temps corrompu font la fortune de leurs amants plus volontiers que de leurs maris.
— Je l’ai ouï dire, répondit M. Poulain ; mais je sais le remède.
— Oui-da ! Vous tenez là un grand secret !
— Très simple et très-facile. Il ne faut pas viser si haut que vous avez peut-être fait. Il ne faut pas épouser une femme du grand monde. Il faut chercher une bonne dot et une femme simple au fond d’une province. Vous m’entendez bien ? Il faut dépenser l’argent à la cour, et n’y pas mener la femme.
— Quoi ! épouser une bourgeoise ?
— Il y a des demoiselles nobles qui sont plus riches et aussi modestes, que des bourgeoises.
— Je n’en connais pas.
— Il y en a, en ce pays, sans aller bien loin !… La petite veuve de la Motte-Seuilly ?
— Elle a tout au plus de l’aisance.
— Vous jugez sur les apparences. On n’a pas ici l’habitude du luxe. Excepté ce fou de marquis, toute la noblesse sédentaire vit sans éclat ; mais il y a de l’argent. Le faux saulnage et la pillerie des couvents ont enrichi les gentilshommes. Quand vous voudrez, je vous prouverai qu’avec les revenus de madame de Beuvre, vous mèneriez un train des plus convenables à Paris. Elle est, d’ailleurs, apparentée aux premières familles de France, et toutes ne verraient pas avec déplaisir un Espagnol bien pensant dans leur alliance.
— Mais n’est-elle pas calviniste comme son père ?
— Vous la convertirez !… à moins que son calvinisme ne vous soit un prétexte tout trouvé pour la laisser vivre au fond de son petit manoir.
— Vous voyez loin, monsieur le recteur ! Mais si, un jour ou l’autre, vous déclarez la guerre à cette famille…
— Pourvu que je ne la fasse pas dépouiller de ses biens, cette guerre peut vous être utile dans l’occasion. Faites attention que je ne vous conseille pas de malmener et de délaisser votre femme, mais d’avoir la liberté de vous absenter d’elle pour tes besoins de votre condition. Si elle devenait acariâtre ou récalcitrante, on pourrait la mater par son hérésie. La liberté de conscience accordée à ces gens-là est subordonnée à des restrictions qu’ils enfreignent souvent. Nous les tenons donc toujours, à preuve que cette petite veuve ne trouve pas à se remarier. Les jeunes gens du pays, qui sont las de la guerre de châteaux, craignent d’épouser la guerre. Vous n’auriez donc pour concurrent, en ce moment-ci, que, peut-être, M. Guillaume d’Ars, qui est un modéré et qui est assidu à la Motte ; mais, à Bourges, on saura le retenir dans d’autres liens. C’est un jeune beau-fils facile à distraire. D’ailleurs, avec une veuve qui doit s’ennuyer de la solitude, il faudrait, fait comme vous l’êtes, n’avoir pas grande habileté pour échouer. Je vois, à votre sourire, que vous n’êtes pas inquiet du succès.
— Eh bien, j’avoue que vous dites la vérité, répondit d’Alvimar, qui se rappela vivement, tout à coup, l’émotion que la jeune dame n’avait pas réussi à lui cacher, et sur laquelle il avait bien pu se méprendre. Je crois que, si je le voulais…
— Il faut le vouloir… Pensez-y, répondit M. Poulain en se levant. Si vous êtes décidé, j’en écrirai confidentiellement à des gens qui peuvent beaucoup.
Il voulait parler des jésuites, qui avaient déjà ébranlé M. de Beuvre en le menaçant d’empêcher sa fille de se remarier. On pouvait rendre à ce gentilhomme sa propre tranquillité, au prix de ce mariage. D’Alvimar comprit à demi-mot, promit au recteur d’y penser sérieusement et de lui rendre réponse le surlendemain, puisque, précisément, il devait passer la journée du lendemain chez madame de Beuvre.
La cloche du château annonçait le repas du marquis. M. d’Alvimar prit congé du prestolet qui lui faisait augurer de meilleures destinées, et il reprit le chemin du manoir.
Il se sentait plus fort et plus gai qu’il lui l’avait été depuis bien des jours, parce qu’il se sentait en communication avec un esprit actif, capable de le soutenir au besoin. Le courage lui revenait. Cette fuite en Berry, cet asile inquiétant chez des ennemis de sa croyance et de ses opinions, et cette sorte d’isolement, qui, deux heures auparavant, se présentaient à sa pensée sous des couleurs sombres, lui souriaient maintenant comme une heureuse aventure.
— Oui, oui, cet homme a raison, pensait-il. Ce mariage me sauvera. Je n’ai qu’à vouloir. Que je tourne la tête à cette petite provinciale, et je pourrai lui avouer ma disgrâce à la cour. Elle se fera un point d’honneur de m’en dédommager. D’ailleurs, s’il faut faire le modéré pendant quelques jours… eh bien, j’essayerai ! Allons, courage ! mon horizon s’éclaircit, et peut-être que l’astre de ma fortune va enfin sortir de la nuée.
Il leva la tête en se parlant ainsi, et vit, devant lui, sur le pont du préau, l’enfant de la Morisque montant hardiment un des chevaux de la carroche du marquis.
Mercédès avait demandé à Adamas la permission de passer la journée au château, et le bonhomme la lui avait accordée au nom de son maître, à qui il voulait la présenter dès qu’il serait visible.
En jouant dans la cour, l’enfant avait plu au cocher (carrossier ou carrosseur, comme on disait alors ; carrosseux, comme on disait en Berry) et celui-ci avait consenti à le percher sur Squilindre, tandis que lui-même, monté sur Pimante (l’autre cheval de carrosse), tenait le bridon et menait l’attelage prendre, dans le ruisseau, son bain de jambes quotidien.
D’Alvimar fut frappé de la figure de cet enfant, qu’il avait vu, la veille, se jeter en mendiant dans les jambes de son cheval et fuir devant son fouet, et qui, à cette heure, perché sur le monumental destrier Squilindre, le regardait de haut en bas, d’un air de triomphe bénévole.
Il était impossible de voir une figure plus intéressante et plus touchante que celle de ce petit vagabond. C’était pourtant une beauté sans éclat ; il était pâle, brûlé du soleil et paraissait frêle. Ses traits n’étaient peut-être pas irréprochables ; mais il y avait dans l’expression de ses yeux d’un noir doux, et dans le tendre et fin sourire de sa bouche délicate, quelque chose d’irrésistible pour quiconque n’avait pas le cœur fermé au divin charme de l’enfance.
Adamas avait subi instinctivement cette douce puissance, et déjà les plus grossiers valets de la basse-cour la subissaient aussi. Ces rudes natures sont parfois si bonnes ! N’est-ce pas de celles-là que madame de Sévigné a dit qu’on trouvait « des âmes de paysans plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent ? »
Mais d’Alvimar, n’aimant pas la candeur, n’aimait pas les enfants, et celui-ci, en particulier, lui causa un déplaisir dont il ne put se rendre compte.
Il eut donc une sensation de vertige et de froid, comme si, au moment de rentrer plus calme et moins triste dans ce manoir de Briantes, la herse lui fût tombée sur la tête.
Il était sujet, depuis quelques années, à ces vertiges subits, et il mettait volontiers sur le compte des visages qui le frappaient dans ces moments-là un phénomène qui se passait en lui-même. Il croyait à des influences mystérieuses, et, pour les détourner, il s’empressait, à tout hasard, de renier et de maudire intérieurement les êtres qui lui semblaient investis de cette puissance occulte.
— Puisse ce gros cheval le casser le cou ! murmura-t-il en lui-même en relevant, sous son manteau, deux doigts de sa main gauche pour conjurer le mauvais œil.
Il recommença ce geste cabalistique en voyant la Morisque venir vers lui dans le préau.
Elle s’arrêta un moment, et, comme la veille, elle le regarda avec une attention qui l’irrita.
— Que me voulez-vous ? lui dit-il brusquement en marchant à elle.
Elle ne répondit rien, et, le saluant, elle courut pour rejoindre son enfant, qu’elle s’inquiétait de voir à cheval.
Le marquis venait au-devant de son hôte avec Lucilio Giovellino.
— Venez donc manger, lui dit-il ; vous devez être mort de faim ! La Bellinde se désole de ne vous avoir pas vu sortir ce matin, et, conséquemment, de vous avoir laissé partir à jeun pour la promenade.
M. d’Alvimar ne crut pas devoir parler de sa visite et de son repas au presbytère. Il parla de la beauté agreste des environs et du temps doux et riant de cette matinée d’automne.
— Oui, dit Bois-Doré, nous en avons pour plusieurs jours encore, car le soleil…
Il fut interrompu par un cri perçant qui partait du dehors, et, courant le plus vite qu’il put, pour savoir ce que c’était, il se trouva sur le pont avec d’Alvimar et Lucilio ; l’un, qui l’avait précédé, l’autre, qui le suivait machinalement.
Ils virent alors la Morisque au bord du fossé, étendant les bras avec angoisse vers son enfant, que le gros cheval emmenait dans l’eau, et prête à s’y jeter, du point assez escarpé où elle se trouvait.
XV
Voici ce qui était arrivé.
Le petit bohème, heureux et fier d’équiter à lui tout seul un si grand dada, avait gentiment persuadé au carrosseux de lui laisser tenir le bridon. Le bon Squilindre, se sentant livré à cette petite main, et, d’ailleurs, excité par les joyeux petits talons qui tabourinaient sur ses flancs, s’était aventure trop avant sur la droite, avait perdu le gué et passé sous le pont à la nage. Le carrosseux essayait d’aller à son secours ; mais Pimante, plus méfiant que son camarade, refusait de perdre pied ; et l’enfant, se tenant aux crins, était enchanté de cette circonstance.
Pourtant les cris de sa mère l’arrachèrent à son ivresse, et il lui cria : dans une langue qui ne fut comprise que de Lucilio :
— N’aie pas peur, mère, je me tiens bien.
Mais il était entré dans le courant de la petite rivière qui alimentait le fossé. Le lourd et flegmatique Squilindre en avait déjà assez, et ses naseaux, largement ouverts et tendus, annonçaient son malaise et son inquiétude.
Il n’avait pas l’esprit de retourner en arrière ; il s’en allait droit sur l’étang, où l’impossibilité de franchir le barrage pouvait bien épuiser ce qui lui restait de force pour nager.
Cependant le danger n’était pas encore imminent, et Lucilio s’efforçait de faire entendre, par gestes, à la Morisque de ne pas se jeter à l’eau. Elle n’en tenait compte et descendait le talus gazonné, lorsque le marquis, voyant le danger que couraient ces deux pauvres êtres, essaya de déboutonner son manteau.
Il se fût jeté à la nage ; il allait le faire sans consulter personne et sans que d’Alvimar comprit son dessein, lorsque Lucilio, qui s’en aperçut et que rien ne gênait, sauta du pont dans le fossé et se mit à nager avec vigueur vers l’enfant.
— Ah ! ce bon, ce brave Giovellino ! s’écria le marquis oubliant, dans son émotion, la traduction française qui dénaturait le nom de son ami.
D’Alvimar enregistra ce nom dans les petites archives de sa mémoire, qui était très-fidèle, et, tandis que le marquis s’approchait du talus pour calmer et retenir la Morisque, il resta, lui, sur le pont, regardant avec un singulier intérêt ce qu’il adviendrait de l’aventure.
Cet intérêt n’était pas celui que toute bonne âme eût ressenti en pareille circonstance, et pourtant l’Espagnol éprouvait une vive anxiété.
Il ne tenait pas à ce que le muet fût noyé, ce qui n’avait aucune raison d’arriver ; mais il souhaitait que l’enfant périt, chose qui paraissait très-possible. Il ne demandait pas au ciel d’abandonner cette pauvre créature ; il ne raisonnait pas son cruel instinct ; il le subissait, malgré lui, comme un mal bizarre, insurmontable. Il sentait de plus en plus cet enfant lui inspirer une terreur superstitieuse.
— Si ce que j’éprouve est une révélation de ma destinée, pensait-il, elle s’agite et se décide en cet instant. Si l’enfant meurt, je suis sauvé ; s’il est sauvé, je suis perdu.
L’enfant fut sauvé.
Lucilio rejoignit le cheval, prit le petit cavalier par le collet de sa souquenille, et alla le jeter sur la talus, dans les bras de sa mère, qui avait suivi, en courant et en criant, les péripéties de ce petit drame.
Puis il retourna tranquillement chercher le trop simple Squilindre, qui s’acharnait contre le barrage de l’étang, et, le forçant à rebrousser chemin, le remit sain et sauf aux mains du carrosseux éperdu.
Toute la maison était accourue aux cris de la Morisque, et l’on fut attendri de la voir, « toute pleurante, » embrasser les genoux de Lucilio, et lui parler en arabe avec effusion, en s’étonnant qu’il ne lui répondit pas un mot, bien qu’il eût l’air d’entendre cette langue et qu’il l’entendit fort bien.
Le marquis embrassa Lucilio en lui disant tout bas :
— Eh ! mon pauvre ami ! pour un homme tourmenté par la main du bourreau jusque dans la moelle des os, vous êtes encore un vigoureux nageur ! Dieu, qui sait que vous ne vivez que pour le bien, a voulu faire en vous des miracles. Or ça, allez vitement changer de tout, et vous, Adamas, faites sécher et réchauffer ce petit diable, qui n’a pas l’air plus effrayé que s’il sortait de son lit. Je souhaite que, tout à l’heure, après mon repas, vous me l’ameniez avec sa mère ; faites-les donc aussi propres que vous pourrez. — Mais où donc est passé M. de Villareal ?
Ce prétendu Villareal était rentré dans le château, et, seul dans sa chambre, il priait le Dieu vindicatif auquel il croyait de ne point trop le punir de l’âpreté avec laquelle il avait désiré, sans cause, la mort du polit bohémien.
Nous appelons ainsi l’enfant, pour faire comme les gens qui l’entouraient en cet instant ; mais, lorsque, après le dîner, M. de Bois-Doré passa dans une ancienne salle de son castel, qu’Adamas décorait du titre pompeux de salle des audiences, et quelquefois de salle de justice ; quand ce vieux ministre de l’intérieur du marquis lui présenta la Morisque et son enfant, le premier mot du marquis fut pour s’écrier, après un moment de silence imposant :
— Plus je considère ce garçonnet, plus je m’assure qu’il n’est ni Égyptien, ni Morisque, mais bien plutôt Espagnol de bonne race, et peut-être même de sang français.
Il ne fallait pas être bien sorcier pour faire cette découverte ; néanmoins, elle fut écoutée avec grand respect par Adamas, qui, en sa qualité d’introducteur, restait présent à la conférence. M. d’Alvimar et Lucilio étaient invités par le marquis à former l’assistance.
— Voyez, continua Bois-Doré naïvement satisfait de sa pénétration, en écartant la grosse chemise blanche de l’enfant : sa figure est brûlée du soleil, mais pas plus que celle de nos paysans en temps de moisson ; son cou est blanc comme neige, et voilà des pieds et des mains si petits, que jamais serf ou vilain n’en eut de pareils. Allons, mon petit lutin, n’ayez point honte, et, puisque vous entendez le français, à ce que l’on dit, répondez-nous Comment vous nomme-t-on ?
— Mario, répondit l’enfant sans hésiter.
— Mario ? C’est là un nom italien !
— Je ne sais pas, moi.
— De quel pays êtes-vous ?
— Je suis Français, je crois.
— Où êtes-vous né ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Je le crois bien, dit le marquis en riant ; mais demandez-le à votre mère.
Mario se tourna vers la Morisque et ouvrit la bouche pour lui parler.
Il avait un air d’expression et de bonheur de se sentir accueilli paternellement par ce beau monsieur qui le tenait entre ses jambes, et dont il touchait timidement, du bout de ses petits doigts, les beaux habits de soie et le joli petit chien enrubané.
Mais, dès qu’il eut rencontré les yeux de sa mère, il parut comprendre un avertissement de grande importance ; car il quitta doucement M. de Bois-Doré, et, se rapprochant de la Morisque, il baissa les yeux sans rien dire.
Le marquis lui adressa d’autres questions auxquelles il ne répondit pas davantage, quoique, par un doux et tendre regard, il semblât lui demander furtivement pardon de son impolitesse.
— Je crois, mon ami Adamas, dit le marquis, que tu m’as un peu surfait ton histoire, en prétendant que ce garçonnet parlait couramment notre langue. Il est vrai qu’il la prononce assez bien et qu’il a dit plusieurs mots sans trop d’accent étranger ; mais je crois qu’il n’en sait pas davantage. Puisque tu sais si bien l’espagnol ( pour moi, j’avoue en savoir fort peu), fais-le donc s’expliquer.
— Inutile, monsieur la marquis, dit Adamas sans se déconcerter, je vous jure que le petit drôle parle français comme un clerc : seulement, il est intimidé devant vous, voilà toute l’affaire.
— Mais non ! dit le marquis ; c’est un petit lion qui n’a peur de rien. Il est sorti de l’eau aussi riant qu’il y est entré, et il voit bien que nous sommes de bonnes gens.
Mario parut très-bien comprendre ; car son œil aimable disait oui, tandis que l’œil intelligent et craintif de la Morisque, s’arrêtant sur d’Alvimar, semblait dire non, quant à celui-là.
— Voyons, voyons, reprit le bon M. Sylvain en reprenant Mario dans ses jambes, je veux que nous soyons bons amis. J’aime les enfants, et celui-ci me plaît. N’est-ce pas, maître Jovelin, que voilà une figure qui n’est pas faite pour tromper, et un regard d’enfant qui va droit au cœur ? Il y a du mystère là-dessous, et je veux le savoir. Écoute, maître Mario, si tu me réponds la vérité, je te donnerai… Que veux-tu que je te donne ?
L’enfant, obéissant à l’impétuosité naïve de son âge, s’élança sur Fleurial, le beau petit chien blanc qui, lorsque son maître était assis, ne quittait pas son giron.
Il semblait que Mario était résolu à tout pour l’avoir ; mais un nouveau regard de Mercédès l’avertit de se contenir, et il remit le petit chien sur les genoux du marquis, à la grande satisfaction de celui-ci, qui avait craint de s’être trop avancé.
L’enfant secoua la tête d’un air triste et fit signe qu’il ne voulait rien.
Jusque-là, d’Alvimar n’avait rien dit ; tout en faisant sa prière après la scène du fossé, il avait repassé dans la mémoire, rapidement, mais avec certitude, toutes les circonstances de sa vie. Rien ne s’y était formulé qui pût avoir rapport, même indirectement, avec une femme et un enfant dans la situation où ceux-ci se trouvaient.
L’émotion qu’il avait ressentie était donc une pure hallucination ; il s’était repenti de ne l’avoir pas surmontée tout de suite ; il avait repris possession de sa raison.
Pendant le dîner, le marquis ne lui avait point parlé du récit d’Adamas sur le mystérieux voyage de Mercédès. Lui-même ne l’avait écouté, la veille au soir, que d’une oreille, en s’endormant. D’Alvimar, depuis quelques minutes, regardait donc avec une tranquillité méprisante ces deux mendiants, et il avait cru trouver enfin la cause vulgaire de sa répugnance pour eux.
Il prit la parole.
— Monsieur le marquis, dit-il, si vous me permettez de me retirer, je crois qu’avec quelque argent vous ferez parler ce drôle tant que vous voudrez. Il est possible que ce soit un chrétien volé par cette Morisque, car je n’ai aucun doute sur la race de celle-ci. Pourtant, vous vous tromperiez beaucoup si vous pensiez que la couleur de la peau soit un signe certain. Il y a de ces misérables enfants qui sont aussi blancs que nous, et, si vous voulez être sûr de quelque chose, vous ferez bien de soulever les cheveux qui couvrent le front de celui-ci ; vous y trouverez peut-être la marque du fer rouge.
— Quoi ! dit le marquis en souriant, ont-ils tellement peur de l’eau du baptême qu’ils l’effacent par le feu ?
Cette marque est celle de l’esclavage, reprit d’Alvimar. La loi espagnole la leur inflige. On les marque au front d’une S et d’une tête de clou, ce qui se traduit ainsi de la langue figurée en espagnol : Esclave.
— Oui, dit le marquis, je me souviens, c’est un rébus ! Eh bien, je le trouve fort laid, et, si ce pauvre petit en est marqué et qu’il soit esclave de votre nation, je le rachète, moi, et je le fais libre sur la bonne terre de France.
Mercédès n’avait rien compris à ce qui se disait autour d’elle. Seulement, elle voyait avec anxiété d’Alvimar s’approcher de Mario, comme pour le toucher ; mais d’Alvimar n’eut, pour rien au monde, souillé sa main gantée au contact d’un More, et il attendait que le marquis soulevât les cheveux de l’enfant ; seulement, le marquis n’en faisait rien, et cela par un sentiment de délicate commisération pour la pauvre mère dont il croyait comprendre l’humiliation et l’inquiétude.
Quant à Mario, il comprenait de quoi il s’agissait ; mais, dominé et comme fasciné par le regard de Mercédès, il se renfermait dans un impassible silence.
— Vous le voyez, dit d’Alvimar au marquis, il baisse la tête et cache sa honte. Allons, j’en sais assez sur leur compte, et je vous laisse en cette honnête compagnie. Il n’y a point de danger qu’ils desserrent les dents devant un Espagnol, et ils savent apparemment que je le suis. Il y a, entre cette race abjecte et la nôtre, un instinct d’aversion qui fait qu’ils nous sentent comme le gibier sauvage sent l’approche du chasseur. Cette femme, je l’ai rencontré hier sur les chemins, et je suis sur qu’elle a essayé quelque pratique de sorcellerie sur mon cheval, car il est boiteux ce matin. Si j’étais le maître de cette maison, une pareille vermine n’y resterait pas un instant de plus !…
— Vous êtes mon hôte, répondit Bois-Doré mêlant à sa politesse un accent de dignité et de fermeté dont M. d’Alvimar ne l’eût pas cru capable, et, en cette qualité, vous avez droit à ne point rencontrer chez moi de discussion contre vos idées, qu’elles soient ou non les miennes. Si la vue de ces malheureux vous importune, comme je ne veux pas qu’il soit dit que vous avez été contrarié dans ma maison en chose que ce soit, on s’arrangera pour qu’ils ne blessent point vos regards ; mais vous ne sauriez exiger que je chasse brutalement un enfant et une femme.
— Non, certes, monsieur, dit d’Alvimar reprenant possession de lui-même ; ce serait méconnaître vos bontés, et je vous demande pardon de mon emportement. Vous savez l’horreur de ma nation pour ces infidèles, et je sais, moi, que j’aurais dû la contenir ici.
— Que voulez-vous dire ? demanda Bois-Doré un peu impatienté ; nous prenez-vous pour des musulmans ?
— À Dieu ne plaise, monsieur le marquis ! je voulais parler de la tolérance française en général, et, comme c’est une loi de civilité que de se conformer aux usages de la nation où l’on reçoit l’hospitalité, je vous promets de m’observer et de voir chez vous sans répugnance quiconque il vous plaira d’accueillir.
— À la bonne heure ! répondit le bon marquis en lui tendant la main. Vous plaît-il que, dans un instant, quand j’aurai fini ici, je vous mène tuer un lièvre ou deux ?
— C’est trop de bonté, dit d’Alvimar en sortant ; mais ne vous dérangez pas pour moi : avec votre permission, et en attendant l’heure du dîner, j’irai écrire quelques lettres.
Le marquis, s’étant levé pour le saluer, se rassit avec sa grâce nonchalante, et, s’adressant à Lucilio :
— Notre hôte est un cavalier bien élevé, lui dit-il ; mais il est vif, et, tout bien considéré, il a un grand malheur en la tête, qui est d’être trop Espagnol. Ces gens sublimes méprisent tout ce qui n’est pas eux ; mais je crois qu’ils se sont rompu les reins en martyrisant et en exterminant ces pauvres Morisques. Ils s’en mangeront les mains, un jour ou l’autre. Les Morisques étaient courageux au travail et soigneux de la propreté, au pays de la paresse et de la vermine. Ils étaient doux et humains avant qu’on les eût provoqués si durement. Allons, allons, si nous tenons là un pauvre débris de cette race qui fut si grande au temps passé, ne marchons pas dessus. Ayons pitié ! Dieu pour tous !
Lucilio avait écouté le marquis avec une religieuse attention, mais en écrivant, pendant qu’il disait ses dernières paroles.
— Que faites-vous là ? lui dit Bois-Doré.
Lucilio lui passa son papier, qui parut un vrai grimoire au marquis.
— Ce sont, lui répondit le muet avec son crayon, les excellentes paroles que vous venez de dire, traduites en arabe. Voyez si l’enfant sait lire et s’il entend cette langue.
Mario regarda le papier qu’on lui présenta et courut le lire à la Morisque, qui l’écouta avec une grande émotion, baisa l’écriture et vint se mettre à genoux devant le marquis.
Puis elle se tourna vers Giovellino et lui dit en arabe :
— Homme de cœur et de vertu, dis à cet homme de bien ce que je vais te dire. Je n’ai pas voulu parler ma langue devant l’Espagnol. Je n’ai pas voulu que l’enfant dît un mot devant lui. L’Espagnol nous hait, et, en quelque lieu qu’il nous rencontre, il nous fait du mal. Pourtant l’enfant est chrétien, il n’est pas esclave. Tu peux voir sur mon front la marque de l’inquisition ; elle y est encore, quoique je fusse bien petite quand on m’a brûlée.
Et, en parlant ainsi, elle défaisait le mouchoir de serpillière bariolée qui retenait ses longs cheveux noirs, et montrait son front, qui ne présentait aucune trace de feu.
Mais elle se le frappa du creux de la main, et aussitôt l’horrible rébus se dessina en blanc sur la peau rougie.
— Mais, reprit elle en relevant la chevelure abondante et douce de Mario, tu peux regarder ce jeune front. S’il eût été marqué comme le mien, la trace ne serait pas encore possible à méconnaître. C’est un front baptisé par un prêtre de ta religion ; l’enfant est instruit dans la foi et dans la langue de ses pères.
Pendant que la Morisque parlait, Lucilio écrivait traduisant, et le marquis lisait à mesure.
— Demandez-lui son histoire, dit-il au muet ; faites-lui savoir que nous portons intérêt à ses malheurs et que nous la prenons sous notre protection.
Il ne fut pas nécessaire que Lucilio écrivit les interruptions de Bois-Doré. Mario, qui parlait aussi facilement l’arabe que le français et le catalan, les traduisait, au fur et à mesure, à sa mère adoptive, avec une remarquable fidélité.
Nous continuerons donc l’entretien de ces quatre personnes, comme si toutes quatre avaient parlé la même langue et comme si Lucilio, prompt à transcrire, n’eût pas été empêché d’en parler une seule.
XVI
La Morisque parla ainsi :
— Mario, mon bien-aimé, dis à ce seigneur bienfaisant que je sais mal parler l’espagnol, et le français encore moins ; je dirai mon histoire à son écrivain, et il la lira.
« Je suis fille d’un pauvre fermier de la Catalogne. C’est en Catalogne que le peu de Mores épargnés par l’inquisition vivaient encore tranquilles, espérant qu’on les y laisserait gagner leur vie en travaillant, puisque nous n’avions pris part à aucune des guerres de ces derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces d’Espagne.
» Mon père s’appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol ; moi, baptisée par aspersion comme les autres, j’étais la chrétienne Mercédès, mais la morisque Ssobyha [13].
» J’ai à présent trente ans. J’en avais treize quand on commença à nous avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre tour.
» Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe, publiquement ou secrètement ; « que tous les contrats en cette langue seraient nuls ; que tous nos livres seraient brûlés ; « que nous quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens ; »que les femmes morisques sortiraient sans voile, le visage découvert ; »que nous n’aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux ; « que nous perdrions nos noms de famille et d’individu pour prendre des noms chrétiens ; que ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l’avenir, et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.
» Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos mœurs et dans la santé de nos corps ! Mes parents s’étaient soumis. Quand ils virent que cela ne servait de rien et qu’on ne les persécutait que pour avoir leur argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu’ils pourraient, afin de s’enfuir quand le danger de la mort reviendrait.
» À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor. C’était, disaient-ils, pour m’empêcher de mendier comme tant d’autres qui s’étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les autres, je tendrais la main.
» Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point ; mais, comme ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.
» Quand j’eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du royaume avec les biens meubles que nous pourrions emporter sur nos corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos maisons et aller, sous escorte, au lieu de l’embarquement. Tout chrétien qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.
» Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi, l’or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.
» Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses fidèles enfants.
» On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos prières dans notre langue, que nous n’avions pas oubliée ; car, en dépit des décrets, nous n’en parlions pas d’autre entre nous.
» Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l’État, mais, à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart n’avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.
» Mon père, voyant qu’on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre embarcation ; mais, quand on vit qu’il n’avait plus rien, on le jeta à la mer comme les autres !… »
Ici, la Morisque s’arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était serré.
— Détestables coquins d’Espagnols ! Pauvres Morisques ! murmura le marquis.
Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio :
— Hélas ! la France n’a fait mieux, et la régente les a traités absolument de même !
Mercédès reprit :
— Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que j’aimais, je voulus suivre mon pauvre père ; on m’en empêcha. J’étais jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec leurs bourreaux.
» La galère qui nous portait fut emmenée par l’orage sur les côtes de France, et vint se briser vers un lieu dont je n’ai jamais su le nom.
» Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants ; c’était mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute brisée, m’étant bien cachée et n’ayant pas la force d’aller plus loin, je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de nuits.
» Quand je m’éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j’étais seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J’avais faim, mais j’avais encore assez de forces pour marcher.
» Je m’éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de rencontrer des Espagnols, et je m’en allai par les montagnes, mendiant le pain, l’eau et le gîte. On me recevait bien mal ; mon costume inquiétait les paysans.
» Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies dans un village et qui me donnèrent un habillement ; elles me conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes du pays n’aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les Morisques. Il paraît, hélas ! qu’on les déteste partout, car on m’a dit, plus tard, qu’au lieu d’accueillir comme des frères ceux qui purent arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire esclavage que celui de l’Espagne.
» Comment pouvais-je suivre le conseil qu’on me donnait de cacher mon origine ? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela. D’abord, on me fit quelque aumône ; mais, quand un Espagnol passait, il disait aux gens du pays :
»
— Vous avez là chez vous une Morisque.
» Et l’on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.
» Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau, comme je l’ai su plus tard, et c’est là que le ciel me fit rencontrer une femme encore plus malheureuse que moi. C’était la mère de l’enfant que vous voyez, et qui est devenu le mien… »
— Continuez, dit le marquis.
Mais Mercédès s’arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s’adressant à Lucilio.
— Je ne peux pas raconter l’histoire des parents de l’enfant, si ce n’est à vous seul… qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un ange sur la terre. Si l’on veut me garder ici quelques jours et que je ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout ; mais je crains l’Espagnol, et j’ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la sienne, après l’avoir repris de sa dureté pour nous. J’ai tout compris avec mes yeux : les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti contre leurs égaux.
— Il n’y a pas d’égaux qui tiennent ! s’écria le marquis lorsque Lucilio lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible envers et contre tous.
La Morisque répondit qu’elle dirait la vérité, mais qu’elle cacherait certains détails inutiles.
Puis elle reprit ainsi :
— J’étais sur la route de Pau, mais au cœur des montagnes, dans un endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte des mauvaises gens que l’on rencontre en tous pays, je vis passer un homme qui voyageait avec sa femme.
» La femme marchait un peu en avant ; des bandits accoururent par derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne le vit point, et, revenant pour l’appeler, le trouva mort en travers du chemin.
» À cette vue, elle tomba mourante, et je vis qu’elle était enceinte.
» Je ne savais comment la soulager et la consoler. À genoux près d’elle, je priais et je pleurais, lorsqu’un homme à la moustache grise et tout habillé de noir parut à cheval, et vint savoir pourquoi je pleurais ainsi. Je lui montrai cette femme couchée sur le corps de son mari. Il lui parla en plusieurs langues, car il était un grand savant ; mais il vit bientôt qu’elle n’était pas en état de répondre.
» La secousse qu’elle venait d’éprouver hâtait son accouchement.
» Des bergers passaient avec leurs troupeaux. Il les appela ; et, comme ils virent que cet homme de bien était un prêtre de leur religion chrétienne, ils obéirent à son commandement et portèrent la femme dans leur maison, où elle mourut, une heure après avoir mis Mario au monde, et après avoir donné au prêtre la bague de mariage qu’elle avait au doigt, sans pouvoir rien expliquer, mais en lui montrant l’enfant et le ciel !
» Le prêtre s’arrêta chez les bergers pour faire ensevelir ces pauvres morts, et, comme il crut que j’avais été l’esclave de cette dame, il me confia l’enfant en me disant de le suivre. Mais je ne voulus pas le tromper, ayant connu qu’il était savant et humain. Je lui dis mon histoire, et comment j’avais vu, par hasard, l’assassinat du colporteur. »
— C’était donc un colporteur ? dit le marquis.
— Ou un gentilhomme déguisé, répondit Mercédès ; car sa femme avait, sous sa pauvre cape, les vêtements d’une dame, et lui-même, quand on le dépouilla pour l’ensevelir, fut trouvé en chemise fine et en chausses de soie sous ses habits grossiers. Il avait les mains blanches, et on trouva aussi sur lui un cachet où il y avait des armoiries.
— Montrez-moi ce cachet ! s’écria Bois-Doré fort ému.
La Morisque secoua la tête et dit :
— Je ne l’ai pas.
— Cette femme se méfie de nous, reprit le marquis s’adressant à Lucilio, et pourtant cette histoire m’intéresse plus qu’elle ne croit ! Qui sait si… ? Voyons, mon grand ami, tâchez, au moins, de lui faire dire à quelle époque précisément est arrivée l’aventure qu’elle nous raconte.
Lucilio fit signe au marquis d’interroger l’enfant, qui répondit sans hésiter :
— Je suis né une heure après la mort de mon père, une heure avant celle du bon roi de France, Henri le quatrième. Voilà ce que M. l’abbé Anjorrant, qui a pris soin de moi, m’a appris, en me recommandant de ne jamais l’oublier, et ce que ma mère Mercédès ne me défend pas de vous dire, à condition que l’Espagnol ne le saura pas.
— Pourquoi ? dit Adamas.
— Je ne sais, répondit Mario.
— Alors, prie ta mère de continuer son histoire, dit M. de Bois-Doré, et comptez que nous vous en garderons le secret, comme nous l’avons promis.
La Morisque reprit ainsi son récit :
— Le bon prêtre s’étant fait donner une chèvre pour nourrir l’enfant, nous emmena en me disant :
»
— Nous parlerons religion plus tard. Vous êtes malheureuse, et je vous dois la pitié.
» Il demeurait assez loin de là, dans la cœur de la montagne. Il nous mit dans une petite cabane faite de pierres de marbre et couverte d’autres grandes pierres noires toutes plates, et il n’y avait dans cette maison que de l’herbe sèche. Ce saint n’avait rien de mieux à nous donner que l’abri et la parole de Dieu. Il demeurait dans une maison qui n’était guère plus riche que le chalet où nous étions.
» Mais je ne fus pas là huit jours sans que l’enfant fût propre, bien soigné et la maison bien close. Les bergers et les paysans ne me rebutaient pas, tant leur prêtre leur avait enseigné la douceur et la pitié. Moi, je leur enseignai vite, pour le soin de leurs troupeaux et pour la culture de leurs terres, des choses qu’ils ne savaient pas et que savent tous les Morisques cultivateurs. Ils m’écoutèrent, et, me trouvant utile, ils ne me laissèrent plus manquer de rien.
» J’aurais été bien heureuse de rencontrer cet homme de paix et ce pays de pardon, si j’avais pu oublier mon pauvre père, la maison où j’étais née, mes parents et mes amis que je ne devais plus revoir ; mais je me mis à tant aimer ce pauvre orphelin, que peu à peu je me consolai de tout.
» Le prêtre l’éleva et lui enseigna le français et l’espagnol, tandis que je lui apprenais ma langue, afin d’avoir quelqu’un au monde avec qui je pusse la parler ; et pourtant, ne croyez pas qu’en lui apprenant des prières arabes, je l’aie détourné de la religion que le prêtre lui enseignait.
» Ne croyez pas que je repousse votre Dieu. Non, non ! Quand je vis cet homme si vrai, si miséricordieux, si savant et si chaste, qui me parlait si bien de son prophète Issa[14] et des beaux préceptes de l’Engil[15], qui ne disent pas de faire ce que le Coran nous défend, je pensai que la plus belle religion devait être celle qu’il pratiquait ; et, comme je n’avais pas reçu le baptême, malgré l’aspersion des prêtres espagnols (m’étant garantie avec mes mains pour qu’aucune goutte de l’eau chrétienne ne tombât sur ma tête), je consentis à être de nouveau baptisée par ce vertueux, et je jurai à Allah de ne plus jamais renier dans mon cœur le culte d’Issa et de Paraclet.
Cette naïve déclaration fit beaucoup de plaisir au marquis, lequel, malgré ses nouvelles notions de philosophie, n’était, pas plus qu’Adamas, partisan de l’idolâtrie païenne attribuée aux Mores d’Espagne.
— Ainsi, dit-il en caressant la tête brune de Mario, nous n’avons point affaire ici à des diables, mais à des êtres de notre espèce. Numes célestes ! j’en suis aise, car cette pauvre femme m’intéresse et cet orphelin me touche le cœur. Ainsi donc, mon bel ami Mario, tu as été élevé par un bon et savant curé des Pyrénées ! et tu es toi-même un petit savant ! Je ne pourrai pas te parler arabe ; mais, si ta mère veut te donner à moi, je jure de te faire élever en gentilhomme.
Mario ne savait point ce que c’était que la gentilhommerie.
Certes, il était prodigieusement instruit pour son âge, pour le temps et le milieu où il avait été élevé ; mais, à tous autres égards que la religion, la morale et les langues, c’était un vrai petit sauvage, ne se faisant aucune idée de la société où le marquis l’invitait à entrer.
Il ne vit dans sa proposition que des rubans, des bonbons, des petits chiens et de belles chambres toutes pleines de ces bibelots qu’il prenait pour des jouets. Ses yeux brillèrent de naïve convoitise, et Bois-Doré, aussi naïf que lui dans son genre, s’écria :
— Vive Dieu ! maître Jovelin, cet enfant est né quelque chose. — Avez-vous vu comme ses yeux ont relui à ce mot de gentilhomme ? — Voyons, Mario, demande à Mercédès de rester avec nous.
— Et moi aussi ! dit l’enfant, qui crut naturellement que l’offre s’adressait d’abord à sa mère adoptive.
— Et elle aussi ? répondit Bois-Doré ; je sais bien que vous séparer serait fort inhumain.
Mario, transporté, se hâta de dire à la Morisque, en arabe, et en la couvrant de caresses :
— Mère ! nous ne marcherons plus dans les chemins. Ce beau seigneur nous garde ici dans sa belle maison !
Mercédès remercia en soupirant.
— L’enfant n’est pas à moi, dit-elle ; il est à Dieu, qui me l’a confié. Il faut que je cherche et que je retrouve sa famille. Si sa famille n’existe plus ou ne veut pas de lui, je reviendrai ici, et, à genoux, je vous dirai : « Prenez-le et chassez-moi si vous voulez. J’aime mieux pleurer seule à la porte de la maison où il sera heureux, que de le faire encore mendier sur les chemins. »
— Cette femme a une belle âme, dit le marquis. Eh bien, nous l’aiderons, de notre argent et de notre crédit, à retrouver ceux qu’elle cherche ; mais que ne nous apprend-elle ce qu’elle en sait ? Nous l’aiderons peut-être tout de suite, d’après le nom de famille de l’enfant.
— Ce nom, je ne le sais pas, répondit la Morisque.
— Alors, qu’espérait-elle en quittant ses montagnes ?
— Dis-leur ce qu’ils veulent savoir, dit en arabe Mercédès à Mario, mais rien de ce qu’ils doivent encore ignorer.
XVII
Mario prit la parole, enchanté d’avoir à s’expliquer, mais sans impudence ni manière, avec toute la candeur de sa grâce naturelle et de son beau regard.
— Nous étions bien heureux là-bas, dit-il ; il y avait des grottes, des cascades, de grands pics et de grands arbres ; tout était bien plus grand qu’ici, et l’eau y faisait beaucoup plus de bruit. Ma mère gardait des vaches très-bonnes, et elle teignait et filait de la laine pour faire de la toile de laine très-forte. Voyez mon bonnet blanc et sa cape rouge ! C’est des étoffes de chez nous. Moi, je travaillais aussi. Je faisais des paniers, oh ! je sais très-bien les faire ! Si je reviens chez vous pour être gentilhomme, vous verrez ! c’est moi qui ferai tous les paniers de la maison !
» Tous les jours, pendant deux heures, j’apprenais à lire et à parler espagnol et français avec M. le curé Anjorrant. Il ne me grondait jamais, il était toujours content de moi. Jamais on n’a vu un homme si bon ! Il m’aimait tant, que ma mère en était quelquefois jalouse. Elle me disait : »
— Tiens, je parie que tu aimes mieux le prêtre que moi !
» Mais, je lui disais : »
— Non, va ! je vous aime autant l’un que l’autre. Je vous aime tant que je peux. Je vous aime grand comme les montagnes, et encore plus : grand comme le ciel !
» Mais, quand j’ai eu dix ans, tout a bien changé pour nous. Voilà que, tout d’un coup, M. Anjorrant a été bien malade, pour avoir trop marché dans la neige pour sauver de petits enfants qui s’étaient perdus et qu’il a retrouvés, car il y a chez nous de la neige, en hiver, quelquefois aussi haut que votre maison. Et, tout d’un coup, M. Anjorrant est mort !
» Ma mère et moi, nous avons tant pleuré, que je ne sais pas comment nous avons encore des yeux pour voir clair.
» Alors, ma mère m’a dit :
»
— Il faut faire la volonté de notre père, de notre ami qui est mort. Il nous a laissé les papiers et les bijoux qui peuvent servir à le faire reconnaître de ta famille. Il a écrit pour toi bien des fois au ministre de France. On n’a jamais répondu. Peut-être qu’on n’a pas reçu les lettres. Nous irons trouver le roi, ou quelqu’un qui puisse lui parler pour nous, et, si tu as une grand’mère ou des tantes, ou des cousins, ils t’empêcheront de rester vassal, parce que tu es né libre, et que la liberté est la plus grande chose du monde.
» Nous sommes partis avec bien peu d’argent. Le bon M. Anjorrant n’avait rien laissé pour personne. Aussitôt qu’il avait une piécette, il la donnait à ceux qui en avaient besoin. Nous avons marché, marché ; la France est si grande ! Voilà trois mois que nous sommes en route ! Ma mère, voyant le chemin si long, avait peur de n’arriver jamais, et nous demandions aux portes l’abri et le pain. On nous donnait toujours, parce que ma mère a l’air doux et qu’on me trouve gentil. Mais nous ne connaissions pas les chemins, et nous faisions bien des pas qui nous retardaient au lieu de nous avancer.
» C’est alors que nous avons rencontré des gens bien drôles, qui se disaient Égyptiens, et qui nous ont dit d’aller avec eux en Poitou, si nous savions faire quelque chose. Ma mère sait très-bien chanter en arabe, et moi, je sais un peu jouer du tympanon et de la guiterne des Pyrénées. Je vous en jouerai tant que vous voudrez. Ces gens-là ont trouvé que nous en savions assez. Ils n’étaient pas mauvais pour nous, et il y avait avec eux une petite Morisque appelée Pilar que j’aimais beaucoup, et un garçon plus grand, La Flèche, qui était Français, et qui m’amusait avec ses grimaces et ses histoires. Mais ils étaient presque tous voleurs, et cela faisait de la peine à ma mère de les voir si gourmands et ci paresseux.
» C’est pourquoi elle me disait tous les jours :
»
— Il nous faut quitter ces gens-là, qui ne valent rien.
» C’est hier que nous les avons quittés, parce que…
— Parce que ?… dit le marquis.
— C’est une chose que ma mère Mercédès vous dira peut-être plus tard, quand elle aura prié Dieu de lui faire connaître la vérité. C’est comme ça qu’elle m’a dit, et je n’en sais pas davantage. »
— Toutes choses entendues, dit le marquis en se levant, voilà des gens dont je fais grand cas, et que je veux voir bien traiter et bien soigner en mon logis, jusqu’à ce qu’il leur plaise de me faire savoir en quoi je peux les aider davantage. Mais ne m’avais-tu pas dit, fidèle Adamas, que cette Mercédès avait une lettre pour M. de Sully ?
— Oui, oui ! s’écria Mario. C’est le nom qui est sur la lettre de M. Anjorrant.
— Eh bien, c’est très-facile. Je suis fort son serviteur, et je me charge de vous faire arriver chez lui sans fatigue ni misère. Or donc, reposez-vous céans et demandez tout ce que vous voudrez. Voyons, Adamas, la mère et l’enfant sont très-propres, et leurs habits de montagne ne sont point trop laids. Mais ils ont là, sur le corps, tout ce qu’ils possèdent ?
— Oui, monsieur, sauf les habits plus mauvais qu’ils portaient hier et ce matin ; ils ont chacun deux chemises et le reste à l’avenant. Mais cette femme lave, raccommode et peigne son enfant tout le temps qu’elle ne marche pas. Voyez comme sa chevelure est bien tenue ! Elle a toutes sortes de secrets arabes pour entretenir la propreté ; elle sait faire des poudres de troëne et des élixirs que je veux apprendre d’elle.
— C’est fort bien vu ; mais songez à lui donner du linge et des étoffes, pour qu’elle soit un peu nippée. Puisqu’elle est adroite, elle en tirera bon parti. Je m’en vais faire un tour de promenade ; après quoi, si elle n’a point de déplaisir à chanter un air de sa nation, avec la guiterne du petit, je serai content d’ouïr leur musique étrangère. Au revoir donc, maître Mario ! Comme vous avez très-civilement parlé, je vous veux donner quelque chose tantôt : comptez que je ne l’oublierai point.
Le gentil Mario baisa la main du marquis, non sans jeter un regard bien expressif sur le petit chien Fleurial, qu’il eût préféré à toutes les richesses de la maison.
Il est vrai de dire que Fleurial était une merveille : des trois cagnots que choyait le marquis, il était le préféré à juste titre, et ne quittait jamais son maître dans la maison. Il était blanc comme neige, touffu comme un manchon, et, contrairement aux mœurs des petits chiens gâtés, il était doux comme un agneau.
Lorsque le marquis eut fait sa promenade accoutumée, parlé avec bonté à ceux de ses vassaux qu’il rencontra, et demandé des nouvelles de ceux qui étaient malades, pour leur envoyer de quoi les réconforter, il rentra et fit appeler Adamas.
— Que donnerai-je donc à ce joli Mario ? lui dit-il. Il faudrait trouver un jouet qui convînt à son âge, et il n’y en a point ici. Hélas ! mon ami, nous voici trois céans, qui commençons à nous faire vieux garçons, maître Jovelin, moi et toi.
— J’y ai songé, monsieur, dit Adamas.
— À quoi, mon vieux serviteur ? au mariage ?
— Non, monsieur : ce n’étant point votre goût, ce n’est pas le mien non plus ; mais j’ai trouvé le jouet pour donner à l’enfant.
— Va le chercher bien vite.
— Voici, monsieur ! dit Adamas en allant prendre l’objet, qu’il avait déposé dans l’embrasure de la fenêtre. Comme j’ai remarqué que l’enfant mourait d’envie d’avoir Fleurial, et que vous ne pouviez pas lui donner Fleurial, je me suis rappelé avoir vu, dans les greniers, plusieurs jouets oubliés depuis longtemps, et, entre autres, ce chien d’étoupe, qui n’est pas trop mangé aux vers et qui ressemble à Fleurial, sauf qu’il est en peau de mouton noir et qu’il n’a plus beaucoup de queue.
— Et sauf mille autres différences qui font qu’il ne lui ressemble pas du tout ! Mais d’où vient donc ce joujou-là, Adamas ?
— Du grenier, monsieur.
— Fort bien ; mais… tu dis qu’il y en a d’autres ?
— Oui, monsieur ; un petit cheval qui n’a plus que trois jambes, un tambour crevé, de petites armes, un reste de donjon crénelé…
Adamas se tut brusquement en voyant le marquis profondément absorbé devant le chien d’étoupe, tandis qu’une grosse larme creusait un sillon dans le fard de sa joue.
— J’ai fait quelque sottise ! s’écria le vieux serviteur. Pour Dieu, mon bon cher maître, d’où vient que vous pleurez ?
— Je ne sais… un moment de faiblesse ! dit le marquis en s’essuyant de son mouchoir parfumé, où s’imprima une notable partie des roses de son teint ; j’ai cru reconnaître ce jouet, et, si je ne me trompe, c’est là une relique qu’il ne faut point donner, Adamas !… Cela vient de mon pauvre frère !
— Vraiment, monsieur ? Ah ! je ne suis qu’un sot ! J’aurais dû m’en aviser. J’ai pensé, moi, que cela vous avait amusé quand vous étiez petit enfant.
— Non ! quand j’étais petit enfant, je n’avais point de jouets. C’était un temps de guerre et de tristesse en ce pays ; mon père était un homme terrible et me faisait voir, pour récréation, des carcans, des chaînes, des paysans sur le chevalet et des prisonniers pendus aux ormes du parc… Plus tard, beaucoup plus tard, il eut une seconde femme et un second fils.
— Je le sais bien, monsieur ; le jeune monsieur Florimond, que vous avez tant aimé ! La fleur des gentilshommes, bien certainement ! Disparu d’une si étrange manière !
— Je l’aimais plus que je ne saurais le dira, Adamas ! non point tant pour les rapports que nous eûmes ensemble quand il eut âge d’homme, puisque alors nous suivions des partis différents, et que nous nous rencontrions bien peu, le temps seulement de nous embrasser et de nous dire que nous étions amis et frères quand même, mais pour les gentillesses de son enfance, dont, comme je te l’ai conté, j’eus occasion de prendre soin et garde en une absence de mon père qui dura environ un an. La seconde femme de celui-ci était morte, et le pays fort inquiété. Je savais mon père haï des calvinistes, et je crus devoir apporter protection, ici, à ce pauvre enfant que je ne connaissais point, et qui se mit à me chérir comme s’il eût compris l’injustice de notre père envers moi. Il était doux et beau comme ce petit Mario qui est céans. Il n’avait ni parents ni amis autour de lui, pour ce qu’en ce temps les uns mouraient de peste et les autres de peur. Il fût mort aussi, faute de soins et de gaîté, si je ne l’eusse pris en si grande attache, que je jouais avec lui des jours entiers. C’est moi qui lui apportai ces jouets-ci, et j’ai quelque raison de m’en ressouvenir, à présent que j’y songe, car ils faillirent me coûter cher.
— Contez-moi ça, monsieur ; ça vous distraira.
— Je le veux bien, Adamas. C’était en quinze cent… n’importe la date !
— Sans doute, sans doute, monsieur, la date n’y fait rien.
— Mon cher petit Florimond s’ennuyait de ne point sortir, et je n’osais l’exposer dehors, à cause qu’il passait des bandes de tous les partis, qui tuaient tout et ne connaissaient point d’amis. Je m’avisai d’une amusette qui m’avait bien tenté dans ma propre enfance.
» J’avais vu, au château de Sarzay, beaucoup de ces animaux d’étoupe et d’autres babioles dont se jouaient les petits Barbançois. Les seigneurs de Barbançois, qui ont possédé ce fief de Sarzay de père en fils, depuis longues années, étaient des plus enragés contre les pauvres calvinistes, et, à cette époque-là, ils étaient à Issoudun, faisant pendre et brûler tant qu’ils pouvaient. En leur absence, le manoir de Sarzay n’était pas trop bien gardé. Le pays d’alentour étant tout dévoué aux catholiques et à M. de la Châtre, on ne se méfiait point de moi qui étais trop seul et trop pauvre pour rien entreprendre.
» Je m’imaginai d’y pénétrer sous un prétexte et d’y faire main basse sur les joujoux, à moins que quelque valet ne m’en voulût vendre, car il n’en fallait pas chercher ailleurs. C’était marchandise de luxe, et que l’on ne débitait point dans les petits endroits.
» Je me présente donc hardiment, comme venant de la part de mon père, et je demande l’entrée du château comme pour parler à la nourrice des jeunes gens, qui, lors, étaient déjà à cheval, comme moi, et battant le pays. J’entre, je m’explique, et la nourrice me reçoit mal.
» Elle savait que j’avais déjà guerroyé pour les calvinistes et que mon père ne m’aimait point ; mais l’argent l’adoucit : elle monte en une chambre haute et m’apporte ce que les enfants, devenus grands, avaient laissé de moins endommagé.
» Me voilà donc parti avec un cheval, un chien, une citadelle, six canons, un chariot et beaucoup de petite vaisselle de fer, le tout dans un grand panier couvert d’une toile, que j’avais attaché derrière moi sur mon cheval. J’en avais jusqu’aux épaules, et, tout en sortant de la cour de Sarzay, j’entendais les valets rire du haut des croisées, et se dire entre eux :
»
— C’est un grand innocent, et, si nous n’avons jamais maille à partir avec d’autres réformés, nous en aurons vite bon marché.
» Quelques-uns avaient bien envie de m’envoyer quelque peu d’arquebusade ; mais j’en fus quitte pour la peur.
» Je piquai des deux avec mon bataclan, qui me sonnait au derrière comme la ferraille d’un chaudronnier du Limousin.
» Cependant, tout allait bien, et je m’en revenais tranquillement par la traverse, pour ne point passer dans cet équipage par la ville de La Châtre ; mais j’eus à passer la Couarde, sur le pont du chemin d’Aigurande, et c’est alors que je me trouvai en face d’une bande de dix à douze reîtres qui se dirigeaient vers la ville.
» Ce n’étaient que des maraudeurs ; mais ils avaient avec eux un des plus méchants partisans de ce temps-là, un certain drôle dont le père ou l’oncle avait le commandement de la grosse tour de Bourges, et se faisait appeler le capitaine Macabre.
» Ce garçon, qui était à peu près de mon âge, mais qui était déjà vieux en malice, servait de guide à tous les pillards qui voulaient bien lui laisser faire sa main avec eux. Je l’avais quelquefois rencontré, et il savait bien que, m’étant battu pour les calvinistes, je ne devais point être traité en ennemi par ces Allemands. Mais, à voir mon chargement, il me crut de bonne prise, et, se donnant un air de capitan, il me commanda de mettre pied à terre et de livrer cheval et bagage à ses gens, qui s’intitulaient, pour lors, cavaliers du duc d’Alençon.
» Comme ils ne savaient pas un mot de français, et que le fils Macabre leur servait de truchement, il eût été bien inutile de vouloir parlementer. Sachant à qui j’avais affaire, et qu’après m’être soumis et laissé démonter, je serais bien battu et peut-être arquebusé, par manière de passe-temps, comme c’était assez la coutume des maraudeurs, je risquai le tout pour le tout.
» J’allongeai, de la botte et de l’étrier tout ensemble un grand coup de pied dans l’estomac du Macabre, qui était déjà descendu pour me jeter bas, et l’étendis tout à plat sur le dos, jurant comme quarante diables.
— Et bien vous fîtes, monsieur ! s’écria Adamas enthousiasmé.
— Les autres, poursuivit Bois-Doré, s’attendaient si peu à voir un blanc-bec comme j’étais faire pareille chose au milieu d’eux, tous vieux routiers armés jusqu’aux dents, qu’ils se mirent à rire ; de quoi je profitai pour filer comme un trait d’arbalète ; mais, leur étonnement passé, ils m’envoyèrent une grêle de prunes allemandes, que l’on appelait dans ce temps-là des prunes de Monsieur, à cause que ces Allemands servaient les desseins de Monsieur, frère du roi, contre les troupes de la reine mère.
» Le sort voulut qu’aucune balle ne m’atteignit, et, grâce à ma bonne jument Brandine, qui m’emporta dans les chemins creux et tortus de la Couarde, je rentrai sain et sauf au logis. Grande fut la joie de mon petit frère en me voyant déballer toutes ces bamboches.
»
— Mon mignon, lui dis-je en lui donnant la citadelle, bien m’a pris d’être si bellement fortifié ; car, sans ces bonnes murailles que j’avais de long du dos, je pense que vous ne m’eussiez point vu revenir.
» Le fait est, Adamas, que, si l’on décousait ce chien d’étoupe, je crois bien qu’on lui trouverait quelque plomb dans le ventre, et que, si la citadelle ne m’a point garanti, tout au moins les animaux ont dû garantir la citadelle.
— S’il en est ainsi, monsieur, je veux garder tout cela chèrement, et en faire un trophée d’honneur dans quelque salle du château.
— Non, Adamas, on se moquerait de nous. Et, puisque voici venir ce bel enfant, il lui faut donner le chien d’étoupe et le reste ; car ce qui vient d’un ange doit retourner à un autre ange, et je vois dans les yeux de ce Mario l’innocence et l’amitié qu’il y avait dans ceux de mon jeune frère… Oui, c’est chose certaine ! continua le marquis en regardant entrer Mario et Mercédès, conduits par le page Clindor ; si Florimond eût eu un fils, il eût été en tout semblable à ce garçonnet, et, si tu veux que je te dise pourquoi il m’a plu à première vue, c’est parce qu’il me remet en mémoire, non point tant par ses traits que par son air, sa voix douce et ses manières caressantes, mon frère tel qu’il était vers l’âge où voici cet orphelin.
— Monsieur votre frère ne s’est jamais marié, dit Adamas, qui avait l’esprit encore plus romanesque que son maître ; mais il peut bien avoir eu des bâtards, et qui sait si… ?
— Non, non, mon ami, ne rêvons point ! J’ai bien eu une autre songerie, tandis que cette Morisque nous racontait l’histoire du gentilhomme assassiné ! Ne me suis-je point imaginé que ce pouvait être mon pauvre frère ?
— Eh bien, au fait, monsieur, pourquoi ne le serait-ce point, puisque nul ne sait comment il a péri ?
— Ce ne l’est point, répondit le marquis, et la raison, c’est que le père de ce petit Mario a été défait quatre jours avant la mort de notre bon roi Henri, tandis que j’ai une dernière lettre de mon frère, datée de Gênes, le seizième jour de juin, c’est-à-dire environ un mois après que ces choses se furent passées. Donc, il n’y a point de rapprochement à faire.
XVIII
Pendant que le marquis et Adamas échangeaient ces réflexions, la Morisque s’était préparée à chanter, et Lucilio était arrivé pour l’entendre.
Le marquis goûta si fort sa manière, qu’il pria Lucilio de lui noter ses airs. Lucilio les prisa encore davantage, comme étant, disait-il, « choses rares et antiques, d’une grande perfection de beauté. »
Mercédès les disait de mieux en mieux à mesure qu’on l’encourageait, et Mario l’accompagnait très-bien.
D’ailleurs, il était si joli avec sa longue guitare, son air sage, sa bouche entr’ouverte et ses beaux cheveux ondés sur ses épaules, qu’on ne pouvait se lasser de le regarder. Son habillement, composé d’une grosse chemise blanche, de courtes braies de laine brune, avec une ceinture rouge et des chausses grises avec des brides de laine rouge enroulées autour de la jambe, était très-favorable à la grâce de son corps et à l’élégance de ses formes délicates.
Il reçut avec éblouissement tous les jouets que l’on alla chercher au grenier, et le marquis vit avec plaisir qu’ayant admiré toutes ces merveilles, il les rangea en un coin avec une sorte de respect.
Le fait est que tout cela ne lui disait pas grand’chose, et que, la surprise passée, il se mit à repenser à Fleurial, qui était vivant, joueur et caressant, et qui eût pu le suivre dans sa vie errante, tandis que la possession des chevaux, des canons et des citadelles n’était que le rêve d’un instant, dans cette vie de misère et de passage.
Le reste de la journée s’écoula sans nouvel orage de la part de M. d’Alvimar.
Il revit M. Poulain, et lui dit qu’il était décidé à entamer le siège de la gentille Lauriane.
À souper, il fit de son mieux pour n’avoir pas un ennemi, ou tout au moins un contradicteur auprès d’elle, dans la personne du marquis, et il parvint encore à se faire trouver aimable. Il ne rencontra, dans la maison, ni la Morisque ni l’enfant, n’entendit plus parler d’eux, et se retira de bonne heure pour rêver à ses projets.
Toute la suite du marquis fut aise de garder Mario quelques jours ; ainsi l’annonçait Adamas. Celui-ci le fit manger, ainsi que sa mère, à la seconde table, celle où il mangeait lui-même en qualité de valet de chambre, avec maître Jovelin, que Bois-Doré faisait, à dessein, passer pour un subalterne, la gouvernante Bellinde et le page Clindor.
Le carrosseux et les autres valets mangeaient à d’autres heures et dans un autre local. C’était la troisième table.
Il y en avait une quatrième pour les gens de la ferme, les passants, les pauvres voyageurs, les moines besaciers ; en sorte que, de l’aube à la grand’nuit, c’est-à-dire huit à neuf heures du soir, on mangeait au manoir de Briantes, et l’on voyait fumer sans relâche quelque cheminée à odeur grasse qui attirait de loin des volées de gamins et de mendiants. Ceux-ci recevaient toujours bonne pitance de reliefs à la grand’porte, et dressaient la cinquième table sur le gazon de l’avenue, ou sur les revers des fossés.
Malgré cette large hospitalité et ce nombreux personnel, qui n’étaient point en rapport avec l’exiguité du manoir, le revenu du marquis faisait face à tout, et il avait toujours de l’argent de reste pour ses innocentes fantaisies.
Il n’était guère volé, bien qu’il ne s’occupât d’aucune comptabilité ; Adamas et Bellinde se détestant, ils se surveillaient l’un et l’autre, et, quoique Bellinde ne fût pas femme à se priver d’un peu de pillage, la crainte de donner prise aux soupçons de son ennemi la rendait prudente et forcément modérée à l’article des profits. Largement payée et toujours magnifiquement habillée aux frais du châtelain, qui tenait à ne voir « chiffons ni crasse » autour de lui, elle n’avait certes pas de prétexte pour malverser ; mais elle ne s’en plaignait pas moins, étant de celles qui chérissent un sou volé et dédaignent un louis bien acquis.
Quant à Adamas, s’il n’était pas la probité même dans toutes ses relations (ayant fait la guerre et pris les mœurs des partisans), il aimait tellement son maître, que si, dans le poste éminent d’homme de confiance où il était parvenu, il eût encore osé piller et rançonner les gens du dehors, c’eût été uniquement pour enrichir le manoir de Briantes.
Clindor faisait cause commune avec lui contre la Bellinde, qui le haïssait et le traitait de chien habillé.
C’était un bon petit garçon, moitié fin et moitié sot, ne sachant encore s’il devait se draper en homme du tiers, titre qui prenait chaque jour plus d’importance réelle, ou se blasonner en futur gentilhomme, vanité qui devait encore longtemps retenir le tiers dans une attitude équivoque et lui faire jouer, en dépit de sa supériorité intellectuelle, un rôle de dupe entre les partis.
Le secret de l’origine de la Morisque fut gardé. Pour ne pas l’exposer à l’intolérance soupçonneuse de la Bellinde, qui faisait de grands semblants de dévotion, Adamas la fit passer pour Espagnole, purement et simplement.
Pas un mot de son histoire ne transpira, non plus que de celle de Mario.
— Monsieur le marquis, dit Adamas à son maître en le déshabillant, nous sommes des enfants et nous n’entendons rien à l’artifice de la toilette. Cette Morisque, avec qui j’ai causé de choses sérieuses à la veillée, m’en a plus appris dans une heure que tous vos accommodeurs de Paris n’en savent. Elle a les plus beaux secrets sur toutes choses, et sait extraire des plantes des sucs miraculeux.
— C’est bon, c’est bon, Adamas ! parle-moi d’autre chose. Récite-moi quelque poésie en faisant ma barbe, car je me sens triste, et je dirais volontiers comme M. d’Urfé, parlant d’Astrée, que « le rengrégement de mes ennuis trouble le repos de mon estomac et le respirer de ma vie. »
— Numes célestes ! monsieur, s’écria le fidèle Adamas, qui aimait à se servir des formules de son maître, c’est donc toujours le souvenir de votre frère ?
— Hélas ! il m’est revenu aujourd’hui tout entier, je ne sais pourquoi. Il y a des jours comme cela, mon ami, où une douleur endormie se réveille. C’est comme les blessures que l’on rapporte de la guerre. Sais-tu une chose à quoi la gentillesse de cet orphelin m’a fait songer, tout ce tantôt ? C’est que je me fais vieux, mon pauvre Adamas !
— Monsieur plaisante !
— Non, nous nous faisons vieux, mon ami, et mon nom s’éteindra avec moi. J’ai bien quelques arrière-cousins dont je ne me soucie guère et qui perpétueront, s’ils le peuvent, le nom de mon père ; mais, moi, je serai le premier et le dernier des Bois-Doré, et mon marquisat ne passera à personne, puisqu’il est tout honorifique et de bon plaisir royal.
— J’y ai souvent songé, et je regrette que monsieur ait eu la tête trop vive pour consentir à faire une fin à sa vie de jeune homme, en épousant quelque belle nymphe de ces contrées.
— Sans doute, j’ai eu tort de n’y pas songer. J’ai trop couru de belle en belle, et, bien que je n’aie guère rencontré M. d’Urfé, je gagerais qu’entendant parler de moi en quelque lieu, il m’a voulu peindre sous les traits du berger Hylas.
— Et quand cela serait, monsieur ? Ce berger est un fort aimable homme, infiniment spirituel, et le plus divertissant, selon moi, de tous les héros du livre.
— Oui ; mais il est jeune, et je te répète que je commence à ne plus l’être et à regretter fort amèrement de n’avoir point de famille. Sais-tu que vingt fois j’ai eu l’idée ou formé le souhait d’adopter quelque enfant ?
— Je le sais, monsieur ; toutes les fois que vous voyez un enfantelet joli et plaisant, cette idée vous reprend. Eh bien, qui vous en empêche ?
— L’embarras d’en trouver un qui soit d’une heureuse figure, d’un bon naturel, et qui n’ait point de parents disposés à me le reprendre quand je l’aurai élevé ; car de raffoler d’un enfant pour qu’à l’âge de vingt ou vingt-cinq ans on vous l’emmène…
— D’ici là, monsieur…
— Eh ! le temps passe si vite ! on ne le sent point passer ! Tu sais que j’avais songé à prendre chez moi quelque jeune parent pauvre ; mais ils sont tous vieux ligueurs dans ma famille, et, d’ailleurs, leurs petits sont laids, turbulents ou malpropres.
— Il est certain, monsieur, que la branche cadette des Bouron n’est point belle. Vous avez pris pour vous la taille, tout l’agrément, toute la braverie de la famille, et il n’y a que vous-même qui puissiez vous donner un héritier digne de vous.
— Moi-même ! dit Bois-Doré, un peu étourdi de cette assertion.
— Oui, monsieur, je parle sérieusement. Puisque vous voilà ennuyé de votre liberté ; puisque, pour la dixième fois, je vous entends dire que vous voulez vous ranger…
— Mais, Adamas, tu parles de moi comme d’un débauché ! Il me semble que, depuis la triste mort de notre Henri, j’ai vécu comme il convient à un homme accablé de chagrin et à un gentilhomme sédentaire obligé de donner le bon exemple.
— Certainement, certainement, monsieur, vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu’il vous plaira. Mon devoir est de ne vous point contredire. Vous n’êtes point obligé de me raconter toutes les belles aventures qui vous arrivent dans les châteaux ou bocages des environs, n’est-ce pas, monsieur ? Ça ne regarde que vous. Un fidèle serviteur ne doit point espionner son maître, et je ne crois pas avoir jamais fait de questions indiscrètes à monsieur.
— Je rends justice à ta délicatesse, mon cher Adamas, répondit Bois-Doré, à la fois confus, inquiet et flatté des suppositions chimériques de son idolâtre valet. Parlons d’autre chose, ajouta-t-il n’osant appuyer sur un sujet si délicat et cherchant à se figurer qu’Adamas savait de lui des aventures qu’il ignorait lui-même.
Le marquis n’était ni hâbleur ni vantard ouvertement. Il était de trop bonne compagnie pour raconter les bonnes fortunes qu’il avait eues, et pour inventer celles qu’il n’avait plus. Mais il était charmé qu’on lui en prêtât toujours, et, pourvu qu’on ne compromît aucune femme en particulier, il laissait dire qu’il pouvait prétendre à toutes. Ses amis se prêtaient à sa modeste fatuité, et le grand plaisir des jeunes gens, celui de Guillaume d’Ars en particulier, était de le taquiner sur ce point, sachant combien cette taquinerie lui était agréable.
Mais Adamas n’y faisait point tant de façons. Il n’était pas trop Gascon pour son propre compte ; ayant confondu sa personnalité dans le rayonnement de celle de son maître, il l’était pour lui et à sa place.
Aussi reprit-il la parole avec aplomb sur ce chapitre, déclarant que monsieur avait raison de songer au mariage.
C’était une conversation qui revenait souvent entre eux, et dont ni l’un ni l’autre ne se lassaient, bien qu’elle n’eût jamais d’autre résultat, depuis trente ans, que cette réflexion de Bois-Doré.
— Sans doute, sans doute ! mais je suis si tranquille et si heureux ainsi ! Rien ne presse, nous en reparlerons.
Cette fois, pourtant, il parut écouter les hâbleries d’Adamas sur son compte avec plus d’attention que de coutume.
— Si je croyais ne point épouser une femme stérile, dit-il à son confident, je me marierais, en vérité ! Peut-être ferais-je bien d’épouser une veuve ayant des enfants ?
— Fi ! monsieur, s’écria Adamas ne songez point à cela. Prenez-moi une jeune et belle demoiselle, qui vous donnera une lignée à votre image.
— Adamas ! dit le marquis après avoir un peu hésité, j’ai quelque doute que le ciel m’envoie ce bonheur. Mais tu me suggères une idée agréable, qui est d’épouser une si jeune personne, que je puisse me figurer qu’elle est ma fille et que je puisse l’aimer comme si j’étais son père. Que dis-tu de cela ?
— Je dis qu’en la prenant bien jeune, bien jeune, à la rigueur, monsieur pourra s’imaginer qu’il a adopté un enfant. Alors, si c’était l’idée de monsieur, il n’y a pas à aller bien loin ; la petite dame de la Motte-Seuilly est tout à fait ce qui convient à monsieur. C’est beau, c’est bon, c’est sage, c’est riant ; voilà ce qu’il faut pour égayer notre manoir, et je suis bien sûr que son père y a pensé plus d’une fois.
— Tu crois, Adamas ?
— Certes ! et elle-même ! Croyez-vous que, quand ils viennent ici, elle ne fait point de comparaison entre son vieux manoir et le vôtre, qui est une maison de fées ? Croyez-vous que, toute jeunette et innocente qu’elle est, elle ne se soit pas avisée de ce que vous êtes par rapport à tous les autres prétendants qu’elle pourrait regarder ?
Bois-Doré s’endormit en songeant précisément à l’absence de prétendants autour de la belle Lauriane, aux rancunes des voisins contre le franc et rude de Beuvre, et au chagrin que celui-ci éprouvait de cette circonstance, momentanée sans doute, mais dont il s’exagérait la durée possible.
Le marquis se persuada que sa proposition allait être agréée comme une grande faveur de la fortune.
La question religieuse allait d’elle-même entre eux. D’ailleurs, si Lauriane lui faisait un reproche d’avoir abjuré le calvinisme, il ne voyait pas grand embarras à l’embrasser pour la seconde fois.
Sa fatuité ne lui permit pas de s’arrêter beaucoup sur l’objection qu’on pourrait faire relativement à son âge. Adamas avait le don d’éloigner, chaque soir, par ses flatteries, ce souvenir désagréable.
Le bon Sylvain s’endormit donc, ce soir-là, plus ridicule que jamais ; mais quiconque eût pu lire dans son cœur le sentiment vraiment paternel qui le guidait, la grande tolérance philosophique dont il était doué « en prévision de cocuage, » et les projets de gâterie, de soumission et de dévouement qu’il formait pour sa jeune compagne, lui eût certainement pardonné, tout en se moquant de lui.
Lorsque Adamas passa dans sa chambre, il lui sembla entendre, dans l’escalier dérobé, un frôlement de robe.
Il s’élança aussi vite qu’il put dans ce passage, mais sans atteindre Bellinde, qui eut le temps de disparaître après avoir, comme il arrivait souvent, entendu toute la causerie des deux vieux garçons.
Adamas la savait bien capable de cet espionnage. Pourtant il crut s’être trompé, et barricada toutes les portes lorsqu’il n’y avait plus rien à surprendre que le ronflement sonore du marquis et les aboiements étouffés du petit Fleurial, couché sur le pied de son lit, et rêvant d’un certain chat noir qui était pour lui ce que Bellinde était pour Adamas.
XIX
On arriva à la Motte-Seuilly le lendemain, sur les neuf heures.
Le lecteur n’a pas oublié qu’à cette époque, le dîner se servait à dix heures du matin, le souper à six heures du soir.
Cette fois notre marquis, bien résolu à faire l’ouverture de ses projets matrimoniaux, avait pensé qu’il devait arriver en plus leste équipage que sa belle grande carroche.
Il avait enfourché, sans trop d’efforts, son joli andalous nommé Rosidor (toujours un nom de l’Astrée), excellente créature aux allures douces, au caractère tranquille, un peu charlatan, comme il convenait de l’être pour faire briller son cavalier, c’est-à-dire sachant, au moindre avertissement de la jambe ou de la main, rouler des yeux féroces, s’encapuchonner, gonfler ses naseaux comme un mauvais diable, voire faire assez haut la courbette, enfin se donner des airs de méchante bête.
Au demeurant, le meilleur fils du monde.
En mettant pied à terre, le marquis ordonna à Clindor de promener son cheval un quart d’heure autour du préau, sous prétexte qu’il avait trop chaud pour entrer tout de suite « en l’écurie, » mais en réalité, pour que l’on sût bien, dans la maison, qu’il chauvauchait toujours ce brillant palefroi.
Mais, avant de paraître devant Lauriane, le bon M. Sylvain entra dans la chambre qui lui était réservée chez son voisin, pour se rajuster, se parfumer et se recostumer de la façon la plus leste et la plus élégante.
De son côté, M. Sciarra d’Alvimar, tout en velours et satin noir, à la mode espagnole, avec les cheveux courts et la fraise de riches dentelles, n’eut qu’à changer ses bottes contre des chaussures de soie et des souliers couverts de rubans pour se montrer dans tous ses avantages.
Bien que son costume sérieux et devenu « antique » en France eût mieux convenu à l’âge de Bois-Doré qu’au sien, il lui donnait je ne sais quel air de diplomate et de prêtre, qui faisait d’autant mieux ressortir sa jeunesse extraordinairement conservée, et l’élégance aisée de sa personne.
Il semblait que le vieux de Beuvre eût pressenti un jour de fiançailles ; car il s’était fait moins huguenot, c’est-à-dire moins austère en ses habits que de coutume, et, trouvant sa fille trop simple, il l’avait engagée à mettre une plus belle robe.
Elle se fit donc aussi belle que le lui permettait le deuil de veuve qu’elle devait garder jusqu’à un nouveau mariage. L’usage alors ne transigeait pas.
Elle s’habilla tout en taffetas blanc avec la jupe de dessus relevée sur un dessous d’un blanc grisâtre, que l’on appelait couleur de pain bis. Elle mit un rabat et des rebras (manchettes) de point coupé, et, dispensée par le chaperon de veuve (le petit bonnet à la Marie Stuart) de se conformer à la mode de l’affreuse perruque poudrée qui régnait encore, elle put montrer ses beaux cheveux blonds relevés en un bourrelet crépelé qui découvrait son joli front et encadrait ses tempes finement veinées.
Pour ne pas sembler trop provinciale, elle se permit seulement un nuage de poudre de Chypre, qui la faisait d’un blond plus enfantin encore.
Bien que les deux prétendants se fussent promis d’être aimables, il y eut, pendant le dîner, un peu de gêne de leur part, comme si je ne sais quel doute leur fût venu qu’ils se faisaient concurrence l’un à l’autre.
Le fait est que Bellinde avait raconté à la gouvernante de M. Poulain la conversation qu’elle avait surprise, la veille, entre Adamas et le marquis. La gouvernante en avait fait part au recteur, lequel en avait averti d’Alvimar par un billet ainsi conçu :
« Vous avez, en la personne de votre hôte, un rival dont vous saurez vous divertir : tirez parti de la circonstance. »
D’Alvimar ne fit que rire en lui-même de cette concurrence ; son plan était de s’attaquer, tout d’abord, au cœur de la jeune dame.
Peu lui importait que le père l’encourageât. Il pensait que, maître des sentiments de Lauriane, il aurait bon marché du reste.
Bois-Doré raisonnait autrement.
Il ne pouvait pas mettre en doute l’estime et l’attachement qu’on avait pour lui. Il n’espérait pas surprendre l’imagination et tourner la tête ; il eût voulu se trouver seul avec le père et la fille, pour exposer tout simplement les avantages de son rang et de sa fortune ; après quoi, il comptait, par d’humbles galanteries, se faire deviner ingénieusement et honnêtement.
Enfin, il voulait se conduire en fils de famille bien élevé, tandis que son rival eût préféré enlever la place en héros d’aventure.
De Beuvre, qui voyait bien d’Alvimar devenir tendre, contraria fort son vieil ami en le prenant à part, le long de la petite rivière, pour lui adresser nombre de questions sur le rang et la fortune de son hôte ; à quoi Bois-Doré ne pouvait rien répondre, sinon que M. d’Ars le lui avait recommandé comme un homme de qualité dont il faisait le plus grand cas.
— Guillaume est jeune, disait M. de Beuvre ; mais il sait trop ce qu’il nous doit pour nous avoir présenté un homme indigne de notre bon accueil. Je m’étonne pourtant qu’il ne vous ait rien dit de plus ; mais M. de Villareal a dû s’ouvrir à vous des motifs de sa venue. Comment se fait-il qu’il n’ait point suivi Guillaume aux fêtes de Bourges ?
Bois-Doré ne pouvait répondre à ces questions ; mais, dans sa pensée intime, de Beuvre se persuadait que ce mystère ne couvrait pas d’autre dessein que celui de plaire à sa fille.
— Il l’aura vue quelque part, se disait-il, sans qu’elle ait fait attention à lui ; et, bien qu’il me semble fort catholique, il me semble aussi fort épris d’elle.
Il se disait encore que, dans l’état des choses, un gendre espagnol catholique relèverait la fortune de sa maison, et réparerait le tort qu’il avait fait à sa fille en se jetant dans la Réforme.
Ne fût-ce que pour faire mentir les jésuites, qui l’avaient menacé, il eût souhaité que l’Espagnol fût d’assez bonne maison pour prétendre à la main de Lauriane, même quand il eût été médiocrement riche.
M. de Beuvre raisonnait en sceptique. Il ne faisait pas des Essais de Montaigne le même bruit que Bois-Doré faisait de l’Astrée, mais il s’en nourrissait assidûment, et c’était même le seul livre qu’il lût désormais.
Bois-Doré, plus honnête en politique que son voisin, n’eût pas raisonné comme lui, s’il eût été père. Il ne tenait pas plus que lui à la religion ; mais, des croyances du vieux temps, il avait gardé celle de la patrie, et l’esprit de la Ligue ne l’eût jamais fait transiger.
Il ne devina pas les préoccupations de son ami, absorbé qu’il était par les siennes propres, et, pendant un quart d’heure, jouant aux propos interrompus, ils parlèrent, sans se comprendre, de l’urgence d’un bon mariage pour Lauriane.
Enfin, la question s’éclaircit.
— Vous ! s’écria de Beuvre stupéfait de surprise, quand le marquis se fut déclaré. Eh ! qui diable pouvait s’attendre à cela ? Je m’imaginais que vous me parliez à mots couverts de votre Espagnol, et voilà qu’il s’agit de vous-même ? Oui-dà ! mon voisin, parlez-vous sensément, et ne vous prenez-vous point pour votre petit-fils ?
Bois-Doré mordit sa moustache ; mais, habitué aux railleries de son ami, il se remit bien vite et s’efforça de lui persuader qu’on se trompait sur son âge, et qu’il n’était pas si vieux que l’était son propre père, lequel, à soixante ans, s’était remarié avec succès.
Pendant qu’il perdait ainsi le temps, d’Alvimar s’efforçait de le mettre à profit.
Il avait su arrêter madame de Beuvre sous le gros if, dont les branches, pendantes jusqu’à terre, formaient comme une salle de sombre verdure où l’on se trouvait isolé au milieu du jardin.
Il débuta assez maladroitement par des compliments exagérés.
Lauriane n’était pas en garde contre le poison de la louange ; elle connaissait peu les belles manières des jeunes gens de condition, et n’eût pas su distinguer le mensonge de la vérité ; mais, heureusement pour elle, son cœur n’avait pas encore senti les ennuis de la solitude, et elle était beaucoup plus enfant qu’elle n’en avait l’air. Elle trouva fort plaisant le langage hyperbolique de d’Alvimar, et se prit à rire de sa galanterie avec un entrain qui le déconcerta.
Il vit que ses phrases ne faisaient pas fortune, et s’efforça de parler d’amour plus naturellement.
Peut-être en fût-il venu à bout et peut-être eût-il amené quelque trouble dans cette jeune âme ; mais Lucilio vint tout à coup, comme envoyé par la Providence, rompre ce dangereux entretien par les douces notes de sa sourdeline.
Il n’avait pas voulu venir avec Bois-Doré, sachant qu’on le ferait dîner à l’office et qu’il ne verrait pas Lauriane avant midi.
Lauriane, pas plus que son père, n’ignorait la tragique histoire du disciple de Bruno, et, à l’exemple de Bois-Doré, on affectait, à la Motte-Seuilly, de le traiter comme un simple artiste, dans la crainte de le compromettre, bien que l’on fît de lui le cas qu’il méritait.
Lucilio était le seul qui n’eût pas songé à faire toilette pour la circonstance. Il n’avait aucun espoir de se faire remarquer, et même il n’avait aucun désir d’attirer les yeux sur sa personne, sachant bien que le commerce mystérieux des âmes était le seul auquel il pût prétendre.
Aussi approcha-t-il de l’if sans vaine timidité et sans fausse discrétion ; et, comptant sur la vérité et sur la beauté de ce qu’il avait à dire en musique, il se mit à jouer, au grand déplaisir et au grand dépit de d’Alvimar.
Lauriane aussi fut un instant contrariée de cette interruption ; mais elle se le reprocha en voyant sur la belle figure du sourdelinier l’intention naïve de lui être agréable.
— Je ne sais pourquoi, pensa-t-elle, il y a sur cette figure-là comme un rayonnement d’affection vraie et de conscience saine que je ne trouve pas sur celle de l’autre.
Et elle regardait encore d’Alvimar, maintenant tout contrarié, boudeur, hautain, et elle se sentait comme un froid de peur, soit de lui, soit d’elle-même.
Soit, encore, qu’elle fût très-sensible à la musique, soit que son esprit fût disposé à une certaine exaltation, elle se figura entendre dans sa tête les paroles des beaux airs que lui jouait Lucilio, et ces paroles imaginaires lui disaient :
« Vois le clair soleil qui brille dans le ciel doux, et les vives eaux qui reçoivent ses feux sur leurs facettes changeantes !
» Vois les beaux arbres courbés en noirs berceaux sur le fond d’or pâle des prairies, et les prairies elles-mêmes, redevenues riantes comme au printemps, sous la broderie des fleurs roses de l’automne ; et le cygne gracieux qui semble voguer en mesure à tes pieds, et les oiseaux voyageurs qui traversent là-bas les nuages diaprés.
» Tout cela, c’est la musique que je te chante : c’est la jeunesse, la pureté, la foi, l’amitié, le bonheur.
» N’écoute pas la voix étrangère que tu ne comprends pas. Elle est douce, mais trompeuse. Elle éteindrait le soleil sur ta tête, elle dessécherait l’eau sous tes pieds ; flétrirait les fleurs dans les prés et briserait l’aile des oiseaux dans le nuage ; elle ferait descendre autour de toi l’ombre, le froid, la peur, la mort, et tarirait à jamais la source des divines harmonies que je te chante. »
Lauriane ne voyait plus d’Alvimar. Perdue dans une douce rêverie, elle ne voyait pas non plus Lucilio. Elle était transportée dans le passé, et, songeant à Charlotte d’Albret, elle se disait :
— Non, non, je n’écouterai jamais la voix du démon ! — Ami, dit-elle en se levant, lorsque le sourdelinier s’arrêta, tu m’as fait grand bien, et je te remercie ; je n’ai rien à t’offrir qui puisse payer les belles pensées que tu sais faire comprendre ; c’est pourquoi je te prie d’accepter ces douces violettes, qui sont l’emblème de ta modestie.
Elle avait refusé ces violettes à d’Alvimar, et elle affectait de les donner au pauvre musicien, devant lui.
D’Alvimar sourit de triomphe, se croyant provoqué par une agacerie plus provoquante qu’un aveu. Mais ce n’était point là la pensée de Lauriane ; car, feignant d’attacher son bouquet au chapeau du sourdelinier, elle dit tout bas à celui-ci :
— Maître Giovellino, je vous demande d’être un père pour moi, et de ne me point quitter d’un pas que je ne vous le dise.
Grâce à sa vive pénétration italienne, Lucilio comprit.
— Oui, oui, j’entends, lui répondit-il de son regard expressif ; comptez sur moi !
Et il vint s’asseoir sur les grosses racines du vieil if, à une distance respectueuse, comme un serviteur qui attend les ordres qu’on voudra lui donner, mais assez près pour ne pas permettre à d’Alvimar de dire un mot qu’il n’entendît fort bien.
D’Alvimar devina tout. On avait peur de lui ; c’était encore mieux ! Il avait un si profond dédain pour le sonneur de cornemuse, qu’il se remit à faire sa cour devant lui comme devant une bûche.
Mais son dangereux magnétisme perdit toute vertu.
Il semblait à Lauriane que la tranquille présence d’un homme de bien comme Lucilio fût un contre-poison. Elle eût rougi d’être vaine devant lui. Elle se sentait sous son regard, et c’était une protection. Elle vit l’Espagnol se piquer et s’irriter peu à peu. Elle essaya ses forces en lui tenant tête.
Il voulait qu’elle renvoyât cet importun, et il le disait, à dessein, de manière à être entendu de lui.
Lauriane refusa net, disant qu’elle voulait encore de la musique.
Aussitôt Lucilio se mit en devoir de gonfler sa musette.
D’Alvimar porta la main à son pourpoint, en tira un couteau espagnol bien affilé, et, l’ayant ôté de sa gaîne, se mit à jouer avec comme pour se donner une contenance ; tantôt faisant mine de vouloir écrire avec sur le vieil if, et tantôt de le lancer devant lui en manière de jeu d’adresse.
Lauriane ne comprit pas cette menace.
Lucilio était impassible, et pourtant il était trop Italien pour ne pas connaître la colère froide d’un Espagnol, et pour ne pas savoir où peut aller la pointe d’un stylet lancé comme au hasard.
En toute autre circonstance, il se serait inquiété pour son instrument, que l’œil de d’Alvimar semblait guetter pour le percer. Mais il obéissait à Lauriane, il combattait pour l’innocence, comme Orphée pour l’amour avec sa lyre victorieuse ; il entama bravement un des airs morisques qu’il avait entendus et notés la veille.
D’Alvimar se sentit bravé, et le foyer d’amertume qui couvait en lui commença à le brûler.
Adroit comme un Chinois à lancer le couteau, il résolut d’effrayer l’impertinent ménétrier, et commença à faire voler autour de lui cette lame brillante, qui vint tracer des éclairs toujours plus serrés autour de lui, à mesure qu’il poursuivait son chant plaintif et tendre. Lauriane s’était éloignée de quelques pas, et, en ce moment, elle tournait le dos à cette scène atroce.
— J’ai bravé les tortures et la mort, se disait Giovellino ; eh bien, bravons-les encore, et que l’Espagnol n’ait pas la joie de me voir pâlir.
Il tourna les yeux d’un autre côté, et joua avec autant de recueillement et de perfection que s’il eût été à la table de Bois-Doré.
Cependant d’Alvimar, allant et venant, prenait plaisir à se placer devant lui et à le viser, comme s’il eût eu la tentation de le prendre pour cible ; et, par une de ces étranges fascinations qui sont le châtiment des méchantes plaisanteries, il commençait à éprouver réellement cette tentation monstrueuse.
Il lui en passait des sueurs froides par le corps et des vertiges dans la vue.
Lucilio le sentait plus qu’il ne le voyait ; mais il aimait mieux risquer tout que de montrer un instant de crainte à l’ennemi de sa patrie et au contempteur de sa dignité d’homme.
XX
Pendant que cette terrible partie se jouait, à deux pas de Lauriane inattentive, un étrange témoin veillait ; c’était le jeune loup élevé au chenil, qui avait pris les habitudes et les manières d’un chien, mais non les instincts, et le caractère. Il caressait volontiers tout le monde, mais n’était attaché à personne.
Couché aux pieds de Lucilio, il avait regardé avec inquiétude le jeu cruel de l’Espagnol, et le poignard étant tombé deux ou trois fois près de lui, il s’était levé et retranché derrière l’arbre, sans autre souci que celui de sa propre sûreté.
Cependant, comme le jeu continuait, l’animal, qui commençait à sentir ses dents, les montra plusieurs fois en silence, et, se croyant attaqué, eut, pour la première fois de sa vie, l’instinct de la haine de l’homme.
L’œil en feu, le jarret tendu, l’échine hérissée et frissonnante, il était caché à d’Alvimar par la tige colossale de l’il, d’où il guettait le moment favorable, et d’où il s’élança tout à coup pour lui sauter à la gorge.
Il l’eût, sinon étranglé, du moins blessé, s’il n’eût été vigoureusement repoussé par un coup de pied de Lucilio, qui l’envoya rouler à distance.
La brusque interruption du chant et le son plaintif que rendit la musette abandonnée par l’artiste, firent retourner vivement Lauriane.
Ne comprenant rien à ce qui se passait, elle accourut pour voir d’Alvimar, qui, transporté de colère, éventrait l’animal avec son couteau.
Il accomplit cet acte de répression avec toute l’ardeur de la vengeance. Il était facile de voir, sur sa figure pâle et dans son œil injecté, la joie mystérieuse et profonde qu’il éprouvait d’avoir quelque chose à égorger.
Il plongea trois fois l’acier dans les entrailles palpitantes, et, à la vue du sang, sa bouche se contracta d’une manière voluptueuse, que Lauriane, toute tremblante, serra de ses deux mains le bras de Lucilio, en lui disant à voix basse :
— Voyez, voyez ! César Borgia ! c’est lui en personne !
Lucilio, qui avait vu maintes fois à Rome le portrait peint par Raphaël, fut encore plus à même de saisir cette ressemblance, et fit signe de la tête qu’il en était vivement frappé.
— Mais quoi, monsieur ? dit la jeune dame, tout émue, à l’Espagnol triomphant ; vous croyez-vous ici au cœur d’une forêt, et pensez-vous m’être agréable en me présentant la tête ou les pattes d’un animal que j’ai nourri de mes mains et caressé encore tout à l’heure devant vous ? Fi ! vous n’avez point de civilité, et, avec ce couperet tout sanglant, vous avez l’air d’un boucher plus que d’un gentilhomme !
Lauriane était en colère, elle ne sentait plus que de l’aversion pour cet étranger.
Lui, sortant comme d’un rêve, s’excusa en disant que ce loup avait voulu le dévorer ; que c’était une mauvaise compagnie en une maison, et qu’il était content d’avoir délivré madame d’un accident qui eût pu arriver à elle aussi bien qu’à lui.
— Vous a-t-il donc attaqué ? reprit-elle en regardant Lucilio, qui faisait signe que oui. — Alors, il vous a donc mordu ? dit-elle encore ; où est la blessure ?
Et, comme d’Alvimar n’avait pas été touché, elle s’indigna de la frayeur qu’il avait eue d’une bête encore si jeune et si peu dangereuse.
— Le mot de frayeur n’est pas très-juste, répondit-il avec une sorte de rage ; je ne croyais pas qu’on pût le jeter à celui qui tient encore l’arme de mort ?
— Vous voilà bien fier d’avoir tué ce louveteau ! Un enfant l’eût fait, et la chose lui serait pardonnable, mais non point à un homme, à qui un coup de fouet eût suffi pour s’en débarrasser. Je le dis, messire, vous avez eu grand’peur, et c’est la maladie de ceux qui aiment à verser le sang.
— Je vois, dit l’Espagnol soudainement abattu, que j’ai encouru votre disgrâce, et je retrouve ici, comme dans tout, l’effet de ma mauvaise fortune. Elle est si obstinée, qu’en bien des moments j’ai eu la pensée de lui céder le gain d’une bataille où je ne trouve que désavantage et déplaisir.
Il y avait beaucoup de vrai dans ce que d’Alvimar venait de dire, et, comme, après avoir machinalement essuyé son poignard, il semblait hésiter à le remettre dans sa gaîne, Lauriane, frappée de l’expression sinistre de son regard, le crut un peu fou, par suite de quelque grand malheur, et disposé à s’ôter la vie.
— Pour vous pardonner, lui dit-elle, j’exige que vous me remettiez l’arme dont vous venez de faire un si méchant emploi. Je n’aime point cette lame traîtresse, que les gentilshommes de France ne portent plus, si ce n’est à la chasse. L’épée suffit à un chevalier, et, pour la sortir du fourreau devant une dame, il faut le temps de la réflexion. J’aurais toujours peur d’un homme qui cache sur lui une arme trop prompte et trop facile à manier, et, comme je ne vois point que celle-ci soit d’un grand prix, je vous demande de m’en faire le sacrifice, en réparation du déplaisir que vous m’avez causé.
D’Alvimar crut qu’en le désarmant, on le caressait. Néanmoins il lui en coûtait de se séparer d’une arme aussi fidèle, et il hésita.
— Je vois bien, lui dit Lauriane, que c’est le don de quelque belle à laquelle vous n’êtes point libre de désobéir.
— Si vous avez cette pensée, répondit-il, je vous veux l’ôter bien vite.
Et, mettant un genou en terre, il lui présenta le poignard.
— C’est bien, dit-elle en lui retirant sa main, qu’il voulait baiser. Je vous pardonne comme à un hôte qu’on ne veut point mortifier ; mais ce n’est rien de plus, je vous jure ; et, quant à cette méchante lame, si je la garde, ce n’est point pour l’amour de vous, mais pour empêcher le mal qu’elle peut faire.
Ils étaient alors au pied du donjon, où ils rencontrèrent le marquis et M. de Beuvre discourant avec feu.
Lauriane allait leur raconter ce qui venait de se passer ; mais son père ne lui en donna pas le temps.
— Écoutez ça, ma très-chère fille, lui dit-il en prenant sa main, qu’il passa sous le bras du marquis ; notre ami veut vous dire un secret, et, du temps qu’il vous le contera, je tiendrai compagnie de mon mieux à M. de Villareal. Vous le voyez, ajouta-t-il en s’adressant à Bois-Doré, je vous confie ma brebis sans crainte de vos grandes dents, et je ne lui dis rien pour vous déconsidérer devant elle ! Parlez-lui donc comme vous l’entendrez. S’il vous en cuit, je m’en lave les mains, vous l’aurez cherché !
— Je vois bien, dit madame de Beuvre au marquis, que vous avez quelque requête à me présenter.
Et, comme elle croyait qu’il s’agissait, comme de coutume, de quelque partie de chasse chez lui, elle ajouta que, quoi que ce fût, elle le lui octroyait d’avance.
— Prenez-y garde, ma fille ! s’écria M. de Beuvre en riant, vous ne savez point à quoi vous vous engagez !
— Vous ne m’effrayez point, répondit-elle ; il peut vitement parler.
— Ouais ! vous croyez ! mais vous vous trompez bien, reprit M. de Beuvre. Je gage que son compliment durera plus d’une heure. Allez donc tous les deux en quelque salle où vous ne serez point dérangés, et, quand vous aurez tout dit, vous viendrez nous rejoindre.
Le marquis ne se démonta point de ces plaisanteries. Il n’en était pas venu à la résolution de faire sa demande sans étouffer en lui-même quelques vives appréhensions de cet état de mariage ajourné par lui depuis une quarantaine d’années.
S’il était enfin décidé, c’est parce qu’il voulait faire la fortune et le bonheur de quelqu’un, et, cette idée une fois adoptée, il regardait comme un devoir de ne pas s’en laisser détourner.
À peine donc fut-il au salon, qu’il offrit son cœur, son nom et ses écus en style de l’Astrée, avec cette passion échevelée qui ne parle de rien moins que de tourments effroyables, de soupirs qui pourfendent le cœur, de frayeurs qui causent mille morts, d’espérances qui ôtent la raison, etc. ; tout cela d’une convention si chaste et si froide que la plus farouche vertu ne pouvait s’en effaroucher.
Quand Lauriane eut compris qu’il s’agissait de mariage, elle n’en fut pas aussi étonnée que son père.
Elle savait le marquis capable de tout, et, au lieu d’en rire, elle en eut pitié. Elle avait de l’amitié pour lui, et même du respect pour sa bonté et sa loyauté. Elle sentit que le pauvre vieillard se livrerait à d’interminables brocards, pour peu qu’elle en donnât l’exemple, et que les railleries amicales et modérées dont il était l’objet allaient devenir blessantes et cruelles.
— Non, pensa cette jeune et sage enfant, il n’en sera pas ainsi, et je ne souffrirai pas que mon vieil ami soit la risée des valets. — Mon cher marquis, lui dit-elle en s’efforçant de lui parler dans son style, j’ai souvent songé à la possibilité et à la convenance du projet que vous me communiquez. J’avais deviné votre belle et honnête flamme, et, si je ne l’ai point partagée, c’est que je suis encore trop jeune pour que le malin Cupidon ait fait attention à moi. Laissez-moi donc prendre encore un peu mes ébats dans l’île enchantée de l’Ignorance d’amour ; rien ne me presse d’en sortir, puisque je suis heureuse avec votre amitié. De tous les hommes que je connais, vous êtes le meilleur et le plus aimable, et, si mon cœur me parle, il se pourra bien qu’il me parle de vous. Mais ceci est écrit dans le livre des destinées, et vous me devez laisser le temps d’interroger la mienne. Si, par quelque fatalité, je devais être ingrate envers vous, je vous le confesserais avec candeur et avec repentance, car ce serait tout dommage et toute honte pour moi ; mais vous avez le cœur si grand et si excellent que vous me seriez encore ami et frère en dépit de ma sottise.
— Certes, je vous le jure ! s’écria Bois-Doré avec un naïf enthousiasme.
— Eh bien donc, mon loyal ami, reprit Lauriane, attendons encore. Je vous demande sept années d’épreuve, comme c’est l’antique usage des parfaits chevaliers, et faites-moi la grâce que cette convention demeure secrète entre nous. Dans sept ans, si mon âme est restée insensible à l’amour, vous renoncerez à moi, de même que, si je partage votre passion, je ne vous en ferai pas mystère. Je vous jure également que, si, avant le terme de cette convention, je suis touchée, malgré moi, des soins de quelque autre, je vous en ferai l’humble et sincère confession. À cela, il n’y a guère d’apparence ; pourtant je veux tout prévoir, tant je souhaite, perdant votre amour, de garder au moins votre amitié.
— Je me soumets à tout, répondit le marquis, et je vous jure, adorable Lauriane, la foi d’un gentilhomme et la fidélité d’un amant parfait.
— C’est sur quoi je compte, dit-elle en lui tendant la main ; je vous sais homme de cœur et berger incomparable. Sur ce, retournons auprès de mon père, et laissez-moi lui dire ce qui est convenu, afin que notre secret n’ait point d’autre confident que lui.
— Je le veux, répondit le marquis ; mais n’échangerons-nous point quoique gage ?
— Quel ? Parlez, j’y consens ; mais que ce ne soit point un anneau. Songez qu’étant veuve, je ne puis en porter d’autre que celui d’un nouveau mariage.
— Eh bien, permettez-moi de vous envoyer demain un présent digne de vous.
— Non pas ! ce serait mettre du monde dans la confidence… Donnez-moi la première babiole que vous aurez sur vous… Tenez, ce petit drageoir d’ivoire émaillé que vous avez là en la main !
— Soit ! mais que me donnerez-vous donc ? Car je vois que vous entendez comme il faut cet échange. Il faut que ce soit chose que l’on ait sur soi au moment où l’on s’est donné parole.
Lauriane chercha dans ses poches et n’y trouva que son mouchoir, ses gants, sa bourse et le poignard de M. Sciarra.
La bourse venait de sa mère : elle donna le poignard.
— Cachez-le bien, dit-elle, et, tant que je vous le laisserai, espérez en moi ; de même que, si je viens à vous le redemander…
— Je m’en percerai le sein ! s’écria le vieux Céladon.
— Non ! c’est une chose que vous ne ferez point, dit Lauriane avec un grand sérieux ; car j’en mourrais de douleur, et ce serait, d’ailleurs, manquer à la promesse que vous me faites de rester mon ami quand même.
— C’est juste, dit Bois-Doré en s’agenouillant et en recevant le gage. Je vous fait le serment de n’en point mourir, comme je vous fais celui de n’aimer ni seulement regarder aucune autre belle, tant que vous ne m’aurez point arraché l’espoir de vous plaire.
XXI
Ils retournèrent au jardin, où M. de Beuvre les accueillit d’un air goguenard.
L’air sérieux et tranquille que prit Lauriane, l’air attendri et radieux qui ne pouvait dissimuler le marquis, le jetèrent dans une surprise si grande qu’il ne put se tenir de les interroger, à mots couverts assez transparents, devant d’Alvimar.
Mais Lauriane répondit qu’elle était parfaitement d’accord avec le marquis, et d’Alvimar, ne voulant pas en croire ses oreilles, prit encore cette assertion pour une coquetterie à son adresse.
Alors l’inquiétude de M. de Beuvre devint très-vive, et, prenant sa fille à part, il lui demanda si elle parlait sérieusement, et si elle était assez folle ou assez ambitieuse pour accepter un beau galant né sous le roi Henri II.
Lauriane lui raconta comment elle avait réservé sa réponse et remis toute explication à sept ans de là.
Après avoir ri à crever sa ceinture, de Beuvre, à qui Lauriane recommandait le secret, eut quelque peine à comprendre la délicate bonté de sa fille.
Il se fût bien diverti de la déconvenue du marquis, et il trouvait que c’eût été une bonne leçon à lui donner que de lui rire au nez.
— Non, mon père, lui répondit Lauriane, c’eût été lui faire un grand chagrin, et rien de plus. Il n’est point d’âge à se corriger de ses travers, et je ne vois point ce que nous gagnerions à outrager un si excellent homme, quand il nous est facile de l’endormir dans ses rêveries. Croyez bien que, si la coquetterie des femmes est innocente, c’est envers de tels vieillards, et c’est peut-être même faire une bonne action que de les laisser dans leur fantaisie. Soyez assuré que, le jour où je dirais à celui-ci que j’ai du goût pour quelqu’un, il en serait peut-être fort aise, tandis que, si je lui avait dit que je n’en pouvais pas avoir pour lui, il serait peut-être fort malade à cette heure, non point tant de ma cruauté que de celle de sa vieillesse, laquelle je lui aurais fait voir en face, sans ménagement ni compassion.
Lauriane avait quelque ascendant sur son père. Elle obtint qu’il s’abstiendrait de bafouer le marquis sur ses belles amours avec elle, et d’Alvimar, malgré sa pénétration, ne devina rien de ce qui se passait entre eux.
C’était bien réellement une bonne action que Lauriane venait de faire, et, comme il y a un compte ouvert entre nous et la Providence, celle-ci l’en récompensa tout de suite en lui envoyant cet invisible secours qui est la rémunération, souvent immédiate, de tout mouvement généreux de nos âmes.
Lauriane était très-enfant ; mais il y avait en elle l’étoffe d’une femme forte, et, si elle était capable, comme toute fille d’Ève, de subir une dangereuse fascination, du moins elle était capable aussi de réagir et de trouver un solide appui dans sa conscience.
Elle passa donc le reste de la journée sans être touchée des insinuations galantes de d’Alvimar, et même il lui sembla qu’en donnant son poignard au marquis comme un gage d’une généreuse amitié, elle s’était débarrassée de quelque chose qui la troublait et lui brûlait les mains. Elle eut soin de ne plus se trouver seule avec l’Espagnol, et de n’encourager aucun des efforts qu’il fit pour ramener la conversation sur les délicates banalités de l’amour.
D’ailleurs un incident vint rompre tout entretien particulier et distraire la compagnie.
Un jeune bohémien se présenta, demandant à réjouir l’illustre assistance par l’exercice de ses talents ; je crois même que le drôle disait « son génie. »
À peine fut-il introduit, que d’Alvimar reconnut le jeune vagabond qui avait servi de truchement entre M. d’Ars et la Morisque, sur la bruyère de Champillé, et qui avait déclaré être Français et s’appeler La Flèche.
C’était un gars d’une vingtaine d’années, assez joli garçon, quoique flétri déjà par la débauche ; l’œil était pénétrant, effronté, la bouche plate et perfide, la parole sotte, impudente et railleuse ; du reste, bien fait dans sa petite taille, adroit de son corps comme un mime et de ses mains comme un larron ; intelligent en toutes choses servant à mal faire ; crétin en face de tout travail utile ou de tout bon raisonnement.
Ce personnage, comme tous ceux de son état, possédait quelques guenilles de rechange dont il se faisait un costume de fantaisie pour se livrer à ses exercices.
Il se présenta donc vêtu d’une sorte de cape génoise doublée de rouge, et coiffé d’un de ces chapeaux effarouchés, hérissés de plumes de coq, chapeaux sans nom, sans forme, sans raison d’être ; ruines arrogantes et désespérées, dont Callot a immortalisé la splendide invraisemblance dans ses grotesques Italiens.
De courtes bottes dentelées, l’une beaucoup trop grande, l’autre beaucoup trop petite pour son pied, laissaient voir des chausses d’un rouge tourné à la lie de vin. Un énorme scapulaire couvrait cette poitrine de mécréant, écriteau de sauvegarde contre l’accusation, toujours suspendue sur sa tête, de paganisme et de magie noire. Une chevelure d’une longueur insensée et d’un blond fade tombait plate sur sa face maigre, enluminée d’ocre rouge, et une moustache naissante allait rejoindre deux crocs de poil follet blanchâtre, plantés sous le menton lisse et luisant.
Il commença d’une voix de trompette fêlée :
— Que l’illustrissime compagnie daigne excuser l’hardiesse dont je m’ose précipiter aux genoux de son indulgence. En effet, convient-il à un bélître de mon acabit, avec sa physionomie hérissée, les cicatrices de son pourpoint et son chapeau qui postule depuis longtemps pour servir d’épouvantail de chènevière, de comparoir devant une dame dont les yeux font honte à la lumière du soleil, pour venir débiter ici une multiplicité de sottises ? Elle me dira peut-être, pour me remettre le cœur au ventre que je ne suis point un bâtier de paysan, ni un méchant batteur d’estrade, ni un valet grenier à coups de bâton, car il est dit des valets qu’ils sont comme les noyers, lesquels tant plus ils sont battus, tant plus ils rapportent. Elle me dira encore que je ne suis ni un escogriffe, ni un tire-laine, ni un damoiseau, ni un fier-à-bras, ni un olibrius, ni un godelureau, ni un pourfendeur, ni un ostrogoth, ni un escargot ; que j’ai assez bonne mine, nonobstant une physionomie un peu subalterne ; mais, devant un mérite comme celui de la dame que je vois (on n’estropie pas une déesse pour la regarder), et devant une réunion de seigneurs qui ressemblent plus à une assemblée de monarques qu’à une charretée de veaux en foire, le plus vaillant homme du monde perd la tramontane et n’est plus qu’un égout d’ignorance, une sentine de stupidités et le bassin de toutes les impertinences…
Maître La Flèche eût pu parier deux heures sur ce ton, avec une volubilité insupportable, si on ne l’eût interrompu pour lui demander ce qu’il savait faire.
— Tout ! s’écria le vaurien. Je puis danser sur les pieds, sur les mains, sur la tête et sur le dos ; sur une corde, sur un balai, sur la pointe d’un clocher comme sur celle d’une lance ; sur des œufs, sur des bouteilles, sur un cheval au galop, sur un cerceau, sur un tonneau, voire sur l’eau courante, mais ceci à la condition qu’une personne de la société voudra bien me faire vis-à vis sur l’eau dormante. Je puis chanter et rimer en trente-sept langues et demie, pourvu qu’une personne de la société me voudra bien répondre, sans faire une faute, dans trente-sept langues et demie. Je puis manger des rats, du chanvre, des épées, du feu…
— Assez, assez, dit de Beuvre impatienté ; nous connaissons ton chapelet : c’est le même pour tous les hâbleurs tels que toi. Vous prétendez savoir toutes choses, et vous n’en savez qu’une, qui est de dire la bonne aventure.
— À dire le vrai, répondit La Flèche, c’est en cela que j’excelle, et, si Vos rayonnantes Altesses veulent s’inscrire, je vais tirer au sort pour savoir par qui commencer ; car le destin est un esprit bourru qui ne connaît ni le sexe ni le rang des personnes.
— Va, tire au sort ; voilà mon gage, dit M. de Beuvre en lui jetant une pièce d’argent. À vous, ma fille.
Lauriane jeta une pièce plus grosse, le marquis un petit écu d’or, Lucilio une monnaie de cuivre, et d’Alvimar un caillou, en disant :
— Comme je vois que les gages seront donnés au devin je trouve que celui-ci ne mérite que d’être lapidé.
— Prenez garde, lui dit Lauriane en souriant, il ne vous prédira que des ennuis ; on sait bien qu’en fait d’horoscope, on n’en a jamais que pour son argent.
— Ne croyez pas cela ; le destin est mon maître, dit La Flèche, qui brouillait les gages dans une espèce de tirelire, et qui tout à coup affecta de parler sans phrase et d’un air fatal.
Il retourna son indescriptible chapeau, qui menaçait le ciel comme un donjon insolent, et le rabattit sur ses yeux comme une lugubre éteignoir, il fit plusieurs grimaces, prononça des paroles dépourvues de sens qui prétendaient être des formules cabalistiques, et, s’étant détourné pour essuyer à la dérobée son fard grossier, il montra sa face blêmie par la prophétique inspiration.
Alors il traça sur le sable la grande asphère des nécromants ignares avec tous les signes de l’astrologie des carrefours ; puis il plaça une pierre au milieu et y jeta la tirelire, qui, en se brisant, répandit les gages sur les différents signes tracés dans les compartiments.
En ce moment, d’Alvimar se pencha pour ramasser son caillou.
— Non, non ! s’écria le bohémien en s’élançant sur sa conjuration avec l’adresse d’un singe, et en posant le bout du pied sur le gage de d’Alvimar, sans effacer aucun des signes qui l’entouraient ; non, messire ! vous ne pouvez plus empêcher la destinée. Elle est au-dessus de vous comme de moi !
— Certes, dit Lauriane en étendant sa petite canne entre d’Alvimar et La Flèche. Le devin est maître dans son cercle magique, et, en dérangeant votre destinée, vous pouvez déranger aussi les nôtres.
D’Alvimar se soumit ; mais sa figure trahit une agitation singulière qu’il comprima aussitôt.
XXII
La Flèche commença par le gage le plus rapproché de la pierre centrale qu’il appelait le Sinaï.
C’était celui de Lucilio ; il fit mine de mesurer des angles, de supputer des chiffres, et dit, en prose rimée :
Homme sans langue et de grand cœur,
Savoir de misère est vainqueur.
— Voyez-vous, dit Bois-Doré bas à d’Alvimar, que le drôle a bien deviné le triste cas de notre musicien !
— Cela n’était pas difficile, répondit d’Alvimar avec dédain. Il y a un quart d’heure que le muet vous parle par signes !
— Vous ne croyez donc point du tout à la divination ? reprit Bois-Doré pendant que la Flèche continuait ses calculs d’un air absorbé, mais l’oreille ouverte à tout ce qui se passait autour de lui.
— Eh bien donc, y croyez-vous vous-même, messire ? dit d’Alvimar feignant d’être étonné du sérieux avec lequel le marquis lui avait fait cette question.
— Moi ? Mais… oui, un peu, comme tout le monde !
— Personne ne croit plus à ces billevesées !
— Mais si ; j’y crois beaucoup, moi, dit Lauriane. Sorcier, je te prie, si ma destinée est mauvaise, de me laisser un peu de doute, ou de trouver dans ta science le moyen de la conjurer.
— Illustre reine des cœurs, répondit la Flèche, j’obéis à vos ordres. Un grand danger vous menace ; mais si, pendant seulement trois jours, à partir du moment où nous sommes,
Vous ne donnez point votre cœur,
Du diable il sera le vainqueur !
— Ne saurais-tu trouver d’autres rimes ? lui cria d’Alvimar. Ton dictionnaire n’est pas riche !
— N’est pas riche qui veut, messire, répondit le bohémien ; et pourtant il y a des gens qui veulent bien fort, si fort qu’ils font tout pour la richesse, au risque de la hache et de la hart !
— Est-ce dans la destinée de ce gentilhomme que tu lis de pareilles choses ? dit Lauriane, qui avait été très-frappée de ce qui la concernait dans l’avertissement du devin, et qui s’efforçait de tourner tout en plaisanterie.
— Peut-être ! dit avec aisance M. d’Alvimar ; on ne sait ce qui peut arriver.
— Mais on peut le savoir ! s’écria la Flèche. Voyons, qui veut le savoir ?
— Personne, dit le marquis, personne, s’il y a du fâcheux dans l’avenir de quelqu’un de nous.
— Vraiment, mon voisin, vous avez la foi ! dit de Beuvre, qui ne croyait précisément à rien. Vous êtes une fière pratique pour tous les bateleurs qui voudront vous en conter !
— Comme vous voudrez, répliqua Bois-Doré, mais je n’y peux rien. J’ai vu des choses si surprenantes ! Dix fois ce qui m’a été prédit m’est arrivé.
— Comment voulez-vous, lui dit d’Alvimar, qu’un idiot et un ignorant de cette espèce pénètre l’avenir, dont Dieu seul a le secret ?
— Je ne crois pas à la science de l’opérateur, répondit le marquis, si ce n’est que, par état, il sait calculer des nombres, et que ces nombres sont pour lui comme les lettres d’un livre, avec lesquelles la propre fatalité des nombres compose des mots et des phrases.
De Beuvre se moqua du marquis et somma le devin de tout dire.
D’Alvimar eût souhaité qu’il en fût autrement, car son incrédulité était feinte ; il croyait à l’action du diable dans tout ce qui est maléfice, et il se promettait de recommander La Flèche à M. Poulain, pour qu’il avisât à le faire coffrer et brûler dans l’occasion. Mais il n’en était pas moins dévoré, malgré lui, de l’anxiété d’ouvrir le livre de sa destinée, et il se trouvait d’ailleurs entraîné à faire l’esprit fort devant madame de Beuvre.
La Flèche, sommé de parler, vu qu’il avait assez étudié son grimoire, réfléchit en lui-même sérieusement. Il se méfiait de l’Espagnol. Il savait qu’il ne risquait rien avec les gens qui ne croyaient à rien, ce ne sont pas ceux-là qui dénoncent ou accusent les sorciers, et il était trop pénétrant pour ne pas avoir compris qu’en essayant de retirer son gage, d’Alvimar avait voulu se soustraire à ces révélations qu’il feignait de mépriser.
Il prit le parti dans lequel il se retranchait quand il se trouvait avec des gens disposés à s’émouvoir trop ; ce fut de dire des banalités à tout le monde.
Il espérait que d’Alvimar se retirerait, et qu’il pourrait faire aux autres, à coup sur, quelque prédiction agréable qui lui serait grassement payée ; car, depuis trois jours qu’il errait dans les environs, se glissant partout, écoutant aux portes, ou feignant de ne pas comprendre le français pour laisser causer devant lui, il avait appris bien des choses, et, quant à d’Alvimar, il en savait une sur son compte, que celui-ci eût bien voulu ensevelir dans un profond oubli.
Mais d’Alvimar, calmé par l’insignifiance des prédictions, ne se retirait pas ; personne ne s’amusait plus, et La Flèche faisait fiasco, après avoir travaillé d’avance à une belle recette.
On allait le renvoyer. Il se redressa.
— Illustres seigneurs, dit-il, je ne suis pas sorcier, je le jure par l’image du saint patron que je porte sur la poitrine ; je proteste contre tout pacte avec le diable. Je n’exerce que la magie blanche, tolérée par les autorités ecclésiastiques ; mais…
— Mais, si tu n’es pas voué au diable, va-t’en au diable ! dit M. de Beuvre en riant ; tu nous ennuies !
— Eh bien, dit La Flèche effrontément, vous voulez de la cabale, vous en aurez, à vos risques et périls ! mais ce n’est pas moi qui en ferai, et je m’en lave les mains !
Il se retourna aussitôt vers un panier qu’il avait apporté avec lui, et où l’on supposait qu’il tenait quelque attirail d’escamotage ou quelque bête curieuse, et il en tira une fillette de huit à dix ans, qui paraissait n’en avoir que quatre ou cinq, tant elle était petite et menue ; avec cela noire, laide, ébouriffée un véritable lutin tout de rouge habillé, qui commença, pendant qu’il l’apportait dans ses bras, par lui appliquer vingt soufflets, lui tirer les cheveux et lui déchirer la figure avec ses griffes.
On crut d’abord que cette résistance enragée faisait partie de la représentation ; mais on vit le sang couler en grosses gouttes tout le long du nez du sacripant.
Il s’en émut peu, et, s’essuyant avec sa manche :
— Ce n’est rien, dit-il ; la princesse dormait dans son panier, et elle a le réveil acariâtre.
Puis il ajouta en espagnol, parlant bas à la petite :
— Sois tranquille, va ! tu la danseras ce soir !
L’enfant, placée sur la pierre du Sinaï, s’accroupit en singe et regarda autour d’elle avec des yeux de chat sauvage.
Il y avait dans sa laideur malingre un caractère si accusé de souffrance et de colère, de malheur et de haine, qu’elle en était presque belle et, à coup sûr, effrayante.
Lauriane eut le cœur serré de voir la maigreur de cette misérable créature, presque nue sous la pourpre sordide de ses haillons.
Elle frémit en songeant au sort de cette enfant, exaspérée sans doute par la tyrannie et les coups d’un méchant saltimbanque, et elle s’éloigna de quelques pas, appuyée sur le bras de son bon Céladon Bois-Doré, lequel, sans le dire, se sentait presque aussi attristé qu’elle.
Mais de Beuvre avait l’écorce plus dure, et il pressa La Flèche de faire parler l’esprit malin.
— Voyons, ma belle Pilar, dit la Flèche en accompagnant chaque parole d’une mimique grosse de menaces intelligibles pour sa victime ; voyons, reine des farfadets et des gnomes, il faut parler. Ramassez la pièce qui est le plus près de vous.
Pilar resta longtemps immobile, faisant mine de se rendormir ; elle grelottait la fièvre.
— Allons, allons, gibier de potence, étoupe de bûcher ! reprit La Flèche, ramassez cette pièce d’or, et je vous dirai où est Mario, votre bien-aimé.
— Hein ! fit le marquis en se retournant, que dit-il de Mario ?
— Qu’est-ce que Mario ? lui demanda Lauriane.
— Silence ! cria de Beuvre ; le diable parle, et c’est de vous qu’il s’agit, mon voisin !
L’enfant parla ainsi en français avec un accent prononcé et une voix criarde :
Celui de qui dépend ce gage,
S’il veut écouter le présage
Et se bien garer de l’amour…
— J’en ai assez dit, je n’en veux plus dire, ajouta-t-elle en espagnol.
Elle ne se souvenait plus de sa leçon. Ni prières ni menaces ne purent lui faire retrouver la mémoire ; mais elle n’avoua pas qu’on l’avait serinée ; elle était déjà sorcière et vaniteuse de son état. Elle connaissait le grimoire beaucoup mieux que La Flèche, et elle aimait à prophétiser. En voulant lui apprendre des vers, ce qu’elle appelait une autre magie, La Flèche l’avait irritée, et le sentiment qu’elle ne s’en tirerait pas avait mortifié son amour-propre.
Elle secoua sa tête hérissée de cheveux noirs comme l’encre, frappa du pied et se livra à une colère de pythonisse.
— C’est bien ! c’est bien ! s’écria La Flèche résolu à en tirer parti, n’importe comment. Voilà que ça vient ; le diable lui entre dans le corps, elle va parler !
— Oui, dit l’enfant en espagnol et en sautillant dans le cercle avec fureur, et je sais tout mieux que toi, mieux que tous les autres. Voilà ! voilà ! voilà ! Je sais, demandez-moi.
— Parlons français, dit La Flèche. Que doit-il arriver au seigneur dont tu tiens le gage ?
C’était celui du marquis.
— Liesse et confort ! dit l’enfant.
— Très-bien ! mais quels ?
— Vengeance ! répondit-elle.
— À moi, vengeance ? dit Bois-Doré : ce n’est point là mon humeur.
— Non certes, ajouta Lauriane en regardant d’Alvimar malgré elle. Le diable se sera trompé de gage.
— Non ! je ne me suis pas trompée, reprit la gnomide.
— Vrai ? dit La Flèche. Si vous en êtes bien sûre, parlez, diablesse ! Vous pensez donc que ce noble seigneur, ici présent, a quelque injure à laver ?
— Dans le sang ! répondit Pilar avec une énergie de tragédienne.
— Hélas ! dit le marquis bas à Lauriane, il n’est sans doute que trop vrai ! Vous savez bien, mon pauvre frère !
Et il dit tout haut :
— Je veux interroger cette petite devineresse moi-même.
— Faites, monseigneur ! répondit La Flèche. Attention, la mouche noire ! et parlez honnêtement à qui vaut mieux que vous !
Le marquis, s’adressant alors à Pilar.
— Voyons, ma pauvre petite, qu’est-ce que j’ai perdu ? dit-il avec douceur.
Elle répondit :
— Un fils !
— Ne riez pas, mon voisin, dit le marquis à de Beuvre, elle dit la vérité. Il était comme mon fis !
Et à Pilar :
— Quand l’ai-je perdu ?
— Il y a onze ans et cinq mois.
— Et combien de jours ?
— Moins cinq jours.
— Ici, elle se trompe, dit le marquis à Lucilio ; car j’ai eu de ses nouvelles depuis l’époque qu’il lui plaît de dire ; mais voyons si elle verra clair dans le reste.
Et, s’adressant à l’enfant :
— Comment l’ai-je perdu ? dit-il.
— De malemort ! répondit-elle ; mais vous aurez consolation.
— Quand ?
— Avant trois mois, trois semaines ou trois jours.
— Quelle consolation ?
— De trois sortes : vengeance, sagesse, famille.
— Famille ? Je serai donc marié ?
— Non, vous serez père !
— Vrai ? s’écria le marquis sans se troubler du gros rire de M. de Beuvre. Quand serai-je père ?
— Avant trois mois, trois semaines ou trois jours. J’ai tout dit sur vous, je veux me reposer.
La séance fut suspendue par un déluge de plaisanteries de M. de Beuvre au marquis.
Pour que l’événement de l’héritier prédit eût lieu avant trois mois, trois semaines ou trois jours, il fallait que trois femmes en eussent « reçu la commande. »
Le pauvre marquis savait si bien le contraire que toute sa foi à la magie en fut refroidie.
Il se laissa railler, protestant de son innocence et ne désirant point trop qu’on la crût aussi réelle qu’elle l’était.
L’enfant demanda à recommencer ses conjurations pour le dernier gage.
C’était le caillou de d’Alvimar.
Mais, pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut que le lecteur sache ce qui était convenu entre Pilar et son propriétaire, La Flèche.
Ce que La Flèche savait et voulait faire savoir à Bois-Doré, il comptait le faire dire par l’enfant hors de la présence de d’Alvimar.
L’enfant, par caprice et ostentation, ne voulut plus tenir compte de la convention faite entre eux. Elle voulait réciter toute sa leçon, dût-elle en souffrir et dût La Flèche y perdre la vie ou la liberté.
Peut-être aussi ces dangers qu’elle pouvait attirer sur lui, et qu’elle n’ignorait pas, alléchaient-ils ses instincts de haine.
Elle parla donc comme elle l’entendait, en dépit des avertissements et des grimaces de son maître, lequel ne pouvait lui rien dire en espagnol qui ne fût compris de d’Alvimar.
Elle ramassa le caillou, examina les signes qui l’entouraient, fit la mimique du calcul, et dit en espagnol avec une effrayante ardeur à la menace :
— Malheur, mécompte et disgrâce à celui dont le gage est tombé sur l’étoile rouge !
— Bravo ! dit d’Alvimar en riant d’un rire nerveux et forcé ; continuez, sale créature ! Allons, allons, race de chiens, rebut de la terre, dites-nous les arrêts du ciel !
Pilar, irritée par ces injures, devint si sauvage qu’elle fit peur à tous ceux qui la regardaient et à La Flèche lui-même.
— Sang et meurtre ! s’écriait-elle en bondissant avec des gestes convulsifs ; meurtre et damnation ! sang, sang et sang !
— Tout cela pour moi ? dit d’Alvimar, qui, en ce moment, ne put cacher son épouvante.
— Pour toi ! pour toi ! cria cette guêpe furieuse, et la mort, l’enfer ! bientôt, tout de suite, avant trois mois, trois semaines ou trois jours, damné ! damné ! l’enfer !
— Assez ! assez ! dit Bois-Doré, qui ne comprenait presque pas l’espagnol, mais qui vit d’Alvimar pâle et prêt à défaillir ; cette enfant est possédée d’un mauvais diable, et c’est peut-être péché que de l’écouter.
— Oui, sans doute, monsieur, répondit d’Alvimar, elle est possédée du diable, et ses menaces sont vaines et méprisables, car l’enfer ne peut rien sans la volonté de Dieu ; mais, si j’étais ici châtelain et justicier, je ferais enfermer ce bandit et cette vermine, et je les livrerais…
— La la ! dit M. de Beuvre, il n’y a point tant à se fâcher ! Je ne sais ce qui vous a été dit, mais je m’étonne que vous ayez fini d’en rire. Pourtant j’avoue que les transports de cette guenuche enragée sont une laide comédie, et je vois que ma fille en est troublée. Allons, drôle, dit-il à La Flèche, c’est assez. Gardez pour vous les gages si chacun y consent, et allez vous faire pendre ailleurs.
La Flèche n’avait pas attendu cette permission pour plier bagage. Il était fort pressé de se soustraire aux intentions bienveillantes de l’Espagnol à son égard.
La petite Pilar n’en fut pas émue. Tout au contraire, elle ramassa les pièces d’or et d’argent qui avaient servi de gages, et, quand elle en vint au caillou d’Alvimar, elle le lui jeta dans les jambes avec dédain.
Il en fut si outragé qu’il l’eût peut-être traitée comme il avait fait du louveteau, s’il eût eu encore l’arme dont il se servait si vite et si bien.
Mais il fit en vain le mouvement involontaire de la saisir, et Lauriane, qui le regardait, s’applaudit de l’avoir désarmé. Il rencontra ses yeux et se hâta de sourire ; puis il essaya de parler d’autre chose, et Bois-Doré demanda à Lucilio un air de musette pour dissiper le fâcheux effet de cette aventure, tandis que La Flèche, remportant son grand panier sur sa tête, ses instruments magiques sous son bras, et, tirant de l’autre main la petite sibylle encore toute frémissante, franchissait avec empressement la herse et le pont-levis du manoir.
— À présent, tu vas me donner à manger ? dit-elle quand ils furent en rase campagne.
— Non, tu as trop mal travaillé !
— J’ai faim.
— Tant mieux !
— J’ai faim, je ne peux plus marcher.
— En cage alors !
Il la remit dans son panier, malgré elle, et l’emporta en courant.
Les cris de l’infortunée créature se perdirent sans écho dans la plaine immense.
— Mario ! Mario ! pleurait sa voix entrecoupée ; je veux voir Mario ! Méchant ! assassin ! Tu m’avais promis de me faire voir Mario, qui me donnait à manger et qui jouait avec moi, et sa mère, qui m’empêchait d’être battue ! Mercédès ! Mario ! venez me chercher ! Tuez-le ! il me fait mal, il me secoue, il me tue, il me fait mourir de faim ! Damnation sur lui ! mort et sang et meurtre ! Le fouet, le feu, la roue, l’enfer pour les méchants !
XXIII
Pendant que le bohémien fuyait dans la direction du nord, le marquis, avec d’Alvimar et Lucilio, reprenait en sens contraire le chemin de Briantes.
Il lui tardait de faire part à son fidèle Adamas de ce qu’il regardait comme une heureuse issue de son entreprise ; et, bien qu’il crût devoir à son amour d’étouffer quelques soupirs d’inquiétude ou d’impatience, tout bien considéré, il ne se trouvait pas trop contrarié d’avoir sept ans devant lui avant de prendre une nouvelle résolution matrimoniale.
D’Alvimar était de fort méchante humeur, non-seulement à cause des prédictions qui avaient remué sa bile et troublé sa cervelle, mais encore à cause de la tranquillité des adieux que lui avait faits madame de Beuvre, tandis qu’elle avait tendu ses deux petites mains au marquis en lui promettant gaiement sa visite pour le surlendemain.
— Serait-il possible, pensait-il, qu’elle eût accepté les écus de ce vieillard, et que je me visse supplanté par un rival de soixante et dix ans ?
Il avait bien envie de questionner, de railler, de se dépiter.
Mais il n’y avait pas moyen d’entamer la conversation avec Bois-Doré sur ce sujet.
Le marquis avait un air de triomphe discret et modeste qui le faisait redoubler de politesse et de prévenance pour son hôte.
D’Alvimar ne put se venger de sa défaite qu’en éclaboussant tant qu’il put maître Jovelin, trottant derrière le marquis.
À peine arrivé au manoir, comme l’heure du souper n’était pas encore venue, il sortit à pied pour aller conférer avec M. Poulain.
— Eh bien, monsieur, dit, en débottant son maître, le fidèle Adamas, qui, en sa qualité d’homme de chambre, ne quittait presque jamais le manoir de Briantes ; faut-il songer au repas des fiançailles ?
— Précisément, mon ami, répondit le marquis. Il y faut songer au plus tôt.
— Vrai, monsieur ? Eh bien, j’en était sûr, et j’en suis si content que je ne m’en connais plus. Figurez-vous, monsieur, que cette haquenée rouge que vous appelez Bellinde, et qui serait mieux nommée Tisiphone…
— Allons, allons, Adamas, vous avez l’humeur trop peu endurante ! Vous savez que je n’aime point entendre injurier une personne du sexe. Qu’y a-t-il encore entre vous ?
— Pardon, mon noble maître ; mais il y a que cette fille ténébreuse écoute aux portes, et qu’elle sait la démarche que monsieur a faite aujourd’hui. Ce tantôt, elle en a ri comme une mouette avec la sotte gouvernante du recteur.
— Que savez-vous de cela, Adamas ?
— Je le sais par magie, monsieur ; mais, enfin, je le sais !
— Par magie ? Depuis quand vous adonnez-vous aux sciences occultes ?
— Je le dirai à monsieur ; je n’ai rien de caché pour lui, mais que monsieur daigne donc me raconter comment il s’y est pris pour faire connaître ses sentiments à l’incomparable dame de ses pensées, et comment elle a répondu ; car je suis sûr que rien d’aussi éloquent ne s’est dit sous le ciel depuis que le monde est monde, et je voudrais savoir écrire aussi vite que maître Jovelin, pour le coucher sur le papier à mesure que monsieur me le rapportera.
— Non, Adamas, aucune parole ne sortira de ma bouche, scellée par un serment de preux chevalier. J’ai juré de ne point trahir le secret de ma félicité. Tout ce que je peux te dire, mon ami, c’est de te réjouir du présent avec ton maître, et d’espérer avec lui en l’avenir !
— Alors, monsieur, c’est conclu, et… ?
Adamas fut interrompu par un petit grattement de chat à la porte.
— Ah ! fit-il après avoir été regarder, c’est l’enfant qui voudrait vous offrir le bonsoir. — Va-t’en, mon petit ami ; monseigneur te verra plus tard, il est occupé.
— Oui, oui, Adamas, qu’il revienne ! Il est bien question d’enfant ! Je ne sais quelles idées de paternité m’avaient passé hier par la tête ! Cela est du dernier bourgeois ! Non ! non ! je ne suis plus ce vieux garçon qui voulait se marier bien vite, pour faire une fin. Je suis un jeune homme, Adamas, oui, un jeune amoureux, un blondin, sur ma parole, tendrement condamné à prouver sa constance par des épreuves, à soupirer et à faire des vers, en un mot, à attendre, dans les tourments et les délices de l’espoir, le bon plaisir de ma souveraine.
— Si je comprends bien, reprit Adamas, cette divinité jalouse se méfie un peu de l’humeur volage de mon maître, et elle exige qu’il renonce à toute galante aventure ?
— Oui, oui, c’est cela, Adamas, ce doit être cela ! Un peu de défiance ! c’est bien la punition de ma folle jeunesse ; mais je saurai si bien marquer ma sincérité… Regarde donc à la porte, on gratte encore !
— Quoi ! dit Adamas sérieusement à Mario, en entrebâillant un peu la porte, c’est encore vous, mon lutin ? Ne vous ai-je pas dit d’attendre ?
— J’ai attendu, répondit Mario avec sa voix douce et caressante jusque dans l’espièglerie ; vous m’avez dit : « Va-t’en, et reviens. » J’ai été au bout de l’autre chambre, et me voilà revenu.
— Il est drôlet ! dit le marquis ; laisse-le entrer. — Bonjour, mon petit ami ; or ça, viens me baiser, et puis joue tranquillement avec Fleurial. J’ai à parler d’affaires sérieuses avec le bon M. Adamas. Voyons, Adamas, c’est après-demain que je traite mon incomparable voisine. Il y faut songer ; c’est un petit dîner sans façons, quatorze services tout au plus.
— On les aura, monsieur ; voulez-vous que j’appelle le maître-queux ?
— Non, je n’aime point à ordonner, et si propres que soient les gens de cuisine, ils sentent toujours la cuisine. Aide-moi à imaginer…
— Qu’est-ce que c’est donc que ce couteau-là ? dit très-vivement Mario, que le marquis, débonnaire et passablement distrait, tenait entre ses jambes et laissait fouiller dans ses poches.
— Rien, rien, dit le marquis en cherchant à reprendre le gage que Lauriane lui avait donné. Rends-moi ça, mon petit ami ; les enfants ne touchent point à ça. Ça mord, vois-tu ! Rends-le donc !
— Oui, oui, le voilà ! dit Mario ; mais j’ai bien vu ce qu’il y avait dessus, et je sais bien à qui il est.
— Tu ne sais ce que tu dis !
— Si fait, je dis qu’il est au monsieur espagnol que vous appelez Villareal. Il vous l’a donc donné ?
— Voyons, que marmotes-tu là ! Tu rêves !
— Non, bon monsieur ! J’ai bien vu la devise qui est sur la lame ; c’est en espagnol et je la connais bien ; ma mère Mercédès a un poignard tout pareil où il y a la même devise.
— Et que signifie cette devise ?
— Je sers Dieu. — S. À.
— Et que signifie S. À. ?
— Ça doit être les premières lettres du nom de celui à qui est le poignard. C’est comme cela qu’on les place, à jour, près du manche.
— Je le sais bien ; mais pourquoi dis-tu que ce poignard vient du monsieur espagnol qui s’appelle Villareal ?
L’enfant ne répondit pas et parut embarrassé.
Il n’était plus sous l’œil vigilant et défiant de la Morisque. Il avait parlé plus qu’il ne devait, et il se rappelait trop tard ses recommandations.
— Mon Dieu, monsieur, dit Adamas, les enfants parlent quelquefois pour parler, et sans savoir ce qu’ils disent. Parlons donc, nous autres, de la chose importante. Votre garde, le père Andoche, a apporté aujourd’hui un chapelet de râles qui sont d’un gras…
— Oui, oui, tu as raison, mon ami ; parlons du dîner. Pourtant, je ne sais… je me demande comment elle avait, en la poche de sa jupe, ce poignard espagnol.
— Qui, monsieur ?
— Elle, parbleu ! De quelle autre personne pourrais-je parler désormais ?
— C’est juste ; pardon, monsieur ! Parlons du poignard. Je croyais qu’en effet c’était un don du M. de Villareal, ou qu’il vous l’avait prêté ; car, pour de vrai, il vient du lui. Ces deux lettres S. À. sont sur ses autres armes, qui sont fort belles, et que j’ai remarquées ce matin pendant que son valet les fourbissait.
Le marquis tomba dans la rêverie.
Comment Lauriane avait-elle le poignard de Villareal ? Elle l’avait reçu de lui, puisqu’elle en avait disposé comme de sa propriété.
Il avait beau chercher dans toute la généalogie des de Beuvre, il n’y trouvait pas un nom auquel ces initiales S. À. pussent se rapporter.
— Aurait-elle, se disait-il, fait le même accord avec lui qu’elle a fait ensuite avec moi ?
Il se consola pourtant en songeant qu’elle faisait apparemment peu de cas du premier, puisqu’elle lui en avait sacrifié le gage ; mais il n’en restait pas moins quelque chose d’incompréhensible dans cette circonstance, et le bon marquis n’était pas encore assez fou pour ne pas appréhender d’être l’objet de quelque « bernerie. »
Et puis ce que l’enfant avait dit compliquait l’embarras de son esprit, et il ne savait plus quelle intrigue de la destinée ou quelle mystification environnait ce poignard.
Il eut envie d’aller s’en expliquer tout de suite avec son hôte ; mais il se souvint que Lauriane lui avait commandé de cacher son gage et de ne le laisser voir à personne.
Adamas vit le souci sur le front de son maître et s’en émut.
— Qu’y a-t-il, monsieur, lui dit-il, et que peut faire votre pauvre Adamas pour vous tirer d’intrigue ?
— Je ne sais, mon ami. Je voudrais deviner comment il se fait que la Morisque ait une arme comme celle-ci, portant même devise et mêmes chiffres.
Puis, baissant la voix pour que Mario ne l’entendit point :
— Tu m’avais dit, et il m’avait semblé que cette femme était fort honnête. Pourtant elle aurait dérobé cet objet à notre hôte ? C’est chose que je ne puis souffrir, qu’il soit larronné en ma maison.
Adamas partagea aussitôt les soupçons de son maître, d’autant plus que Mario, sentant qu’il avait parlé à l’étourdie, se glissait hors de la chambre, sur la pointe du pied, pour se dérober à de nouvelles questions. Adamas le retint.
— Vous nous faites des contes, mon bel ami, lui dit-il, et, par là, vous méritez de perdre les bonnes grâces de mon seigneur et maître. Il n’est point vrai que votre Mercédès ait la chose que vous dites, ou bien…
Le marquis l’interrompit, ne voulant pas que l’accusation fût formulée devant l’enfant.
— Y a-t-il longtemps, mon garçon, lui dit-il, que ta mère a ce poignard ?
L’enfant avait vécu quelque temps avec les bohémiens, il savait donc ce que c’était que le vol. Il était doué, d’ailleurs, d’une finesse extraordinaire. Il comprit le soupçon qu’il avait attiré sur sa mère adoptive, et il aima mieux lui désobéir que ne pas la justifier.
— Oui, répondit-il, il y a bien longtemps.
Et, comme il avait un grand air d’assurance et de fierté, le marquis et Adamas sentirent qu’ils tenaient le moyen de le faire parler.
— C’est donc M. de Villareal qui le lui avait donné ? dit Adamas.
— Oh ! non ! il l’avait laissé…
— Où ? demanda le marquis. Voyons, il faut le dire, ou je n’aurai plus de confiance en vous, petit. Où l’avait-il laissé ?
— Dans le cœur de mon père ! répondit Mario, dont la figure s’anima extraordinairement.
Il avait besoin d’effusion ; ce mystère lui posait, il avait dit le premier mot, il ne pouvait plus se taire.
— Adamas, dit le marquis saisi de je ne sais quelle émotion subite, ferme les portes, et, toi, mon enfant, viens ici et parle. Tu es avec des amis, ne crains rien, nous te défendrons, nous te ferons avoir justice. Dis-nous tout ce que tu sais de ta famille ?
— Eh bien, dit l’enfant, si vous m’aimez, il faut punir M. de Villareal, parce que c’est lui qui a assassiné mon père.
— Assassiné ?
— Oui, Mercédès l’a vu !
— Quand cela ?
— Le jour que je suis venu au monde, le jour que ma mère est morte.
— Et pourquoi l’a-t-il assassiné ?
— Pour avoir beaucoup d’argent et des bijoux que mon père avait.
— Voleur et assassin ! dit le marquis en regardant Adamas ; un homme de qualité ! un ami de Guillaume d’Ars ! Est-ce croyable, cela ?
— Monsieur, dit Adamas, les enfants font beaucoup de contes, et je crois bien que celui-ci se moque de nous.
Le rouge monta au front du beau Mario.
— Je ne mens jamais ! dit-il avec une touchante énergie. M. Anjorrant l’a toujours dit : « Cet enfant-là n’est pas du tout menteur. » Ma Mercédès m’a toujours dit qu’il ne fallait jamais mentir, mais se taire quand on ne voulait pas répondre. Puisque vous me faites parler, je dis ce qui est vrai.
— Il a raison, s’écria le marquis, et je vois bien qu’il a de noble sang plein le cœur, ce joli garçon ! — Parle-moi, je te crois. Dis-moi comment s’appelait ton père.
— Ah ! cela, je ne le sais pas.
— Sur votre honneur, mon petit ami ?
— Sur la vérité, répondit l’enfant ; ma mère s’appelait Marie, voilà tout ce que je sais, et c’est pour cela que M. Anjorrant m’a donné, en me baptisant, le nom de Mario.
— Mais Mercédès a dit, je m’en souviens bien, observa Adamas, que cette dame avait remis au curé une bague d’alliance ; elle a parlé aussi d’un cachet.
— Oui, répondit Mario, le cachet venait de mon père, il y avait des armes dessus ; mais il nous a été volé, il n’y a pas longtemps. Quant à la bague, jamais M. Anjorrant, ni ma Mercédès, qui est pourtant très-adroite, ni moi, ni personne, n’avons pu l’ouvrir. Pourtant il y a quelque chose dedans. Ma mère, qui est morte sans dire un mot que son nom de baptême, Marie, a fait signe au curé d’ouvrir son anneau. Elle n’avait pas la force de le faire ; mais, lui, il ne le savait pas !
— Va le chercher, dit le marquis, nous saurons peut-être !
— Oh ! non ! répondit Mario effrayé ; ma Mercédès ne voudra pas, et, si elle sait que j’ai parlé, elle aura bien du chagrin.
— Mais, enfin, pourquoi se cache-t-elle de nous qui pouvons l’aider à te faire retrouver ta famille ?
— Parce qu’elle croit que vous écouterez l’Espagnol, et qu’il la tuera s’il apprend qu’elle l’a reconnu.
— Et lui, il ne la reconnaît donc pas ?
— Il ne l’a jamais vue, puisqu’elle était cachée !
— L’a-t-elle donc revu quelque part depuis cette méchante affaire ?
— Non, jamais.
— Et, après dix ans passés, elle croit être sûre de le reconnaître ? C’est bien douteux.
— Elle dit qu’elle en est sûre, qu’il n’a presque pas vieilli, qu’il est toujours habillé de noir ; et son vieux domestique, elle est bien sûre aussi que c’est le même. Oh ! elle les avait bien regardés. Quand, il y a trois jours, nous les avons rencontrés auprès d’un autre château qui n’est pas loin d’ici…
— Ah ! oui ! voyons, dit le marquis, conte-nous comment elle l’a rencontré.
— Il était avec un beau et bon jeune seigneur que je vous ai depuis entendu appeler Guillaume en parlant de lui. Celui-là avait donné beaucoup de monnaie aux bohémiens avec qui nous étions.
» Et, tout d’un coup, comme l’Espagnol avait l’air méchant et voulait me frapper, Mercédès m’a dit :
»
— C’est lui ! tiens ! c’est lui ! et l’autre, le vieux valet, c’est lui aussi !
» Et elle a couru après eux pour les voir, jusqu’à ce que M. Guillaume nous ait dit que ça l’ennuyait.
» Alors Mercédès lui a fait demander son nom et celui de son ami, afin, disait-elle, de prier pour eux. Mais M. Guillaume s’est moqué de nous, et les bohémiens ont repris leur route d’un autre côté.
» Alors ma Mercédès les a laissés marcher et m’a dit :
»
— Nous tenons les assassins de ton père, je t’en réponds. Il nous faut savoir leurs noms.
» Alors nous sommes revenus sur nos pas, nous avons été mendier au château de la Motte, et, comme on ne faisait pas grande attention à nous, Mercédès m’a dit d’écouter ce que disaient les domestiques et les paysans ; et comme cela nous avons su que l’Espagnol allait demeurer chez le marquis, parce que le marquis avait envoyé chercher son carrosse, et commandé que l’on apprêtât chez lui la chambre d’honneur pour un étranger.
» Et puis nous avons causé avec une bergère, dans un champ qui est par là.
» Elle nous a dit :
»
— Le marquis est tout à fait bon. Vous pouvez aller chez lui passer la nuit ; il vous fera du bien. Voilà son château là-bas.
» Nous sommes donc venus ici tout de suite, et, dès hier matin, nous avons revu l’assassin, les deux assassins ! Et, moi, j’ai vu les lettres sur les pistolets et sur la grande épée que tenait le domestique, et j’ai dit encore à Mercédès :
»
— Montre-moi le méchant couteau qui a tué mon pauvre papa ; il me semble bien que c’est les mêmes lettres qui sont dessus.
— Et tu en es sûr ? dit le marquis.
— J’en suis bien sûr ; et vous verrez vous-même si Mercédès veut vous les montrer !
— Où est-elle maintenant ?
— Avec M. Jovelin, qu’elle aime beaucoup parce qu’il s’est jeté dans l’eau pour moi.
— Il faut absolument que Jovelin lui arrache son secret, dit le marquis à Adamas ; va le chercher, que je lui parle.
XXIV
Adamas sortit et revint dire que Jovelin allait venir.
Il l’avait trouvé dans une conférence fort animée avec la Morisque : elle, parlant arabe ; lui, écrivant tout ce qu’elle disait, et lui, faisant beaucoup de gestes qu’elle avait l’air de comprendre.
— Il m’a fait signe qu’il ne pouvait s’interrompre, ajouta Adamas ; je crois bien, monsieur, qu’il lui fait avouer la vérité par douceur et persuasion ; ne le dérangeons pas. Il écrit vite, mais elle ne lit pas très-bien, même dans sa langue, et c’est merveilleux de voir comme, avec ses yeux et ses mains, il se fait entendre. Prenez patience, monsieur ; nous allons savoir quelque chose.
On attendit un quart d’heure qui sembla un siècle au marquis.
L’heure s’avançait ; on avait sonné le premier coup du souper. Il fallait peut-être se retrouver en face de Villareal sans avoir rien éclairci.
Bois-Doré était dans une vive agitation. Il se levait et se rasseyait, disant, à part lui, des mots sans suite qui intriguaient fort Adamas.
Mario, le croyant fâché contre lui, se tenait pensif et interdit dans un coin.
Fleurial, voyant l’anxiété de son maître, le regardait fixement, suivait tous ses pas et gémissait de temps en temps en remuant la queue, comme pour lui dire : « Mais qu’est-ce que vous avez donc ? »
Enfin Adamas se hasarda à formuler la question.
— Monsieur, s’écria-t-il, vous avez en ceci une idée que vous cachez à votre serviteur, et, par là, vous lui rendez votre peine encore plus pesante. Parlez, monsieur, parlez à Adamas comme vous parleriez à votre bonnet ; il ne le redira non plus qu’un bonnet de nuit, et cela vous soulagera d’autant.
— Adamas, répondit Bois-Doré, je crains bien d’être fou ; car il y a, dans cet enfant et dans l’histoire qu’il nous raconte, quelque chose qui me remue plus que de raison. Il faut que tu saches qu’aujourd’hui je me suis fait dire ma destinée par des bohémiens, et qu’il y a eu là dedans des paroles bien obscures, mais qui peuvent tout de même s’expliquer par l’intérêt que je sens pour ce petit malheureux. On m’a dit, entre autres choses étranges, que je serais père avant trois mois, trois semaines ou trois jours. Or, comme je te jure, Adamas, que je ne puis compter sur aucune paternité directe dans un aussi court délai, il est évident que je dois devenir père par adoption. Mais une autre parole de cette prédiction me tourmente davantage : c’est que l’on m’a révélé la mort de mon frère, en la plaçant juste à la même date que la Morisque donne à celle du père de cet enfant. Comment arranger cela ? La magicienne parlait à mots couverts et symboliques, mais elle a dit cette date clairement, en faisant le calcul des années, des mois et des jours qui se sont écoulés depuis. Et moi, en revenant ici, je faisais le même calcul, et je tombais juste sur le quatrième jour après la mort de notre roi Henri. Viens ici, Mario, n’as-tu pas dit quatre jours ?
— Mais, monsieur, observa Adamas, n’avez-vous pas dit vous-même, hier, que la dernière lettre de M. Florimond était datée du seizième jour de juin et de la ville de Gênes ?
— Il est vrai, mon ami ; mais on peut se tromper de date en écrivant, et mettre un mois pour un autre ; cela est arrivé à tout le monde !
— Mais, monsieur, est-ce que la ville de Gênes n’est pas en Italie, et fort distante du lieu où cet enfant place la mort de son père ?
— Sans doute, mon ami. Je torture la vraisemblance des choses pour arranger les paroles de la devineresse, et c’est une fantaisie dont je te permets de me reprendre. Et cependant, ouvre la crédence où sont enfermées les chères reliques de mon frère, et cette dernière lettre que j’ai tant relue sans en jamais pénétrer le sens !
— Mon Dieu, monsieur, dit Adamas en ouvrant le tiroir et en présentant la lettre à son maître, tout ce qui est arrivé et tout ce qui a dû arriver, vous l’avez fort bien compris et deviné dans le temps ; M. Florimond vous donnait fort peu de ses nouvelles, à cause des grandes occupations secrètes qu’il avait dans les cours d’Italie, où l’envoyait son maître le duc de Savoie. Il vous parlait de ses voyages sans vous en dire le but, parce que cela lui était interdit par la politique qu’il servait et qui n’était pas toujours la vôtre. Cette dernière lettre vous annonce d’autres voyages que ceux dont il était fraîchement revenu, et voici ce qu’il vous dit en propres termes : « Si vous n’entendez point parler de moi d’ici à l’automne, n’en prenez point de souci. Ma santé est bonne, et mes affaires personnelles ne sont point en mauvais état. » La date est bien authentique, puisqu’il commence en vous disant : « Monsieur et bien-aimé frère, vous avez dû recevoir ma lettre de janvier dernier : depuis ces cinq mois passés… »
— Je sais tout cela, Adamas, je le sais par cœur, et, ce nonobstant, quand j’ai été en Italie, l’année 1611, m’enquérir en personne de ce pauvre frère, dont je n’entendais plus parler, il m’a été dit qu’il n’était jamais revenu d’une mission à Rome, pour laquelle il était parti quinze mois auparavant. Et, quand je fus à Rome, il y avait plus de deux ans qu’on ne l’y avait vu. J’ai parcouru toute l’Italie jusqu’en 1612, sans trouver de lui aucun indice et aucun vestige, à ce point que je m’imaginai qu’il avait fait quelque grand voyage aux Indes d’Orient ou d’Occident, pour son propre compte, et que je l’en verrais revenir quelque jour ; mais, à la fin, j’ai dû tenir pour certain qu’il avait été méchamment occis par les brigands dont l’Italie est infestée, ou qu’il avait péri dans quelque tempête sur mer. Il n’avait pas fait grosse fortune au service du Savoyard, bien qu’il ne se soit jamais plaint, et je pense qu’il n’était guère accompagné dans ses courses. Enfin j’ai perdu l’espoir de le retrouver, mais non celui de découvrir son sort et de le venger, s’il a été mis à mort traîtreusement.
Pendant que le marquis et Adamas devisaient ainsi, Mario, dont on ne s’occupait plus, s’était glissé derrière le fauteuil du marquis.
Il écoutait, il regardait avec attention la lettre que Bois-Doré tenait dans ses mains. Il savait très-bien lire, comme nous l’avons dit, et même l’écriture manuscrite ; mais il était en proie à une grande anxiété, craignant de se tromper et d’être encore accusé de parler au hasard.
Enfin, il se crut à peu près sûr de son fait, non-seulement d’après l’écriture, mais encore d’après les expressions de la lettre et la particularité des circonstances. Il s’écria :
— Attendez !
Et il sortit plein de résolution et de joie, sans que le marquis, absorbé dans ses réflexions, en tint beaucoup de compte.
Mario connaissait déjà la chambre de maître Jovelin, et il y trouva sa mère, qui se retirait sans avoir voulu montrer les objets dont elle était la gardienne jalouse et méfiante.
Lucilio avait été aussi frappé que le marquis de la coïncidence de la date fixée dans la mémoire de l’enfant par l’abbé Anjorrant, avec celle attribuée par la petite bohémienne à la mort de Florimond.
Il ne croyait nullement à la magie ; mais, comme il avait été également frappé du nom de Mario prononcé par La Flèche, il craignait que le marquis ne fût la dupe de quelque jonglerie.
Il commençait à soupçonner la Morisque elle-même, et son premier soin, en rentrant au manoir, avait été de l’appeler pour la questionner par écrit, avec beaucoup de précision et de sévérité. Il exigeait qu’elle montrât la bague et la lettre de M. Anjorrant dont elle avait parlé ; et, bien que cette femme éprouvât beaucoup de respect et de sympathie pour lui, cette insistance lui faisant craindre l’intervention indirecte de l’Alvimar dans l’interrogatoire qu’elle subissait, elle s’était renfermée dans un silence plein d’angoisse.
Dès qu’elle vit Mario, son cœur froissé exhala la plainte qu’il n’osait adresser directement à Lucilio.
— Viens, mon pauvre enfant, lui dit-elle ; on nous chasse d’ici, car on nous accuse de vouloir tromper et d’avoir raconté une histoire qui ne serait pas vraie. Viens, partons bien vite, afin que l’on connaisse que nous ne demandons secours qu’à Dieu et à nous-mêmes.
Mais Mario l’arrêta.
— C’est assez nous méfier, lui dit-il ; mère, il faut faire ce qu’on nous demande. Donne-moi la lettre, donne-moi la bague ! elles sont à moi, je les veux tout de suite !
Lucilio fut frappé de l’énergie de l’enfant, et la Morisque, stupéfaite, garda quelques instants le silence.
Jamais Mario ne lui avait parlé ainsi, jamais elle n’avait senti en lui la moindre velléité d’indépendance, et voilà qu’il lui commandait avec autorité !
Elle eut peur, elle crut à quelque prodige ; toute la force de son caractère tomba devant une idée fataliste ; elle ôta de sa ceinture l’escarcelle de peau d’agneau où elle avait cousu les précieux objets.
— Ce n’est pas tout, mère, lui dit encore Mario : il me faut aussi le couteau.
— Tu n’oseras pas y toucher, enfant ! c’est le couteau qui a tué…
— Je sais, je l’ai déjà regardé. Je veux le regarder encore. Il faut que j’y touche, et j’y toucherai. Donne !
Mercédès remit le couteau et dit en joignant les mains :
— Si c’est l’esprit contraire qui fait agir et parler mon fils, nous sommes perdus, Mario !
Il ne l’écouta pas, et appuyant le petit sac de peau sur la table de Lucilio, il le décousit lestement avec le poignard ; il en tira la bague, qu’il passa dans son pouce, et la lettre de l’abbé Anjorrant à M. de Sully, dont il fit sauter le scel et la soie, à la grande consternation de Mercédès.
Cela fait, il ouvrit la missive, en tira un papier taché et maculé, le baisa, le regarda avec attention ; puis, s’écriant : « Viens, mère ! venez, monsieur Jovelin ! » il s’élança dans l’escalier, rentra dans la chambre du marquis, saisit impétueusement, dans les mains de celui-ci, la lettre qu’il commentait encore, compara les écritures, et, posant tout ce qu’il tenait dans les mains d’Adamas, lettres, bague et poignard, il sauta sur les genoux du marquis, lui jeta ses bras au cou et se mit à l’embrasser si fort que le bon monsieur en fut comme étranglé pendant un moment.
— Voyons, voyons ! dit enfin Bois-Doré, un peu fâché de cette familiarité à laquelle il ne s’attendait pas, et qui avait gravement compromis sa frisure, ce n’est point l’heure de jouer ainsi, mon bel ami, et vous prenez là des libertés… Qu’est-ce que vous nous apportez ? et pourquoi ?…
Mais le marquis s’arrêta en voyant Mario fondre en larmes.
L’enfant avait obéi à une inspiration, il avait eu la foi ; mais, l’esprit des autres n’allant pas si vite et si droit que le sien, le doute, la peur et la honte lui revenaient. Il avait désobéi à Mercédès, qui pleurait et tremblait.
Lucilio le regardait d’un air attentif, dont il se sentait intimidé ; le marquis repoussait son étreinte passionnée, et Adamas, stupéfait, n’avait pas l’air de constater sans hésitation la similitude des écritures.
— Voyons, ne pleurez pas, mon enfant, dit le marquis agité, en prenant des mains d’Adamas la lettre de son frère et le papier froissé et usé que Mario avait apporté. Qu’as-tu, Adamas, et pourquoi trembles-tu de la sorte ? Qu’est-ce donc que ce papier taché de noir ? Vrai Dieu ! ce sont des traces de sang ! Rapproche la bougie, Adamas, voyons !… Eh ! mes amis ! eh ! monseigneur Dieu qui êtes au ciel ! Jovelin ! Adamas ! voyons ceci ! Je ne suis point halluciné ? C’est l’écriture, c’est le vrai caractère de mon frère chéri ? Et ce sang… Ah ! mes amis, cela est bien dur à regarder… Mais… Mario, où as-tu pris cela ?
— Lisez, lisez, monsieur, s’écria Adamas, assurez-vous bien…
— Je ne puis, dit le marquis, qui devint pâle ; le cœur me faut ! D’où vient ce papier ?
— On l’a trouvé sur mon père, dit Mario reprenant courage ; voyez si ce n’est pas une lettre pour vous, qu’il voulait vous envoyer. M. Anjorrant me l’a fait lire bien des fois ; mais il n’y avait pas votre nom dessus, et nous n’avons jamais su à qui la faire tenir.
— Ton père ! répéta le marquis sortant comme d’un rêve ; ton père !…
— Lisez donc, monsieur ! s’écria Adamas ; assurez-vous.
— Non ! pas encore, dit le marquis. Si c’est un songe que je fais, je ne souhaite pas en être détrompé. Laissez-moi m’imaginer que ce bel enfant… Viens ici, petit, dans mes bras… Et toi, Adamas, lis si tu peux ! moi, je ne saurais !
— Je lirai, moi, dit Mario ; suivez avec vos yeux. Et il lut :
« Monsieur et bien-aimé frère,
» N’ayez point égard à la lettre que vous recevrez de moi après celle-ci et que je vous ai écrite de Gènes, à la date du seizième jour du mois prochain, en prévision d’une longue et dangereuse absence, durant laquelle, redoutant vos inquiétudes sur mon compte, j’ai souhaité de vous tranquilliser par une lettre anticipée, et aussi vous empêcher de vous enquérir de moi en ce pays, où je désirais que cette absence ne fût point remarquée.
» Comme, grâce à Dieu, me voici, plus vite et plus heureusement que je ne l’espérais, hors de peine et de danger, je vous veux, dès ce jour, informer de mes aventures, lesquelles je puis enfin vous dire sans dissimulation ni réserve, gardant toutefois les détails pour le très-prochain et très-désiré moment où je serai près de vous avec ma femme honorée et aimée ; et, si Dieu le permet, avec l’enfant dont, sous peu de jours, elle me rendra père !
» Il vous suffira, aujourd’hui, de savoir que, marié secrètement dès l’an passé, en Espagne, avec une belle et noble dame, contrairement au gré de sa famille, j’ai dû la quitter pour le service de mon prince, et revenir non moins secrètement auprès d’elle, pour la soustraire à la rigueur de ses parents et la conduire en France, où nous avons enfin mis le pied aujourd’hui, à la faveur de nos précautions et déguisements.
» Nous comptons nous arrêter à Pau, d’où je vous enverrai cette lettre, en attendant celle qui vous annoncera, s’il plaît au ciel, l’heureuse délivrance de ma femme, et où j’aurai le loisir qui me manque en ce moment pour vous raconter… »
Ici, la lettre avait été interrompue par quelque soin imprévu.
Elle avait été pliée et emportée dans le justaucorps du voyageur, pour être achevée et cachetée à Pau probablement, et là, confiée aux messagers qui faisaient, tant bien que mal, à cette époque, le service des lettres dans les villes de quelque importance.
XXV
Bois-Doré pleura beaucoup en écoutant cette lecture, qui, dans la bouche de Mario, pénétrait plus avant encore dans son cœur.
— Hélas ! dit-il, je l’accusai souvent d’oubli, et il songeait à moi dès son premier jour de joie et de sécurité ! Il allait venir, sans doute, me confier sa femme et son enfant, et je n’aurais pas vécu seul et sans famille ! Mais, va, repose en paix dans le soin de Dieu, mon pauvre ami ! ton fils sera le mien, et, dans ma douleur de t’avoir si cruellement perdu, j’ai, du moins, cette consolation d’embrasser ta vivante image ! car c’est tout son air et toute sa grâce, mon ami Jovelin, et j’en ai eu le cœur remué, dès le premier regard que j’ai jeté sur cet enfant. Et maintenant, Mario, embrassons-nous comme oncle et neveu que nous sommes, ou bien plutôt comme père et fils que nous devons être.
Cette fois le marquis s’inquiéta peu de sa perruque, et il embrassa son fils adoptif avec une effusion qui changea en joie, autour de lui, les douloureux souvenirs évoqués par la lettre.
Cependant Mercédès, que les soupçons de Lucilio avaient navrée, tenait maintenant à faire constater la vérité dans tous ses détails.
— Donne-leur la bague, dit-elle à Mario ; peut-être ils sauront l’ouvrir, et tu connaîtras le nom de ta mère.
Le marquis prit ce gros anneau d’or et le retourna dans tous les sens ; mais lui, l’homme aux inventions et aux secrets, il ne put jamais trouver le moyen de l’ouvrir.
Ni Jovelin ni Adamas un furent plus habiles, et l’on dut y renoncer provisoirement.
— Bah ! dit le marquis à Mario, ne nous inquiétons point. Tu es le fils de mon frère, voilà ce dont je ne puis douter. D’après sa lettre, tu appartiens à une plus grande famille que la nôtre ; mais nous n’avons pas besoin de connaître tes aïeux espagnols pour te chérir et nous réjouir de toi !
Cependant Mercédès pleurait toujours.
— Qu’a donc cette pauvre Morisque ? dit le marquis à Adamas.
— Monsieur, répondit-il, je n’entends pas ce qu’elle dit à maître Jovelin ; mais je vois bien qu’elle craint de ne pouvoir rester auprès de son enfant.
— Et qui l’en empêcherait, par hasard ? Sera-ce moi qui lui dois tant de joie et de remercîment ? Venez çà, bonne fille more, et demandez-moi ce que vous voulez. S’il ne vous faut qu’une maison, des terres, des troupeaux et des serviteurs, voire un bon mari à votre gré, vous aurez toutes ces choses, ou j’y perdrai mon nom !
La Morisque, à qui Mario traduisit ces paroles, répondit qu’elle ne demandait qu’à travailler pour vivre, mais en un lieu où elle pût voir son cher Mario tous les jours.
— Accordé ! dit le marquis en lui tendant les deux mains qu’elle couvrit de baisers ; vous resterez en mon logis, et, s’il vous plaît de voir mon fils à toutes les heures, vous me ferez plaisir ; car, puisque vous le chérissez si bien, nulle autre femme que vous ne le soignera. Or çà, mes amis, félicitez-moi de la grande consolation qui m’arrive, et qui, vous le savez, Jovelin, est conforme en tous points à la prédiction.
Là-dessus il embrassa Lucilio, et même, pour la première fois de sa vie, le fidèle Adamas, qui écrivit en lettres d’or ce fait glorieux sur ses tablettes.
Puis le marquis prit Mario dans ses bras, le plaça sur la table au milieu de la chambre, et, s’éloignant de quelques pas, se mit à le contempler comme s’il ne l’eût pas encore vu.
C’était son bien, son héritier, son fils, la plus grande joie de sa vie.
Il l’examinait de la tête aux pieds en souriant, avec un mélange de tendresse, d’orgueil et d’enfantillage, comme si c’eût été un tableau ou un meuble magnifique ; et, comme il se sentait déjà père et ne voulait pas donner de vanité ridicule à ce noble enfant, il renfonçait ses exclamations et se contentait de faire briller ses gros yeux noirs, de montrer ses grandes dents riantes, tournant complaisamment la tête à droite et à gauche, comme pour dire à Adamas et à Lucilio : « Hein ! quel garçon, quel air, quels yeux, quelle taille, quelle gentillesse, quel fils ! »
Ses deux amis partageaient sa joie, et Mario supportait l’examen d’un air tendre et assuré qui semblait leur dire : « Vous pouvez me regarder, vous ne trouverez en moi rien de mauvais ; » mais il semblait dire au vieillard plus particulièrement : « Tu peux m’aimer de toutes tes forces, je te le rendrai bien. »
Et, quand l’examen fut fini, il y eut encore entre eux une étreinte, comme s’ils eussent voulu se rendre en un baiser tous les baisers dont l’enfance de l’un et la vieillesse de l’autre avaient été privées.
— Voyez-vous, mon grand ami, dit le marquis à Lucilio dans sa joie, qu’il ne se faut point moquer des devins, lorsque c’est par les astres qu’ils nous prédisent nos destinées ? Vous hochez votre bonne et forte tête ? Vous croyez pourtant que notre planète…
Le bon marquis eût bien essayé d’exposer un système quelconque de sa façon, où l’astronomie, qui le charmait, eût été un peu corroborée d’astrologie, qui le charmait plus encore, si Lucilio ne l’eût interrompu par un billet où il le pressait d’aviser avec lui aux moyens de découvrir l’assassin de son frère.
— En ceci, vous avez grandement raison, dit Bois-Doré ; et pourtant, dans ce jour de liesse à nul autre pareil, il m’en coûte de songer à punir. Mais je le dois, et, s’il vous plaît, nous allons en discourir ensemble.
— Va, Adamas, cours dire à ce M. d’Alvimar que je le prie d’excuser un moment de retard dans le souper ; et surtout ne faisons rien savoir encore, dans la maison, de la grande recouvrance que nous avons faite… Va donc, mon ami… Que fais-tu là ? ajouta-t-il en voyant Adamas qui se regardait au grand miroir enchâssé dans un cadre à réseau d’or, en se faisant à lui-même d’étranges grimaces.
— Rien, monsieur, répondit Adamas ; j’étudie mon sourire.
— Et à quelles fins, je te prie ?
— N’est-il pas à propos, monsieur, que je me compose une physionomie traîtresse pour parler à ce traître ?
— Non, mon ami ; car, pour le croire tel, il faut avoir mieux examiné les choses, et c’est ce que nous allons faire.
En ce moment Clindor frappa à la porte.
Il annonçait, de la part de M. de Villareal, une indisposition et le désir de ne pas quitter sa chambre.
— C’est pour le mieux, dit le marquis à Adamas ; j’irai lui faire visite. Après quoi, nous instruirons son procès entre nous.
— Vous n’irez pas seul, monsieur, dit Adamas. Qui sait si cette maladie n’est pas feinte, et si, averti par sa conscience, ce coquin ne vous tend pas quelque piége ?
— Tu déraisonnes, mon cher Adamas. S’il a tué mon pauvre frère, assurément il n’a jamais su son nom, puisqu’il est chez moi sans inquiétude.
— Mais voyez donc le poignard, mon cher maître ! Vous n’avez pas encore regardé cette preuve…
-Hélas ! dit Bois-Doré, penses-tu que je puisse l’examiner froidement ?
Lucilio conseilla au marquis de voir son hôte avant d’avoir rien éclairci, afin d’être assez calme pour lui cacher ses soupçons.
Adamas laissa passer le marquis ; mais il se glissa sur ses talons jusqu’à la porte de l’appartement de l’Espagnol.
D’Alvimar était effectivement malade. Il était sujet à des migraines nerveuses très-violentes, que ramenait tout accès de colère, et il en avait eu plus d’un dans la journée.
Il remercia le marquis de sa sollicitude et le supplia de ne pas s’occuper de lui. Il ne lui fallait que de la diète, du silence et du repos jusqu’au lendemain.
Bois-Doré se retira en recommandant à la Bellinde de veiller discrètement à ce que son hôte ne manquât de rien, et il prit occasion de cette visite pour examiner la figure du vieux Sanche, à laquelle il n’avait pas encore fait attention.
Long, maigre et blême, mais osseux et robuste, l’ancien éleveur de porcs était assis dans la profonde embrasure de la fenêtre, lisant, aux dernières lueurs du jour, un livre ascétique dont il ne se séparait jamais, et qu’il ne comprenait pas. Articuler avec les lèvres les paroles de ce livre et réciter machinalement le chapelet, telle était sa principale occupation et, ce semble, son unique plaisir.
Bois-Doré, du coin de l’œil, observait tantôt le maître étendu d’un air accablé sur son lit, tantôt le serviteur calme, austère et pieux, dont le profit monacal se dessinait sur le vitrage.
— Ce ne sont pas là des voleurs de grand chemin, pensait-il. Que diable ! ce jeune homme blanc et mince, à l’œil doux comme celui d’une demoiselle… Il est vrai que, tantôt, lorsqu’il se fâcha contre les bohémiens, et, hier, lorsqu’il déclamait contre les Morisques, il n’avait pas l’air aussi bénin que de coutume. Mais ce vieil écuyer à barbe de capucin, lisant en son livre de piété avec tant de recueillement… Il est vrai que rien ne ressemble tant à un honnête homme qu’un coquin qui sait son métier ! Allons, ma pénétration ne suffit point ici, il faut peser les faits.
Il retourna dans le pavillon qui était attribué en entier à son appartement, chaque étage se composant d’une grande pièce et d’une plus petite : au rez-de-chaussée, la salle à manger avec l’office pour la desserte ; au premier, le salon de compagnie et le boudoir ; au second, la chambre à coucher du châtelain et un autre boudoir ; au troisième, la grande salle dite des verdures[16], celle qu’Adamas décorait parfois du nom de salle de Justice ; au quatrième, un appartement vacant et non terminé.
Dans la construction récente accolée au flanc de ce petit édifice, étaient superposées les chambres d’Adamas, de Clindor et de Jovelin, communiquant avec celles de la grand’maison ; c’est ainsi que, sans raillerie, on appelait ingénument, dans le village, le petit pavillon du marquis.
Il retrouva son monde réuni dans la salle des Verdures, et seulement alors il se rappela que la Morisque avait eu accès dans sa chambre, au milieu de l’émotion générale. Il sut gré à Adamas d’avoir transporté la séance hors de son sanctuaire. Il vit Jovelin occupé à écrire, et, sans vouloir le déranger, il s’assit et prit connaissance de la lettre adressée par l’abbé Anjorrant à M. de Sully, à l’effet de le mettre à même de découvrir la famille de Mario.
Cette lettre avait été écrite peu de temps après la mort de Florimond, M. Anjorrant ignorant encore la mort de Henri IV et la disgrâce de Sully ; elle n’était pas parvenue. Ceci en était une copie, que l’abbé avait gardée et léguée à Mario, avec la lettre non achevée de Florimond. Cette lettre de l’abbé, ou plutôt ce Mémoire, contenait des détails très-précis sur l’assassinat du faux colporteur, tels que l’abbé les avait recueillis de la bouche de Mercédès, et confirmés par divers indices.
Dans tout cela, rien ne révélait la prétendue culpabilité de d’Alvimar et de son valet. Les assassins étaient restés inconnus. L’un et l’autre, il est vrai, étaient décrits assez fidèlement dans les dépositions de la Morisque consignées dans ce Mémoire ; mais cette femme, qui assurait maintenant les reconnaître, pouvait fort bien se faire illusion, et son accusation ne suffisait pas pour les condamner.
Le couteau catalan, instrument du crime, confronté avec celui donné par Lauriane, était une preuve plus énergique. Ces deux armes étaient, sinon identiques, du moins tellement ressemblantes, qu’au premier coup d’œil, on avait peine à les distinguer l’une de l’autre. Les chiffres et la devise étaient sortis du même poinçon, et les lames de la même fabrique.
Mais Florimond pouvait avoir été tué avec une arme dérobée à M. de Villareal ou perdue par lui.
Rien ne prouvait que celle donnée au marquis par Lauriane vint de cet étranger.
Enfin, les chiffres vus par Mario, Mercédès et Adamas sur les autres armes de l’Espagnol pouvaient n’être pas les siens, puisque en somme il s’était fait présenter par Guillaume sous le nom d’Antonio de Villareal.
XXVI
L’équitable Bois-Doré faisait tout haut ces réflexions à Adamas, lorsque le muet lui présenta la feuille qu’il venait d’écrire.
C’était le bref récit de ce qui s’était passé le matin, à la Motte-Seuilly, entre Lauriane, l’Espagnol et lui : le couteau lancé méchamment à diverses reprises pour l’effrayer et l’interrompre, plongé ensuite dans les entrailles du louveteau, et enfin cédé en gage de soumission et de repentir à madame de Beuvre, sous les yeux mêmes de Jovelin.
— Alors, ceci devient grave ! dit le marquis tout pensif, et je vois, dans le Villareal, un fort méchant homme. Pourtant, il se peut qu’aucune de ces armes n’ait été en sa possession, il y a dix ans, et qu’il les ait reçues depuis en don ou en héritage. Il serait alors le parent ou l’ami de l’assassin ; il se trouve des scélérats et des lâches dans les meilleures familles. Comme vous, maître Jovelin, j’ai mauvaise opinion de notre hôte ; mais je suis certain que, comme moi, vous hésitez encore beaucoup à le condamner sur ces preuves.
Lucilio fit signe que oui, et conseilla au marquis de tâcher de lui faire avouer la vérité par surprise ou par ruse.
— C’est à quoi nous songerons avec soin, répondit Bois-Doré, et vous m’y aiderez, mon grand ami. Pour le moment, il nous faut aller souper, et, puisque nous sommes seuls entre nous, nous allons nous donner la joie de manger avec notre petit futur marquis, dont la place, pas plus que la vôtre, n’est à l’office.
— Et pourtant, monsieur, si vous m’en croyez, dit Adamas, nous laisserons encore aujourd’hui les choses comme elles sont. La Bellinde est une méchante peste et je la trouve beaucoup trop amie avec le presbytère officine de mauvais propos contre nous tous.
— Voyons, Adamas, dit le marquis, qu’y a-t-il donc de si piquant entre le presbytère et toi ?
— Il y a, monsieur, que, moi aussi, j’ai consulté la magie. Ce matin, à peine fûtes-vous parti, qu’un nommé La Flèche, le même bohémien, sans doute, que vous avez vu, sur le jour, à la Motte, vint rôder autour du château et offrir de me dire la bonne aventure. Je refusai ; j’ai trop grand’peur des prédictions, et je dis que le mal qui nous doit arriver nous arrive deux fois quand nous le connaissons d’avance. Je me contentai de lui demander qui m’avait dérobé la clef de l’armoire aux liqueurs, et il me répondit sans hésiter :
« — Celle que vous supposez !
» — Nommez-la, repris-je connaissant bien que c’était la Bellinde, mais voulant éprouver la science de cet habile compère.
» — Les astres me le défendent, répondit-il ; mais je vous puis dire ce que fait, au moment où nous parlons, la personne que vous n’aimez point. Elle est chez le recteur, où elle se gausse de vous, disant que vous avez mis en tête au châtelain de ce manoir d’épouser la jeune madame…
— Taisez-vous, Adamas, taisez-vous ! s’écria pudiquement le marquis ; vous ne devez point répéter les billevesées…
— Non, monsieur, non ! je ne dis rien ; mais, voulant savoir si le sorcier disait vrai, dès qu’il fut parti, je m’en allai, comme en me promenant, le long du presbytère, où je vis la Bellinde à une croisée, avec la gouvernante, lesquelles toutes deux se mirent à rire et à me bafouer en se cachant.
Jovelin demanda si ce bohémien était entré dans le château.
— Il l’eût fort souhaité, dit Adamas ; mais Mercédès, qui le regardait de la cuisine sans se montrer à lui, me pria de ne point le recevoir, disant qu’il était sujet à dérober, et je ne le laissai point entrer dans le préau. Il en regardait la porte avec beaucoup d’émotion, et, comme je lui demandai ce qu’il y voyait, il me répondit :
« — Je vois de grands événements près de s’accomplir dans cette maison ; si grands et si surprenants que je les dois annoncer à votre maître. Faites-moi parler à lui.
» — Vous ne pouvez, lui dis-je, il n’est point céans.
» — Je le sais, reprit-il. Il est à la Motte-Seuilly, où j’essayerai de le voir ; mais, si je ne peux lui parler là sans témoins, je reviendrai ici, et véritablement, si vous me refusez encore l’entrée, vous en aurez regret un jour, car bien des destinées sont en mes mains.
— Tout cela est fort remarquable, dit naïvement le marquis. Le fait est qu’il m’a prédit tout ce qui m’arrive, et je regrette maintenant de ne l’avoir pas interrogé davantage. S’il revient, Adamas, il me le faut amener. — Ne m’avez-vous pas dit, mon cher Mario, que c’était un garçon d’esprit ?
— Il est très-amusant, répondit Mario ; mais ma Mercédès ne l’aime pas. Elle croit que c’est lui qui nous a volé le cachet de mon père. Moi, je ne le crois pas, car il nous a aidés à le chercher et à le réclamer aux autres bohémiens. Il paraissait nous aimer beaucoup, et il faisait tout ce que nous lui demandions.
— Et qu’est-ce qu’il y avait sur ce cachet, mon cher enfant ?
— Des armoiries. Attendez ! M. l’abbé Anjorrant les avait regardées avec un verre qui faisait voir gros, car c’était si fin, si fin qu’on ne distinguait pas bien, et il m’avait dit :
«
— Retiens ceci : D’argent à l’arbre de sinople. »
— C’est bien cela, dit le marquis ; ce sont les armes de mon père ! Ce seraient les miennes si le roi Henri ne m’en avait composé d’autres à sa guise.
— Les unes et les autres, écrivit Lucilio, sont sculptées sur la porte du préau. Demandez à l’enfant s’il ne les avait pas vues en arrivant ici.
— Et comment les eût-il vues ? dit Adamas, qui lisait les paroles de Lucilio en même temps que son maître. Les maçons qui réparaient l’arcade avaient leur échafaud dessus !
— Et ce matin, reprit Lucilio avec son crayon, lorsque le bohémien regardait cette porte, pouvait-il voir les écussons ?
— Oui, répondit Adamas, les échafauds étaient enlevés, et les maçons occupés ailleurs. Les écussons remis à neuf… Mais j’y songe, maître Jovelin, ce La Flèche devait savoir quelque chose de l’histoire de notre cher enfant puisqu’ils ont voyagé ensemble ?
— Je ne crois pas, répondit Mario ; nous n’en parlions jamais à personne.
— Mais vous en parliez avec Mercédès ? écrivit Lucilio. La Flèche comprend-il l’arabe ?
— Non, il comprend l’espagnol ; mais je parlais toujours arabe avec Mercédès.
— Et, dans la bande de ces bohémiens, n’y avait-il pas d’autres Morisques ?
— Il y avait la petite Pilar, qui comprend l’arabe parce qu’elle est fille d’un Morisque et d’une gitana.
— Alors, écrivit Lucilio au marquis, renoncez à la croyance au merveilleux. La Flèche a voulu exploiter la circonstance. Il savait jusqu’à un certain point l’histoire de Mario ; il a appris la vôtre dans le pays, celle de votre frère disparu il y a dix ans. Il avait volé le cachet. Il a reconnu les armoiries sur l’écusson de la porte. Il avait retenu les dates. Il a deviné, pressenti ou supposé la vérité entière. Il a couru à la Motte pour vous faire sa prédiction, qu’il a apprise par cœur à la petite gitanelle. Ce soir ou demain, il vous apportera le cachet, pensant débrouiller à lui seul le mystère que vous savez maintenant, et recevoir une grosse récompense. C’est un filou et un intrigant, rien de plus.
Il en coûtait au marquis d’admettre des explications si naturelles et si vraisemblables ; pourtant il s’y rendit.
Adamas lutta encore.
— Comment, dit-il à Lucilio, expliquerez-vous ce qu’il m’a révélé de la Bellinde et du presbytère ?
Lucilio répondit que cela était bien aisé. Bellinde avait écouté, la veille, aux portes de l’appartement du marquis ; La Flèche avait écouté, le matin, à la porte ou sous les fenêtres de la cure.
— Vous dites sensément les choses, s’écria le marquis, et je vois bien qu’il n’y a pas là d’autre magie que celle de la sainte Providence, qui a amené, avec cet enfant, la vérité et la joie dans ma maison. Allons souper ! nous aurons ensuite l’esprit plus lucide.
Cette fois, le marquis soupa vite et sans plaisir.
Il se sentait espionné par Bellinde, qui n’avait plus l’espoir d’écouter dans le passage secret, vu qu’Adamas, pendant qu’il tenait les maçons, l’avait fait murer dans la journée ; mais la curieuse et malveillante fille remarquait les longues conférences du marquis et de Jovelin avec Mercédès et l’enfant, les portes fermées pendant ces entretiens, et surtout les airs importants et triomphants d’Adamas dont chaque regard semblait lui dire : « Vous ne saurez rien ! »
Elle n’était pas assez intelligente pour deviner quoi que ce fût. Elle pensait que le marquis, donnant suite à ses espérances de mariage, préparait avec « les égyptiens » un divertissement pour la petite veuve.
Il n’y avait rien là dont elle pût tirer parti contre Adamas, son ennemi personnel ; mais elle ressentait, contre lui et contre la Morisque, une jalousie qui ne cherchait que l’occasion d’une vengeance.
Lorsque Bois-Doré fut seul avec Jovelin, ils concertèrent et arrêtèrent un plan de conduite pour le lendemain vis-à-vis de d’Alvimar.
La lettre de M. Anjorrant fut attentivement relue et commentée. Puis le bon Sylvain, qui n’aimait pas à s’absorber dans les affaire sérieuses et tristes, fit revenir son héritier et passa la soirée à causer et à jouer avec lui. En cela, il tenait bien réellement de son cher maître Henri IV, sans penser à le singer.
Il adorait les grâces de l’enfance, et, sans le défaut de souplesse de ses reins, il eût fait volontiers le cheval autour de la chambre.
— Ça, dit-il à Adamas quand il vit le sommeil alourdir les paupières soyeuses de Mario, il faut le rendre à la Morisque, pour que, cette nuit encore, elle prenne soin de lui. Mais, demain, quand nous aurons tiré au clair l’affaire de ce Villareal, il ne sera plus question de cacher la vérité, et je veux que mon héritier ait son lit dans le boudoir de ma propre chambre. Venez, mon enfant, dit-il à Mario, regardez ce petit nid, tout or et soie, qui n’attendait qu’un gentil seigneur tel que vous ! Aimez-vous cette tenture de lampas rose vif et ces petits meubles incrustés de nacre ? Ne semble-t-il pas qu’ils aient été destinés à un personnage de votre taille ? Il s’agira, Adamas, de lui arranger un lit qui soit un chef-d’œuvre. Que dirais-tu d’un carré à colonnes torses d’ivoire avec un gros bouquet de plumes roses à chaque coin ?
— Monsieur, dit Adamas, dès que nous serons tranquilles, je mettrai mon esprit à la question pour vous contenter, car rien n’est trop beau pour votre héritier. Et nous songerons aussi à ses habillements, qui doivent être appropriés à sa qualité.
— J’y songe, Adamas, j’y songe ! s’écria le marquis, et je veux que sa garde-robe soit toute semblable à la mienne. Tu me feras venir ici les meilleurs tailleurs, les lingères, les cordonniers, chapeliers et plumassiers les plus habiles du pays, et, un mois durant, je veux que, sous mes yeux, jour et nuit, s’il le faut, on travaille à l’équipement de mon neveu.
— Et ma Mercédès, dit Mario sautant de joie, est-ce qu’on lui donnera aussi de belles robes comme la Bellinde en a ?
— La Mercédès aura de belles robes, des robes d’or et d’argent, si c’est sa fantaisie… Et cela me fait penser… Écoutez, mon cher Jovelin, il me semble que cette femme est belle et encore jeune. Ne seriez-vous point d’avis de lui laisser reprendre ici le costume morisque, qui est fort galant, sauf le voile, qui est par trop islamite ? Puisque cette bonne créature est franche chrétienne à l’heure qu’il est, et que nous vivons dans un pays où le populaire n’a jamais vu de Morisque, ce costume ne choquera les regards de personne et réjouira les nôtres. Qu’en pense votre sagesse ?
La sagesse de Lucilio avait fort à faire pour concilier la tendre affection que méritait le marquis avec le sentiment que sa puérilité faisait naître. Mais, n’espérant pas corriger un si vieil enfant, en somme, la raison lui commandait d’en prendre son parti et de l’aimer tel qu’il était.
Le philosophe eût désiré que, pour commencer la nouvelle destinée de Mario, on ne l’affolât point tant de parures et de luxe, mais qu’on lui dit plutôt quelque chose des devoirs nouveaux qu’il avait à pratiquer.
Il se consola en remarquant que l’enfant était moins enivré de la possession de ces choses que réjoui et attendri des amitiés et caresses dont il se voyait l’objet.
Le lendemain, d’Alvimar, qui n’avait pas dormi de la nuit, fit demander par Bellinde, qui le soignait avec complaisance, la permission de ne pas paraître avant l’après-midi.
Le marquis lui fit encore une courte visite, et fut frappé de l’altération de ses traits. Sous le coup des sinistres prédictions qui lui avaient été faites, il avait eu des rêves affreux.
Enfin, la clarté du jour avait fait entrer l’espoir dans son âme, et il sommeilla une partie de la journée.
XXVII
Le marquis profita de ce répit pour revenir à ses projets de parures.
Il monta avec Mario et Adamas à la salle vacante, qui était au quatrième étage, c’est-à-dire au-dessus de la chambre des Verdures.
Cette salle, inachevée, offrait un pêle-mêle de coffrets et d’armoires où Mario, dès que les cadenas et couvercles furent levés, et les battants ouverts, crut entrer dans un conte de fées. Ce n’étaient que tissus magnifiques, galons éblouissants, rubans, dentelles, plumes et bijoux, riches tentures, cuirs de Cordoue, meubles en pièces tout neufs et prêts à être montés, reliquaires chargés de pierreries, excellentes peintures sur verre qui n’attendaient que l’assemblage, belles mosaïques d’émail numérotées en piles, pièces de toile fine, immenses rideaux de guipure, treillis d’or et d’argent ; enfin un butin complet qui sentait son partisan d’une lieue, et que le marquis regardait comme très-légitimement acquis à la pointe de son épée.
Cet amas de dépouilles opimes s’appelait, dans la maison, le magasin, le fourre-tout. Il était censé contenir le trop-plein des objets d’ameublement, le rebut, les rognures.
Adamas seul était initié au contenu de ces coffres merveilleux, et il appelait tout bas cette salle le trésor ou l’abbaye.
Il y avait là, non pas des colifichets à la mode, comme dans les appartements du marquis, mais des objets d’art ou d’industrie d’une grande valeur et d’une grande beauté, quelques-uns fort anciens et d’autant plus précieux : des étoffes dont les procédés de fabrication étaient déjà perdus, des armes de toute dimension et de tous pays, quelques bons tableaux et manuscrits précieux, etc.
Tout cela voyait rarement le jour, le marquis craignant d’éveiller la cupidité de certains voisins, et ne faisant sortir ses richesses du magasin que peu à peu et avec vraisemblance de récente acquisition.
Il était cependant fort rare que les héros pillards de ce temps fussent condamnés à restitution ; mais il arrivait fort bien que quelque puissant personnage, survenant pour son compte et prétendant agir au nom de l’Église ou de l’État, s’appropriât tranquillement l’objet en litige.
C’est ainsi que Catherine de Médicis, pour remercier Jean de Hangest (dit le capitaine d’Yvoi) de lui avoir rendu Bourges par trahison, s’était emparée du magnifique calice orné de perreries, pillé par lui dans le trésor de la Sainte-Chapelle de cette ville, et qu’il avait mis de côté comme sa part de butin.
Au milieu de toutes ces merveilles, le marquis choisissait tout ce qu’il fallait pour l’équipement de Mario, qui était appelé à dire son goût quant aux couleurs.
On se représenterait mal les habitudes de cette époque si l’on pensait qu’il fût nécessaire d’aller, comme aujourd’hui, à Paris pour prendre le ton et trouver des ouvriers habiles dans l’art de la toilette et de la décoration.
Ce ne fut guère que sous Louis XIV que la centralisation du luxe et de la mode fit de Paris l’école du goût et l’arbitre de l’élégance. Richelieu commença l’œuvre de cette centralisation en détruisant le pouvoir des princes. Avant lui, on avait la cour dans les grands centres de province, et les artisans des moindres localités servaient le luxe des seigneurs avec une habileté traditionnelle. Un riche châtelain avait des artisans parmi ses vassaux ; et, même dans les maisons bourgeoises, on faisait faire à domicile les meubles, les habits, les souliers et les bottes.
Bois-Doré n’eut donc qu’à choisir les matériaux et à commander à Adamas les objets que celui-ci devait faire confectionner sous ses yeux.
Sous le rapport de la toilette, Adamas était une capacité. On pouvait se fier à lui, et, au besoin, il mettait la main à l’œuvre avec succès.
Les colonnes et corniches d’ivoire, destinées au lit de l’enfant, furent trouvées après quelques recherches.
— Je savais bien qu’il y avait ici quelque chose comme cela, dit en souriant le marquis. C’est là un excellent travail qui provient d’un dais de parade enlevé en la chapelle de l’abbaye de Fontgombaud, dont je fus abbé, c’est-à-dire seigneur par droit de conquête, quinze jours durant. Lorsque je m’en emparai, je me souviens d’avoir dit en moi-même : « Si le nouvel abbé de Fontgombaud pouvait bientôt devenir père, ce serait là un baldaquin digne de son premier-né ! » Mais, hélas ! mon ami, je n’héritai point de toutes les vertus des moines, et il m’a fallu, pour avoir un fils, le trouver par miracle en mon âge mûr. N’importe ! il ne m’en sera pas moins cher, et il n’en dormira pas moins son sommeil d’ange sous le pavois de madame la Vierge de Fontgombaud.
Le marquis fut interrompu dans ses souvenirs par l’arrivée de La Flèche, qui demandait à lui parler.
On referma avec soin les coffres et les portes du trésor, et on reçut le drôle dans la basse-cour.
Il faisait beau temps, et Jovelin fut d’avis de ne pas introduire dans la maison un intrigant de cette espèce.
Ce qu’il avait prévu arriva. La Flèche rapportait le cachet, qu’il prétendait avoir surpris dans les mains de la petite Pilar ; il prétendait aussi révéler le mystère de la naissance de Mario et l’assassinat de Florimond par M. de Villareal.
On le laissa dire, et, quand il eut fini, on le renvoya, on lui donnant un écu pour la peine qu’il avait prise de rapporter le cachet ; mais on feignit de ne rien comprendre à son histoire, de n’y ajouter aucune foi, et de trouver fort mauvais qu’il se permit d’accuser M. de Villareal, contre lequel il n’avait effectivement d’autre preuve que l’émotion et l’exclamation de la Morisque, lorsqu’elle avait cru le reconnaître sur la bruyère de Champillé.
En ceci, le marquis, conseillé par Lucilio, agissait sagement. Dans le cas où il eût accueilli l’accusation, La Flèche eût été fort capable d’en donner avis à l’Espagnol, afin de tirer du même sac deux moutures.
La Flèche, fort mécontent de son fiasco, se retirait l’oreille basse, lorsqu’en suivant le mur extérieur du jardin de Galathée, il s’entendit appeler par une voix douce.
C’était Mario, que le marquis n’avait pas voulu admettre à cet entretien, désirant que tout rapport entre son héritier et la bohème fût brisé sans retour. Mais, comme il ne s’était pas expliqué à cet égard, l’enfant ne crut pas lui désobéir en se glissant dans le labyrinthe et en guettant, par une petite meurtrière donnant sur le village, la sortie du bohémien.
— Qui m’appelle ? dit celui-ci en cherchant des yeux autour de lui.
— C’est moi, dit Mario. Je veux que tu me donnes des nouvelles de Pilar.
— Et qu’est-ce que tu donneras pour ça ?
— Je ne peux rien te donner. Je n’ai rien !
— Imbécile ! vole quelque chose !
— Non, jamais. Veux-tu me répondre ?
— Tout à l’heure ; réponds-moi d’abord. Que fais-tu dans ce château ?
— De la musique.
— Après ?… Ah ! ah ! tu ne veux pas parler ? C’est bon. Adieu !
— Et tu ne me diras pas où est Pilar ?
— Elle est morte, répondit brutalement le bohémien, qui s’éloigna en sifflant.
Mario le rappela en vain. Quand il ne l’entendit plus il se mit à courir et à jouer dans le labyrinthe, essayant de se persuader que La Flèche s’était moqué de lui. Mais l’idée de la mort de sa petite compagne se dressait affreuse dans sa vive imagination.
— Elle disait que La Flèche la battait, pensa-t-il ; mais je ne le croyais pas. Il ne la battait pas devant nous. Mais peut être qu’elle ne mentait pas ; peut-être qu’en la battant, il l’a tuée.
Et, en songeant ainsi, l’enfant versa quelques larmes. Pilar n’était pas une créature bien aimable ; mais il y avait déjà du Bois-Doré chez le bon Mario ; il était particulièrement sensible à la pitié, et, d’ailleurs, l’abbé Anjorrant l’avait élevé dans l’horreur de la violence et de la cruauté. Mais il cacha ses pleurs, craignant de faire de la peine à son oncle, qu’il aimait déjà passionnément.
D’Alvimar sortit enfin de sa chambre.
Le repos qu’il avait pris, un beau soleil couchant, la joyeuse chanson des grives, chassèrent les noirs pressentiments dont il était assiégé depuis quelques jours.
Habillé et parfumé, il se rendit auprès du marquis et le remercia de l’intérêt qu’il lui avait montré et des soins dont il avait été l’objet. Bois-Doré ne pouvait se résoudre à accuser intérieurement cet homme encore si jeune, d’un maintien si distingué et d’une physionomie dont l’habituelle mélancolie lui semblait véritablement intéressante ; mais, quand ils furent à table pour le souper, Lucilio étant là, comme de coutume, pour faire de la musique, Bois-Doré se rappela ce qui était convenu entre eux, et résuma ce qu’il appelait ses engins de siége, pour livrer un assaut formidable à la conscience de son hôte.
Il avait trop guerroyé et traversé trop d’aventures périlleuses pour ne pas savoir se composer un maintien et une figure, sans avoir besoin, comme Adamas, de faire des études préalables devant une glace. Bien que depuis longtemps il vécût assez tranquille pour n’être plus forcé de déroger à sa candeur naturelle, il était trop l’homme de son temps pour ne pas savoir faire dire à son regard, et au besoin vingt fois par jour :
« Vive le roi ! Vive la Ligue ! »
Les généreux chants de la sourdeline le dispensèrent de soutenir une conversation banale qui lui eût semblé bien longue.
Ces chants, qui le disposaient au calme dont il avait besoin, produisirent cette fois sur d’Alvimar une excitation fiévreuse.
Il haïssait décidément Lucilio. Il savait son prénom, échappé devant lui au marquis, et d’après cette révélation, M. Poulain, qui était fort au courant des hérésies contemporaines, avait deviné, presque avec certitude, que Jovelin était la traduction libre de Giovellino. La circonstance de la mutilation le confirmait dans ce soupçon, et déjà il s’occupait du moyen de s’en assurer et de lui susciter quelque persécution nouvelle.
D’Alvimar l’y eût volontiers aidé, s’il n’eût été forcé de s’effacer pour quelque temps, et le pauvre philosophe lui était d’autant plus antipathique, qu’il ne pouvait rien contre lui jusqu’à nouvel ordre. Sa belle musique, dont il avait été charmé, le premier jour, lui semblait maintenant une bravade insupportable, et l’humeur qui s’emparait de lui ne le disposait pas à subir patiemment les investigations qu’on lui préparait.
Après le souper, le marquis lui proposa une partie d’échecs dans le boudoir de son salon.
— Je le veux bien, répondit-il, à la condition que nous n’aurons point là de musique. Je ne saurais jouer avec cette distraction.
— Ni moi non plus, certes, dit le marquis. — Serrez votre douce voix dans son étui, mon brave maître Jovelin, et venez voir cette tranquille bataille. Je sais que vous prenez intérêt à une partie bien menée.
On passa dans le boudoir, et l’on y trouva un magnifique échiquier en cristal monté en or, d’excellents siéges et beaucoup de bougies allumées.
D’Alvimar n’était pas encore entré dans cette petite pièce, une des plus luxueuses de la grand’maison, il donna un regard distrait et rapide aux babioles dont elle était encombrée, puis on s’assit, et la partie s’engagea.
XXVIII
Le marquis, fort calme et poli, semblait donner toute son attention à son jeu.
Debout derrière lui, Lucilio pouvait observer le moindre mouvement, la moindre expression de figure de l’Espagnol, placé en pleine lumière.
D’Alvimar jouait avec assez de promptitude et de résolution.
Bois-Doré, plus lent, faisait d’assez longues pauses, pendant lesquelles l’Espagnol, un peu impatienté, regardait les objets environnants. Ses yeux se portèrent naturellement à diverses reprises sur une étagère placée à sa gauche et tout près de lui, contre le mur. Peu à peu l’objet le plus en vue, parmi les bibelots dont ce petit meuble était couvert, attira et fixa son attention, et Lucilio remarqua chez lui un sourire d’ironie et de dépit chaque fois que son regard s’attachait sur cet objet.
C’était un couteau nu et brillant, posé sur un coussinet de velours noir à franges d’or, et protégé par une cloche de verre.
— Qu’est-ce ? lui dit enfin le marquis. Vous me semblez distrait ! Vous êtes en prise, messire, et je ne veux point avoir si bon marché de vous. Quelque chose vous nuit ou vous gêne. Sommes-nous trop près de ce meuble, et voulez-vous en éloigner la table ?
— Non, répondit d’Alvimar, je suis fort bien ; mais je confesse que ce beau meuble porte quelque chose qui me préoccupe. Vous plaît-il répondre à une question, si vous ne la trouvez point indiscrète ?
— Vous ne pouvez faire question qui le soit, messire. Parlez, de grâce.
— Eh bien, je vous demande, mon cher marquis, comment il se fait que vous ayez là, sous verre, et triomphante sur un coussinet, l’arme de voyage de votre humble serviteur ?
— Oh ! pour cela, vous vous abusez, mon hôte ! Ce couteau ne me vient pas de vous !
— Je sais que je ne vous l’ai point donné ; mais je sais qu’il vous a été donné venant de moi, et c’est un hasard que vous n’ignorez peut-être pas. Je comprends que tout cadeau d’une belle main vous soit précieux ; mais je vous trouve bien dur pour le pauvre monde, d’exhiber ainsi ce trophée de votre victoire aux yeux d’un rival éconduit.
— Ce sont énigmes pour moi que vos paroles !
— Eh ! si ; je n’ai point la berlue ! Me voulez-vous permettre de lever ce verre et de regarder de près ?
— Regardez et touchez, messire ; après quoi, je vous dirai, si vous le souhaitez, pourquoi cette relique d’amour et de tristesse est là parmi tant d’autres souvenirs du temps passé.
D’Alvimar prit le couteau, le regarda attentivement, le mania, et, le reposant tout à coup où il l’avait pris :
— Je me suis trompé, dit-il, et je vous en demande excuse. Ceci n’est point ce que je croyais.
Lucilio, qui l’observait attentivement, avait cru voir un frémissement de terreur ou de surprise relever le coin de sa narine mobile et délicate. Mais cette légère contraction faciale se produisait chez lui pour la moindre cause et même parfois sans cause.
Il se remit à jouer.
Mais Bois-Doré l’arrêta.
— Pardonnez-moi, lui dit-il ; mais vous avez paru reconnaître cet objet, et c’est un devoir pour moi de vous interroger : vous pourrez peut-être me fournir quelque lumière sur un fait mystérieux dont, depuis longtemps, ma vie est tourmentée et troublée. Veuillez donc me dire, monsieur de Villareal, si vous connaissez la devise et les lettres initiales qui sont gravées sur cette lame. Voulez-vous la regarder encore ?
— C’est inutile, monsieur le marquis, je ne connais pas l’objet ; il ne m’a jamais appartenu.
— Éprouveriez-vous de la répugnance à vous en assurer ?
— De la répugnance ? Pourquoi cette question, messire ?
— Je vais m’expliquer. Peut-être avez-vous reconnu cette arme pour avoir appartenu à quelqu’un dont vous rougissez d’être le compatriote, et dont vous me diriez pourtant le nom si j’invoquais votre loyauté.
— Si vous faites de ceci une grave affaire, répondit d’Alvimar, bien qu’à mon tour je ne vous entende point, je veux bien examiner encore.
Il reprit le couteau, le regarda avec un grand calme, et dit :
— Ceci est de fabrique espagnole, arme très-usitée chez nous. Il n’est personne de noble, ou seulement de libre condition, qui n’en porte une semblable en sa ceinture ou en sa manche. La devise est une des plus banales et des plus répandues : Je sers Dieu, ou Je sers mon maître, ou Je sers l’honneur ; voilà ce qu’on lit sur la plupart de nos armes, que ce soient rapières, pistolets ou coutelas.
— Fort bien ; mais ces deux lettres S. À. qui semblent un chiffre particulier ?
— Vous pourriez les trouver sur mes propres armes aussi bien que cette devise ; ce sont marques de la fabrique de Salamanque.
Bois-Doré sentit ses soupçons s’évanouir devant une explication si naturelle.
Lucilio sentait, au contraire, augmenter les siens. Il trouvait d’Alvimar trop empressé de prévenir l’explication qu’on eût pu lui demander sur sa propre devise et sur ses propres chiffres, que l’on était censé ne point connaître.
Il toucha le genou du marquis en feignant de caresser Fleurial, et l’avertit ainsi de ne pas renoncer à son enquête.
D’Alvimar sembla l’y aider lui-même en demandant avec un certain air de fierté blessée la raison de cet interrogatoire.
— Vous pourriez aussi me demander, répondit Bois-Doré, pour quelle raison un objet qui m’est horrible à voir, se trouve là sous mes yeux à toute heure. Sachez-le, monsieur, cette arme maudite est celle qui a tué mon frère ; et j’ai tenu à ne me la point cacher, à seules fins de me rappeler sans cesse que j’ai à découvrir son assassin et à venger sa mort.
La figure de d’Alvimar exprima une vive émotion ; mais ce pouvait être une émotion sympathique et généreuse.
— Vous aviez raison de l’appeler une relique de douleur, dit-il en éloignant le couteau. Était-ce de votre frère que vous parliez hier matin, lorsque, consultant ces égyptiens, vous leur demandâtes quand et comment il avait péri ?
— Oui ; je demandais ce que je savais bien, voulant éprouver leur science, et, véritablement, ce démon de petite fille me répondit si fidèlement, que j’eus lieu d’en être étonné. N’avez-vous point remarqué, messire, qu’elle me donna un calcul qui plaçait l’événement au dixième jour de mai de l’année 1610 ?
— Je n’ai point suivi ce calcul. Est-ce ce jour-là, en effet, que votre frère fut tué ?
— C’est ce jour-là. Je vois que vous en êtes fort surpris ?
— Surpris, moi ?… Pourquoi le serais-je ? J’imagine que les devins ne révèlent du passé que ce qu’ils en connaissent. Mais dites-moi, je vous prie, comment arriva cette triste affaire. Vous n’en connûtes donc jamais les auteurs ?
— Vous aviez raison de dire les auteurs, car ils étaient deux… deux que je voudrais bien découvrir. Mais vous ne m’y aiderez point, je le vois, puisque cette arme accusatrice n’a aucun signe particulier.
— La chose n’eut donc point de témoins ?
— Pardonnez-moi, elle en eut.
— Qui ne purent vous renseigner sur les personnes ?
— Elles purent les décrire, et non les nommer. Si cette douloureuse histoire vous intéresse, je peux vous la rapporter dans tous ses détails.
— Certes, je prends intérêt à vos peines, et je vous écoute.
— Eh bien, dit le marquis en repoussant l’échiquier et en rapprochant sa chaise de la table, je vais vous dire tout ce que j’ai recueilli d’une enquête qui me fut communiquée par le curé d’Urdoz.
— Urdoz ?… où prenez-vous Urdoz ? Je ne me souviens point…
— C’est un lieu où vous devez avoir passé, si vous avez voyagé sur la route de Pau ?
— Non, je vins en France par celle de Toulouse.
— Alors, vous ne le connaissez point. Je vous le décrirai tout à l’heure. Sachez d’abord que mon frère, étant simple gentilhomme et médiocrement riche, mais d’honnête famille, de noble figure, d’aimable humeur et galant homme s’il en fut, plut, en une ville d’Espagne que je ne sais point, à une dame ou demoiselle de qualité, dont il devint l’époux par mariage secret, contrairement au gré de la famille.
— Qui s’appelait… ?
— Je l’ignore. Tout ceci était affaire de cœur dont je ne reçus point la confidence entière et que je ne pus découvrir par la suite. J’ai su seulement qu’il enleva son amie, et que tous deux, déguisés en pauvres gens, gagnèrent la France, où ils entrèrent par ce chemin d’Urdoz.
La dame étant près de son terme, ils voyageaient dans une petite voiture de pauvre apparence, une manière de chariot de colporteur, traînée par un seul cheval acheté en route, et qui n’allait guère vite au gré de leur impatience.
Pourtant ils parvinrent sans encombre jusqu’à la dernière étape espagnole, où, après avoir passé la nuit en une méchante auberge, mon frère eut l’imprudence de vouloir changer de l’or d’Espagne contre de l’or de France, et de demander à une manière de gentilhomme qui se trouvait là avec un vieux valet, et qui lui faisait offre de ses services, s’il lui en pourrait procurer pour un millier de pistoles.
Ce personnage ne put lui offrir qu’une petite somme, et, lorsque mon frère remonta en sa voiture avec sa compagne emmantelée et voilée, on remarqua, dans l’auberge, que les deux inconnus lui firent politesse en regardant fort les deux coffres qu’il chargeait lui-même, l’un contenant ses espèces, et l’autre les bijoux de sa femme, et qu’ils partirent ensuite, se dirigeant sur ses traces, bien qu’ils eussent annoncé le dessein de se vouloir rendre d’un côté opposé. Ces mêmes coquins furent signalés de façon à ne pas laisser de doutes lorsque description fut faite des assassins de mon frère.
— Ah ! dit d’Alvimar, on vous les a décrits ?
— Parfaitement. L’un avait la physionomie belle et tellement jeune, qu’il semblait adolescent. Il était de taille médiocre, mais bien prise. Il avait la main blanche et menue comme celle d’une femme, la barbe naissante fort noire, la chevelure soyeuse, un grand air de noblesse, un costume de voyage assez riche, peu ou point de rechange, car sa valise ne pesait rien ; un bon cheval andalous, et cet infâme couteau dont il se servait pour manger et pour égorger. L’autre…
— Peu importe, messire. Votre frère… ?
— Je vous dois dépeindre l’autre malandrin, tel qu’il me fut dépeint. C’était un homme d’âge, qui avait du moine et du spadassin. Un long nez tombant sur une moustache grise, l’œil vague, la main calleuse, l’humeur taciturne ; une véritable brute d’Espagne…
— Plaît-il, messire ?
— Une brute comme il y en a en tous pays où l’on croit se racheter de l’enfer avec des patenôtres. Ces bandits suivirent mon pauvre frère comme deux loups féroces et couards suivent une proie qu’ils n’osent attaquer, et le rejoignirent… Qu’est-ce, messire ? Avez-vous trop chaud en cette petite chambre ?
— Peut-être, messire, répondit d’Alvimar agité. Je trouve lourd à respirer l’air d’une maison où il semble que le nom d’Espagnol soit tenu en mépris comme vous faites.
— Nullement, monsieur. Remettez-vous… Je ne rends point votre nation fautive de l’abaissement de quelques-uns. Il y a partout des infâmes. Si je parle aigrement de ceux qui me ravirent un frère, vous me devez bien excuser.
D’Alvimar s’excusa à son tour de sa susceptibilité, et pria le marquis de ne pas interrompre son récit.
— Ce fut donc, reprit celui-ci, environ une lieue après la bourgade appelée Urdoz, que mon frère se trouva seul avec sa femme sur un mur de rochers, le long d’un précipice fort profond. Le chemin serpentait en une montée si rude, que le cheval renonça un moment, et mon frère, craignant qu’il ne reculât dans le ravin, sauta par terre et vitement descendit sa femme entre ses bras. Il faisait un grand chaud, et, pour qu’elle ne souffrît point du soleil, il lui montra devant eux un ombrage de sapins, où elle se rendit doucement pendant qu’il laissait souffler le cheval.
— Cette dame vit donc tuer son mari ?
— Non ! elle se trouvait avoir tourné un petit massif de la montagne lorsque l’événement arriva. Dieu voulut sauver l’enfant qu’elle portait ; car, si les assassins l’eussent vue, ils ne lui eussent point fait de grâce.
— Qui donc put savoir comment votre frère périt ?
— Une autre femme que le hasard avait amenée là tout près, derrière un quartier de roche, et qui n’eut pas le temps d’appeler à l’aide, tant l’horrible meurtre fut vite expédié. Mon frère s’efforçait de faire avancer le cheval, lorsque les assassins l’atteignirent. Le plus jeune mit pied à terre, lui disant avec une hypocrite courtoisie :
«
— Eh ! mon pauvre homme, votre bête est fourbue. Ne vous faut-il point de l’aide ? »
Le vieux drôle qui le suivait descendit aussi, et, comme s’ils eussent voulu pousser bonnement à la roue, tous deux se rapprochèrent de mon frère, qui ne se méfiait point, et, au même instant, le témoin que le ciel avait mis là le vit trébucher et tomber de son long entre les roues, sans qu’un seul cri pût faire croire qu’il eût été frappé. Ce poignard lui avait été planté dans le cœur jusqu’au manche, par une main qui en connaissait trop bien l’exercice.
— Alors, vous ne savez point qui, du maître ou du valet, porta le coup ? Vous dites que le maître était fort jeune ; il n’est point à croire que ce fût lui.
— Peu m’importe, messire. Je les tiens pour aussi vils l’un que l’autre ; car le gentilhomme se conduisit entièrement comme le laquais. Il s’élança dans la voiture sans se donner le temps de reprendre son arme, pressé et enragé qu’il était de voler les deux coffrets. Il les jeta à son camarade, qui les mit sous son manteau, et tous deux prirent la fuite, retournant sur leurs pas, aiguillonnés, non point par le remords ou la honte, sentiments humains qu’ils n’étaient point capables de ressentir, mais par la peur du fouet et de la roue, qui sont la récompense et la fin de telles engeances !
— Vous en avez menti, monsieur ! s’écria, en se levant, d’Alvimar hors de lui et pâle de rage. Le fouet et la roue… Vous mentez par la gorge ! et vous me rendrez raison…
Il retomba sur sa chaise, suffoqué et comme étranglé de l’aveu que lui arrachait enfin la colère.
XXIX
Le marquis fut comme foudroyé aussi de cette sortie, à laquelle il ne s’attendait pas, tant, jusque-là, le coupable avait fait bonne contenance et donné un air naturel à ses fréquentes interruptions.
Il se remit le premier, comme on peut croire, et, froissant de sa longue main nerveuse le poignet convulsif de d’Alvimar :
— Malheureux ! lui dit-il avec un mépris accablant, vous devez remercier le ciel qui vous a fait mon hôte ; car, si je n’eusse donné ma parole de vous protéger, parole qui vous préserve de moi-même, je vous briserais contre le mur de cette chambre.
Lucilio, craignant une lutte, avait saisi le couteau resté sur la table.
D’Alvimar vit ce mouvement et eut peur. Il se dégagea des mains du marquis et saisit la garde de son épée.
— Tenez-vous donc tranquille, et ne craignez rien ici, lui dit Bois-Doré avec calme. Nous ne sommes point des assassins, nous autres !
— Ni moi non plus, monsieur, répondit d’Alvimar, qui sembla vaincu par cette dignité de procédés, et, puisque vous ne voulez point déroger aux lois de l’honneur, je ferai l’effort de me justifier.
— Vous justifier, vous ? Allons donc ! vous êtes convaincu et condamné par le démenti que vous m’avez donné, à preuve que je le méprise !
— Gardez vos mépris pour ceux qui supportent l’outrage en silence. Si je l’eusse fait, vous ne me soupçonneriez pas ! J’ai repoussé l’injure. Je la repousse encore !
— Ah ! vous prétendez nier, à présent ?
— Non pas ! J’ai occis votre frère… ou tout autre. J’ignore le nom de l’homme que j’ai tué… ou laissé tuer ! Mais que savez-vous des raisons qui m’ont conduit à ce meurtre ? Que savez-vous si je n’exerçais pas une vengeance légitime ? Que savez-vous si cette femme… dont vous ignorer le nom, n’était pas ma sœur, et si, en vengeant l’honneur de ma famille, je ne reprenais point, comme son propre bien, l’or et les bijoux emportés par un séducteur ?
— Taisez-vous, monsieur ! n’insultez pas la mémoire de mon frère.
— Vous-même avez confessé qu’il n’était pas riche : où eût-il pris mille pistoles pour fuir ainsi avec une femme ?
Bois-Doré fut ébranlé. Son frère, à cause de la différence de leurs opinions, n’avait jamais voulu accepter de lui la moindre part d’une fortune qu’il considérait avec raison comme provenant de la dépouille de son propre parti.
Il fut obligé de se rabattre sur cette allégation que la femme de son frère avait eu le droit d’emporter ce qui était à elle. Mais d’Alvimar répondit que la famille avait aussi le droit de le considérer comme sien. Il repoussait donc avec énergie l’accusation de vol.
— Vous n’en êtes pas moins un traître, lui dit le marquis, pour avoir lâchement poignardé un gentilhomme au lieu de lui demander raison.
— Prenez-vous-en au déguisement de votre frère, répondit d’Alvimar avec feu. Dites-vous que, le voyant sous les habits d’un vilain, j’ai pu croire que je le pouvais faire tuer comme un vilain par mon domestique.
— Que ne le faisiez-vous arrêter dans cette auberge, où vous dûtes reconnaître votre sœur, au lieu de le suivre pour le saisir dans un guet-apens ?
— Apparemment, répondit d’Alvimar, toujours fier et animé, que je ne voulus point faire d’esclandre et compromettre ma sœur devant une populace.
— Et comment, au lieu de courir après elle pour la ramener à sa famille, la laissâtes-vous sur ce chemin, où elle est morte dans les douleurs, une heure après, sans avoir été ensuite réclamée de personne ?
— Pouvais-je la poursuivre, ignorant qu’elle était là, tout près de moi ? Votre témoin n’a pu entendre toutes mes paroles ; les questions que je devais faire au ravisseur, je n’avais point à les crier sur le chemin. Que savez-vous s’il ne me répondit point que ma sœur était restée à Urdoz, et si ce que l’on prit pour une fuite n’était pas l’empressement de courir après elle ?
— Et, ne la trouvant point à Urdoz, vous ne sûtes rien de sa mort si déplorable ? Vous n’eûtes même point souci du lieu de sa sépulture ?
— Qui vous dit que je ne sais pas mieux que vous, monsieur, tous les détails de cette fâcheuse histoire ? À ma place, ne pouvant plus remédier à rien, eussiez-vous fait bruit, dans un pays où personne ne pouvait rien deviner du nom de votre sœur et du déshonneur de votre famille ?
Le marquis, accablé de la vraisemblance de ces explications, garda le silence.
Il demeurait pensif et tellement absorbé dans ses réflexions, qu’il entendit à peine annoncer une visite. Guillaume d’Ars venait d’être introduit dans le salon voisin.
Lucilio vit un éclair de joie briller dans les yeux de d’Alvimar, soit que le plaisir de revoir un ami en fût cause, soit que ce fût seulement l’espoir d’échapper à une situation périlleuse.
D’Alvimar s’élança hors du boudoir, et la porte battante rembourrée retomba pour un instant entre lui et ses hôtes.
Lucilio, voyant le marquis perdu dans de pénibles réflexions, le toucha comme pour l’interroger.
— Ah ! mon ami ! s’écria Bois-Doré, dire que je ne sais que résoudre et que je suis peut-être dupe du plus grand fourbe qui existe ! J’ai fait fausse route. J’ai exposé la bonne Morisque, et peut-être aussi mon enfant, à la vengeance et aux embûches du plus dangereux ennemi ; j’ai été gauche ; j’ai fourni les raisons de la défense, en avouant que je ne connaissais pas le nom de la dame, et maintenant, qu’il y ait mensonge ou vérité dans l’excuse du meurtrier, je ne me trouve plus en droit de lui ôter la vie. Mon Dieu ! mon Seigneur Dieu, est-il possible que les honnêtes gens soient condamnés à être joués par les scélérats, et qu’en toutes guerres ceux-ci soient les plus avisés, et, en définitive, les plus forts !
En parlant ainsi, le marquis, indigné contre lui-même, frappa du poing sur la table avec énergie ; puis il se leva pour aller recevoir Guillaume d’Ars, dont il entendait l’accent joyeux et insouciant dans la pièce voisine.
Mais le muet lui saisit vivement le bras avec une exclamation inarticulée.
Il tenait un objet sur lequel il appelait son attention par un bégayement de surprise et de joie.
C’était l’anneau que le marquis avait mis à son petit doigt, cet anneau mystérieux qu’il n’avait pu ouvrir, et qui, grâce au vigoureux coup de poing appliqué sur la table, venait de se séparer en deux cercles passés l’un dans l’autre. Il n’y avait aucune espèce de secret dans cette bague. Seulement les parties joignaient très-serré, et il avait fallu une grande secousse pour les disjoindre.
Lire les noms gravés dans les deux cercles fut l’affaire d’un instant. C’étaient ceux de Florimond et de sa femme. Comprendre que l’on tenait enfin la vérité fut une certitude spontanée.
Le marquis donna rapidement un ordre à Lucilio et alla, d’un cœur allégé et d’un visage riant, serrer les mains de Guillaume.
D’Alvimar et M. d’Ars n’avaient eu que le temps d’échanger quelques mots sur le bon voyage de l’un et sur l’agréable surprise de l’autre. Cependant, Guillaume avait remarqué quelque altération sur le visage de son ami, lequel avait allégué la migraine de la veille.
Le marquis, après les premières amitiés à son jeune parent, voulut donner des ordres pour son souper.
— Non pas, merci ! dit Guillaume ; j’ai pris quelque chose en route pendant que mes chevaux soufflaient, car il me faut repartir d’ici à l’instant même. Vous voyez que je reviens plus tôt que je ne devais. J’ai été averti à Saint-Amand, où j’avais été hier faire, avec partie de la jeunesse du pays, la conduite d’honneur à monseigneur de Condé, que mon intendant était fort malade en ma maison. Craignant d’en mourir, cet honnête homme me dépêchait un exprès pour m’avertir de revenir au plus vite, afin d’être mis par lui au courant du plus gros de mes affaires, dont j’avoue ne pas savoir le premier mot. Je suis venu cependant ici, d’abord pour savoir s’il convient à M. d’Alvimar de me suivre, ce soir, en mon logis, ou si, enchaîné dans vos jardins d’Astrée, il souhaite passer encore cette nuit dans les enchantements.
— Non, répondit vivement d’Alvimar : j’ai assez abusé de la civilité de M. le marquis. Je suis mal portant et deviendrais maussade. Je souhaite partir avec vous à l’heure même et vais commander que l’on prépare mes chevaux en toute hâte.
— C’est inutile, dit le marquis ; je vais clocher ; j’aurai bientôt le plaisir de vous revoir, monsieur de Villareal.
— C’est moi qui viendrai dès demain prendre vos ordres, monsieur le marquis, et vous donner toutes les explications que vous souhaiterez… sur la partie que nous avons jouée tout à l’heure.
— Quelle partie faisiez-vous ? dit Guillaume.
— Une partie d’échecs fort savante, répondit le marquis.
Adamas arriva au coup de clochette.
— Les chevaux et les bagages de M. de Villareal, dit Bois-Doré.
Pendant que l’on exécutait cet ordre, le marquis, avec une tranquillité qui fit espérer à d’Alvimar que tout était apaisé entre eux, rendit compte à Guillaume de l’emploi du temps à Briantes et à la Motte-Seuilly durant son absence. Puis il le questionna sur les belles fêtes de Bourges.
Le jeune homme ne demandait qu’à en parler : il raconta les émotions du tir, ou plutôt, comme on disait alors, « de l’honorable jeu de l’arquebuse. »
On avait construit les buttes aux prés Fichaux, et un grand pavillon garni de tapisseries et de ramées pour les dames et demoiselles de la ville. Les tireurs étaient placés sur un parquet, à cent cinquante pas du pavois. Six cent cinquante-trois arquebusiers s’étaient présentés. Triboudet, de Sancerre, avait seul mérité le prix ; mais il avait été obligé de le partager avec Boiron, de Bourges, pour avoir pris un faux nom, afin de devancer son tour ; de quoi les gens de Sancerre avaient bien crié, car ils eussent tenu à honneur de prouver que leurs tireurs étaient les meilleurs du royaume, et l’on trouvait bien de l’injustice dans la division du prix. C’était évidemment pour ne point mécontenter ceux de Bourges, que l’on avait rendu ce mauvais jugement.
— En effet, disait Guillaume en narrant avec le feu de la jeunesse, ou Triboudet a gagné, ou il a perdu. S’il a gagné, il a droit à tout l’honneur et à tout le profit de la chose. J’accorde qu’il est coupable d’avoir pris un faux nom. Eh bien, que, pour cette faute, on le punisse de quelque amende ou de quelques jours de prison, mais qu’il n’en soit pas moins le vainqueur du jeu ; car l’honneur du talent est chose sacrée, et, malgré que nous n’aimions pas beaucoup les vieux sorciers sancerrois, il n’est pas un gentilhomme qui n’ait protesté contre le passe-droit fait à Triboudet. Mais, que voulez-vous ! les grosses villes mangeront toujours les petites, et les gros robins de Bourges prennent sans façon le haut du pavé sur toute la bourgeoisie de la province. Ils le prendraient bien volontiers sur la noblesse, si on les laissait faire ! Je m’étonne qu’Issoudun ait concouru. Argenton s’en est abstenu, disant que le prix était donné d’avance, et que rien ne valait devant les juges de Bourges, sinon les champions de Bourges.
— Et ne pensez-vous pas que le prince se soit mêlé de cette injustice ? demanda le marquis.
— Je n’en répondrais pas ! Il fait grandement la cour au peuple de sa bonne ville ; à telles enseignes qu’il s’est mis dans des frais, malgré qu’il n’aime guère à dépenser son argent pour l’amusement des autres. Il entretient en ce moment deux troupes de comédie, l’une française, l’autre italienne, qui représentent dans des jeux de paume très-bien décorés.
— Quoi ! dit Bois-Doré, vous avez revu les tragiques historiens de M. de Belleroze ? Ils sont ennuyeux comme quarante jours de pluie !
— Non, non ; cette fois, la troupe s’appelle les Comédiens français du sieur de Lambour, et il y a là des gens fort habiles. Mais le temps se passe, et voici le fidèle Adamas qui vient nous dire que les chevaux sont prêts, n’est-ce pas ? Partons donc, mon cher Villareal, et, puisque vous avez promis au marquis de venir demain le remercier, je m’invite avec vous.
— J’y compte bien, reprit Bois-Doré.
— Et vous pouvez compter aussi, monsieur, lui dit d’Alvimar en le saluant profondément, que je vous fournirai toutes les preuves de ce que j’ai avancé.
Bois-Doré ne répondit que par un salut.
Guillaume, pressé de se mettre en route, ne remarqua pas que le marquis, malgré son apparente courtoisie, s’abstint de tendre la main à l’Espagnol, et que celui-ci n’osa lui demander de toucher la sienne.
XXX
À peine furent-ils en selle, que le marquis, s’adressant à Adamas, lui dit d’une voix émue :
— Vite, mon hausse-col, ma bourguignote, mes armes, mon cheval et deux hommes !
— Tout cela est prêt, monsieur, répondit Adamas. Maître Jovelin nous a tout commandé, disant, de votre part, que, si M. d’Ars repartait ce soir, vous lui feriez escorte… Mais à quelles fins ?…
— Tu le sauras quand je serai revenu, dit le marquis en remontant à sa chambre pour s’équiper. À-t-on eu soin d’apprêter les chevaux dans la petite écurie, de manière que les gens qui me doivent escorter fussent seuls dans le secret ?
— Oui, monsieur ; j’y ai eu l’œil en personne.
— Est-ce que tu vas bien loin ? s’écria Mario, qui venait de souper avec Mercédès et qui rentrait dans la chambre à coucher.
— Non, mon fils, je ne vais pas loin. Je serai ici dans deux petites heures. Vous devez dormir tranquille ; et vite, embrassez-moi !
— Oh ! comme tu te fais beau ! dit ingénument Mario ; est-ce que tu vas encore à la Motte-Seuilly ?
— Non, non. Je vais danser dans un bal, répondit en souriant le marquis.
— Emmène-moi, que je te voie danser, dit l’enfant.
— Je ne puis ; mais patientez, mon Cupidon ; car, à partir de demain, je ne ferai plus un pas sans vous.
Quand le vieux gentilhomme fut coiffé de son petit casque de cuir jaune rayé d’argent, doublé d’une coiffe ou secrète de fer, et orné de longs panaches tombant sur l’épaule ; quand il eut endossé son court manteau militaire, attaché sa longue épée, et bouclé, sous sa fraise de dentelle, le hausse-col d’acier brillant, Adamas put jurer sans trop de flatterie qu’il avait un grand air, d’autant plus que, les émotions de la soirée ayant fait tomber son fard, il avait à peu près sa figure naturelle, qui n’était point celle d’un dameret.
— Vous voilà prêt, monsieur, dit Adamas. Mais n’irai-je point avec vous ?
— Non, mon ami ; tu vas fermer toutes les portes de mon pavillon, et passer la soirée avec mon fils. S’il s’endort, tu lui feras un lit de campagne avec des cousins. Je le veux trouver là quand je rentrerai ; et, maintenant, éclaire-moi, je veux causer au salon avec maître Jovelin.
Il embrassa Mario à plusieurs reprises avec attendrissement, et descendit un étage.
— Où allez-vous, et qu’avez-vous résolu ? lui dirent les yeux expressifs de Lucilio.
— Je vais à Ars pour achever l’enquête… Et puis après, n’est-ce pas ? Après, s’il y a lieu, je me concerterai avec Guillaume pour que le traître ne se puisse échapper, et je reviendrai me consulter avec vous pour le reste. Au revoir donc bientôt, mon grand ami.
Lucilio soupira en regardant partir le marquis. Il lui semblait occupé de projets plus sérieux qu’il n’en avouait dans son programme.
Pendant que, sans se presser, le marquis se disposait à sortir, Guillaume et d’Alvimar, celui-ci suivi de Sanche, l’autre de ses quatre hommes d’escorte, se dirigeaient assez lentement vers le château d’Ars par le chemin d’en bas, c’est-à-dire par celui qui laisse les plateaux du Chaumois sur la droite et qui passe assez près de La Châtre.
La lune n’étant pas levée et les chevaux de Guillaume étant très-fatigués, on ne pouvait aller plus vite.
D’Alvimar profita de cette circonstance pour prendre, comme malgré lui, un peu d’avance avec son écuyer.
Alors, ralentissant sa monture :
— Sanche, lui dit-il, n’avez-vous rien oublié à Briantes de ce qui m’appartient ?
— Je n’oublie jamais rien, Antonio !
— Si fait, vous oubliez vos poignards dans le corps des gens que vous défaites.
— Encore ce reproche ?
— J’ai mes raisons pour le faire aujourd’hui. Dites-moi, mon cheval ne boite plus, mais le croyez-vous en état de fournir une longue course, cette nuit ?
— Oui. Qu’y a-t-il de nouveau ?
— Écoutez bien, et tâchez de comprendre vite. Le colporteur était un gentilhomme, le frère du marquis de Bois-Doré. Le couteau dont vous vous servîtes est dans les mains de ce vieillard, qui a juré vengeance, et qui nous accuse par la bouche de je ne sais quel témoin.
— La Morisque.
— Pourquoi la Morisque ?
— Parce que ces maudits portent toujours malheur.
— Si vous n’avez pas d’autre raison…
— J’en ai d’autres, je vous les dirai.
— Oui, plus tard. Songeons à quitter ce pays sans d’autre explication avec le vieux fou. Je lui en ai dit assez pour lui faire prendre patience. Il m’attend demain.
— Pour un duel ?
— Non ; il est trop vieux !
— Mais il est fort rusé ; avez-vous envie de pourrir en quelque oubliette de son manoir ? N’importe, j’irai avec vous, si vous y allez.
— Je n’irai pas. Certaine prédiction me rend fort prudent. Quand nous serons auprès de cette petite ville dont vous voyez les feux là-bas, écartez-vous de l’escorte, disparaissez, et, un quart d’heure après, revenez me joindre en disant tout haut que quelqu’un de la ville vous a remis une lettre pour moi. J’irai jusqu’au château d’Ars comme pour la lire, et, aussitôt que j’aurai fait cette feinte, je dirai à M. d’Ars qu’il me faut partir à l’instant même. Est-ce entendu ?
— C’est entendu.
— Alors, attendons M. d’Ars et ne montrons aucune hâte.
Quand le bon M. de Bois-Doré, armé jusqu’aux dents et bien assis en selle sur le beau Rosidor, eut franchi l’enceinte du village de Briantes, il vit Adamas, monté sur une bonne petite haquenée fort paisible, se faufiler à son côté.
— Voire ! c’est vous, monsieur le rebelle ? dit le marquis d’un ton qui ne réussit pas à être courroucé ; ne vous avais-je point défendu de me suivre et ordonné de garder mon héritier ?
— Votre héritier est bien gardé, monsieur ; maître Jovelin m’a donné sa parole de ne le point quitter, et, d’ailleurs, je ne sache pas qu’en votre château il coure maintenant aucun risque, puisque l’ennemi est dehors et que nous lui allons sus.
— Je sais que le danger est pour nous maintenant, Adamas, et c’est pourquoi je ne voulais pas de toi qui est vieux et cassé, et qui, d’ailleurs, ne fus jamais un grand homme de guerre.
— Il est vrai, monsieur, que je n’aime guère à recevoir des coups, mais j’aime bien à en donner quand je peux. Je ne suis plus un jeune homme ; mais, si je n’ai pas bon pied, j’ai bon œil, et je prétends veiller à ce que vous ne tombiez pas dans quelque embûche. C’est pourquoi j’ai pris avec moi deux hommes de plus, qui nous rejoindront dans trois minutes. D’ailleurs, je serais devenu fou à vous attendre sans rien savoir et sans rien faire. Ah çà ! mon maître, où allons-nous, et de quelle façon allons-nous donner ?
— Tu vas voir, mon ami, tu vas voir ! Mais hâtons-nous. Il n’y a plus grand temps à perdre pour les rejoindre à mi-chemin d’Ars.
On prit le galop, et, en moins d’un quart d’heure, on se trouva en vue de Guillaume et de son escorte, qui continuaient d’aller un très-petit train.
La lune se levait et faisait briller les armes des cavaliers.
C’était à un endroit que l’on appelait et qu’on appelle encore La Rochaille, endroit assez voisin des habitations aujourd’hui, mais, en ce temps-là, très-aride et complétement désert.
Le chemin passait à mi-côte entre un petit ravin et une colline semée de grosses roches grises, parmi lesquelles poussaient d’assez maigres châtaigniers. Le lieu était mal famé ; les paysans de tous les temps ont attaché aux grosses pierres des idées superstitieuses, soit qu’ils les attribuent toujours indistinctement au travail des démons de l’ancienne Gaule, soit qu’ils les croient tombées du ciel, à l’effet d’exterminer le culte de ces mauvais diables.
Le marquis fit faire halte à sa petite troupe avant qu’elle eût été signalée par celle de Guillaume, et, piquant des deux, il alla se mettre en travers du chemin de son jeune parent.
En entendant approcher ce galop, Guillaume et d’Alvimar s’étaient retournés, le premier fort tranquille, pensant que c’était quelque voyageur épeuré, le second très-inquiet, et songeant toujours à la prédiction que semblaient confirmer et hâter les événements de cette soirée.
Lorsque Bois-Doré passa sur le flanc gauche de cette escorte, Guillaume ne le reconnut pas sous le costume militaire ; mais d’Alvimar le reconnut aux battements de son cœur troublé, et le vieux Sanche, averti par une émotion analogue, se rapprocha de lui.
Leurs anxiétés se dissipèrent lorsque Bois-Doré les devança sans leur parler. Ils pensèrent alors que ce n’était pas lui. Mais quand il se fut arrêté en présentant la tête de son cheval aux naseaux des leurs, ils se regardèrent et se serrèrent instinctivement l’un contre l’autre.
— Qu’est-ce donc monsieur ? dit Guillaume en prenant un de ses pistolets dans la fonte de sa selle. Qui êtes-vous et que demandez-vous ?
Mais, avant que Bois-Doré eût eu le temps de lui répondre, un coup de pistolet partait entre eux, et la balle coupait la bourguignote du marquis, lequel, voyant le mouvement de Sanche pour l’assassiner, s’était rapidement baissé en criant :
— Guillaume ! c’est moi !
— Mille tonnerres du diable ! s’écria Guillaume effrayé ; qui a tiré sur le marquis ? Au nom du ciel, marquis, êtes-vous touché !
— Nullement, répondit Bois-Doré ; mais je dois dire que vous avez, en votre compagnie, de sales poltrons, qui tirent sur un homme seul avant de savoir si c’est un ennemi ?
— Oui, certes, et sur l’heure j’en ferai justice, reprit le jeune homme indigné. Misérables drôles, lequel de vous a tiré sur le meilleur homme du royaume !
— Pas moi !… Ni moi !… Ni moi ! s’écrièrent à la fois les quatre valets de M. d’Ars.
— Non, non ! dit le marquis ; aucun de ces bons enfants n’eût fait pareille chose. J’ai vu celui qui a fait le coup, et le voilà !
En parlant ainsi, Bois-Doré, avec une dextérité, une vigueur et une promptitude dignes de ses meilleurs jours, coupait d’un coup de fouet la figure de Sanche, et, tandis que l’assassin portait les mains à ses yeux, il le prenait au collet, et, l’arrachant de sa selle, il le poussait à terre et fouaillait son cheval, qui s’emporta et disparut dans la direction de Briantes.
Au même instant, les quatre hommes du marquis, forçant la consigne qu’il leur avait donnée d’attendre ses ordres, arrivaient bride avalée, avec Adamas, que le bruit du coup de pistolet et celui du cheval en fuite avaient jeté dans l’inquiétude la plus vive.
— Ah ! vous voilà ! dit le marquis à ses gens. Eh bien, ramassez-moi ce cavalier démonté. Il m’appartient, vu que j’ai le droit d’épave sur cette route. Il est mon prisonnier. Liez-le ; il y a à se méfier de ses mains.
XXXI
Tandis que le colossal carrosseux Aristandre liait les mains de Sanche étourdi de sa chute, et le dépouillait de ses armes, d’Alvimar sortait enfin de la stupeur où cette scène rapide l’avait jeté.
Un instant il avait songé à abandonner son fatal complice à la colère de Bois-Doré ; mais en voyant traiter si rudement celui qui venait encore de se dévouer pour lui, un reste de pudeur et d’orgueil le força de réclamer.
— Messire, dit-il, je comprends que vous soyez irrité contre la stupidité de ce vieillard, qui dormait sur son cheval, et qui, réveillé en tressaut, s’est cru attaqué par une bande de voleurs. Certes, il mérite un châtiment, mais non pas d’être traité en prisonnier relevant de votre droit seigneurial ; car il est à moi, et c’est à moi seul qu’il appartient de le punir de l’injure qu’il vous a faite.
— Vous appelez cela une injure, monsieur de Villareal ? dit le marquis d’un ton de mépris. Mais ce n’est pas encore à vous que j’ai affaire, c’est à mon parent et ami Guillaume d’Ars.
— Je ne souffrirai aucune explication, reprit d’Alvimar avec une rage calculée, avant que mon serviteur me soit rendu, et, si c’est un combat que vous voulez…
— Guillaume, écoutez-moi, dit Bois-Doré.
— Non, personne ne vous écoutera ! s’écria d’Alvimar en essayant de dégager son cheval, que Guillaume, placé entre lui et Bois-Doré, retenait, pour empêcher un conflit. Monsieur d’Ars, je suis votre ami et votre hôte, vous m’avez invité, vous m’avez accueilli ; vous m’avez promis assistance et loyauté en toute rencontre ; vous ne me laisserez pas outrager, même par une personne de votre famille. Dans un cas pareil, c’est à moi que vous devez secours et justice, fût-ce contre votre propre frère ?
— Je le sais, répondit Guillaume, et il en sera ainsi. Mais tranquillisez-vous d’abord et laissez parler M. de Bois-Doré. Je le connais assez pour être sûr de sa courtoisie envers vous et de sa générosité envers votre valet. Laissez passer un moment de colère ; c’est la première fois que je le vois si courroucé, et, bien qu’il en ait sujet, je suis assuré de l’en faire revenir. Allons, allons, tenez-vous en repos, mon cher ! Vous êtes en colère aussi ; mais vous êtes le plus jeune, et mon cousin est l’offensé. Je vous confesse que, s’il eût reçu la moindre blessure, j’eusse tué votre valet sur la place, eussé-je dû vous en rendre raison après.
— Mais, que diable ! monsieur, s’écria d’Alvimar espérant toujours empêcher l’explication par une querelle et, au besoin, par une rixe, où est la faute de mon serviteur, s’il vous plaît ? Quelle était la fantaisie de M. le marquis, de courir sur notre flanc sans se faire reconnaître, et de venir nous barrer la route, au risque d’être pris pour un fol ? N’avez-vous pas, vous-même, empoigné votre pistolet pour lui crier qui-vive ?
— Sans doute ; mais je n’eusse pas tiré sans attendre la réponse, ni vous non plus, j’imagine, et vous ne sauriez défendre la sotte ou méchante action de votre valet. Allons, soyez calme. Si vous voulez que je puisse arranger l’affaire à votre honneur et satisfaction, ne m’en ôtez pas les moyens par votre violence.
Pendant que d’Alvimar continuait à discuter avec âpreté, et que le marquis attendait avec beaucoup de calme, Adamas, inquiet de l’issue de l’affaire et agissant à sa tête, avait parlé aux gens de Guillaume. Il leur avait appris tout ce qu’il savait, et ils lui avaient juré que, dans le cas où M. d’Ars se verrait forcé de leur donner l’ordre de défendre d’Alvimar contre les gens de Bois-Doré, il n’y aurait qu’un engagement simulé, pendant lequel on laisserait à qui de droit le soin de faire justice des assassins.
Tous ces valets des deux camps étaient parents ou amis, et ne se souciaient nullement d’échanger des horions pour l’amour d’un étranger coupable ou suspect.
Le temps que d’Alvimar espérait gagner par sa résistance était donc une circonstance qui tournait fatalement contre lui, et quand Guillaume, impatienté et révolté de son obstination, lui tourna le dos pour aller, à deux pas de lui, s’expliquer avec le marquis, d’Alvimar se vit entouré par les gens de ce dernier, sans que ceux de Guillaume y fissent la moindre opposition.
Son inquiétude devint alors des plus sérieuses, et il regarda autour de lui, calculant le peu de chances qu’il avait de s’enfuir, à moins de laisser dans cette tentative l’honneur ou la vie.
Mais l’espoir lui revint en entendant Guillaume, à qui Bois-Doré venait de dire en peu de mots ses griefs, se refuser à croire qu’il ne fût pas dupe de fausses apparences.
— M. de Villareal ? répondait-il au marquis. Voilà une chose impossible, et qu’il me faudrait avoir vue de mes propres yeux pour y croire. Or, comme vous ne l’avez point vue et que vous devez être abusé par de faux rapports, permettez-moi de défendre l’honneur de ce gentilhomme, et ne comptez pas, monsieur et bon cousin, que, malgré le respect que je vous porte, je laisse insulter et maltraiter, sans preuves, un ami qui s’est confié à ma garde. D’ailleurs, vous n’avez point ce droit, et c’est de la justice royale que relève tout gentilhomme. Calmez donc vos esprits exaltés, je vous en conjure, et me laissez rentrer chez moi, où vous savez que j’ai hâte de me rendre.
— Mes esprits ne sont point exaltés, reprit Bois-Doré en élevant la voix avec une dignité que Guillaume ne lui avait jamais vue, et je m’attendais à votre réponse, mon cher cousin et ami. Elle est telle que je la ferais en votre place, et je n’y blâme rien. Ayant auguré que votre conduite serait ce qu’elle est, j’ai résolu de conformer la mienne aux égards que je vous dois, et c’est pourquoi vous me voyez ici, à mi-chemin de nos respectives demeures, et sur un terrain neutre et communal.
» J’ai bien quelques droits sur cette route ; mais, à trois pas de la berge, dans ces vieilles roches, je ne suis ni chez vous ni chez moi. Donc, sachez que j’ai résolu de m’y battre à outrance, seul à seul, contre ce traître, lequel ne me peut refuser le combat, vu que je l’ai, à dessein, molesté et provoqué en la personne de son valet, et que je le provoque et insulte à cette heure, le traitant devant Dieu, devant vous et devant les honnêtes gens qui nous accompagnent, de lâche et infâme meurtrier.
» Je ne crois pas que vous me puissiez savoir mauvais gré de ce que je fais ; car je vous prie de remarquer que, tant que vous et lui avez été en mon logis, je me suis abstenu de toute injure et de tout dépit, en quoi je vous ai tenu ma parole de lui être un hôte fidèle ; et je vous prie de remarquer aussi que je me suis mis en mesure de le rencontrer en pleins champs, afin de n’avoir point à violer votre domicile, ne voulant, pour rien au monde, vous mettre en la nécessité de porter secours à ce misérable.
» Enfin, mon cousin, je vous prie de regarder à ceci, qui est le plus grand sacrifice que je vous puisse faire : c’est qu’au lieu de le faire périr sous le bâton de mes gens, comme il le mérite, je descends, moi, gentilhomme et digne de l’être, à me mesurer avec un assassin de la plus vile espèce. Sans l’amitié dont vous l’honorez, je l’eusse fait jeter dans un cul de basse-fosse, mais voulant vous respecter jusque dans l’erreur où vous êtes sur son compte, je déroge à tout privilège d’honneur pour le combattre, lui, l’infâme et dégradé, avec les armes de l’honneur.
» J’ai dit, et vous ne pouvez plus me rien objecter.
» Soyez son témoin, tout indigne qu’il est de vos bontés ; Adamas sera le mien. Je me contenterai de l’assistance de cet honnête homme, puisque en pareille affaire il ne peut être question d’un engagement avec les seconds.
— Certes, s’écria Guillaume ému de la noblesse d’âme du vieillard, il ne se peut voir une conduite plus loyale que la vôtre, mon cousin, et, avec les soupçons que vous avez, vous montrez une générosité peu commune. Mais ces soupçons n’étant pas fondés…
— Il n’est plus question de soupçons, reprit le marquis, puisque vous n’en voulez pas entendre parler ; je provoque un de vos amis, et je pense que vous ne tiendriez point pour tel un homme capable de reculer.
— Non, certes ! s’écria Guillaume ; mais, moi, je ne souffrirai pas ce duel, qui ne convient pas à votre âge, mon cousin ! Je me battrais plutôt en votre place. Tenez, voulez-vous recevoir ma parole ? Je vous la donne de venger en personne la mort de votre frère, si vous venez à bout de démontrer invinciblement que M. d’Alvimar en a été lâchement et méchamment l’auteur. Attendez à demain, et je me porte justicier de notre famille, comme c’est mon devoir envers vous.
Le mouvement de Guillaume était digne de la générosité du marquis ; mais Guillaume, en laissant échapper une allusion à son âge, l’avait singulièrement mortifié.
— Mon cousin, dit-il, revenant à cette puérilité d’esprit qui contrastait si étrangement avec la magnanimité de ses instincts, vous me prenez pour quelque vieux signor Pantaleone, à l’épée rouillée et à la main tremblante. Avant de me renvoyer à la béquille, ayez, je vous prie, souvenance des égards que je vous montre, lesquels ne méritent point l’injure que vous me faites en me proposant de venger, en ma place, l’odieuse mort de mon frère chéri. Allons, je crois que voilà assez de paroles, et je suis à bout de patience. Votre M. de Villareal en a plus que moi, lui qui écoute tout ceci sans trouver un mot à dire !
Guillaume vit que les choses étaient gâtées au point que tout accommodement devenait impossible, et, trouvant, pour son compte, que la patience était beaucoup trop revenue à d’Alvimar, il se retourna vers lui et lui dit avec vivacité :
— Voyons, mon cher, répondez donc ; je ne dis point à ce défi, qui n’est pas fondé, mais à une accusation que vous ne pouvez pas mériter.
D’Alvimar avait réfléchi pendant le débat. Il affecta dès lors un calme dédaigneux et ironique.
— J’accepte le défi, monsieur, répondit-il, et je ne pense pas avoir grand mérite à le faire, étant, comme vous savez, de première force à toutes les armes. Quant à l’accusation, elle est si ridicule et si injuste, que j’attends pour la repousser que vous me l’expliquiez vous-même ; car je ne sais point encore ce que le marquis vous a dit de moi, vous parlant à l’oreille, et je souhaite qu’il le répète tout haut.
— Je le veux bien, et ce ne sera pas long, répliqua Bois-Doré. J’ai dit que vous étiez bandit, assassin et larron. Vous en voulez davantage, mais, moi, je ne puis rien trouver de pis contre vous que la vérité.
— Vous me dites-là d’étranges douceurs, monsieur le marquis ! reprit l’Espagnol froidement. Vous m’avez déjà régalé, en votre logis, d’une lugubre histoire où il vous a plu de faire tuer par moi monsieur votre frère. C’est là une chose que j’ignore, je vous l’ai dit ; je sais seulement que j’ai fait tuer par mon domestique un homme vêtu en marchand colporteur, lequel emmenait de force une dame dont je vous ai dit avoir pris la défense et vengé, l’honneur.
— Ah ! ah ! s’écria le marquis, c’est là votre thèse, à présent ? Celle qui fuyait avec mon frère était emmenée malgré elle, et vous ne vous souvenez plus de m’avoir dit qu’elle était votre…
— Plus bas, monsieur, je vous prie… Si M. d’Ars veut bien m’entendre à deux pas d’ici, je lui dirai qui était cette femme, à moins qu’il ne vous plaise outrager et salir son nom devant vos laquais.
— Mes laquais valent mieux que vous et les vôtres, monsieur ! N’importe ! je veux très-fort que vous disiez votre secret à M. d’Ars, mais devant moi, à qui vous l’avez dit à votre mode.
Ils s’éloignèrent du groupe tous les trois, et le marquis, parlant le premier :
— Allons, dit-il, expliquez-vous ! Vous alléguez pour votre défense que cette femme était votre sœur !
— Et vous, monsieur, reprit d’Alvimar, vous prétendez maintenant soulager votre fureur fantasque en me donnant un nouveau démenti ?
— Nullement, monsieur. Je vous demande le nom de votre sœur ; car vous ne vous appelez point Villareal, apparemment ?
— Et pourquoi non, monsieur.
— Parce que je le sais maintenant. Osez dire le contraire devant M. d’Ars, que vous trompez aussi par un nom supposé !
— Nullement ! dit Guillaume ; monsieur se cache sous un des noms de sa famille, et celui qu’il porte, je le sais fort bien.
— Alors, mon cousin, qu’il le dise, et je jure que, si c’est le véritable nom de ma défunte belle-sœur, je me retire d’ici en vous faisant à tous les deux des excuses.
— Et moi, dit d’Alvimar, je refuse de le dire. Je croyais qu’entre gentilshommes une simple parole devait suffire ; mais vous m’insultez sans trêve et sans prudence. C’est un duel que vous voulez, et il doit être fait selon votre désir.
— Non ! cent fois non ! s’écria Guillaume. Finissons-en ; et, puisqu’il ne faut au marquis que de savoir votre nom pour se retirer en paix, je…
— N’oubliez pas, je vous prie, reprit d’Alvimar, que vous m’exposez…
— Point ! Mon cousin est un trop galant homme pour vous livrer à vos ennemis. Sachez donc, marquis, et je mets ceci sous la sauvegarde de votre honneur, que monsieur s’appelle Sciarra d’Alvimar.
— Oui-dà ! répondit le marquis avec ironie. Alors monsieur a pour chiffre les propres initiales de la marque de fabrique de Salamanque ?
— Que voulez-vous dire ?
— Rien ! C’est un mensonge de monsieur que je signale au passage ; mais celui-là est si petit au prix des autres…
— Quels autres ? Voyons, marquis, vous êtes trop obstiné !
— Laissez, Guillaume ! dit d’Alvimar affichant toujours le dédain. Il faut que tout ceci finisse par un coup d’épée. Nous en serons plus tôt débarrassés.
— Eh bien, moi, dit le marquis, je ne suis plus si hâté ! Je tiens à savoir le nom de baptême et le nom de famille de la sœur de M. de Villareal, de Sciarra et d’Alvimar. Je sais que les Espagnols ont beaucoup de noms ; mais, s’il me dit seulement le véritable et principal que portait cette dame…
— Si vous la savez, répondit d’Alvimar, votre insistance pour me le faire dire est un outrage de plus.
— Eh ! d’Alvimar, ne le prenez pas ainsi ! s’écria Guillaume impatienté. Mettez-y du vôtre, à moins que vous ne vouliez nous faire passer la nuit ici !
— Laissez, mon cousin, dit le marquis ; c’est moi qui dirai ce nom mystérieux. La prétendue sœur de M. de Villareal s’appelait Julia de Sandoval.
— Eh bien, pourquoi pas, monsieur ? dit d’Alvimar relevant avec vivacité ce qu’il crut être encore une insigne maladresse du vieillard. Je ne voulais pas le dire ce nom. Il ne me convenait pas de le trahir, et je pensais que vous l’ignoriez. Puisque, vous aussi, en affirmant ce dernier point, vous m’avez fait un de ces mensonges que vous reprenez si aigrement chez les autres, sachez que Julie de Sandoval était la fille de ma mère et née d’un premier lit.
— Alors, monsieur, répliqua Bois-Doré se découvrant, me voilà prêt à me retirer, et même à me repentir de ma violence, si vous voulez bien me jurer sur l’honneur que vous aviez reconnu votre sœur de mère, Julie de Sandoval, sous son voile, dans la voiture de mon frère, à l’auberge de…
— Je vous le jure, pour vous satisfaire. Je l’avais même aperçue sans voile dans cette auberge.
— Et pour la troisième fois… Pardonnez mon insistance, je dois ceci à la mémoire de mon frère ! Pour la troisième fois, c’était bien votre sœur, Julie de Sandoval ? L’anneau qu’elle portait au doigt, qui est maintenant au mien, et qui porte ce nom en toutes lettres, ne pouvait être que son anneau ? Vous le jurez ?
— Je le jure ! Êtes-vous content ?
— Attendez ? il y a un blason dans le chaton de cette bague ; un écusson d’azur au chef d’or. Sont-ce les armes des Sandoval de votre famille ?
— Oui, monsieur, précisément.
— Alors, monsieur, dit Bois-Doré remettant son couvre-chef, je déclare, une fois de plus, que vous avez menti comme un impudent et un lâche que vous êtes ; car je viens de me moquer de vous : l’anneau de votre prétendue sœur porte le nom de Maria de Mérida, et ses armes sont de sinople à la croix d’argent. Je puis en fournir la preuve.
XXXII
Guillaume fut fortement ébranlé ; mais d’Alvimar réfléchissait vite.
La lune, eût-elle éclairé beaucoup, n’eût pas encore permis de voir les petits caractères et les écussons microscopiques cachés dans une bague, et, dans ce temps-là, on n’avait pas, comme aujourd’hui, du feu tout prêt dans sa poche.
Il fallait donc nécessairement remettre à un autre moment l’examen de cette preuve. Il ne s’agissait pas, pour le criminel, d’éviter, mais, au contraire, de chercher un duel. Ce qu’il redoutait, c’est qu’on ne lui refusât l’honneur de cette chance de salut, et qu’on ne le fît prisonnier du marquis ou de la prévôté.
Il attira précipitamment Guillaume à part, et, se mettant à rire :
— Je suis pris, dit-il. J’ai voulu être complaisant comme vous l’exigiez, pour en finir et vous débarrasser de ce vieux lunatique. J’ai dit tout ce qu’il a voulu me faire dire, et maintenant sa fantaisie prend un autre vol, où je ne puis la suivre. Tout ceci est de ma faute ; j’aurais dû vous raconter, en sortant de chez lui, qu’il était depuis deux jours en démence, à preuve qu’il a été hier, on pourra vous le dire, demander la main de madame de Beuvre, et que, tout aujourd’hui, il a fait sur la mort de son frère les plus étranges romans, prenant pour des assassins tantôt moi, tantôt son muet, tantôt son petit chien. Je n’ai pu éviter de me prendre à la gorge avec lui qu’en lui faisant des contes qui étaient la monnaie de sa pièce ; mais il ne s’est calmé qu’en vous voyant arriver.
— Que ne disiez-vous tout cela ? s’écria Guillaume.
— Je n’ai pas voulu me plaindre des ennuis que j’ai essuyés en sa compagnie ; vous eussiez cru que je vous faisais un reproche de m’y avoir laissé. À présent, il ne me reste qu’un moyen d’en finir. Laissez-moi me battre avec lui.
— Avec un vieillard en démence ? Je ne le puis souffrir.
— Allons, Guillaume, s’écria Bois-Doré impatienté, voulez-vous, maintenant, me laisser venger mon injure, et faudra-t-il que, pour réveiller M. d’Alvimar, j’aille lui faire l’honneur de le souffleter ?
— Nous sommes à vous, monsieur, répondit d’Alvimar en haussant les épaules. Allons, mon cher, dit-il tout bas à Guillaume, vous voyez qu’il le faut ! N’ayez peur ! J’aurai vite raison de cette vieille marionnette, et vous promets de lui faire sauter son épée autant de fois qu’il vous plaira. Je me charge de le fatiguer assez pour qu’il ait besoin de s’aller vitement coucher, et demain nous rirons de l’aventure.
Guillaume se rassura en le voyant si gai.
— Je suis aise de vous voir dans le vrai, lui dit-il tout bas, et je vous avertis qu’en prenant l’escrime à cœur avec ce vieillard, vous ne feriez pas acte de vaillance et me causeriez une grande peine. Je le crois fou ; mais c’est une raison de plus pour ménager vos forces et le renvoyer avec une courbature pour tout mal.
Guillaume savait pourtant que Bois-Doré était fort à l’escrime. Mais c’était une vieille méthode que dédaignaient les jeunes gens, et il savait aussi que si le marquis avait encore le poignet souple, il n’avait plus le jarret assez ferme pour tenir plus de deux ou trois minutes. D’ailleurs, d’Alvimar était de première force, et il ne cessa de l’exhorter à la générosité.
Les champions ayant mis pied à terre, les valets restèrent pour garder les chevaux et le prisonnier Sanche, que Guillaume donna l’ordre de ne pas remettre en liberté avant l’issue du combat, afin de ne pas voir compliquer, par quelque intervention imprévue, la difficulté de la situation.
Sanche eût fort désiré d’être libre ; il sentait, lui qui ne reculait devant aucune résolution extrême, qu’il eût été encore utile à son maître ; mais il avait trop d’orgueil pour se plaindre et pour réclamer ; il resta, stoïque et impassible, sous la garde des gens de Bois-Doré.
Pendant que Guillaume cherchait, avec les deux champions, un emplacement convenable entre la route et les rochers, Adamas et Aristandre s’entretenaient avec feu dans l’oreille l’un de l’autre. Aristandre était désespéré, Adamas avait la fièvre ; mais l’idée que son maître put être victime de sa magnanimité, ne pouvait lui entrer dans la tête. Il se grisait dans sa confiance en l’habileté et la force du marquis.
— Qu’as-tu à trembler comme un enfant ? disait-il au carrosseux. Ne sais-tu pas que monsieur en mangerait trente-six comme ce freluquet d’Espagnol ? Il n’y aurait qu’une trahison pour avoir raison d’un si vaillant homme ; mais le coquin de Sanche est bien gardé, et nous avons l’œil sur toutes choses, M. Guillaume et moi. Ne suis-je pas témoin ? Monsieur l’a dit. Tu l’as entendu. Nous sommes deux bons témoins, et nous ne laisserons pas faire un mouvement ni une passe qui ne soient dans les règles.
— Mais tu ne les sais pas plus que moi, les règles du combat des gentilshommes ? Tiens, j’ai envie de grimper là-haut sans qu’on me voie, et si l’Espagnol a trop de chances, de lui faire rouler sur le corps une de ces grosses pierres.
— Pour cela, si je pouvais compter que tu n’écraserais pas monsieur avec son ennemi, je ne t’en détournerais pas, non plus que je ne me ferais un crime de lui envoyer deux balles dans la tête, si je n’étais témoin. Mais mon maître m’appelle, et tu peux être tranquille, tout ira bien !
Cependant le terrain était choisi, assez espacé, et bien éclairé par la lune.
Les épées furent mesurées, Guillaume faisant les fonctions de témoin impartial pour les deux champions, qui avaient juré de s’en rapporter à lui ; car Adamas ne pouvait être là que pour la forme.
Le combat commença.
Alors, malgré sa foi et son enthousiasme, Adamas sentit un frisson dans tous ses membres ; il devint muet ; la bouche ouverte, les yeux hors de la tête, il ne sentait pas la sueur et les larmes qui coulaient sur sa figure attendrissante et burlesque.
Guillaume s’était battu les flancs, lui aussi, pour se persuader que rien de funeste ne devait résulter de cette étrange affaire. Mais, quand les armes furent engagées, il sentit tomber sa confiance, et se reprocha de n’avoir pas réussi à empêcher, à quelque prix que ce fût, une rencontre qui, dès le début, menaçait de devenir sérieuse.
D’Alvimar avait promis de se rendre maître de la vie de son adversaire et de lui faire grâce ; mais, autant que la clarté de la lune pouvait faire distinguer l’expression de ses traits, il semblait à Guillaume que la colère et la haine s’y montraient avec une énergie croissante, et son jeu sec et serré n’annonçait pas la moindre intention prudente ou généreuse. Heureusement, le marquis était encore calme et tenait pied avec plus de vigueur et de souplesse qu’on n’en eût attendu de sa part.
Guillaume ne pouvait rien dire, et il se contenta de tousser deux ou trois fois pour avertir d’Alvimar de se modérer, sans éveiller la susceptibilité du marquis, lequel eût pu perdre la tête, s’il eût craint de n’être pas pris au sérieux.
Mais le combat était sérieux. D’Alvimar sentait qu’il avait un adversaire moins fort que lui en théorie ; mais il se sentait troublé et préoccupé, et inférieur à lui-même, cette fois, dans la pratique. Sa partie était difficile à jouer. Il voulait tuer le marquis et paraître le tuer malgré lui.
Il cherchait donc à le faire enferrer en jouant à la défensive ; et le marquis semblait s’apercevoir de sa ruse. Il se ménageait.
Le combat se prolongeait sans résultat. Guillaume comptait sur la fatigue du marquis, ne croyant pas que d’Alvimar le frapperait à terre. D’Alvimar sentait que le marquis ne faiblissait pas ; il cherchait à l’irriter par des feintes, espérant qu’un mouvement d’impatience le ferait sortir de l’étonnante prudence de son jeu.
Tout à coup la lune fut voilée par un gros nuage, et Guillaume voulut intervenir pour suspendre la lutte ; il n’en eut pas le temps ; les deux adversaires venaient de rouler l’un sur l’autre.
Un troisième champion se précipita vers eux, au hasard de se faire embrocher : c’était Adamas, qui perdait la tête et qui, ne sachant où était l’avantage, se jetait sans armes, à corps perdu, dans la bataille. Guillaume le repoussa vivement et vit le marquis à genoux, sur le ventre de d’Alvimar.
— Grâce, mon cousin ! s’écria-t-il ; grâce pour celui qui vous eût épargné !
— Il est trop tard, mon cousin, répondit le marquis en se relevant. Justice est faite.
D’Alvimar était cloué en terre par la grande rapière du marquis : il avait cessé de vivre.
Adamas était évanoui.
Au cri de grâce, les valets de Bois-Doré étaient accourus.
Le marquis, essoufflé et brisé de fatigue, s’appuya contre le rocher. Mais il ne faiblit pas, et, la lune s’étant dégagée du nuage, il se remit sur ses jambes pour regarder et toucher le cadavre.
— Il est bien mort ! lui dit Guillaume d’un ton de reproche. Vous m’avez tué un ami, monsieur, et je ne saurais vous en faire mon compliment ; car vos soupçons ne pouvaient être qu’injustes.
— Je vous prouverai qu’ils ne l’étaient point, Guillaume, répondit Bois-Doré avec une dignité qui l’ébranla de nouveau ; jusque-là, suspendez votre ressentiment contre moi, et vos regrets pour ce méchant homme. Quand vous saurez la vérité, vous vous reprocherez peut-être de m’avoir forcé à exposer ma vie pour avoir la sienne.
— Et que ferons-nous maintenant de ce malheureux corps ? dit Guillaume, abattu et consterné.
— Je ne vous laisserai point dans des embarras pour mon compte, répondit Bois-Doré. Mes gens vont le porter au couvent des carmes de La Châtre, lesquels lui donneront la sépulture comme ils l’entendront. Je ne prétends cacher à personne l’action que j’ai faite, d’autant qu’il me reste à punir l’autre assassin. Mais je ne saurais faire de sang-froid cette laide besogne, et je compte le livrer au lieutenant de la prévôté, pour que son châtiment soit exemplaire. Adamas, tu vas le conduire. Mais où donc est mon fidèle Adamas ?
— Hélas ! monsieur, répondit Adamas d’une voix caverneuse, je suis là, à vos genoux, et bien malade de cette affaire. Un instant j’ai cru que vous étiez mort, et je crois que j’ai été mort moi-même pendant un bon quart d’heure. Ne m’envoyez nulle part ; je n’ai plus de jambes, et j’ai comme une roue de moulin dans la tête.
— Or donc, mon pauvre ami, si tu n’es plus bon à rien, nous enverrons quelque autre. Je te l’avais bien dit que tu n’étais plus d’âge à supporter les émotions !
Le marquis retourna vers les chevaux, tandis que ses gens et ceux de Guillaume enlevaient le cadavre et le roulaient dans un manteau ; mais, lorsqu’on chercha le prisonnier, ce fut en vain.
On n’avait pas eu la précaution de lui lier les jambes. Profitant d’un moment de trouble et de confusion, où les valets, inquiets de l’issue du combat, avaient abandonné las chevaux à deux d’entre eux qui avaient eu beaucoup de peine à les contenir, il avait pris la fuite, ou plutôt il s’était glissé et caché quelque part dans le ravin.
— Soyez tranquille, monsieur le marquis, dit Aristandre à Bois-Doré. Un homme qui a les mains liées ne peut ni courir bien vite ni se cacher bien adroitement ; je vous réponds de le rattraper. Je m’en charge. Rentrez chez vous et vous reposez ; vous l’avez bien gagné !
— Non pas, dit le marquis ; il me faut revoir cet assassin. Que deux de vous le cherchent, tandis qu’avec les deux autres j’accompagnerai M. d’Ars au couvent des carmes.
On coucha d’Alvimar en travers de son cheval, et les domestiques de Guillaume aidèrent ceux de Bois-Doré à le transporter.
Bois-Doré prit les devants avec Guillaume pour aller faire ouvrir les portes de la ville, en cas de besoin ; car il était près de dix heures.
Chemin faisant, Bois-Doré donna à son jeune parent des détails si précis sur la mort de son frère, sur la recouvrance de son neveu, sur la circonstance du couteau catalan, sur l’aveu que la colère avait arraché au coupable, enfin sur la circonstance de la bague ouverte, que Guillaume ne put persister à défendre l’honneur de son ami.
Il avoua qu’en somme il le connaissait fort peu, s’étant lié avec lui à la légère, et qu’à Bourges il lui était revenu, sur le duel pour lequel ce gentilhomme était forcé de se cacher, des détails peu honorables, s’ils étaient vrais. M. Sciarra-Martinengo aurait été frappé, contre toutes les lois de l’honneur, dans un moment où il demandait à suspendre le combat, son épée s’étant rompue.
Guillaume n’avait pas voulu croire à cette accusation ; mais les révélations de Bois-Doré commençaient à la lui faire regarder comme sérieuse, et il promit de se rendre à Briantes dès le lendemain, pour voir les preuves et pour faire connaissance avec le beau Mario.
XXXIII
À mesure que la conviction entrait dans son esprit, Guillaume redevenait expansif et amical avec le marquis, autant par un sentiment d’équité naturelle que par sa facilité innée à se livrer tout entier à sa dernière impression.
— Par ma foi ! lui disait-il lorsqu’ils furent proches de la ville, vous avez agi en vaillant homme, et le coup que vous lui avez porté de part en part jusqu’à le clouer au gazon, est un des plus beaux coups d’épée dont j’aie ouï parler. Je n’avais jamais vu le pareil, et, quand vous m’aurez prouvé que ce pauvre Sciarra était une aussi grande canaille que vous le dites, je ne serai point fâché d’avoir vu ceci. Si j’eusse été moins peiné, je vous en eusse fait compliment. Mais quelque regret ou contentement que je puisse avoir de cette mort, j’avoue que vous êtes une belle lame, et que je voudrais être de votre force à ce jeu-là.
Nos deux cavaliers étaient déjà sur le pont des Scabinats (aujourd’hui des Cabignats), se dirigeant vers la porte du ravelin, lorsque Adamas, qui avait recouvré ses esprits et fait ses réflexions, vint les rejoindre et prier qu’on l’écoutât.
— Ne pensez-vous point, messires, leur dit-il, que l’entrée de ce cadavre va faire grand bruit dans la ville ?
— Eh bien, dit le marquis, penses-tu que je me veuille cacher d’avoir vengé mon honneur et la mort de mon frère ?
— Oui, monsieur, vous devez vous en vanter comme d’une belle action, mais seulement quand le corps aura été rendu à la terre ; car il se fait de grandes rumeurs pour peu de chose, en ces petits endroits, et le spectacle d’un gentilhomme apporté ainsi en travers de son cheval va faire ouvrir de grands yeux à ces bourgeois de La Châtre. Vous avez des ennemis, monsieur, et, à l’heure qu’il est, monseigneur de Condé est bien chaud catholique. Si l’on apprend que cet Espagnol était couvert de reliques et de chapelets, qu’il s’était confessé à M. Poulain, dont la gouvernante le prônait déjà dans le bourg de Briantes comme un parfait chrétien…
— Voyons ! où veux-tu en venir, avec tes histoires de commères, mon cher Adamas ? dit le marquis impatienté.
Guillaume prit la parole.
— Mon cousin, dit-il, Adamas a raison. Les lois contre le duel ne sont respectées de personne ; mais des gens mal intentionnés les peuvent toujours invoquer. Ce d’Alvimar avait quelques amis puissants à Paris ; et de méchants rapports peuvent, en un temps ou en l’autre, faire tourner ceci contre vous et contre moi, contre vous surtout, qui ne passez point pour un bien franc catholique. Croyez-m’en donc, n’entrons point en la ville et avisons à nous débarrasser de ce mort. Vous êtes sûr de vos gens, et je réponds des miens. N’ayons point de confidents parmi des gens d’Église et des bourgeois de petite ville, toutes langues bien mauvaises, en ce pays, contre ceux qui ont combattu la Ligue et servi le feu roi.
— Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Bois-Doré ; mais il me répugne de mettre une pierre au cou d’un mort et de le jeter à la rivière comme un chien.
— Eh ! si, monsieur, dit Adamas ; cet homme-là ne valait pas tant !
— Il est vrai, mon ami : je pensais ainsi il y a une heure ; mais je n’ai plus de haine contre un cadavre !
— Eh bien, monsieur, dit Adamas, il m’est venu une idée qui arrange tout pour le mieux : si nous rebroussons chemin, nous trouverons, à cent pas d’ici, le long du pré Chambon, la maison de la jardinière.
— Qui ? Marie la Caille-bottée ?
— Elle est fort dévouée à monsieur, et l’on dit qu’elle n’a pas toujours été laide et grêlée.
— Allons, allons, Adamas, ce n’est pas l’heure de plaisanter !
— Je ne plaisante pas, monsieur, et je dis que cette vieille fille gardera bien le secret.
— Et tu lui veux donner l’embarras de recevoir un mort ? Elle en mourra de peur !
— Non, monsieur, vu qu’elle n’est point seule en sa petite maison écartée. Je jurerais que nous y trouverons un bon carme, lequel enterrera très-chrétiennement M. l’Espagnol dans quelque fossé du clos de la jardinière.
— Vous êtes trop Huguenot, Adamas, dit M. d’Ars. Les carmes ne sont pas aussi débauchés que vous le dites.
— Je ne dis point de mal d’eux, messire ; je parle d’un seul que je connais, et qui n’a du moine que l’habit et les patenôtres. C’est Jean le Clope, qui a servi M. le marquis à la guerre, et que M. le marquis a fait entrer au couvent en qualité de frère oblat.
— Eh ! par ma foi, l’avis est bon ! dit le marquis ; Jean le Clope est un homme sûr et qui a vu trop de faces blêmes penchées en terre sur les champs de bataille, pour s’effrayer du soin que nous allons lui confier.
— Alors, hâtons-nous, dit M. d’Ars ; car vous savez que mon intendant se meurt, et que je voudrais le voir, s’il en est temps encore.
— Partez, mon cousin, dit le marquis ; songez à vos affaires ; celles d’ici ne regardent plus que moi !
Ils se serrèrent la main.
Guillaume rejoignit ses gens et prit avec eux la route de son manoir : le marquis et Adamas s’arrêtèrent chez la Caille-bottée, où Jean le Clope était effectivement, et reçut avec effusion son protecteur, qu’il appelait son capitaine.
On sait que le frère oblat était un militaire estropié au service du roi ou du seigneur de la province, et dont le couvent était forcé de prendre soin.
La plupart des communautés religieuses étaient obligées, par contrat, de recevoir et entretenir ces débris des malheurs de la guerre, parfois trop bon vivant pour de pieux solitaires, parfois beaucoup moins corrompu que les moines eux-mêmes.
Quoi qu’il en soit des carmes de La Châtre, dont nous n’avons pas à rechercher ici l’histoire, le frère séculier Jean le Clope s’astreignait fort peu à la règle de la maison, et s’il ne manquait pas les heures de la pitance, il manquait celles de la retraite.
Pendant que le marquis lui expliquait ce qu’il attendait de son dévoûment et de sa discrétion, Adamas faisait entrer le corps dans la maisonnette isolée, et, un quart d’heure après, Bois-Doré et ses gens repassaient sur le chemin de la Rochaille.
Ils y trouvèrent Aristandre et ses camarades, bien désappointés de n’avoir pu découvrir ce que Sanche était devenu.
— Eh bien, monsieur, dit Adamas, c’est peut-être Dieu qui le veut ainsi ! Ce criminel se gardera bien de paraître jamais dans un pays où il se sait démasqué, et il eût été pour vous un nouvel embarras.
J’avoue que je n’ai pas le goût des exécutions à tête reposée, répondit le marquis, et que j’eusse éloigné celle-ci de ma vue. En le livrant à la prévôté, il m’eût fallu dire de quelle façon j’avais agi avec le maître, et, puisque nous devons, pour le moment, nous taire sur ce point, tout va mieux ainsi. Je crois la mort de mon cher Florimond suffisamment vengée, bien que la Morisque n’ait point vu qui, du maître ou du valet, avait porté le coup qui a tranché sa pauvre vie ; mais, en ces sortes d’affaires, Adamas, le plus coupable et peut-être le seul vrai coupable, est celui qui dirige. Le valet croit quelquefois de son devoir d’obéir à un méchant commandement, et celui-ci n’avait point agi pour son compte ni profité de la dépouille de mon frère, puisqu’il était resté valet comme auparavant.
Adamas ne partageait pas le besoin d’indulgence qu’après son acte de vigueur éprouvait le marquis. Il haïssait Sanche encore plus que d’Alvimar, à cause de ses airs de hauteur avec ses pareils et à cause de sa prudence, dont il n’avait pu trouver le défaut.
Il le croyait très-capable d’avoir conseillé et exécuté le crime ; mais ce qu’il redoutait le plus, c’était de voir le marquis persécuté, et il l’aida à se faire illusion sur le peu d’importance de la capture à laquelle il fallait renoncer.
Quand on fut à la porte du manoir de Briantes, on entendit les bonds irréguliers d’un cheval en liberté.
C’était celui de Sanche, qui était revenu à son dernier gîte, et qui échangea avec celui de d’Alvimar, que l’on ramenait par la bride, un hennissement plaintif, presque lugubre.
— Ces pauvres animaux sentent, à ce que l’on assure, les malheurs arrivés à leurs maîtres, dit le marquis à Adamas : ce sont des bêtes intelligentes et qui vivent en l’état d’innocence. Je ne ferai donc point tuer celles-ci ; mais, comme je ne veux, en ma maison, rien qui ait appartenu à ce d’Alvimar, et que le profit de ses dépouilles souillerait nos mains, je veux que, dès la nuit prochaine, on conduise ses chevaux à dix ou douze lieues d’ici, et qu’on les y mette en liberté. En profitera qui voudra.
— Et de cette façon, répondit Adamas, nul ne saura d’où elles viennent. Vous pouvez confier ce soin à Aristandre, monsieur. Il ne se laissera point tenter par l’envie de les vendre à son profit, et, si vous m’en croyez, il se mettra en route sur l’heure, sans leur faire franchir la porte. Il est fort inutile que l’on voie demain ces chevaux en votre écurie.
— Fais ce que tu veux, Adamas, répondit le marquis. Cela me fait penser que ce malheureux coquin devait avoir de l’argent sur lui, et que j’eusse dû songer à le prendre pour le faire donner aux pauvres.
— Laissez-en profiter le frère oblat, monsieur, dit le sage Adamas : plus il en trouvera dans les poches de son mort, plus vous serez assuré de son silence.
Il était onze heures du soir quand le marquis rentra dans son salon.
Jovelin accourut se jeter dans ses bras. Sa figure expressive disait assez quelles angoisses d’inquiétude il avait éprouvées.
— Mon grand ami, lui dit Bois-Doré, je vous avais trompé ; mais réjouissez-vous, cet homme n’est plus ; et je rentre chez moi le cœur léger. Mon enfant dort sans doute à cette heure ; ne l’éveillons pas. Je vais vous conter…
— L’enfant ne dort pas, répondit le muet avec son crayon. Il a deviné mes craintes : il pleure, il prie et s’agite dans son lit.
— Allons rassurer ce pauvre cœur ! s’écria Bois-Doré ; mais d’abord, mon ami, regardez si je n’ai point sur mes habits quelque souillure de ce traître sang. Je ne veux pas que cet enfant connaisse la peur ou la haine, dans l’âge où l’on n’a point encore le calme de la force.
Lucilio débarrassa le marquis de son manteau, de son casque et de ses armes, et, lorsqu’ils eurent monté un étage, ils trouvèrent Mario, pieds nus, sur la porte de la chambre.
— Ah ! s’écria l’enfant en s’attachant passionnément aux grandes jambes de son oncle, et en lui parlant avec cette familiarité qu’il ne savait pas encore contraire aux usages de la noblesse, te voilà revenu ? Tu n’as pas de mal, mon ami chéri ? Dis, on ne t’a pas fait de mal ? Je croyais que ce méchant voudrait te tuer, et je voulais qu’on me laissât courir après toi ! J’ai eu bien du chagrin, va ! Une autre fois, quand tu iras te battre, il me faut emmener, puisque je suis ton neveu.
— Mon neveu ! mon neveu ! ce n’est point assez, dit le marquis en le rapportant dans son lit. Je veux être ton père. Est-ce que cela te déplaira, d’être mon fils ? Et ! à propos, fit-il en se baissant pour recevoir les caresses du petit Fleurial, qui semblait avoir compris et partagé les angoisses de Jovelin et de Mario, voilà un petit ami qui ne m’appartient plus. Tenez, Mario, vous en aviez si grande envie ! je vous le donne pour vous consoler de votre chagrin de ce soir.
— Oui, dit Mario en mettant Fleurial dans son oreiller, je le veux bien, à condition qu’il sera à nous deux et qu’il nous aimera autant l’un que l’autre… Mais dis-moi donc, père : est-ce que le méchant homme est parti pour tout à fait ?…
— Oui, mon fils, pour tout à fait.
— Et le roi le punira pour avoir tué ton frère ?
— Oui, mon fils, il sera puni.
— Qu’est-ce qu’on lui fera ? demanda Mario rêveur.
— Je vous le dirai plus tard, mon fils. Ne songez qu’au bonheur que nous avons d’être ensemble.
— On ne m’ôtera jamais d’avec toi ?
— Jamais !
Puis, s’adressant au muet :
— Maître Jovelin, n’est-ce pas une triste chose de penser à changer le doux parler de cet enfant, qui me sonne si mélodieusement dans l’oreille ? Tenez, nous le laisserons me dire tu dans le particulier, puisque en sa bouche cette familiarité est celle de l’amour.
— Est-ce qu’il faudra que je te dise vous ? reprit Mario étonné.
— Oui, mon enfant, à tout le moins devant le monde. C’est la coutume.
— Ah ! oui, comme je disais à M. l’abbé Anjorrant ! Mais c’est que je t’aime encore plus que lui…
— Tu m’aimes donc déjà, Mario ? J’en suis content ! Mais d’où vient ? Tu ne me connais pas encore.
— C’est égal, je t’aime.
— Et tu ne sais pas pourquoi ?
— Si fait ! je t’aime, parce que je t’aime.
— Mon ami, dit le marquis à Lucilio, il n’y a rien de beau et d’aimable comme l’enfance ! Elle parle comme les anges se doivent parler entre eux, et ses raisons, qui n’en sont pas, valent mieux que toute la sagesse des vieilles têtes. Vous m’instruirez ce chérubin-là. Vous lui ferez un bel et bon cerveau comme le vôtre ; car je ne suis qu’un ignorant, et je veux qu’il en sache plus long que moi. Les temps ne sont plus tant à la guerre civile comme dans ma première jeunesse, et je crois que les gentilshommes doivent se porter vers les lumières de l’esprit. Mais tâchez de lui laisser ces simples gentillesses que la vie des bergers lui a données. En vérité, il me représente au naturel les beaux enfants qui devaient courir, parmi les fleurs, sur les rives enchantées du Lignon aux claires ondes.
Le marquis, ayant pris des mains d’Adamas un cordial, pour se remettre des fatigues de la soirée, se coucha et s’endormit, le plus heureux des hommes.
En un temps où l’on se faisait justice soi-même, à défaut de légalité régulière, et où la notion du pardon eût été considérée comme une faiblesse coupable et lâche, le marquis, bien qu’exceptionnellement enclin à une grande douceur, pensait avoir accompli le plus sacré des devoirs, et, en cela, il suivait les idées et coutumes de la plus saine chevalerie.
Certes, à cette époque, on n’eût pas rencontré un gentilhomme sur mille qui ne se fût regardé comme investi du droit de faire expirer dans les tourments, ou tout au moins pendre sous ses yeux, un coupable tel que d’Alvimar, et qui n’eût blâmé ou raillé l’excès de loyauté romanesque dont Bois-Doré avait fait preuve dans son duel.
Bois-Doré le savait bien et ne s’en souciait pas. Il avait trois motifs pour être ce qu’il était : son instinct d’abord, puis les exemples d’humanité d’Henri IV, qui, un des premiers de son temps, eut le dégoût du sang versé sans péril. Henri III, mortellement frappé par Jacques Clément, avait été soutenu par la colère et la vengeance au point de frapper lui-même son assassin et de le voir, avec joie, jeté par les fenêtres ; Henri IV, blessé à la figure par Chastel, avait eu pour premier mouvement de dire : « Laissez allez cet homme ! » Enfin, Bois-Doré avait pour code religieux les faits et gestes des héros de l’Astrée.
Il était hors d’exemple, dans ce poëme idéal, qu’un digne chevalier eût vengé l’amour, l’honneur ou l’amitié, sans s’exposer en personne aux derniers périls. Il ne faut donc pas trop se moquer de l’Astrée, et même il faut voir avec intérêt la vogue de ce livre. C’est, au milieu des turpitudes sanguinaires des discordes civiles, un cri d’humanité, un chant d’innocence, un rêve de vertu qui montent vers le ciel.
XXXIV
La première pensée du marquis à son réveil fut pour son héritier, que, pour nous conformer au titre qui prévalut, nous appellerons son fils.
Il se rappelait encore assez confusément les graves événements de cette nuit agitée ; mais déjà il se représentait avec lucidité les grandes questions de parure soulevées la veille à propos de son cher Mario. Il l’appela pour reprendre avec lui l’entretien commencé dans le trésor. Mais il n’en reçut pas de réponse, et déjà il s’inquiétait, lorsque l’enfant, éveillé et levé avant le jour, vint, tout imprégné de la fraîche odeur du matin, se jeter à son cou.
— Et d’où venez-vous sitôt, mon excellent ami ? lui dit le vieillard.
— Père, répondit gaiement Mario, je viens de chez Adamas, qui m’a défendu de te dire un secret que nous avons tous les deux. Ne me le demande donc pas, c’est une surprise que nous voulons te faire.
— À la bonne heure, mon fils. Je ne demande rien. Je veux être surpris ! Mais n’allons-nous point déjeuner ensemble, là, sur cette petite table, auprès de mon lit ?
— Oh ! je n’ai pas le temps, mon petit père ! Il me faut retourner vers Adamas, lequel te prie de dormir encore une heure, si tu ne veux faire tout manquer.
Le marquis fit tout son possible pour se rendormir, mais en vain. Il se tourmenta de beaucoup de choses. Madame de Beuvre devait venir ce jour-là de bonne heure avec son père ; Guillaume aussi, dans le cas où son intendant irait mieux. Le dîner était-il convenablement ordonné ? Et pourrait-on présenter Mario à une dame, sous ses habits de berger des montagnes ? Et ce pauvre enfant, qui ne savait pas seulement saluer, baiser la main et dire trois mots de compliment ! Tout son charme, toutes ses grâces n’allaient-ils pas être tournés en dérision et pris en mépris par des personnes que la voix du sang ne rendrait pas aveugles ?
D’ailleurs, rien n’était préparé comme il convenait pour la chasse. On avait eu trop d’émotions et de soucis pour s’en occuper.
— Si Adamas était là, lui qui ne reste jamais court, il me consolerait, pensait le marquis.
Mais telle était sa condescendance pour son fidèle valet, qu’il eût feint de dormir tout le jour, si Adamas l’eût exigé de lui.
Il resta au lit jusqu’à neuf heures, sans que l’on vînt à son secours, et alors la faim et l’inquiétude le gagnant sérieusement.
— À quoi pense Adamas ? se dit-il en se résolvant à se lever lui-même. Mes convives vont arriver. Veut-il que l’on me surprenne en robe de chambre et avec cette face blême ?
Enfin, Adamas entra.
— Eh ! monsieur, rassurez-vous ! s’écria-t-il. Me croyez-vous capable de vous oublier ? Rien ne presse. Vous n’aurez point de compagnie avant deux heures après midi, madame de Beuvre vient de me le faire dire.
— À toi, Adamas ?
— Oui, monsieur, à moi, qui me suis ingénié de lui envoyer un exprès pour lui faire savoir que vous aviez une grande surprise à lui faire, mais que rien n’était prêt ; j’ai pris sur moi la faute, et l’ai humblement fait supplier de ne point arriver avant l’heure que je vous dis, ajoutant que vous la vouliez garder chez vous, cette nuit, avec monsieur son père, et lui donner seulement demain le régal de la chasse.
— Qu’as-tu fait là, malheureux ! Elle va me croire insensé ou incivil.
— Point, monsieur : elle a très-bien pris la chose, disant que, de votre part, tout devait être preuve de sagesse ou de galanterie.
— Alors, mon ami, il faut nous inquiéter…
— De rien, monsieur, de rien du tout, je vous en conjure. Vous avez assez fait de votre cervelle et de votre épée la nuit dernière ; à quelles fins Dieu eût-il mis le pauvre Adamas sur la terre, si ce n’est pour vous épargner le détail des choses faciles ?
— Hélas ? mon ami, il ne sera point facile, même point possible, en si peu de temps, de rendre mon héritier présentable !
— Vous croyez, monsieur ? dit Adamas avec un indescriptible sourire de satisfaction. Je voudrais bien voir qu’une chose que vous souhaitez ne fût point possible ! Oui, vraiment, là ! je le voudrais voir ! Mais permettez, monsieur, que je vous demande comment je dois faire annoncer votre héritier, lorsqu’il fera son entrée au salon de compagnie.
— Voilà qui est fort grave, mon ami ; j’avais déjà songé au nom et au titre que doit porter ce cher enfant. Son père, pas plus que le mien, n’était de qualité ; mais, comme je veux, par un acte, et, s’il le faut, avec la permission du roi, le faire succéder à mon titre, ainsi qu’à mes biens, je crois bien pouvoir, par anticipation, le qualifier de la manière que le serait mon propre fils. Ainsi on doit l’appeler, en ma maison, monsieur le comte.
— Ceci n’est pas douteux, monsieur ! Mais le nom ?
Voulez-vous traiter de simple Bouron ce pauvre enfant qui mérite si bien de porter un nom plus illustre ?
— Sachez, Adamas, que je ne rougis pas du nom de mon père, et que ce nom, porté par mon frère, me sera toujours cher. Mais, comme je tiens encore plus à celui que me donna mon roi, je veux que Mario le porte également et soit Bouron de Bois-Doré ; ce qui, par coutume et abréviation, deviendra Bois-Doré tout court.
— C’est bien ainsi que je l’entendais ! Allons, monsieur, habillez-vous, mangez là, en votre chambre, avec l’enfant ; car la salle d’en bas est dans les mains de mes décorateurs ; et puis je vous ferai votre toilette. Seulement, il faudra aujourd’hui prendre les habits que je vous demanderai de mettre.
— Fais ce que tu veux, Adamas, puisque tu réponds de tout !
Tout en riant, mangeant et devisant avec son héritier, le bon Sylvain fut pris tout à coup d’une grande mélancolie. Il réussit à la lui cacher. Mais, quand Adamas, déclarant que tout allait bien, vint pour l’accommoder, il lui ouvrit son cœur, tandis que l’enfant jouait et courait par la maison.
— Mon pauvre ami, lui dit-il, je m’étonne de ce que les numes célestes qui ont si paternellement veillé sur moi dans ces derniers jours, m’aient pourtant laissé mettre dans un terrible embarras.
— Quel embarras, monsieur !
— Ne te souvient-il déjà plus, Adamas, que j’ai offert mon cœur et ma vie à une belle enchanteresse, justement le matin du jour où je retrouvais Mario ? Or, comme elle n’avait pas repoussé, mais seulement ajourné mon dessein, il résulte de ceci que je risque… selon toi ! d’avoir d’autres héritiers que cet enfant, auquel je voudrais consacrer mes jours et laisser mes biens.
— Diantre ! monsieur, je n’y songeais pas ! Mais ne vous affligez point ! Comme c’est moi que vous ai mis ce fatal projet en l’esprit, c’est à moi de vous trouver une issue pour sortir d’intrigue. J’y songerai, monsieur, j’y songerai ! Ne pensez qu’à vous embellir et à vous réjouir aujourd’hui.
— Je le veux bien. Mais quel habit me donnes-tu là, mon ami !
— Votre habit à la paysanne, monsieur ; c’est un des plus galants que vous ayez.
— C’est même, je crois, le plus galant ; et il m’en coûte de me faire si brave, quand mon pauvre Mario…
— Monsieur, monsieur ! laissez-moi faire ; notre Mario sera fort convenable.
L’habit à la paysanne du marquis était tout en velours et satin blanc, avec une profusion de galons d’argent et de dentelles magnifiques.
Le blanc étant alors la couleur des paysans, qui, en toute saison, étaient vêtus de toile ou de grosse futaine, dès qu’on se mettait tout en blanc, on se disait habillé à la paysanne, et c’était une mode des plus recherchées.
Le marquis était certes fort plaisant en cet équipage ; mais on était si habitué à le voir déguisé en jeune homme, il était, de la tête aux pieds, orné de si belles choses et de si curieux joyaux, ses parfums étaient si exquis, et, malgré tout, il y avait tant de noblesse dans ses vieilles grâces et de bonté aimable dans ses façons, que, si on l’eût vu tout à coup sérieux et arrangé selon son âge, on eût regretté l’amusement qu’il donnait aux yeux et le contentement qu’il savait donner à l’esprit.
Vers deux heures, un galopin habillé à l’ancienne mode féodale pour la circonstance, et placé dans l’échauguette de la tour d’entrée, sonna d’un vieux olifant pour annoncer l’approche d’une cavalcade.
Le marquis, accompagné de Lucilio, se rendit à cette tour pour recevoir la dame de ses pensées : il eût bien voulu voir son héritier avec lui ; mais Mario était dans les mains d’Adamas, et, d’ailleurs, il résultait d’un plan finalement proposé par ce dernier, et adopté avec quelques modifications par son maître, que l’apparition de l’enfant serait retardée jusqu’à la fin d’une explication délicate avec madame de Beuvre.
XXXV
Lauriane arriva, montée sur un charmant petit cheval blanc que son père avait dressé pour elle, et qu’elle gouvernait avec une gentillesse remarquable.
Grâce à son deuil, qu’elle pouvait porter désormais en blanc, elle était habillée aussi à la paysanne, avec une amazone de fin drap blanc, un corps de taille tout rayé de galons de soie, et un léger mouchoir de dentelle par-dessus son inséparable chaperon de veuve.
— Oui-dà ! s’écria le gros de Beuvre en voyant la toilette du marquis, vous portez déjà les couleurs de votre dame, monsieur mon gendre ?
Sa fille réussit à le faire taire devant les valets ; mais, quand on fut au salon, malgré les promesses qu’il lui avait faites de se priver de toute moquerie sur ce sujet, il n’y put tenir et demanda vivement à quand la noce.
Au lieu d’être piqué ou embarrassé, le marquis fut fort aise de cette ouverture, et demanda à être entendu secrètement pour une affaire sérieuse.
On renvoya les valets, on ferma les portes, et Bois-Doré, mettant un genou en terre devant la belle petite Lauriane, parla en ces termes :
— Dame de jeunesse et de beauté, vous voyez à vos pieds un serviteur fidèle qu’un grand événement a rempli d’aise et de trouble, de joie et de douleur, d’espoir et de crainte. Lorsque j’offris, il y a deux jours, mon cœur, mon nom et ma fortune à la plus aimable des nymphes, je me croyais libre de tout autre devoir et affection. Mais…
Ici, le marquis fut interrompu.
— Ouais ! monsieur mon gendre, s’écria de Beuvre en affectant une grande colère et en roulant des yeux terribles, vous moquez-vous du monde, et pensez-vous que je sois homme à vous laisser reprendre votre parole, après avoir décoché le trait mortel de l’amour dans le cœur de ma pauvre fille ?
— Oh ! taisez-vous, monsieur mon père ! dit gaiement et doucement Lauriane ; vous me compromettez. Heureusement le marquis ne croira pas que je sois si capricieuse qu’après lui avoir demandé sept ans de réflexions, je me trouve déjà pressée de le sommer de sa parole.
— Laissez-moi parler, dit le marquis en prenant la main de Lauriane dans la sienne ; je sais, ma souveraine, que vous n’avez nul amour dans le cœur, et c’est ce qui me donne la hardiesse de vous demander mon pardon. Et vous, mon voisin, riez de toutes vos forces, car l’occasion est belle ! Et je rirai avec vous aujourd’hui, bien qu’hier j’aie versé beaucoup de larmes.
— Vrai, mon voisin ? dit le bon de Beuvre en lui prenant son autre main. Si vous parlez sérieusement comme vous en avez l’air, je ne rirai plus. Avez-vous quelque peine dont on puisse vous aider à sortir ?
— Dites, mon cher Céladon, ajouta Lauriane d’un air affectueux : contez-nous vos chagrins !
— Mes chagrins sont dissipés, et, si vous me gardez votre amitié, je suis le plus fortuné des hommes. Eh bien, écoutez, mes amis, dit-il en se relevant avec un peu d’effort. Vous entendîtes, avant-hier, cette prédiction à moi faite par des gens qui n’étaient pas bien sorciers : « Avant trois jours, trois semaines ou trois mois, vous serez père ? »
— Eh bien, dit de Beuvre revenant à son humeur narquoise, vous croyez, mon brave homme, que la prédiction se réalisera ?
— Elle est réalisée, mon voisin. Je suis père, et ce n’est plus pour moi que je demande, à vous et à la divine Lauriane, sept ans d’espérance et de sincérité : c’est pour mon héritier, c’est pour mon fils unique, c’est pour…
Ici, la porte s’ouvrit à deux battants, et Adamas, en grande tenue, annonça d’une voix claire et avec un air de triomphe :
— M. le comte Mario de Bois-Doré !
La surprise fut pour tout le monde ; car le marquis n’attendait pas si vite l’apparition de son enfant, et il ne savait encore en quel équipage on réussirait à le produire.
Quelle fut sa joie lorsqu’il vit entrer Mario vêtu à la paysanne, c’est-à-dire d’un habit exactement semblable de forme et de tissus à celui qu’il portait lui-même ; le pourpoint de satin à mille petits crevés sur les bras ; le colletin sans ailerons (pourpoint de dessus à épaulettes, mais sans manches pendantes), en velours blanc crevé d’argent ; les chausses flottantes, de quatre aunes de large, froncées jusqu’au-dessous du genou, garnies de boutons de perles et un peu ouvertes de côté pour laisser sortir la rose de la jarretière ; les bas de soie, avec les souliers à pont-levis fermés de roses ; la fraise à confusion, c’est-à-dire à plusieurs rangs inégaux avec les rebras assortis, le feutre à plumes, des diamants partout, un petit baudrier tout brodé de perles, et une petite rapière qui était un vrai chef-d’œuvre !
Adamas avait passé la nuit à choisir, à méditer, à tailler et à ajuster ; la matinée, à essayer. L’adroite Morisque et quatre ouvrières, levées avant le jour, avaient cousu avec rage. Clindor avait fait dix lieues pour trouver le chapeau et la chaussure. Adamas avait composé, emplumé, orné, inventé, arrangé, et le costume, plein de goût, bien coupé et assez solide pour durer quelques jours sans être refait, allait à merveille.
Mario, enrubané et parfumé comme le marquis, frisé naturellement et portant, sur la mèche ou moustache de l’oreille gauche, une rose (on dirait aujourd’hui un chou) de rubans blancs, avec un gros diamant au milieu et de la dentelle d’argent en dessous, se présenta avec grâce.
Il n’était pas plus emprunté que s’il eût été élevé en gentilhomme. Il portait sa rapière avec aisance, et sa touchante beauté ressortait dans tout ce blanc, qui lui donnait l’air candide d’une jeune fille.
Lauriane et son père furent si émerveillés de sa figure et de ses mouvements, qu’ils se levèrent spontanément comme pour recevoir quelque fils de roi.
Mais ce n’était pas tout. Adamas, en bichonnant son petit seigneur, avait essayé de lui apprendre un compliment, tiré de l’Astrée, pour Lauriane. Retenir quelques phrases par cœur, ce n’était pas une affaire pour l’intelligent Mario.
— Madame, dit-il avec un gentil sourire, « il est bien impossible de vous voir sans vous aimer, mais plus encore de vous aimer sans être extrême en cette affection. Permettez que je baise mille et mille fois vos belles mains, sans pouvoir, par tel nombre, égaler celui des morts que le refus de cette supplication me donnera… »
Ici, Mario s’arrêta. Il avait appris très-vite, sans comprendre et sans réfléchir. Le sens des mots qu’il disait lui parut tout à coup très-comique ; car il n’était nullement disposé à tant souffrir, si Lauriane lui refusait les mille et mille baisers qu’il ne tenait pas à ce point à lui donner. Il eut envie de rire et regarda la jeune dame, qui avait envie de rire aussi, et qui, d’un air sympathique et enjoué, lui tendait les deux mains.
Il mit l’étiquette de côté, et, obéissant à sa confiance naturelle, il lui jeta les deux bras autour du cou et l’embrassa sur les deux joues, en lui disant de son crû :
— Bonjour, madame ; je vous prie de me vouloir du bien, car vous me semblez bonne personne et je vous aime déjà beaucoup.
— Pardonnez-lui, dit le marquis, c’est un enfant de la nature…
— C’est pour cela qu’il me plaît, répondit Lauriane, et je le dispense de toute cérémonie.
— Voyons, voyons ! dit de Beuvre, qu’est-ce que cela signifie, mon voisin, ce beau garçon-là ? S’il est à vous, je vous en fais mon compliment ; mais je ne vous aurais pas cru…
On annonça Guillaume d’Ars avec Louis de Villemort et un des jeunes Chabannes, qui étaient venus chez lui le matin, et à qui il avait conté la merveilleuse recouvrance du fils de Florimond.
— Est-ce lui ? s’écria-t-il en entrant et en regardant Mario. Oui, c’est mon petit bohémien. Mais comme il est joli, à présent, mon Dieu ! et comme vous devez être content, mon cousin ! Tudieu, mon gentilhomme ! dit-il à l’enfant, que vous avez donc là une belle épée et une vaillante toilette ! Vous voulez faire honte à vos voisins et amis ! Vous nous écrasez, je le vois, et on ne paraît plus rien auprès de vous. Çà, dites-nous votre petit nom et faisons connaissance ; car nous sommes parents, s’il vous plaît, et je pourrai peut-être vous servir à quelque chose, ne fût-ce qu’à vous apprendre à monter à cheval !
— Oh ! Je sais, dit Mario. J’ai monté sur Squilindre !
— Sur le gros cheval de carrosse ! Et, dites-moi, mon maître, lui trouvâtes-vous le trot doux ?
— Pas trop, dit Mario en riant.
Et il se mit à jouer et à babiller avec Guillaume et ses compagnons.
— Ah çà ! dit de Beuvre en prenant Bois-Doré à l’écart, mettez-moi donc dans le secret, car je n’y suis pas. Vous nous en donnez à garder, mon voisin ! vous n’avez point procréé ce beau petit ! Il est trop jeune pour cela. C’est quelque enfant d’adoption ?
— C’est mon propre neveu, répondit Bois-Doré ; c’est le fils de mon Florimond, que vous avez aimé aussi, mon voisin !
Et il raconta devant tous, avec preuves à l’appui, l’histoire de Mario, sans toutefois prononcer le nom de d’Alvimar ou de Villareal, et sans faire entendre qu’il avait découvert et puni les assassins de son frère.
XXXVI
Devant les lettres, l’anneau et le cachet, il n’y avait pas moyen de traiter de roman cette romanesque aventure.
Tout le monde fit fête au gentil Mario, qui, par son bon naturel, son air affectueux et son beau regard, gagnait spontanément et irrésistiblement tous les cœurs.
— Alors, dit de Beuvre à sa fille en la prenant à part, vous voilà, non plus fiancée à notre vieux voisin, mais à son marmot ; car il me semble que c’est ainsi qu’il lui plaît de tourner la chose à présent.
— Dieu le veuille, mon père ! répondit Lauriane, et, s’il y revient, je vous prie de feindre, comme moi, de souscrire à cet arrangement, que le bonhomme est capable de prendre au sérieux.
— Il le prenait bien au sérieux quand il s’agissait de lui ! reprit de Beuvre. La différence d’âge entre vous et ce petit garçon se compte par années, tandis qu’entre le marquis et vous, elle se peut bien compter par quarts de siècle. N’importe, je vois que le cher homme a perdu la notion du temps pour les autres aussi bien que pour lui-même ; mais le voici qui vient à nous ! je le veux faire enrager un peu !
Bois-Doré, sommé par de Beuvre de s’expliquer, déclara fort gravement qu’il n’avait qu’une parole, et qu’ayant engagé sa liberté et sa foi à Lauriane, il se regardait comme son esclave, à moins qu’elle ne lui rendit sa promesse.
— Je vous la rends, cher Céladon ! s’écria Lauriane.
— Mais son père l’interrompit. Il voulait la taquiner aussi.
— Non pas, non pas, ma fille ; ceci regarde l’honneur de la famille, et votre père ne se laisse point berner ! Je vois bien que votre capricieux et fantasque Céladon s’est pris de tendresse paternelle pour ce beau neveu, et qu’il aime autant désormais se trouver père sans avoir pris la peine d’être époux. D’ailleurs, je vois bien aussi qu’il a en la tête de lui léguer ses biens, sans égard pour ses enfants à venir ; c’est ce que je ne souffrirai point et ce que vous devez empêcher, en le sommant de la foi qu’il vous a jurée.
M. de Beuvre parlait si sérieusement qu’un instant le marquis y fut pris.
— Il faut croire, pensa-t-il, que ma fortune me rajeunit beaucoup, et que mon voisin, qui me raillait tant, ne me trouve plus si vieux. Où diable Adamas a-t-il pris l’idée de me faire faire cette démarche ?
Lauriane vit ses perplexités sur sa figure, et vint généreusement à son secours.
— Monsieur mon père, dit-elle, ceci ne vous regarde point, vu que notre marquis ne m’a point demandé ma main sans mon cœur ; or, tant que mon cœur ne m’a point parlé, le marquis est libre.
— Ta, ta, ta ! s’écria de Beuvre, votre cœur vous parle très-haut, ma fille, et il est aisé de voir, à votre indulgence pour le marquis, que c’est de lui qu’il vous parle !
— Serait-il vrai ? dit Bois-Doré ébranlé ; si j’avais ce bonheur, il n’y a neveu qui tienne, et, par ma foi !…
— Non, marquis, non ! dit Lauriane décidée à en finir avec les rêveries de son vieux Céladon. Mon cœur parle, il est vrai, mais depuis un instant seulement : depuis que j’ai vu votre gentil neveu. La destinée le voulait ainsi, à cause de la grande amitié que j’ai pour vous, laquelle ne pouvait me permettre d’avoir des yeux que pour quelqu’un de votre famille et de votre ressemblance. Donc : c’est moi qui brise nos liens et me déclare infidèle ; mais je le fais sans remords, puisque celui que je vous préfère vous est aussi cher qu’à moi-même. Ne parlons donc plus de rien jusqu’à ce que Mario soit en âge d’éprouver quelque affection pour moi, si cet heureux jour doit arriver. En attendant, je tâcherai de prendre patience, et nous resterons amis.
Bois-Doré, enchanté de cette conclusion, baisait avec effusion la main de l’aimable Lauriane, lorsqu’une effroyable pétarade fit trembler les vitres et tressauter tous les hôtes du manoir.
On courut aux fenêtres. C’était Adamas qui faisait rage de tous les fauconneaux, arquebuses et pistolets de son petit arsenal.
En même temps on vit entrer dans le préau tous les habitants du bourg et tous les vassaux du marquis, criant à se fendre la mâchoire, de concert avec tous les employés et serviteurs de la maison :
— Vive M. le marquis ! vive M. le comte !
Ces bonnes gens obéissaient, de confiance à un mot d’ordre donné par Aristandre, sans savoir de quoi il était question ; mais ce qu’ils savaient bien, c’est qu’ils n’étaient jamais mandés au château sans qu’il retournât de quelque largesse ou régal, et ils y venaient sans se faire prier.
On ouvrit les fenêtres du salon de compagnie pour entendre le discours, en forme de proclamation, que débitait Adamas à cette nombreuse assistance.
Debout sur le puits, qu’il avait fait couvrir, afin de se livrer sans danger à une pantomime animée, l’heureux Adamas improvisait le morceau d’éloquence le plus étourdissant qu’eût jamais produit sa faconde gasconne et lancé aux échos sa voix claire, aux inflexions toutes méridionales. Sa gesticulation n’était pas moins étrange que sa diction.
Quant à la rédaction de ce chef-d’œuvre, il est à regretter que la chronique ne nous l’ait point conservée ; elle eut le sort des choses d’inspiration : elle s’envola avec le souffle qui l’avait fait naître.
Quoi qu’il en soit, elle produisit un grand effet. Le récit de la mort tragique du pauvre M. Florimond fit verser des larmes ; et, comme Adamas avait le pleur facile et s’attendrissait naïvement pour son propre compte, il fut écouté religieusement, même des fenêtres du salon.
On ne s’égaya qu’aux transports de joie pathétique avec lesquels il proclama la recouvrance de Mario ; mais l’auditoire rustique n’y trouva rien de trop.
Le paysan comprend le geste et non les mots, qu’il ne se donne pas la peine d’entendre ; ce serait un travail, et le travail de l’esprit lui semble une chose contre nature. Il écoute avec les yeux.
On fut donc enchanté de la péroraison, et des connaisseurs déclarèrent que M. Adamas prêchait beaucoup mieux que le recteur de la paroisse.
Le discours terminé, le marquis descendit avec son héritier et sa compagnie, et Mario charma et conquit aussi les paysans par ses manières accortes et son doux parler.
Chargé par son père à inviter tout le bourg à un grand festin pour le dimanche suivant, il le fit naturellement en des termes d’une si parfaite égalité, que Guillaume et ses amis, et même le républicain M. de Beuvre, eurent besoin de se rappeler que l’enfant sortait lui-même de la bergerie, pour n’en être pas un peu choqués.
Le marquis, s’apercevant de leur blâme, se demanda s’il ne devait pas rappeler Mario, qui s’en allait de groupe en groupe, se laissant embrasser et rendant les caresses avec effusion.
Mais une vieille femme, la doyenne du village, vint à lui, appuyée sur sa béquille, et lui dit d’une voix chevrotante :
— Monseigneur, vous êtes béni du bon Dieu pour avoir été doux et humain aux pauvres ahanniers. Vous avez fait oublier votre père, qui était un homme rude à vous comme aux autres. Voici un enfant qui tiendra de vous et qui empêchera qu’on ne vous oublie !
Le marquis serra les mains de la vieille et laissa Mario serrer les mains de tout le monde.
Il fit boire à la santé de son fils, et but lui-même à celle de la paroisse, pendant qu’Adamas faisait encore tonner son artillerie.
Comme la foule s’éloignait, le marquis aperçut M. Poulain, qui observait toutes choses sans sortir d’un petit hangar, où il s’était placé comme dans une loge de spectacle. Il lui coupa la retraite en allant le saluer et l’inviter à souper et en lui reprochant de ne venir jamais.
Le recteur le remercia avec une politesse énigmatique, disant, avec un feint embarras, que ses principes ne lui permettaient pas de manger avec des prétendus.
On disait dans ce temps-là, selon l’opinion à laquelle on appartenait, les réformés ou les prétendus réformés. Quand on disait les prétendus tout court, c’était l’expression d’une orthodoxie qui n’admettait même pas l’idée d’une réformation possible.
Cette expression dénigrante blessa le marquis, et, jouant sur le mot, il répondit n’avoir point de fiancés en sa maison.
Je croyais M. et madame de Beuvre fiancés avec l’erreur de Genève, reprit le recteur avec un sourire perfide ; auraient-ils divorcé, à l’exemple de M. le marquis ?
— Monsieur le recteur, dit Bois-Doré, ce n’est point le moment de parler théologie, et je confesse n’y rien entendre. Une fois, deux fois, voulez-vous être des nôtres, avec ou sans parpaillots ?
— Avec, je vous l’ai dit, monsieur le marquis, cela m’est impossible.
— Eh bien, monsieur, reprit Bois-Doré avec une vivacité dont il ne fut pas le maître, ce sera quand vous voudrez ; mais, les jours où vous ne me jugerez pas digne de vous recevoir en ma maison, vous ferez peut-être aussi bien de ne pas venir en ma maison pour me le dire ; car je me demande ce que, ne voulant point y entrer, vous venez y faire, à moins que ce ne soit de dénigrer ceux qui me font l’honneur de s’y trouver bien.
Le recteur cherchait ce qu’il appelait la persécution, c’est-à-dire qu’il désirait irriter le marquis, pour le mettre dans son tort vis-à-vis de lui.
— M. le marquis admettant tous les habitants de ma paroisse à une réjouissance de famille, j’ai cru, dit-il, y être appelé comme les autres. Je m’étais même imaginé que cet aimable enfant, dont on célèbre la recouvrance, aurait besoin de mon ministère pour être réintégré dans le sein de l’Église, cérémonie par laquelle il eût fallu peut-être commencer les réjouissances.
— Mon enfant a été élevé par un véritable chrétien et par un véritable prêtre, monsieur ! Il n’a besoin d’aucune réconciliation avec Dieu ; et quant à cette Morisque sur le compte de laquelle vous croyez être si bien instruit, sachez qu’elle est meilleure chrétienne que bien des gens qui s’en piquent. Soyez donc en paix, et venez chez moi à visage découvert et sans arrière-pensée, je vous en prie, ou n’y venez point du tout, je vous le conseille.
— La franchise est dans mon intention, monsieur le marquis, répondit le recteur en élevant la voix ; et la preuve, c’est que je vous demande sans détour où est M. de Villareal et d’où vient que je ne le vois point en votre compagnie.
Cette insidieuse brusquerie faillit démonter Bois-Doré.
Heureusement Guillaume d’Ars, qui se rapprochait de lui en ce moment, avait entendu la question, et il se chargea d’y répondre.
— Vous demandez M. de Villareal, dit-il en saluant M. Poulain. Il est parti de ce château avec moi hier au soir.
— Excusez-moi, reprit le recteur en saluant Guillaume avec plus d’égards qu’il n’en montrait à Bois-Doré. Alors c’est chez vous, monsieur le comte, que je puis lui adresser une lettre ?
— Non, monsieur, répondit Guillaume dépité de cette instance. Il n’est point chez moi aujourd’hui…
— Mais, s’il a été faire une promenade, vous attendez son retour, ce soir ou demain au plus tard, je suppose ?
— Je ne sais point quel jour il rentrera, monsieur : je n’ai pas coutume de questionner les gens. Mais venez donc, marquis ; on vous réclame au salon.
Il entraîna Bois-Doré vers les de Beuvre, pour couper court aux investigations du recteur, qui se retira avec un étrange sourire et une humilité menaçante.
— Vous parliez de M. de Villareal, dit de Beuvre au marquis ; je vous ai entendu prononcer son nom. D’où vient donc que nous ne le voyons point céans ? Est-il malade ?
— Il est parti, dit Guillaume, que ces interrogations devant de nombreux témoins gênaient et inquiétaient beaucoup.
— Parti pour ne plus revenir ? dit Lauriane.
— Pour ne plus revenir, répondit Bois-Doré avec fermeté.
— Eh bien, dit-elle après une petite pause, j’en suis contente.
— Vous ne l’aimiez point ? dit le marquis en lui offrant son bras, tandis que Guillaume marchait auprès d’elle.
— Vous allez me trouver folle, répondit la jeune dame ; eh bien, je me confesserai quand même. Je vous en demande pardon, monsieur d’Ars, mais votre ami me faisait peur.
— Peur ?… C’est singulier, d’autres personnes m’ont dit de lui la même chose ! D’où vient, madame, qu’il vous faisait peur ?
— Il ressemble décidément à un portrait qui est chez nous, et que vous n’avez peut-être jamais vu… dans notre petite chapelle ! L’avez-vous vu ?
— Oui ! s’écria Guillaume frappé ; je sais ce que vous voulez dire. Il lui ressemblait, sur ma parole !
— Il lui ressemblait ? Vous parlez de votre ami comme s’il était défunt !
Mario vint interrompre cette causerie. Lauriane, qui l’avait déjà pris en grande amitié, voulut lui donner le bras pour rentrer.
Guillaume et Bois-Doré restèrent un instant seuls, en arrière de la société.
— Ah ! mon cousin, dit le jeune homme au vieillard, n’est-ce point une chose bien déplaisante que d’avoir à cacher mort d’homme, comme si l’on avait à rougir de quelque lâcheté, quand, au contraire…
— Pour moi, j’eusse aimé mieux la franchise, répondit le marquis. C’est vous qui m’avez condamné à cette feinte ; mais si elle vous pèse…
— Non, non ! Votre recteur semble avoir des soupçons. Mon d’Alvimar faisait fort le dévot. La soutane serait pour lui, et c’est jouer trop gros jeu dans le pays où nous sommes. Taisons-nous encore jusqu’à ce que la manière dont votre frère a été lâchement occis soit bien répandue, et montrez-en la preuve à tout le monde sans nommer les coupables. Quand vous les nommerez, on sera tout disposé à les condamner. Mais, dites-moi, marquis, savez-vous si le corps de ce malheureux ?…
— Oui, Aristandre s’en est enquis. Le frère oblat a fait son office.
— Mais comprenez-vous quelque chose à ce d’Alvimar, mon cousin ? Un homme si bien né, et qui montrait de si bonnes manières !
— L’ambition de cour et la misère d’Espagne ! répondit Bois-Doré. Et puis, tenez, mon cousin, il m’est venu souvent en la pensée un paradoxe philosophique : c’est que nous sommes tous égaux devant Dieu, et qu’il ne fait pas plus de cas de l’âme d’un noble que de celle d’un vilain. Voilà le point où le populaire calviniste ne se trompe peut-être point trop ?
— Eh ! eh ! reprit Guillaume, à propos de calvinistes, mon cousin, savez-vous que les affaires du roi vont mal, là-bas, et que l’on ne prend pas du tout Montauban ? J’ai su à Bourges, de gens bien informés, qu’au premier jour on lèverait le siége, et ceci pourrait bien changer encore une fois toute la politique. Tenez, vous vous êtes peut-être un peu trop pressé d’abjurer, vous !
— Abjurer, abjurer, dit Bois-Doré en hochant la tête. Je n’ai jamais rien abjuré, moi ! Je réfléchis, je discute avec moi-même, et, selon qu’il me vient de bonnes raisons, j’admets une forme ou l’autre. Au fond…
— Au fond, vous êtes comme moi, dit Guillaume en riant, vous ne vous souciez que d’être honnête homme.
Le souper, quoique très-intime, fut servi avec un luxe inouï. La salle était décorée de feuillages et de fleurs enlacées de rubans d’or et d’argent ; les plus fines pièces d’orfévrerie et de faïencerie furent exhibés ; les mets et les vins les plus exquis furent offerts.
Cinq ou six des meilleurs amis ou voisins étaient arrivés au dernier coup de cloche ; c’était encore une surprise pour le marquis. Adamas avait dépêché des courriers dans tous les environs.
Il n’y eut point de musique durant le repas ; on voulait parler, on avait tant de choses à se dire ! On se contenta d’annoncer chaque service par une fanfare dans le préau.
Lauriane prit place en face du marquis avec Mario à sa droite.
Lucilio fut de la fête ; on ne redoutait la malveillance d’aucun convive.
XXXVII
Une demi-heure après qu’on fut sorti de table, Adamas pria son maître de monter, « avec sa compagnie, en la salle des Verdures, » où une nouvelle surprise était préparée.
C’était un divertissement dans le goût de l’époque, mais tel qu’on avait pu l’exécuter à la hâte dans un petit local.
Le fond de la salle était arrangé en manière de théâtre avec de riches tapis sur quelques tréteaux, des étoffes pour cadre et des feuillages naturels pour coulisses.
Quand on eut pris place, Lucilio joua un beau morceau d’ouverture, et le page Clindor parut sur la scène, en costume de berger de fantaisie. Il chanta des couplets rustiques assez jolis, vu qu’ils étaient de la façon de maître Jovelin ; puis il se mit à garder ses moutons, de véritables agneaux enrubanés et bien lavés, qui se comportèrent assez décemment sur la scène. Fleurial, le chien du berger, joua aussi très-convenablement son rôle.
La sourdeline fit entendre une musique somnolente et douce, au son de laquelle le berger s’endormit.
Alors un vénérable vieillard s’avança, cherchant avec angoisse jusque dans les poches du dormeur et dans la laine des moutons. Il avait une si plantureuse barbe, des cheveux et des sourcils blancs tellement touffus, qu’on ne le reconnut pas d’abord ; mais, quand il eut à déclamer quelques vers de sa façon pour exprimer le sujet de sa peine, on partit d’un joyeux rire en retrouvant l’accent gascon d’Adamas.
Ce vieillard éploré courait après le Destin, qui lui avait ravi son jeune maître, l’enfant adoré de son seigneur.
Le berger, éveillé en sursaut, lui demanda ce qu’il souhaitait. Il y eut entre eux un dialogue libre, où l’on répéta bien des fois la même chose, ce qui, selon Adamas, avait l’avantage de faire saisir aux spectateurs ce qu’il lui plaisait d’appeler le nœud de la pièce.
Le berger aida le vieillard dans ses recherches, et ils allaient attaquer un petit fort placé dans les branches, au fond du théâtre et censé dans le lointain, lequel fort n’était autre que celui apporté jadis en croupe du château de Sarzay par le marquis, lorsqu’un épouvantable géant, habillé d’une manière fantastique, s’opposa à leur dessein.
Ce géant, représenté par Aristandre, s’exprima d’abord dans une langue inconnue. Comme il s’était déclaré incapable de retenir trois paroles apprises, Lucilio, qui avait bien voulu aider Adamas dans la mise en scène de sa composition, avait autorisé le carrosseux, en sa qualité de géant, à articuler, au hasard, des syllabes sans suite et dépourvues de sens ; il suffisait qu’il eût l’air terrible et la voix formidable.
Aristandre se conforma fort bien à cette prescription, mais, comme Adamas l’insultait et le provoquait de la façon la plus vive, le traitant d’ogre, d’enchanteur et de monstre, le bon géant, voulant ne pas rester court, laissa échapper, en franc Berrichon, des jurements si épouvantables que l’on dut se hâter de le tuer pour l’empêcher de scandaliser l’assistance.
Cette scène déplut à Fleurial, qui n’était pas brave, et qui sauta par-dessus la rampe de bougies pour venir se réfugier dans les jambes de son maître.
Quand ce monstre de carrosseux fut étendu de son long sous la vaillante épée de bois d’Adamas, le petit fort s’écroula comme par enchantement, et l’on vit apparaître à sa place une sibylle.
C’était la Morisque, à qui l’on avait confié de belles étoffes d’Orient, et qui s’en était arrangée avec beaucoup de goût et de poésie.
Elle était fort belle ainsi et fut saluée de grands applaudissements.
Pauvre Morisque ! élevée dans l’esclavage et brisée dans la persécution, heureuse ensuite d’un toit de paille et du plus humble travail sous la protection d’un pauvre prêtre, c’était la première fois de sa vie qu’elle se voyait richement vêtue, accueillie avec affection par des gens riches, et applaudie pour sa grâce et sa beauté, sans arrière-pensée outrageante.
Elle ne comprit pas d’abord ; elle eut peur, elle voulut s’enfuir. Mais Adamas se servit à propos des cinq ou six mots d’espagnol qu’il savait, pour la rassurer tout bas et lui faire comprendre qu’elle plaisait.
Mercédès chercha des yeux la personne qui l’intéressait le plus dans l’auditoire, et vit près d’elle dans la coulisse, le directeur Lucilio qui l’applaudissait aussi.
Une flamme jaillit de ses yeux noirs ; puis, effrayée de cet éclair de bonheur, dont elle ne se rendait pas compte, elle abaissa ses longues paupières, qui dessinèrent leurs ombres veloutées sur ses joues brûlantes. Elle parut encore plus belle sans que l’on sût pourquoi, et on l’applaudit de nouveau.
Quand elle eut repris courage, elle chanta en arabe ; après quoi, elle fit, aux questions du vieillard Adamas, des réponses dont il eut l’air de ne se point payer.
Après un débat en pantomime accompagnée de musique, elle lui promit l’enfant qu’il cherchait, à la condition qu’il subirait encore l’épreuve de combattre une affreuse tarasque de papier doré, qui arriva sur le théâtre en rampant et en vomissant des flammes.
L’intrépide Adamas, résolu à tout pour ramener au bercail l’enfant de son maître, s’élança au-devant du dragon, et il allait le percer de son glaive invincible, lorsque la tarasque se déchira comme un vieux gant, et le beau Mario sortit de ses flancs, habillé en Cupidon, c’est-à-dire en satin rose et or brodé de fleurs, la tête couronnée de roses et de plumes, l’arc en main et le carquois sur l’épaule.
La transformation d’un enfant en Cupidon dans le ventre d’un dragon ne nous est pas facile à saisir, dans le scenario manuscrit d’Adamas ; mais il paraît qu’elle fut acceptée comme fort agréable, car cette apparition eut le plus grand succès.
Mario récita un compliment à la louange de son oncle et de ses amis, et la sybille lui prédit les plus hautes destinées. Elle fit sortir du buisson diverses merveilles, une corne d’abondance pleine de fleurs et de bonbons que l’enfant jeta aux spectateurs, puis le portrait du marquis que l’enfant baisa pieusement, puis enfin deux écussons coloriés en transparent, l’un aux armes des Bouron du Noyer, l’autre à celles de Bois-Doré, accolés sous une couronne d’où jaillit un petit feu d’artifice en forme de soleil rayonnant.
Disons, en passant, un mot de ces armoiries du marquis. Elles étaient fort curieuses, vu qu’elles avaient été inventées par Henri IV en personne.
En style de blason, on les décrivait ainsi : « De gueules, au dextrochère d’or, mouvant d’une nuée, tenant une épée la pointe en l’air ; accompagnée, en chef, de trois gelines diadémées d’argent ; » c’est-à-dire « un écusson fond rouge, au milieu duquel un bras droit, sortant d’une nuée d’or, tenait une épée la pointe en l’air, dirigée vers trois poules couronnées d’argent, placées au-dessus. »
Autour de l’écusson, on lisait cette devise : Tous sont tels devant moi !
Si l’on se rappelle comment notre bon Sylvain fut fait marquis, on comprendra aisément cet emblème qu’on eût pu regarder comme dérisoire, sans le correctif de la devise, que l’on pourrait traduire ainsi : « Devant ce bras, il n’est point d’ennemi qui ne montre un cœur de poule. »
Le divertissement fut applaudi avec acclamation.
Le marquis pleura d’aise de voir la gentillesse de son fils et le zèle d’Adamas.
On mangea des friandises, on se disputa les caresses de Mario, et l’on se sépara à onze heures, ce qui était fort tard dans les habitudes campagnardes de ce temps-là.
Le lendemain, il y eut chasse à l’oiseau. Lauriane voulut absolument que Mario fût de la partie ; elle lui prêta son cheval blanc, qui était doux et sage, et monta bravement Rosidor. Le marquis ne manquait pas de palefrois de rechange.
La chasse fut anodine, comme il convenait aux personnages qui en étaient les héros.
Mario y prit tant de plaisir que Lucilio craignait que ce ne fût trop d’enivrement subit pour cette jeune tête, et qu’on ne le rendit malade ou insensé. Mais l’enfant montra qu’il avait une excellente organisation : il s’amusait vivement de toutes ces choses nouvelles, et cependant il ne s’en grisait pas trop ; au moindre appel à sa raison, il reprenait ses esprits et obéissait avec une douceur d’ange. Ses nerfs ne furent point surexcités, et il entra dans le bonheur comme dans un paradis d’amour et de liberté dont il se sentait digne.
Le souper de ce second jour de fête rassembla encore à Briantes d’autres amis ; le lendemain, ce fut la fête offerte aux vassaux, un repas pantagruélique et des danses sous les vieux noyers de l’enclos.
On organisa même, sous la direction de Guillaume d’Ars, un tir à l’arquebuse.
Mario proposa aux gamins du bourg un concours à la course et à la fronde, et obtint la permission de reprendre, pour cette lutte, ses habits montagnards, où il se sentait beaucoup plus à l’aise.
Il montra une agilité et une adresse qui remplirent ses concurrents d’admiration. Aucun ne put songer un instant à lui disputer le prix ; aussi se retira-t-il modestement du concours, afin de donner équitablement le prix aux autres.
Une cérémonie à la fois ingénue et prétentieuse, assez touchante au fond, termina les fêtes.
Au centre du labyrinthe du jardin, s’élevait une petite fabrique couverte en paille et simulant une chaumière.
Le marquis appelait cette fabrique le palais d’Astrée.
On y porta les pauvres habits grossiers et rapiécés que Mario avait sur le corps lorsqu’il fit sa première entrée dans le manoir de ses pères. On en composa une sorte de trophée rustique avec l’humble guitare qui lui avait servi de gagne-pain en voyage, et l’on suspendit le tout dans l’intérieur de la cabane, avec des guirlandes de feuillage et un cartel où on lisait, sous la date de ce mémorable jour, ces simples paroles, choisies et calligraphiées par Lucilio : Souviens-toi d’avoir été pauvre.
En même temps on présenta à Mario une grande corbeille contenant douze habillements neufs qu’il eut le plaisir de distribuer à douze pauvres groupés sur le petit perron de la chaumière.
Enfin le marquis commanda, pour être placé dans la chapelle de l’église paroissiale, un petit mausolée en marbre, dédié à la mémoire du bon et saint abbé Anjorrant. Lucilio en présenta le plan et en composa l’inscription.
On se sépara des conviés, et le calme se fit au manoir de Briantes.
Le marquis se mit alors à songer sérieusement à l’éducation de son fils. Mais, s’il eût été livré à lui-même, au milieu des préoccupations d’habillement qui prenaient tant de place dans sa vie, son héritier eût fort bien pu oublier ce que l’abbé Anjorrant lui avait appris, pour n’acquérir que des notions ès-sciences de tailleur, de bottier, d’armurier et de tapissier. Heureusement Lucilio était là, et il sut arracher chaque jour quelques heures à ces frivoles influences.
Lui aussi, ce tendre cœur, il se mit à chérir ardemment l’enfant de son ami, et non-seulement à cause de l’ami, mais aussi à cause de l’enfant lui-même, qui, par sa tendre docilité et la clarté de son intelligence, rendait attrayante la tâche, d’ordinaire si fâcheuse et si maussade, de l’instituteur.
Cette tâche de Lucilio n’était cependant pas facile. Il sentait qu’il avait charge d’âme, et précisément celle d’une âme infiniment précieuse et pure. Il voulait, avant tout, faire à cette jeune conscience une forteresse de croyances et de convictions contre les orages de l’avenir. On vivait dans un temps si troublé !
Certes on ne manquait ni de lumières acquises ni d’excellentes notions de progrès. C’était l’époque des nouveautés, disait-on : nouveautés détestables selon les uns, providentielles selon les autres. La discussion était partout et chez tous, et alors comme aujourd’hui, comme hier, comme toujours, le vulgaire des intelligences croyait tenir des vérités infaillibles.
Mais le monde de l’intelligence avait perdu son unité. Les esprits calmes et désintéressés cherchaient désormais la justice, tantôt dans un camp, tantôt dans l’autre ; et, comme dans les deux camps il y avait souvent intolérance, erreur et cruauté, le scepticisme trouvait bien son compte à se croiser les bras et à décréter l’aveuglement et la faiblesse incurables du genre humain.
On était alors au lendemain des luttes sanglantes entre les gomaristes et les arminiens, Arminius n’était plus ; mais Barnevelt venait de monter sur l’échafaud. Hugo Grotius avait été condamné à la prison perpétuelle, où il rêvait à son bel ouvrage, sa fameuse Théorie du droit des gens. La Réforme était profondément divisée sur la question de la prédestination. Le calvinisme, avec son effroyable doctrine fataliste, était condamné dans la conscience des hommes justes. Les luthériens de France, imitant le retour de Mélanchthon à la vérité, et abandonnant les funestes maximes de Luther sur le self-arbitre, défendaient maintenant la justice divine et la liberté humaine.
Mais en tout temps les hommes justes sont clairsemés. Le peuple calviniste et ses ardents ministres protestaient dans une grande partie de la France, contre ce qu’ils appelaient un retour à l’hérésie de Rome.
Ce qui se passait dans nos provinces du Midi, les fougueuses assemblées s’acharnant à une résistance devenue antifrançaise, l’esprit républicain mal entendu, secondant par entêtement et par ignorance, les funestes projets de la politique austro-espagnole, qui voulait la guerre civile en France ; la résistance glorieuse, mais fâcheuse, de Montauban ; tant de sang versé, tant d’héroïsme dépensé pour éterniser la lutte où Rome et l’Autriche trouvaient leur compte, prouvaient bien que la lumière était derrière un nuage, et qu’aucune conscience généreuse ne pouvait se dire : « J’irai dans cette Église, j’irai dans cette armée, et j’y trouverai pure la meilleure vérité sociale de mon temps. »
Il fallait donc ne pas trop se préoccuper des faits, et, quand on était instruit et intelligent, croire à une vérité quand même, au-dessus de toutes celles qui se prêchaient par le monde, puisque le glaive, la corde, le bûcher, le meurtre, le viol et le pillage étaient les moyens de conversion des partis vis-à-vis les uns des autres.
Lucilio Giovellino réfléchit à toutes ces choses et résolut d’aller selon l’Évangile, commenté par son propre cœur ; car il voyait trop bien que ce divin livre, entre les mains de certains catholiques et de certains protestants, pouvaient devenir et devenait chaque jour un code de fatalisme, une doctrine d’abrutissement et de fureur.
Il se mit donc à enseigner à Mario la philosophie, l’histoire, les langues et les sciences naturelles tout ensemble, tâchant de faire ressortir de toutes choses la logique et la bonté de Dieu. Sa méthode fut claire et ses explications concises.
Jadis éloquent, le pauvre Lucilio avait eu d’abord bien du dégoût pour la parole écrite, et même encore parfois il souffrait d’être obligé de resserrer en peu de mots sa pensée ; mais à quelque chose malheur est toujours bon pour les esprits d’élite. Il lui arriva que la paresse d’écrire longtemps et l’impatience de se révéler le forcèrent et l’habituèrent à se résumer avec une clarté et une énergie transcendantes, et que l’enfant fut nourri des choses, sans détails inutiles et sans redites fatigantes.
Les leçons furent d’une étonnante brièveté, et portèrent avec elles dans ce jeune esprit la certitude, si rare en ce temps-là, et pour cause.
De son côté, Bois-Doré, tout en occupant son fils de puérilités et de fadaises, le conserva pur et bon, grâce à cette mystérieuse insufflation qui d’une bonne nature se communique à une autre, sans y songer et sans le savoir.
Tous les enfants sont portés à réagir contre l’enseignement trop formulé ; ils suivent plus volontiers un instinct qui les mène, sans savoir lui-même où il va.
Lorsque, au milieu de ses futiles préoccupations, le marquis était dérangé pour service à rendre ou secours à donner, il n’en témoignait jamais ni dépit ni lassitude. Il se levait, écoutait, questionnait, consolait et agissait.
Naturellement flâneur et débonnaire, il ne s’ennuyait d’aucune plainte et ne s’impatientait contre aucun bavardage de pauvre commère. Ainsi, tout en ayant l’air de consacrer sa vie à des riens, il ne passait guère de moments dans cette vie facile et bénévole sans qu’il fît du plaisir ou du bien à quelqu’un.
Aussi sa journée, toujours commencée avec de beaux projets de travail pour son fils (il appelait travail le soin de la toilette et l’enseignement des belles manières), se passait à ne se décider sur rien, à ne rien entreprendre, et à laisser toutes choses aux sages conclusions d’Adamas et aux aimables caprices de l’enfant.
XXXVIII
Cependant, au bout de quelques semaines, grâce à l’activité d’Adamas et à l’intelligence de la Morisque, on avait réussi à équiper Mario en gentilhomme de qualité, et même le marquis était venu à bout de lui donner quelques notions de manége et d’escrime.
Il y avait, en outre, tous les matins, de plaisantes séances entre le vieillard et l’enfant pour la leçon de grâces.
Le marquis faisait entrer et sortir dix fois de suite son élève, pour lui apprendre la façon de s’introduire avec élégance et courtoisie dans un salon, et celle de se retirer avec modestie et politesse.
— Voyez-vous, mon cher comte, lui disait-il (c’était l’heure où il fallait se parler avec de gracieuses cérémonies), lorsqu’un gentilhomme a passé le seuil de la porte et fait trois pas dans un appartement, il est déjà jugé par les personnes de mérite ou de qualité qui s’y trouvent. Il faut donc que tout son mérite à lui et toute sa qualité s’annoncent dans l’attitude de son corps et dans l’air de son visage. Jusqu’à ce jour, on vous a accueilli avec des caresses et de tendres familiarités, vous dispensant des convenances que vous ne pouviez point savoir ; mais cette indulgence cessera vite, et, si l’on vous voyait garder des manières rustiques sous les habits que voilà, on s’en prendrait à votre naturel ou à mon indifférence. Travaillons donc, mon cher comte ; travaillons sérieusement : recommençons cette révérence qui manque de brillant, et refaisons cette entrée qui a été molle et sans noblesse.
Mario s’amusait de cet enseignement, qui était une occasion de se carrer dans ses plus beaux habits, de se voir dans les glaces et de se remuer énergiquement par la chambre. Il était si adroit et si souple, qu’il ne lui en coûtait presque rien d’étudier cette sorte de ballet majestueux auquel on l’initiait minutieusement ; et son vieux père, beaucoup plus enfant que lui, savait rendre la leçon divertissante.
C’était un cours complet de pantomime, où le marquis, malgré son âge, était encore excellent comédien.
— Voyez, mon fils, disait-il en se coiffant et en se drapant d’une certaine façon, voici les manières d’un matamore, regardez bien ce que je vais faire pour ne le faire jamais, sinon par jeu, et vous en abstenir en bonne compagnie.
Alors il représentait un capitan bravache au naturel, et Mario riait à se rouler par terre.
On lui permettait, pour s’amuser, de faire le capitan à son tour, et c’était le tour du marquis de rire à tomber dans son fauteuil : tant le lutin était un singe adroit et gentil !
Mais il fallait revenir à la leçon.
Le marquis lui montrait alors le personnage d’un rustre lourd, tranchant et importun, ou celui d’un pédant amer et désagréable, ou celui d’un niais décontenancé ; et, comme il fallait des acteurs pour rendre la scène parlante, on faisait venir les gens de la maison. Heureux quand on pouvait retenir Adamas et Mercédès, qui s’y prêtaient avec beaucoup de gaieté ou d’esprit. Mais Adamas était actif et la Morisque laborieuse : ils demandaient toujours à s’en aller travailler pour Mario.
On se rabattait sur Clindor, qui était de bonne volonté, mais bâti comme un pantin, et sur la Bellinde, qui aimait bien à représenter une dame de qualité, mais qui faisait ce rôle de la manière la plus ridicule et la plus absurde. Le marquis l’en reprenait gaiement, et relevait ses balourdises au profit de l’enseignement de Mario, qui était passablement moqueur, et qui s’en réjouissait de manière à mortifier singulièrement la gouvernante.
Elle se piquait en s’en allant, et Mario, dans ses grands rires, oubliant que c’était l’heure de la tenue, sautait sur les genoux du marquis et l’embrassait en le tutoyant, ce que le vieillard n’avait pas le courage d’empêcher ; car lui aussi s’amusait pour son compte, et ne trouvait rien de plus doux que de voir son enfant s’amuser avec lui comme un bon camarade.
Après le dîner, on montait à cheval. Le marquis s’était procuré, pour son héritier, les plus jolis genets du monde, et il était un excellent professeur. Ainsi de l’escrime ; mais ces exercices fatiguaient beaucoup le vieillard, et il avait des suppléants qu’il se bornait à diriger.
Il y avait aussi un maître de blason, qui venait deux fois par semaine. Ce dernier ennuyait considérablement Mario ; mais il prenait sur lui-même, avec un courage bien rare chez un enfant, pour ne rien repousser de ce que son père lui imposait avec tant de douceur.
Il se consolait de la science héraldique avec ses bons petits chevaux, ses belles petites arquebuses et les leçons de Lucilio, qui l’attachaient et l’émouvaient vivement.
Il avait pour ce muet un respect dont il ne se rendait pas compte, soit que sa belle âme sentit la supériorité d’une grande âme, soit que la vénération enthousiaste de Mercédès pour Lucilio exerçât sur lui son magnétisme ; car il restait dans son cœur le fils de la Morisque, et, sentant qu’il y avait entre elle et le marquis une tendre jalousie à cause de lui, il avait l’adroite délicatesse d’être tout à l’un et à l’autre, sans éveiller l’inquiétude de ces deux cœurs d’enfants, à la fois généreux et susceptibles.
Il avait déjà fait cet apprentissage de délicatesse avec sa mère adoptive, lorsqu’ils vivaient auprès de l’abbé Anjorrant ; il ne lui était pas difficile de continuer.
L’étude qui lui plaisait le plus était celle de la musique.
Lucilio, en cela encore, était un admirable maître. Son délicieux talent charmait l’enfant et le jetait dans des rêveries extatiques. Mais ce goût, qui eût absorbé tous les autres, était un peu contrarié par le marquis, lequel trouvait qu’un gentilhomme ne devait point étudier un art au point de devenir un artiste, mais savoir à fond d’abord ce que l’on appelait le métier des armes, ensuite un peu de tout, « le mieux possible, disait-il, mais rien de trop ; car un homme très-savant en une chose dédaigne les autres, et n’est plus aimable dans le monde. »
Au milieu de toutes ces préoccupations et amusements, Mario devenait le plus joli garçon de la terre. Sa peau, naturellement blanche, prenait, sous le tiède soleil d’automne de nos provinces, un ton fin comme celui d’une fleur. Ses petites mains, rudes et couvertes d’égratignures, maintenant gantées et soignées, devenaient aussi douces que celles de Lauriane. Sa magnifique chevelure châtain faisait l’admiration et l’orgueil de l’ex-perruquier Adamas.
Le marquis avait eu beau lui démontrer la grâce par principes, il avait conservé sa grâce naturelle, et, quant à celle du gentilhomme, il l’avait rencontrée dès le premier jour, en endossant le justaucorps de satin.
Les savantes études chorégraphiques qu’on lui faisait faire ne servaient donc qu’à le développer dans le sens de son organisation, qui était de celles que l’on ne fausse pas.
Dès qu’il fut nippé, le marquis le mena rendre des visites à dix lieues à la ronde.
Ce fut l’événement du pays que l’apparition de cet enfant, dont les jaloux et les commères s’étaient moqués d’abord comme d’une chimère et d’un fantôme, mais qui, chaque jour, prenait consistance et réalité.
Quand on le vit passer lestement sur son petit cheval, escorté de Clindor et d’Aristandre, à travers les rues de La Châtre, on commença à écarquiller les yeux et à se dire :
— C’était donc vrai ?
On demanda comment il s’appelait et comment il s’appellerait. Le marquis, homme de qualité, se résignerait-il à avoir pour héritier un simple petit gentillâtre ? Mais avait-il le droit de léguer son titre et ses trois gelines diadémées d’argent à un Bouron ? Le roi actuel permettrait-il cela ? N’était-ce pas contraire aux lois et aux usages de la noblesse ?
Grave question !
On en parla quinze jours durant, et puis on n’en parla plus ; car on se lasse vite des choses ardues, et, quand on voyait le vieux marquis et son petit comte aller dîner chez quelque voisin, tous deux habillés identiquement de même, soit en blanc à la paysanne, soit en bleu de ciel cannetillé d’argent, ou en satin abricot avec les plumes blanches, ou en vert gai, ou en rose de pêche, avec des rubans tissus d’argent et d’or, et tous deux gracieusement étendus sur les coussins cramoisis de la belle carroche, traînés par leurs beaux grands chevaux aussi empanachés qu’eux-mêmes, et, suivis d’une escorte de laquais qu’on eût pris pour des seigneurs, tant ils étaient bien montés, bien armés et reluisants de dorures, il n’était, soit dans la ville, soit dans les villages, soit dans les châteaux, noble, bourgeois ou vilain qui ne se levât en disant :
— Sus ! sus ! j’entends venir la grande carroche au marquis ! Courons vitement voir passer les beaux messieurs de Bois-Doré !
Pendant que ces choses se passaient dans l’heureux pays de Berry, le midi de la France croissait en effervescence.
Vers le 15 novembre, on avait appris d’une manière certaine, à Bourges, que le roi avait été forcé de lever le siége de Montauban.
Le jeune roi était brave ; il avait pleuré en se retirant.
Luynes, qui avait prétendu réduire le parti par la corruption des chefs, avait échoué auprès de Rohan, général de la province et défenseur de la ville. Il était malheureusement prouvé que ce noble seigneur était au nombre des rares exceptions, et que le système de Luynes était efficace avec la plupart des nobles révoltés ; mais ce système d’achètement ruinait la France et dégradait la royauté.
Louis XIII le sentait par moments et voyait ses efforts paralysés par l’incapacité et l’indignité de son favori.
L’armée était mal tenue et mal payée. Le désordre était scandaleux ; le roi soldait trente mille combattants, et n’en avait pas douze mille effectifs pour tenir la campagne. Les officiers étaient découragés. Mayenne venait d’être tué. Le carme espagnol Domingo de Jesu-Maria, à la sainteté et à l’enthousiasme duquel les dévots allemands attribuaient la victoire de Prague, avait prophétisé en vain sous les murs de Montauban.
Les faux miracles sont plus difficiles en France qu’ailleurs. Les calvinistes relevaient donc la tête, et, dans les premiers jours de décembre, M. de Bois-Doré vit arriver chez lui M. de Beuvre, très-animé, lequel lui dit en confidence :
— Mon voisin, je viens vous consulter sur une affaire d’importance. Vous savez qu’allié de près au duc de Thouars, chef de la maison de la Trémouille, dont j’ai l’honneur d’être, j’ai songé, le printemps dernier, à me joindre aux gens de La Rochelle. Vous m’avez retenu, m’assurant que le duc fondrait comme neige devant le roi, ce qui est arrivé comme vous me l’annonciez. Mais de ce que le duc mon parent a fait une faute, il ne résulte point que j’aie eu raison de la faire aussi, et je me reproche d’abandonner ma cause, surtout au moment où elle reprend vigueur.
— Sans doute que la langue vous fourche, mon voisin, répondit Bois-Doré naïvement : vous voulez dire que la cause a grand besoin de vous ; car, si vous courez à son secours parce qu’elle a le dessus, je ne vois pas où est le mérite.
— Mon cher marquis, reprit de Beuvre, vous vous êtes toujours piqué de chevalerie, je le sais ; mais, moi, je suis un homme positif, et je dis les choses comme elles sont. Vous êtes riche ; votre fortune est faite, votre carrière est finie, vous pouvez philosopher. Moi, sans être pauvre, j’ai perdu beaucoup du mien pour avoir mal joué ma partie dans ces derniers temps. Je me sens encore dispos, et l’inaction m’ennuie. Et puis je ne peux souffrir les airs de supériorité que prennent, en notre pays, les vieux ligueurs. Les tracasseries des jésuites m’enragent. Si je veux vivre en paix comme vous, il faut donc que j’abjure ?
— Comme moi ? dit le marquis en souriant.
— Je sais bien que votre abjuration n’a pas fait sonner grand’cloches, reprit de Beuvre ; mais, si peu que ce soit, c’est encore trop tôt pour moi : j’aime mieux me battre, et j’ai encore cinq ou six ans d’activité et de santé pour le faire.
— Eh ! vous êtes bien gros, mon voisin !
— Vous croyez me voir grossir, parce que vous ne vous voyez point mandrer, mon voisin ! C’est vous qui devenez plus creux, et non moi qui deviens plus rebondi.
— Soit ! J’entends bien vos raisons pour faire encore cette campagne. Vous croyez qu’elle sera bonne ; mais vous vous trompez. Les chefs et les soldats, les bourgeois et les pasteurs, tout cela combat bravement à un jour donné ; mais, le lendemain, on se divise ; on se déteste, on s’injurie, et chacun tire de son côté. La partie est perdue depuis la Saint-Barthélemy, et le roi des huguenots ne l’a regagnée qu’en abandonnant la cause. Il voulut être Français avant tout ; et ce que vous voulez faire ne profitera ni à la France, ni à vous-même.
De Beuvre ne souffrait pas la contradiction. Il s’obstina et querella le marquis sur son absence de principes religieux, lui, le plus sceptique des hommes.
En le laissant causer, Bois-Doré vit bien qu’il était alléché par les bonnes conditions que la royauté était forcée de faire aux seigneurs calvinistes chaque fois qu’elle éprouvait un échec. De Beuvre n’était pas homme à se vendre, comme tant d’autres, mais à se bien battre, et à profiter, sans scrupule, de la victoire, pour se montrer très-exigeant pour son compte.
— Puisque vous êtes décidé, lui dit le marquis avec douceur, il fallait donc me le dire toute suite, et ne pas me demander mon avis. Je n’ai plus qu’une chose à vous représenter. Vous aller vous équiper et emmener les meilleurs de vos gens pour cette campagne. Songez-vous au mauvais parti que l’on peut faire à votre fille, s’il passe par la tête des jésuites de signaler votre absence à M. de Condé ? Et croyez qu’ils n’y manqueront point, que le château de la Motte-Seuilly sera exposé à quelque occupation au nom du roi, exécutée, comme il arriva toujours, par de mauvaises gens ; votre fille en danger de recevoir quelque insulte…
— Je ne crains point cela, dit de Beuvre. Je serai censé à Orléans, où l’on sait que j’ai un procès. Je me dirigerai de là, sans bruit, vers la Guyenne, où je prendrai quelque vieux nom de guerre, comme c’est l’usage, pour couvrir mes biens et ma famille en mon absence ; je serai le capitaine Chandelle, ou le capitaine La Paille, ou le capitaine… n’importe quoi.
— Tout cela se fait, je le sais, reprit Bois-Doré, mais ne réussit point toujours : je vous promets de défendre votre manoir autant qu’il dépendra de moi et de mon monde ; mais, si je ne craignais de vous proposer une chose inconvenante, je vous offrirais de prendre en mon logis votre Lauriane pendant cette absence.
— Offrez, offrez, mon voisin ; car j’accepte et ne vois point où serait l’inconvenance. Il n’y a inconvenance pour une femme que là où il y a danger pour sa vertu ou pour sa renommée, et je ne vois nullement qu’entre vous qui seriez son grand-père, votre petit qui n’est qu’un écolier, votre philosophe à qui la langue ne saurait repousser, et votre page qui a la mine d’un singe, ma fille risque de perdre son cœur ou sa raison. Donc je vous l’amène dès demain et vous la laisse jusqu’à mon retour, certain qu’elle sera heureuse et en sûreté chez vous, et que vous serez pour elle, comme pour moi, le meilleur des amis et des voisins.
— Vous y pouvez compter, répondit Bois-Doré. J’irai la chercher moi-même. Ma carroche est assez grande ; elle y pourra mettre ses effets les plus précieux, sans que l’on sache trop vite au pays qu’elle fait autre chose qu’une de ses promenades accoutumées.
XXXIX
En effet, dès le lendemain, Lauriane était installée à Briantes, dans la salle des Verdures, que l’ingénieux Adamas convertit rapidement en appartement luxueux et confortable.
La Morisque demanda à servir la jeune dame, qui lui inspirait confiance et sympathie, et Lauriane, qui avait aussi beaucoup d’estime et d’attrait pour elle, la pria de coucher dans le cabinet auprès de sa vaste chambre.
Lauriane se sépara de son père avec beaucoup de courage.
La généreuse enfant ne soupçonnait en lui aucun calcul, elle qui vivait de foi et d’enthousiasme. Elle eût difficilement compris ce que c’était que raisonner, douter et conclure en vue d’un intérêt personnel. Elle savait son père brave comme un lion, et le voyait franc par vivacité d’humeur et fierté de gentilhomme : c’en était assez pour qu’elle se fît de lui un héros.
Il sentait, lui, la candeur et la grandeur des instincts de cette jeune tête, et n’eût osé se diminuer devant elle, en montrant combien il était, plus qu’elle ne le pensait, l’honnête homme de son temps, c’est-à-dire celui qui faisait le moins de mal possible, tout en songeant bien à tirer son épingle du jeu.
Ce n’était plus le temps de l’idéal : on était entré « dans les ronces de cet affreux XVIIe siècle ; grandiose désert où la subsistance morale et matérielle va tarissant, où la nature finit par ne plus nourrir l’homme, où la terre épuisée manque sous lui[17]. » Ce n’étaient pas les hommes vieillis dans les luttes du siècle précédent qui pouvaient rajeunir le siècle nouveau ; mais les enfants avaient du cœur ; ils en ont toujours quand on les laisse faire !
Lauriane, enthousiasmée de la belle conduite des Rohan et des La Force à Montauban, poussait donc son père au départ, croyant qu’il ne songeait qu’à relever l’honneur de la cause, et qu’il ne voyait dans tout cela, comme elle, que la dignité et la liberté de la conscience, octroyées par Henri IV, à conserver au prix de la fortune, de la vie, s’il le fallait.
Elle ne versa pas une larme en lui donnant le dernier baiser ; elle le suivit des yeux sur le chemin, tant qu’elle put le voir ; et, quand, elle ne le vit plus, elle rentra dans sa chambre et se mit à sangloter.
Mercédès, qui travaillait dans le cabinet, l’entendit, vint sur le seuil, et n’osa approcher. Elle regrettait de ne pas savoir sa langue pour essayer de la consoler.
Cette fille aux instincts maternels ne pouvait voir souffrir un jeune cœur sans souffrir elle-même et sans avoir besoin de le secourir. Elle imagina d’aller chercher Mario : il lui semblait qu’aucune douleur ne pouvait résister à la vue et aux caresses de son bien-aimé.
Mario vint doucement sur la pointe du pied, et se trouva tout près de Lauriane, sans qu’elle l’eût entendu venir. Lauriane était déjà sa sœur chérie. Elle était si bonne pour lui, si enjouée à l’ordinaire, si soigneuse de le faire amuser, quand il passait la journée chez elle !
En la voyant pleurer, il fut intimidé : il croyait, comme tout le monde, que M. de Beuvre n’était absent que pour quelques jours.
Il restait à genoux sur le bord du coussin où elle avait posé ses pieds, et il la regardait, tout interdit ; enfin il sa hasarda à lui prendre les mains.
Elle tressaillit et vit devant elle cette figure d’ange, qui lui souriait à travers des yeux humides. Touchée de la sensibilité de cet enfant, elle le pressa avec effusion sur son cœur en baisant ses beaux cheveux.
— Qu’est-ce que vous avez donc, ma Lauriane ? lui demanda-t-il enhardi par cette effusion.
— Eh ! mon pauvre mignon, lui répondit-elle, ta Lauriane a du chagrin comme tu en aurais si tu voyais partir ton bon père le marquis.
— Mais il reviendra bientôt, votre papa ; il vous l’a dit en s’en allant.
— Hélas ! mon Mario, qui sait s’il reviendra ? Tu sais bien que quand on voyage…
— Est-ce qu’il va bien loin ?
— Non, mais… Allons, allons, je ne veux pas te faire de peine. Je veux aller prendre l’air. Veux-tu venir retrouver avec moi ton bon père ?
— Oui, dit Mario, il est dans le jardin. Allons-y. Voulez-vous que j’aille chercher ma chèvre blanche pour vous amuser de ses gambades ?
— Nous irons la chercher ensemble ; viens !
Elle sortit en lui donnant le bras, non pas comme une dame s’appuyant sur celui d’un cavalier, mais, tout au contraire, comme une petite maman, passant celui du garçonnet sous le sien.
En descendant l’escalier, ils trouvèrent Mercédès, dont les beaux yeux doux les caressaient en passant. Lauriane, qui se faisait entendre d’elle par signes, n’avait besoin que de la regarder pour la comprendre. Elle devina sa tendre sollicitude, et lui tendit sa main, que Mercédès voulut baiser. Mais Lauriane ne le souffrit pas et l’embrassa sur les deux joues.
Jamais une chrétienne n’avait embrassé la Morisque, toute chrétienne qu’elle était elle-même. Bellinde se fût crue déshonorée de lui faire la moindre caresse, et, la tenant pour païenne, elle répugnait même à manger en sa compagnie.
L’effusion toute charmante de la noble petite dame fut donc une des grandes joies de la vie de cette pauvre fille, et, dès ce moment, elle partagea presque son amour entre elle et Mario.
Elle s’était toujours refusée à essayer d’apprendre un mot de français, s’efforçant même d’oublier le peu d’espagnol qu’elle savait, dans la crainte exagérée d’oublier la langue de ses pères, comme elle l’avait vue se perdre dans les habitudes et dans la mémoire de quelques Morisques isolés à l’étranger, dont elle n’avait pu se faire comprendre. Il lui avait suffi, jusqu’à ce jour, de pouvoir parler avec le savant abbé Anjorrant, avec Mario, et maintenant avec Lucilio. Mais le désir de parler avec Lauriane et le bon marquis lui fit surmonter sa répugnance. Elle sentit même qu’elle devait accepter la langue de ces êtres affectueux, qui la traitaient comme un membre de leur race et de leur famille.
Lauriane se chargea d’être son institutrice, et, en peu de temps, elles purent se faire entendre l’une de l’autre.
Lauriane ne tarda pas à se trouver fort heureuse à Briantes, et, si ce n’eût été l’absence de son père, dont, au reste, elle reçut vite de bonnes nouvelles, elle, s’y fût même sentie plus heureuse qu’elle ne l’avait été de sa vie.
Elle était presque toujours seule à la Motte-Seuilly, le robuste de Beuvre chassant par tous les temps, aimant à se fatiguer, et n’ayant pas, malgré son affection pour elle, les mille petits soins, les délicates prévenances, les gâteries ingénieuses que le marquis savait mettre au service des femmes et des enfants.
Élevée avec un peu de rudesse, elle avait dû s’efforcer d’être un peu rude à elle-même, surtout depuis que la pensée d’un long veuvage s’était présentée à elle comme une éventualité du milieu et des circonstances où elle se trouvait. Il y avait eu des moments où, sans désirer encore de s’appuyer sur un cœur assorti à l’âge du sien, elle avait senti que son propre courage la froissait, comme une armure trop lourde pour ses membres délicats. Elle s’était endurcie par des élans de piété et de volonté ; elle s’était déjà presque imposé l’habitude de rire quand elle se sentait envie de pleurer ; mais la nature reprenait ses droits.
Seule, elle pleurait souvent malgré elle, appelant malgré elle une société, une affection, une mère, une sœur, un frère, quelque sourire, quelque condescendance qui l’aidât à respirer et à s’épanouir dans un air plus suave que l’ombre froide de son vieux manoir, le lugubre souvenir des Borgia et les récriminations politiques de son père moqueur et froissé.
Il se fit donc un rapide changement en elle à Briantes. Elle y redevint ce qu’elle avait besoin d’être, ce qu’elle ne pouvait cesser d’être que par une tension pénible de sa volonté, ce que la nature voulait encore qu’elle fût : une enfant.
Le marquis, débarrassé avec joie de la pensée d’en faire sa femme, en fit résolûment sa fille, se plaisant même à l’idée qu’elle était si jeune, qu’il pouvait bien, sans se trop vieillir, la regarder comme la sœur aînée de Mario.
D’ailleurs sa bizarre coquetterie arriva à s’accommoder de deux enfants encore mieux que d’un seul. Ces jeunes compagnons, dont il aimait à porter les couleurs tendres et à partager les amusements naïfs, le rajeunirent dans son estime, au point qu’il se persuadait parfois être lui-même un adolescent.
— Tu vois, disait-il à Adamas, il y a des gens qui vieillissent ; moi, je ne saurais leur ressembler, puisque je ne me plais qu’avec la jeunesse innocente. Je te jure, mon ami, que je suis revenu à mon âge d’or, et que j’ai les idées aussi pures et aussi riantes que cette mignonne et ce chérubin.
Lauriane, Mario et le marquis devinrent donc inséparables, et leur vie s’écoulait dans une continuité d’amusements entremêlés de bonnes études et de bonnes actions.
Lauriane n’avait pas été élevée du tout. Elle ne savait rien. Elle voulut assister aux leçons que Jovelin donnait à Mario dans le grand salon. Elle écoutait, en brodant un siége de tapisserie aux armes du marquis, et, quand Mario avait lu ou récité sa leçon, il mettait sur ses genoux les démonstrations écrites de Lucilio pour les lire avec elle. Lauriane s’étonnait de comprendre aisément des choses qu’elle avait cru être au-dessus de l’intelligence d’une femme.
Elle se plaisait beaucoup à la leçon de musique et faisait quelquefois sa partie de téorbe avec agrément, tandis que la Morisque chantait ses douces complaintes.
Le marquis, étendu sur sa grande chaise, regardait, pendant ces petits concerts, les personnages de la tapisserie d’Astrée, et croyant les voir agir ou les entendre chanter eux-mêmes, il s’assoupissait dans une béatitude délicieuse.
Lucilio prenait aussi sa part de ce bonheur de famille, qui lui faisait oublier un peu la solitude de son cœur et l’effroi de son avenir.
L’austère et naïf philosophe était encore en âge d’aimer ; mais il croyait ne devoir plus aspirer à l’amour, et, après en avoir connu plus d’une fois les nobles flammes, il redoutait de tomber dans quelque liaison sensuelle, où son âme ne serait point comprise. Il se résignait donc à vivre de dévouement aux autres et d’oubli définitif et absolu de toute illusion.
Lui qui avait supporté la prison, l’exil, la misère et subi le martyre, il s’exhortait à vaincre le désir du bonheur comme il avait vaincu tout le reste, et sortait toujours de ces méditations apaisé et triomphant, mais triomphant comme on l’est après la question ; un mélange de fièvre et d’anéantissement, l’âme d’un côté, le corps de l’autre, une vie dont l’équilibre est rompu et où l’esprit ne sait plus bien dans quel monde il se trouve.
Lucilio s’exagérait pourtant son malheur. Il était aimé, non par une intelligence, — c’est là ce qu’il lui eût fallu, du moins il le croyait, pour se réconcilier avec sa tragique destinée, — mais par un cœur.
Mercédès était, devant sa science et son génie, comme une rose devant le soleil. Elle en buvait les rayons sans les comprendre ; mais elle était éprise de sa douceur, de son courage et de sa vertu, et son âme tendre était prosternée devant lui. Elle ne s’en défendait pas, car elle s’en faisait une religion et un devoir ; seulement, elle ne disait rien, parce qu’elle avait plus de crainte que d’espérance.
Nous ne devons pas oublier de mentionner en son lieu une petite révolution domestique qui arriva au château de Briantes, quelques jours après le départ de M. de Beuvre ; car l’importance de ce mince événement de famille se fit sentir gravement plus tard aux trop heureux habitants du manoir.
Bien que, des beaux messieurs de Bois-Doré, le plus jeune ne fût pas toujours le plus enfant, Mario avait bien quelquefois ses accès d’espièglerie, surtout quand, selon l’expression d’Adamas, « il se montait la tête avec la mignonne madame. » Il était trop bon et trop aimant pour molester jamais bêtes ni gens ; jamais il n’eut à se reprocher d’avoir tiré l’oreille à Fleurial, ni adressé un mot désagréable à Clindor ; mais les choses inanimées ne lui inspiraient pas toujours le respect que certaines d’entre elles inspiraient au marquis. De ce nombre étaient les petites statues du roman d’Astrée, qui décoraient les jardins d’Isaure et le fameux labyrinthe, et l’antre de la vieille Mandrague, dont il s’était beaucoup amusé dans les premiers jours, mais qui, peu à peu, l’ennuyèrent comme des jouets trop immobiles.
Un jour qu’il essayait un assez grand sabre de bois qu’Aristandre avait taillé pour lui, il fit mine d’en menacer un personnage de stuc, qui représentait le dissimulé Filandre, c’est-à-dire le feint Filandre, parce que, ressemblant à s’y méprendre à sa sœur Callirée, il prit, comme l’on sait, ses habits de femme pour s’introduire dans l’intimité de la nymphe qu’il aimait.
Le berger était représenté sous ce déguisement féminin, et l’artiste chargé de la création des personnages, se fiant à la ressemblance bien avérée du frère et de la sœur, s’était permis une petite épargne d’imagination, en faisant servir un même modèle aux deux exemplaires placés en face l’un de l’autre, avec ceux d’Amidor, de Daphnis, etc., dans la rotonde de verdure, dite bosquet des méprises d’amour.
Aussi, pour distinguer le frère de la sœur, le marquis avait-il écrit au crayon, sur le piédestal du frère, un fragment de ce long monologue qui commence ainsi : « Ô outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta faute ? etc. »
La figure de ce malin personnage était si stupide, que Mario, sans le haïr précisément, aimait à le railler et à le menacer. Il lui avait bien appliqué déjà quelques soufflets inoffensifs ; mais, ce jour-là, voyant que le défi qu’il lui portait faisait rire Lauriane, il lui lança un coup de sabre plus fort qu’il ne l’avait prévu, et fit voler dans les gazons le nez du pauvre Filandre.
À peine cet exploit fut-il accompli, que l’enfant en eut regret. Son père aimait Filandre tout autant que les autres bergers.
Lauriane, après beaucoup de recherches, retrouva ce malheureux nez dans l’herbe, et Mario, grimpant sur le piédestal, le recolla de son mieux avec de la terre glaise. Mais on était aux premières gelées, et, dès le lendemain, le nez était par terre ! On le recolla encore ; mais le dissimulé Filandre était si bête, qu’il ne put jamais garder son nez, et que le marquis vint enfin à passer dans un moment où il ne l’avait pas.
Mario s’accusa ; le bon Sylvain vit ses remords et ne gronda point. Mais, le lendemain, ce ne fut pas seulement Filandre qui manquait de nez, c’était sa sœur Callirée, et, le surlendemain ce fut Filidas et l’incomparable Diane elle-même !
Cette fois, Bois-Doré fut sérieusement ému et adressa de douloureux reproches à son enfant, qui se mit à pleurer a grosses larmes, jurant avec sincérité qu’il n’avait de sa vie, cassé d’autre nez que celui de l’outrecuidé Filandre. Lauriane aussi protestait de l’innocence de son jeune ami.
— Je vous crois, mes enfants, je vous crois, dit le marquis, tout bouleversé des pleurs de Mario. Mais pourquoi ce chagrin, mon fils, puisque vous n’êtes point coupable ? Là ! voyons, ne pleurez plus ; je vous ai blâmé trop vite : ne m’en punissez point par vos larmes.
On s’embrassa avec effusion, mais on s’étonna de ce massacre de nez, et Lauriane observa au marquis que quelque méchante et sournoise personne avait dû le faire à dessein d’en rendre Mario coupable à ses yeux.
— Cela est certain, répondit le marquis tout pensif. L’action est des plus noires, et j’en voudrais bien tenir l’auteur pour le condamner à perdre son propre nez ! Je lui en ferais la peur, sur ma parole !
Cependant on essaya encore de ne voir là qu’un enfantillage, et les soupçons tombèrent sur le plus jeune commensal du manoir après Mario. Mais Clindor montra une si vertueuse indignation, que le marquis dut le consoler aussi.
Le jour suivant, il manqua encore deux ou trois nez, et Adamas, indigné, fit monter la garde jour et nuit dans les jardins.
Le dommage cessa, et le bon Lucilio, touché du souci de Bois-Doré, composa une pâte italienne au moyen de laquelle il récolla patiemment et proprement tous ces nez.
Mais qui pouvait être l’auteur du crime ? Adamas le soupçonnait ; mais le marquis, se refusant à croire que quelqu’un de sa maison fût capable d’une pareille infamie, la rejetait sur quelque suppôt de M. Poulain.
— Ce cagot, disait-il, puisqu’il nous tient pour païens et idolâtres, se sera imaginé que nous rendions un culte à ces statues ! Et pourtant, Adamas, elles sont toutes pudiques et décemment vêtues, comme il convient qu’elles soient en un lieu où se promènent nos enfants !
— Je dirais avec vous que c’est quelque bigot qui a bien plus clairement l’envie scélérate de faire gronder M. le comte. Or, tout le monde ici se ferait tuer pour lui, tant on l’aime, hormis une personne détestable…
— Non, non, Adamas ! reprenait le généreux marquis. C’est impossible ! Ce serait trop odieux de la part d’une personne du sexe.
On commençait à oublier cette grosse affaire, lorsqu’il en arriva une pire.
DE
BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ
par
GEORGE SAND
TOME DEUXIÈME
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
rue auber, 3, et boulevard des italiens, 15,
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE
—
1879
BEAUX MESSIEURS
XL
Depuis que la Morisque avait enseigné à Adamas divers secrets orientaux pour la confection des mixtures cosmétiques, le teint, la barbe et les sourcils du marquis s’étaient sensiblement améliorés. Ils étaient à l’épreuve du vent, de la pluie et des folles caresses de Mario, outre que les parfums en étaient plus suaves et l’application plus prompte.
Le vieux Céladon se faisait d’abord adoniser en grand secret, à l’heure où son enfant sortait de sa chambre pour prendre ses premiers ébats. Mais, comme celui-ci ne se montrait ni questionneur importun ni curieux incivil, on se relâcha peu à peu de ces grandes précautions, et l’on procéda au rajeunissement quotidien avec des détours fort ingénus.
Les cosmétiques furent baptisés parfums rafraîchissants, et l’enluminure s’appela entretien de la peau.
Mario ne parut pas y entendre malice. Mais les enfants voient tout, et celui-ci ne fut pas la dupe d’Adamas ; seulement il n’y vit pas matière à raillerie. Son bon père ne pouvait rien faire de ridicule. Il s’imagina que ces artifices faisaient partie de la toilette de toutes les personnes de qualité.
Comme il était assez coquet lui-même, il lui prit donc une grande envie de s’arranger aussi la figure en gentilhomme ; il en fit la demande, et, comme il lui fut répondu simplement qu’à son âge on n’avait pas besoin de ces recherches, il ne crut pas à un refus positif. Si bien qu’un soir, étant un moment seul dans la chambre de son père adoptif et voyant les flacons épars sur la toilette, il se passa la fantaisie de se parfumer en blanc et en rose, comme il avait vu Adamas parfumer le marquis. Cela fait, il crut devoir foncer et élargir ses sourcils, et, se trouvant alors une mine martiale qui lui revenait fort, il ne put résister au désir de se dessiner deux jolis petits crocs noirs au-dessus des lèvres et une belle royale au-dessous.
Comme il n’était éclairé que d’une seule bougie oubliée sur la table, il usa largement de la couleur et n’en put estomper finement les contours.
Le souper sonnait ; il courut se mettre à table, fort satisfait de la mine de mauvais garçon qu’il avait, et tenant son sérieux le mieux du monde.
Le marquis n’y fit pas attention tout de suite ; mais Lauriane étant partie d’un grand éclat de rire, il leva les yeux et vit cette petite tête douce si singulièrement travestie qu’il ne put se tenir d’en rire aussi.
Cependant le bon marquis se sentit contrarié et même peiné au fond du cœur. Mario n’avait certes pas songé à le railler ; mais la manière large et voyante dont il s’était peint accusait un peu trop, devant Lauriane, l’existence et l’emploi de cette palette de beauté qu’il croyait tenir si bien cachée dans sa toilette et sur son propre visage. Il n’osa même pas demander à l’enfant où il avait pris cette enluminure ; il eût craint une réponse trop ingénue. Il se contenta de lui dire qu’il s’était défiguré et qu’il eût à aller se débarbouiller.
Lauriane comprit l’embarras et l’inquiétude de son vieil ami, et rentra sa gaieté ; mais l’idée du Mario ne lui en parut que plus bouffonne, et, durant tout le souper, elle eut ce fou rire de jeune fille que la contrainte change en excitation nerveuse.
L’effet en fut magique sur Mario ; si bien que le marquis leur dit avec douceur :
— Allons, enfants, riez donc tout votre soûl, puisque vous en avez tant d’envie !
Mais il ne rit point lui-même, et, le soir, il gronda Mario, qui se repentit et promit de ne jamais recommencer.
Cette espièglerie avait beaucoup diverti M. Clindor, qui avait cassé une belle pièce de faïence en pouffant de rire. Grondé par le marquis, il avait perdu la tête et marché sur la patte de Fleurial. Adamas n’avait pu résister à la drôlerie de Mario, et, lui aussi, il avait ri ! La Bellinde fut la seule qui tint son sérieux, et le marquis lui en sut gré.
— Cet enfant est bien espiègle, dit-il le soir à Adamas, et tout ce qu’il fait marque un esprit badin et fort plaisant. Il ne faudrait pourtant pas le trop gâter, Adamas !
Le lendemain, autre affaire : un des flacons de carmin de la toilette se trouva cassé, et la belle toilette de guipure tachée. On accusa Fleurial ; mais ces mêmes taches furent signalées sur le pourpoint blanc de Mario, qui s’en étonna et se défendit d’avoir seulement approché de la toilette.
— Je vous crois, mon fils, dit le marquis en soupirant. Si je vous jugeais capable de mentir, je serais trop chagriné.
Mais, le jour suivant, on trouva les mixtures mélangées, le rouge avec le noir et le noir avec le blanc.
— Ouais ! dit le marquis, cette diablerie continue ! En sera-t-il comme des pauvres nez de mes statues ?
Il examina Mario sans rien dire ; Mario avait du noir aux manchettes de sa chemise. C’était peut-être de l’encre ; mais le marquis avait horreur des taches, et le pria d’aller changer de linge.
— Adamas, dit-il à son confident, cet enfant est espiègle, c’est fort bien fait ; mais, s’il est menteur et abuse de la foi que j’ai en sa parole, voici qui me causera de grosses peines, mon ami ! Je le croyais d’une essence supérieure ; mais Dieu ne veut pas que j’en sois trop fier. Il laisse le diable faire de lui un enfant comme les autres.
Adamas prit le parti de Mario, qui venait de rentrer dans le boudoir voisin.
En ce moment, on entendit Bellinde qui discutait vivement avec l’enfant. Il la tirait par sa jupe, et elle se défendait en disant qu’il prenait avec elle des privautés au-dessus de son âge.
Le marquis se leva, indigné.
— Libertin ? s’écria-t-il désespéré ; déjà libertin ?
Le pauvre Mario accourut tout en larmes.
— Père, dit-il en se jetant dans ses bras, cette fille est méchante. Je la voulais amener à toi pour te faire voir à toi-même ce qu’elle a aux mains. Elle touche mon rabat en me disant qu’il est taché, et c’est elle qui y met ces taches ; c’est elle qui veut te causer de la peine et t’empêcher de m’aimer. Elle profite des sottises que je fais pour m’en mettre d’autres plus vilaines sur le dos. Père, cette femme-là ne vaut rien ; elle me fait passer pour menteur, et, si tu la crois…
— Non, non, mon fils, je ne la crois point ! s’écria le marquis. — Adamas !…
Mais Adamas n’était plus là ; il avait couru après la Bellinde ; il la saisit sur l’escalier, voulut la ramener de force, et reçut pour sa peine un beau soufflet qui lui fit lâcher prise.
Au bruit de cette escarmouche, le marquis s’élança aussi sur l’escalier. Le soufflet avait été rude ; le pauvre Adamas, tout étourdi, se tenait la joue.
— Cette coquine a donc joué des griffes ? dit-il, je me sens la figure… Eh ! non, monsieur, s’écria-t-il tout à coup joyeux, ce n’est point du sang ! Voyez ! c’est du beau rouge de vos flacons ! C’est la pièce de conviction ! Oh ! oui-dà ! voici une affaire tirée au clair. À présent j’espère que vous ne douterez plus de la malice de cette fille rousse !
— Monsieur le comte, dit le marquis à son enfant avec une gravité admirable, je confesse avoir, par deux fois, douté de votre parole. Si je n’étais votre meilleur ami, vous auriez à m’en demander raison ; mais j’espère que vous voudrez bien accepter les excuses de votre père.
Mario lui sauta au cou, et, le soir même, Bellinde, payée et congédiée sans explication, quitta l’oasis de Briantes et son beau nom de bergère pour rentrer dans les réalités de la vie sous son nom véritable de Guillette Carcat, en attendant qu’elle en prît un plus sonore et plus mythologique, comme on le verra par la suite.
Pendant que ces événements tragiques s’effaçaient de la mémoire de nos personnages, M. Poulain ne s’endormait pas dans son zèle.
On était au 18 ou 19 décembre, et l’abbé, le nez et les pieds froids, mais la tête échauffée par l’espoir d’un succès longtemps tiraillé, arrivait à Saint-Amand, jolie ville du Berry, située dans une fraîche vallée, entre deux rivières, et que dominait le gigantesque et merveilleux château de Montrond, résidence du prince de Condé.
L’abbé descendit de cheval au couvent des capucins, dont le vaste enclos, coupé en croix, s’abritait sous la protection du manoir princier. Il évita de voir le prieur, dont il redoutait l’obligeance et les bons offices ; il voulait faire sa besogne lui-même et son chemin tout seul.
Il se contenta d’accepter d’un des religieux, son parent, un frugal repas, secoua le givre dont il était couvert, et se présenta à un des guichets du château en montrant un laissez-passer en bonne forme.
« Grâce aux travaux de Sully et surtout aux embellissements de M. le Prince, » qui avait acheté cette résidence au ministre disgracié, « le château de Montrond, qui eut plus tard tant d’importance dans les événements de la Fronde, était devenu un lieu de délices, en même temps qu’une forteresse imprenable. Son enceinte avait plus d’une lieue de tour : elle comprenait de nombreuses constructions, un vaste et magnifique château à trois étages, une grosse tour ou donjon de cent vingt pieds de haut, dont les murs étaient crénelés, et qui se terminait par une plate-forme au sommet de laquelle on voyait une statue de Mercure[18]. »
« Quant aux fortifications, elles étoient en si grande quantité, disposées comme en amphithéâtre et par étages, qu’un homme qui les avait étudiées et observées depuis longtemps, à peine les pouvait-ils comprendre[19]. »
C’est dans ce labyrinthe de pierre, dans cet arcane significatif, dans ce repaire de grand vassal, que résidait Henri de Bourbon, deuxième du nom, prince de Condé, lequel, après trois ans de captivité pour rébellion à la couronne, venait de se réconcilier avec la cour et de rentrer dans son gouvernement de Berry.
Il joignait à cette charge celles de lieutenant-général, de bailli de la province et de capitaine de la grosse tour de Bourges : c’est-à-dire qu’il avait le pouvoir politique, civil et militaire de tout le centre de la France, puisqu’il jouissait des mêmes droits et charges pour la province de Bourbonnais.
Ajoutez à ce pouvoir une fortune immense, augmentée des sommes que chaque rébellion des Condés coûtait, sous forme d’indemnité, à la couronne, c’est-à-dire à la France ; de l’achat à peu près forcé des terres et châteaux splendides que Sully possédait en Berry, et qu’il fallait céder à M. le Prince à grand’perte, en raison de la dureté des temps et des malheuretez du pays ; de la sécularisation, c’est-à-dire la suppression, au profit du prince, des plus riches abbayes de la province (entre autres celle de Déols) ; des présents imposés par l’usage, la flatterie ou la poltronnerie à la grosse bourgeoisie des villes ; des lourds bassins d’or et d’argent pleins de moutons du Berry en belle monnaie d’or et d’argent ; des carrosses d’azur, sculptés et ornés de satyres d’argent ; traînés de six beaux chevaux harnachés de cuir de Russie rehaussé d’argent ; des impôts, pressurages et vexations de toutes sortes sur le petit monde : argent sous tous les noms, sous toutes les formes, sous tous les prétextes tel était le seul mobile, la seul but, la seule grandeur, la seule joie et le seul génie de Henri, petit-fils du grand Condé de la Réforme et père du grand Condé de la Fronde.
Deux grands Condés bien ambitieux et bien coupables aussi envers la France, on le sait ! mais capables aussi de lui rendre de grands services contre l’étranger, quand leur intérêt personnel ne les en détournait pas. Hélas ! c’est là l’affreux XVIIe siècle. Mais ils avaient de la bravoure, de la grandeur, de l’héroïsme quand même ; et celui qui joue un rôle dans notre récit n’était qu’avare, rusé, prudent, et l’on dit même quelque chose de pis.
Sa naissance avait été tragique, et sa jeunesse malheureuse.
Il avait reçu le jour en prison, d’une veuve accusée d’avoir empoisonné son mari[20]. Marié lui-même fort jeune à la belle Charlotte de Montmorency, fille du connétable, il avait eu pour rival le trop vert et trop vieux galant Henri IV. La jeune princesse avait été coquette. Le prince avait enlevé sa femme. On accusa le roi de vouloir faire la guerre à la Belgique pour lui avoir donné asile. Le fait était à la fois vrai et faux : le roi était follement amoureux ; mais Condé, en feignant une jalousie dont il était incapable, exploitait la passion du roi au profit de son ambition, et forçait le roi à sévir contre un rebelle.
Malheureux en famille, en guerre et en politique, M. le Prince se consola de tout par l’amour des richesses, et, quand vint le terrible ministère de Richelieu, il vécut fort tranquille, riche et sans honneur, dans sa bonne ville de Bourges et dans son beau château de Saint-Amand-Montrond.
Mais, à l’époque où notre recteur Poulain, après six semaines de démarches et d’intrigues vint à bout d’être introduit en sa présence, M. le Prince n’avait pas renoncé à toute ambition politique, et il devait encore jouer son rôle de vautour dans l’agonie du parti calviniste et dans celle du pouvoir royal, espérant s’élever sur les ruines de l’un et l’autre.
Le recteur croyait bien savoir à quel homme il avait affaire. Il le jugeait sur la réputation de bon prince qu’il s’était faite à Bourges : familier, vulgaire, parlant à toutes gens sans morgue, jouant avec les écoliers de la ville et les trichant volontiers, aimant bien les cadeaux, commère, très-serré, assez fantasque, excessivement dévot.
Le prince était bien tout cela ; mais il était tout cela beaucoup plus qu’on ne le savait encore. L’histoire prétend qu’il aimait beaucoup trop la société des écoliers. Il trichait par avarice et non par simple amusement ; il ne faisait pas comme Henri IV, qui rendait l’argent. Il aimait les cadeaux avec passion ; il était commère par envie et méchanceté ; il était avare jusqu’à la fureur, fantasque jusqu’à la superstition, dévot jusqu’à l’athéisme.
Lenet, dans son panégyrique, dit de lui très-ingénument, ou plutôt très-malicieusement :
« Il entendoit la religion et sçavoit en tirer avantage, connoissoit les replis du cœur humain autant qu’homme que j’aie connu, et jugeoit en un moment par quel intérêt on agissoit en toutes sortes de rencontres. Il sçavoit se précautionner contre l’artifice des hommes sans le faire connoître. Il aimoit à profiter. Il a peu entrepris d’affaires qu’il n’ait fait réussir, en temporisant, quand il ne pouvoit en venir à bout d’autre sorte. Il sçavait éviter les occasions de rien perdre de ce qui lui étoit dû et profiter de celles qui pouvoient l’augmenter en quelque chose… Enfin, — dit plaisamment pour conclure le bon Lenet, — il m’a semblé un grand homme et fort extraordinaire. »
Soit !
Quant au portrait physique du prince, voici comment une plus illustre plume que celle de Lenet le définit dans une lettre particulière :
« Une figure agréable au premier abord ; tête allongée, assez régulière ; rien de la puissance ni de la bizarrerie des traits de son fils, le grand Condé ; les yeux riants ; assez de grâce dans ce visage bien encadré par la longue chevelure ; les moustaches relevées, l’épaisse et longue royale. De l’incertitude dans les plans du front, qui est moyen, avec les régions supérieures assez développées ; de la mollesse dans les joues. Ce regard souriant est de ceux sous lesquels on sent, avec quelque attention, le manque de dignité et de sérieuse croyance, une petite personnalité égoïste et beaucoup d’indifférence.
» Mais c’est là la seconde impression ; la première est assez agréable.
» Le meilleur de ses portraits gravés porte la devise Semper prudentia[21]. »
La statue de Mercure, le dieu des filous, plantée sur le haut de son donjon, en dit encore davantage.
XLI
M. Poulain, sans être un physionomiste voyant de haut, avait assez de finesse, mais il ne fut d’abord frappé que de l’agrément de la physionomie du prince.
Celui-ci le reçut tête à tête dans son cabinet et le fit asseoir. Il témoignait de grands égards à la moindre soutane.
— Monsieur l’abbé, lui dit-il, me voici prêt à vous entendre. Excusez-moi si de grandes occupations m’ont obligé de vous faire attendre longtemps ce rendez-vous. Vous savez que j’ai dû aller à Paris chercher M. le duc d’Enghien ; il m’a fallu ensuite lui trouver une autre nourrice, celle que madame sa mère lui avait choisie ayant autant de lait qu’une pierre, et puis… Mais parlons de vous qui me semblez un homme de volonté. La volonté est une belle chose ; mais je m’étonne de vous voir si entêté de vous adresser à moi pour une si petite affaire. Votre hobereau de… Comment appelez-vous l’endroit ?
— Briantes, répondit respectueusement le recteur.
Le prince le regarda en dessous et vit, sous son humilité, une certaine assurance qui l’inquiéta.
C’est le propre des grands esprits d’aimer à pénétrer et à utiliser les forces qu’ils rencontrent. Le prince était trop méfiant pour ne pas être craintif. Son premier mouvement n’était pas tant de se servir des gens que de s’en préserver.
Il affecta l’indifférence.
— Eh bien, dit-il, votre hobereau de Briantes a tué dans un combat singulier, ou, pour mieux dire, dans un singulier combat et d’une façon suspecte, un certain… Comment appelez-vous ce mort ?
— Sciarra d’Alvimar.
— Ah ! oui, je le sais ! Je me suis enquis : c’était un homme de rien et qui lui-même se battait peu loyalement. Ces gentillâtres ont dû se trouver à deux de jeu : que vous importe, après tout ?
— J’aime mon devoir, répondit le recteur, et mon devoir me commandait de ne pas laisser un crime impuni. M. Sciarra était un bon catholique, M. de Bois-Doré est un huguenot.
— N’a-t-il point abjuré ?
— Où et quand, monseigneur ?
— Je ne m’en soucie pas. Il est vieux, il est garçon. Il mourra bientôt de sa belle mort. Morte la bête, mort le venin ! Je ne vois point qu’il y ait tant à s’occuper de lui.
— Alors Votre Altesse refuse de faire poursuivre cette affaire ?
— Poursuivez-la vous-même, monsieur l’abbé. Je ne vous en empêche. Adressez-vous à qui de droit. Ceci est du ressort de la magistrature ; je ne m’occupe pas des délits des petits : je n’en finirais point.
M. Poulain se leva, salua profondément et gagna la porte.
Il était humilié et offensé.
— Hé ! attendez, monsieur l’abbé, lui dit le prince, qui voulait le pénétrer sans en avoir l’air ; si je ne m’intéresse point à votre M. d’Alvimar, si fait bien m’intéressé-je à vous qui tournez fort bien vos lettres, donnez de fort bons renseignements et me paraissez homme d’esprit et de vertu. Voyons, parlez-moi franchement. Peut-être vous puis-je servir en quelque chose. Dites pour quelle raison vous avez souhaité de me voir, au lieu de vous adresser à vos supérieurs naturels, messieurs du clergé ?
— Monseigneur, répondit le recteur, une telle affaire n’étant point du ressort de l’Église…
— Quelle affaire ?
— L’assassinat de M. d’Alvimar, je n’ai point d’autre souci. Votre Altesse me fait l’injure de croire que je me suis servi de ce fait comme d’un prétexte pour parvenir auprès d’elle, afin de pouvoir lui adresser quelque requête personnelle ; il n’en est point ainsi. Je ne suis mû que par le déplaisir dont tout sincère catholique est saisi en voyant les prétendus recommencer, en ce pays, leurs larcins et massacres.
— Vous ne m’aviez point parlé de larcin, reprit le prince. Ce d’Alvimar avait-il quelque bien qu’on lui ait dérobé ?
— Je l’ignore, et ce n’est point là ce que je veux dire… J’ai eu l’honneur d’écrire à M. le Prince que ce Bois-Doré s’était enrichi du pillage des églises.
— Il est vrai, je me le rappelle, dit le prince. Ne m’avez-vous point donné à entendre qu’il avait, en sa gentilhommière, une manière de trésor caché ?
— J’ai donné à monseigneur des détails précis et fidèles. Une partie des richesses de l’abbaye de Fontgombaud est encore là.
— Et votre avis serait qu’on lui fît rendre gorge ? Ce serait malaisé, à moins d’y employer des gens de loi, et les lenteurs de la justice permettraient au vieux sournois de faire disparaître le corps du délit. Ne le pensez-vous point ?
— Peut-être, répondit l’abbé, M. d’Aloigny de Rochefort, que Votre Altesse a constitué abbé fiduciaire de Fontgombaud, saurait-il prendra des mesures…
— Non, dit le prince avec un peu de vivacité, je vous défends… je vous prie de ne lui en rien faire savoir. On m’a assez blâmé des faveurs dont j’ai récompensé les bons services de M. de Rochefort ; on ne manquerait point de dire que j’enrichis mes créatures des dépouilles des vaincus. On reproche d’ailleurs à Rochefort d’être avide, et, de vrai, il l’est peut-être un peu. Je ne répondrais point qu’il confisquât ces choses au profit du culte.
— J’ai touché juste, pensa le recteur : le trésor fait dresser l’oreille. Il faudra bien que monseigneur soit mon obligé.
Le prince vit la satisfaction intérieure et légèrement dédaigneuse de son interlocuteur. Le recteur n’était pas altéré d’argent et de pierreries. Il l’était de crédit et de pouvoir. Condé le comprit et s’observa davantage.
— D’ailleurs, ajouta-t-il, il serait fâcheux de faire du bruit pour peu de chose. Ce trésor, contenu dans quelque vieux coffre en un grenier de campagne, ne vaut pas, je pense, la peine que l’on s’y donnerait.
— Ce trésor est pourtant une source vive où s’alimente le luxe du vieux marquis.
— Il y a longtemps qu’il y puise, reprit le prince ; il doit être à sec ! Je l’ai quelque peu connu, votre hobereau ; c’est un marquis pour rire, de la façon du roi de Navarre. Il était admis dans l’intimité de mon bon oncle !
Condé ne parlait jamais de Henri IV qu’avec une ironie pleine d’aversion. M. Poulain remarqua l’amertume de son accent, et sourit de manière à satisfaire le prince.
— Le marquisat de Bois-Doré est, dit-il, une plaisanterie que ce vieillard prend au sérieux, prétendant imposer à tous sa sotte passion pour le feu roi.
— Le feu roi avait du bon, reprit Condé, qui trouva que le recteur allait trop loin, et cette vieille créature dont nous parlons n’était point une de ses plus méchantes bêtes. Il mangeait tout son bien en parures ridicules ; il doit ne plus rien avoir. Il ne va plus à Paris, il ne paraît jamais à Bourges, il vit dans un trou. Il a un vieux carrosse du temps de la Ligue et un castel où je serais embarrassé de loger mes chiens. Il s’est fait faire des jardins où les statues sont en plâtre ; tout cela sent la médiocrité.
— Voilà, se dit le recteur, des détails que je n’ai point donnés à monseigneur. Il s’est informé, il a mordu à l’appât. — Il est vrai, dit-il tout haut, que notre homme n’est qu’un petit noble de campagne. On lui connaît, en biens, environ vingt-cinq mille écus de revenu, et l’on s’étonne avec raison qu’il en dépense soixante mille sans faire de dettes et sans sortir de chez lui.
— Ce serait donc l’abbaye de Fontgombaud qui durerait toujours ? dit le prince en souriant. Mais d’où savez-vous, monsieur l’abbé, que cette corne d’abondance existe au manoir de Briantes ?
— Je le sais d’une fille fort pieuse qui a vu là des reliquaires et des ornements de chapelle d’un grand prix. Un certain lit d’enfant, tout en ivoire fouillé et sculpté, est un chef-d’œuvre provenant d’un dais…
— Bah ! bah ! dit le prince, quelque vieillerie ! Nous nous en occuperons si vous y tenez, pour l’honneur et le bien de l’Église, monsieur l’abbé ; mais ce n’est point une affaire qui presse grandement. Il me faut vous quitter ; mois je voudrais auparavant savoir si je ne puis vous obliger en quelque chose. Votre archevêque est fort de mes amis : c’est moi qui l’ai fait nommer. Souhaitez-vous une meilleure cure ? Je lui pourrai parler de vous.
— Je ne souhaite rien des avantages de ce monde, répondit le recteur en se retirant. Je me trouve bien là où je puis faire mon salut et prier pour le bonheur de Votre Altesse.
— C’est-à-dire, pensa le prince dès qu’il fut seul, que les coffres de Bois-Doré sont encore pleins ; autrement, cet ambitieux m’eût demandé d’abord sa récompense. Il sait que je serai content et me demandera plus que je lui ai offert. Nous verrons bien.
Et le prince donna ses ordres.
Le soir de ce même jour, les hôtes de Briantes venaient de se souhaiter mutuellement une bonne nuit et on allait se séparer, lorsque Aristandre, qui était le gardien de la porte, envoya dire qu’un gentilhomme et sa suite demandaient asile pour un repos d’une couple d’heures. Il pleuvait, et la nuit était sombre.
Le marquis se fit éclairer, et, enveloppé de son manteau, alla lui-même faire lever la herse.
— Nous sommes… lui dit une voix inconnue.
— Entrez, entrez, messieurs, répondit le marquis, esclave des lois d’une chevaleresque hospitalité ; venez vous mettre à couvert. Vous direz vos noms, si bon vous semble, quand vous serez reposés.
Les cavaliers entrèrent : ils étaient deux ou trois en tête, parmi lesquels celui qui paraissait commander aux autres fit mine de vouloir mettre pied à terre. Bois-Doré l’empêcha, vu que le pavé était fort mouillé.
Il marcha devant avec Adamas, qui portait la torche, et rentra dans le préau, suivi de son hôte, sans remarquer une suite de vingt hommes armés qui, ayant défilé sur le pont un à un, entrèrent tous dans le préau après leur maître, tandis que celui-ci montait l’escalier du manoir avec le châtelain.
Cette grosse escorte étonna Aristandre, lequel, chargé de la réception des valets et de l’ouverture des écuries, vint leur faire ses offres de service. Mais ils refusèrent de débrider et restèrent avec leurs chevaux partie autour d’un feu qu’on leur alluma dans le préau, partie sur le seuil même du logis.
Lorsque le marquis fut dans son salon avec l’inconnu, il vit un homme d’une trentaine d’années, assez mal mis et d’une taille médiocre. Le visage était très-ombragé par le chapeau rabattu en clabaud et les plumes mouillées qui lui pendaient de tous côtés. Peu à peu il entrevit cette figure sans la reconnaître, ou du moins sans pouvoir se rappeler où il l’avait rencontrée.
— Vous paraissez ne me point remémorer ? lui dit l’inconnu. Il est vrai que nous nous sommes vus il y a fort longtemps, et que, tous deux, nous avons beaucoup changé.
Le marquis se frappa naïvement le front, demandant pardon de son manque de mémoire.
— Je ne m’amuserai point à vous faire chercher, reprit le voyageur. On m’appelle Lenet. J’étais presque un adolescent, quand je vous vis à Paris, chez la marquise de Rambouillet, et peut-être même ne fîtes-vous point attention à un aussi petit personnage comme j’étais alors. Je ne suis encore que conseiller, en attendant mieux.
— Vous méritez d’être tout ce que vous pouvez souhaiter, répondit Bois-Doré gracieusement. Mais du diable, disait-il en lui-même, si j’ai souvenir du nom de Lenet, et si je sais à quel homme je parle, bien que son air me rappelle mille choses confuses.
— Ne faites rien pour moi, reprit M. Lenet en voyant qu’il donnait des ordres pour son souper. Je dois me rendre en un château où je suis attendu. J’ai été retardé par les mauvais chemins, et vous prie d’excuser l’heure à laquelle je viens chez vous. Mais j’avais pour vous une commission assez délicate dont il faut que je m’acquitte.
Lauriane et Mario, qui se tenaient dans le boudoir, entendant qu’il s’agissait d’affaires, se levèrent pour traverser le salon et se retirer.
— Ce sont là vos enfants, monsieur de Bois-Doré ? dit la voyageur en leur rendant le salut qu’ils firent en passant devant lui. Je vous avais toujours cru garçon. Êtes-vous marié ou veuf ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit le marquis, et pourtant je suis père. Voici mon neveu, qui est mon fils d’adoption.
— Et voici ce dont il s’agit, reprit le conseiller d’un air bénin et d’un ton caressant, lorsque les enfants furent sortis. Je suis chargé par M. le Prince, qui est votre seigneur et le mien, et à qui de père en fils ma famille est fort attachée, d’éclaircir une affaire assez fâcheuse qui vous concerne. J’irai droit au fait. Vous avez fait disparaître un certain M. Sciarra d’Alvimar, qui fut votre hôte comme je le suis, avec cette différence qu’il n’avait point de monde avec lui, comme j’en ai pour protéger ma personne et mon mandat ; car je dois bien vous faire assavoir que, sous cette fenêtre, sont vingt hommes bien armés, et dans votre bourg, vingt autres tout prêts à leur venir en aide, si vous ne receviez pas comme il convient l’envoyé du gouverneur et grand-bailli de la province.
— Cet avertissement est superflu, monsieur Lenet, répondit Bois-Doré avec beaucoup de calme et de politesse ; fussiez-vous venu seul en ma maison, vous y seriez d’autant plus en sûreté. Il suffirait que vous fussiez mon hôte, et, à plus forte raison, êtes-vous à couvert sous le mandat de M. le Prince, auquel je ne prétends nullement faire rébellion. Dois-je vous suivre pour lui rendre compte de ma conduite ? Me voilà tout prêt, et sans trouble, comme vous voyez.
— Il n’est pas nécessaire, monsieur de Bois-Doré. J’ai pleins pouvoirs pour vous interroger et disposer de vous, selon que je vous trouverai innocent ou coupable… Veuillez me dire ce que M. d’Alvimar est devenu ?
— Je l’ai tué en franc duel, répondit le marquis avec assurance.
— Mais sans témoins ? reprit le conseiller avec un sourire d’ironie.
— Il en avait un, monsieur, et des plus honorables. Si vous voulez entendre le récit…
— Sera-ce bien long ? dit le conseiller, qui paraissait préoccupé.
— Non, monsieur, répondit le marquis : bien qu’il me semble avoir le droit de m’expliquer en une affaire où il va pour moi de l’honneur et de la vie, je vous prendrai le moins de temps possible.
XLII
Bois-Doré raconta succinctement toute l’histoire et montra les preuves.
Le conseiller paraissait toujours impatient et distrait.
Cependant son attention parut se fixer sur un point. C’est lorsqu’il entendit le récit des prédictions de La Flèche à la Motte-Seuilly.
Bois-Doré, ayant à produire le cachet de son frère comme une dernière preuve de son identité avec la victime de d’Alvimar, crut devoir mentionner cette circonstance ; mais, avant qu’il eût eu le temps d’expliquer précisément le peu de sorcellerie de maître La Flèche, il fut interrompu par le conseiller.
— Attendez, dit celui-ci, je me souviens d’une accusation dont j’oubliais de vous parler. On vous soupçonne d’être adonné à la magie, monsieur de Bois-Doré ! Et, sur ce chef, je vous absous d’avance, car je ne crois pas à l’art des devins et n’y vois qu’un amusement d’esprit. Voulez-vous bien me dire si le hasard fit que ces bohémiens vous prédirent quelque chose de vrai ?
— Leur prédiction fut de tous points réalisée, monsieur Lenet ! Ils m’annoncèrent qu’avant trois jours je serais père et vengé. Ils annoncèrent à l’assassin de mon frère qu’avant trois jours il serait puni, et ces choses arrivèrent comme ils l’avaient dit ; mais…
— Et dites-moi où sont ces bohémiens ?
— Je l’ignore. Je ne les ai point revus. Mais il me reste à vous dire…
— Non. C’est assez, dit M. Lenet sans se départir de son ton doucereux et de son air riant ; la cause est entendue. Je vous crois innocent ; mais vous fûtes mal avisé de cacher le fait. Les soupçons ne seront point aisés à effacer ; on se demandera, comme moi, pourquoi, au lieu de publier le châtiment de l’assassin de votre frère comme une chose qui vous faisait honneur, vous l’avez celé comme vous eussiez fait d’un guet-apens. Je ne pourrai point faire entendre à M. le Prince…
Ici, Bois-Doré fut tenté d’interrompre le conseiller par un mouvement d’indignation ; car il devenait évident pour lui que cet homme, après avoir annoncé ses pleins pouvoirs, afin de le faire parler, feignait de ne pouvoir l’absoudre lui-même, afin de lui vendre son appui.
— Je conviens, dit-il, qu’en cachant la mort de d’Alvimar, j’ai suivi un mauvais conseil et fort contraire à mon propre avis. On m’a représenté que M. le Prince était grand catholique, et que j’étais accusé d’hérésie…
— Et la chose est vraie, mon pauvre monsieur. Vous passez pour un grand hérétique, et je ne vous cache point que M. le Prince est mal disposé pour vous.
— Mais vous, monsieur, qui me semblez moins rigoureux en vos idées, et qui me marquez avoir pris confiance en mes paroles, ne puis-je point compter que vous plaiderez ma cause et rendrez bon témoignage de moi ?
— J’y ferai mon possible, mais je ne vous réponds de rien, quant au prince.
— Que dois-je donc faire pour me le rendre favorable ? dit le marquis, résolu à connaître les conditions du marché.
— Je ne sais ! répondit le conseiller. On lui a dit que vous aviez chez vous un Italien… un hérétique de la pire espèce, qui pourrait bien, à ce qu’il semble, être un certain Lucilio Giovellino, condamné à Rome comme partisan des doctrines infâmes de Giordano Bruno.
Le marquis pâlit : il était resté calme devant son propre péril ; celui de son ami l’effraya.
— Vous en convenez ? dit le conseiller d’un ton léger. Quant à moi, je trouve ce malheureux assez puni et ne lui veux d’autre mal que celui qu’on lui a infligé. Vous pouvez tout me dire. J’essayerai de détourner les soupçons du prince.
— Monsieur Lenet, répondit Bois-Doré obéissant à une soudaine inspiration, l’homme dont vous parlez n’est point un hérétique, c’est un astrologue de la plus haute science. Il n’a recours à aucune magie et lit dans les constellations les destinées humaines avec une si grande habileté que les événements de la vie semblent se soumettre à des décisions écrites dans les cieux. Il n’y a rien dans ses opérations qui ne soit d’un honnête homme et d’un bon chrétien, et vous savez aussi bien que moi que M. le Prince, qui est le plus orthodoxe catholique du royaume, consulta assidûment les astrologues, ainsi que l’ont fait, de tout temps, les personnages les plus illustres, voire les têtes couronnées.
— Je ne sais où vous prenez ce que vous dites, monsieur, répondit la conseiller en levant les épaules ; j’ai vécu et je vis dans l’intimité du prince, et ne l’ai jamais vu s’adonner à ces pratiques.
— Et pourtant, monsieur, reprit le marquis avec assurance, j’ai la certitude qu’il ne blâmerait en rien celles de mon ami, et je vous prie de lui dire que, s’il veut éprouver son savoir, il en sera fort satisfait.
— Le prince rira de votre confiance ; mais je ne refuse point de lui en parler. Songeons au plus pressé, qui est de vous tirer d’affaire. Je ne vous cache point qu’il m’est commandé de faire une perquisition en votre logis.
— Une perquisition ? dit le marquis stupéfait ; et à quelles fins, monsieur, une perquisition ?
— À seules fins de vérifier précisément si vous n’avez point chez vous des livres et instruments de cabale ; car vous êtes accusé de pratiquer la magie, non point tant par l’amusement du calcul des nombres et de l’observation des astres, que par des accointements suspects et une sorte de culte rendu à l’esprit du mal.
— Vraiment, monsieur le conseiller, vous me gardiez ceci pour la bonne bouche ! Est-ce tout ce dont je suis accusé, et ne me faudra-t-il point défendre de quelque chose de pis ?
— Ne vous en prenez point à moi, dit le conseiller en se levant. Je ne crois pas à de telles noirceurs de votre part ; c’est pourquoi je vous engage à me montrer en détail votre maison, afin que je puisse dire et jurer n’y avoir rien trouvé qui ne soit honnête et convenable. Songez que je vous peux forcer à m’obéir ; mais, voulant agir civilement avec vous, je vous prie de prendre un flambeau et m’éclairer vous-même, sans appeler aucun de vos gens, car je me verrai forcé d’appeler tous les miens, et j’ai l’intention de n’en mener avec moi que cinq ou six, lesquels sont à la porte de cette chambre.
Un rayon de lumière traversa l’esprit du marquis ; c’était à son trésor qu’on en voulait.
Il en prit son parti sur-le-champ. Bien qu’il aimât tous ces jouets luxueux qu’il considérait comme des trophées légitimes et d’agréables souvenirs de ses vieux exploits, il n’y tenait point en avare, et, quelque regret qu’il dût éprouver de ne pouvoir les faire servir plus longtemps au luxe de son cher Mario, il n’hésita point entre ce sacrifice et le salut de Lucilio, dont il était beaucoup plus inquiet que du sien propre.
— Qu’il soit fait comme vous voulez, monsieur ! dit-il avec un magnanime sourire. Par où voulez-vous commencer ?
Le conseiller fit, de l’œil, le tour du salon.
— Vous avez là, dit-il avec aisance, force choses galantes et riches ; mais je n’y vois rien de blâmable, et je sais que ce n’est pas dans des salles ouvertes à tout venant que vous cacheriez vos diableries. On m’a parlé d’une chambre fermée que vous appelez votre magasin, et où vous n’admettez pas tout le monde. C’est là que je souhaite aller, et que vous devez me conduire sans résistance ni tromperie ; car, outre que j’ai le plan de votre maison, qui n’est pas grande, j’ai le moyen d’y tout bouleverser, et je serais marri d’avoir à me porter à cette extrémité.
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit le marquis en prenant un flambeau ; me voilà prêt à vous satisfaire. Ah ! pourtant, ajouta-t-il en s’arrêtant, je n’ai point les clefs de cette chambre, et ne saurais vous y faire entrer sans l’assistance de mon vieux domestique. Vous plaît-il que je l’appelle ?
— Je le ferai venir, dit le conseiller en ouvrant la porte.
Et s’adressant à ses gens, qui se tenaient sur le palier :
— Qu’un de vous, leur dit-il, obéisse à M. de Bois-Doré. — Donnez vos ordres, marquis. Comment se nomme votre valet ?
Le marquis, voyant qu’il était gardé à vue et entièrement au pouvoir de son hôte, se résigna, et, ne montrant aucun dépit inutile, il allait nommer Adamas, lorsqu’il vit la figure de celui-ci apparaître derrière celles des piquiers qui gardaient la porte.
— Adamas, lui dit-il, apportez-moi les clefs du magasin.
— Oui, monsieur, répondit Adamas, je les ai sur moi ; les voici ; mais…
— Entrez, dit le conseiller à Adamas.
Et, dès que celui-ci eut obéi, il ajouta :
— Donnes-moi les clefs, et restez en cette chambre.
Adamas paraissait bouleversé. Il fouilla dans la poche de son justaucorps, et, en proie à une préoccupation surprenante, il répondit au conseiller :
— Oui, sire.
À ce mot, le conseiller, saisi comme d’un vertige et quittant son air badin, bondit par la chambre et poussa vivement la porte qui était restée ouverte entre lui et ses gens.
— À qui croyez-vous parler ? s’écria-t-il, et pourquoi m’appelez-vous ainsi ?
Adamas resta comme étourdi, et son trouble était bizarre au dernier point.
Le marquis avait vu trop souvent le roi dans son enfance et les portraits qu’on en avait faits depuis, pour croire un seul instant que le personnage qui était devant lui fût le jeune Louis XIII. Il pensa que son pauvre Adamas était en proie à un accès de folie.
— Répondez donc ! reprit le conseiller avec impatience. Pourquoi me traitez-vous de Majesté ?
— Je ne sais pas, monsieur, répondit le rusé Adamas. Je ne sais ce que je dis, ni où je suis. J’ai la tête à l’envers, d’une étonnante nouvelle que je viens d’apprendre, et que je vous demande la permission de dire à mon maître.
— Dites ! parlez ! allons ! s’écria le conseiller d’un ton d’autorité extraordinaire.
— Eh bien, mon maître, dit Adamas en s’adressant au marquis, sans paraître remarquer l’agitation du conseiller, apprenez que le roi est mort !
— Le roi est mort ? s’écria de nouveau M. Lenet en s’élançant encore vers la porte, comme pour sortir sans dire adieu à personne.
Mais il s’arrêta, saisi de méfiance.
— D’où tenez-vous cette nouvelle ? dit-il en examinant Adamas avec des yeux ardents.
— Je la tiens des arrêts de la destinée… Je la tiens du ciel même, dit Adamas d’un air inspiré.
— Que veut dire cet homme ? reprit M. Lenet. Qu’il s’explique, monsieur de Bois-Doré ; je le veux, entendez-vous ? et, si c’est une fausse nouvelle qu’il me donne, malheur à lui comme à vous !
— Vraie ou fausse, monsieur, répondit le marquis attentif à l’émotion de son hôte, la nouvelle me surprend et me trouble autant que vous-même. Explique-toi, Adamas ; d’où sais-tu que le roi est mort ?
— Je le sais par l’astrologue, monsieur ! Il m’a montré les chiffres, et je les connais. J’ai vu, j’ai compris, j’ai lu clairement que le personnage le plus puissant de l’État venait de mourir.
— Le personnage le plus puissant de l’État !… dit le conseiller pensif : ce n’est peut-être pas le roi !
— Vous avez raison, monsieur, fit Adamas d’un air ingénu ; c’est peut-être M. le connétable. Je ne connais pas assez les signes… J’ai pu me tromper ;… mais, enfin, c’est le roi ou M. de Luynes : j’en réponds sur ma vie !
— Où est cet astrologue ? dit vivement le conseiller ; qu’il vienne ici, je veux le voir !
— Oui, sire ! répondit Adamas, encore troublé et affairé, en courant vers la porte.
— Attendez, dit Lenet en l’arrêtant. Je veux savoir pourquoi vous m’appelez ainsi. Dites-le, ou je vous casse la tête !
— Ne cassez rien, monsieur ! reprit Adamas ; je ne l’ai pas, ma tête ; ne le voyez-vous point ? Ce mot me vient sur les lèvres je ne sais comment ; aussi vrai que Dieu est au ciel, c’est la première fois que je vois votre figure. Dois-je quérir l’astrologue ?
— Oui, courez ! et gare à vous tous, s’il y a ici un leurre ou un piége ! je mets le feu à votre taudis !
Bois-Doré ne pouvait que protester de sa parfaite ignorance des faits. Il ne comprenait rien du tout à la conduite d’Adamas, et il en était même fort inquiet.
Il voyait bien que le fidèle serviteur avait entendu la conversation qu’il venait d’avoir avec le conseiller, et qu’il se servait, pour sauver Lucilio, du moyen imaginé par lui de le faire passer pour astrologue, sachant, comme tout le monde, le respect que le prince de Condé avait pour la prétendue science des devins. Mais le grave Lucilio se prêterait-il à cette ruse ? Saurait-il jouer son rôle ?
— Enfin, pensait Bois-Doré, comptons sur la Providence et sur le génie d’Adamas ! Il ne s’agit que de faire sortir d’ici l’ennemi, sans qu’il s’empare de la personne de mon ami et de la mienne ; nous aviserons ensuite à notre sûreté.
XLIII
Au bout de peu d’instants, Lucilio parut avec Adamas.
Il était calme et souriant comme à l’ordinaire. Il salua légèrement le conseiller, profondément le marquis, et présenta à celui-ci un papier chargé d’hiéroglyphes.
— Hélas ! mon ami, dit Bois-Doré, je n’y connais rien.
— Parlez ! cria Lenet au muet, qui lui fit signe que cela lui était impossible. Écrivez, au moins !
Lucilio s’assit et écrivit :
« Je n’ai de comptes à rendre ici qu’au marquis de Bois-Doré ; je ne vous connais pas. Sortez de cette chambre ; je n’écrirai pas devant vous. »
— Si, mordieu ! s’écria la conseiller hors de lui. Je veux tout savoir, et vous répondrez !
— Pardonnez-lui, monsieur, dit Adamas ; il est, comme les grands savants, très-étrange et fantasque. Si vous voulez qu’il révèle ses secrets, parlez-lui doucement.
— Il veut de l’argent ? dit le conseiller ; il en aura : qu’il parle !
Lucilio secoua la tête en signe de refus.
Le conseiller semblait être sur des charbons allumés.
— Voyons, dit-il après un instant de silence agité, je saurai bien si vous êtes un savant ou un fou ! Voyez ma main, et dites-moi quelque chose.
Lucilio regarda la main du conseiller, se leva et, montrant son grimoire à Adamas, il lui fit signe de parler à sa place.
— Oui ! je le vois bien, dit Adamas. Ces signes disent qu’il y a un homme, un prince… qui veut mettre sur sa tête la couronne de France ; mais où est l’homme qui a ce signe dans la main ? Je ne le connais point.
Lucilio montra la main du conseiller.
— Qui suis-je donc ? dit celui-ci très-surpris.
Lucilio écrivit trois mots que le conseiller lut seul avec émotion. Sa figure changea et son ton s’adoucit.
— Et le roi est mort ? dit-il en tremblant de tous ses membres, comme de terreur ou de joie. Vous voyez qu’il faut me répondre, à présent ?
Lucilio écrivit :
« Le roi se porte bien ; mais M. de Luynes est mort à la lueur des flammes, le 15 de ce mois, à onze heures du soir. »
Le prétendu conseiller Lenet n’eut pas plus tôt lu ces paroles que, sans montrer aucun doute, il enfonça son chapeau sur sa tête, s’élança sur l’escalier, et, sans dire d’autre parole que celle-ci, adressée à ses gens : « Toi, en route ! » il remonta à cheval et partit bride avalée avec tout son monde, sans songer à faire aux hôtes de Briantes ni remercîment, ni excuse, ni promesse, ni menace.
Adamas, le marquis et Lucilio, qui les avaient reconduits en silence jusqu’à la dernière porte, pour bien s’assurer qu’il ne restait rien de suspect dans la château ni dans le village, remontèrent au salon, où ils trouvèrent Lauriane et Mario.
Ils étaient tous si émus qu’ils restèrent quelques instants sans se rien dire.
Enfin le marquis, rompant le silence :
— C’était donc M. le Prince ?
— Oui, dit Lauriane. Je l’ai vu à Bourges, il y a trois mois, et je l’ai reconnu tout de suite, lorsque j’ai traversé ici pour le saluer. Et vous, mon marquis, vous ne l’aviez donc jamais vu ?
— Une ou deux fois je le vis dans son jeune âge, à Paris, mais jamais depuis. Cependant, lorsqu’il nomma le prince de Condé en se disant attaché à sa personne, ce nom se plaça sur la figure du faux conseiller Lenet, et, à chaque moment, je m’assurais davantage que j’avais affaire au maître en personne. Voilà pourquoi j’ai été fort patient ; et bien m’en a pris, Seigneur ! Mais comment se fait-il que vous ayez imaginé ?…
— M. de Luynes est mort, en effet, de la fièvre rouge, le 15 de ce mois, pendant que les troupes du roi pillaient et brûlaient la pauvre place de Monheur, sur la Garonne. Voici une lettre de mon père qui me l’annonce, et qu’un de ses gens, arrivé en courrier justement derrière la suite du prince, a pu me faire remettre sans bruit par Clindor.
— Voilà une grande nouvelle, mes enfants, et qui va encore une fois bouleverser toute la politique ! Mais qui de vous a eu l’idée ?…
— C’est moi, monsieur, dit Adamas triomphant ; dès que madame Lauriane eut dit : « Cet étranger qui est enfermé là avec M. le marquis est le prince et non pas un autre, » nous nous cachâmes tous les quatre dans le petit couloir que vous savez.
— Nous étions inquiets pour vous, dit Mario, à cause de cette grosse suite de gens qui avaient l’air de se méfier et de menacer. C’est Adamas qui a inventé tout d’un coup ce qu’il a fait et ce qu’il a dit.
— Maître Jovelin ne se souciait pas trop de s’y prêter, ajouta Adamas ; mais il fallait vous sauver, il n’y avait pas à réfléchir, et il a joué son rôle en habile homme, n’est-ce pas, monsieur ? À présent, il tient sa fortune, et s’il veut remplacer, ou tout au moins égaler en faveur le fameux astrologue du prince, celui qui lui a prédit qu’il serait roi de France à trente-quatre ans…
— J’ai remarqué, dit le marquis à Jovelin, que vous ne pouviez prendre sur vous de lui faire cette promesse. Vous lui avez seulement dit qu’il avait cette ambition. Mais, à présent, que ferons-nous, mes amis ? car, vous le voyez, nous sommes trahis vilainement, et nous courons bien des dangers auxquels nous ne songions point.
— Il ne faut rien faire, et nous tenir tranquilles, répondit Lauriane avec décision. Le prince galope, à cette heure, sur la route du Midi, et ne songera plus à nous de sitôt.
— Il est vrai, dit le marquis, que le voilà dévorant les chemins, pour arriver le premier auprès du roi et s’emparer, sinon de la faveur, du moins de la puissance dont jouissait M. de Luynes. Ceci lui sera bien contesté ! Retz, Schomberg et Puisieux voudront leur part du gâteau, sans compter que madame la reine-mère et son petit évêque de Luçon vont leur donner du fil à retordre ! Allons ! nos petites affaires sont déjà sorties de la tête de notre bon prince, et n’y rentreront peut-être jamais. Pourvu qu’il n’ait pas donné d’ordres contre nous, auparavant que de venir céans !
— Non, monsieur, il n’y a point de risques ! dit Adamas. Il voulait votre trésor, dont on lui a bien grossi la conséquence, puisque, pour si peu, un si riche prince nous a fait l’honneur de venir chez nous. Nous voilà avertis ; nous saurons cacher notre petit avoir, et laisser à la disposition des curieux des malles pleines de rebuts. La sortie secrète du château sera tenue en bon état, et l’on se méfiera des gens qui viennent se réfugier contre la pluie. Mais soyez assuré que, si le prince n’y reparaît en personne, nul autre ne s’en avisera ; car, s’il a donné des ordres, c’est pour que nul ne vienne mettre la main sur le plat où il a étendu sa maîtresse griffe.
Le raisonnement d’Adamas était fort juste. Il termina en proférant mille malédictions contre la Bellinde, qui seule pouvait avoir surpris et divulgué le vrai nom de maître Jovelin, la mort de d’Alvimar et l’existence du trésor.
Il fut résolu que l’on se consulterait avec Guillaume d’Ars sur l’opportunité de taire ou de proclamer la mort de d’Alvimar, et, à cet effet, le marquis se rendit chez lui, le lendemain dans l’après-midi.
Guillaume était absent et ne devait rentrer que le soir.
Le marquis envoya un exprès pour dire à Briantes que l’on ne fût point inquiet s’il rentrait tard, et il alla rendre visite à M. Robin de Coulogne, qui se trouvait alors de passage en sa terre du Coudray, jolie capitainerie sur les hauteurs de Verneuil, à une lieue environ du château d’Ars.
Robin, vicomte de Coulogne, receveur-général des finances en Berry et fermier-général des gabelles, était un des ennemis naturels de l’ex faux-saulnier Bois-Doré ; et cependant ils étaient liés d’une étroite amitié depuis l’affaire de Florimond Dupuy, seigneur de Vatan.
Ceux qui connaissent l’histoire du Berry se souviendront qu’en 1611, ce Florimond Dupuy, grand huguenot et grand contrebandier, avait, en haine de la gabelle, enlevé un des enfants de M. Robin. Le marquis s’employa généreusement de sa personne pour ramener l’enfant à son père, au risque de se brouiller avec Florimond, qui était, au dire de ses amis et de ses ennemis, « un fort mauvais coucheur. »
Après cette aventure, la rébellion prit des proportions si graves, que, pour réduire M. Dupuy dans son château, il fallut y envoyer douze cents hommes d’infanterie, une compagnie de Suisses et six canons.
Vingt-neuf de ses gens furent pendus sur place, aux arbres environnants, et il eut lui-même la tête tranchée en place de Grève. Le jeune Robin fut par la suite abbé de Sorrèze. M. Robin père resta l’obligé reconnaissant et dévoué de M. de Bois-Doré, et l’on peut croire que c’est grâce à cette amitié que le marquis ne fut jamais recherché pour ses vieux actes de complicité dans les délits de faux-saulnage.
Bois-Doré s’ouvrit donc à cet ami fidèle d’une partie des embarras dont l’avait menacé la visite du prince, et lui avoua qu’il était particulièrement inquiet pour le bon Lucilio, que les zélés cagots du pays voyaient chez lui de mauvais œil.
— Vos craintes me paraissent exagérées, lui dit le vicomte. M. de Groot, que les savants appellent Grotius, et qui était condamné en son pays à la prison perpétuelle, ne vient-il pas de s’évader, caché en un coffre, grâce au grand cœur et génie de sa femme, et ne s’est-il point réfugié à Paris, où il n’est tourmenté ni molesté de personne ? Pourquoi votre Italien ne jouirait-il pas en France des mêmes priviléges ?
— Parce que le gouvernement de France, qui se soucie fort peu de déplaire aux gomaristes de Hollande et à Maurice de Nassau, se montrera jaloux de plaire au pape en persécutant une de ses victimes. Il y a vingt ans que Campanella est en prison, et, bien qu’on le plaigne et l’estime en France, on ne fait rien pour le tirer des mains de ses bourreaux ; Dieu sait si, en ce moment, on lui donnerait asile, à leur barbe !
— Vous avez peut-être raison, reprit M. de Coulogne. Eh bien, j’approuve votre idée de faire évader votre ami, au moindre danger qui menacerait votre château ; mais je pense que vous lui devriez chercher un asile où il se pourrait rendre en cas d’alerte. Y avez-vous songé ?
— Oui bien, répondit le marquis, et je vous veux consulter sur ce point. Vous possédez ici près un vieux manoir inhabité qui m’a paru encore fort logeable, bien que je n’y sois jamais entré. L’endroit est assez voisin de chez moi pour qu’en une heure de marche un homme pressé s’y puisse réfugier. Cette ruine est proche d’une petite ferme qui est à vous, et, si vous donniez des ordres aux métayers, ils seraient prêts, à tout événement, à cacher et à nourrir mon pauvre fuyard. Me voulez-vous rendre ce bon office ?
— Marquis, répondit le vicomte, demandez-moi ma vie, si vous voulez : elle est à vous. À meilleures enseignes, mes biens, mes gens, mes maisons sont-ils à votre service. Laissez-moi pourtant réfléchir à la convenance du lieu que vous avez en vue, car c’est de mon vieux manoir de Brilbault qu’il est question.
— Justement !
— Eh bien, voyons, il est fort isolé dans les terres, et les chemins y sont détestables ; c’est bien. Il n’est sur le passage d’aucune ville ou bourgade ; c’est encore bien. Le lieu m’appartient, et la prévôté ne se permettrait point d’en violer le seuil. De plus, la masure passe pour être hantée par les plus turbulents et plaintifs esprits qu’il y ait, ce qui est cause qu’aucun paysan maraudeur n’est curieux d’y entrer, aucun passant de s’y arrêter. C’est de mieux en mieux. Allons, je vois que vous choisissez bien, et je veux, dès ce soir, m’y rendre avec vous pour donner au métayer les ordres nécessaires.
Bois-Doré ayant réfléchi de son côté, jugea qu’il ferait mieux d’y aller seul pour ne pas éveiller de soupçons.
— Vos métayers ne me sont point inconnus, dit-il. Ils ont été de ma clientèle autrefois pour… ce que vous savez !
— Oui, oui, méchant homme ! dit en riant le vicomte ; ils ont eu par vous le sel à bon compte ! Eh bien ; prenez ce chemin pour vous en retourner ; les eaux ne sont pas encore grandes, et vous pouvez passer sans risque. Vous direz, comme par occasion, à Jean Faraudet, le métayer, de me venir trouver demain de grand matin ; vous donnerez un coup d’œil à la masure et regarderez bien les alentours, afin de pouvoir renseigner votre ami ; et même il fera bien d’y venir secrètement la nuit prochaine pour connaître et les chemins et les entrances. De cette manière, s’il venait à être obligé de s’y réfugier, il le pourrait faire sans s’égarer ni se méprendre.
— Voilà qui est convenu, dit le marquis, et recevez mille grâces pour le repos que vous donnez à mon esprit.
Le vicomte retint le marquis à souper ; après quoi, celui-ci, remontant dans son carrosse, reprit, à la nuit tombée, le chemin d’Ars, qui ne valait guère mieux que celui de Brilbault ; la raison de cette direction, c’est qu’il ne voulait pas montrer son carrosse, qui faisait toujours événement, aux environs de cette ruine.
Plus avisé que M. Robin ne lui avait conseillé de l’être, il mit pied à terre à un quart de lieue de l’endroit qu’il voulait visiter, ordonna à ses gens de se rendre doucement à Ars, et, s’engageant dans un de ces mille petits sentiers où M. de Coulogne n’avait peut-être jamais mis les pieds, mais qui étaient aussi familiers au vieux contrebandier que les allées de sa garenne, il disparut seul dans les prés humides, après avoir relevé ses grandes bottes jusqu’au-dessus du genou.
XLIV
La nuit était assez douce et pas très-sombre, malgré de grands nuages noirs que le vent balayait, en ouvrant au ciel de longues trouées pleines d’étoiles, qui se fermaient tout d’un coup pour se rouvrir à une autre place.
On dit que nos aïeux gentilshommes ou bourgeois étaient certainement plus robustes que nous ne le sommes généralement aujourd’hui, tandis qu’au rebours, nos aïeux ouvriers et paysans l’étaient moins.
C’est la croyance des anciens de mon pays, et elle me paraît fondée : les gens aisés avaient des habitudes de grand air et d’activité dont la vie moderne nous dispense ou nous prive. Les classes pauvres étaient plus mal logées et plus mal nourries que de nos jours, sans parler de l’immense quantité de malheureux qui n’étaient pas nourris et pas logés du tout. Le Gentilhomme, avec son régime de guerre ou de chasse, conservait sa force et sa santé jusque dans un âge très-avancé.
Bois-Doré, malgré ses soixante-neuf ans et la mollesse, relative de ses habitudes, avait donc encore la vue bonne, la poitrine à l’abri d’un rhume et le pied assez ferme sur la terre nue ou sur les gazons mouillés.
Il fit bien quelques glissades le long des buissons, mais il se retint aux branches, en homme qui sait se diriger dans une localité dont les accidents sont homogènes sur une grande étendue de terrain.
Grâce à la petite coursière qu’il avait prise, il fut rendu, en dix minutes de marche, à la ferme de Brilbault.
Sachant le naturel craintif et superstitieux des paysans, il toussa et parla d’avance avant de frapper ; puis il se nomma en frappant, et fut reçu, sinon sans surprise, du moins sans effroi.
Bien que le sort des cultivateurs fût encore très misérable, il l’était beaucoup moins, moralement parlant, en Berry, qui, d’ancienne date, était pays de franc-alleu, que dans les pays de servitude. En outre, dans cette partie que l’on appelle la Vallée-Noire, les ressources matérielles ont toujours assuré au fermier ou métayer un bien-être relatif qui l’a préservé des grands désastres et des grandes épidémies.
À cette époque, les maladreries (hospice des lépreux) étaient déjà vides ; la peste, si fréquente encore dans la Brenne et aux alentours de Bourges, ne sévissait que rarement dans le Fromental. Les habitations, sordides et infectes dans la Marche et le Bourbonnais, étaient, du côté de chez nous, solides et bien établies, ainsi que l’attestent un grand nombre de vieilles maisons rustiques du XVIe et du XVe siècle, encore debout, et bien reconnaissables à leurs énormes toits de tuiles, à leurs huis encadrés de pierres taillées en prismes, et à leurs mansardes surmontées de gros épis historiés en terre cuite[22].
Le marquis put donc entrer sans dégoût dans l’habitation des fermiers, s’y asseoir dans l’âtre et y causer quelques instants.
Aimé de tout le monde, le bon monsieur put confier sans crainte à Jean Faraudet et à sa femme le soin éventuel d’un sien ami tracassé, disait-il, pour un délit de chasse, et, lorsqu’il leur annonça que leur maître, M. Robin, voulait les voir, le lendemain matin, pour leur donner des ordres en conséquence, ils se montrèrent joyeux et empressés d’obéir, en répondant le mot sacramentel de bon vouloir et de bonne grâce en ce pays : « Il y a bien moyen ! »
Cependant la femme Faraudet, que l’on appelait la Grand’Cateline, ne put s’empêcher de plaindre celui qui serait condamné à passer seulement une nuit dans le château de Brilbault.
Elle croyait fermement qu’il était hanté, et son mari, après s’être moqué d’elle pour complaire au scepticisme du marquis, finit par avouer qu’il aimerait mieux mourir que d’y mettre les pieds après soleil couché.
— La présence de mon ami, dit le marquis, vous rassurera, je l’espère, car je vous réponds qu’elle chassera les mauvais esprits ; mais, puisque vous n’avez point trop de peur d’y entrer durant le jour, je vous prie de mettre dès demain du bois dans la cheminée et de dresser un lit dans la meilleure chambre.
— On y mettra tout ce qu’il faut, notre cher monsieur, répondit la Grand’Cateline ; mais le pauvre chrétien qui viendra là n’y dormira pas la miette. Il entendra, la nuitée, des vacarmes et rebâtements, comme nous les entendons, mon bon Dieu ! et comme vous les entendrez vous-même si vous voulez attendre seulement une petite heure d’horloge.
— Je ne puis attendre, dit le marquis, et d’ailleurs, me sachant là, les esprits ne bougeraient. Je connais bien leur couardise, n’ayant jamais pu entendre, à la nuit de Noël, les voix qui crient dans le haut du donjon de Briantes, non plus que les portes qui s’ouvrent toutes seules à la Motte-Seuilly, et la dame blanche qui ouvre les courtines des lits chez M. Guillaume d’Ars.
— C’est une chose imaginante, monsieur Sylvain, dit le métayer d’un air capable, qu’il y ait des apparaissances dans notre vieux château. On sait bien qu’il peut y en avoir dans les autres, parce qu’il n’en est point où quelque grand mal n’ait été fait ou enduré ; ce qui est la cause que les pauvres chrétiens, tourmentés ou navrés de leurs corps dans ces maisons-là, reviennent s’y lamenter en âmes qui demandent prières ou justice. Mais, dans le château de Brilbault, qui n’a jamais été habité, oncques ne s’est fait ni bien ni mal, que je sache.
— Il faut croire, dit la femme, qui, tout en causant, filait lestement sa quenouille, que l’ancien seigneur aura péri au loin, de malemort et en péché ; car vous savez la légende de Brilbault ? Elle n’est pas longue. Un seigneur avait élevé ce manoir jusqu’au faîte, lorsqu’il partit pour la terre sainte avec ses sept fils, dont ni lui ni pas un ne revint. Le château fut vendu et revendu sans être jamais au goût de personne. On pensait qu’il porterait malheur aux familles ; c’est pourquoi, de tout temps, il n’a servi qu’à engranger des récoltes. On y a mis une toiture qui n’est déjà plus bonne ; mais il y a encore deux belles chambres et une salle si grande, si grande, que d’un bout à l’autre bout, deux personnes ne se reconnaissent quasiment point.
— Pouvez-vous me confier les clefs ? dit le marquis. Je souhaiterais voir le dedans.
— Les clefs, les voilà ; mais, mon cher monsieur Sylvain du bon Dieu, n’y allez point ! C’est l’heure où le sabbat va commencer.
— Voyons, quel sabbat, mes braves gens ? dit le marquis en riant ; comment sont faits ces vilains diables.
— Je ne les ai point vus, monsieur, ni ne souhaite de les voir, dit le métayer ; mais je les entends bien, je les entends trop ! Les uns gémissent ; les autres chantent. C’est des rires, et puis des cris, et des jurements et des pleurs, jusqu’au petit jour, que tout s’envole dans les airs ; car c’est bien fermé, et personne d’humain n’y pourrait entrer sans licence ou office de moi.
— Ne seraient-ce point vos valets de ferme pour s’amuser, ou quelque pillard pour vous empêcher de surprendre ses larcins ?
— Non, monsieur, non ! Nos valets et servantes ont si grand’peur, que, pour tout l’argent que vous avez, vous ne les feriez point approcher du château de deux portées d’arquebuse après soleil couché ; et mêmement vous voyez qu’ils ne couchent plus dans notre logis, parce qu’ils disent qu’il est encore trop près de cette maudite bâtisse. Ils dorment tous dans la grange, là-bas, au fond de la cour.
— Tant mieux pour le petit secret que nous avons ce soir ensemble, dit le marquis ; mais tant mieux aussi peut-être pour ceux qui font les revenants à seules fins de vous larronner !
— Et que pourraient-ils larronner, monsieur Sylvain ? Il n’y a rien dans le château. Quand j’ai vu que le diable y promenait des feux, j’ai eu crainte de l’incendie, et j’ai retiré toute ma récolte, sauf quelques méchants fagots et une dizaine de bottes de foin et paille, pour ne les point trop choquer, car on dit que les follets aiment bien batifoler dans les bois et le fourrage ; et, de vrai, j’y trouvais bien du dérangement et de la foulaison : c’était comme si une cinquantaine de personnes vivantes y avaient passé.
Le marquis savait Faraudet très-véridique et incapable d’inventer quoi que ce fût pour se dispenser de lui rendre service.
Il commença donc à penser que, si des lumières se montraient dans le vieux manoir, si des voix se faisaient entendre, et si, surtout, des pas ou des corps foulaient et dérangeaient le fourrage, il y avait plus de réalité que de diablerie dans ces faits, et que le château, où le métayer et sa femme avouèrent enfin n’avoir pas osé entrer depuis plus de six semaines, pouvait bien servir de refuge déjà à quelques fugitifs.
— Intéressants ou malfaisants, je veux les voir, se dit-il.
Et, mettant son épée nue sous son bras, tenant d’une main les clefs du manoir et de l’autre une lanterne, il se dirigea, à travers les prés, vers l’enceinte ruinée et silencieuse.
Faraudet, voyant sa femme se lamenter de la hardiesse du bon monsieur, eut honte de le laisser aller seul et se décida à le suivre.
Mais, quand le marquis eut franchi le pont dormant, il vit le pauvre paysan trembler si fort, qu’il craignit d’être plus embarrassé que secondé par un homme si malade, et qu’il le pria de ne pas aller plus avant.
La plupart des châteaux de la Vallée-Noire, même ceux du moyen âge primitif, sont situés dans le plus creux des vallons, au lieu d’être placés sur les hauteurs, comme dans la Marche et le Bourbonnais. La raison de cette anomalie est fort plausible.
Dans un pays qui n’offre pas d’escarpements considérables, on dut chercher dans le cours d’eau le principal moyen de défense.
Donc, à Brilbaut comme à Briantes, comme à la Motte-Seuilly, à Saint-Chartier, à la Motte-de-Presles, etc., le manoir s’était planté au milieu des méandres d’une rivière capable d’alimenter de ses eaux courantes le double fossé circulaire de l’enceinte.
Le pont qui donne entrée à la première de ces enceintes est fort étroit, et porté sur des arcades indécises entre le plein cintre et l’ogive.
Tout le château est d’une architecture de transition : la façade est d’une forme étrange ; la porte et les fenêtres superposées de l’escalier rentrent de quelques mètres dans le massif général, comme pour s’abriter des attaques du dehors.
Le sommet de l’édifice a dû être mascherolé en cet endroit, mais la construction inachevée est tronquée par un toit hors de proportion avec l’édifice, qui annonce un plan assez grandiose resté en chemin.
Le marquis arriva au pied du manoir, à vol d’oiseau ; les murs d’enceinte étaient si écroulés et percés de tant de brèches, les fossés tellement comblés en mille endroits, qu’il n’était pas nécessaire d’en chercher les portes.
Il ouvrit sans bruit celle du château, qui était petite et basse sous un arc rampant surmonté d’une ogive fleurie.
Là, il ouvrit à demi sa lanterne pour voir à ses pieds, car le métayer l’avait averti de se méfier de l’escalier.
XLV
Cet escalier en spirale est fort beau, large pour six personnes et léger comme les branches d’un éventail. Il est d’une pierre blanche assez friable ; beaucoup de marches sont entièrement rompues par la chute de quelque partie supérieure de l’édifice ; mais celles qui restent semblent fraîchement taillées et ne portent aucune trace d’usure. À chaque demi-tour de la spirale, une marche d’engagement est soutenue par une figure grimaçante, une bête fantastique, ou un demi-corps d’homme armé, sculpté en relief sur la muraille.
Le marquis s’amusa à regarder ces figures, qui semblaient s’agiter à la lueur vacillante de sa lanterne.
Il montait lentement, profitant de chaque repos pour écouter ; et, comme aucun autre bruit que celui du vent dans la toiture ne se faisait entendre, comme les portes des salles devant lesquelles il passait étaient fermées au cadenas, il doutait de plus en plus de la présence d’habitants quelconques. Il parvint ainsi jusqu’au dernier étage, où étaient situées les deux chambres destinées jadis au châtelain.
L’usage étant, au moyen âge, de se placer ainsi sous le faîte, et de rompre l’escalier, pour soutenir, en cas de besoin, un siége jusque dans son appartement, souvent les marches étaient interrompues dans la construction, et le châtelain n’entrait chez lui que par une échelle que l’on retirait le soir après lui. D’autres fois, les marches du dernier étage étaient, à dessein, tellement minces, qu’il suffisait de quelques coups de pic pour les briser.
C’était le cas, au château de Brilbaut ; mais les brisures dont le marquis avait à se méfier ne provenaient, comme nous l’avons dit, que d’accidents fortuits, et il put, avec ses grandes jambes, escalader les lacunes sans danger sérieux.
Ces deux chambres, dont le métayer lui avait parlé, étant celles que devait, au besoin, habiter Lucilio, le premier mouvement de Bois-Doré fut d’y entrer pour voir si elles avaient des châssis, ou tout au moins des volets pleins aux croisées ; car toutes celles de l’escalier, étroites et profondes, avec leur banc de pierre placé en biais dans l’embrasure, envoyaient des bouffées d’air impétueux contre lesquelles il avait eu de la peine à préserver sa lumière.
Mais, au moment d’ouvrir ces chambres seigneuriales, dont il avait les clefs, le marquis hésita.
Si le manoir servait de refuge à quelqu’un, ce quelqu’un était là, et, surpris dans son repos, il se mettrait en défense sans attendre d’explication. Cette exploration exigeait donc quelque prudence. Le marquis ne croyait pas aux esprits et avait d’autant moins de peur des vivants qu’il ne les cherchait pas à mauvaises intentions. Si quelque malheureux se trouvait caché là, quel qu’il fût, il était décidé à l’y laisser en paix et à ne pas trahir le secret qu’il aurait surpris.
Mais la première terreur du réfugié pouvait être hostile. Le marquis n’avait fait aucun bruit appréciable en entrant et en montant, puisque rien ne bougeait. Il devait, autant que possible, s’assurer de la vérité sans se laisser voir ni entendre, ou du moins sans se montrer brusquement.
À cet effet, il entra dans une salle sans porte, où régnait la plus profonde obscurité, les fenêtres étant toutes bouchées de planches ou de paille. Le plancher était couvert d’une couche de poussière et de ciment pulvérisé, d’une telle épaisseur, que les pas y étaient amortis comme sur de la cendre.
Bois-Doré marcha longtemps, voyant tout au plus à se conduire. Il avait fermé sa lanterne, qui n’était garnie ni de vitre ni de corne, mais d’un demi-cylindre de fer battu percé de petits trous, suivant l’usage du pays. Il ne se hasarda à la rouvrir que quand il eut atteint une extrémité de cet immense local, et après s’être bien assuré qu’il était en un lieu absolument tranquille et muet.
Il plaça alors son luminaire sur le plancher devant lui, et recula jusque dans une grande cheminée qui se trouvait près de lui.
De là, il put habituer peu à peu ses regards à une si faible clarté dans un si vaste espace, et distinguer une salle qui tenait toute la longueur du château.
Il examina la cheminée où il se trouvait. Elle était, comme tout le reste, en pierre blanche, et les socles angulaires, pénétrant dans le massif de la base, avaient leurs saillies si fraîches, qu’elles semblaient découpées de la veille ; les doubles baguettes de l’encadrement n’avaient ni entailles ni souillures d’aucune sorte, non plus que l’écusson vierge d’armoiries qui couronnait le manteau. Le tuyau même de la cheminée et l’âtre, non revêtu de plaque, n’avaient traces de feu, de fumée, ni de cendre. La construction inachevée n’avait jamais servi, cela devenait évident. Personne n’avait jamais occupé, personne n’occupait cette salle froide et nue.
Après s’être assuré de ce fait, le marquis s’enhardit à aller voir de près pourquoi une barrière de planches, à hauteur d’appui, coupait transversalement cet énorme vaisseau vers la moitié de sa profondeur. Arrivé là, il trouva le vide devant lui. Le plancher était tombé ou avait été supprimé tout entier, ainsi que celui des étages inférieurs, dans toute une moitié de l’édifice, peut-être pour faciliter l’engrangement des blés.
L’œil plongeait donc dans les ténèbres d’un local qui paraissait aussi grand qu’une église.
Bois-Doré était là depuis quelques instants, cherchant à se faire une idée de l’ensemble, lorsque, des profondeurs que son œil interrogeait en vain, une sorte de gémissement monta jusqu’à lui.
Il tressaillit, ferma et cacha sa lanterne derrière les planches, retint son haleine et prêta l’oreille, qu’il avait un peu dure et qui pouvait le tromper sur la nature des sons.
Était-ce une porte, un volet poussé par le vent ?
Il n’y avait pas trois minutes qu’il attendait, lorsque la même plainte, plus marquée encore, se répéta, et, en même temps, il lui sembla qu’un faible rayon de lumière, partant de bien loin au-dessous de ses pieds, illuminait ce fond d’édifice, qui, par rapport à lui, était bien littéralement un abîme.
Il s’agenouilla pour ne pas être vu, et regarda à travers les planches qui lui servaient de balustrade.
La clarté augmenta rapidement et bientôt devint assez vive pour lui permettre de voir, ou plutôt de deviner, dans un vague heurté d’ombre et de lumière, le fond d’une salle de rez-de-chaussée aussi grande que celle où il était, mais qui, avant l’écroulement des étages intermédiaires, avait dû être beaucoup plus élevée, ainsi qu’il en pouvait juger par la naissance des nervures de la voûte qui portaient sur des consoles chargées d’animaux et de personnages fantastiques, plus grands et plus saillants que ceux déjà vus dans l’escalier.
Pour tout ameublement, on distinguait quelques tas de fourrages secs, et des ais placés en barrière, vers le fond, avec des restes des crèches. Ce rez-de-chaussée avait longtemps servi d’étable à bœufs. Au milieu de ces ais, on apercevait des débris de jougs et de socs. Puis tout cela rentra dans l’ombre, et la clarté, en montant, vint frapper la grand pan de mur qui formait tout le pignon de l’édifice, et que le marquis voyait en face de lui sur une étendue d’une quarantaine de pieds.
Cette lumière, tantôt rougeâtre, tantôt blafarde, partait d’un foyer non visible, placé sous la voûte du rez-de-chaussée, c’est-à-dire dans la partie non écroulée, correspondant à celle d’où le marquis observait ce tableau sombre et flottant.
Tout à coup, il se fit un bruit de portes, de pas et de voix sous cette voûte, et une confusion d’ombres mouvantes et agitées, tantôt immenses, tantôt trapues, se dessina de la manière la plus bizarre sur le grand mur, comme si un grand nombre de personnes, allant et venant devant un vaste foyer, en eussent tour à tour masqué et démasqué le rayonnement.
— Voici, pensa le marquis, un jeu de cligne-musette assez curieux, et l’on ne saurait nier que ce château ne soit rempli d’ombres errantes et parlantes. Sachons ce qu’elles disent.
Il écouta ; mais, au milieu d’un murmure de paroles, de chants, de plaintes et de rires, il ne parvint pas à saisir une phrase, un mot, une intention.
L’effroyable sonorité de la voûte, qui renvoyait les sons comme les ombres sur la muraille opposée, confondait toutes les voix en une seule, toutes les interpellations en un bruissement confus.
Le marquis n’était pas sourd ; mais il avait la sensibilité auditive des vieillards, qui entendent très-bien une gamme de sons modérés et de paroles articulées, et qu’un vacarme, un pêle-mêle de voix trouble et offense sans résultat.
Il saisissait donc des inflexions et rien de plus : tantôt celle d’une grosse voix éraillée qui semblait faire un récit, tantôt un refrain de chanson interrompu brusquement par des accents de menace, et puis une voix claire qui semblait railler et contrefaire les autres, et qui soulevait un orage de rires violents et brutaux.
Parfois, c’étaient d’assez longs monologues, puis des dialogues à deux, à trois, et, tout à coup, des cris de colère ou de gaieté qui ressemblaient à des rugissements. En somme, il se pouvait que ces gens parlassent une langue que le marquis ne connaissait pas.
Il se persuada qu’il n’y avait là qu’une troupe de truands ou de bateleurs sans emploi, vivant de maraude et laissant passer les mauvais jours de l’hiver à l’abri de cette ruine, peut-être encore s’y cachant par suite de quelque méfait.
Ces rires, ces costumes bizarres qui se dessinaient devant lui en ombres chinoises, ces longs discours, ces dialogues animés avaient peut-être rapport à quelque étude d’un art burlesque.
— Si j’étais plus près d’eux, pensa-t-il, je m’en pourrais divertir ; il n’est point d’homme mal reçu en une compagnie, si mauvaise qu’elle soit, lorsqu’il entre en offrant sa bourse de bonne grâce.
Il reprit donc sa lanterne et se préparait à descendre, lorsque les conversations, les chants et les rires se changèrent en cris d’animaux si réels et si parfaitement imités, qu’on eût dit une basse-cour en rumeur. C’était le bœuf, l’âne, le cheval, la chèvre, le coq, le canard et l’agneau braillant tous ensemble. Puis tout se tut comme pour écouter les aboiements d’une meute, le son du cor, tous les bruits d’une chasse.
Était-ce un jeu ? Les acteurs songeaient-ils à se regarder sur la muraille ? Ils ne paraissaient pas simuler une action en rapport avec leur tapage.
Un enfant criait d’une voix aiguë au milieu de tout cela, soit pour faire comme les autres, soit effrayé dans son sommeil, et Bois-Doré vit passer l’ombre menue d’un petit corps qui avait des mouvements de singe. Ensuite, ce fut une grosse tête coiffée d’une sorte de morion empanaché, profilant sur le mur lumineux un nez grotesque, puis une tête chevelue qui semblait surmontée d’une calotte de prêtre, et qui parlait à une longue silhouette longtemps immobile comme celle d’une statue.
Puis tous les bruits cessèrent brusquement, et l’on n’entendit qu’une plainte sourde, qui ressemblait aux gémissements de la souffrance, et que Bois-Doré avait toujours saisie, revenant par intervalles, comme un douloureux point d’orgue dans les pauses de ce charivari effréné.
Le tumulte apaisé, l’ombre d’un crucifix gigantesque coupa en croix toute la muraille.
La lumière parut changer de place, et cette croix devint toute petite ; enfin, elle disparut, et une seule figure très-nettement dessinée prit sa place, tandis qu’une voix sépulcrale récitait d’un ton monotone une prière qui semblait être celle des agonisants.
XLVI
Bois-Doré, qui était resté là, retenu par l’amusement qu’il prenait à cette fantasmagorie et à ces bruits étranges, commença à sentir le froid qui faisait claquer ses dents, lorsque cette ennuyeuse psalmodie commença.
Cette fois, décidé à aller voir ce qui se passait, il fut pourtant retenu par l’incroyable ressemblance que lui offrait la dernière apparition.
Elle devenait plus précise et plus fixe à mesure que la voix lugubre débitait sa lugubre prière, et le marquis, fasciné à sa place, ne pouvait plus en détacher ses yeux.
Cette tête, si reconnaissable à sa chevelure courte coupée à la malcontent, et à la fraise espagnole que l’encadrait, à ses lignes arrêtées et d’une délicatesse anguleuse, enfin à la forme particulière de la barbe et de la moustache, c’était celle de d’Alvimar, penchée en arrière dans la roideur de la mort.
D’abord, Bois-Doré se défendit de cette idée ; puis elle devint une obsession, une certitude, une émotion, une terreur insurmontable.
Il n’avait jamais cru aux revenants par rapport à lui. Il disait et pensait que, n’ayant jamais mis personne à mort par vengeance ou cruauté, il était bien sûr de n’être jamais visité par aucune âme en peine ou en colère ; mais, pas plus que la majorité des hommes raisonnables de son temps, il ne niait le retour des esprits sur la terre et les apparitions dont tant de personnes dignes de foi racontaient les particularités.
— Ce d’Alvimar est bien mort, pensa-t-il : j’ai touché ses membres froids ; j’ai vu descendre de cheval son corps déjà roidi. Il repose depuis des semaines dans la terre, et pourtant je le vois ici, moi qui n’ai jamais rien vu de surnaturel là où les autres voyaient des fantômes épouvantables. Cet homme était-il, contre toutes les apparences, innocent du crime dont je l’ai accusé et puni ? Est-ce un reproche de ma conscience ? Est-ce une fantaisie de mon cerveau ? Est-ce le froid de cette masure qui me gagne et me trouble ? Quelque chose que ce soit, pensa-t-il encore, j’en ai assez.
Et, sentant le vertige précurseur d’un évanouissement, il se traîna sur l’escalier. Là, il se remit un peu et assura son pas pour descendre la spirale brisée.
Mais, quand il fut au bas, au lieu de se raffermir l’esprit et de chercher à pénétrer dans les salles du rez-de-chaussée, il ne voulut plus rien voir ni rien écouter, et, chassé par une insurmontable répugnance, il s’élança dans la campagne, confessant sa peur à lui-même, et prêt à la confesser naïvement à quiconque lui en demanderait compte.
Il trouva le métayer qui l’attendait, plus mort que vif, sur le pont.
C’était pour le brave homme un acte héroïque d’être resté là à l’attendre. Il était incapable de dire ou d’entendre quoi que ce fût, et ce ne fut qu’on rentrant dans sa maison avec le marquis, qu’il osa l’interroger.
— Eh bien, mon pauvre cher monsieur Sylvain, dit-il, j’espère que vous en avez eu votre soûl, de voir leurs clartés et d’écouter leurs bramées ! Je croyais bien ne vous en voir jamais revenir !
— Il est certain, dit le marquis en avalant un verre de vin que lui offrait la métayère, et qu’il ne trouva pas de trop en ce moment, qu’il y a quelque chose de non ordinaire dans cette ruine. Je n’y ai rien rencontré de malfaisant…
— Eh ! si pourtant, mon bon monsieur, dit la Grand’Cateline, vous voilà plus blanc que vos rabats ! Chauffez-vous donc, seigneur, pour ne point attraper de mal.
— Pour le vrai, j’ai eu froid, répondit le marquis, et j’ai cru voir des choses que je n’ai peut-être point vues ; mais la marche me remettra, et je crains d’inquiéter mon monde en demeurant davantage. Bonne nuit à vous, bonnes gens ! Buvez à ma santé.
Il paya grassement leur obligeance et alla retrouver sa voiture, qui était revenue l’attendre au point où il l’avait quittée. Aristandre s’était inquiété ; mais, le marquis assurant qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux, le bon carrosseux se persuada qu’Adamas ne hablait point quand il assurait que monsieur avait encore de galantes aventures.
— Il doit y avoir à cette ferme, dit-il tout bas à Clindor, chemin faisant, quelque bergère de bonne mine !
Il se confirma dans cette ingénieuse idée quand son maître lui défendit de parler de sa course à travers les prés.
Au lieu de s’arrêter à Ars, le marquis fit courir droit sur Briantes. Il était surpris, et un peu honteux déjà, du moment d’effroi qui l’avait entraîné à quitter Brilbault sans rien éclaircir.
— Si j’en parle, on se moquera de moi, pensa-t-il ; on se dira tout bas que l’âge me fait radoter. Mieux vaut ne confier ceci à personne ; et, comme, après tout, il m’importe peu que Brilbault soit au pouvoir d’une bande de bateleurs ou de sorciers, je chercherai pour Lucilio quelque autre gîte plus paisible.
À mesure qu’il approchait de chez lui, son esprit reposé s’interrogeait sur ce qu’il avait éprouvé.
Ce qui le frappait, c’est d’avoir été surpris par la peur dans un moment où rien ne l’y avait disposé, et où, bien au contraire, il s’était senti en train de rire des facéties de ces lutins et de la bizarrerie divertissante de leurs portraits sur la muraille.
Par suite de ses réflexions à ce sujet, il arrêta Aristandre devant les prés Chambon, et descendit à pied le court sentier qui conduisait à la chaumière de la jardinière Marie, dite la Caille-Bottée.
Cette chaumière existe encore ; elle est encore occupée par des maraîchers. C’est une maisonnette vermoulue, flanquée d’une tourelle d’escalier en pierres sèches. Le gentil verger, tout entouré de haies bourrues et de folles ronces, est, à ce que l’on assure, un cadeau de M. de Bois-Doré à la Caille-Bottée.
Il trouva là le frère oblat, partageant la pitance du couvent avec sa maîtresse, qui partageait avec lui le vin et les fruits de son jardin.
Leur association n’était cependant pas ostensible ; ils y mettaient quelque précaution, afin de n’être pas « commandés de se marier, » et, par là, de perdre le privilége d’invalide que Jean le Clope avait au couvent des Carmes.
— Ne craignez rien, mes amis, dit le marquis en surprenant leur tête-à-tête. Nous avons des secrets ensemble, et je vous veux seulement dire deux mots…
— Présent, mon capitaine ! répondit Jean le Clope en sortant de dessous la table, où il s’était réfugié ; je vous prie de me pardonner, mais je ne savais qui approchait de la maison, et l’on fait tant de propos sur mon compte !
— Bien injustes, assurément ! dit en souriant le marquis. Mais réponds-moi, mon ami ; je ne t’ai pas revu depuis certain événement. Je t’ai fait remettre une petite récompense par Adamas, à qui tu as juré d’avoir exécuté fidèlement mes ordres. Ayant un moment ce soir pour te parler sans témoins, je souhaite savoir de toi quelques détails sur la manière dont tu as fait les choses.
— Quoi, mon capitaine ? il n’y a pas deux manières d’enterrer un mort, et j’y ai fait office de chrétien aussi chrétiennement que l’eût fait le prieur de ma communauté.
— Je n’en doute pas, mon camarade ; mais as-tu été prudent ?
— Mon capitaine doute de moi ? s’écria l’invalide avec une sensibilité qui se développait particulièrement en lui après souper.
— Je doute, non pas de ta discrétion, Jean, mais un peu de ton adresse à cacher cette sépulture ; car la mort de M. d’Alvimar est aujourd’hui connue de mes ennemis, et pourtant je ne saurais douter de la fidélité de mes gens, non plus que de la tienne.
— Hélas ! monsieur le marquis, vos gens n’étaient pas seuls dans le secret, observa judicieusement la Caille-Bottée ; ceux de M. d’Ars ont pu parler, et, d’ailleurs, ne cherchiez-vous pas, cette nuit-là, un homme que vous vouliez tenir et qui s’est échappé ?
— Il est vrai ; c’est celui-là seul que j’accuse. Je ne viens point, mes amis, pour vous faire des reproches, mais pour vous demander où, quand et comment vous avez donné la sépulture à ce cadavre.
— Où ? dit Jean le Clope en regardant la Caille-Bottée. C’est en notre jardin, et, si vous voulez voir la place…
— Je n’en suis point curieux. Mais faisait-il nuit grande ou petit jour ?
— C’était environ sur les… deux ou trois heures du matin, dit le frère oblat avec un peu d’hésitation, en regardant encore la vieille fille grêlée, qui semblait, de l’œil, lui souffler ses réponses.
— Et vous ne fûtes vus de personne ? dit encore Bois-Doré examinant avec attention l’un et l’autre.
Cette question troubla tout à fait le frère oblat, et le marquis surprit de nouveaux regards d’intelligence entre lui et sa compagne.
Il devenait évident pour lui qu’ils craignaient d’avoir été vus, et que, dans la crainte d’être contredits par un témoin digne de foi, ils n’osaient donner des détails sur la manière dont ils avaient rempli les intentions du marquis.
Celui-ci se leva et renouvela la question d’un air d’autorité.
— Hélas ! mon bon seigneur, dit la Caille-Bottée en s’agenouillant, pardonnez à ce pauvre estropié de corps et d’esprit, qui a peut-être un peu trop bu ce soir, et ne sait point s’expliquer comme il faut !
— Oui, pardonnez-moi, mon capitaine, ajouta l’invalide, attendri apparemment sur la situation de son propre cerveau, et en s’agenouillant aussi.
— Mes amis, vous m’avez trompé ! dit le marquis résolu à les confesser ; vous n’avez point enseveli vous-mêmes M. d’Alvimar ! Vous avez eu peur, ou scrupule, ou répugnance ; vous avez averti M. Poulain…
— Non, monsieur, non ! s’écria la Caille-Bottée avec énergie ; nous n’aurions jamais fait pareille chose sachant que M. Poulain est contre vous ! Puisque vous savez que nous ne vous avons pas obéi, vous devez savoir aussi qu’il n’y a pas de notre faute, et que le diable en personne s’en est mêlé.
— Racontez ce qui est arrivé, reprit le marquis ; je veux savoir si vous me direz la vérité.
La jardinière, persuadée que le marquis en savait plus qu’elle-même, raconta très-sincèrement ce qui suit :
«
— Quand vous fûtes parti, mon cher monsieur, notre premier soin fut de porter ce mort dans notre jardin, où nous le couvrîmes d’un grand paillasson ; car, de le faire entrer céans, je ne m’en souciais point et n’en voyais point l’utilité. Je confesse que j’en avait grand’peur, et que, pour tout autre que vous, mon bon monsieur, je n’eusse voulu recevoir pareille compagnie.
» Jean me traitait de sotte et riait, tout en avalant le reste de son pichet de vin, soi-disant pour se prémunir contre le frais de la nuit, mais peut-être bien pour se divertir l’esprit des idées tristes qui viennent toujours à la vue d’un mort, si dur que l’on soit de son cœur.
» Il faut vous confesser aussi que le premier soin de ce pauvre Jean, que voilà, avait été de prendre ce qu’il y avait dans les poches de ce mort et dans la mallette du cheval qui l’avait apporté ici… Vous n’aviez rien dit ; nous pensions que cela nous revenait, et nous étions là à compter l’argent sur la table, afin de vous le rendre fidèlement, si vous veniez à le réclamer.
» Il y avait de l’or plein une assez grosse bourse, et Jean, buvant toujours, prenait plaisir à le regarder et à le manier. Que voulez-vous, monsieur ! de pauvres gens comme nous ! ça surprend de toucher à ça. Et nous nous faisions des idées sur la manière de placer cette fortune. Jean voulait acheter une vigne, et moi, je disais que mieux valait une ouche bien plantée en noyers de rapport ; et, moitié riant de nous voir si riches, moitié disputant sur le comportement que nous ferions de notre avoir, nous ne pensions plus au mort, quand le coucou sonna quatre heures du matin.
»
— À présent, que je dis à ce pauvre Jean, je n’ai plus peur, et, comme tu n’es pas bien adroit de ta jambe de bois, encore que tu bêches un peu de ton bon pied, je te veux aider à faire la fosse. Je n’ai jamais souhaité mal à aucune personne vivante ; mais, puisque ce monsieur est mort, je ne lui souhaite point de revivre. Il y a comme ça du monde qui, en s’en allant, profite bien à ceux qui restent.
» Je m’en dois accuser, mon cher monsieur, voilà toutes les prières que, ce mauvais Jean et moi, nous faisions pour ce trépassé.
» Si bien que, prenant la bêche, nous retournons tous les deux au jardin et levons le paillasson où nous avions caché le corps. Mais qui fut étonné, monsieur ? Il n’y avait rien dessous ; on nous avait volé notre mort !
» Nous voilà de chercher, de tout retourner : rien, monsieur, rien ! Nous pensions être fous et avoir rêvé tout ce qui était arrivé cette nuit-là, et vitement je courus pour voir si l’argent n’était point une vision.
» Eh bien, monsieur, si vous n’étiez là pour nous questionner, nous pourrions croire que le diable nous avait joué une pièce de comédie ; car le tiroir où j’avais mis la bourse et les bijoux était ouvert, et le tout s’était envolé de la maison, du temps que nous étions dans le jardin, comme le mort s’était envolé du jardin, du temps que nous étions dans la maison. »
En achevant ce récit, la Caille-Bottée se lamenta sur la perte de l’argent, et le frère oblat, qui ne demandait qu’une occasion de pleurer, versa des larmes trop sincères pour que le marquis pût révoquer en doute le double et étrange vol commis chez eux, d’une bourse pleine et d’un mort trépassé ; ainsi disait d’un ton dolent la jardinière.
XLVII
Pendant ce duo de lamentations, le marquis réfléchissait.
— Dites-moi, mes amis, reprit-il, ne vîtes-vous point, dans votre jardin, des empreintes de pas, et, dans votre maison, des traces d’effraction ?
— Nous n’y fîmes point d’attention tout de suite, répondit la Caille-Bottée ; nous étions trop troublés ; mais, quand le jour fut venu, nous observâmes toutes choses de notre mieux. Dans la maison, il n’y avait rien d’extraordinaire. On avait pu y entrer dès que nous eûmes le dos tourné : nous avions laissé la porte et le tiroir ouverts, et l’argent en vue ; il y avait là bien de notre faute, hélas !
— Donc, observa le marquis, le défunt ne s’en est pas allé tout seul, et il a eu, non-seulement quelques amis pour enlever sa dépouille, mais encore d’autres pour repêcher son argent et ses bijoux.
— Je suppose, monsieur, qu’il y en eut seulement deux pour la première besogne, et un pour la dernière, lequel même n’était pas bien d’accord avec les autres ; car nous vîmes, sur le terreau de nos plates-bandes, deux paires de pieds qui s’en allaient vers notre échalier donnant du coté de Briantes, lesquels pieds paraissaient être chaussés de bottes ou de patins, tandis que, sur le sable de notre petite cour, il y avait comme des marques de pieds nus, des pieds d’enfant tout petits qui s’en allaient du côté de la ville. Mais, comme il y avait déjà de l’eau dans les sentiers, nous ne pûmes rien voir hors de notre enclos.
Bois-Doré fit en lui-même le raisonnement suivant :
— Sanche, qui s’était échappé, nous aura suivis et observés. Puis il aura été trouver M. Poulain, qui aura envoyé quelqu’un ou sera venu lui-même avec Sanche, chercher le corps de d’Alvimar pour lui donner la sépulture. La délation vient de là. Le recteur n’aura pas osé, pour des raisons que j’ignore, produire ce cadavre aux regards de ses paroissiens et me dénoncer publiquement. Il aura peut-être voulu donner à Sanche le temps de fuir. Quant à l’argent, quelque petit malandrin aura surpris les allées et venues, écouté aux portes et profité de la circonstance : ceci m’importe assez peu.
Puis, après avoir encore réfléchi sur toutes ces choses et fait diverses questions qui n’amenèrent aucun éclaircissement nouveau :
— Mes amis, dit-il, lorsque nous amenâmes ici ce mort en travers de son cheval, nous vous laissâmes la mallette, sans songer à autre chose qu’à nous débarrasser la vue et nous laver les mains de tout ce qui avait appartenu à notre ennemi. Cependant, nous avisant, le lendemain, qu’il se pouvait trouver dans cette valise des papiers intéressants pour nous, nous vous les fîmes réclamer, et vous répondîtes à Adamas qu’il ne s’y était rien trouvé qu’un habillement de rechange, un peu de linge et aucun papier ou parchemin.
— C’est la vérité, monsieur, répondit la jardinière, et nous pouvons vous montrer la mallette encore pleine, et telle qu’elle nous a été remise. Le voleur ne la vit point sur le pied du lit, où nous l’avions jetée, ou bien il ne voulut pas s’en embarrasser.
Le marquis se la fit apporter, et constata la vérité de l’assertion.
Cependant, en examinant et retournant cet objet, il lui sembla y découvrir une combinaison de poche cachée qui avait échappé aux recherches de ses hôtes, et qu’il fut forcé de découdre pour l’ouvrir.
Là, il trouva quelques papiers qu’il emporta, après avoir dédommagé la jardinière et l’invalide de la perte qu’ils avaient faite, et leur avoir recommandé le silence jusqu’à nouvel ordre.
Il était passé onze heures quand le marquis rentra dans sa grande maison.
Mario ne dormait pas ; il jouait aux jonchets avec Lauriane dans le salon, ne voulant pas se coucher sans avoir va rentrer son père.
Lucilio lisait au coin du feu, ne se laissant pas distraire par les rires des enfants, mais se trouvant agréablement bercé dans ses profondes rêveries par cette musique fraîche et charmante, à laquelle son cœur tendre et son oreille mélodique étaient particulièrement sensibles.
Depuis qu’il avait fait le devin en présence de M. le Prince, les enfants l’appelaient M. l’astrologue, et le taquinaient en paroles pour le faire sourire. L’aimable savant souriait tant qu’on voulait, sans se déranger de son travail d’esprit, la bienveillance de son caractère et la douceur de ses instincts demeurant, pour ainsi dire, unies à son corps, et parlant à travers ses beaux yeux italiens, même quand son âme était en voyage dans les sphères célestes.
Adamas, qui malgré son adoration pour son petit comte, s’ennuyait jusqu’à la mélancolie, en l’absence de son divin marquis, errait par l’escalier et le préau, comme une âme en peine, lorsqu’il entendit enfin le trot retentissant de Pimante et de Squilindre, et les plaintes des cailloux du chemin, broyés sous les roues de la monumentale carroche comme des noix sous le pressoir.
— Voilà monsieur qui arrive ! s’écria-t-il en ouvrant la porte du salon avec autant de bruit et de joie que si le marquis eût été absent pendant une année et il courut à la cuisine pour en rapporter lui-même une sorte de punch réchauffant, composé de vin et d’aromates, savante et agréable boisson dont il se réservait le secret, et à laquelle il attribuait la bonne mine et la verte santé de son vieux maître.
Le bon Sylvain embrassa son fils, et salua tendrement sa fille, serra la main de son astrologue, but le cordial que lui présentait son bon serviteur, et, ayant ainsi contenté tout son monde, mit ses grandes jambes presque dans le feu, fit placer une petite table ronde à côté de lui, et pria Lucilio de lire des yeux certains papiers qu’il apportait, tandis que Mario les traduirait tout haut de son mieux.
Les papiers étaient écrits en langue espagnole, sous forme de notes rassemblées pour un mémoire et réunies par une courroie. Il n’y avait ni adresse, ni cachet, ni signature.
C’était une série de renseignements officieux ou officiels sur l’état des esprits en France, sur les dispositions présumées ou surprises de divers personnages plus ou moins importants pour la politique espagnole ; sur l’opinion publique à cet égard ; enfin une sorte de travail diplomatique assez bien fait, quoique inachevé et en partie à l’état de brouillon.
On y voyait que d’Alvimar, dont, pendant ces quelques jours de résidence à Briantes, on ne s’était pas expliqué la vie de retraite et les longues écritures, n’avait pas cessé de rendre compte à un prince, ministre ou protecteur quelconque, d’une sorte de mission secrète, très-hostile à la France et pleine d’aversion et de dédain pour les Français de toutes les classes avec lesquels il s’était trouvé en relation.
Cette minutieuse critique n’était pas sans esprit, partant sans intérêt. D’Alvimar avait l’intelligence subtile et le raisonnement spécieux. Faute de relations aussi élevées et aussi intimes qu’il les eût souhaitées pour le progrès de sa fortune et l’importance de son rôle, il était habile à commenter un petit fait observé, et à interpréter une parole surprise ou recueillie en passant : un propos, un bruit, une réflexion venant du premier venu, dans quelque lieu qu’il se trouvât, tout lui servait, et l’on voyait dans ce travail, à la fois perfide et puéril, la tendance irrésistible et la secrète satisfaction d’une âme pleine de bile, d’envie et de souffrance.
Lucilio, qui devina, dès les premières lignes, l’intérêt que le marquis prenait à cette trouvaille, chercha dans les derniers feuillets, et trouva bien vite celui-ci, que Mario traduisit couramment, presque sans hésitation, en regardant de ses beaux yeux dans les beaux yeux de son professeur à la fin de chaque phrase, pour s’assurer rapidement, avant de poursuivre, qu’il n’avait pas fait de contre-sens :
« Pour ce qui est du pr… de C…é, je ferai en sorte d’approcher de sa personne : j’ai eu des renseignements d’un ecclésiastique intelligent et intrigant qui peut être utile.
» Retenez le nom de Poulain, recteur à Briantes. Il est de Bourges et sait beaucoup de choses, notamment sur ledit prince, lequel est fort avide d’argent et fort peu capable du côté de la politique ; mais il ira où l’ambition le poussera. On pourrait le leurrer de grandes espérances et s’en servir comme on a fait des Guises, car il n’a de Condé que le nom, et craint toutes choses et toutes gens.
» Il est donc plus malaisé à prendre qu’il ne paraît. Sa personne n’est bonne à rien. Son nom est encore un parti. Dans l’espoir d’être roi, il est prêt à donner beaucoup de gages à la très-sainte I…, sauf à se retourner si c’était son intérêt. On dit qu’il ne reculerait pas à se défaire du R… et de son frère, et que, dans un besoin, on pourrait frapper haut et fort au moyen de ce pauvre esprit et de ce faible bras.
» Si c’est votre opinion de le nourrir dans cette pensée, faites-le savoir à votre très-humble… »
— C’est bien, c’est bien ! s’écria le marquis. Nous tenons là de quoi brouiller notre ami Poulain avec M. le Prince, et tous deux avec la mémoire de ce cher M. d’Alvimar. Dieu sait que mon goût serait de laisser ce défunt tranquille ; mais, si l’on nous menace de le venger, nous le ferons connaître aux bons amis qui le plaignent.
— C’est fort bien, dit la gentille madame de Beuvre, à la condition que vous pourrez prouver que ces notes sont écrites de sa main !
— Il est vrai, répondit le marquis ; sans cela, nous ne tenons rien qui vaille. Mais, sans doute, Guillaume nous pourra procurer quelque lettre signée de lui ?
— Il est probable ; et il faudra vous en inquiéter bien vite, mon marquis !
— Alors, dit le marquis en lui baisant la main pour lui souhaiter le bonsoir, — car elle s’était levée pour se retirer, — je retournerai demain chez Guillaume, et, en attendant, gardons bien nos preuves et nos moyens.
Le lendemain, en s’éveillant, le marquis vit entrer chez lui Lucilio, qui lui remit une page écrite par lui à son intention.
Le pauvre muet voulait s’en aller pendant quelque temps, afin de ne pas attirer plus vite sur son généreux ami l’orage qui les menaçait tous deux.
— Non, non ! s’écria Bois-Doré très-ému ; vous ne me causerez point cette douleur de me quitter ! Le danger est ajourné, cela nous est bien prouvé à tous, et les notes de M. d’Alvimar sont faites pour me rassurer tout à fait sur mon affaire. Quant à vous, croyez que vous ne devez rien craindre du prince, ayant si bien annoncé la mort du favori. D’ailleurs, quels que soient les risques pour vous d’être ici, je crois qu’ailleurs ils seraient pires, et c’est dans ce pays que je vous puis efficacement protéger ou cacher, selon les événements qui surviendront. Ne nous tourmentons pas de l’inconnu, et, si vous avez scrupule d’augmenter les embarras de ma situation, songez à ceci, que l’éducation de Mario est manquée et perdue sans vous. Songez au service que vous me rendez de faire d’un aimable enfant un homme de tête et de cœur, et vous reconnaîtrez que ce n’est ni ma fortune ni ma vie qui pourraient m’acquitter envers vous, car ni l’une ni l’autre ne valent la science et la vertu que vous nous donnez.
Ayant, non sans peine, arraché à son ami le serment de ne pas quitter Briantes sans son consentement, le marquis allait retourner à Ars, lorsqu’il vit arriver Guillaume avec M. Robin de Coulogne, celui-ci très-surpris de ce que lui avait raconté le matin même son métayer Faraudet, celui-là s’étonnant de n’avoir pas reçu, la veille au soir, la visite du marquis, annoncée par ses gens.
Bois-Doré se confessa et raconta sincèrement la vision qu’il avait eue à Brilbault, affirmant toutefois que, jusqu’à l’apparition du profil de d’Alvimar sur la muraille, il croyait être certain de n’avoir pas rêvé un tapage et des ombres provenant d’être parfaitement réels.
Il eut la mortification de surprendre un sourire d’incrédulité sur la figure de ses deux auditeurs ; mais, quand il eut raconté les aventures antérieures du logis de la jardinière, et montré les notes de d’Alvimar, il vit ses amis redevenir sérieux et attentifs.
— Mon cousin, lui dit Guillaume, en ce qui touche ces notes, il me sera facile de les rendre authentiques et de vous fournir l’écriture et la signature de M. d’Alvimar. Je vous certifie, en attendant, que ces pages-ci sont bien de sa main. Mettez-les dans vos archives et attendez, pour publier la mort de ce traître, que l’on revienne officiellement vous en demander compte.
Ce ne fut pas l’avis de M. Robin. Il blâmait le silence gardé sur cet événement, les précautions prises pour faire disparaître le corps et la continuation de ce mystère, dans un moment où les esprits de la localité étaient disposés en faveur du beau Mario, touchés du récit de ses aventures, et tout portés à maudire les lâches assassins de son père.
Bois-Doré eût suivi cet avis sur-le-champ, sans la crainte de déplaire à Guillaume, qui persistait dans son premier sentiment.
— Mon cher voisin, dit celui-ci, je me rangerais à votre opinion et me repentirais du conseil donné par moi au marquis, sans une réflexion qui me vient et que je vous prie de peser sérieusement ; et cette réflexion, la voici : c’est que le marquis n’a pas besoin de s’accuser d’avoir tué un homme qui n’est peut-être pas mort.
MM. Robin et Bois-Doré firent un mouvement de surprise, et Guillaume continua :
— Pour parler et penser ainsi, j’ai deux fortes raisons : la première, c’est que l’on a emporté du jardin de la Caille-Bottée un homme qui pouvait, bien que percé d’un vaillant coup d’épée, n’avoir pas rendu le dernier soupir ; la seconde, c’est que notre marquis, dont le courage n’est point de ceux dont on puisse douter, a vu à Brilbault la figure de son ennemi.
M. Robin garda le silence de la réflexion ; Bois-Doré recueillit ses souvenirs de la veille, et tâcha de les dégager du trouble qu’il avait éprouvé ; puis il dit :
— Si M. d’Alvimar est mort, ce n’est pas sur le lieu du combat, à la Rochaille, ni au logis de la jardinière ; c’est à Brilbault, pas plus tard qu’hier au soir. Il est mort en je ne sais quelle étrange et brutale compagnie, mais assisté d’un prêtre qui pouvait être M. Poulain, et soigné par un valet qui devait être le vieux Sanche. Les ombres confuses que j’ai vues ne m’ont rien offert de contraire à ces suppositions, et, quant à ce que j’ai saisi de la façon la plus claire et la plus nette, c’est une croix aussi bien dessinée que celle d’un blason, et sous la dextre branche de cette croix, la face amaigrie et comme décharnée de M. d’Alvimar. Cette face sembla d’abord un peu agitée pendant qu’une voix disait une psalmodie mortuaire ; de faibles soupirs, que j’avais entendus à travers la bacchanale, se firent entendre encore durant la prière. Puis cette plainte cessa, la face devint comme de pierre ; on eût dit que ses lignes s’endurcissaient sur la muraille qui m’en présentait le reflet. La tête était non plus penchée, mais renversée en arrière, et alors…
— Alors, quoi ? dit Guillaume.
— Alors, reprit ingénument le marquis, je devins sot et faible, et je me sauvai pour ne plus rien voir.
— Eh bien, quoi qu’il en soit et quoi qu’il y ait, dit M. Robin, nous irons examiner et bouleverser cette masure de fond en comble, s’il le faut, pour voir ce qu’elle cache et quelles gens elle abrite.
Guillaume fut d’avis de n’y aller qu’aux approches de la nuit, et avec beaucoup de précautions, afin de surprendre le but de ces réunions mystérieuses.
Faraudet avait donné à M. Robin des détails précis sur l’heure à laquelle commençait le vacarme, et, du moment que ces bruits étranges n’étaient point une pure imagination des paysans effrayés, on devait voir, dans leur régularité et dans leur obstination, un système adopté pour semer l’épouvante et l’exploiter au profit d’un intérêt quelconque.
M. Robin remarqua, en outre, qu’au dire du métayer, cette fantasmagorie ne se produisait à Brilbault que depuis environ deux mois, c’est-à-dire environ depuis l’époque assignée par Guillaume et le marquis à la mort de d’Alvimar.
— Tout ceci, dit-il, me remet en mémoire que, le jour de ma dernière arrivée au Coudray, la semaine passée, je rencontrai à plusieurs reprises sur mon chemin, et de loin en loin, des gens d’assez mauvaise mine, qui ne me parurent ni paysans, ni bourgeois, ni soldats, et que je m’étonnai de ne point connaître. Sachez de vos gens si, dans ces derniers temps, ils n’ont fait pas des rencontres pareilles dans vos environs.
Divers domestiques furent mandés. Ceux de Bois-Doré et ceux de Guillaume s’accordèrent à dire que, depuis quelques semaines, ils avaient vu rôder dans les bois et dans les chemins peu fréquentés de la Varenne, certaines figures suspectes, et qu’ils s’étaient demandés ce que ces étrangers trouvaient à gagner dans des endroits si déserts.
On se souvint alors de vols assez nombreux commis dans les fermes et basses-cours des localités environnantes ; enfin, la figure de La Flèche avait reparu, avec d’autres figures hétéroclites, dans les foires et marchés des villes voisines. On croyait, du moins, pouvoir affirmer qu’un personnage de tréteaux, outrecuidant le babillard, déguisé de diverses manières, était le même qui avait rôdé, deux ou trois jours durant, entre Briantes et la Motte-Seuilly, à l’époque de la recouvrance de Mario.
Il résulta de ces renseignements que l’on présuma avoir affaire à l’espèce la plus méfiante et la plus rusée des vagabonds et des bandits, et l’on se concerta pour s’emparer de leur secret sans leur donner l’éveil.
On complot donc de se séparer à l’instant même ; car il était fort possible que ces gens se fussent aperçus de la visite du marquis à Brilbault, et qu’ils eussent, derrière les buissons des chemins, quelques espions en embuscade.
Guillaume rentrerait chez lui, prendrait bon nombre de ses serviteurs et feindrait de partir pour Bourges.
M. Robin se tiendrait au Coudray avec son monde, jusqu’à l’heure convenue.
Bois-Doré irait s’embusquer du côté de Thevet, Jovelin, du côté de Lourouer.
XLVIII
À la tombée de la nuit, les valets et vassaux dirigés par ces quatre chefs, formeraient dans la campagne un cercle qui se rétrécirait brusquement comme celui d’une battue aux loups, chacun calculant le temps qu’il lui fallait, en raison de son point de départ, pour arriver à point au moment de cerner de près la masure.
Ce moment fut fixé à dix heures du soir. Jusque-là, on marcherait en silence et en évitant le plus possible de se montrer : on laisserait passer quiconque se dirigerait sur Brilbault ; mais, à partir de dix heures, on arrêterait quiconque essayerait d’en sortir.
Défense fut faite de tuer ou blesser personne, à moins d’être attaqué sérieusement, le but principal étant de faire des prisonniers et d’obtenir des révélations.
Il fut convenu encore que chacun partirait isolément de son poste, et ce poste fut assigné à chacun d’après la connaissance stratégique que Guillaume et le marquis avaient des moindres localités.
À cet effet, Guillaume se séparerait de ses gens à la Berthenoux, et ceux-ci se dissémineraient le long de l’Igneraie. M. Robin irait seul chez son métayer, tandis que son monde franchirait, par vingt pistes différentes, la petite distance entre le Coudray et Brilbault, en ayant soin de garder toute la ligne de Saint-Chartier.
De son côté, Bois-Doré irait faire une promenade à Montlevic, et, de là, partirait seul pour le rendez-vous, après avoir dispersé son escorte de la même façon que ses deux amis, afin d’ôter tout soupçon à quiconque observerait ses mouvements.
Toutes les dispositions prises, on pouvait compter mettre sur pied et faire agir avec certitude une centaine d’hommes solides et bien avisés. Pour sa part, Bois-Doré en fournissait à peu près cinquante, tout en laissant une dizaine de bons serviteurs pour la garde de son château et de sa gentille hôtesse Lauriane.
Afin de paraître, aux yeux des espions présumés, étranger à tout projet sur Brilbault, le marquis se fit accompagner au château de Montlevic par Mario, comme pour rendre visite aux jeunes gens ses voisins.
Les d’Orsanne étaient petits-fils d’Antoine d’Orsanne, qui fut lieutenant-général du Berry et calviniste.
Le marquis et Mario passèrent une heure chez eux ; après quoi, Bois-Doré chargea Aristandre de reconduire son enfant à Briantes, tandis qu’il remonta à cheval pour s’en aller tout seul à Étalié, qui est un hameau sur la route de La Châtre à Thevet, au faîte d’une hauteur appelée le Terrier.
Comme Mario, intrigué de toutes ces précautions, demandait à le suivre, il lui répondit qu’il allait souper chez Guillaume d’Ars, et qu’il reviendrait de bonne heure.
L’enfant monta son petit cheval en soupirant, car il pressentait quelque aventure, et, à force d’entendre parler les gentilshommes, le gentil paysan des Pyrénées était vite devenu gentilhomme lui-même, dans le sens romanesque et chevaleresque encore attribué à ce titre par le bon marquis.
On sait avec quelle merveilleuse facilité l’enfance se modifie et se transforme selon le milieu où elle se trouve transplantée. Mario rêvait déjà de beaux faits d’armes, de géants à pourfendre et de damoiselles captives à délivrer.
Il essaya d’insister à sa manière, en obéissant sans murmurer, mais en attachant sur le vieillard qui l’adorait ses beaux yeux tendres et persuasifs.
— Point, mon cher comte, lui répondit Bois-Doré, qui comprenait fort bien sa muette prière : je ne puis laisser seule, la nuit, en mon manoir, l’aimable fille qui m’est confiée. Songez qu’elle est votre sœur et votre dame, et que, lorsque je suis forcé de m’absenter, votre place est auprès d’elle, pour la servir, la distraire et la défendre au besoin.
Mario se rendit à cette flatteuse hyperbole, et piquant des deux, il reprit au galop la route de Briantes.
Aristandre le suivait, et devait retourner auprès du marquis aussitôt qu’il aurait ramené l’enfant au manoir.
Comme la veille, la soirée était assez douce pour la saison. Le ciel, tantôt nuageux, tantôt éclairci par des rafales tièdes, était fort sombre au moment où le jeune cavalier et son serviteur s’enfoncèrent dans le ravin et pénétrèrent sous les vieux arbres du hameau.
Comme ils montaient rapidement un de ces petits chemins ondulés et bordés de grandes haies qui servaient de rues entre les trente ou quarante feux dont ce hameau se composait, le cheval de Mario, qui marchait le premier, fit un écart en soufflant avec détresse.
— Qu’est-ce donc ? dit l’enfant, qui resta ferme en selle. Un ivrogne endormi en travers du chemin ? Relève-le, Aristandre, et le reconduis à sa famille.
— Monsieur le comte, répondit le carrosseux, qui avait mis pied à terre lestement, s’il est ivre, on peut dire qu’il est ivre-mort, car il ne bouge non plus qu’une pierre.
— T’aiderai-je ? reprit l’enfant en descendant de cheval.
Et, s’approchant, il chercha à voir la figure de ce vassal, qui ne répondait à aucune des questions d’Aristandre.
— Si c’est un homme de l’endroit, dit celui-ci avec son flegme accoutumé, je n’en sais rien ; mais ce que je sais, par ma foi, c’est qu’il est mort ou qu’il n’en vaut guère mieux.
— Mort ! s’écria l’enfant ; ici, en plein bourg ? et sans que personne ait songé à le secourir ?
Il courut à la plus proche chaumière et la trouva déserte ; le feu brûlait, et la marmite, abandonnée, crachait dans les cendres ; le banc était renversé en travers de la chambre.
Mario appela en vain, personne ne répondit.
Il allait courir à une autre habitation, car toutes étaient séparées les unes des autres par d’assez vastes enclos plantés d’arbres, lorsque des coups de fusil et d’étranges rumeurs, dominant le bruit des pieds de son cheval sur les cailloux, le firent tressaillir et arrêter brusquement sa monture.
— Entendez-vous, monsieur le comte ? s’écria Aristandre, qui avait porté son mort sur la berge du chemin, et qui était remonté à cheval pour rejoindre son jeune maître ; cela vient du château, et, pour sûr, il s’y passe quelque chose de drôle !
— Courons-y ! dit Mario en reprenant le galop. Si c’est une fête, elle mène grand bruit !
— Attendez ! attendez ! reprit le carrosseux en doublant le train pour arrêter le cheval de Mario : ce n’est pas là une fête ! Il n’y aurait pas de fête au château sans vous et sans M. le marquis. On se bat ! Entendez-vous comme on crie et comme on jure ? Et, tenez, voilà un autre mort ou un chrétien vilainement navré au pied de la muraille ! Allez-vous-en, monsieur ; cachez-vous, pour l’amour de Dieu ; je cours voir ce que c’est, et je reviens vous le dire.
— Tu te moques ! s’écria Mario en se dégageant ; me cacher lorsqu’on donne l’assaut au château de mon père ?… Et ma Lauriane ! courons la défendre !
Il s’élança sur le pont-levis, qui était baissé, circonstance étrange après la tombée de la nuit.
À la lueur d’une meule de paille allumée et flambante devant les bâtiments de la ferme, Mario vit confusément une scène incompréhensible.
Les vassaux du marquis luttaient corps à corps contre une nombreuse troupe d’êtres cornus, hérissés, reluisants, « en tout plus semblables à des diables qu’à des hommes. » Des coups de fusil ou de pistolet partaient de temps en temps, mais ce n’était pas un combat en règle ; c’était une mêlée à la suite de quelque brusque et fâcheuse surprise. On voyait se tordre et s’étreindre un instant des groupes furieux, qui disparaissaient tout à coup dans les ténèbres quand le feu de paille s’obscurcissait sous des nuages de fumée.
Mario, retenu à bras-le-corps par le carrosseux, ne put se jeter dans cette bataille. Il se débattait en vain, et il pleurait de colère.
Enfin, il lui fallut entendre raison.
— Vous voyez, monsieur, lui disait le bon Aristandre, vous m’empêchez d’aller là-bas donner mon coup de main ! Et si, ma poigne en vaut quatre. Mais le diable ne me ferait point vous lâcher, car je réponds de vous, et je ne le ferai point que vous ne me juriez de rester tranquille.
— Va donc, répondit Mario ; je te le jure.
— Mais, si vous restez là, en vue de quelque traînard… Tenez, je vais vous cacher dans le jardin !…
Et, sans attendre le consentement de l’enfant, le colosse l’ôta de cheval et le porta dans le jardin, dont la porte s’ouvrait sur la gauche, non loin de la tour d’entrée. Il l’y enferma, et courut se jeter dans la mêlée.
Quelque arides que soient les détails de pure localité, nous sommes forcés, pour l’intelligence de ce qui va suivre, de rappeler au lecteur la disposition du petit manoir de Briantes. Le souvenir de beaucoup d’anciennes gentilhommières, construites sur le même plan et encore existantes sans grandes modifications, l’aidera à se représenter celle dont il est question ici.
Nous entrons, je le suppose, par le pont-levis, jeté sur une première ceinture de fossés : arrêtons-nous un peu sur ce point.
La sarrasine est levée. Examinons ce système de clôture.
L’orgue ou sarrasine, ou, comme on disait alors, la sarracinesque, était une manière de herse, moins coûteuse et moins lourde que la herse de fer. C’était une série de pieux mobiles indépendants les uns des autres, et manœuvrant, d’ailleurs, comme la herse, dans l’arcade de la tour portière. Le mécanisme élémentaire de la sarrasine était plus long à mettre en mouvement que celui de la herse d’une seule pièce ; mais il offrait cet avantage qu’une seule personne, placée dans la chambre de manœuvre, suffisait pour lever un des pieux et donner passage à un transfuge, en cas de besoin, sans ouvrir une trop large issue à des assiégeants.
La chambre de manœuvre était une salle ou une galerie placée à l’intérieur de la tour portière, au-dessus de la voûte, et dont les ouvertures permettaient aux gardiens de voir, sous leurs pieds, quiconque voulait entrer ou sortir. Ces ouvertures leur permettaient également de tirer ou de jeter des projectiles sur les assiégeants, lorsqu’ils avaient pu franchir le fossé et briser la sarrasine, et qu’un nouveau combat s’engageait sous la voûte.
Cette chambre de manœuvre communiquait avec le moucharabi, galerie basse, crénelée et mascherolée, qui couronnait l’arcade de la herse sur la face extérieure de la tour.
C’est de là qu’on faisait pleuvoir les balles et les pierres sur l’ennemi, pour l’empêcher de détruire la sarrasine.
La tour portière de Briantes, qui contenait ces moyens de défense, était un gros massif ovale, posé dans le sens de sa largeur, sur le bord du fossé. On l’appelait la tour de l’huis, pour la distinguer de l’huisset, dont nous parlerons tout à l’heure. L’huis donnait entrée à ce vaste enclos qui contenait la ferme, le colombier, la héronnière, le mail, etc., et qui s’appelait invariablement la basse-cour, parce qu’elle était toujours située plus bas que le préau.
À notre gauche, s’étend le mur élevé du jardin, percé, de distance en distance, d’étroites meurtrières, où l’on pouvait encore, en cas de surprise, se réfugier et harceler l’ennemi, maître de la basse-cour.
Un chemin pavé conduisait tout droit, le long de ce mur, à la seconde enceinte, celle où le second fossé, alimenté par la petite rivière, allait rejoindre l’étang situé au fond du préau.
Sur ce fossé, bordé de sa contrescarpe gazonnée, était jeté le pont dormant, c’est-à-dire un pont de pierre fort ancien, comme l’indiquait son inclinaison en coude par rapport à la tour d’entrée.
C’était une coutume, au moyen âge, que certains antiquaires expliquent en disant que les archers assiégeants, en levant le bras pour tirer, découvraient leur flanc aux archers assiégés. D’autres nous disent que ce coude rompait forcément l’élan d’un assaut. Peu importe.
La tour de l’huisset fermait ce pont dormant et le préau. Elle avait une petite herse de fer et de bonnes portes de plein chêne garnies d’énormes têtes de clous.
C’était, avec le fossé, la seule défense du manoir proprement dit.
En se donnant la satisfaction d’abattre le vieux donjon de ses pères et de le remplacer par ce pavillon qu’on appelait la grand’maison, le marquis s’était dit avec raison que, bastille ou villa, sa gentilhommière ne tiendrait pas une heure contre le moindre canon. Mais, contre les petits moyens d’attaque dont pouvaient disposer des bandits ou des voisins hostiles, le bon fossé rapide et profond, les petits fauconneaux dressés de chaque côté de l’huisset, et les fenêtres garnies de leurs meurtrières percées en biais du côté de la basse-cour, pouvaient tenir assez longtemps. Par une habitude de luxe plutôt que de prudence, le manoir était toujours bien approvisionné de vivres et de munitions.
Ajoutons que fossés et murailles, toujours bien entretenus, fermaient le tout, même le jardin, et que, si Aristandre eût pris le temps de la réflexion, il eût emporté Mario hors de la basse-cour, dans le village, et non dans ce jardin, qui pouvait devenir pour lui une prison aussi bien qu’un refuge.
Mais on ne s’avise jamais de tout, et Aristandre ne pouvait pas supposer qu’en un tour de main on ne chassât pas l’ennemi de la place.
Le brave homme ne brillait pas par l’imagination ; ce fut un bonheur pour lui que de ne pas se laisser émouvoir par les figures fantastiques et véritablement effrayantes qui s’offraient à ses regards étonnés. Aussi crédule qu’un autre, il se consulta tout en courant, mais sans cesser de courir sus, et, quand il en eut assommé un ou deux, il se fit ce raisonnement philosophique, que c’était de la canaille et rien de plus.
Mario, collé à la grille du jardin et tout palpitant d’ardeur et d’émotion, l’eut bientôt perdu de vue.
La meule enflammée s’était écroulée ; on se battait dans l’obscurité ; l’enfant ne pouvait suivre que par l’audition des bruits confus les péripéties de l’action.
Il jugea que l’intervention du robuste et brave Aristandre rendait le courage aux défenseurs du manoir ; mais, après quelques instants d’incertitude qui lui parurent des siècles, il lui sembla que les assaillants gagnaient du terrain, que les cris et les piétinements reculaient jusqu’au pont dormant, et, dans un court moment d’affreux silence, il entendit un coup de feu et la chute d’un corps dans la rivière.
Quelques secondes après, la herse de l’huisset tombait à grand bruit, et une décharge de fauconneaux faisait reculer, avec d’effroyables vociférations, la troupe engagée sur le pont.
Une partie de ce drame incompréhensible était accomplie ; les assiégés étaient rentrés et enfermés dans le préau, les envahisseurs étaient maîtres de la basse-cour.
Mario était seul ; Aristandre était probablement mort, puisqu’il l’abandonnait au milieu ou, du moins, tout à côté d’ennemis qui, d’un instant à l’autre, pouvaient faire irruption dans ce jardin en enfonçant la grille et s’emparer de lui.
Et il n’y avait pas moyen de fuir sans escalader cette grille et sans risquer de tomber dans les mains de ces démons ! Le jardin n’avait d’issue que sur la basse-cour, et ne communiquait en aucune sorte avec le château.
Mario eut peur ; puis l’idée de la mort d’Aristandre et peut-être de quelque autre bon serviteur également cher fit couler ses larmes. Et même son pauvre petit cheval, qu’il avait laissé, la bride sur le cou, à l’entrée de la cour, lui revint en mémoire et ajouta à son chagrin.
Lauriane et Mercédès étaient en sûreté, sans doute, et il y avait encore bien du monde autour d’elles, puisque, du côté du hameau, un morne silence attestait que bêtes et gens s’étaient réfugiés tout d’abord dans l’enclos pour recevoir l’ennemi à l’abri des murailles. C’était l’usage du temps, qu’à la moindre alarme, les vassaux vinssent chercher en même temps qu’apporter aide et secours au manoir seigneurial. Ils y accouraient avec leur famille et leur bétail.
— Mais, si Lauriane et ma Morisque se doutent que je suis ici, pensait le pauvre Mario, comme elles doivent être en peine de moi ! Espérons qu’elles ne me croient pas rentré ! Et ce bon Adamas, je suis sûr qu’il est comme un fou ! Pourvu qu’on ne l’ait pas fait prisonnier !
Ses larmes coulaient en silence ; tapi dans un buisson d’ifs taillés, il n’osait ni se mettre à la grille, où il pouvait être aperçu par l’ennemi, ni s’éloigner de manière à perdre de vue ce qu’il pouvait encore distinguer de la scène de confusion qui régnait dans la basse-cour.
Il entendait les hurlements des assiégeants atteints par la mitraille des fauconneaux. On les avait emportés à la ferme, et là, sans doute, il y avait aussi des mourants et des blessés du parti des assiégés, car Mario saisissait des inflexions de voix qui ressemblaient à des échanges de reproches et de menaces. Mais tout cela était vague ; du jardin à la ferme, il y avait une assez grande distance ; d’ailleurs, la petite rivière gonflée par les pluies d’hiver, se mit à faire beaucoup de bruit.
Les assiégés venaient de lever les écluses et les pelles de l’étang pour grossir les eaux du fossé et les rendre plus rapides.
Une lueur montait au-dessus de la porte du manoir ; on avait sans doute allumé aussi un feu dans le préau pour se voir, se compter et organiser la défense. Celui des assiégeants ne jetait plus qu’un reflet rougeâtre, dans lequel Mario vit flotter rapidement des ombres indécises.
Puis il entendit des pas et des voix qui se rapprochaient de lui, et il crut que l’on venait explorer le jardin.
Il se tint immobile, et vit passer devant la grille, en dehors, deux personnages, bizarrement accoutrés, qui se dirigeaient vers la tour d’entrée.
Il retint son haleine et put saisir ce lambeau de dialogue :
— Les chiens maudits n’arriveront pas avant lui !
— Tant mieux ! notre part sera meilleure !
— Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls…
XLIX
Les voix se perdirent, mais Mario les avait reconnues. C’étaient celles de La Flèche et du vieux Sanche.
Le courage lui revint tout à coup, bien que cette découverte n’eût rien de rassurant.
Mario n’avait pu ignorer longtemps l’affaire de la Rochaille, et il sentait bien que l’assassin de son père, l’âme damnée de d’Alvimar, était désormais le plus mortel ennemi du nom de Bois-Doré ; mais le concours de La Flèche dans ce coup de main lui fit espérer que Sanche avait pour auxiliaires la bande des bohémiens, les anciens compagnons de misère de l’enfant en voyage.
Il pensa avec raison que ces vagabonds avaient dû s’associer à d’autres bandits plus déterminés ; mais tout cela lui parut moins redoutable qu’une expédition en règle, ordonnée par les autorités de la province, comme on aurait pu le craindre, et, un instant, il eut la pensée de se rendre La Flèche favorable s’il pouvait l’attirer seul de son côté. Mais la méfiance lui revint, lorsqu’il se rappela de quel air brutal et sombre le bohémien lui avait parlé en ce même lieu, quelques mois auparavant.
Il se prit alors à réfléchir sur les paroles qu’il venait d’entendre. Il sentit qu’il avait besoin de sa lucidité pour les comprendre et en tirer parti au besoin.
Sans doute, les envahisseurs attendaient un renfort qui n’arrivait pas assez vite au gré de Sanche. « Ils n’arriveront pas avant lui ! » Le lui ne pouvait être que le marquis, dont on redoutait le retour. « Tant mieux, notre part sera meilleure, » indiquait chez La Flèche l’espoir du pillage. « Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls… (ce château, apparemment), c’était l’aveu de l’impuissance des assaillants à faire le siége du manoir avec quelque chance de succès.
Enfin, Mario, qui avait aperçu des figures barbouillées, masquées, horribles, grotesques, des déguisements endossés sans doute par les bohémiens pour épouvanter les paysans du bourg et de la ferme, et qui, malgré sa vaillance, en avait été effrayé lui-même, se trouvait plus rassuré d’avoir affaire à des coquins en chair et en os, qu’à des êtres fantastiques et à des périls inexplicables.
Ne pouvant rien faire pour le moment que de se tenir caché, il attendit que les voix et les pas fussent éloignés de la grille, pour s’en éloigner lui-même et chercher un refuge contre le froid de la nuit dans une des petites fabriques du jardin.
Il pensa avec raison que le labyrinthe, dont il connaissait si bien les détours, lui permettait d’échapper pendant quelques instants à l’éventualité d’une poursuite, et il s’y engagea, en se dirigeant avec certitude vers cette petite chaumière que l’on appelait par métaphore le palais d’Astrée.
Il y était à peine entré, qu’il lui sembla entendre des pas sur le sable de l’allée circulaire.
Il écouta.
— Ce sont des feuilles sèches que le vent fait tourner, pensa-t-il, ou quelque bête de la ferme qui se sauve ici. Mais, s’il en est ainsi, la grille du jardin serait donc ouverte ? Alors, je suis perdu ! Mon Dieu ! ayez pitié de moi !
Cependant le bruit était si léger, que Mario s’enhardit à regarder à travers le lierre qui tapissait sa retraite, et il vit un petit être qui tournait, indécis, comme pour chercher un refuge dans le même lieu.
Mario n’avait pas eu le temps de fermer la porte de la chaumière derrière lui ; le petit être entra et lui dit à voix basse :
— Est-ce que tu es là, Mario.
— C’est donc toi, Pilar ? lui dit l’enfant, surpris par un sentiment de joie en reconnaissant sa petite compagne qu’il avait crue morte.
Mais il ajouta tristement :
— Est-ce pour me livrer que tu me cherches ?
— Non, non, Mario ! répondit-elle. Je veux me sauver de La Flèche. Sauve-moi, mon Mario, car je suis trop malheureuse avec ce maudit !
— Et comment pourrais-je te sauver, moi qui ne sais comment me sauver moi-même !… Va-t’en d’ici ou restes-y sans moi, ma pauvre Pilar ; car ces bandits en te cherchant, vont me trouver aussi.
— Non, non ; La Flèche croit m’avoir laissée là-bas avec le mort !
— Quel mort ?
— Ils l’appellent d’Alvimar. Il est mort l’autre nuit, ils l’ont enterré ce matin.
— Tu rêves… ou je ne comprends pas. N’importe ! Tu t’es échappée ?
— Oui ; je savais que l’on venait ici pour prendre ton château et ton trésor ; j’ai descendu, en chat, par une toute petite fenêtre, et j’ai suivi de loin la bande. J’espérais qu’on tuerait La Flèche et ces mauvais coquins qui n’ont jamais voulu avoir pitié de moi.
— Quels coquins ?
— Les bohémiens faiseurs de tours que tu connais, et puis beaucoup d’autres que tu ne connais pas, et qui sont venus se mettre avec eux. Ils m’ont bien fait souffrir à Brilbault, va !
— Qu’est-ce que Brilbault ? N’est-ce pas une masure du côté de… ?
— Je ne sais pas. Je ne sortais jamais, moi ! Ils couraient tout le jour et me laissaient avec le malade blessé, qui se mourait toujours, et son vieux domestique, qui me détestait, parce qu’il disait que c’était moi qui portais malheur au monsieur et l’empêchais de guérir. J’aurais bien voulu qu’il mourût plus tôt ; car je les détestais aussi, moi, ces Espagnols ! et j’ai fait bien des sorts contre eux. Enfin, le plus jeune est mort, au milieu de ces enragés qui buvaient, chantaient et criaient toute la nuit et qui m’empêchaient de dormir. Aussi je suis malade. J’ai toujours la fièvre… C’est peut-être heureux pour moi, ça m’empêche d’avoir faim.
— Ma pauvre fille, voilà tout l’argent que j’ai sur moi. Si tu peux te sauver, ça te servira ; mais, bien que je ne comprenne rien à ce que tu me racontes, il me semble que tu as été folle de venir ici, au lieu de t’en aller bien loin de La Flèche. Cela me fait craindre que tu ne sois d’accord avec lui pour…
— Non, non, Mario ! garde ton argent ! et, si tu crois que je veux te livrer, va-t’en te cacher ailleurs, je ne te suivrai pas. Je ne suis pas méchante pour toi, Mario. Il n’y a que toi au monde que j’aime ! Je suis venue, croyant que, pendant qu’on se battrait, je pourrais entrer dans ton château et rester chez toi. Mais tes paysans ont eu trop de peur ; on en a tué, les autres se sont sauvés dans ta grande cour. Tes domestiques se sont bien défendus ; mais ils n’ont pas été les plus forts. J’étais cachée sous des planches, le long de ce mur de jardin, en dedans. Je voyais tout par une petite fente. Je t’ai vu entrer dans la cour, sur ton cheval ; j’ai vu un grand homme te renfermer ici. Je ne te reconnaissais pas tout de suite, à cause de tes beaux habits ; mais, quand tu as marché pour venir dans cette petite maison, j’ai reconnu ton pas, et je t’ai suivi.
— Et, à présent, qu’est-ce que nous allons faire ? Jouer à cache-cache, le mieux que nous pourrons, dans ce jardin, où, sans doute, on va venir fureter ?
— Qu’est-ce que tu veux qu’on vienne faire dans un jardin ? On sait bien qu’en hiver il n’y a pas de fruits à voler ! D’ailleurs, les maudits ont déjà bien trouvé à manger et à boire dans les grands bâtiments qui sont là-bas ; c’est la ferme, n’est-ce pas ? Je sais bien ce qu’ils font tout de suite quand ils entrent dans une maison qui n’est pas gardée. Je n’ai pas besoin de les voir, va ! Ils tuent les bêtes et ils mettent la broche ; ils défoncent les tonneaux ; ils enfoncent les armoires ; ils remplissent leurs poches, leurs sacs et leurs ventres. Dans une heure, ils seront tous fous, ils se disputeront et s’estropieront les uns les autres. Ah ! si ton sot domestique ne nous avait pas enfermés ici, il ne serait pas malaisé de nous en aller ! Mais sans doute que le mur de ce jardin a quelque trou par où l’on peut passer le corps ? Je suis toute petite et tu n’es pas gros. Quelquefois, en grimpant sur un arbre, on gagne le haut du mur. Est-ce que tu ne sais plus grimper et sauter, Mario ?
— Si fait ; mais je sais qu’il n’y a ni trou ni arbre qui nous puisse servir à rien. Il y a l’étang qui borde le préau ; mais je ne sais pas encore nager. Il a fait trop froid, depuis que je suis ici, pour que j’aie pu l’apprendre. Il y a bien une petite barque que l’on pourrait nous envoyer du château si l’on nous savait ici. Mais comment nous faire voir ? il fait trop nuit ; et entendre ? l’écluse fait trop de tapage ! Ah ! mon pauvre Aristandre est pris ou mort, puisque…
— Non pas, mon petit comte du bon Dieu ! dit, en dehors, une grosse voix qui essayait de se faire mystérieuse : Aristandre est là qui vous cherche et vous entend.
— Ah ! mon cher carrosseux ! s’écria Mario en jetant ses bras autour de la grosse tête qui passait par la lucarne basse du petit réduit. C’est donc toi ! Mais comme ta es mouillé, mon Dieu ! est-ce du sang ?
— Non, Dieu merci ! c’est de l’eau, répondit Aristandre, de l’eau bien froide ! Mais je n’en ai pas bu, heureusement pour moi ! J’ai été poussé, poussé, emporté malgré moi sur le pont dormant, par nos diables de paysans, qui reculaient pour entrer dans le préau. J’ai vu que j’allais être forcé d’y entrer aussi, et que je n’en pourrais plus sortir pour vous retrouver. Alors j’ai lâché mon dernier coup de pistolet, et j’ai sauté dans la rivière. Coquine de rivière ! j’ai cru que je n’en sortirais jamais, d’autant plus que, du château, on a tiré sur moi, me prenant pour un ennemi. Enfin, me voilà ! Il y a un quart d’heure que je vous cherche ; je me doutais bien que vous seriez dans l’affinoire (Aristandre appelait ainsi le labyrinthe) ; mais, depuis dix ans que je le connais, je ne sais pas encore m’y retourner. Allons ! il faut sortir d’ici, essayons ! Laissez-moi faire ! Mais avec qui diantre êtes-vous là ?
— Avec quelqu’un qu’il faut sauver aussi, une petite fille malheureuse.
— Du bourg ? Ah ! ma foi, ça m’est égal, on la sauvera si l’on peut. Vous d’abord ! Je vais voir ce qui se passe dans la basse-cour ; restez là et parlez tout bas.
Aristandre revint au bout de peu d’instants. Il était soucieux.
— S’en aller n’est pas facile, dit-il à voix basse aux enfants. Ah ! ces gens du bourg ! faut-il qu’ils soient maladroits pour avoir laissé prendre la ferme ! Et, à présent que les coquins y font leur soûlerie, si, du château, on faisait une sortie, on les tuerait comme des porcs jusqu’au dernier ! On croit avoir affaire à des démons, et, moi, je dis que c’est des gens déguisés, de la vraie canaille ! Écoutez-les crier et chanter !
— Eh bien, profitons de leur débauche, dit Mario ; traversons ce bout de cour, où il n’y a peut-être personne, et vitement gagnons la tour de l’huis.
— Oh ! dame ! oui, bien sûr ! Mais ils se sont renfermés, les gueux ! Ils savent bien que M. le marquis peut venir dans la nuit, et il faudra qu’il mette le siége devant sa porte !
— Oui, s’écria Mario, c’est pour cela que j’ai vu Sanche aller de ce côté-là, avec La Flèche !
— Sanche ? La Flèche ? vous le savez reconnus ? Ah ! j’ai envie d’aller tout seul tomber dessus ces fameux chefs !
— Non ! non ! dit Pilar ; ils sont plus forts et plus méchants que vous ne croyez !
— Mais, s’ils n’ont fait que fermer l’huis, nous pouvons bien le rouvrir, dit Mario, qui réfléchissait plus vite que le carrosseux. Et, s’ils y ont laissé des gardiens… eh bien, à nous deux, Aristandre, nous pouvons essayer de les tuer pour passer. Tu délibères ? Il le faut, vois-tu, mon ami. Il faut courir avertir mon père. Autrement, puisque nos gens d’ici sont effrayés, ils laisseront prendre le château. Quand les coquins auront fini de se repaître, ils tâcheront d’y mettre le feu. Qui sait ce qui peut arriver ? Allons, allons, carrosseux, mon ami, ajouta le brave enfant en tirant sa petite rapière, prends un pieu, une massue, un arbre, n’importe quoi, et marchons !
— Attendez, attendez, mon mignon maître ! répondit Aristandre, il y a par là des outils… laissez-moi chercher. Bon ! je tiens une pelle ; non ! une tranche ! j’aime mieux ça ! avec ça, je ne crains personne ! Mais, écoutez-moi, savez-vous où est votre papa ?
— Non ! tu m’y conduiras.
— Si je sors d’affaire, oui ! sinon, vous serez forcé d’y aller tout seul. Savez-vous ou est Étalié ?
— Oui, j’y ai été. Je connais le chemin.
— Vous savez l’auberge du Geault-Rouge ?
— Du Coq-Rouge ? Oui, j’y suis descendu deux fois. Ça n’est pas difficile à trouver, c’est la seule maison de l’endroit : eh bien ?
— Votre papa est là jusqu’à dix heures du soir. Si vous arrivez trop tard, allez à Brilbaut ! il y sera.
— Au bas du Coudray ?
— Oui. Il y sera avec son monde. La course est longue ! vous ne ferez jamais tout ça à pied ?
— J’irai à Brilbaut tout de suite, moi, dit Pilar. Je sais le chemin, j’en arrive !
— Oui, s’écria le carrosseux ; va, petite ! tu avertiras M. Robin. Le connais-tu ? Tu n’es pas d’ici ?
— C’est égal, je le trouverai.
— Ou M. d’Ars, te souviendras-tu ?
— Je le connais, je l’ai vu une fois.
— Alors, marchons ! Ah ! monsieur Mario, si je pouvais mettre la main sur votre cheval ! vous iriez plus vite et sans vous tuer à courir.
— Je sais courir ! dit Mario ; ne songe pas au cheval, c’est impossible.
— Une minute encore, reprit Aristandre, et faites attention. Le pont est levé ; vous saurez bien faire tomber le tablier ? Ça ne pèse rien !
— C’est très-facile !
— Mais la sarrasine est baissée ! Ne vous inquiétez pourtant pas, je vais monter dans la salle de manœuvre. S’il y a du monde, tant pis pour eux, je cogne, je tue, je lève un pieu ! Ne vous amusez pas à m’attendre. Passez, filez, volez ! Si le pieu retombe sur la petite, tant pis pour elle ; vous n’y pouvez rien, ni moi non plus. À la garde de Dieu ! Filez toujours, je vous rattraperai.
— Mais, si tu es…
Mario s’arrêta, le cœur serré.
— Si je suis escofié, vous voulez dire ? Eh bien, vous auriez beau vous en chagriner, il n’en sera ni plus ni moins. En me plaignant, vous perdrez la tête et les jambes ! Vous ne devez songer qu’à courir.
— Non, mon ami, c’est trop de risques pour toi ; restons cachés ici.
— Et, pendant que nous nous cacherons, si l’on brûle madame Lauriane, votre Mercédès, Adamas… et mes pauvres chevaux de carrosse qui sont là-dedans ! D’ailleurs… Tenez, j’y vais tout seul. Quand ça sera ouvert, vous passerez.
— Allons ! allons ! dit Mario. Tout pour Lauriane et Mercédès !
Et il allait s’élancer hors du jardin, lorsque Pilar le retint.
— Fais attention qu’il doit venir ici d’autres maudits, je le sais. Si tu les rencontres, cache-toi bien, car tes habits à boutons d’or reluisent dans la nuit comme des diamants, et, pour avoir tes habits, ils te tueront !
— Une idée ! s’écria Mario. Je vais vitement reprendre mes loques de malheureux qui sont là ?
Le lecteur se souvient du trophée champêtre, sentimental et philosophique, suspendu dans la chaumière en grande cérémonie.
Mario le détacha lestement, et, en deux minutes, jetant là soie, velours et galons, il se revêtit de son ancienne défroque ; après quoi, on se dirigea vers l’huis, en marchant sans bruit et sans dire un mot.
Il n’y avait guère qu’une cinquantaine de pas à faire le long du mur en dehors du jardin. On les fit, sinon sans danger, du moins sans encombre, au bruit des rires, des blasphèmes, des cris et des chants rauques qui partaient de la ferme.
La tour de l’huis était sombre et muette. Aristandre plaça les deux enfants tout près de la sarrasine, Mario en avant, touchant au dernier pieu de gauche. Puis il prit sa main dans la sienne pour lui faire saisir l’anneau de la chaîne qui tenait levé le tablier du pont.
Il ne s’agissait que de faire sortir cet anneau du crochet planté dans la muraille.
Il n’y avait plus un mot à échanger. Autour d’eux, sur l’escalier, sur leurs têtes, pouvaient et devaient se trouver des sentinelles endormies ou inattentives.
Mario ne pouvait serrer les mains du carrosseux dans les siennes, qui tenaient déjà l’anneau sorti et la chaîne tendue. Il porta ses lèvres sur cette main rude et y déposa à la hâte un baiser muet ; c’était peut-être un éternel adieu.
Aristandre, profondément attendri, n’en retira pas moins brusquement sa grosse patte, comme pour dire : « Allons, ne songez qu’à vous, » et, faisant vivement le signe de la croix dans les ténèbres, il monta résolûment l’escalier court et roide de la galerie de manœuvre.
— Qui va là ? cria une voix sourde que Mario reconnut aussitôt pour celle de Sanche.
Et, comme le carrosseux montait toujours et atteignait le côté gauche de la galerie, la voix ajouta :
— Répondras-tu, balourd ? Es-tu ivre ? Réponds, ou je fais feu sur toi !
Moins d’une minute après, le coup partit ; mais le pieu était levé, Mario lâchait la chaîne, s’élançait sur le pont, et fuyait sans regarder derrière lui.
Il lui sembla qu’on criait l’alerte sur le moucharabi et qu’une balle sifflait à ses oreilles ; il n’entendit pas l’explosion, tant il avait le sang à la tête.
Quand il fut hors de portée, il s’arrêta contre un arbre, se sentant défaillir à la pensée de ce qui se passait entre le pauvre Aristandre et les guetteurs ennemis.
Il entendit de grandes clameurs dans la tour et comme des coups de pic contre la pierre. C’était la pioche d’Aristandre qui faisait le moulinet dans l’obscurité ; mais il gardait prudemment le silence afin d’être pris pour un bohémien ivre, et Mario, en cherchant à saisir un éclat de sa voix, au milieu de celles des autres, perdait l’espérance, et, avec l’espérance, le courage de fuir sans lui.
Le pauvre enfant songeait si peu à lui-même, qu’il ne tressaillit même pas en se sentant serrer le bras.
C’était Pilar, qui l’avait devancé à la course, et qui revenait sur ses pas pour le chercher.
— Eh bien, et bien, qu’est-ce que tu fais là ? lui dit-elle. Viens donc, pendant qu’ils le tuent ! Quand ils auront fini de le tuer, ils courront après nous !
L’effroyable sang-froid de la petite bohémienne fit horreur à Mario. Élevée au milieu des scènes de violence et de carnage, elle ne connaissait presque plus la peur, et ne soupçonnait même pas la pitié !
Mais, par je ne sais quel enchaînement rapide d’idées, Mario pensa à Lauriane, et toute la résolution dont un enfant peut être capable, lui revint au cœur.
Il reprit sa course, et, faisant signe à Pilar de suivre le chemin d’en bas, il se dirigea vers celui qui monte aux plateaux du Chaumois.
Au bout de dix pas, il tomba en heurtant un objet placé en travers du chemin.
C’était le second cadavre qu’Aristandre lui avait montré en arrivant, et qu’ils n’avaient pas eu le temps de regarder.
En se sentant sur ce mort, Mario fut pris d’une sueur froide : c’était peut-être Adamas ! Il eut le courage de le toucher, et, après s’être assuré que c’étaient les habits d’un paysan, il se remit à courir.
La vue du ciel pâle au-dessus de la plaine nue lui rendit un peu de respiration ; l’obscurité l’étouffait. Il prit à vol d’oiseau ; mais une nouvelle terreur l’attendait dans cette plaine.
Une forme pâle et indécise semblait voltiger sur les sillons. Elle venait vers lui. Il chercha à l’éviter ; elle le suivait. C’était une bête quelconque lancée après lui. Tous les contes de la veillée des villageois sur la levrette blanche et le lutin qui crie : Robert est mort ! lui revinrent à la mémoire.
Mais, tout d’un coup, la bête hennit et se montra d’assez près pour être reconnue. C’était le bon petit cheval de Mario qui l’avait senti de loin, et qui revenait s’offrir à lui.
— Ah ! mon pauvre Coquet ! s’écria l’enfant en saisissant sa crinière, que tu viens donc à point ! et tu me reconnais, pauvre petit, malgré ces habits que tu n’as jamais vus ? Tu as donc eu bien peur, pendant cette méchante bataille ? Tu t’es sauvé tout de suite avant qu’on eût levé le pont, et tu manges là des chardons secs au lieu de ton avoine ? Allons, allons ! nous souperons tous deux quand nous aurons le temps !
En babillant ainsi à son cheval, Mario raccommodait ses étriers, un peu endommagés dans les buissons. Puis, s’étant mis en selle, il partit comme un trait.
Nous le laisserons courir et reviendrons à Briantes, où la situation des assiégés nous cause quelque souci.
L
Lorsque Mario et Aristandre étaient arrivés à Briantes, il n’y avait pas un quart d’heure que les bandits y avaient fait leur brusque apparition.
Lauriane allait se mettre à table, lorsque des cris confus et des coups de fusil se firent entendre dans le hameau, — nous pouvons dire, selon la coutume du pays, le bourg, puisque cette petite colonie était anciennement fortifiée ; mais le vieux mur de blocs gallo-romains était, en vingt endroits, écroulé jusqu’au niveau du sol, et il y avait longtemps que l’on ne faisait plus la dépense d’y placer des portes.
Ces bruits, que les habitants du château et même ceux de la ferme prirent d’abord pour quelque chasse donnée par les villageois à un gros gibier fourvoyé dans leurs enclos, prirent bien vite un caractère plus alarmant.
Chacun s’arma de ce qui lui tomba sous la main, et les batteurs en grange, brandissant leurs fléaux, coururent à la tour de l’huis. Mais ils furent à l’instant repoussés et paralysés par les habitants du bourg, qui, venant de toutes les directions, se trouvaient assemblés aux abords du pont, et, dans leur épouvante, étouffaient et renversaient les gens accourus à leur secours.
La bande des assaillants ne se composait cependant que d’une cinquantaine d’hommes suivis de femmes et d’enfants ; mais on se souvient que le marquis avait mis sur pied et envoyé à l’attaque de Brilbault tous les hommes solides et hardis de son petit fief, si bien que la population surprise par les brigands était en ce moment composée aussi de femmes et d’enfants, de vieillards estropiés ou d’adolescents malingres.
La vue des figures horribles affublées par ces bandits produisit l’effet qu’ils s’en étaient promis. Une panique générale s’empara des paysans, et la peur ne leur donna que la force qu’il fallait précisément pour empêcher les bons serviteurs du château de se porter à la rencontre des ennemis.
Un des morts que Mario trouva sur le chemin était un jeune homme infirme qui tomba et fut écrasé sous les pieds des fuyards ; l’autre, un pauvre bon vieux qui seul essaya de se retourner contre l’ennemi, et fut assommé par Sanche à coups de crosse.
On n’eut donc que le temps de repasser le pont, et on ne put le lever à cause des traînards qui arrivaient en beuglant et en demandant refuge pour eux et leurs bêtes. L’ennemi profita du désordre pour les joindre.
Alors le combat s’engagea sous la voûte de l’huis, où les gens du château, entourés d’enfants qui criaient et d’animaux stupides et immobiles ou blessés et furieux, furent immédiatement forcés de lâcher pied.
À peine furent-ils rentrés dans la basse-cour, que les paysans les abandonnèrent pour aller se jeter sur le pont dormant, et les braves gens, qui n’étaient pas plus d’une dizaine, furent entourés par les bandits et contraints de reculer jusqu’à l’huisset, au milieu d’une lutte héroïque.
Un des meilleurs, le fermier Charasson, y fut tué ; deux autres y furent blessés. Tous y eussent péri, car le terrible Sanche frappait avec une rage désespérée, sans la lâcheté de La Flèche et consorts, « qui se souciaient de pillerie et nullement de recevoir de mauvais coups. »
Réduits à sept, les braves domestiques durent rentrer dans le préau ; ce qui ne fut pas facile, à cause de l’encombrement qui y régnait. L’affaire fut si chaudement poussée par Sanche, qu’une grande partie des animaux resta dehors, ou, prise de vertige, se jeta dans la rivière.
Pendant cette lutte acharnée, mais si rapide, qu’elle avait à peine duré dix minutes, Lauriane et Mercédès s’étaient tenues d’abord tremblantes et muettes sur la plate-forme de l’huisset.
Quand elles virent leurs gens plier, saisies spontanément du courage que donne la peur aux faibles quand ils ne sont pas idiots, elles coururent aux fauconneaux, qui étaient toujours en état de faire leur office. Elles s’empressèrent d’allumer les mèches et se tinrent prêtes, s’encourageant l’une l’autre, et tâchant de se rappeler ce qu’elles avaient vu faire et enseigner, par manière d’exercice, à Mario et aux jeunes gens de la maison. Mais il n’y avait pas encore moyen de tirer sur l’ennemi, tant qu’il s’étreignait corps à corps avec les défenseurs du manoir.
Mais que faisait Adamas, en ce moment suprême ? Adamas était dans les entrailles de la terre.
On se souvient d’un passage secret, à l’aide duquel on devait, au besoin, faire évader Lucilio.
Ce souterrain, passant sous le fossé, conduisait à un chemin creux que les inondations avaient ensablé depuis quelques années. Adamas s’était imaginé que le déblayement de l’ouverture serait l’affaire de quelques heures de travail de ses terrassiers. Mais le dommage était plus considérable, et, depuis trois jours, on n’avait pas réussi à rendre le passage praticable.
Il allait chaque soir examiner l’ouvrage de la journée, et, pendant la bataille, il était donc là enfoui, faisant son inspection, prenant ses mesures à la toise et ne se doutant pas du vacarme qui régnait au dehors.
Quand il sortit de son trou, qui aboutissait au-dessous de l’escalier de la tourelle, il fut comme ivre pendant quelques instants et se crut halluciné ; mais lui, l’homme aux expédients, il recouvra vite sa présence d’esprit.
Il arrivait juste au moment où les assiégés faisaient irruption dans le préau et où, chacun perdant la tête, l’ennemi allait y pénétrer aussi.
Agile et toujours bien chaussé, en véritable homme de chambre qu’il était, il ne fit qu’un saut à la manœuvre de l’huisset pour abattre la herse, au nez et même un peu sur le dos des assaillants ; si bien que la base de cet instrument de clôture ne joignait pas la terre. Il s’en aperçut à temps.
— Clindor ! s’écria-t-il au page éperdu, qui s’apprêtait à fermer les portes devant la herse, arrête, arrête ! D’où vient que la herse ne descend plus ? J’en ai encore un pied au-dessus de la rainure.
Clindor, qui n’était pas bien brave, quoiqu’il fit tout son possible pour l’être, regarda et recula d’horreur.
— Je le crois bien ! dit-il, il y a trois hommes dessous !
— Numes célestes ! des nôtres ?… Regarde donc, triple veau de lait.
— Non, non, des leurs.
— Eh bien, tant mieux, par Mercure ! Vite ici, du monde ! Montez sur la tête de la herse ! pesez ! pesez ! Ne voyez-vous pas que ces corps morts serviront aux vivants à passer sous les dents de fer, et qu’une fois sous la voûte, ils mettront le feu à nos portes ! Allons, en bas, vous autres ! À coups de maillet, de pied, de crosse, cassez-moi les têtes qui voudront passer ! Taille tout avec ta faux, vivants et morts, mon brave Andoche ! Et toi, Châtaignier, as-tu encore une charge de plomb ? À ce museau rouge qui s’avance !… C’est ça ! bravo ! Par le dieu Teutatès, c’est bien ! en pleine gueule ! Ça en fait encore un de moins !
Mêlant ainsi des apostrophes sublimes à des trivialités par lesquelles il daignait se mettre à la portée du petit monde, Adamas vit avec satisfaction la herse tomber tout à fait sur les corps ; et les assaillants reculer jusqu’à la tête du pont.
— À présent, aux fauconneaux ! s’écria-t-il. Plus vite que ça, mes Cupidons ! Allons, milles tonnerres du diable, pointez, pointez ! Faites-moi une fricassée de ces oiseaux de ténèbres !
La petite artillerie du manoir découragea les bandits, qui n’avaient pas de quoi y répondre, et qui, emportant leurs blessés, se décidèrent, en attendant mieux, à aller piller et banqueter dans la ferme abandonnée.
On jeta des veaux et des moutons tout vivants dans la meule embrasée, d’où s’exhala bientôt une âcre odeur de toison brûlée. On repoussait, à coups de fourche, les malheureuses bêtes qui voulaient échapper à ce supplice. Elles furent dévorées, moitié crues, moitié en charbons. Les tonneaux du cellier de la ferme furent défoncés. Tout s’enivra plus ou moins, même les enfants et les blessés. On jeta dans le feu le corps du malheureux fermier, et l’on eût traité de même les deux valets prisonniers, sans l’espoir de leur rançon, et cela, en dépit de Sanche, qui ne voulait faire quartier à personne.
Seul, le vieil Espagnol ne songeait ni à manger ni à boire, ni à voler. C’était contre son gré que la bande de Brilbault avait devancé les auxiliaires plus sérieux qu’il attendait impatiemment pour consommer sa vengeance. Il s’inquiétait, non d’y perdre la vie, il en avait fait d’avance le sacrifice, mais de voir échouer son entreprise par la précipitation et l’avidité des misérables qui s’y étaient associés.
Ne pouvant les retenir jusqu’à l’heure où ses véritables alliés devaient ouvrir la marche et conduire l’expédition, il les avait suivis pour ne laisser à personne le soin de torturer les beaux messieurs de Bois-Doré, s’ils avaient la mauvaise chance de tomber aux mains de ces volereaux.
Au milieu du combat, lui, le seul fanatiquement brave, il s’était trouvé naturellement à leur tête. Mais, la bataille gagnée, il n’était plus rien pour eux, et bientôt, comme nous l’avons vu, il dut prendre lui-même le soin d’aller garder la tour de l’huis par où une surprise était à craindre, et d’où il guettait, d’ailleurs, l’arrivée de ceux qui devaient effectuer la prise et le sac du château, par conséquent la perte de tous ceux qui avaient servi de motif ou d’instrument à la mort de d’Alvimar.
Si l’on était plus sage dans le château que dans la basse-cour, on n’y était pas plus calme, et l’on prenait à la hâte toutes les dispositions nécessaires pour se défendre contre un nouvel assaut.
On voyait et l’on entendait l’orgie des bandits, et, si l’on eût voulu sacrifier la ferme, il eût été facile de les en déloger à coups de biscaïens.
Mais, outre qu’on espérait voir arriver du renfort dans la nuit, avant que ces misérables eussent eu la pensée de mettre le feu aux bâtiments de la basse-cour, on craignait de tirer sur les prisonniers, dont on ne savait pas le nombre, et sur le bétail, qui était trop considérable pour passer tout entier dans l’estomac de ces affamés.
On se compta, et l’absence des infortunés qui avaient succombé ou qui étaient pris, fut constatée.
Adamas fit entrer dans le bâtiment des écuries tout le pauvre personnel inutile de la paroisse. On donna à ces malheureux forces paille fraîche, en leur prescrivant de se tenir tranquilles et de se lamenter tout bas, ce qui ne fut point aisé à obtenir.
Lauriane et Mercédès s’occupèrent de panser les blessés et de faire souper les enfants.
Pendant ce temps, Adamas postait son monde à tous les endroits exposés au feu des assaillants, de manière à le prévenir par le leur, et, pour que personne ne s’endormît, il passa le temps à aller de l’un à l’autre, distribuant des éloges et des encouragements, montrant de l’espoir, de la crainte ou une confiance absolue dans la suite des événements, selon le tempérament de chacun. Le sage Adamas, n’ayant jamais manié d’autre arme que le peigne et le fer à papillotes, remplissait évidemment le rôle de la mouche du coche, rôle qu’il savait rendre utile, et que savent bien nécessaire, parfois, ceux qui connaissent la lenteur et l’apathie berrichonnes.
Quand tout fut réglé, Adamas, épuisé de fatigue et d’émotion, se jeta sur une chaise dans la cuisine, pour reprendre haleine, ne fût-ce que pour cinq minutes, et recueillir ses esprits.
Il avait le cœur bien gros et n’osait confier sa peine à personne. Lui seul savait que Mario ne devait point accompagner son père à Brilbault, et que, s’il n’était pas déjà pris, il pouvait, d’un moment à l’autre, arriver et tomber aux mains de l’ennemi.
Ni Lauriane ni Mercédès ne partageaient son angoisse ; pour ne pas les inquiéter, le marquis leur avait caché ses projets. Selon lui, il ne s’agissait que d’une battue pour laquelle il emmenait son monde. Elles avaient bien pressenti quelque chose de plus sérieux, à son air préoccupé et aux pourparlers qu’il avait eus tout le jour avec ses amis et ses gens ; mais elles connaissaient trop sa tendresse paternelle pour craindre qu’il exposât Mario dans quelque danger, et toutes deux s’imaginaient qu’il passerait la nuit au château d’Ars ou au château du Coudray.
Adamas était livré à mille perplexités, se demandant s’il ne devrait pas mettre tout son monde à l’ouvrage pour achever de déblayer le passage secret, afin de courir par là à la rencontre de Mario, et d’envoyer avertir le marquis, tout en faisant fuir les femmes. Mais il avait trop mesuré le terrain pour ne pas savoir qu’il y en avait encore pour bien des heures, et, pendant ce travail, le château, n’étant plus gardé, pouvait être envahi. Que deviendrait-on alors, enfermé dans ces souterrains sans issue, dont l’entrée pouvait bien ne pas échapper aux recherches des pillards ?
Il fut interrompu dans sa méditation agitée par Clindor, qui s’approchait de lui sur la pointe du pied.
— Que viens-tu faire ici, méchant page ? lui dit-il avec humeur.
Et, sans songer qu’il se reposait lui-même, il ajouta :
— Est-ce une nuit pour se reposer ?
— Non ! je le sais, répondit le page ; mais je cherche…
— Qui ? Parle vite !
— Le carrosseux ! ne l’avez-vous point vu ?
— Aristandre ? L’aurais-tu vu, toi, que tu le cherches ? Réponds donc !
— Je ne l’ai point vu dans le château ; mais, aussi vrai que vous êtes là, je l’ai vu sur le pont dormant, pendant qu’on s’y cognait.
— Mort de ma vie ! il n’est point céans, j’en réponds ! Mais Mario ! il devait le ramener ! As-tu vu Mario ?
— Non ; j’y ai bien pensé, j’ai bien cherché des yeux : Mario n’y était pas.
— Alors, Dieu soit loué ! Si Mario eût été avec lui, tu n’aurait pas vu l’un sans l’autre. Il ne l’aurait pas quitté d’une semelle. Il ne se serait pas jeté dans la bataille ! Sans doute, monsieur aura gardé l’enfant et renvoyé le carrosseux pour nous le faire savoir. Mais ce pauvre carrosseux !… Tu dis qu’il se battait ?
— Comme trente diables !
— J’en suis bien sûr ! et après ?
— Après, après… la herse est tombée, et j’ai couru pour fermer les portes.
— Par l’enfer ! elle est peut-être tombée sur… Vite, prends ce flambeau, viens !
— Non, non ! J’ai vu les gens écrasés. Il n’en était pas.
— Tu n’as pas bien vu, tu avais peur !
— Peur, moi ? Par exemple !
— C’est égal, viens, je te dis !
Et Adamas courut rouvrir les portes et regarder en tremblant les cadavres aplatis sous les dents de fer. On les avait, en outre, tellement mutilés, que ce spectacle atroce fit tomber la torche des mains du page.
Adamas se releva en jurant ; mais, à la lueur de la torche fumante près de s’éteindre dans le sang, il vit Aristandre debout derrière lui.
— Ah ! mon ami ! s’écria-t-il en se jetant à son cou. Mario ? où est Mario ?
— Sauvé ! dit le carrosseux, et moi aussi, non sans peine ! Vite un verre de genièvre ou de brandevin ! les dents me claquent, et je ne veux pas mourir, sacrebleu ! je peux encore être bon à quelque chose céans !
— Comme te voilà fait, mon pauvre ami ! dit Adamas, qui le conduisit vite dans la cuisine, où Clindor lui versa à boire ; d’où diable sors-tu ?
— De l’étang, parbleu ! répondit le carrosseux, qui était couvert de vase : par où serais-je entré ? Il y a un quart d’heure que je piétine dans les herbes et dans la boue.
Et, arrachant ses habits en lambeaux, il se mit nu devant le feu, disant :
— Regarde, Adamas, si je ne perds pas trop de sang, et arrête-moi ça, mon vieux, car je me sens faible !
Adamas l’examina ; il avait quelque chose comme dix blessures et autant de contusions.
— Numes célestes ! s’écria Adamas ; Je ne vois pas une place nette sur ton pauvre cadavre !
— Cadavre toi-même ! s’écria le carrosseux en avalant une nouvelle rasade. Me prends-tu pour un revenant ? Et si, je reviens de loin ; mais me voilà mieux : j’ai le cuir épais comme celui de mes chevaux, Dieu merci ! Ne me laisse pas saigner, voilà tout ce que je te demande. Ça ne vaut rien pour un homme de perdre le sang de son corps.
Adamas le lava et le pansa avec une merveilleuse adresse.
Grâce, en effet, à l’épaisseur de son cuir et à la force herculéenne de ses muscles, le blessé n’avait rien de trop grave.
— Et l’enfant ? disait Adamas tout en le rhabillant avec des vêtements secs que Clindor avait couru lui chercher : l’enfant a donc été en danger ?
Aristandre raconta tout jusqu’au moment où il avait levé le pieu de la sarrasine.
— L’enfant a passé, ajouta-t-il ; car les gueux qui étaient sur le moucharabi ont tiré sur lui, mais ils ne l’ont pas touché. Je tenais le coquin de Sanche à la gorge dans ce moment-là. J’aurais pu l’étrangler, mais je l’ai lâché pour courir sur le moucharabi, et j’ai vu Marie qui filait comme le vent ; alors, je suis tombé sur les deux autres coquins. Je n’avais qu’une tranche, mais je les ai mis dans une jolie déroute, va ! Le Sanche est revenu sur moi avec sa rapière cassée, et, de la poignée, il me voulait, je crois, écorner, car il me la portait à la tête et à la figure, quand il ne rencontrait pas l’estomac. Ah ! le vieux enragé, qu’il tape dur ! Avec ça que j’étais déjà blessé et que je n’avais pas ma force ! Mais, tout de même, ça m’a réchauffé un peu, parce que j’avais déjà traversé l’étang pour rejoindre mon mignon Mario dans le jardin, et que je grelottais. C’est égal, je n’ai pas pu en faire une fin, de ce vieux satan, et voilà tout ce qui m’a chagriné. Quand j’ai entendu que les autres arrivaient à son secours, je me suis laissé couler dans l’escalier de la manœuvre, et, comme il n’a pas la jambe aussi leste, qu’il a le bras lourd, j’ai pu regagner le jardin sans qu’il sût où j’avais passé. De là, ma foi, je n’avais plus rien à faire qu’à revenir ici par l’étang, et me voilà.
— Carrosseux ! s’écria Adamas, qui, contrairement à bien des humains, admirait sincèrement les exploits dont il se sentait incapable, tu es aussi grand que les plus grands héros de M. d’Urfé ! et, si monsieur m’en croit, il te fera représenter en tapisserie dans son salon, pour éterniser la mémoire de ton courage et de ton bon cœur.
— S’il ne s’agit que d’être grand, répondit le naïf carrosseux, je peux dire que j’ai la taille. Mais ça m’est égal, je vais voir mes chevaux ; après quoi, nous aviserons à faire une petite sortie pour débarrasser la basse-cour de cette vermine. Qu’en penses-tu, mon vieux ?
Ce n’était pas trop l’avis du sage Adamas.
Pendant qu’ils discutaient leurs plans d’attaque et de défense, nous rejoindrons Mario, qui arrive en vue du grand arbre dont se couronne, encore aujourd’hui, le terrier d’Étalié.
L’enfant regarde les étoiles, que, dans sa vie de berger, il a appris à connaître : il est environ neuf heures et demie.
À cette époque, une seule maison s’élevait dans cette solitude ; c’était une hôtellerie en même temps qu’une sorte de rendez-vous de chasse.
L’éminence, située au milieu de vastes plaines giboyeuses, étant souvent honorée de la halte des seigneurs du pays qui se réunissaient pour courre le lièvre, et pour dîner ou souper à l’enseigne du Geault-Rouge[23].
C’est ce qui explique comment une auberge assez petite, et située assez près d’une ville pour ne pas prétendre à arrêter d’opulents voyageurs, possédait, dans la personne de maître Pignoux, hôtelier du Geault-Rouge, un cuisinier du plus rare mérite.
Lorsque les gentilshommes du pays se donnaient le plaisir de la pêche aux étangs de Thevet, ils envoyaient vitement quérir maître Pignoux, qui venait, avec sa femme, dresser sa cantine au bord de l’eau, et qui leur servait, sous quelque belle feuillade, ces merveilleuses matelotes (on disait alors étuvées) qui avaient fait sa réputation. Il se transportait aussi dans les villes et châteaux pour les noces et festins, et en eût remontré, disait-on, aux maîtres-queux de M. le Prince.
L’auberge du Geault était solidement bâtie, à deux étages assez élevés, et couverte en tuiles d’un rouge criard qui se voyaient d’une lieue à la ronde. Protégé par les seigneurs du voisinage, maître Pignoux avait obtenu la permission de mettre une girouette sur son toit, privilége nobiliaire auquel il disait avoir droit, puisqu’il avait si souvent occasion d’héberger la noblesse. Aux cris aigres et incessants de cette girouette, qui semblait être le point de mire de tous les souffles de la plaine, se joignait le claquement perpétuel de la grande enseigne de fer battu qui représentait le Geault-Rouge dans sa gloire, lequel se balançait fièrement, au bout d’une potence, à une des fenêtres du second étage.
Il y avait, en face de la maison, de l’autre côté de la route, une très-vaste écurie couverte en chaume, et de longs hangars pour abriter la suite que les nobles chasseurs traînaient après eux. L’auberge était spéciale pour les cavaliers.
On sait qu’en ce temps-là encore, les auberges se distinguaient en hostelleries, gîtes et repues. Les gîtes étaient particulièrement affectés pour la nuit, et les repues pour le dîner des voyageurs ; ces dernières étaient de méchantes auberges où les gens de bien ne s’arrêtaient que faute de mieux, et où l’on mangeait parfois du corbeau, de l’âne et de l’anguille de Sancerre, c’est-à-dire de la couleuvre. Les gîtes, au contraire, étaient souvent très-luxueux.
Les hôtelleries se divisaient encore en auberges pour les gens à pied et en auberges pour les gens à cheval. On y pouvait prendre deux repas. Sur celle du Geault-Rouge, on lisait en grosses lettres :
HOSTELLERIE PAR LA PERMISSION DU ROY.
Et au-dessous :
DINÉE DU VOYAGEUR À CHEVAL, DOUZE SOLS ;
COUCHÉE DUDIST, VINGT SOLS.
Des lettres du roi maintenaient les priviléges des aubergistes. Un voyageur à pied ne pouvait être hébergé dans une hôtellerie de cavaliers, et réciproquement.
« Les lois françaises empêchent l’un de trop dépenser, l’autre de ne pas dépenser assez[24]. »
Mario, qui voyait l’auberge éclairée, ne s’étonna pas du hennissement de joie que poussa son petit cheval, environ à deux cents pas de l’auberge. Il pensa qu’il reconnaissait les êtres.
Mais ce qui l’étonna, c’est que, tout d’un coup, il détourna à gauche et fit des difficultés pour reprendre le droit chemin.
L’enfant, qui était sur ses gardes, prêta l’oreille.
Il lui sembla entendre un bruit de chevaux venant de l’auberge, que lui masquaient encore les vapeurs de la nuit. Il s’en réjouit.
— Mon père est là, se dit-il, avec tout son monde ; peut-être avec M. d’Ars ou sa suite. Avançons vite.
Mais Coquet se fit tellement prier pour avancer, que le jeune cavalier crut devoir chercher à comprendre son idée. Il l’arrêta court, et entendit, beaucoup plus près de lui que l’écurie de l’auberge, le hennissement, à lui bien connu, de Rosidor, le fidèle palefroi du marquis.
— Mon père est donc par là ? se dit-il encore. Il ne faudrait pas se croiser en route.
Et, comme il ne distinguait sur sa gauche qu’une sorte de taillis épais, il mit la bride sur le cou de Coquet, avec la certitude qu’il saurait rejoindre son camarade.
En effet, Coquet entra dans le taillis et s’arrêta devant une masure déjetée et crevassée.
C’était l’ancienne auberge du Geault-Rouge, abandonnée à sa propre ruine depuis une vingtaine d’années ; Bois-Doré, Guillaume et M. Robin s’étant cotisés pour bâtir la nouvelle et en faire don à maître Pignoux comme en témoignage de leur estime pour sa probité et ses talents culinaires.
LI
Mario entra sans obstacle, il n’y avait pas de porte.
Il alla toucher Rosidor, qu’il reconnut à son harnais, à sa robe fine, aussi bien qu’à sa voix caressante ; et cette circonstance du cheval de son père, caché dans cette ruine, lui donna à réfléchir.
Le marquis se cachait peut-être lui-même. Peut-être était-il là aussi.
Mario chercha, appela avec précaution, et, s’étant assuré qu’il était seul, il crut devoir imiter l’exemple qui lui semblait être donné, en attachant Coquet par la bride à côté de Rosidor, et en se dirigeant à pied, et sans bruit, vers la nouvelle auberge.
Il longea les buissons et arriva sans être vu, au beau milieu d’une troupe de cavaliers qui s’installaient dans ce lieu, les uns occupés de leurs montures, qu’ils faisaient entrer dans la grande écurie en face ; les autres, déjà débarrés de ce coin, restaient en travers du chemin, échangeant à demi-voix et d’un air de mystère des paroles que Mario ne comprenait pas.
Il se glissa entre eux sans être aperçu ; mais, quand il fut sur le seuil de la vaste cuisine de l’auberge, éclairé par la lueur du foyer qui se projetait au dehors, il se sentit prendre au collet par une main rude, et une grosse voix lui dit en français, mais avec un accent allemand bien prononcé :
— On ne passe pas !
En même temps, il vit de chaque côté de la porte deux grands hommes noirs armés jusqu’aux dents, et qui montaient la garde.
Alors lui revinrent en mémoire les paroles de Sanche, et ce que Pilar lui avait dit du renfort attendu par les bandits.
— Je suis tombé dans le guêpier, se dit-il ; mais je suis déguisé, et ils me prendront pour un petit mendiant. Il faut absolument que je sache si mon père est là.
Il se mit donc à tendre la main et à quémander, du ton piteux qu’il avait entendu affecter aux bohémiens, et qu’il avait quelquefois pris lui-même, en riant sous cape, durant son voyage avec cette honorable compagnie.
On le lâcha aussitôt, mais en lui ordonnant de s’en aller, et, comme il ne comprenait pas, on le menaça en faisant mine de le coucher en joue.
Il allait s’éloigner, bien décidé à revenir, lorsqu’une autre voix, partant de l’auberge, donna un ordre en allemand, et sur-le-champ, au lieu de le repousser de la porte, on le reprit au collet et on le poussa dans la cuisine :
Là, sans avoir le temps de se rendre compte de rien, il se trouva en présence d’un personnage long, sec et brun, en habit militaire, qui lui dit avec un accent italien :
— Approche, petit, et, si tu as une lettre, donne-la.
— Je n’ai pas de lettre, répondit Mario en regardant l’étranger avec assurance.
— Alors, une commission verbale ? Parle !
— Avant de parler, dit l’enfant avec beaucoup de présence d’esprit, il faut que je sache à qui je parle.
— Diable ! dit l’étranger avec un sourire dédaigneux, nous sommes un garçon avisé ; c’est bien, cela ! Voilà le mot de passe : Saccage et Macabre ! Et toi, quel nom t’a-t-on donné ?
— La Flèche, répondit Mario à tout hasard.
— Hein ! qu’est-ce que cela ? dit l’Italien en fronçant le sourcil. Ça ne rime à rien !
— Attendez ! s’écria Mario inspiré par cette réponse, ce n’est pas tout. N’y a-t-il pas du pillage, dans votre mot d’ordre ?
— Ça rime mieux, fit l’autre en souriant toujours d’un air lugubre ; ce n’est pas encore tout, petit singe ! La mémoire vous fait défaut !
— Peut-être, reprit l’enfant ; il y a un second mot, je le sais bien ! N’est-ce pas Sanche ?
— Nous y voilà ! Or donc tiens-toi là dans un coin et n’en bouge. C’est moi qui suis le lieutenant Saccage ; le capitaine Macabre sera ici dans un quart d’heure. C’est à lui que tu dois rendre compte de ton message, dont, quant à moi, je me soucie fort peu. Hé, là-bas, taisons-nous ! cria-t-il aux cavaliers qui allaient et venaient autour de la maison en causant un peu plus haut qu’il ne fallait apparemment.
Il se fit un grand silence, et celui qui s’intitulait lieutenant Saccage, s’adressant à Mario, qui avisait au moyen de s’introduire dans une autre pièce pour chercher son père ou quelqu’un qui pût lui en donner des nouvelles.
— Mon bel ami, lui dit-il, il est bon que tu saches la consigne, pour ta gouverne. On renvoie ou l’on arrête quiconque veut entrer céans ; on fait feu sur quiconque veut en sortir. Tu entends ça ?
— Mais je n’ai pas de raisons pour vouloir sortir, répondit prudemment Mario ; je cherche s’il y a ici quelque chose à manger ; j’ai faim.
— Ça m’est fort égal, mon petit. Nous aussi, nous avons faim, et nous attendons que le capitaine nous donne l’ordre de manger.
Mario n’avait pas faim. Il était fort inquiet. Il apercevait dans la pièce du fond, qui était une sorte d’office et de garde-manger, maîtresse Pignoux et sa servante allant et venant d’un air affairé. Il lui sembla que madame Pignoux le voyait et qu’elle le reconnaissait, et même qu’elle parlait à la servante, comme pour l’avertir de se taire sur cette découverte.
Mais tout cela pouvait bien être une illusion, et Mario guettait le moment où Saccage aurait le dos tourné pour tâcher d’échanger un mot ou un regard avec l’hôtesse. Il savait que son père et lui étaient adorés dans la maison.
Il prit le parti de faire semblant de s’endormir, et bientôt Saccage sortit pour donner des ordres.
Alors l’enfant s’élança vers madame Pignoux en lui disant :
— C’est moi ! ne dites rien ! Où est mon père ?
— Là-haut ! répondit à la hâte madame Pignoux, qui, bien que vieille, était encore maîtresse femme, ayant bon pied, bon œil.
Elle montrait à Mario l’escalier de bois qui conduisait à la salle à manger, dite salle d’honneur de l’auberge du Geault-Rouge.
Mais, comme l’enfant y grimpait déjà :
— Point ! dit-elle en le retenant ; ils ne savent pas qu’il est ici ! Ne bougez, mon jeune maître ! Ils le tueraient !
— Qui sont donc ces gens-là ?
— Du méchant monde ! Savez-vous ce que c’est que des arêtes ?
— Non !… Attendez !… Vous voulez peut-être dire… des reîtres ?
— Oui, c’est ça ! Mon valet Jacques, qui a servi, les a bien reconnus. C’est des bandits qui mettent tout à feu et à sang où ils passent.
— Pourtant, ils ne vous ont pas fait de mal ?
— Non ; ils veulent manger et boire ; après quoi, Dieu sait s’ils ne brûleront pas la maison, et nous avec ! C’est comme ça qu’ils payent leur dépense !
— Madame Pignoux, il faut que mon père se sauve d’ici ! Comment faire ?
— Pas possible à présent ! Ils gardent les portes de tous les côtés, et votre papa n’est plus d’âge à sauter par les fenêtres. D’ailleurs, à quoi bon ? La maison est entourée, et ils ne nous laissent pas seulement aller au poulailler et à la cave sans nous marcher sur les talons.
— Mais, au moins, il faut cacher mon père ! Ah ! je suis bien sûr, à présent, que c’est à lui qu’ils en veulent ! Où est-il ?
— Dans la chambre de mon homme, qui, par bonheur, n’est point céans ! Il a été faire un repas de noces à La Châtre et ne reviendra que demain. Ils l’ont demandé par son nom !
— Qui ? mon père ?
— Non, mon homme ! Voyez un peu comment il se fait qu’ils le connaissent ! J’ai dit qu’il était malade, et je l’ai dit bien fort, pour que votre papa l’entendît de là-haut. J’espère qu’il aura eu l’idée de se mettre dans le lit.
— Et eux, ils n’ont pas eu l’idée de monter ?
— Si fait, ils ont regardé la salle d’honneur, et ils ont dit…
— Mais ils reviennent ? taisons-nous, dit Mario.
Et il courut reprendre son coin dans la cuisine et son attitude assoupie.
— Allons, vieille sorcière, dépêchons-nous ! s’écria Saccage, qui rentrait accompagné de deux de ses acolytes ; mettez le couvert, et servez-nous du meilleur. Voici le capitaine Macabre qui arrive. Vous autres, dit-il à ses soldats, vous ferez observer la consigne : Silence et patience ! Personne ne songera à manger avant que le capitaine soit à table. Le capitaine s’arrête ici pour faire un bon souper, et n’entend pas qu’on pille le garde-manger pour ne laisser que les os à lui et à ses officiers. Souvenez-vous de ceux qui ont été pendus à Linières pour avoir fait main-basse sur les provisions. Allez ! — J’ai parlé français pour vos oreilles, madame la guenon, ajouta-t-il en s’adressant à l’hôtesse dès que ses soldats furent sortis ; c’est pour que vous sachiez qu’il ne s’agit point ici de pleurnicher et de pousser des soupirs… Travaillez bien et mettez la broche. Allons ! et, si le rôt brûle par votre faute, gare à votre vieille carcasse !
— Et comment voulez-vous que je me dépêche, étant à peu près seule pour tout faire ? dit madame Pignoux sans s’émouvoir des injures. Nous ne sommes ici que deux vieilles femmes. Faites-moi rendre mon valet pour qu’il mette le couvert ; je ne peux pas être en haut et en bas en même temps, peut-être ?
— Ton valet est suspect, la vieille. Il a eu l’air de se sauver en nous voyant, et il a ensuite essayé de cacher l’avoine. Il a reçu une bonne volée, et, à présent, il travaille pour nous.
— Eh bien, et ce galopin-là ? reprit l’hôtesse, qui parlait tout en embrochant ses volailles ; est-il de votre bande ? ne saurait-il m’aider ?
— Aide-la, vaurien, dit Saccage à Mario, et travaillons proprement !
Mario se leva avec une nonchalance affectée, en demandant ce qu’il fallait faire.
— Eh ! va-t’en là-haut, avec la servante, s’écria madame Pignoux, et mettez vivement la nappe !
Mario monta et dit à la servante :
— Mon père ? la chambre où il est ? Vite !
Elle le conduisit au second étage, et l’enfant gratta légèrement à la porte, qui était fermée et verrouillée en dedans.
Le marquis reconnut aussitôt cette petite main, qui grattait ainsi tous les matins à la porte de sa chambre à coucher.
— Oh ! Dieu ! s’écria-t-il en ouvrant vite, toi ici ? Mais ce costume, qu’est-ce à dire ? Avec qui es-tu venu ? comment ? pourquoi ?
— Je n’ai pas le temps de m’expliquer, répondit Mario. Je suis seul ; je veux que tu te sauves d’ici. Fais comme moi, père, déguise-toi !
— Tiens, c’est vrai ! dit la servante, voilà les affaires de notre maître ; mettez-vous-les dessus, monsieur le mar…
— Pas de marquis ! dit Mario ; va-t’en, ma bonne fille ; et vous, mon père, vous serez maître Pignoux.
— Mais pourquoi me montrer ? observa le marquis, tout en défaisant machinalement son pourpoint ; je ne saurai pas comme vous, mon fils, jouer la comédie qu’il faudrait !
— Si fait ! si fait, père ! Mais, dites-moi, ne connaissez-vous pas un reître qui s’appelle Macabre ? Je vous ai, je crois, entendu dire quelquefois ce nom-là.
— Macabre ? Oui, certes, je connais ce nom-là et l’homme aussi, si c’est le même qui…
— Y a-t-il longtemps qu’il ne vous a vu ?
— Diable ! oui ! quelque chose comme vingt ou trente ans… peut-être davantage !
— Eh bien, c’est bon ! Montrez-vous sans crainte ; faites l’aubergiste, et nous trouverons moyen de fuir.
— Ce ne sera pas possible, mon enfant, dit le marquis en continuant à se déshabiller. Nous avons affaire à de rusés compères. Imaginez-vous qu’ils sont venus sans plus de bruit que si c’eût été une troupe de mulets marchant au pas et conduits par un seul homme. Je ne me méfiais pas ; l’hôtesse dormait au coin de son feu ; moi, j’étais dans la salle, lisant l’Astrée en attendant l’heure.
— Cachons l’Astrée ! Les cuisiniers ne lisent pas des livres reliés en soie, dit Mario en saisissant le volume, que le marquis avait posé machinalement près de son chapeau, en prenant possession de la chambre de l’aubergiste.
Et, en même temps, à mesure que le marquis se dépouillait d’une pièce de son habillement, l’enfant la cachait sous les fagots d’un petit grenier voisin.
— Mais, toi, mon pauvre enfant, reprenait le marquis agité comme l’on peut croire, ils ne t’ont donc pas reconnu pour un gentilhomme ? Ils ne t’ont pas fait de mal, mon Dieu ?
— Non, non ; parlons de toi, mon père. Tu n’as donc pas essayé de sortir avant qu’ils eussent posé leurs sentinelles ?
— Non, sans doute. Je ne me doutais de rien ! Ils faisaient si peu de bruit que j’ai cru à une halte de muletiers, et c’est quand ils ont eu bloqué la maison qu’ils ont élevé un peu la voix, et que j’ai vu, à travers la fenêtre, que j’étais pris dans un traquenard par la pire espèce d’égorgeurs et de larrons que je connaisse. Je me suis tenu tranquille, pensant qu’ils partiraient bientôt ; mais j’ai entendu des mots italiens que j’ai un peu compris. Ils veulent, je crois, rester ici jusqu’au jour. Je me suis dit alors que, ne me voyant pas arriver à Brilbault, où je suis attendu à dix heures, mes gens, inquiets de moi, viendraient dans la nuit me trouver ici, où ils savent que je devais m’arrêter. Ce serait le mieux de les attendre. Ces reîtres ne sont qu’une douzaine ; j’ai pu à peu près les compter, et, quand je verrai arriver notre monde, je saurai bien nous frayer un passage vers eux à beaux coups d’épée sur ces drôles.
— Mon père, dit Mario, qui regardait à la fenêtre, ils sont vingt-cinq au moins à cette heure ! car en voilà encore une bonne bande qui vient d’arriver. Nos gens ne pensent pas encore à venir te chercher, et, d’un moment à l’autre, ces reîtres peuvent fouiller la maison du haut en bas pour piller.
— Eh bien, mon enfant, me voilà déguisé de pied en cap ; reste près de moi, comme pour soigner l’hôte malade. Si l’on vient, on nous laissera tranquilles. On ne maltraite et ne rançonne que les gens bien montés et bien vêtus… Ah ! à propos, mon cheval me fera reconnaître. Ils ont dû le voir !
— Ton cheval est caché, et le mien aussi.
— Vrai ? C’est donc le brave valet d’écurie qui aura trouvé moyen… Mais qu’ont-ils à crier ainsi, les brigands ? Les entends-tu ?
— C’est moi qu’ils appellent ! Reste-là, mon père ; ne t’enferme pas : ce serait donner des soupçons. Tiens, les voilà qui entrent dans la salle ici-dessous. J’y vais ! écoute tout ; les cloisons sont minces ; tâche de comprendre, et sois tout prêt à venir si je t’appelle à mon tour.
LII
Mario descendit comme un chat le petit escalier qui conduisait de la chambre de l’hôte à la salle d’honneur, et se trouva en présence du capitaine Macabre, qui, au même instant, faisait pesamment son entrée par l’escalier venant de la cuisine.
Le lieutenant Saccage était là aussi avec deux ou trois figures non moins patibulaires.
La mine du personnage qui portait le nom sinistre de Macabre était moins désagréable au premier abord que celle du lieutenant. Celle-ci était perfide et froide, avec un rire féroce. Celle de Macabre n’annonçait qu’une rudesse abrutie, qui essayait de se faire imposante.
Il n’y avait point de place pour le sourire sur cette face hébétée par la fatigue et par la débauche. Les muscles semblaient racornis et ossifiés ; les yeux, de couleur claire, étaient fixes comme des yeux d’émail. Les traits accentués rappelaient ceux de Polichinelle, moins l’expression narquoise et animée. Une grande balafre à la mâchoire avait paralysé un coin de la bouche et séparait singulièrement la barbe blanche mélangée de roux qui semblait être plantée de travers et en partie à rebrousse-poil. Un gros signe velu augmentait la bosse du nez proéminent. Les doigts étaient hérissés de poils gris jusqu’aux ongles.
L’homme était petit et maigre, mais large d’épaules, et ramassé sur lui-même comme un sanglier, dont il avait la robe fauve et la tête plantée bas. Il paraissait fort âgé ; mais il annonçait encore une force herculéenne. Sa voix âpre, toujours tenue au diapason élevé du commandant militaire dans la bouche d’un sot, résonnait comme un tonnerre enrhumé et faisait vibrer les verres posés sur la table.
Il était vêtu à la mode des reîtres, en justaucorps et tassettes de buffle, avec un morion et une cuirasse en fer verni. Une méchante plume noire tout ébarbée se dressait sur ce casque noir et luisant. Il portait la forte et large épée allemande, contre laquelle se brisait facilement la lance brillante de la gendarmerie française ; les pistoles avec pierre à feu, premier essai du pistolet à pierre, auquel nos soldats préféraient encore, à tort, les armes à rouet et à mèche ; le court mousquet et la bandoulière garnie de petits étuis de cuir noir contenant les charges de poudre et de plomb, complétaient l’armement de campagne du personnage.
Son escorte particulière, ou, comme on disait encore, sa lance, se composait de deux carabins estradiots (carabiniers, batteurs d’estrade) et de deux coutilliers cumulant les fonctions de page et de maréchal-ferrant.
Il avait, en outre, sept soldats bien armés et bien montés en chevau-légers, qui ne le quittaient jamais et qui étaient l’élite de sa cornette ou troupe de choix. Du moins, c’est ainsi que nous pouvons traduire, par des équivalents pris dans l’usage de ce temps, les titres et grades de cette compagnie d’aventuriers étrangers, dont chaque chef modifiait, selon son pouvoir ou son caprice, l’organisation, l’équipement et les cadres.
Mario ne s’était pas trompé en évaluant à vingt-cinq hommes la bande amenée par le capitaine, réunie à celle qui l’avait précédé sous les ordres de son lieutenant.
— Voilà une sale auberge ! cria le capitaine d’un ton dédaigneux, en frottant les lourdes semelles de ses grosses bottes crottées, sur les barreaux propres et luisants d’une chaise de noyer. Est-ce là un feu pour des voyageurs de nuit ? Le bois manque-t-il dans cette baraque ?
— Hélas ! monsieur, dit la servante en jetant une brassée de fagot dans la cheminée, déjà bien flambante, nous ne pouvons mieux faire : nous sommes en pays de plaine et le bois est rare.
— Voilà une sotte fille et encore plus laide, s’il est possible, que sa maîtresse ! reprit le gracieux Macabre. Tiens, la belle édentée, voilà comme on se chauffe, quand le bois est cher !
Et il jeta, dans la vaste cheminée, la chaise sur laquelle il venait de décrotter ses pieds.
— Or çà, lieutenant, continua-t-il froidement, en s’adressant à Saccage, vous dites qu’il y a ici un petit loqueteux envoyé par ces…
— Te voilà enfin ! répondit Saccage en levant sa botte pour pousser Mario plus vite vers le respectable capitaine.
Mario esquiva l’outrage en passant lestement sous la botte du reître, et, arrivant près de l’autre butor, il lui dit avec aplomb :
— C’est moi, et voilà mon message ; car j’ai très-bien dit le mot de passe à votre lieutenant. Vous ne pouvez point rester dans cette auberge, parce qu’une grande troupe de gens armés s’y doit rendre cette nuit. Vous ne pouvez point attaquer le château, qui est bien gardé. Il vous faut retourner d’où vous venez, ou la chose tournera mal pour vous ; c’est Sanche qui vous le dit.
— Ton Sanche n’est qu’une vieille bourrique, répondit le capitaine.
Et, accompagnant chacune de ses paroles d’un blasphème qu’il n’est pas utile de reproduire pour donner une idée de l’aménité de sa conversation, il ajouta :
— Je n’ai pas fait cent lieues en pays ennemi pour m’en aller les mains vides. Va-t’en dire à celui qui t’envoie que le capitaine Macabre connaît mieux le pays que lui, et se… soucie pas mal de ce qu’on appelle un château bien gardé ! Dis-lui que j’ai quarante cavaliers, car il y en a encore quinze derrière moi, qui vont arriver sous la conduite de mon épouse, et que quarante reîtres valent une armée. Allons, vite, détale et va au diable, race de bohême !
— Ne le renvoyez pas, capitaine, dit Saccage, qui paraissait l’homme judicieux du conseil ; rien ne sert de nous aboucher davantage avec ce fou d’Espagnol et cette racaille d’Égyptiens. Il est fort inutile que ce beau messager aille leur dire que vous persistez. Ils nous suivraient et ne feraient que nous embarrasser et pillarder autour de nous. Faites ce que votre femme vous a dit. Restez ici jusqu’à minuit, et vous arriverez encore longtemps avant le jour, puisqu’il n’y a guère que deux lieues d’ici à Briantes. Empêchez donc que ce petit garçon ne sorte. Je vais le jeter par la fenêtre, si vous voulez, ça l’empêchera de courir.
— Non ! pas de sévérités inutiles, brailla en fausset le capitaine. Je suis devenu un homme doux et humain depuis que j’ai une épouse au cœur sensible… La maison est-elle gardée comme il faut ?
— Une mouche n’y entrerait pas sans ma permission.
— Alors soupons en paix, dès que ma Proserpine sera arrivée… Avez-vous donné des ordres ?
— Oui ; mais, malgré les belles annonces de madame Proserpine sur les douceurs de ce gîte, nous y ferons, je crains, maigre chère. Le grand queux dont on vous avait parlé est en son lit, en train de crever, et l’hôtesse perd la tête. Le valet est un traître que nous devons surveiller, et la servante est une vieille sotte épeurée qui casse tout et n’avance à rien.
— C’est que vous leur parlez durement, mon ami ! Vous avez toujours l’injure et la menace à la bouche ! Mille tonnerres du diable ! mon épouse vous l’a dit souvent, vous manquez de savoir-vivre. Où est-elle, cette hôtesse de malheur, que, d’une vingtaine de soufflets, je lui remette le cœur au ventre ?
Et, marchant lourdement jusqu’à l’escalier, il appela madame Pignoux en la gratifiant des épithètes les plus grossières, apparemment pour donner à son lieutenant l’exemple de la douceur et de la politesse.
Toute cette conversation était faite en français.
Macabre, Allemand d’origine, était né à Bourges et avait passé sa jeunesse en Berry. En dehors d’un certain vocabulaire à l’usage de son commandement, il parlait mal et sans plaisir la langue de ses pères. L’Italien Saccage écorchait le français avec plus de facilité que l’allemand. Ils avaient donc peine à se bien entendre quand ils voulaient se servir de cette langue, et d’ailleurs ils se sentaient tellement maîtres de la situation qu’ils ne daignaient pas s’observer devant Mario et devant les gens de la maison. Mario, qui avait beaucoup risqué en essayant de faire rebrousser chemin aux reîtres, et qui pouvait être démenti d’un moment à l’autre par quelque envoyé véritable de Sanche ou de La Flèche, sentit qu’il serait trop audacieux d’insister pour le moment. Il feignit l’indifférence et la distraction, tout en arrangeant le couvert, mais sans perdre un mot de ce que disaient les deux routiers.
Il est bien vrai que Sanche avait promis d’envoyer un exprès à Étalié, où il avait marqué la dernière étape des reîtres. Mais cet exprès, qui était un bohémien comme les autres, et qui espérait la prise et le pillage du château de Briantes sans le secours des Allemands, se garda bien de faire la commission, et alla marauder dans le bourg abandonné, en attendant l’heure de l’assaut du manoir par ses camarades.
L’hôtesse, appelée si poliment par Macabre, monta et fit bravement tête.
— De quoi servent les gros mots, capitaine Macabre ? dit-elle en mettant le poing sur sa hanche. Nous nous connaissons de vieille date, et je sais fort bien que vous payerez votre écot et celui de vos démons de lansquenets[25] en jurons et casserie. Ce n’est point pour mon plaisir que je vous reçois, et je n’ignore point que c’est plutôt pour ma ruine. Mais je suis une femme raisonnable et pas plus sotte qu’une autre. Je fais donc contre fortune bon cœur et vous sers de mon mieux, afin d’éviter les mauvais traitements et d’être plus vite débarrassée de vos visages… Si vous avez un peu de raisonnement vous-même, capitaine, vous vous direz qu’il ne me faut molester inutilement, mais bien me laisser faire et vous souvenir que je sais frire et rôtir aussi bien qu’une autre.
— Et qui es-tu donc, la vieille raisonneuse ? dit le capitaine en essayant de tourner son cou ankylosé dans son hausse-col de fer, pour regarder madame Pignoux.
— Je suis de mon nom de fille, Marie Mouton, que vous avez eue pour cantinière durant le siége de Sancerre, à telles enseignes qu’un jour, je vous fricassai un vieux chapeau dont vous vous léchâtes la barbe.
— C’est possible ; je me souviens du chapeau, qui était bon, et non de toi, qui est laide… Mais, si tu as servi la bonne cause, je te pardonne ton caquet.
— Et qu’est-ce que vous appelez la bonne cause, à présent ? Car vous en avez changé tant de fois, vous et les vôtres !
— Taisez-vous, ma mie Bonbec. Je ne parle pas religion avec les gens de votre espèce.
— Sachez, d’ailleurs, dit Saccage en ricanant, que la bonne cause est toujours celle que nous servons !
— Mais est-ce l’heure de babiller, reprit Macabre, quand ma Proserpine s’avance et que je vous commande de vous hâter ?
— Je ne peux pas aller plus vite, répondit la Pignoux ; pourquoi m’avez-vous fait monter ?
— Parce que j’entends que ton mari, que l’on dit être un queux recommandable, se lève, crevé ou non, et mette la main à la pâte.
— Ça ne se peut point ; mon homme est perclus de douleurs et ne cuisine plus depuis longtemps.
— Vous mentez, ma mie ; votre homme est un suppôt du vieux… Suffit ! je sais de vos nouvelles ; mon épouse m’a dit…
— De quel vieux voulez-vous parler ?
— Je crois que vous me questionnez, valetaille ? dit le capitaine avec une dignité burlesque qu’il affectait de bonne foi.
— Pourquoi non ? reprit l’hôtesse. Et votre épouse, comme vous dites, qui donc est-elle, pour vous avoir si bien renseigné ?
— Retenez votre langue, et quand viendra ma déesse, servez-la à genoux, dit Macabre avec un sourire de fatuité qui fit remonter sa bouche de guingois jusqu’à son œil gauche.
Puis, revenant à son idée fixe, qui était de bien manger et de bien régaler sa déesse, il insista pour faire lever l’hôtelier.
— Par l’enfer ! dit Saccage en tirant son épée, ça n’est pas difficile ; j’ai toujours ouï dire qu’il fallait larder les côtés malades pour leur donner du jeu, et je saurai bien dénicher ce prétendu moribond en quelque trou qu’il se terre ! Venez avec moi, les estradiots ! et piquez partout, que ce soit chair ou moellon.
— C’est inutile, dit Mario en se jetant au devant de la rapière dégaînée, je vais le chercher ; je sais où il est maître Pignoux !… Je le connais, et quand je lui dirai qu’il a l’honneur de recevoir le capitaine Macabre en personne, il viendra tout de suite.
— Ce petit-là est gentil ! dit Macabre en regardant sortir Mario. Il faut que je le donne à mon épouse pour la servir. Elle me demande tous les jours un page bien tourné.
— Vous ne ferez rien d’un bohème, dit Saccage. Celui-ci a l’air insolent et moqueur.
— Vous vous trompez ! je le trouve gentil, moi ! reprit le capitaine, qui n’aimait pas à être contredit trop longtemps, et avec qui le lieutenant avait un peu trop son franc parler depuis quelques jours, pour des causes que nous saurons bientôt et dont Macabre commençait à se douter.
Le marquis, inquiet de Mario, se tenait dans un petit couloir près de la salle d’honneur et s’efforçait de tout entendre ; mais son oreille ne saisissait que des bribes de conversation, et Mario, en courant le chercher, se hâta de le mettre au fait en aussi peu de mots que possible.
Il n’eut pas le temps, et, d’ailleurs, il n’eut pas la volonté de lui dire ce qui se passait à Briantes, il sentait que le marquis en avait bien assez de se tirer d’affaire pour son compte, et qu’il ne fallait pas le troubler par de trop nombreuses appréhensions.
Les reîtres ignorant, aussi bien que lui, l’attaque précipitée des bohémiens, il n’y avait pas de risque que le marquis l’apprît d’une autre bouche que la sienne quand le moment serait venu.
Mais ce moment viendrait-il ? La situation présente eût semblé désespérée à une personne expérimentée, et le marquis, qui n’en savait qu’une partie, la jugeait très-grave. Mais Mario avait l’heureuse foi de l’enfance : il ne voyait pas la moitié du danger.
Si nous sortons d’ici, comme j’espère, pensait-il, nous rirons bien, mon père et moi, de la figure que nous faisons en ce moment !
LIII
En effet, le pauvre marquis travesti en maître-queux, était fort risible.
Il avait fait les choses en conscience. Il avait ôté sa perruque et caché son crâne dénudé sous un bonnet de toile goudronnée en forme de moule à pâtisserie.
Sa figure, ainsi privée de boucles d’ébène et barbouillée de suie, n’était guère reconnaissable, non plus que ses grandes mains blanches, convenablement teintées à l’avenant de son visage.
Il avait trouvé moyen de bien dissimuler sa fine chemise sous un sarrau de campagne, et s’était chaussé de mauvaises pantoufles de feutre ; un tablier gras, brochant sur le tout, dissimulait ses chausses de drap, qui n’étaient pas très-voyantes ; car il s’était habillé fort simplement pour l’expédition nocturne projetée à Brilbault, et cette circonstance tournait à bien dans la circonstance nouvelle.
Averti par Mario que Macabre paraissait être un butor bête et vaniteux, il sentit qu’il devait lui inspirer de la confiance, et, dès les premiers mots, il reconnut qu’aucune hyperbole ne serait trop rude à lui faire avaler.
— Illustre et vaillant capitaine, lui dit-il en le saluant jusqu’à terre, je vous prie d’excuser ma pauvre sotte de femme qui ne m’a pas fait connaître à quel grand homme de guerre et d’esprit nous avions affaire. Il est bien vrai que je suis malade de la goutte ; mais votre air avenant et martial ferait revenir un mort, et je me souviens trop bien d’avoir servi sous vos drapeaux pour ne point vouloir, dussé-je laisser ma vie au feu de mes fourneaux, vous servir encore selon les petits talents que le ciel m’a donnés.
— Bon ! bon ! dit Saccage au capitaine, il n’est rien de tel que de menacer ! À présent, les voilà tous qui veulent avoir servi sous vos ordres.
— Ça vaut fait, répliqua Macabre, pourvu qu’il me serve bien à cette heure. Et, après tout, monsieur le lieutenant, il n’est rien d’impossible que ce vieux homme m’ait connu au temps jadis, dans les guerres du pays. J’y ai assez donné de ma personne pour qu’un chacun s’en souvienne. Maître-queux ! tu me raconteras tes campagnes au dessert ; car je vois bien, à ton air et à ton pas, que la goutte ne t’a point ôté l’allure d’un soldat. Tu as une drôle de senteur, ajouta-t-il, frappé du parfum dont, en dépit de son déguisement, toute la personne du marquis était imprégnée ; c’est comme une senteur de confitures ! N’importe ! je gage que tu as été un peu lansquenet ?
— Je le fus une année durant, répondit Bois-Doré, qui savait par cœur toute l’existence aventureuse de maître Pignoux et la damnable jeunesse de Macabre. Voire ! je vous vis bien harceler les huguenots de Bourges durant le massacre des prisons, en compagnie de ce terrible vigneron que l’on appelait le Grand Vinaigrier…
— Hein ! s’écria l’Italien en regardant son capitaine d’un air moqueur, quand je vous le disais que vous fûtes grand papiste, mon capitaine !
— Chaque chose a son temps, répliqua Macabre avec un calme philosophique ; mon père, qui lors était capitaine de la grosse tour de Bourges avec feu M. de Pisseloup, protégea les pauvres parpaillots du pays tant qu’il put… Moi, je tirai de côté quand il n’y eut pas moyen de mieux faire. Mais j’ai repris le droit chemin, et j’y suis plus franc du collier que vous, monsieur l’Italien, qui cachez des reliques sous votre corselet d’Allemagne.
L’Italien répondit avec aigreur, et Macabre, mécontent de lui voir élever le ton en présence de ses pages et de ses estradiots, bien qu’ils entendissent peu le français, lui imposa silence et demanda au marquis le menu du repas qu’il pouvait lui servir.
Bois-Doré, qui n’avait soulevé l’incident des massacres catholiques que pour voir dans quelles eaux naviguait désormais le jeune Macabre devenu vieux, se sentit plus tranquille.
Ce chef de bande ne pouvait agir sous la protection du prince de Condé. Il eut la liberté d’esprit de parler cuisine en homme qui s’y entendait bien, et comme, durant son séjour de deux heures dans l’auberge, il avait, par manière de passe-temps, traité cette grave question avec madame Pignoux, il savait fort bien le contenu du garde-manger et les ressources de la cave.
— Nous aurons l’honneur de vous offrir, dit-il, un quartier de sanglier relevé d’épices, dont vous me direz des nouvelles ; un fort buisson d’écrevisses d’Issoudun, cuites dans la bière…
— Et bien poivrées, j’espère ! dit le capitaine. Mon épouse aime les mets du haut goût.
— On y mettra du piment d’Espagne !
Et, après avoir énuméré tous les plats, le marquis ajouta :
— Mais votre illustre dame ne serait-elle pas sensible à quelques mets sucrés, après le rôt ?
— Diable ! oui. J’allais oublier qu’elle m’a recommandé certaine omelette au musc…
— Votre Seigneurie veut dire peut-être aux pistaches ? C’est de mon invention.
— Ouais ! Elle m’a dit que c’était de l’invention du vieux…
— Du vieux ? Qui donc ose se vanter d’avoir découvert avant moi l’omelette au riz et aux pistaches ?
— Ma foi, le vieux Bois-Doré, puisqu’il faut nommer ce maître sot en bonne compagnie !
Bois-Doré se mordit la moustache.
— Qui donc, dit-il, fait l’honneur au marquis de répéter ses forfanteries de gueule ? Madame votre épouse daigne-t-elle le connaître ?
— Il paraît ! répondit Macabre, et je sais en plus, mon vieux drôle, que tu es l’humble serviteur de cette triple canaille de faux marquis, ton maître d’école en cuisinerie ; mais je m’en gausse ! Tu es gardé à vue, et tes oreilles me répondent de tes fricots.
Le marquis vit qu’il n’avait d’autre parti à prendre que de dire du mal de lui-même, et il ne s’y épargna pas, faisant bon marché de sa qualité et de son caractère, et même en termes assez comiques, mais sans pouvoir se décider à accoler à son nom maudit et calomnié l’épithète de vieux, dont se servait contre lui avec orgueil son contemporain Macabre.
Celui-ci insista d’une manière désagréable.
— Ce cacochyme doit être fort cassé, dit-il ; car, lorsque je le vis pour la dernière fois, c’était une longue flamberge, sans barbe au menton, et je faillis le rompre en deux par mégarde.
— Vrai ? dit Bois-Doré se rappelant l’aventure de sa jeunesse racontée récemment à Adamas ; vous lui fîtes l’honneur de vous mesurer avec lui ?
— Non, mon brave homme, je ne descendis point jusque-là. Il était à cheval, portant des munitions de guerre à nos ennemis. Je le pris par une jambe, et, l’étendant sous mes pieds, je le laissai pour mort et m’emparai de son chargement.
— Qui était de poudre et de balles ? répondit Bois-Doré ne pouvant se défendre de rire en lui-même des hâbleries de l’homme qu’il avait renversé d’un coup de pied, et de ce fameux chargement de munitions, qui ne consistait qu’en jouets d’enfants.
— C’était de bonne prise ! répondit le capitaine ; mais c’est assez causer, vieux babillard ! Allez en bas tout surveiller.
Bois-Doré, renvoyé à ses fourneaux, fut forcé de quitter Mario, que le capitaine retint près de lui.
Il échangea, en sortant, un regard avec son fils, un regard plein d’angoisse, que l’enfant lui renvoya plein de confiance. Il sentait que Macabre n’était pas mal disposé en sa faveur.
— Çà, petit, dit le capitaine, avance ici à l’ordre, et dis-moi, si tu peux, qui tu es !
— Je n’en sais, ma foi, rien, mon capitaine, répondit Mario, qui n’avait pas encore eu le temps d’oublier la manière de parler de la bohème ; je suis enfant volé ou trouvé sur quelque chemin par les estradiots noirs que l’on nomme égyptiens.
— Que sais-tu faire ?
— Trois grandes choses, dit Mario, qui se rappela à propos les belles maximes de La Flèche : jeûner, veiller, courir ; avec ça, on va loin et l’on se tire de tout.
— Il a de l’esprit, dit Macabre en regardant son lieutenant, qui, pour lui témoigner sa mauvaise humeur, lui tourna le dos en s’asseyant à cheval sur sa chaise, la tête et les mains appuyées sur le dossier, les reins au feu.
Macabre trouva la posture indécente et lui en fit l’observation en termes cyniques. Saccage se leva sans rien dire et sortit.
Mario observait toutes choses, et la mésintelligence des deux chefs lui parut de bon augure. Il se promit d’en tirer parti, s’il était possible, et si l’occasion s’en présentait.
Macabre reprit la conversation avec lui.
— D’où vient, lui dit-il, que je ne t’ai point vu à Brilbault, la nuit dernière ?
Mario ne fut pas longtemps embarrassé de cette question.
— Je n’y étais pas, dit-il ; je récoltais des poules aux alentours, seulement pour les préserver du renard et de la pépie.
— Tu sais voler les poules ? Eh bien, c’est un don de nature qui peut être mis à profit. Mais dis-moi si l’Espagnol a parachevé sa crevaison.
— M. d’Alvimar ? demanda Mario, qui commençait à comprendre le récit de Pilar et à ne plus le regarder comme un rêve.
— Oui, oui, dit Macabre, ce chien de papiste qui m’a fait tourner le cœur avec ses patenôtres !
— Il est mort ce matin.
— Il a bien fait, l’imbécile ! Et Sanche ? Celui-là vaut mieux ; quoique bigot, il entend les affaires. Où est-il, à cette heure ?
— Il se cache.
— Que n’est-il venu me trouver ici ?
— Je vous l’ai dit, il y a du danger ici pour vous, et il le savait.
— Quel danger ? Le vieux Pignoux nous trahira ?
— Non, le pauvre homme ne sait rien de rien ; et que pourrait-il contre vous ?
— Mais qui nous menace ?
— Des seigneurs qui vous cherchent à Brilbault en ce moment, et qui, avec une grosse suite, vont repasser ici pour aller coucher à Briantes.
— Tu les as vus ?
— Oui.
— Combien sont-ils de monde ?
— Peut-être deux cents cavaliers ! dit Mario espérant épouvanter son homme.
— La mèche est donc éventée ? reprit celui-ci un peu ébranlé.
— Il paraîtrait !
Le capitaine parut réfléchir, autant que sa figure de pierre, ou plutôt de corne, pouvait indiquer une préoccupation morale.
Le cœur de Mario battait sous sa souquenille. Un instant il espéra que sa ruse allait aboutir et que Macabre se déciderait à rebrousser chemin. Mais le capitaine se mit à parler allemand avec ses estradiots, qui sortirent aussitôt, et Macabre reprit sa pose gracieuse, une jambe sur la tête du landier, l’autre sur la chaise que le lieutenant avait quittée.
Mario se hasarda à l’interroger.
— Eh bien, mon capitaine, lui dit-il, vous allez reprendre le chemin ?…
— De Linières ? Non pas, ma foi, mon petit singe ! Mes chevaux sont las et mes gens aussi. Moi, j’ai si mal dormi à Brilbault, la nuit dernière, que je veux me refaire ici. Malheur à qui viendra m’y déranger !
Ces projets de sommeil firent encore renaître l’espoir chez Mario.
— Si ces gens sont bien las, pensa-t-il, il y aura un moment où nous pourrons nous échapper.
Il ne comptait pas, comme le marquis, sur l’arrivée de ses amis et de son monde. Pilar, en les avertissant de la prise de la basse-cour de Briantes, devait être cause qu’ils y courraient tous à l’instant même, comptant rencontrer le marquis dans la même direction ; car la petite bohémienne, qui avait l’esprit plus net que son âge ne le comportait, ne manquerait pas de leur dire que Mario était parti de son côté pour avertir son père.
Comme il faisait ces réflexions en lui-même, le lieutenant Saccage rentra, et, s’adressant à Macabre, qui s’assoupissait devant le feu :
— Capitaine, dit-il d’un ton moitié humble, moitié arrogant, permettez-moi de vous dire que, grâce à votre idée de nous faire marcher par petites bandes, nous perdons le temps ; votre femme et son monde n’arrivent point, et, si vous restez longtemps à table, comme de coutume, tout peut échouer. Il s’agirait de ne point banqueter, de manger vite, de dormir deux heures et d’aller de l’avant sans donner le temps aux passants de porter devant nous la nouvelle de notre arrivée.
— Supprimez les passants ! répondit tranquillement Macabre. N’est-ce point chose convenue ? Vous n’aurez pas grand’besogne, car nous n’avons pas rencontré un chat depuis Linières, et ce pays est vide comme une église en 62. Mais ce sont là paroles inutiles. J’entends la voix de ma Proserpine. Elle arrive ! allons au devant d’elle !
En parlant ainsi, Macabre se leva avec effort et descendit à la cuisine.
— Le capitaine vieillit ! dit en italien Saccage à un des maréchaux-ferrants qui étaient restés devant la porte, plantés comme des statues.
— Non, répondit le reître, il a pris femme, et c’est pire ! On ne songe plus qu’à faire la noce, et on ne sait plus marcher quand il faudrait.
Mario, qui apprenait l’italien avec Lucilio, comprit à peu près ces paroles, et suivit le lieutenant et les deux reîtres à la cuisine.
Dès qu’il y fut, sans s’occuper du renfort d’arrivants qui encombrait la porte, il se glissa auprès de Bois-Doré, qui fricassait de son mieux avec madame Pignoux, se disant que plus tôt l’ennemi serait à table, plus tôt s’offrirait quelque chance d’évasion.
— Te voilà, mon enfant ? dit le marquis à voix basse ; ils ne t’ont pas maltraité ?
— Non, non, répondit Mario, nous sommes au mieux, le capitaine et moi. Laisse-moi t’aider, mon père. Nous pourrons causer pendant qu’ils ne songent pas à nous.
— Très-bien, mais ne nous regardons pas ; vois comme je fais pour parler à l’hôtesse. — Madame Pignoux, cria-t-il, passez-moi le beurre !
Et il ajouta tout bas :
— Qu’est-ce qui arrive encore sur la porte, ma bonne femme ?
— Une dame qui descend de cheval. Ne vous retournez pas, si par hasard elle vous connaît.
— Petit, de la muscade ! reprit le marquis en frappant sur l’épaule de Mario.
Et il lui dit dans l’oreille :
— Ne te retourne pas non plus. — Madame Pignoux, ajouta-t-il en se penchant vers l’hôtesse, tâchez de voir sa figure.
— Je ne la reconnais pas, répondit la Pignoux ; elle a un tas de cheveux et de panaches… C’est une forte femme !
LIV
Nos trois personnages étaient placés dans le fond de la cuisine, le long du fourneau, le dos tourné à la porte et la figure vers une fenêtre du rez-de-chaussée, devant laquelle ils voyaient passer et repasser au dehors la silhouette des reîtres montant la garde l’arme au bras.
Il y en avait deux sur chaque face de la maison, luxe inutile, car cette maison n’avait que deux portes : celle qui donnait sur la route et celle du garde-manger, qui donnait sur un petit jardin clos de haies.
Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étaient solidement grillées. Il ne fallait donc pas espérer sortir de vive force.
Et pourtant, le marquis soupirait d’impatience.
— Ah ! mon fils ! disait-il à Mario, pourquoi es-tu ici ? Avec ce bon grand couteau de cuisine, je saurais bien me débarrasser des deux sentinelles qui se croisent là devant la porte de l’office. Mais avec toi… je n’oserais, je suis lâche.
— Et, si mon homme était là, ajoutait madame Pignoux, tout vieux qu’il est, il ferait bien l’affaire des deux autres, avec Jacques ! Mais j’ai bien peur qu’ils ne l’aient tué, mon bon valet !… Ah ! Dieu ! le voilà ! voyez comme ces démons l’ont arrangé ! Il est tout en sang !
Jacques le Bréchaud, ainsi nommé parce qu’il était brèche-dents, était laid, sournois et rageur, mais courageux et dévoué.
— Ne faites pas attention, dit-il, et donnez-moi un torchon pour que je m’essuie la figure.
— Mais ils t’ont fendu la tête, mon pauvre ami ! dit le marquis en lui passant son mouchoir à dentelle, qui était resté dans la poche de ses chausses.
Mario s’empara du mouchoir, qui les eût fait reconnaître pour des seigneurs, et le jeta dans le fourneau ardent, où il disparut comme une allumette.
Jacques essuyait son sang et bandait sa blessure avec une serviette.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il à madame Pignoux ; ils m’ont laissé revenir ici pour les servir ; donnez-moi le tranche-lard, et la nuit ne se passera pas sans que j’en aie étripé quelques-uns.
— Tu te feras tuer, dit l’hôtesse.
— Ça ne fait rien, répondit Jacques.
— Mais tu nous feras tuer aussi !
— Jacques, dit le marquis, vois cet enfant et ne dis mot. Fais-le sortir si tu peux, mais sois prudent si tu nous aimes.
Jacques regarda Mario en dessous, et, sans répondre, il alla à plusieurs reprises dans le garde-manger, comme pour son service, mais en effet pour examiner les reîtres qui montaient leur garde avec la régularité de deux automates.
— Ces chiens d’Allemands ! dit-il au marquis, ça ne dort pas, ça ne boit ni ne mange, tant que ça n’a pas tué tout le monde.
— Et ça connaît la discipline ! répondit le marquis avec un soupir. Ah ! il ne faut pas se le dissimuler, les reîtres sont de rudes soldats ! Si le bon Henri en avait eu dix mille, il eût été roi dix ans plus tôt !
— Cuisine, mon père, cuisine ! dit Mario, le lieutenant te regarde !
— Il peut me regarder, mon fils ! je sais manier la queue d’une casserole aussi bien que maître Pignoux lui-même.
— C’est la vérité, dit l’hôtesse ; on jurerait que vous avez étudié !
— J’ai étudié en campagne, madame Pignoux ; j’ai fricassé, l’épée au flanc et le casque en tête, pour mon Henri ! Qui m’eût dit que je fricasserais pour un Macabre et pour sa moitié ? Quelque gaupe, j’imagine !
En ce moment, la voix de madame Proserpine s’éleva au-dessus des autres, qui l’avaient couverte jusque-là.
— Pouah ! comme ça sent le graillon brûlé ! criait-elle ; c’est une infection ici ! Montons, montons vite ! Allons donc, lieutenant, donnez-moi la main, sacrebleu !
M. de Bois-Doré et son fils se regardèrent et baissèrent aussitôt le nez sur leurs casseroles.
Cette amazone, qui, après avoir causé et discuté confidentiellement avec le capitaine et le lieutenant sur le seuil de l’auberge, traversait maintenant la cuisine en se carrant dans son riche costume de guerrière, et en agitant, sous son feutre à plumes bariolées, sa volumineuse crinière d’un blond ardent, cette madame Proserpine, épouse plus ou moins légitime du capitaine Macabre, c’était l’ancienne gouvernante du marquis, c’était l’ennemie personnelle de Mario, c’était la Guillette Carcat de La Châtre, c’était la Bellinde de Briantes.
— Nous sommes perdus, pensa le marquis ; elle va nous reconnaître !
— Nous sommes sauvés, pensa Mario ; elle ne nous reconnaît pas !
Et, pour mieux se déguiser, il s’enveloppa aussi d’un tablier à pièce qui lui montait jusqu’au menton, et passa, sur ses joues roses, ses petites mains frottées de charbon.
Bellinde passa sans se retourner. Mais il n’y avait pas moyen de songer à la fuite. Madame voulait être servie à l’instant.
L’ex-gouvernante, prude et sucrée, avait subi une rapide métamorphose. En devenant la compagne d’un vieux routier, elle avait pris les manières soldatesques et le ton impérieux et violent, qui, en somme, était l’expression de sa véritable nature, comprimée et fardée depuis longtemps à Briantes. Sa personne s’était développée avec la même exubérance. N’étant plus forcée de savourer en secret les liqueurs et les friandises dérobées, elle s’était livrée avidement à sa gourmandise. Abondamment pourvue d’argent, de vivres et de boissons par les soins de Macabre, qui prenait la part du lion dans le pillage, elle noyait chaque jour, dans la fumée des festins, le remords et le dégoût d’appartenir à une espèce de monstre.
Le plaisir de ne rien faire que chevaucher et commander était aussi pour elle une compensation. Les intempéries et les intempérances de sa nouvelle vie d’aventurière avaient donc altéré ses traits et presque subitement doublé son embonpoint. Sa figure, naturellement colorée, avait déjà pris les tons marbrés de la débauche et le violacé de la pléthore. Fière de sa riche crinière rousse, elle l’étalait sur ses épaules avec une affectation ridicule, et se couvrait sans discernement de tous les objets conquis par maître Macabre, en trahison bien plus souvent qu’en franche guerre.
Madame était donc fort pressée de manger et de boire après une assez longue chevauchée, et se faisait fête de connaître, enfin, la bonne cuisine de M. Pignoux, qu’elle avait entendu vanter si souvent à Briantes.
Peu lui importait que vingt-cinq bons soldats (très-méchants drôles, d’ailleurs, il ne faudrait pas s’y tromper) attendissent à la porte, le ventre creux. Le mécontentement que ses façons d’agir leur causaient ne la préoccupait nullement ; elle ne doutait de rien, son amant imbécile lui ayant donné le grade de lieutenant et le commandement d’une partie de sa bande, qu’elle associait à ses profits quand elle était de bonne humeur, et qui, en somme, lui était dévouée par intérêt.
Les quinze nouveaux bandits qu’elle avait amenés, et qui prirent possession de la cuisine, tandis que les autres étaient relégués à l’écurie ou commandés pour le guet et la garde montante, se montrèrent tout d’abord très-pressés de la faire servir ; ils comptaient sur ses restes, et, tandis que les uns dressaient la table en bousculant et injuriant les valets, les autres talonnaient le chef Bois-Doré, sa prétendue femme et Mario, le marmiton improvisé, pour qu’ils eussent à satisfaire la lieutenante au plus vite.
Voilà pourquoi il ne fallut plus songer à échanger des observations, ni à regarder la porte. Il fallait cuisiner, et l’on cuisinait à tour de bras.
Ce fut une des aventures de la vie du marquis où il se montra à la hauteur des événements.
Il fit des ragoûts dignes d’un meilleur sort, saupoudra et dressa les mets, graissa la poêle et fit sauter l’omelette avec des allures d’une maestria qui finit par imposer le respect à ces mécréants, en dépit de leur impatience.
Au moment de servir la soupe, le marquis vit Jacques Bréchaud allonger le bras comme pour saler sur nouveaux frais. Il repoussa machinalement cet inutile concours ; mais l’insistance du brèche-dents l’étonna, et, lui saisissant la main, il trouva à son sel un aspect singulier.
— Laissez donc faire, dit Jacques, ils aiment ça, la soupe salée !
Et il avait un sourire étrange qui frappa tout à fait le marquis.
— Jacques ! lui dit-il tout bas, pas de poison : c’est lâche, et la lâcheté porte malheur ! Dieu seul peut nous sauver. Ne fâchons pas Dieu !
Jacques laissa tomber la mort-aux-rats dont il s’était promis d’assaisonner la soupe des aimables hôtes du Geault-Rouge. L’élan généreux et romanesque du marquis lui parut inexplicable ; mais il en subit l’ascendant avec une sorte de terreur superstitieuse.
Bois-Doré venait de remettre le potage et tout le premier service aux pages barbus de madame Proserpine ; il respirait un peu ; on semblait disposé à lui laisser un peu plus de liberté.
Mario même allait de temps en temps jusqu’au seuil, et il eût pu fuir en cet instant, en ayant l’air d’aller chercher du bois sous le hangar ; mais il se garda bien de dire le fait à son père. Celui-ci eût exigé qu’il en profitât, et, pour rien au monde, l’enfant n’eût voulu se séparer de lui.
— Si l’on doit tuer mon père, pensait-il, je veux mourir avec lui ; mais, jusqu’à la fin, je garderai l’espoir de le sauver.
Madame Pignoux commençait aussi à espérer. Les hommes de la lieutenante paraissaient encore plus effrontés, mais un peu moins sinistres que ceux qui les avaient précédés dans la cuisine.
Ils étaient presque tous Français et jeunes. Ils commandaient avec autant de cynisme que les autres ; mais il y avait dans leurs manières une sorte de gaieté qui pouvait faire croire à un fonds de bonhomie, ou, tout au moins, à un moment d’oubli.
Mais un ordre venu du haut de l’escalier tomba comme la foudre sur les captifs : madame Proserpine mandait maître Pignoux et sa femme en sa présence.
— J’irai, j’y vais, j’y cours ! s’écria l’hôtesse en montant l’escalier.
Et, se présentant à la lieutenante, elle lui demanda respectueusement ses ordres, en ayant soin de ne pas avoir l’air de la reconnaître, ou de l’accepter d’emblée pour une personne autrement importante que l’ex-promeneuse des petits chiens du marquis.
— Mes ordres sont que votre mari comparaisse aussi, répondit la Bellinde flattée de la soumission de madame Pignoux. Allez le chercher, ma bonne femme.
— Excusez-moi, dit la Pignoux, mon homme est dans son coup de feu, et trop enfumé pour se montrer en tablier et en bonnet sales devant une dame comme vous.
— Te crois-tu donc plus ragoûtante, vieille pendarde ? cria le capitaine. Va, on ne m’en donne point à garder. Je veux voir la figure de ton bélître de mari, et il n’y a point d’excuse qui serve. Et vous autres, mes drôles, dit-il aux servants de la Proserpine, d’où vient que, quand votre lieutenante commande quelque chose, vous vous le faites dire deux fois ? Mort de ma vie ! faudra-t-il que j’aille quérir moi-même ce double traître ?
Au même instant, Bois-Doré, à qui déjà l’on avait fait monter de force l’escalier, fut poussé dans la salle, et si rudement, qu’il faillit aller tomber aux genoux de la Proserpine.
Le pauvre Mario le suivait, tremblant de crainte pour lui et de colère contre les méchants reîtres. Si son vieux père fût tombé, l’enfant eût perdu patience et se fût fait mettre en pièces pour le défendre.
Heureusement pour tous deux, le marquis ne perdit pas la tête et se résolut à tout braver, remettant son destin au succès de son déguisement.
Le hasard voulut que Proserpine ne fît nulle attention à ses traits. Elle connaissait fort bien le véritable Pignoux ; elle ne daigna pas lever les yeux sur lui tout de suite, distraite qu’elle était par les hommages archi-familiers que lui adressait le lieutenant Saccage, lequel, placé à côté d’elle, profitait de tous les instants où Macabre ne les observait pas de trop près.
Le marquis put donc se placer derrière la Proserpine, dans l’attitude d’un respectueux serviteur qui attend des ordres, et, d’un mouvement adroit, il fit passer Mario derrière lui.
— Ah ! te voilà enfin, gibier d’estrapade ! s’écria le capitaine en frappant du poing sur la table. Ta crainte me vend ta traîtrise, et je vois clair dans tes mauvais desseins !
Bois-Doré, se croyant dévoilé, faillit envoyer le déguisement au diable et jouer du couteau de cuisine pour mourir au moins sans insulte ; mais Mario était là, qui glaçait son courage. Incertain du sens des paroles qui lui étaient adressées, il se garda de répondra et de faire entendre sa voix aux oreilles de la Proserpine.
Il se contenta de regarder fixement le Macabre d’un air assuré. C’était, à son insu, la meilleure attitude qu’il pût prendre.
— Voyons, parleras-tu ? hurla de nouveau le capitaine, qui paraissait inquiet et qui se sentait rassuré par son air de candeur. Tu fais le simple, mauvais drôle ! cependant, tu n’ignores point qu’en ne te présentant pas ici toi-même, et en te faisant tirer l’oreille pour te rendre à ton devoir, tu as manqué à toutes les règles et à toutes les bienséances de ton chien de métier.
Bois-Doré, décidé à ne point parler, fit une pantomime équivalant à un point d’interrogation, avec un mouvement de tête qui signifiait : « De quoi s’agit-il ? »
— As-tu perdu la parole, toi qui bavardais si bien tantôt ? reprit le Macabre ; ou ignores-tu, triple sot, que l’hôtelier doit, le premier, goûter largement aux plats et aux boissons qu’il présente ? Penses-tu que je suis si sûr de toi que je veuille m’exposer au poison ?… Allons, vite, détestable bête, avale-moi ce que tu vois sur cette assiette et dans ce gobelet, ou, mordieu ! je te fais avaler ma rapière.
En même temps, il montrait au marquis une assiette sur laquelle on avait placé un échantillon de tous les mets servis sur la table, et un gobelet rempli de vin pris dans tous les pots.
Le marquis fut grandement soulagé de voir de quoi il s’agissait, d’autant plus que la Proserpine ne le regardait pas au moment où il fut obligé de se pencher sur la table pour prendre l’assiette et le verre.
La coutume de faire goûter les mets par l’aubergiste était tombée en désuétude depuis la fin des grandes guerres civiles, du moins dans les provinces du centre ; les voyageurs n’exerçaient plus ce droit, non plus que les aubergistes ne revendiquaient celui de les désarmer à leur entrée dans la maison.
Mais Macabre agissait comme en pays conquis, et il n’y avait pas à discuter avec le droit du plus fort. Le marquis s’exécuta bravement, avec un sourire de dédain pour l’outrage infligé à sa loyauté. Il avala en silence le contenu de l’assiette et du verre, tout en lançant à Jacques Bréchaud un regard qui lui disait éloquemment :
« Jacques, tu vois que la générosité porte bonheur ! »
Et Jacques, qui adorait le marquis, se signa en retournant à la cuisine.
LV
Tout allait bien.
Macabre et ses acolytes, vaincus par le fier regard et le fier silence du majestueux cuisinier, étaient charmés, d’ailleurs, de pouvoir faire honneur à ses plats, et peut-être n’eût-il pas été forcé de se montrer de nouveau ; mais une malheureuse distraction de sa part vint tout gâter.
La Proserpine laissa tomber l’éventail de plumes qu’elle portait à sa ceinture en compagnie d’une daguette et de deux pistolets ; et, par une fatale habitude de galanterie dont il ne s’était jamais départi, même envers sa gouvernante, le marquis se baissa pour ramasser l’objet, qu’il présenta avec émotion, s’apercevant trop tard de sa bévue.
Il y eut un moment de surprise et d’incertitude dans les yeux de la Proserpine, un moment long comme un siècle ; enfin, la dame s’écria en portant la main à ses pistolets :
— Je veux mourir de la grand’mort, si c’est là maître Pignoux !
— Quoi ? qu’est-ce à dire ? s’écria à son tour le Macabre. Arrive ici, vieux fricotier, et montre ton sale museau à la compagnie. Par la mort-diable ! s’il y a ici quelque supercherie et qu’un vil gâte-sauce ait usurpé les fonctions de maître-queux, je prétends faire de son cuir une écumoire.
Le marquis n’écouta pas les menaces du brigand ; il sentit que le moment de la crise était venu, et poussa Mario hors de la salle, en lui disant :
— Va donc en bas, toi ! ma femme t’appelle !
Puis il se présenta résolûment en face de la Proserpine et la regarda avec cette suprême dignité que l’homme de cœur est seul capable d’invoquer contre de lâches adversaires.
Malgré le grotesque accoutrement de son maître, la servante Bellinde ne put se défendre d’un sentiment de respect et de remords. Elle tenait dans ses mains la vie de celui qu’elle voulait humilier et piller, mais non pas faire tourmenter et égorger. Elle hésita encore un instant, et dit :
— Ma foi, maître Pignoux, je vous reconnais à cette heure ! mais par la mordi ! vous êtes bien changé ! Vous avez donc fait une grosse maladie ?
— Oui, madame, répondit Bois-Doré touché de ce bon mouvement : j’ai eu beaucoup de fatigue dans ma maison depuis que j’ai été forcé de me séparer d’une personne qui me servait fort bien.
— Je sais de qui vous parlez, reprit la Bellinde. C’était un trésor que vous avez méconnu et jeté à la porte comme un chien. Oui, oui, je sais comment la chose s’est passée. Tout le tort est de votre côté, et, à présent, vous en êtes aux regrets ! Mais il est trop tard, ma foi ! elle ne vous servira plus !
— Elle fera bien de ne plus servir personne, si elle peut s’en dispenser ; mais je me flatte que, en quelque situation qu’elle soit, elle n’a point oublié ma générosité envers elle. Je la quittai sans reproche et sans lésinerie, elle pourra vous le dire.
— Il suffit ; nous parlerons de ça plus tard. Servez-nous bien, et, pour ce, retournez à votre ouvrage, mon vieux. Allez !
En sortant, Bois-Doré la vit parler bas à un de ses hommes.
— Nous sommes sauvés ! dit-il à Mario dans l’escalier. Elle ne m’a pas trahi, et elle vient de donner l’ordre de nous laisser sortir !
Et, dans sa candeur, le marquis se dirigeait avec Mario vers la porte de la cuisine ; mais il s’était bien trompé : la Proserpine avait, au contraire, renouvelé l’ordre du blocus.
Il fallait donc feindre encore et s’occuper de la confection de la fameuse omelette aux pistaches.
Une heure environ s’écoula sans apporter de changement à cette burlesque et tragique situation.
On faisait grand bruit dans la salle. Macabre criait, jurait et chantait. C’était tantôt de la gaieté brutale et tantôt de la colère.
Voici ce qui se passait :
Le lieutenant Saccage était un homme positif et net comme son nom. Il trouvait absurde que l’on se préparât à un coup de main qui exigeait une marche rapide et silencieuse, par un souper qu’il savait bien devoir dégénérer en orgie.
Macabre était un bandit adonné à tous les excès qui étaient le véritable but de ses courses. Il n’avait pas, comme son lieutenant, les qualités du spéculateur, et, si je ne craignais de profaner les mots, je dirais que, dans sa vie d’aventures, il portait une sorte d’ivresse qui en était la poésie sombre et brutale. Il était aussi bohémien que larron, mangeant tout et n’étant riche que par crises.
L’autre amassait froidement et plaçait à mesure. Il entendait les affaires, ne donnait rien au plaisir et s’amassait une fortune. De nos jours, il eût été un fripon mieux posé : il eût filouté en habit noir et vécu dans le monde, au lieu de courir les routes et de détrousser les passants.
Chaque siècle a son trafic, et, dans les guerres civiles du XVIe et du XVIIe siècle, le brigandage s’était organisé en industrie régulière et en calculs positifs.
Saccage aspirait à se débarrasser du Macabre. Il n’eût osé l’attaquer de front ; mais il faisait comme M. le Prince avec le roi de France. Il poussait son maître dans le danger, comptant qu’une arquebusade l’emporterait et lui ferait la place nette.
Dans cette prévision, il tâchait de plaire à la Proserpine, gardienne de la caisse et des bijoux, et la dame, tout en ménageant l’époux de rencontre, ne décourageait pas l’époux en herbe que les hasards de la guerre pouvaient lui rendre utile à un moment donné.
Ce système de coquetterie commençait à être visible pour Macabre, et il se sentait partagé entre le besoin de se laisser mener par le nez et celui d’administrer une solide correction à sa déesse.
Il eût voulu aussi, à chaque instant, casser les brocs sur la tête de son rival, et cependant il sentait combien l’activité et la constante lucidité de ce lieutenant lui étaient nécessaires, à lui qui ne pouvait se résigner à être sobre et à vivre sur le qui-vive.
Si bien que, fatigué de cette alternative de colères et de réconciliations qui se renouvelait à chaque repue, le capitaine prit le parti de noyer ses soucis dans le vin clairet des coteaux de La Châtre, et commença, après avoir beaucoup déraisonné, à éprouver l’invincible besoin de faire un somme, le nez sur son assiette, dans un reste de pâté.
Alors, seulement, Saccage put parler raison à la Proserpine.
— Vous voyez, ma Bradamante, lui dit-il, que cet ivrogne n’est bon à rien, et, si vous m’en croyez, nous le laisserons dormir ici tout son soûl et courrons piller le susdit manoir. Au retour, demain, nous reprendrons ici ce beau capitaine, qui ne servirait maintenant qu’à gêner notre expédition.
Proserpine nourrissait une idée toute fraîche éclose, idée hardie et bizarre, dont elle n’avait garde de faire part au lieutenant.
Elle feignit d’acquiescer à son désir de tout préparer pour le départ.
— Allez faire manger la troupe, répondit-elle ; je vais veiller ce dormeur, et, s’il s’éveille, je le ferai boire pour qu’il reprenne son somme.
Saccage descendit à l’office, se fit livrer toutes les provisions en porc salé et conserves de gros gibier, puis passa à l’écurie, où ses hommes et ceux du capitaine s’étaient installés.
La distribution des vivres et surtout du vin fut faite sous ses yeux avec une prudente parcimonie ; il veilla lui-même à ce que la garde fût bien montée. Les hommes de Proserpine étaient attablés dans la cuisine et soupaient joyeusement de la copieuse desserte des officiers.
Pendant ce temps, la lieutenante fit monter le maître-queux, qui la trouva chauffant ses grosses jambes bottées, dans une attitude masculine.
Ils étaient seuls, car le capitaine ronflait dans son pâté.
— Asseyez-vous là, marquis, et causons, dit-elle d’un air affable assez risible. Il faut que vous connaissiez votre situation et la mienne, et je vous ferai voir bien des choses en peu de mots, car le temps presse.
Le marquis s’assit en silence.
— Il faut vous dire, reprit la dame-brigand, que, lorsque vous me renvoyâtes incivilement de votre gentilhommière, j’entrai au service de madame de Gartempe, qui s’en allait dans le pays Messin de Lorraine, où elle a des biens de conséquence.
— Je le sais, dit le marquis ; vous étiez là chez une dame fort qualifiée, et ce n’était point déroger. Comment se fait-il !…
— Que je l’aie si tôt quittée ? Je m’étais mis la dévotion en tête chez vous, parce qu’on aime à faire le contraire de ce que font les gens qui nous commandent ; et c’est pour cela que, trouvant ma grande dame trop exigeante pour ma conscience, je me tournai du côté des réformés, ce qui me servit à me faire chasser par elle, beaucoup plus durement que par vous, je le confesse !
» Sur ces entrefaites, il arriva au pays Messin un corps d’aventuriers de tous les pays, qui avaient servi ce brave capitaine que l’on appelle là-bas le bâtard de Mansfeld, et qui, battus sur l’autre rive du Rhin par les troupes catholiques de l’empereur cherchaient fortune en Alsace et en Lorraine.
» On avait grand’peur de ces gens-là, moi tout comme les autres ; mais le hasard me fit rencontrer parmi eux quelqu’un que vous voyez ici, et qui, ayant sauvé une bonne somme, venait de congédier ses soldats et songeait à revenir à Bourges pour s’établir et vieillir en paix.
» Il se rappelait si bien le Berry, que la connaissance fut bientôt faite et qu’il m’offrit son cœur et sa main.
» Je ne sais pourquoi j’hésitai à me lier ; mais en ce qui est très-assuré, mon cher marquis, c’est que votre château sera pris cette nuit et brûlé demain matin.
— C’est donc là véritablement le but de votre expédition ? dit le marquis affectant un grand calme. Est-ce vous qui avez suggéré cette idée au capitaine Macabre ? Je ne puis croire que vous soyez une personne vindicative et perverse à ce point.
— L’idée n’est pas venue de moi ; mais, sans le vouloir, je l’ai suggérée à cet animal rapace, pour lui avoir imprudemment parlé de votre trésor. À peine sut-il le fait, qu’il m’accabla de questions, et moi, sans savoir où il voulait en venir, je lui donnai assez de détails pour le convaincre qu’il serait facile de s’en emparer.
» À mes paroles imprudentes se joignirent des lettres que j’eus aussi l’imprudence de lui montrer. L’une venait de M. Poulain ; l’autre de Sanche. Tous deux me donnaient des nouvelles de M. d’Alvimar ; tous deux me croyaient encore dans ce qu’ils appellent les bons principes, et, comme il est utile d’avoir des amis partout, je me gardais de leur faire savoir en quelle compagnie je me trouvais.
» Si bien, mon cher marquis, qu’un beau jour Macabre s’en alla en Alsace et y retrouva plusieurs de ses anciens reîtres ; il en enrôla d’autres qui ne demandaient qu’à rentrer en campagne, et s’adjoignit le lieutenant Saccage, qui est un homme habile et infatigable, et, tout cela fait, il vint à Linières, d’où, avec quelques-uns des siens, il s’en alla, la nuit dernière, à Brilbault, donnant rendez-vous aux autres pour cette nuit à l’auberge isolée où nous voici. »
Bois-Doré écoutait avec grande attention, mais en cachant la surprise et l’inquiétude que lui causaient toutes ces découvertes.
En se rappelant les apparitions de Brilbault, il jeta machinalement les yeux sur la muraille de la salle où il se trouvait et vit se répéter la figure à gros nez crochu, à longue moustache et à morion empanaché du capitaine Macabre.
C’était bien là le profil qu’il avait vu à Brilbault, et nul doute que le recteur Poulain, qu’il avait cru y reconnaître, ne fût aussi de la partie. D’ailleurs, le marquis ne venait-il pas d’entendre de la bouche de Proserpine que d’Alvimar avait survécu au terrible duel de la Rochaille ?
Il s’abstint de toute réflexion, et se contenta d’interroger la dame, qui le confirma dans toutes ses appréhensions.
D’Alvimar avait vu avec horreur le huguenot Macabre à son lit de mort.
Mais Sanche avait fait serment de se joindre aux reîtres, avec ceux des bandits bohémiens qui voudraient le suivre, aussitôt que d’Alvimar aurait rendu le dernier soupir.
— Dès ce matin, ajouta Proserpine, Macabre est retourné à Thevet, où nous l’attendions, Saccage et moi, avec nos gens, et où nous étions campés hors la ville sans vouloir effrayer ni maltraiter personne. C’est ainsi que, grâce à la prudence et à la bonne discipline de nos aventuriers, nous avons pu faire plus de cent lieues à travers la France, sans être forcés de livrer bataille. Nous nous faisions passer pour des volontaires vendus au roi, et nous montrions un faux brevet. De cette manière, ceux de nos gens qui voudront aller chercher fortune dans le camp huguenot ou ailleurs pourront gagner le Poitou. Macabre compte leur donner carrière, sauf à tirer de son côté avec vos dépouilles, s’il voit nos cavaliers s’aventurer dans de trop mauvaises affaires. Donc, mon cher marquis, nous voici en mesure de vous ruiner, et, pour votre malheur, vous êtes venu vous jeter ici dans les mains de gens bien décidés à vous ôter la vie.
— C’est-à-dire que mon sort est dans les vôtres, répondit le marquis, et vous me le dites pour me faire comprendre la reconnaissance que je vous dois. Comptez, Bellinde, qu’elle ne se bornera point à des paroles, et que, si vous renoncez également à faire marcher sur Briantes, vous y trouverez plus de profit qu’à partager mes dépouilles avec cette bande de larrons.
— Pour cela, je vous l’ai dit, marquis, ce n’est pas moi qui dirige ; mais je puis vous aider à vous débarrasser du capitaine, et faire entendre raison au lieutenant, qui aime mieux l’argent que les coups.
— Donc, c’est ma rançon et celle de mon château que vous voulez. Évaluez d’abord celle de ma personne, laquelle est, je le confesse, sans défense, en votre pouvoir. Quant au château…
— Quant au château, vous pensez qu’une fois libre, vous le défendrez ! Aussi ne serez-vous point libre avant que nous en soyons sortis, à moins que…
— À moins que je ne paye ?
— À moins que vous ne signiez, monsieur le marquis ! car votre seing est sacré pour qui, comme votre fidèle Bellinde, connaît l’honneur d’un gentilhomme tel que vous.
— Que voulez-vous donc que je signe ? dit le marquis, facilement résigné toutes les fois qu’il s’agissait d’argent.
La Proserpine garda un instant le silence. Son visage prit une expression de malice diabolique, et cependant il s’y peignit, en même temps, une anxiété singulière, comme si elle eût rougi quelque peu de ses exigences.
— Allons, allons, lui dit le marquis, parlez et finissons vite, avant que votre compagnon s’éveille.
— Mon compagnon n’est pas mon époux, vous le savez, monsieur le marquis, reprit la lieutenante en minaudant. Il est fort laid et fort bête… et, bien que vous ne soyez pas plus jeune que lui, vous avez encore des agréments… auxquels je n’ai pas toujours été aussi insensible que je le paraissais.
— Quelles folies me contez-vous là, ma pauvre Bellinde ?… Allons, trêve de plaisanteries… Concluons !
— Je ne plaisante pas, marquis ! J’ai toujours eu la passion d’être une femme de qualité, et, s’il faut conclure, voici mon unique et dernier mot : Soyez libre ! pas de rançon ! Partez, courez défendre votre manoir, si je ne puis empêcher qu’on l’attaque, et, quel que soit le résultat de l’affaire, vous tiendrez la parole que vous allez m’écrire de me prendre pour votre femme légitime et légataire universelle.
— Ma femme, vous ! s’écria le marquis en reculant de stupeur ; y songez-vous ? ma légatrice ! quand Mario…
— Ah ! nous y voilà ! c’est le beau petit qui est l’achoppement. Mais soyez tranquille, j’aurai des bontés pour lui, s’il se conduit avec moi comme il le doit, et, à ma mort, votre bien pourra lui revenir, pourvu que je sois contente de lui.
— Bellinde, vous êtes folle ! dit le marquis en se levant ; à moins que tout ceci ne soit un jeu…
— Ce n’est point un jeu, et, mort de ma vie ! dit-elle en se levant aussi, si vous n’écrivez tout de suite ce que j’exige, j’éveille le capitaine et je fais monter mes gens !
— Faites-moi donc massacrer, si bon vous semble, répondit Bois-Doré : je ne me prêterai jamais à votre fantaisie ! Mais sachez que je ne me laisserai point égorger comme un mouton et que…
Le marquis, dégainant son couteau, s’était élancé vers la porte pour recevoir les assassins, que Bellinde, étranglée de dépit, s’efforçait en vain d’appeler, lorsque le Macabre se leva tout à coup en trébuchant, et lança à la tête de son épouse un broc qui l’eût tuée, s’il eût eu la main plus assurée.
— Détestable carogne ! s’écria-t-il en la poursuivant par la chambre ; ah ! tu veux épouser ton vieux marquis ? Tu me crois sourd peut-être, et tu ne sais pas que le capitaine Macabre ne dort que d’un œil et d’une oreille ! Reste-là, toi, marquis ! Je ne t’en veux point, car tu as refusé les offres de cette damnée Putiphar. Reste, dis-je ! Aide-moi à attraper la diablesse ! Je lui veux tordre le cou en bonne forme et faire un tambour de sa peau !
Malgré ces séduisantes invitations, le marquis, laissant les deux amants aux prises, s’était élancé dans l’escalier, et Mario, effrayé du bruit qui se faisait dans la salle haute, s’était aussi élancé vers lui. Mais ils ne purent ni remonter ni descendre.
D’un côté, Proserpine, poursuivie par le Macabre, qui l’assommait à coups de bâton de chaise, roulait sur eux dans l’escalier, de l’autre, les reîtres de la lieutenante accouraient pour apaiser cette scène conjugale.
Ce fut bientôt fait.
La Proserpine, échevelée, se releva et se jeta au milieu d’eux, qui, sans respect pour le capitaine, le saisirent assez brutalement, l’emportèrent dans la salle et l’y enfermèrent en se moquant de ses cris et de ses menaces.
La lieutenante, habituée à ces orages, ne fut pas longtemps non plus à se remettre.
À peine eut-elle avalé un verre de genièvre de Marche, que lui présenta un de ses pages, qu’elle chercha d’un œil d’oiseau de proie sa victime, réfugiée dans un coin.
— Le cuisinier, le cuisinier ! s’écria-t-elle. Amenez devant moi le cuisinier.
LVI
On amena le marquis et Mario, qui s’attachait à lui avec désespoir.
Bellinde reconnut l’enfant du premier coup d’œil, et sa figure, blêmie par la peur, s’empourpra d’une joie féroce.
— Mes amis, s’écria-t-elle, nous tenons le sanglier et le marcassin, et il s’agit ici d’une belle rançon pour nous, mais pour nous seuls, entendez-vous ? et sans partager avec les Allemands (elle appelait ainsi les reîtres du capitaine), ni avec M. Saccage et ses Italiens ! À nous, à nous seuls le Bois-Doré et son petit, et vive la France, tudieu ! Une plume, du papier, de l’encre ; vite ! il faut que le marquis signe sa rançon ! Je connais son avoir et je vous réponds qu’il ne m’en cachera rien ! Mille écus d’or pour chacun de ces braves, entends-tu, marquis ? et pour moi, la parole que je t’ai demandée.
— Pour toi, méchante femme, toute ma fortune, s’écria le marquis, pourvu que mon fils ait la vie sauve. Donnez, donnez la plume !
— Non pas, reprit la Proserpine. Ce n’est pas seulement ton bien que je veux, c’est ton nom, et tu vas signer la promesse de mariage.
Le marquis n’eut pas cru que cette diablesse oserait déclarer ses prétentions devant témoins.
Mais, bien loin d’en être scandalisés, les reîtres applaudirent comme à un très-bon tour, et le sang monta au visage de Bois-Doré, révolté du rôle abject et ridicule qui lui était assigné.
— Vous en demandez trop, madame, dit-il en levant les épaules ; prenez mon or et mes terres, mais mon honneur…
— C’est ton dernier mot, vieux fou ? Alors, ici, camarades ! une corde, et donnez-moi l’estrapade à ce marmot !
En parlant ainsi, l’odieuse fille montrait un grand croc de fer planté à la voûte de la cuisine et qui servait à suspendre les poids du tournebroche.
En un clin d’œil, on se saisit de Mario, qui cria au marquis :
— Refuse ! refuse, mon père ! je supporterai tout !
Mais le marquis était incapable de supporter, une seconde, la pensée de voir torturer son enfant.
— Donnez-moi la plume, cria-t-il, je consens ! je signe tout ce que vous voudrez !
— Donnons-lui toujours un ou deux sauts d’estrapade, dit l’un des bandits en commençant à attacher Mario ; ça rendra l’écriture du vieux plus coulante.
— Oui, faites ! répondit la Proserpine. Ce méchant enfant a bien mérité…
Le marquis devint furieux ; mais il s’apaisa aussitôt en regardant son pauvre enfant, qui pâlissait de terreur, malgré son courage.
Il n’y avait pas à faire résistance. Mario était tenu en joue.
Bois-Doré tomba aux pieds de la Proserpine.
— Ne faites pas souffrir mon enfant ! s’écria-t-il ; je cède, je me soumets, je vous épouse ; que voulez-vous donc de plus que ma parole ?
— Je veux ton seing et ton scel, répondit la Proserpine.
Le marquis prit la plume d’une main tremblante, et, sous la dictée de cette furie, il écrivit :
« Moi, Sylvain-Jean-Pierre-Louis Bouron du Noyer, marquis de Bois-Doré, je promets et jure à demoiselle Guillette Carcat, dite Bellinde et dite Proserpine… »
En ce moment, une effroyable rumeur se fit entendre, et les reîtres de Proserpine s’élancèrent vers la porte.
C’étaient les Allemands du capitaine qui, appelés par lui de la fenêtre, accouraient pour le délivrer. La garde était montée par les Italiens de Saccage, qui avaient ordre de ne laisser entrer ni sortir personne.
Ces trois corps étant toujours en querelle comme leurs chefs, ceux-ci les maintenaient en les séparant. Mais, cette fois, ce fut impossible ; Saccage, que les cris de Macabre avaient attiré aussi, et qui pensait que la Proserpine voulait en finir avec son tyran, s’efforçait d’empêcher que les Allemands ne lui portassent secours. Quant aux Français de la lieutenante, ils ne voulaient ni des uns ni des autres, et ils commencèrent tous à se colleter, sans faire encore usage de leurs armes, mais en s’injuriant avec fureur et se gourmant des pieds et des poings.
Ce vacarme était accompagné au bris des meubles dans la salle haute, où Macabre se débattait comme un diable pour se délivrer, et des cris aigus de la Proserpine, qui encourageait ses gens et commençait à craindre pour sa vie, s’ils avaient le dessous.
On pense bien que le marquis n’attendit pas l’issue de la lutte pour songer à la fuite. Il ne fit qu’un saut vers son fils pour le délier ; mais la corde était si artistement nouée, que dans son trouble, il ne pouvait parvenir à la défaire.
— Coupez ! coupez ! disait madame Pignoux.
Mais la main du vieillard était agitée d’un mouvement convulsif. Il craignait de blesser l’enfant avec le couteau.
— Laissez-moi donc faire ! dit Mario en les repoussant.
Et, avec adresse et sang-froid, il défit le nœud.
Le marquis le prit dans ses bras et suivit l’hôtesse et sa servante, qu’il vit courir vers l’office.
En s’élançant au dehors, il faillit tomber sur le seuil : un corps était étendu en travers ; c’était celui du Bréchaud. Il était mort ; mais près de lui gisaient deux reîtres, l’un transpercé d’une broche à rôtir, l’autre à moitié décapité par le tranche-lard. Jacques s’était vengé, et il avait dégagé le passage. Sa laide mais énergique figure avait une expression effrayante : elle semblait contractée par un rire de triomphe, et montrait ses crocs espacés comme si elle eût voulu mordre.
Le marquis vit rapidement qu’il n’y avait plus rien à faire pour le pauvre brèche-dents. Il tenait Mario serré contre sa poitrine et courait comme il pouvait.
— Mets-moi à terre, lui disait l’enfant, nous courrons mieux. Je t’en prie, mets-moi à terre !
Mais la marquis croyait entendre armer derrière lui les terribles pistolets à pierre, et il voulait faire de son corps un rempart à son fils.
Il se décida à le laisser courir aussi quand il se vit hors de portée ; et tous deux se hâtèrent vers le taillis où se cachait le toit demi-écroulé de l’ancienne hôtellerie.
Chemin faisant, ils virent courir aussi madame Pignoux et sa servante. Ces deux vieilles leur firent peine. Mais les appeler, c’était les perdre et se perdre avec elles. Elles coupèrent à travers champs, se dirigeant vers quelque cachette apparemment connue d’elles comme un bon refuge.
Les beaux messieurs de Bois-Doré sautèrent sur leurs chevaux et se gardèrent bien de descendre le Terrier par la route. Ils enfilèrent un de ces chemins étroits et bordés de hauts buissons de prunelliers qui serpentent entre les enclos.
La bataille des reîtres pouvait cesser brusquement. Ils étaient bien montés et capables de serrer de près leur proie ; mais le galop léger de Rosidor et de Coquet faisait peu de bruit sur la terre détrempée, et le chemin qu’ils suivaient se croisant avec les autres, les poursuivants devaient se séparer en plusieurs groupes pour chercher à les atteindre.
Il s’agissait avant tout, de gagner du terrain ; aussi les Bois-Doré ne songèrent-ils d’abord qu’à dérouter l’ennemi en s’enfonçant au hasard dans ce dédale de traînes boueuses qui s’encaissaient de plus en plus, à mesure qu’elles touchaient au fond de la vallée.
Au bout de dix minutes de triple galop, le marquis arrêta son cheval et celui de Mario.
— Halte ! lui dit-il, et ouvre ta fine oreille. Sommes-nous poursuivis ?
Mario écouta, mais le bruit des naseaux de son cheval essoufflé l’empêchait de bien entendre.
Il sauta à terre, s’éloigna de quelques pas et revint.
— Je n’entends rien, dit-il.
— Tant pis ! répondit le marquis ; ils ont fini de se battre, et ils doivent penser à nous. Vite à cheval, mon enfant, et courons encore. Il faut gagner Brilbault, où sont nos amis et notre monde.
— Non, mon père, non, reprit Mario, qui était déjà en selle. Il n’y a plus personne à cette heure à Brilbault. C’est à Briantes qu’il faut courir par la traverse. Oh ! je vous en prie, mon père, n’hésitez pas et ne doutez pas que je n’aie raison. Je suis bien assuré de ce que je vous dis.
Bois-Doré céda sans comprendre. Ce n’était pas le moment de discuter.
Ils gagnèrent en droite ligne le hameau de Lacs, à travers la grande plaine fromentale qui, appartenant tout entière à la seigneurie de Montlevy, n’était pas, à cette époque, divisée en plusieurs lots garnis de haies.
C’était marcher à la grâce de Dieu, en pays découvert et sans pouvoir aller vite ; car, en beaucoup d’endroits, les chevaux entraient jusqu’aux genoux dans la terre labourée.
Nos fugitifs firent cependant la moitié du trajet sans entendre aucune bande de cavaliers sur le chemin, qu’ils suivaient à peu près parallèlement, à une distance de deux ou trois portées d’arquebuse.
C’était, dans la pensée du marquis, un assez mauvais signe. La querelle des reîtres n’avait pas dû se prolonger jusque-là. Du moment que les Allemands auraient vérifié que Macabre n’était pas assassiné, mais seulement enfermé pour cause d’ivresse, tout devait s’apaiser, et la Proserpine n’était pas femme à oublier les captifs, dont elle espérait tout au moins une bonne rançon.
— Si l’on ne descend pas sur nous par la route frayée, pensait le marquis, c’est que l’on nous a vus traverser la plaine, c’est que l’on nous attend aux abords de la taille de Veille, par les chemins creux que la Bellinde peut fort bien connaître. Peut-être ces coquins sont-ils plus près de nous que nous ne pensons ; car le brouillard s’épaissit, et je commence à ne plus savoir si ces ombres que je vois là-bas sont des têteaux de chêne ou des cavaliers au repos qui nous attendent.
Il arrêta encore Mario pour lui faire part de ses appréhensions.
Mario regarda les arbres, et dit :
— Marchons ! marchons ! il n’y a point là de cavaliers.
Les fugitifs reprirent leur course. Mais, comme ils passaient le long de la taille qui, à cette époque, s’étendait jusqu’à la métairie d’Aubiers, ils se trouvèrent subitement pressés par un groupe de cavaliers qui débouchaient à leur droite et qui leur criaient : « Halte ! » d’une voix retentissante.
C’étaient bien des voix françaises, mais les aventuriers de la Bellinde étaient Français.
Le marquis hésita un instant. Ces gens, encore couverts par l’obscurité du bois, n’étaient pas faciles à reconnaître, tandis que les Bois-Doré étaient assez loin de la lisière pour ne devoir pas échapper à leurs regards.
— Marchons toujours ! lui dit Mario. Si ce ne sont point des ennemis, nous le verrons bien !
— Vive Dieu ! répondit le marquis, ce sont les reîtres, car ils nous suivent ! Courons, courons, mon cher enfant.
Et il pensa en lui-même :
— Que Dieu donne des jambes à mes pauvres chevaux !
Mais les chevaux avaient trop couru dans la terre grasse pour n’avoir pas perdu leur première ardeur, et ceux qui les poursuivaient le serrèrent bientôt de si près, qu’à tout moment le marquis croyait entendre siffler les balles à ses oreilles. Il perdait du temps à vouloir, en dépit de Mario, se tenir derrière lui pour recevoir la première décharge.
Un cavalier mieux monté que les autres l’atteignit presque et lui cria :
— T’arrêteras-tu, larron, et faudra-t-il que je te tue ?
— Dieu soit loué, c’est Guillaume ! s’écria Mario ; je reconnais sa voix !
Ils tournèrent bride, et ne furent pas peu surpris de voir Guillaume s’élancer sur eux et faire mine de jeter le marquis à bas de son cheval.
— Hé ! mon cousin ! dit Bois-Doré, ne me reconnaissez-vous point ?
— Ah ! qui diable vous reconnaîtrait dans cet équipage ? répondit Guillaume. Qu’est-ce que vous avez donc là de blanc sur la tête, mon cousin, et quelle sorte de jupon portez-vous flottant sur la cuisse ? Je voulais avoir de vos nouvelles ; puis, vous voyant de près, je croyais bien reconnaître votre cheval et celui de Mario. Mais je m’imaginais voir en vous des voleurs qui emmenaient vos montures, peut-être après vous avoir assassinés ! Est-ce donc là Mario ? Vraiment, vous êtes accoutrés d’une étrange façon tous les deux !
— Il est vrai, dit le marquis en se rappelant son tablier de cuisine et son bonnet de toile, dont il n’avait encore eu ni le loisir ni la pensée de se débarrasser ; je ne suis point équipé en homme de guerre, et vous m’obligerez, mon cousin, de me faire donner un chapeau et des armes, car je n’ai au flanc qu’un couteau de cuisine, et nous pouvons avoir bataille d’un moment à l’autre.
— Tenez, tenez, dit Guillaume en lui passant son propre chapeau et les armes de son meilleur domestique, faites vite, et ne nous arrêtons point ; car il paraît que votre château est en danger.
Bois-Doré crut que Guillaume était mal renseigné.
— Point ! dit-il ; les reîtres étaient encore à Étalié, il y a une demi-heure.
— Les reîtres à Étalié ? s’écria Guillaume. En ce cas, nous ne risquons rien de courir, si nous ne voulons être pris entre deux feux !
Il n’y avait pas d’explications à échanger ; on reprit, en grande hâte, la plaine jusqu’à Briantes.
Le long du chemin, la troupe de Guillaume se grossissait des gens de Bois-Doré, lesquels, après de vaines recherches à Brilbault, avaient reçu les avis de la petite bohémienne, et revenaient à tout hasard, n’ajoutant pas beaucoup de foi à son message, et pensant que c’était quelque ruse de ses camarades pour dérouter les investigations.
Ils ne s’étaient décidés que parce que Pilar leur avait dit que leur maître était averti et allait revenir sur ses pas ; ne l’ayant pas vu au rendez-vous général de Brilbault, ils avaient pensé que, vrai ou faux, l’avis avait été donné au marquis, et qu’il était inutile de l’aller chercher à Étalié.
LVII
M. Robin n’avait pas cru un mot du récit de Pilar. Il s’était néanmoins mis en route, avec son escorte, mais sans se presser beaucoup, et on pouvait craindre qu’il n’eût rencontré les reîtres, car on arriva en vue de Briantes sans qu’il eût rejoint.
On s’inquiétait aussi de maître Jovelin, qui était parti le premier de Brilbault avec cinq ou six hommes de Briantes, et que l’on s’étonnait de ne pas rattraper, bien que l’on marchât très-vite : si vite, que ces réflexions furent faites par chacun sans que l’on prît le temps de se les communiquer.
J’ai lu, dans bien des romans, de longues conversations entre les personnages, pendant que les chevaux fendent le vent et dévorent l’espace ; mais je n’ai jamais vu, dans la réalité, que la chose fût possible.
Bien qu’il ne fût guère qu’une heure du matin, on vit clair comme en plein jour en traversant le village. Les bâtiments de la ferme du château étaient la proie des flammes.
À cette vue, personne ne douta plus, et l’on s’élança à l’assaut de l’huis, qui était fermé et défendu par Sanche et quelques bohémiens rassemblés par lui à la hâte, dès qu’il avait entendu le galop des arrivants.
— Que faisons-nous là, mon cousin ? dit Guillaume au marquis. Nos gens s’emportent par trop de courage et n’attendent le commandement de personne. Nous allons y perdre nos meilleurs valets, peut-être sans profit ! Avisons à faire de l’ouvrage qui serve.
— Oui, certes, répondit Bois-Doré, occupez-vous de les retenir. Ce n’est pas un moment de plus ou de moins qui empêchera ma grange de brûler ; j’aime mieux la vie de ces bons chrétiens que toute ma récolte. Rappelez-les, et les apaisez ! Je me veux d’abord occuper de cet enfant qui m’inquiète.
En parlant ainsi, le marquis emmenait Mario un peu à l’écart.
— Mon fils, lui dit-il, donnez-moi votre parole de gentilhomme de ne point avancer que je ne vous appelle.
— Eh quoi ! mon père, s’écria Mario consterné, vous me parlez comme faisait tantôt Aristandre, et vous me traitez comme un tout petit enfant ! Sont-ce là les leçons d’honneur et de vaillance que vous me donnez aujourd’hui, vous qui… ?
— Silence, monsieur ! obéissez ! dit le marquis parlant pour la première fois avec autorité à son bien-aimé. Vous n’êtes point encore en âge de vous battre, et je vous le défends !
De grosses larmes vinrent aux yeux de l’enfant. Le marquis détourna les siens pour ne pas les voir, et, laissant Mario au milieu d’une petite réserve de ses bons serviteurs, il courut rejoindre Guillaume d’Ars, qui avait réussi à ramener l’ordre et l’obéissance dans sa troupe.
— Il est très-inutile, lui dit le marquis, d’essayer de forcer l’huis : avec deux hommes, il peut être défendu une heure, à moins que nous ne voulions sacrifier une vingtaine des nôtres. Ah ! mon cousin, c’est fort bien fait de fortifier ses entrances, mais c’est fort mal commode lorsqu’il s’agit de rentrer chez soi. En cet endroit, le fossé a quinze pieds de profondeur, et vous voyez que les talus ne permettraient pas aux nageurs d’aborder sans être foudroyés par le moucharabi. Savez-vous ce qu’il faut faire ? Regardez ! La grange est écroulée. Eh bien, elle a dû tomber dans le fossé et le combler en partie. C’est par là qu’il faut entrer. J’y vais avec mon monde. Restez ici comme si vous cherchiez des planches et des engins pour remplacer le pont levé, et ce, pour tromper l’ennemi, que vous empêcherez de fuir quand nous tomberons sur lui. Nous autres, mes amis, dit-il à ses gens, nous filerons sans bruit derrière le mur, dont l’ombre nous cachera, malgré le grand feu qui consume nos gerbes.
Le plan du marquis était fort sage, et ce qu’il prévoyait avait eu lieu. Le fossé était comblé en partie et le mur écroulé par la chute de la grange. Mais il fallait passer sur les décombres en feu et à travers des vagues de flamme et de fumée. Les chevaux, effrayés, reculèrent.
— À pied, mes amis, à pied ! cria le marquis en s’avançant au galop dans cet enfer.
Le seul Rosidor s’y jeta avec intrépidité, franchit tous les obstacles avec une adresse miraculeuse, et, sans s’inquiéter d’y griller sa belle crinière et les rubans dont elle était tressée, il porta vaillamment son maître au milieu de l’enceinte.
Le marquis ne risquait rien pour sa riche chevelure. Elle était restée sous les fagots, à l’auberge du Geault-Rouge.
Ses valets, déjà fort animés par le désir de retrouver et de délivrer ou de venger leurs familles, furent électrisés par le courage de leur maître, et plusieurs le suivirent d’assez près pour l’empêcher de tomber aux mains de l’ennemi.
Mais, au moment où le gros de la troupe s’engageait dans les décombres embrasés, un cri d’alarme, poussé par un des paysans qui la composaient, arrêta tous les autres et les fit reculer avec terreur.
Le grand pignon, encore debout, de la grange, subissant l’action d’une chaleur intense, venait de craquer et, se courbant, menaçait d’écraser quiconque essaierait de passer. Une seconde d’attente, et on allait le voir tomber ; alors on passerait, quelque difficile que fût l’escalade. Voilà ce que chacun pensa, et tout le monde attendit. Mais les secondes, les minutes même se succédaient, et le pignon ne tombait pas. Or, ces secondes et ces minutes-là étaient des siècles, dans la situation où se trouvait, en cet instant, le marquis.
Seul avec une dizaine des siens, il tenait tête à toute la bande des bohémiens, encore composée d’une trentaine de combattants.
Quatre heures s’étaient écoulées depuis l’évasion de Mario sous la sarrasine, et, depuis ces quatre heures, les bandits n’avaient pas songé seulement à se repaître.
À la première ivresse de leur victoire et à la première satisfaction de leur appétit avait bientôt succédé l’espoir opiniâtre de s’emparer du château. Ils avaient essayé tous les moyens de s’y introduire par surprise. Plusieurs y avaient péri, grâce à la vigilance d’Adamas et d’Aristandre, secondés par la présence d’esprit, les bons conseils et l’activité de Lauriane et de la Morisque. Voyant leurs efforts inutiles, ils avaient mis le feu à la grange, dans l’espérance d’engager les assiégés à faire une sortie pour sauver les bâtiments et les récoltes. Ce ne fut pas sans y dépenser des trésors d’éloquence que le sage Adamas réussit à retenir Aristandre, qui voulait se jeter dans le piége tête baissée. Il avait même fallu que Lauriane employât son autorité, et lui démontrât que, s’il succombait dans son entreprise, tous les malheureux renfermés dans le château, à commencer par elle, étaient perdus sans retour.
Depuis une heure que la grange brûlait, Aristandre, exaspéré, avait épuisé tous les jurements et toutes les imprécations de son vocabulaire. Condamné au repos, il rongeait son frein et maudissait même Adamas et Lauriane, et Mercédès par-dessus le marché, et Clindor, qui prêchait aussi la patience, enfin tous ceux qui l’empêchaient d’agir, lorsque Adamas, grimpé au faîte de la tour-escalier, lui cria de la lanterne :
— Monsieur est là ! monsieur est là ! Je ne le vois pas ; mais il est là, j’en réponds ! car on se cogne, et je suis sûr d’avoir reconnu sa voix par-dessus toutes les autres.
— Oui ! oui ! s’écria Mercédès d’une des fenêtres du préau ; Mario est là, car le petit chien Fleurial est comme un fou ; il l’a senti. Voyez ! Je ne peux pas le tenir !
— Aristandre ! s’écria Lauriane, sortez ! Sortons tous, il est temps !
Aristandre était déjà sorti. Sans s’inquiéter d’être suivi ou non, il s’élançait aux côtés du marquis et le débarrassait de La Flèche, qui, souple comme un serpent, avait sauté en croupe derrière lui et l’étouffait dans ses bras maigres et nerveux, sans réussir toutefois à le désarçonner.
Aristandre saisit le bohémien par une jambe, au risque d’entraîner le marquis avec lui ; il le jeta à terre, le foula sous ses pieds, en ayant bien soin de lui enfoncer les côtes ; puis, le laissant là, évanoui ou mort, il se jeta sur les autres.
Les domestiques du château étaient sortis aussi, même Clindor, et même le pauvre petit Fleurial, qui avait échappé aux bras de la Morisque éperdue, et qui se jeta dans les jambes du marquis, bien empêché de s’en apercevoir, puis, enfin, disparut dans le tumulte pour aller chercher Mario.
Lauriane, armé et exaltée, voulait sortir aussi.
— Au nom du ciel, dit Adamas en se jetant au devant d’elle, ne faites pas cela ! si monsieur voit sa chère fille dans le danger, il en perdra l’esprit, et vous serez cause qu’il se fera tuer. Et d’ailleurs, voyez, madame ! me voilà seul pour fermer la porte, ce qui peut sauver les nôtres. Sait-on ce qui peut arriver ? Rester pour m’aider au besoin !
— Mais la Morisque est sortie ! s’écria Lauriane. Vois, Adamas, vois ! cette brave fille cherche Mario. Elle suit le petit chien ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Mercédès, revenez ! vous allez vous faire tuer !
Mercédès n’entendait rien au milieu de la bataille. D’ailleurs, elle n’eût rien voulu entendre : elle ne songeait qu’à son enfant. Elle traversait littéralement le fer et le feu ; elle eût traversé le granit.
Le marquis et Aristandre, vaillamment secondés, furent bientôt maîtres du terrain, et commencèrent à refouler les bandits, partie du côté des ruines de la grange, partie du côté de l’huis. Ceux qui passèrent sous le grand pignon, sans s’inquiéter de sa chute imminente, furent reçus à coups de pique et de pieu par les vassaux de Bois-Doré, qui avaient commencé à franchir ce passage redouté.
On en tua et l’on en prit plusieurs. Les autres rebroussèrent chemin, et, longeant les murailles, toute la bande, qui ne comptait plus qu’une vingtaine d’hommes valides, se trouva engouffrée sous la voûte de l’huis.
— Éteignez le feu ! cria Bois-Doré, qui voyait l’incendie gagner les autres bâtiments de la ferme, et laissez-nous achever la vau-de-route de cette canaille !
En parlant ainsi, il s’adressait aux paysans et aux femmes et enfants qui s’étaient décidés à sortir du château, et il courait avec ses domestiques à la voûte de l’huis, où un étrange conflit venait de s’engager entre les bandits en fuite et Sanche, resté seul gardien de la sortie.
Sanche avait une seule idée, une idée implacable. Il avait vu Mario hors de portée, placé par le marquis derrière une maison du bourg avec une escorte. L’enfant était bien abrité et bien gardé. Mais il était impossible qu’à un moment donné, il ne sortît pas de cette retraite et ne s’engageât pas à la portée de l’arquebuse.
Sanche était là en arrêt, le canon de son arme appuyé sur un créneau du moucharabi, le corps bien caché, l’œil fixé sur le coin du mur d’où sa proie devait sortir tôt ou tard. Le sombre Espagnol avait pour lui le formidable avantage qu’aucune préoccupation pour sa propre vie ne le détournait de son but. Il n’avait en tête aucun souci du lendemain, ni même de l’heure qui s’écoulait, grosse de périls. Il ne demandait au ciel qu’une minute pour savourer et accomplir sa vengeance.
Aussi, lorsque les bohémiens en déroute vinrent se heurter en hurlant, l’épée dans les reins, contre les pieux massifs de la sarrasine, Sanche ne bougea non plus que les pierres de la voûte. Ce fut en vain que des voix furieuses et désespérées lui crièrent :
— Le pont ! La herse ! Le pont !
Il fut sourd ; que lui importaient ses complices !
Les bohémiens furent forcés de s’élancer dans la manœuvre pour essayer de se délivrer. Leurs femmes et leurs enfants poussaient des cris lamentables.
C’était la contre-partie de la scène de terreur et de confusion qui avait eu lieu en ce même endroit, quelques heures auparavant, parmi les vassaux éperdus de la seigneurie.
Bois-Doré, toujours à cheval et entouré des siens, tenait désormais en cage tous les débris de cette horde d’assassins et de voleurs. Leurs femmes, devenues furieuses pour défendre leurs enfants, se retournaient contre lui avec la rage du désespoir.
— Rendez-vous ! rendez-vous tous ! s’écria le marquis pris de pitié ; je fais grâce à cause des enfants !
Mais personne ne se rendait : ces malheureux ne croyaient pas à la générosité du vainqueur ; ils ne comprenaient pas la bonté, — chose rare chez les seigneurs de cette époque, il faut en convenir.
Le marquis fut forcé d’arrêter ses gens pour empêcher, comme il l’a dit depuis, un massacre des innocents, si tant est qu’il y eût des innocents parmi ces petits sauvages, déjà dressés à toute la perversité dont ils étaient capables.
Enfin, la sarrasine fut levée et le pont s’abaissa.
Guillaume, aussi généreux que le marquis, eût fait grâce aux faibles ; mais à la grande surprise de Bois-Doré, les fuyards passèrent sans obstacle. Guillaume et son monde n’étaient pas là.
— Mille noms du diable ! s’écria Aristandre, ces démons se sauveront. Sus ! sus ! courons-leur sus ! Ah ! monsieur, il fallait, pendant que nous les tenions là, les hacher comme de la paille !…
Et il s’élança à leur poursuite, laissant le marquis seul sous la voûte ouverte et dégagée, mais très inquiet de Mario, et ne pouvant lancer son cheval sur le pont dans la crainte d’écraser ses propres gens, qui étaient à pied et qui se jetaient en foule sur ce passage étroit pour atteindre les fuyards.
Enfin, le pont fut dégagé. Vainqueurs et vaincus s’élancèrent en avant. Le marquis put passer et vit venir à lui, sur sa droite, Mario, qui pensait pouvoir quitter sa retraite, maintenant que l’affaire semblait finie.
Quant aux bandits, tout danger paraissait dissipé en effet ; les fuyards ne songeaient qu’à s’échapper comme ils pouvaient dans toutes les directions ; quelques-uns se cachaient çà et là avec beaucoup d’adresse, tandis que les poursuivants passaient outre.
Un seul des vaincus n’avait pas bougé, et nul ne pensait à lui : c’était Sanche, toujours caché et agenouillé dans l’angle du moucharabi. De ce petit balcon à mâchecoulis, il eût pu faire tomber des pierres sur les Briantais, car il y avait toujours, dans la galerie de manœuvre, une provision de moellons bien mesurés à l’ouverture des mâchecoulis. Mais Sanche ne voulait pas trahir sa présence. Il voulait vivre encore quelques instants ; il regardait venir Mario et le visait à loisir, lorsqu’il vit, beaucoup plus près de lui et beaucoup plus à portée, le marquis à trois pas en avant du pont.
Il se fit alors en lui un violent combat. Quelle victime choisirait-il ? Il n’y avait pas alors de fusils à deux coups. Entre le père et l’enfant, la distance était trop courte pour permettre de recharger l’arme.
Dans sa lutte avec Aristandre, Sanche avait brisé un de ses pistolets et s’était vu arracher l’autre par ce vigoureux antagoniste.
Par un raffinement de vengeance, Sanche se décida pour Mario. Le voir mourir devait être plus cruel pour le marquis que de mourir lui-même.
Mais ce moment d’hésitation avait troublé l’équilibre de cette tranquille férocité.
Le coup partit et alla frapper, à un pied plus bas que la poitrine de Mario, monté sur son petit cheval, la Morisque, qui l’avait rejoint et qui marchait près de lui.
Mercédès tomba sans pousser un cri.
— À moi, à moi, mes amis ! s’écria Bois-Doré, qui se voyait seul avec son fils exposé aux coups d’ennemis invisibles.
Derrière lui accouraient seulement Lauriane et Adamas, qui, en voyant fuir les bandits, avaient abandonné la garde de l’huisset pour venir les rejoindre.
Tandis qu’avec Mario éperdu, ils relevaient de terre la pauvre Morisque, le marquis leva les yeux sur le moucharabi et vit s’y dresser la haute taille de Sanche, qui, reconnaissant la Morisque, cause première de la mort de son maître, se consolait un peu de n’avoir atteint qu’elle. Sans songer à fuir, il rechargeait son arme à la hâte.
Bois-Doré le reconnut aussitôt, bien que l’incendie n’éclairât que faiblement cette face de l’huis. Mais le marquis n’avait plus aucune arme chargée, et il se jeta à bas de son cheval pour rentrer sous la voûte et monter au moucharabi, jugeant avec raison que, de tous les ennemis auxquels il avait eu affaire jusque-là, le vengeur de d’Alvimar était le plus redoutable.
Sanche le vit accourir, devina sa pensée, et, sans s’occuper de lui envoyer des projectiles qui eussent pu tomber à côté de lui, il s’élança dans l’escalier de la manœuvre, résolu à le poignarder, son couteau étant la seule de ses armes qui ne fût pas, pour le moment, hors de service.
Bois-Doré allait franchir l’escalier, la pointe de l’épée levée, lorsqu’il sembla pressentir la conduite que devait tenir un aussi traître adversaire.
Il baissa la pointe en interrogeant chaque degré dans l’obscurité, devinant que Sanche se tenait courbé là et aux aguets pour se jeter sur lui en le faisant rouler en arrière. Il se prit donc d’une main à la rampe, mais sans assurer assez son corps.
Sanche, averti par le fer d’épée qui rencontra une marche, se releva, en franchit plusieurs d’un bond vigoureux, et vint tomber sur Bois-Doré, qu’il renversa et saisit à la gorge ; puis, lui mettant les deux genoux sur la poitrine :
— Je te tiens, maudit huguenot ! s’écria-t-il, et n’espère pas de merci, toi qui n’en as pas eu pour…
Avant d’achever sa phrase, il chercha la place du cœur, et, de l’autre main, il leva le couteau en disant :
— Pour l’âme de mon fils !
Le marquis, étourdi de sa chute, ne se défendait que faiblement, et c’était fait de lui, lorsque Sanche sentit sur sa figure deux petites mains hésitantes qui, tout à coup, le déchirèrent si cruellement, qu’il dut faire un mouvement pour s’en débarrasser.
D’ailleurs, une pensée rapide lui fit abandonner le marquis :
— L’enfant d’abord ! s’écria-t-il.
Mais cette parole fut tout à coup ravalée dans sa gorge, et cette pensée tout à coup brisée dans sa tête par une commotion effroyable.
Mario avait suivi le marquis. Il avait entendu sa chute. Il avait saisi à tâtons la face de Sanche. Il avait reconnu, au toucher, que ce n’était pas celle de Bois-Doré. Il avait posé le canon d’un pistolet arraché par lui, en passant, aux mains de Clindor, sur ce crâne poilu et rude, et avait tiré à bout portant.
Il avait vengé la mort de son père et sauvé la vie de son oncle.
LVIII
Le marquis ne sut pas tout de suite quel ange libérateur était venu à son secours.
Il se dégagea du corps de Sanche, dont les genoux pliés pesaient encore sur lui. Il étendit les bras au hasard, croyant être aux prises avec un nouvel ennemi qui l’avait manqué.
Ses bras rencontrèrent Mario, qui s’efforçait de le relever, en lui disant avec angoisse :
— Mon père, mon pauvre père, es-tu mort ?… Non, tu m’embrasses. Es-tu blessé ?
— Non, rien ! un peu foulé seulement, répondit le marquis. Mais que s’est-il donc passé ? Où est cet infâme ?…
— Je crois bien que je l’ai tué, dit Mario ; car il ne remue plus.
— Méfie-toi, méfie-toi ! s’écria Bois-Doré en se levant avec effort et en entraînant son bien-aimé au bas des degrés. Tant que le serpent a un souffle de vie, il veut mordre !
En ce moment, Clindor arrivait avec une torche, et l’on vit Sanche inerte et défiguré.
Il respirait encore, et un de ses grands yeux fauves, qui voyait confusément à travers son sang, semblait dire : « Je meurs deux fois, puisque vous me survivez ! »
— Quoi ! mon pauvre David, tu as tué ce Goliath ! s’écria le marquis dès qu’il commença à se ravoir.
— Ah ! mon père ! je l’ai tué deux minutes trop tard, répondit Mario, qui était comme ivre et qui recouvra aussitôt la mémoire avec la douleur : je crois que ma Mercédès est morte !
— Pauvre Morisque ! Espérons que non ! dit le marquis en soupirant.
Et ils repassèrent le pont pour aller la trouver, tandis que Clindor, qui, contre toute vraisemblance, craignait de voir Sanche se relever, traversait d’un fer de pertuisane la gorge de ce misérable cadavre.
La Morisque était debout. Elle ne voulait pas que l’on s’occupât d’elle, bien qu’elle eût de la peine à se soutenir.
Elle était douloureusement blessée : la balle avait traversé son bras droit, étendu sur le flanc de Mario au moment où le coup était parti ; mais elle ne songeait qu’à Mario, qu’elle ne voyait plus à ses côtés, et, quand elle l’y retrouva, elle sourit et perdit connaissance.
On la transporta au château, où Mario et Lauriane la suivirent en se tenant par la main et en pleurant amèrement, car ils la jugeaient perdue.
Le marquis resta dehors.
L’absence de Guillaume lui paraissait de mauvais augure, et il se porta en avant, croyant entendre, sur la hauteur, des bruits plus sérieux que ceux qui pouvaient provenir de la capture ou de la résistance de quelques fuyards.
À mesure qu’il avançait, les bruits devenaient plus alarmants, et, comme il atteignait le sommet du ravin, il vit revenir à lui une troupe en désordre, composée de vassaux d’Ars et de Briantes.
— Halte, mes amis ! leur cria-t-il. Que se passe-t-il donc, et d’où vient que de braves gens comme vous semblent tourner les talons ?
— Ah ! c’est vous, monsieur le marquis ! répondit un de ces hommes effarés. Il faut rentrer chez vous, et nous battre derrière les murailles ; car voici les reîtres. M. d’Ars, averti de leur approche par M. Mario, s’est porté à leur rencontre, et il est aux prises avec eux. Mais que voulez-vous faire contre ces gens-là ? On dit qu’un reître est plus fort et plus méchant que dix chrétiens, et, d’ailleurs, ils ont du canon ; ils s’en seraient déjà servis contre nous s’ils n’avaient pas craint de tirer sur les leurs, dans le pêle-mêle où les a mis M. d’Ars.
— M. d’Ars s’est conduit sagement et bravement, mes enfants ! dit le marquis ; et, si la peur des reîtres vous a fait tourner bride, vous n’êtes dignes ni de son service ni du mien. Allez donc vous cacher derrière les murs ; mais, moi, je vous avertis que, si je suis forcé de reculer et de me renfermer chez moi, je vous en ferai déguerpir comme gens qui mangent trop et ne se battent point assez.
Ces reproches en ramenèrent plusieurs ; les autres prirent la fuite : ces derniers appartenaient presque tous à Guillaume.
C’étaient pourtant d’assez braves gens ; mais les reîtres avaient laissé dans le pays de si terribles souvenirs, et la légende y avait ajouté tant d’effroyables merveilles, qu’il fallait être deux fois brave pour les affronter.
Le marquis, accompagné des meilleurs, qui déjà rougissaient de leur panique, eut bientôt rejoint Guillaume, qui chargeait héroïquement le capitaine Macabre.
La nuit, qui était devenue très-claire, avait permis à Guillaume de s’embusquer pour leur tomber sus et les empêcher d’aller canonner le château ; car ils avaient effectivement une petite pièce de campagne dont Bois-Doré, prisonnier à Étalié, n’avait pas soupçonné l’existence.
Tout le monde sait qu’il suffisait d’un méchant canon pour battre ces petites forteresses, habilement disposées pour soutenir les assauts du moyen-âge, mais très-impuissantes devant les ressources de la nouvelle artillerie de siége. Les plus redoutables châteaux de la féodalité, en Berry, se sont écroulés comme des jeux de carte sous Richelieu et sous Louis XIV, dès que le pouvoir central a voulu en finir avec la noblesse armée ; et l’on s’étonne du peu de soldats et de boulets qui ont suffi à cette grande exécution.
Le marquis ne devait donc, à aucun prix, laisser envahir les abords du manoir, et il courut soutenir Guillaume, qui se conduisait en homme de cœur, malgré la désertion de la plus grande partie de son monde.
Mais il fallut bientôt plier sous l’effort des reîtres, qui avaient l’avantage du terrain aussi bien que du nombre, sur le revers du talus, et la partie semblait perdue, lorsqu’on entendit, sur les derrières de la troupe ennemie, les rumeurs d’un combat, comme si elle se trouvait prise en queue et en tête simultanément.
C’était M. Robin de Coulogne qui arrivait avec son monde au bon moment. Sa lenteur était un fait providentiel. S’il eût suivi les reîtres de plus près, il les eût rejoints plus tôt et n’en eût probablement pas eu bon marché.
Ainsi pris entre deux feux, les reîtres se battirent pourtant avec un grand acharnement, surtout les solides Allemands de Macabre et les bouillants Français de la lieutenante.
Les Italiens de Saccage lâchèrent pied les premiers, en hommes qui détestaient Macabre et Proserpine, et ne voulaient point du tout mourir pour eux.
Ils essayèrent de se détacher pour se porter vers le château par un détour ; mais ils furent reçus en chemin par Aristandre, qui, s’étant emporté à la poursuite des bohémiens, ignorait l’attaque des reîtres, et tomba sur eux sans savoir de quoi il s’agissait.
Comme il avait avec lui une bonne petite troupe, et que, du premier coup, il abattit le lieutenant, la déroute des autres fut bientôt effectuée, et, dans la crainte d’une nouvelle générosité de Bois-Doré, le carrosseux se hâta d’expédier ceux qui furent pris, le lieutenant Saccage en tête.
La ceinture de celui-ci fut de bonne prise ; mais Aristandre ne voulut pas se l’approprier et la réserva pour la masse.
Un instant après, comme il courait pour rejoindre le marquis, il rencontra un des hommes qui avaient accompagné Lucilio à Brilbault.
— Hé ! Denison ! lui cria-t-il, qu’as tu fait de notre sourdelinier ?
— Demande-moi plutôt, répondit Denison, ce qu’en ont fait ces brigands de reîtres. Dieu le sait ! Nous avions marché sur Étalié avec lui pour rejoindre M. le marquis ; mais, au bas de la montée, nous avons été enveloppés par ces bandits, qui nous ont désarçonnés et emmenés.
Ils voulaient d’abord arquebuser maître Jovelin sur place. Ils étaient furieux de ce qu’il ne leur répondait point, et prenaient son empêchement pour du mépris. Mais il s’est trouvé là une dame qui l’a reconnu et qui a dit que M. le marquis le rachèterait fort cher. On l’a donc lié comme nous, et, à cette heure, il doit être, avec quatre autres de nos camarades, délivré comme moi, ou mort dans la bataille.
Quant à cette dame, qui est harnachée en manière d’officier, je ne sais point qui elle est ; mais le ciel me confonde si on ne dirait point de la demoiselle Bellinde !
— Ah bien, Denison, allons-y voir ! répondit Aristandre, et sauvons tous nos amis, si faire se peut !
Le bon carrosseux rassembla en courant tout ce qu’il put, et se porta sur le flanc des reîtres avec assez d’intelligence et d’à-propos.
Pris alors sur trois côtés et réduit de moitié, car Bois-Doré, Guillaume et M. Robin leur avaient déjà tué autant de monde que Saccage leur en avait enlevé par sa défection, les reîtres réunirent l’effort de leur petit bataillon serré pour faire retraite en bon ordre par leur flanc gauche.
Mais une si petite troupe était trop facile à envelopper ; leur canon, marchant à l’arrière-garde, était déjà tombé aux mains de M. Robin. Ils ne purent même pas se débander. Il leur fallut se rendre à discrétion, sauf quelques-uns que la rage aveuglait et qui se firent encore tuer, non sans avoir endommagé leurs adversaires à pied.
Il fallut du temps pour désarmer et lier les prisonniers ; car on ne pouvait guère se fier à des paroles de reîtres, et le jour paraissait quand on se trouva tous réunis, vainqueurs et vaincus, dans la cour du manoir.
On était maître de l’incendie des bâtiments de la ferme. Le dommage était grand, sans doute ; mais le marquis n’y songeait guère : il essuyait la sueur et la poudre qui voilaient ses regards, et cherchait avec émotion autour de lui tous les objets de son affection : Mario, d’abord, qui n’était pas là pour le féliciter, ce qui lui fit craindre que la Morisque ne fût plus mal ; puis Lauriane, qui accourut pour le tranquilliser un peu sur l’état de Mercédès ; puis Adamas, qui lui embrassait les pieds avec transport ; puis Jovelin et Aristandre, qui ne paraissaient point encore, et son bon fermier, dont on lui cachait la perte ; enfin, tous ses fidèles serviteurs et vassaux, dont le nombre avait diminué dans cette fatale nuit.
Mais, tout en les demandant, il s’interrompait pour redemander Mario avec une subite anxiété.
Deux ou trois fois, durant son combat acharné avec les reîtres, il lui avait semblé voir dans le crépuscule la figure de son enfant passer autour de lui comme une vision flottante.
— Ah ! enfin, Aristandre ! s’écria-t-il en voyant tout à coup le carrosseux à cheval près de lui ; as-tu vu mon fils, toi ? Parle donc vite !
Aristandre bégaya quelques mots inintelligibles. Sa grosse figure était altérée par la fatigue et déconfite par un embarras inexplicable.
Le marquis devint pâle comme la mort.
Adamas, qui le contemplait avec ivresse, s’aperçut bien vite de son angoisse.
— Eh non ! eh non ! monsieur, dit-il en recevant dans ses bras Mario, qui s’élançait de la croupe de Squilindre, où il s’était tenu caché derrière le large buste du carrosseux. Le voici sain et frais comme une rose du Lignon !
— Que faisiez-vous donc en croupe derrière le cocher, monsieur le comte ? dit le marquis après avoir embrassé son héritier.
— Hélas ! mon doux maître, pardonnez-moi, dit Aristandre, qui venait de mettre aussi pied à terre. Tout en venant de chercher Squilindre à l’écurie pour l’opposer à ces diables de chevaux allemands, j’avais vitement enfermé Coquet pour que M. le comte ne pût le monter, car je l’avais vu rôder par là, votre démon… faites excuse ! votre mignon de fils, et je me doutais bien qu’il voulait courir au danger.
» Mais, comme j’étais au mitan des coups, voilà-t-il pas quelque chose qui me saute le long des reins ! Je n’y ai pas fait grande attention d’abord, c’était si léger ! Mais voilà qu’il m’était poussé quatre bras : deux grands et deux petits ! Des deux grands, je poussais ma bête et défaisais les ennemis ; des deux petits, je rechargeais mes armes et maniais la pique si lestement, que je travaillais comme deux.
» Que voulez-vous ! j’étais dans une bagarre où il n’eût point fait bon de mettre à terre mon petit double, si bien que j’en suis sorti au complet, grâce à Dieu, après avoir joliment battu en grange sur l’ennemi et abattu sous les pieds de ce vaillant cheval de carrosse, qui est au besoin un fameux cheval de guerre, monsieur ! plus d’un réprouvé qui en voulait à vos jours, que Dieu conserve monsieur le marquis ! Si j’ai mal fait, punissez-moi, mais ne reprenez pas M. le comte ; car, vrai, par le nom de… c’est un bon petit… qui vous… des coups de maître à ces… d’Allemands, et qui sera bientôt, je vous le dis, un… comme vous, mon maître !
— Assez, assez d’éloges, mon ami, reprit Bois-Doré en serrant la main de son carrosseux. Si tu apprends à ton jeune maître à désobéir, ne lui apprends pas, du moins, à jurer comme un païen.
— Ai-je donc désobéi, mon père ? dit Mario ; vous m’aviez défendu de courir sus aux bohémiens ; mais vous ne m’aviez rien dit quant aux reîtres.
Le marquis prit son enfant dans ses bras et ne put s’empêcher de le montrer avec orgueil à ses amis, en leur racontant comment il avait tiré son oncle des mains du terrible Sanche.
— Allons, mon jeune héros, ajouta-t-il en l’embrassant encore, j’aurais beau vouloir vous tenir en laisse, vous voilà hors de page. Vous avez vengé de votre propre main, à onze ans, la mort de votre père, et gagné vos éperons de chevalier. Allez mettre un genou en terre devant votre dame ; car vous avez conquis l’espoir de lui plaire un jour.
Lauriane embrassa Mario fraternellement sans hésiter, et Mario lui rendit ses caresses sans rougir.
Le moment n’était pas encore venu où leur sainte amitié pouvait se changer en un saint amour.
Tous deux retournèrent vers Mercédès après avoir rassuré le marquis sur le compte de Lucilio, qui était bon chirurgien et qui s’était déjà rendu auprès d’elle. Mario n’avait pas voulu se vanter d’avoir contribué à la délivrance de son ami, qui, à son tour, s’était fort bien battu à ses côtés.
La Morisque était si heureuse des soins du précepteur et du retour de Mario, qu’elle ne sentait point son mal.
Après ce pansement, Lucilio procéda à celui des blessés, et même à celui des prisonniers, que l’on se disposait à faire partir, sous bonne escorte, pour la prison forte de La Châtre.
Assis dans la basse-cour, autour d’un reste d’incendie, les reîtres avaient l’oreille bien basse ; le capitaine Macabre, qui s’était battu ivre-mort et qui était fort blessé, ne songeait qu’à implorer du brandevin pour s’étourdir de sa déconfiture ; la Bellinde avait eu si grand’peur dans la bataille, qu’elle en était comme hébétée : ce qui la préservait de sentir l’humiliation de se voir exposée aux mépris et aux reproches des domestiques et vassaux qu’elle avait si longtemps dédaignés et tancés.
Elle fut pourtant l’objet de quelques égards de la part des villageoises, à cause de son riche costume, dont elles étaient éblouies instinctivement.
Mais, quand Adamas sut la prétention qu’elle avait eue d’épouser le marquis et le projet qu’elle avait manifesté de torturer Mario, il la voua si bien à l’exécration générale, que le marquis dut se hâter de la faire partir pour la prison de ville. Il eut même l’humanité, en dépit d’Adamas, de lui laisser ses bijoux, sa bourse et un cheval pour la transporter.
Tous les autres chevaux des reîtres, qui étaient fort bons, et leurs équipages, ainsi que leurs armes et l’argent des officiers, furent distribués aux braves gens qui les avaient pris, sans que le marquis voulût rien garder pour lui-même de la dépouille de l’ennemi. Il s’occupa, en outre, de secourir au plus vite ses pauvres vassaux, pillés et houspillés par les bohémiens.
LIX
Chacun rentra chez soi dès qu’on eut vu partir les prisonniers, que M. Robin accompagna avec un grand renfort de gens des environs, attirés par le bruit de la bataille, un peu tardivement, mais du moins en temps utile pour permettre aux combattants d’aller prendre le repos dont ils avaient grand besoin.
Jean le Clope, arrivé des derniers et déjà entre deux vins, se fit joie et honneur de s’adjoindre à l’escorte. Il avait une vieille haine contre le capitaine Macabre, et avait perdu sa jambe dans une rencontre avec des reîtres.
Aussi entra-t-il dans la ville de La Châtre la tête haute, prenant des airs de capitaine Fracasse, et racontant à qui voulait l’entendre, que, de sa claire épée, il en tuait quatorze, comme dans la complainte.
Il montrait les plus grands prisonniers en disant de chacun en particulier :
— C’est moi qui ai pris celui-là.
Quand la place fut déblayée, il y eut encore bien du désordre dans le préau de Briantes.
Les bâtiments du rez-de-chaussée étaient toujours à l’état d’ambulance pour les hommes et pour les animaux. La salle à manger et la cuisine étaient ouvertes à quiconque voulait se chauffer, boire ou manger, et le marquis ne voulut pas seulement s’asseoir avant d’avoir pourvu aux besoins de tout le monde. Lucilio et Lauriane pansaient et remégeaient de leur mieux.
Ce tableau agité présentait des épisodes variés.
Ici, l’on criait et gémissait pendant l’extraction d’une balle ; là, on riait et trinquait en se remémorant les exploits de la nuit ; ailleurs, on pleurait les morts.
On vit de vieilles femmes insupportables faire beaucoup de bruit pour une chèvre qui ne se retrouvait pas, d’autres, qui avaient perdu leurs enfants et qui couraient, l’œil hagard, la poitrine trop oppressée pour avoir la force de les appeler.
Mario, alerte et compatissant, se mettait à la recherche, pendant qu’Adamas, toujours prévoyant, faisait creuser dans un champ voisin un grand trou pour enterrer les morts faits à l’ennemi. Ceux du pays furent traités avec plus d’honneur, et on se mit en quête de M. Poulain pour leur dire des prières en attendant l’inhumation.
On fêta les plus courageux. Presque tout le monde l’avait été à la dernière heure ; cependant on retrouva tout le long du jour de pauvres hébétés, blottis encore sous des fagote ou dans des coins de hangar, où ils se fussent laissé brûler ou enfumer sans rien dire, tant la peur les avait saisis.
Au milieu de toutes ces scènes tragiques ou burlesques, Bois-Doré se multipliait avec le bon Guillaume pour veiller à tout.
En dépit des choses horribles ou navrantes qui se présentaient devant eux à chaque pas, ils avaient cet entrain un peu enivré qui suit toujours la fin heureuse d’une grande crise.
Ce que l’on avait à déplorer et à regretter était encore peu de chose au prix de tout ce qui eût pu arriver.
Le marquis était remonté à cheval pour vaquer plus vite à ses devoirs charitables, dans un équipage incompréhensible pour la plupart de ceux qui le voyaient passer.
Il avait encore son tablier de cuisine devenu haillon, il est vrai, et taché du sang de ses ennemis ; si bien que plusieurs de ses vassaux crurent qu’il s’était ceint d’un lambeau d’étendard pour témoigner de sa victoire. Ses grandes moustaches avaient grillé dans l’incendie, et le mortier de toile de maître Pignoux, écrasé par le chapeau que Bois-Doré avait mis dessus à la hâte, lui descendait jusqu’aux yeux ; on le croyait blessé à la tête, et chacun lui demandait avec sollicitude s’il avait beaucoup de mal.
Au moment où l’on jetait les premières pelletées de terre sur les cadavres, il y en eut un qui réclama.
C’était La Flèche, qui prétendait n’être pas tout à fait mort.
Les fossoyeurs improvisés n’étaient guère disposés à l’écouter, lorsque Mario passa non loin et entendit la discussion. Il accourut et donna l’ordre d’exhumer le misérable, à quoi l’on obéit avec répugnance ; mais, malgré toute son autorité seigneuriale, le généreux enfant ne put décider personne à le transporter à l’ambulance.
Chacun s’enfuit sous divers prétextes, et Mario fut forcé d’aller chercher Aristandre, qui obéit sans murmurer, et retourna avec lui au lieu où, sur la terre humide et souillée, gisait le bohémien brisé.
Mais il n’était plus temps. La Flèche était perdu sans ressource ; il ne râlait même plus ; son œil dilaté et hagard annonçait qu’il touchait à sa dernière heure.
— Il est trop tard, monsieur, dit Aristandre à son jeune maître. Que voulez-vous ! c’est bien moi qui l’ai aplati, et je conviens que je ne m’y suis point fait léger ; mais ce n’est pas moi qui lui ai mis comme ça de la terre et des cailloux dans la bouche pour l’étouffer. Je n’aurais jamais songé à ça.
— De la terre et des cailloux ? répondit Mario en regardant avec horreur et surprise le bohémien, qui étouffait. Il parlait tout à l’heure ! il aura donc mordu la boue en se débattant contre la mort ?
Et, comme il se penchait vers le misérable pour essayer de le soulager, La Flèche, qui avait déjà la pâleur des trépassés, fit un effort du bras comme pour lui dire : « C’est inutile ; laisse-moi mourir en paix. »
Puis son bras s’étendit avec l’index ouvert, comme s’il indiquait son meurtrier, et resta ainsi roidi par la mort, qui avait déjà éteint son regard.
Les yeux de Mario suivirent instinctivement la direction que désignait ce geste effrayant, et ne vit personne.
Sans doute, le bohémien avait eu en expirant une hallucination en rapport avec sa triste et méchante vie.
Mais Aristandre fut frappé des traces d’un petit pied, toutes fraîches, sur la terre argileuse.
Ces traces entouraient le cadavre et présentaient comme un piétinement auprès de sa tête, puis elles s’éloignaient dans la direction que son bras montrait encore.
— Il y a des enfants bien terribles ? dit le bon carrosseux en faisant remarquer ces traces à Mario. Je sais bien que ces bohémiens ne valent pas des chiens, et c’est peut-être le petit à ce pauvre Charasson qui, voyant que vous vouliez sauver ce mal mort, aura voulu, lui, l’achever comme cela pour venger la mort de son père. C’est égal, c’est une invention du diable, et l’on a bien raison de dire que le mal fait pousser le mal.
— Oui, oui, mon bon ami, répondit Mario épouvanté. Tu comprends, toi, qu’un mourant n’est plus un ennemi. Mais regarde donc là-bas dans le buisson : n’est-ce pas la petite Pilar qui se cache ?
— Je ne sais pas, dit Aristandre, ce que c’est que la petite Pilar ; mais je connais cette petite drôlesse pour celle que j’ai fait sauver cette nuit. Tenez, la voilà qui se sauve plus loin. Elle court comme un vrai chat maigre ; la reconnaissez-vous, à présent ?
— Oui, dit Mario, je la connais trop, et je vois bien que le démon est en elle. Laissons-la fuir, carrosseux, et puisse-t-elle s’en aller bien loin d’ici !
— Allons, monsieur, ne restez pas dans ce vilain endroit, reprit Aristandre ; je vas remettre en terre la guenille de ce mécréant : car, de vrai, les chiens et les corbeaux le flairent déjà, et M. le marquis n’aimerait pas à voir traîner ça sur ses terres.
Mario, brisé de fatigue, alla prendre un peu de repos.
Quand il eut dormi une heure sur un fauteuil, à côté de sa chère Morisque, qui feignit de reposer aussi pour le tranquilliser, il se remit à donner des soins, des secours et des consolations dans le château et dans le village, avec l’aimable et dévouée Lauriane.
Le marquis, après avoir fait à la hâte un peu de toilette, recevait la visite du lieutenant de la prévôté.
En compagnie de MM. d’Ars et de Coulogne, il exposait les faits aux magistrats chargés d’en faire bonne et prompte justice.
LX
La journée s’avançait.
La fatigue avait ramené le calme dans le village et dans le manoir. Mario et Lauriane, en revenant de leur tournée, éprouvèrent le besoin de respirer un peu dans le jardin, le seul endroit de l’enclos qui n’eût pas été profané par des scènes de violence et de désolation.
Tout en racontant avec détail à sa jeune amie ses ses aventures particulières, qu’elle n’avait pas encore eu le loisir de bien comprendre, Mario arriva avec elle au palais d’Astrée, dans ce labyrinthe où il avait passé une heure si agitée, la nuit précédente.
Le temps était doux. Les deux enfants s’assirent sur les marches de la petite chaumière.
Mario, sans être malade, avait un peu de fièvre dans la tête. De si violentes émotions l’avaient comme mûri soudainement, et Lauriane, en le regardant, fut frappée de l’expression de fermeté mélancolique qui avait changé son doux et limpide regard.
— Mon Mario, lui dit-elle, je crains que tu n’aies mal. Tu as eu peur et courage, fatigue et force, joie et chagrin tout ensemble dans cette abominable nuit ; mais tout cela est passé. Maître Jovelin répond de Mercédès, et elle jure qu’elle ne souffre guère. Tu as sauvé la vie de notre cher papa Sylvain, et vengé la mort de ton pauvre père. Tout cela te fait grand et brave garçon, à cette heure ; mais il faut ne pas rester soucieux, et plutôt songer à remercier Dieu du bon secours qu’il t’a donné en cette affaire.
— J’y songe bien, ma Lauriane, répondit Mario ; mais je songe aussi à une chose que mon père m’a dite ce matin, après quoi tu m’as embrassé en disant : « Oui, oui ; » et cette chose me revient à présent. Je ne l’ai pas comprise, et il faut que tu me l’expliques. Mon père a dit que j’avais conquis l’espoir de te plaire. Est-ce donc que, jusqu’à ce jour, je ne te plaisais point ?
— Si fait, Mario ; tu me plais grandement, puisque je t’aime beaucoup.
— À la bonne heure ! Mais, quand mon père dit quelquefois en riant que je serai ton mari, est-ce que tu crois que cela pourrait arriver ?
— Vraiment je n’en sais rien, Mario, et ne le crois guère. Je suis plus vieille que toi de deux ou trois ans, et, quand tu seras un jeune homme, je serai quasiment une vieille demoiselle.
— Et cependant, Lauriane, Adamas m’a dit que tu avais déjà été mariée à ton cousin Hélyon, qui avait trois ou quatre ans de plus que toi. Est-ce qu’il te reprochait d’être trop jeune pour lui ?
— Mais oui, quelquefois, avant notre mariage, quand nous nous querellions en jouant.
— Eh bien, moi, je trouve qu’il avait tort ; je trouve que tu n’es ni jeune ni vieille, et je te trouverai toujours bien, parce que je t’aimerai toujours comme je t’aime à présent.
— Tu n’en sais rien, Mario ; on dit qu’on change de cœur en changeant d’âge.
— Cela n’est point vrai pour moi. Je trouve toujours ma Mercédès jeune et aimable, et, depuis que je suis au monde, je me plais toujours avec elle. Tiens, mon père est vieux, à ce qu’on dit ; moi, je m’amuse plus avec lui qu’avec Clindor, et je ne trouve point d’âge non plus entre maître Lucilio et nous. Est-ce que tu t’ennuies de moi, parce que je suis le plus jeune de nous deux ?
— Non pas, Mario ; tu es bien plus raisonnable et plus gentil que les autres enfants de ton âge, et tu es déjà plus savant que moi, dans les leçons que nous prenons ensemble.
— Dis-moi, Lauriane, est-ce que tu me trouves plus gentil que ton autre mari ?
— Je ne dois pas dire cela, Mario. Il était mon mari, et tu ne l’es pas.
— C’est donc que tu l’aimais, parce qu’il était ton mari ?
— Je ne sais pas : je ne l’aimais pas beaucoup quand il n’était que mon cousin ; je le trouvais trop fol et trop meneur de vacarmes. Mais, quand on nous eut conduit ensemble à l’église réformée et qu’on nous eut dit : « Vous voilà mariés, vous ne vous verrez plus que dans sept ou huit ans, mais votre devoir est de vous aimer ; » j’ai répondu : « C’est bien ; » et j’ai prié pour mon mari tous les jours, en demandant à Dieu de me faire la grâce de l’aimer quand je le reverrais.
— Et tu ne l’as jamais revu ! Est-ce que tu as eu du chagrin quand il est mort ?
— Oui, Mario. C’était mon cousin, j’ai pleuré beaucoup.
— Et, si je mourais, moi qui ne te suis ni cousin ni mari, tu ne pleurerais donc pas ?
— Mario, dit Lauriane, il ne faut pas parler de mourir : on dit que cela porte malheur quand on est jeune. Je ne veux point que tu meures, et je te dis encore que je t’aime beaucoup.
— Mais tu ne veux pas me promettre que je serai ton mari ?
— Eh ! qu’est-ce que cela te fait, Mario, que je sois ta femme ? Tu ne sais pas seulement si tu voudras te marier quand tu seras en âge.
— Ça me fait, Lauriane ! Je ne veux pas d’autre femme que toi, parce que tu es bonne et que tu aimes tous ceux que j’aime. Et, comme tu dis qu’on doit aimer son mari, je vois que tu m’aimeras toujours si nous sommes mariés : au lieu que, si tu es mariée avec un autre, tu ne penseras plus à m’aimer. Alors, moi, j’aurai un grand chagrin, et j’ai envie de pleurer rien que d’y songer.
— Et voilà que tu pleures tout de bon ! dit Lauriane en lui essuyant les yeux avec son mouchoir. Allons, allons, Mario, je te dis que tu as mal, ce soir, et qu’il te faut souper et bien dormir ; car tu te fais des peines pour ce qui n’est point encore, au lieu de te réjouir de celles que tu as surmontées cette nuit.
— Ce qui est passé est passé, dit Mario ; ce qui est à venir… Je ne sais pas pourquoi j’y pense aujourd’hui ; mais j’y pense, et c’est malgré moi.
— Tu as été trop secoué !
— Peut-être bien ! Pourtant, je ne me sens point las ; et je ne sais pas non plus pourquoi j’ai pensé à toi toute la nuit, dans tous les moments où je me suis trouvé en grand péril, ainsi que mon père. « Si nous périssons tous les deux, me disais-je, qui donc sauvera ma Lauriane ? » Vrai, je songeais à toi autant et peut-être plus qu’à ma Mercédès et à tous les autres. Tiens, c’est surtout quand j’ai rencontré Pilar que j’ai pensé à toi.
— Et pourquoi cette méchante fille te faisait-elle penser à ta Lauriane ?
Mario réfléchit un instant et répondit :
— C’est que, vois-tu, quand j’étais en voyage avec les bohémiens, je jouais et causais souvent avec cette petite, qui sait l’espagnol et un peu l’arabe, et qui me faisait peine, parce qu’elle avait l’air malade et malheureux. Mercédès et moi, nous étions bons pour elle tant que nous pouvions, et elle nous aimait. Elle appelait Mercédès ma mère, et moi mon petit mari. Et, quand je disais : « Non, je ne veux pas, » elle pleurait et boudait, et, pour la consoler, j’étais obligé de lui dire : « Oui, oui, c’est bon ! »
» Cette nuit, elle nous a rendu service, j’en conviens ; elle a couru très-diligemment avertir MM. Robin et Guillaume, comme je le lui avais commandé ; mais elle ne m’en a pas moins fait horreur ; car j’ai connu qu’elle était cruelle et sans aucune religion.
» Alors, ce nom de mari, qu’elle m’avait souvent donné malgré moi, me soulevait le cœur, et je me souvenais d’avoir accordé avec toi en riant, et je voyais, d’un côté de moi, le diable sous sa figure, et, de l’autre, le bon ange gardien sous la tienne. »
Comme Mario parlait ainsi, une pierre détachée de la petite chaumière tomba si près de Lauriane, qu’un peu plus elle l’eût blessée.
Les deux enfants se hâtèrent de s’éloigner, pensant que la chaumière se dégradait d’elle-même ; et il s’en allèrent rejoindre le marquis, lequel les attendait pour dîner.
LXI
Cependant on avait vainement appelé et cherché M. Poulain pour assister les mourants de sa paroisse ; on ne le trouva point.
Son logis avait été pillé par les bohémiens, de préférence à tout autre. Sa servante avait été fort maltraitée et gardait le lit, demandant au ciel le retour de M. le recteur, dont elle ne pouvait donner aucune nouvelle. Depuis deux jours et deux nuits, il avait disparu.
Enfin, dans la soirée, comme M. Robin allait se retirer avec Guillaume d’Ars et son monde, laissant tous deux leurs blessés aux bons soins du marquis, on vit arriver Jean Faraudet, le métayer de Brilbault, qui demandait à faire à son maître une communication importante.
Voici ce qu’il raconta, et, en même temps, nous dirons ce qui s’était passé la veille à Brilbault, où nous n’avons point eu le loisir de suivre les nombreux personnages réunis là de concert, pour cerner et envahir le vieux manoir.
Les dispositions avaient été si bien prises, que personne n’avait manqué au rendez-vous, si ce n’est M. de Bois-Doré, dont l’absence ne fut point remarquée d’abord, tous les conjurés pour cette expédition étant disséminés par petits groupes, lesquels ne communiquèrent entre eux que dans l’obscurité, aux abords de la mystérieuse masure.
Ladite masure, explorée de fond en comble, fut trouvée silencieuse et déserte. Mais on y vit des traces d’occupation récente dans la partie du rez-de-chaussée où le marquis n’avait osé pénétrer seul : les cheminées, avec un reste de braise ; des haillons par terre et des débris de repas.
On avait découvert aussi un passage souterrain qui aboutissait à une assez longue distance en dehors de l’enceinte. Ces passages existaient dans tous les manoirs féodaux. Ils étaient déjà presque tous comblés à l’époque de notre récit ; mais les bohémiens avaient su déblayer celui-ci et en masquer la sortie assez adroitement.
On n’avait pas poussé plus loin les recherches, non-seulement parce qu’on les jugea inutiles, l’ennemi étant déjà déguerpi, mais encore parce que l’on commença à s’inquiéter de M. de Bois-Doré et à le chercher aux alentours. On s’alarmait sérieusement, lorsque la petite bohémienne arriva et rendit compte des faits.
Il y eut encore du temps de perdu en incertitudes graves. M. Robin pensait que le marquis était tombé dans quelque embûche, et il s’obstina à le chercher, tandis que M. d’Ars, trouvant les assertions de l’enfant assez vraisemblables, se décidait à partir pour Briantes avec son monde. Une heure plus tard, M. Robin, prenait le parti d’en faire autant.
Quand ils furent tous éloignés, le métayer du Brilbault, qui avait reçu l’ordre de continuer à explorer le château, cédant à la fatigue, disait-il, et probablement encore plus à un reste de frayeur, avait remis l’ouvrage au lendemain.
— Quand le jour fut grand, je m’en y fus (c’est Jean Faraudet qui parle), et, après avoir bien tourné et viré, de bout en bout, les vieux bois et gravois, j’avisis une logette que je n’avais pas encore vue, et j’y trouvis un homme mieux lié qu’une gerbe ; car il avait les mains et les pieds attachés, et encore la bouche morte dans un bouchon de paille qui lui faisait corde bien subtilement tordue à l’entour de la tête. Aussi bien l’homme paraissait tout mort de la tête aux pieds. Je l’aveignis et le portis en mon logis, où, étant délié et soulagé, un peu de brandevin le fit revenir.
— Et quel était cet homme ? demanda le marquis, croyant qu’il s’agissait de d’Alvimar ; vous ne le connaissiez point ?
— Si fait bien, monsieur Sylvain, répondit le métayer ; je l’avais bien déjà vu ! C’était M. Poulain, le recteur de votre paroisse. Il a été plus de quatre heures sans pouvoir souffler le mot, à cause qu’il s’était estraminé à se vouloir débattre dans ses liens. Ça n’a été qu’au petit jour qu’il nous a dit :
«
— Je ne veux rien dire qu’à la justice. Je ne suis point fautif de ce qui a pu arriver, j’en jure mon chrême et mon baptême ! »
Il a eu la fièvre tout le jour durant, et battait la campagne. Enfin, à ce soir, il s’est senti mieux et a souhaité revenir chez lui, où je l’ai ramené en croupe derrière moi, sur ma jument poulinière, en parlant sauf respect.
— Allons l’interroger, dit Guillaume en se levant.
— Non, répondit le marquis, laissons-le dormir. Il en a aussi grand besoin que nous-mêmes. Et que nous révélerait-il que nous ne sachions trop maintenant ? Et de quoi le pourrions-nous accuser ? Il a été assister M. d’Alvimar mourant, c’était son devoir. En apprenant ce qui se complotait là-bas contre moi, s’il n’a pas menacé de le trahir, tout au moins il a refusé de s’y associer. Et voilà pourquoi les bohémiens l’ont garrotté et bâillonné.
Guillaume objecta que M. Poulain était un dangereux recteur pour la seigneurie de Briantes, et qu’il fallait tout au moins menacer de le compromettre dans l’affaire des reîtres pour le tenir soumis ou éloigné.
Le marquis refusa absolument de tourmenter un homme qui lui semblait assez puni par le traitement brutal dont il avait souffert et le risque qu’il avait couru de périr oublié et réduit au silence dans une geôle.
Eh quoi ! dit-il, nous sommes venus à bout, par la grâce de Dieu, de quarante reîtres bien équipés et munis d’un canon ; d’une bande d’adroits et agiles larrons ; d’un terrible incendie et du plus infâme guet-apens, et nous songerions à tirer vengeance d’un pauvre prêtre qui ne peut plus rien contre nous !
Le marquis oubliait qu’il n’était pas encore quitte de tout danger.
M. le Prince, parti en toute hâte pour rejoindre la cour, pouvait n’y être pas bien reçu, revenir soudainement et passer sa mauvaise humeur sur les seigneurs de sa province.
Il fallait donc s’occuper, au moins, de ne pas laisser, entre soi et lui, un avocat dangereux de la cause d’Alvimar.
C’est de quoi Lucilio, fit, dès le lendemain, aviser le marquis, lequel courut aussitôt chez M. Poulain comme pour s’informer de sa santé.
Le recteur, qui ne pouvait encore quitter son fauteuil, tant il avait souffert du froid, de la gêne et de la peur, essaya de lui dire qu’une chute de cheval l’avait accommodé de la sorte et retenu vingt-quatre heures chez un de ses confrères.
Mais Bois-Doré alla droit au fait et lui parla avec une fermeté douce et généreuse, sans manquer à lui montrer les notes du journal de d’Alvimar et la manière dont ce défunt ami y parlait de lui et de M. le Prince.
M. Poulain ne lutta pas contre ces révélations. Son orgueil était fort abattu par les anxiétés atroces où il s’était trouvé plongé.
— Monsieur de Bois-Doré, dit-il en soupirant et en essuyant la sueur froide qui baignait encore son front au souvenir de ces angoisses, j’ai vu la mort de près, et je croyais ne pas la craindre ; mais elle m’est apparue sous une si laide et si cruelle forme, que j’ai fait le vœu de me retirer dans un cloître si je sortais de ce mur glacé où l’on m’avait enterré vivant. M’en voilà sorti, et je me sens bien pressé de ne plus prendre parti pour ou contre aucune personne et aucun intérêt de ce monde. Je vais donc songer uniquement à mon salut dans une profonde retraite, et, s’il vous plaisait m’allouer une cellule dans l’abbaye de Varennes, dont vous êtes possesseur fiduciaire, je ne souhaiterais rien de plus.
— Soit, répondit Bois-Doré, à la condition que vous me donnerez, sur ce qui s’est passé à Brilbault, de sincères éclaircissements. Je ne vous fatiguerai point de questions inutiles : je sais les trois quarts de ce que vous savez vous-même. Je ne souhaite connaître qu’une chose : c’est si M. d’Alvimar vous a confessé l’assassinat de mon frère.
— Vous me demandez là de trahir le secret de la confession, répondit M. Poulain, et je m’y refuserais, comme c’est mon devoir, si M. d’Alvimar, sincèrement repentant à sa dernière heure, ne m’eût chargé de tout révéler après sa mort et celle de Sanche, laquelle il ne croyait pas si proche qu’elle l’a été. Sachez donc que M. d’Alvimar, issu par sa mère d’une noble famille, et autorisé par le secret de sa naissance à porter le nom de l’époux de sa mère, était, en réalité, le fruit d’une coupable intrigue avec Sanche ancien chef de brigands devenu cultivateur.
— En vérité ! s’écria le marquis. Vous m’expliquez là, monsieur le recteur, les dernières paroles de Sanche. Il prétendait me sacrifier à la mémoire de son fils ! Mais comment ceci entrait-il dans la confession de M. d’Alvimar, à moins qu’il ne se crût obligé à faire celle des autres ?
— M. d’Alvimar dut m’avouer sa situation vis-à-vis de Sanche pour m’arracher le serment de ne point livrer au bras séculier celui qu’avec honte et douleur il appelait l’auteur de ses jours. Il l’appelait aussi l’auteur de son crime et de ses infortunes.
» C’était cet homme cruel et pervers qui l’avait rendu complice de la mort de votre frère, qui en avait eu la première pensée, et qui l’avait frappé au cœur pendant que d’Alvimar se résignait à l’aider et à profiter du crime.
» Il n’est que trop vrai que l’unique but de cet assassinat, dont les auteurs ne connaissaient pas la victime, fut le désir de s’emparer d’une somme et d’une cassette de bijoux que votre frère avait imprudemment laissé voir, la veille, dans une hôtellerie.
» À cette époque de sa vie, M. d’Alvimar était fort jeune, et si pauvre, qu’il doutait de pouvoir faire les frais de son voyage jusqu’à Paris, où il espérait trouver des protections. Il était ambitieux : c’est là un grand péché, je le reconnais, monsieur le marquis ; c’est la pire tentation de Satan.
» Sanche nourrissait et excitait chez son fils cette ambition maudite. Il eut à vaincre sa répugnance ; mais il triompha en lui montrant que ce meurtre se présentait comme une occasion sûre qui ne se retrouverait point, et le mettrait à l’abri de la nécessité de s’avilir en implorant la pitié d’autrui.
» Lorsque M. d’Alvimar me fit cette confession, Sanche était présent et baissa la tête sans chercher à s’excuser. Tout au contraire, quand j’hésitai à donner l’absolution à un forfait qui ne me paraissait pas suffisamment expié, Sanche s’accusa avec énergie, et je dois vous avouer qu’il y avait comme de la grandeur dans la passion de cette âme farouche pour le salut de son fils.
» Je pensais dès lors avoir affaire à deux chrétiens, coupables tous deux, mais tous deux repentants ; mais Sanche me remplit d’horreur et d’épouvante aussitôt que son fils eut rendu l’âme.
» C’était une scène affreuse, monsieur, et que je n’oublierai de ma vie !
» La salle basse où nous étions, dans ce château délabré, n’avait qu’une cheminée, et, bien que le local fût vaste, nous étions à l’étroit dans l’espace où l’on pouvait se retrancher contre le froid qui tombait de la voûte effondrée.
» M. d’Alvimar n’avait pour lit que de la paille, et pour couverture que son manteau et celui de Sanche. Il était si épuisé par deux mois d’agonie, qu’il ressemblait à un spectre.
» Cependant, Sanche l’avait habillé de son mieux pour lui faire recevoir les derniers secours de la religion, et ce gentilhomme distingué et résigné, au milieu d’une horde de bohèmes, païens et infâmes, contristait le cœur et la vue.
» Ces mécréants, mécontents d’assister à une cérémonie chrétienne, hurlaient, juraient et vociféraient d’une façon dérisoire, pour ne point entendre les prières de la sainte Église, qui leur sont exécrables. Il paraît qu’il en a toujours été ainsi durant les derniers temps de là déplorable existence de M. d’Alvimar en ce lieu.
» Chaque nuit, Sanche essayait de profiter de leur sommeil pour réciter à son fils les prières que celui-ci réclamait ; mais, aussitôt que l’un des bohémiens s’en apercevait, tous, hommes, femmes et enfants, s’adonnaient au vacarme pour étouffer sa voix et ne laisser pénétrer dans leurs propres oreilles aucune des paroles saintes de nos rites.
» Ce fut donc au milieu de cette bacchanale effrayante, où Sanche, par son autorité (fondée sur ce qu’il avait quelque argent caché dont il leur faisait part peu à peu), venait quelquefois à bout de rétablir un instant de silence, que j’administrai le malheureux jeune homme.
» Il mourut réconcilié avec Dieu, je l’espère ; car il marqua beaucoup de regret de son crime, et me pria de rétablir la vérité auprès de M. le Prince, si celui-ci, abusé autant que je l’avais été moi-même sur les circonstances et les causes de votre duel, venait à vous inquiéter pour ce fait.
— Et vous êtes résolu à le faire, monsieur le recteur ? dit Bois-Doré en examinant la figure altérée de M. Poulain.
— Oui, monsieur, répondit le recteur, à la condition que vous rentrerez sérieusement et sincèrement dans le chemin du devoir.
— Et, à présent, vous me marchandez encore, au nom de la suprême vérité, le témoignage de la vérité ?
— Non, monsieur ; car ce qui s’est passé après la mort de d’Alvimar m’a ôté l’espoir de vous convertir par l’exemple du repentir de vos ennemis. Sanche se pencha sur le visage blême de son fils et resta un instant sans rien dire et sans verser une larme ; puis il se releva, fit à haute voix l’exécrable serment de le venger par tous les moyens, et mit sa main dans celle d’un sale et brutal huguenot qui se trouvait là.
— Le capitaine Macabre ?
— Oui, monsieur, c’était le nom sinistre qu’on lui donnait.
«
— Je vous ai appelé, lui dit Sanche, pour vous livrer les trésors de Bois-Doré ; je me joins à vous, et je vous assure l’aide de cette bande d’éclaireurs et d’estradiots volontaires que vous voyez ici. Je vous ai promis par l’intermédiaire de Bellinde, un bon coup de main à faire, et le recteur ici présent, qui hait le Bois-Doré et qui est bien avec M. le Prince, vous garantira l’impunité.
» C’est alors, monsieur, que je réclamai.
— Sans doute ! dit Bois-Doré en souriant. Vous saviez fort bien que M. le Prince voulait pour lui seul mon prétendu trésor, et qu’il n’était point homme à le laisser passer par les mains de pareils dépositaires.
M. Poulain supporta le reproche et baissa la tête avec une expression feinte ou sincère de repentir et d’humilité.
Pressé de poursuivre son récit, il raconta comme quoi le capitaine Macabre avait ouvert la motion de lui faire sauter la tête sans autre cérémonie, pour l’empêcher de parler, et comme quoi les bohémiens s’étaient jetés sur lui pour lui prendre ses habits avant que son sang les eût gâtés.
— Ce débat, ajouta M. Poulain, me sauva la vie ; car Sanche eut le temps d’ouvrir un autre conseil. C’est lui qui me garrotta, et ensuite m’emprisonna comme vous savez. Mais quel moyen de salut ! Il me sembla pire qu’une mort soudaine et violente, lorsque, sans me donner ni espoir ni secours, l’infâme quitta Brilbault avec ses bohémiens pour se porter à l’attaque de votre château.
— Et que fit-on, je vous prie, dit le marquis, du corps de d’Avilmar ?
— Je comprends, répondit le recteur avec un pâle sourire où perçait malgré lui un reste d’aversion, que vous ayez intérêt à le retrouver en cas de procès criminel. Mais songez que ce ne serait pas là une preuve que l’on ne pût retourner contre vous. Si l’on voulait mentir, on serait libre de dire que vous avez enseveli là votre victime avec l’aide de votre ami, M. Robin. Il ne vous faut donc, monsieur le marquis, chercher votre sécurité future que dans ma loyauté, dont je vous offre le concours.
— À quelles conditions, monsieur le recteur ?
— Des conditions ! je n’en fais plus, mon frère ! De ce jour, je suis reclus et retiré du monde. J’ai imploré de votre bonté l’abbaye de Varennes.
— Ah ! ah ! dit Bois-Doré, l’abbaye ? C’était une simple cellule qu’il vous y fallait tout à l’heure ?
— Laisserez-vous tomber en ruine une abbaye si vénérable, et confierez-vous à des rustres la direction d’une communauté appelée à donner de bons exemples au monde ?
— Allons, j’entends ! Nous verrons, monsieur le recteur, comment vous vous conduirez à mon égard, et vous serez satisfait amplement, si j’ai lieu de l’être. Jusque-là, vous ne me direz sans doute point où est enseveli l’assassin de mon frère ?
— Pardonnez-moi, monsieur, répondit le recteur, qui avait trop d’esprit pour vouloir paraître marchander, et qui, d’ailleurs, s’efforçait réellement de s’arracher aux passions et aux orages du siècle, pourvu que ce ne fût pas dans des conditions trop dures : je vous dirai ce que j’ai vu. Sanche parut fort pressé de soustraire le cadavre à quelque profanation de la part des bohémiens. Il leva une dalle dans le milieu de la salle où nous étions, et c’est là que certainement il a donné la sépulture à son fils. Pour moi, je n’ai rien vu de plus : on m’a entraîné à mon horrible cachot, où j’ai langui dans des alternatives de désespoir et de défaillance durant dix-huit heures.
Le marquis et le recteur se séparèrent en bons termes, et le dernier fit un effort pour se lever et procéder à l’enterrement des morts de sa paroisse. Mais, après la cérémonie, il se trouva si mal, qu’il fit demander maître Jovelin, dont on lui vantait les baumes et les élixirs, comme faisant miracle dans la circonstance.
Il eut d’abord une grande crainte de livrer sa vie à celui qu’il regardait comme un ennemi naturel. Mais les soins de l’Italien le soulagèrent si énergiquement, qu’il sentit entrer dans son cœur une sorte de gratitude, surtout quand Lucilio refusa obstinément toute rémunération.
Le recteur fut forcé aussi de remercier sincèrement les beaux messieurs de Bois-Doré, qui l’avaient, durant son mal, secouru et fait secourir avec une sollicitude égale à celle qu’ils témoignaient à leurs amis.
LXII
Lauriane s’était endormie, le jour de son explication matrimoniale avec Mario, un peu inquiète de la surexcitation de cœur et des préoccupations d’avenir de cet aimable enfant.
Si peu expérimentée qu’elle fût, elle devinait un peu mieux la vie, et prévoyait que, lorsque Mario serait en âge de distinguer l’amour de l’amitié, il serait encore trop jeune relativement à elle pour lui inspirer autre chose qu’un sentiment de fraternelle protection.
Elle souriait mélancoliquement à l’idée d’une combinaison de circonstances qui lui prescrirait d’épouser un enfant, après avoir été déjà mariée enfant elle-même, et elle se disait que sa destinée serait alors un problème étrange, peut-être douloureux et fatal.
Elle était donc triste et s’armait de résolution pour résister aux influences qui menaçaient de la circonvenir, car le marquis prenait son projet au sérieux, et M. de Beuvre, dans ses lettres, semblait cacher, sous des plaisanteries, un grand désir de le voir se réaliser un jour.
Lauriane n’appelait pas résolûment l’amour dans ses rêves de bonheur et de mariage ; mais elle sentait vaguement que ce serait trop de se marier deux fois sans le connaître.
Elle voyait donc un nuage encore léger, mais peut-être inquiétant, passer sur sa tranquillité présente et sur la douceur de ses relations avec les beaux messieurs de Bois-Doré.
Cependant elle se rassura dès le lendemain.
Mario avait dormi profondément ; les roses de l’enfance avaient refleuri sur ses joues satinées ; ses beaux yeux avaient repris leur limpidité angélique, et le sourire du bonheur confiant voltigeait sur ses lèvres. Il était redevenu enfant.
À peine eut-il vu son père reposé, sa Mercédès calme, et tout son monde sur pied, qu’il courut à l’écurie embrasser son petit cheval, au village s’informer de la santé de tous, puis au jardin faire voler sa toupie, et dans la basse-cour s’exercer à escalader les débris incendiés.
Il revint donner de tendres soins à sa Morisque, et il lui tint fidèle compagnie tant qu’elle fut forcée de garder la chambre.
Mais, dès que toute appréhension fut dissipée, il redevint complétement l’heureux Mario, tour à tour assidu au travail et ardent au plaisir, que Lauriane pouvait encore chérir et caresser saintement sans appréhension du lendemain.
C’était un bienfait de la nature envers l’organisation privilégiée de cet aimable enfant. S’il fût resté sous le coup des violentes commotions qui s’étaient pressées dans cette crise, il n’eût pu vivre qu’égaré ou brisé.
Mais il faut dire aussi que, dans ce temps, les mœurs plus rudes faisaient des natures plus souples, et par là, plus résistantes. On connaissait avec plus d’âpreté, mais d’une manière moins générale et moins soutenue, l’excitation nerveuse à laquelle succombent aujourd’hui tant d’âmes précoces. On ne se faisait pas non plus un si grand besoin de repos et de sécurité.
La sensibilité, plus souvent éveillée par les agitations de la vie extérieure, s’émoussait plus vite, et les vives émotions faisaient place à ce besoin de vivre, n’importe comment, qui sauve l’homme dans les temps de trouble et de malheur.
L’hiver se passa donc dans une douce gaieté au manoir de Briantes.
On travaillait à la charpente des granges incendiées, en attendant que la saison permit le travail des maçons. On avait déblayé le fossé, relevé provisoirement en pierres sèches le pan écroulé du mur d’enceinte ; enfin, Adamas avait fini de rétablir la communication souterraine avec la campagne, et l’on avait racheté la paix à venir avec les gens de cour et d’Église de la province, en restituant à certaines chapelles du pays, sous forme de dons volontaires, divers objets précieux. On pria madame la princesse de Condé d’accepter quelques bijoux pour son compte, et Adamas cacha savamment ceux qui, dans sa pensée, devaient parer la future épouse de Mario.
Ce que le marquis avait d’or et d’argent monnayé en réserve passa, en grande partie, à faire réparer ses bâtiments et à racheter du blé pour sa maison et ses vassaux pauvres.
Il y eut aussi à leur procurer le bétail qu’ils avaient perdu ; car les beaux messieurs de Bois-Doré ne voulaient point souffrir de misère autour d’eux.
Enfin, le fameux trésor dont on avait tellement exagéré l’importance, et qui avait failli attirer de si grands désastres et de si fâcheuses persécutions, cessa de faire scandale en cessant de faire magasin. Au vu et au su de tout le monde, les portes de la chambre mystérieuse furent et demeurèrent ouvertes.
On essaya bien de s’assurer de M. Poulain en lui offrant une part de la curée ; mais il eut l’esprit de refuser ; ce n’était d’ailleurs pas de richesse matérielle qu’il était avide, mais de pouvoir et d’influence.
Il voulait, disait-il, non posséder, mais être. C’est pourquoi il insistait pour avoir l’abbaye de Varennes, retraite assez pauvre, située dans un véritable trou de ruisseau et de verdure, sur la petite rivière du Gourdon.
Il la voulait sans plus de terre qu’il ne lui en fallait pour vivre avec deux ou trois religieux de l’ordre. Ce qu’il convoitait, c’était le titre d’abbé et une apparence de retraite qui ne l’enchaînât point aux devoirs journaliers du rectorat.
Il était déjà fort bien guéri, au bout d’un mois, du désir de renoncer au monde, et il caressait le rêve d’avoir seulement du pain et un titre assurés, afin de pouvoir se glisser auprès des grands et mettre la main aux affaires diplomatiques, comme tant d’autres, moins capables et moins patients que lui.
Bois-Doré comprit son genre d’ambition et la satisfit de bonne grâce. Il sentait bien que, tôt ou tard, M. le Prince, grand sécularisateur d’abbayes à son profit, lui reprendrait celle-ci à de mauvaises conditions, et il ne pouvait pas trouver une plus sûre occasion de mettre aux prises l’autocratie princière et les intérêts personnels de M. Poulain.
Celui-ci fut donc mis en possession de l’abbaye moyennant une très-modique redevance, et il partit pour se faire autoriser par l’official à quitter sa cure.
M. Poulain voyait donc se réaliser la première phase de son rêve d’avenir. Ce qu’il avait annoncé à d’Alvimar commençait à arriver.
C’était en exploitant à propos autour de lui la question de dissidence en matière de religion qu’il faisait et devait faire son chemin. D’Alvimar, affamé d’argent et de haine, avait succombé sans profit et sans honneur ; M. Poulain, guetteur de crédit et de mouvement, exempt d’autres passions et prompt à sacrifier ses rancunes à ses intérêts, entrait dans la voie par ce qu’il appelait la bonne porte. C’était, du moins, la plus sûre.
On s’était étonné de ne pas voir reparaître la petite Pilar. Le marquis, informé du message important qu’elle avait mené à bien, eût souhaité la récompenser, et Lauriane disait qu’elle eût voulu arracher au mal cette misérable créature. Mais on ne sut point ce qu’elle était devenue : on présuma qu’elle avait été rejoindre les bohémiens échappés à l’affaire de la basse-cour.
Les reîtres prisonniers avaient été transférés à Bourges. On instruisit rapidement leur procès.
Le capitaine Macabre fut condamné à être pendu haut et court, comme bandit, rebelle et traître.
Le marquis eut pitié de la Bellinde, que les misères de la prison rendaient folle : il refusa de témoigner contre elle, en ce sens qu’il la représenta comme une cervelle malade. Elle fut chassée de la ville et du pays, avec défense, sous peine de mort, d’y jamais reparaître.
La Morisque était guérie, et Lucilio, témoin de sa vertu dans les souffrances, qu’elle avait supportées avec une sorte de joie exaltée, commençait à s’attacher à elle très-particulièrement. Mais il eût craint de paraître insensé en le lui disant, et leur affection, soigneusement cachée de part et d’autre, se reportait sur les enfants, Lauriane et Mario, avec une sorte d’émulation.
Madame Pignoux fut amicalement récompensée, ainsi que sa fidèle servante. Elles avaient échappé aux mauvais traitements par la fuite. L’auberge du Geault-Rouge avait échappé à l’incendie, grâce à l’empressement de l’ennemi à poursuivre l’expédition.
On recevait de loin en loin des nouvelles de M. de Beuvre. Il y eut des intervalles bien douloureux pour sa fille. Ce fut lorsque les Rochelois et les seigneurs qui s’étaient joints à eux se firent corsaires sur l’Océan, et conçurent le hardi projet d’occuper les embouchures de la Loire et de la Gironde, afin de rançonner tout le commerce des deux fleuves. De Beuvre avait fait entrevoir le projet de suivre Soubise dans ces expéditions périlleuses.
Dans ses moments de douleur, Lauriane était entourée de tendres consolations ; mais nulles n’étaient aussi ingénieuses et aussi merveilleusement assidues que celles de Mario. Son cœur aimant et son esprit délicat trouvaient des paroles d’encouragement dont la naïveté suave forçait Lauriane à sourire au milieu de ses larmes ; elle ne pouvait s’empêcher d’appeler Mario quand les autres ne parvenaient pas à la distraire de ses idées sombres.
Elle disait alors à Mercédès :
— Je ne sais quel esprit de lumière Dieu a mis dans cet enfant ; mais un petit mot de lui me fait plus de bien que toutes les bonnes paroles des personnes mûres. C’est pourtant un enfant, ajoutait-elle intérieurement, et je ne suis pas d’âge à l’aimer à la façon d’une mère. Eh bien, je ne sais comment il se fait que je ne puis souffrir l’idée de ne plus vivre auprès de lui.
Au commencement d’avril (1622), on reçut de meilleures nouvelles.
De Beuvre avait eu l’heureuse idée de ne point accompagner Soubise, qui avait eu grand mauvais sort, à l’île de Rié, contre le roi en personne. De Beuvre s’était contenté de pirater sur les côtes de Gascogne, — avec profit et santé, disait-il.
Mais cette même affaire de l’île de Rié n’en devait pas moins amener un douloureux résultat pour Lauriane et ses amis de Briantes.
Le prince de Condé avait espéré que le roi, d’après ses conseils, chercherait follement le danger.
Le roi n’y manqua pas ; la bravoure était la seule vertu qu’il eût héritée de son père. Mais Condé eut du malheur : aucune balle ennemie n’atteignit le roi ; son cheval franchit les gués en marée basse, sans rencontrer de sables mouvants, et Sa Majesté s’escrima vaillamment contre les huguenote sans ressentir ni maladie ni fatigue.
De plus, tout en guerroyant avec ardeur, Louis XIII, alors bien conseillé par sa mère, qui était bien conseillée, de son côté, par Richelieu, ouvrait l’oreille aux idées de conciliation et aux négociations tendantes à faire cesser la guerre civile.
Aussi M. le Prince, qui ne souhaitait que brouiller les cartes, avait bien de l’ennui et du déplaisir, et il répondait aux lettres qu’il recevait de son gouvernement de Berry par des lettres mielleuses toutes remplies de fiel.
Il ordonna, entre autres actes de répression contre les huguenots de sa province, lesquels pourtant se tenaient, en général, fort tranquilles, de mettre sous le séquestre les biens de M. de Beuvre, si, trois jours après la publication du monitoire, celui-ci ne reparaissait point en Berry.
Il était difficile qu’en trois jours, M. de Beuvre, alors à Montpellier, fût de retour dans sa châtellenie.
À cette époque, il fallait au moins le double de temps pour qu’il fût averti de la mesure prise contre lui.
Le lieutenant-général et maire de Bourges, M. Pierre Biet, qui eut coutume, toute sa vie, d’être pour le plus fort, et qui, dans sa jeunesse, avait été grand ligueur, voulut faire du zèle et décréta, de son chef, que M. de Beuvre n’ayant pas comparu dans le temps donné pour rendre compte de son absence, mademoiselle sa fille, dame de Beuvre, de la Motte-Seuilly et autres lieux, serait enlevée de son manoir et conduite en un couvent de Bourges pour y être instruite dans la religion de l’État.
LXIII
Ce fut par une délicieuse soirée de printemps que Mario, courant dans la prairie de l’enclos avec Lauriane, tous deux riant d’une voix aussi harmonieuse que le chant des rossignols, vit accourir Mercédès effrayée.
— Venez, venez, ma bien-aimée dame, dit la Morisque en entourant de ses bras sa jeune amie ; tâchons de fuir, on ne vous prendra qu’après m’avoir tuée.
— Et moi donc ! s’écria Mario en ramassant sa petite rapière, dont il s’était débarrassé pour jouer. Mais qu’est-ce donc, Mercédès ?
Mercédès n’avait pas le temps de s’expliquer. Elle savait que l’huis était gardé par les soldats de la prévôté ; elle voulait essayer de rentrer au château en cachant Lauriane sous sa mante, et de la faire évader par le passage secret.
Mais l’entreprise était impossible, et Mario s’y opposa en voyant que l’huisset était également gardé.
Pendant qu’ils délibéraient, le marquis était fort en peine : il avait déclaré aux agents de la prévôté, qui lui exhibaient leurs pouvoirs en bonne forme, que madame de Beuvre était sortie à cheval avec son fils. Mais, comme on exigeait sa parole d’honneur et qu’il feignait d’être offensé du soupçon, afin de se dispenser de faire un faux serment, le soupçon grossissait, et, tout en lui demandant humblement pardon, on gardait les huis au nom du roi, et on procédait à de minutieuses perquisitions dans la maison.
La garde prévôtale de La Châtre n’était pas si nombreuse et si bien équipée qu’elle eût pu envoyer une grosse troupe à Briantes.
En outre, officiers et soldats obéissaient à contrecœur, et eussent fort souhaité de ne point fâcher le bon M. de Bois-Doré. Mais ils craignaient d’être dénoncés à M. le Prince, qui était fort redouté dans la ville et dans le pays.
Ils faisaient donc consciencieusement leur office, espérant que M. de Bois-Doré ferait menace et résistance, auquel cas, n’étant peut-être pas les plus forts, ils étaient tout prêts et tout disposés à déguerpir, comme c’était assez la coutume dans les différends entre la force provinciale exécutive et les seigneurs de campagne récalcitrants.
Le marquis voyait bien la situation, et Aristandre se mangeait les poings d’impatience, attendant le signal de tomber sur le dos de MM. les gardes. Mais Bois-Doré sentait que le cas était grave, et qu’il ne s’agissait pas seulement de rosser le guet dans une affaire de clocher.
M. de Beuvre était trop compromis pour que la défense de sa cause ne fût pas un acte de rébellion contre l’autorité royale, et ces portes gardées au nom du roi l’étaient mieux en cette circonstance que par une armée, aux yeux de tout châtelain patriote.
Bois-Doré, malgré son antique bataillerie de caractère et son vieux fonds de protestantisme incorrigible, avait toujours, depuis la fin des Valois, personnifié la France dans le roi, et, à cette époque, où les derniers efforts de la Réforme allaient, involontairement sans doute, mais fatalement, à nous livrer aux ennemis de l’extérieur, Bois-Doré était dans le vrai sentiment de la nationalité.
Cependant il ne voulait à aucun prix abandonner la fille de son ami.
Il savait quelles persécutions on exerçait dans les couvents contre les enfants des familles protestantes, et par quelle résistance énergique Lauriane aggraverait peut-être contre elle-même la rigueur de ces persécutions.
Il fallait échapper à cette nouvelle crise par adresse, et il implorait du regard, à la dérobée, le génie fécond d’Adamas.
Adamas allait et venait, faisant l’agréable avec les archers, se grattant la tête avec désespoir quand on ne le voyait pas.
Il songea bien à inonder le préau en levant, de ce côté-là, les pelles de l’étang, ou à mettre le feu à la maison au moyen de quelques fagots entassés dans le hangar, sauf à se griller un peu la barbe pour l’éteindre quand on aurait réussi à éloigner l’ennemi ; mais, au milieu de ses perplexités, il vit arriver Lauriane calme et fière, donnant le bras à Mario pâle et pensif.
La Morisque les suivait en pleurant.
Quatre gardes de la prévôté les accompagnaient assez respectueusement.
Voici ce qui s’était passé.
Lauriane s’était fait expliquer de quoi il s’agissait. Elle avait compris que toute résistance pour la sauver attirerait sur ses amis l’accusation de haute trahison. Elle savait bien que son père avait joué sa tête, et, en le voyant partir, elle avait bien prévu que sa propre liberté serait menacée un jour ou l’autre. Elle n’en avait jamais dit un mot ; mais elle était prête à tout subir plutôt que de renier ses opinions.
Ce fut en vain que Mario et Mercédès la supplièrent avec passion de se taire et de se tenir tranquille : elle éleva la voix en déclarant et jurant qu’elle voulait se livrer ; et, lorsque les gardes qui la cherchaient approchèrent de la prairie, elle en était déjà sortie et marchait droit à eux.
Ils hésitaient à s’emparer d’elle, doutant, à son assurance, que ce fût elle, en effet.
Mais elle se nomma, en leur disant :
— Ne portez pas la main sur moi, messieurs ; je me rends de bonne grâce. Permettez-moi seulement d’aller saluer mon hôte, et veuillez m’accompagner.
Le marquis fut douloureusement ému de cette apparition ; mais il ne put qu’admirer le grand cœur de cette généreuse enfant.
— Monsieur, dit-il au lieutenant de la garde prévôtale, vous me voyez résigné à obéir à votre mandat, puisque telle est la volonté de madame ; mais vous ne voudrez point demeurer en reste d’honneur avec elle. Vous souffrirez qu’avec mon fils et sa gouvernante, je la conduise à Bourges en ma carroche. Je n’emmènerai que deux ou trois valets, et nous seront escortés et surveillés par vous avec autant de rigueur qu’il vous conviendra.
Une si juste requête fut écoutée, et la famille eut une heure pour faire ses préparatifs de départ.
Lauriane s’en occupait avec un admirable sang-froid.
Mario, consterné et comme hébété, laissait Adamas l’habiller sans songer à rien.
Il était assis pendant qu’on le bottait, et semblait n’avoir pas la force de soulever ses petites jambes.
Lucilio s’approcha et lui mit sous les yeux ces paroles, écrites en italien :
« Ayez du cœur à l’exemple de ce brave cœur. »
— Oui, s’écria Mario en jetant ses bras autour du cou de son ami, j’y fais mon possible, et je comprends bien ce qu’elle fait. Mais ne pensez-vous point que mon père songera à la délivrer ?
— Si faire se peut, dit Adamas, n’en doutez point monsieur. Adamas ne vous quittera point, Dieu merci, et avisera à toute heure. Si monsieur se résigne, c’est qu’il y a bien de l’espérance à garder.
Le marquis emmenait effectivement, dans sa grand’carroche, Adamas et Mercédès. Clindor monta sur le siége avec Aristandre.
Il fut convenu que Lucilio, sur le compte duquel le marquis n’était pas très-rassuré, se rendrait secrètement à Bourges de son côté.
— Monsieur, dit Adamas au marquis, lorsqu’ils eurent dépassé La Châtre, je la tiens !
— Quoi, mon ami ? que tiens-tu ?
— Mon idée ! Quand nous serons à Étalié, nous demanderons à prendre un instant de repos chez madame Pignoux. Elle a une filleule de l’âge de madame Lauriane, avec laquelle nous la ferons changer d’habits et que nous emmènerons à la place de madame.
— Mais cette filleule se trouvera-t-elle là à point nommé ?
— Si elle ne s’y trouve point, dit Mario, que ranimaient les projets d’Adamas, c’est moi qui prendrai la jupe, l’écharpe de tête et le chaperon de Lauriane, et je serai censé rester chez madame Pignoux, tandis qu’elle restera en ma place dans l’auberge, d’où il lui sera aisé de se sauver chez Guillaume ou chez M. Robin, quand nous serons un peu loin.
— Mes enfants, dit le marquis, faites tout pour le mieux, mais ne me dites rien ; car on est bien gêné de ne pouvoir nier sur sa parole, et on me le demandera certainement quand la feinte sera découverte. Tentez donc quelque autre chose et parlez bas. Je ne vous écoute point du tout.
— Vous oubliez, dit Lauriane, que je ne me prêterai à aucune chose pour me mettre en liberté. Ne cherchez point, Adamas ; et toi, Mario, prends-en ton parti. J’ai juré à Dieu d’accepter mon sort.
En effet, Lauriane refusa de mettre pied à terre à l’auberge du Geault-Rouge, où l’échange projeté aurait pu avoir quelque chance de succès.
Mario espéra qu’un peu plus loin, sur la route, elle se raviserait et accepterait quelque autre combinaison ; mais on eut beau lui remontrer que les choses pouvaient s’arranger sans compromettre le marquis, elle fut inflexible.
— Non, non, disait-elle, personne ne croira que le marquis n’a pas fermé les yeux volontairement. Qui sait, mon pauvre Mario, si on ne te garderait pas en otage jusqu’à ce que l’on m’eût retrouvée ? Et quant à Adamas, il irait en prison certainement. C’est ce que je ne veux point, et, de gré ni de force, je ne consentirai à m’échapper ; car, si vous y tentez, je crierai et mènerai du bruit pour me faire reprendre.
Lauriane fut inébranlable dans sa résolution. Il fallut perdre l’espoir de la soustraire à la captivité, et l’on arriva à Bourges beaucoup plus abattu et découragé que l’on n’était parti de Briantes.
Le résultat de cette soumission fut assez favorable.
Le lieutenant-général, M. Biet, qui avait compté sur la rébellion du marquis pour gâter ses affaires, fut fort surpris de le voir se présenter devant lui avec Lauriane, et réclamer pour elle une retraite honorable et les égards auxquels la dignité de sa conduite lui donnait droit.
M. Biet dut se radoucir, feindre un grand regret de la mesure de rigueur qu’il attribuait aux ordres secrets du Prince, et consentir à ce que Lauriane fût conduite au couvent des religieuses de l’Annonciade, dont Jeanne de France, tante de son illustre aïeule Charlotte d’Albret, avait été la fondatrice. Lauriane avait là quelques amies, et il lui fut permis de garder Mercédès pour la servir.
Ce couvent était de ceux où l’ardente propagande jésuitique n’avait pas encore pénétré. Les religieuses cloîtrées, vouées à la vie contemplative, ne menaçaient pas Lauriane d’un prosélytisme trop rigoureux.
Le marquis eut avec la supérieure une conférence dans laquelle il sut la bien disposer en faveur de la jeune recluse, et il obtint la permission de la voir tous les jours avec Mario, au parloir, en présence de la sœur écoute.
Malgré cette espérance, le cœur de Mario se brisa lorsqu’il entendit retomber, entre lui et sa chère compagne, la lourde porte du couvent.
Il lui semblait qu’elle n’en sortirait plus jamais, et il n’était pas non plus sans inquiétude pour Mercédès, qui s’efforçait de sourire en le quittant, mais qui devint un instant comme folle quand elle ne le vit plus et qu’elle se sentit condamnée, pour la première fois de sa vie, à dormir sous un autre toit.
Aussi ne dormit-elle guère, non plus que Lauriane. Elles causèrent presque toute la nuit, et pleurèrent ensemble, ne craignant plus d’affliger Mario de leur douleur.
— Ma Mercédès, disait Lauriane en embrassant la Morisque, je sais quel sacrifice tu me fais en te séparant de ton enfant pour me consoler.
— Ma fille, lui répondit la Morisque, je te confesse que c’est encore Mario que je console en toi, puisque Mario t’aime peut-être encore plus qu’il ne m’aime. Ne dis pas que non : je l’ai bien vu ; mais je ne suis point jalouse de toi, car je sens que tu feras le bonheur de sa vie.
Il n’y avait pas moyen d’ôter à la Morisque la persuasion de ce mariage invraisemblable, et Lauriane n’osait la contredire, en ce moment-là surtout.
Bois-Doré avait quelques doutes sur les ordres donnés par le Prince à l’égard de Lauriane.
Le Prince était une perfide, avare et ingrate nature ; mais il n’était pas cruel, et son aversion pour les femmes n’allait pas jusqu’à la persécution.
D’ailleurs, le marquis avait cru voir quelque trouble chez le lieutenant-général lorsqu’il l’avait questionné sur les prétendus ordres secrets du Prince. Il espéra l’amener, par douceur et persuasion, à révoquer son arrêt.
Il envoya un exprès en Poitou pour tâcher de retrouver M. de Beuvre et l’engager à revenir au plus vite, et il s’établit à Bourges, autant pour suivre son plan auprès de M. Biet que pour ne pas perdre de vue sa chère pupille.
L’exprès ne put rejoindre M. de Beuvre : celui-ci était retombé en mer, on ne savait vers quels rivages.
Au bout de deux mois on n’avait pas reçu de ses nouvelles.
Lauriane le pleurait. Elle n’était pas dupe des contes que lui faisait le marquis pour lui persuader que certaines gens l’avaient aperçu et qu’il se portait bien. Il feignait d’être gêné par la présence de la sœur écoute, qui dormait tout le temps, et de n’oser communiquer les lettres à l’appui de ses assertions.
Lauriane prit le parti de paraître tranquille pour tranquilliser Mario, qui avait toujours les yeux fixés sur elle avec anxiété.
LXIV
L’été de 1622 se passa ainsi sans que le marquis, par prières ou menaces, pût obtenir l’élargissement sous caution de la prisonnière.
M. Biet, craignant d’avoir fait une sottise, s’était fait autoriser, après coup, à cloîtrer madame de Beuvre.
L’absence prolongée et le silence absolu du père empiraient beaucoup la situation. Il devenait fort inutile d’en nier les motifs. Personne ne pouvait plus en douter ; aux instances et reproches du marquis, M. Biet répondit, avec un sourire amer :
— Mais que ce gentilhomme vienne donc chercher sa fille ? Elle lui sera rendue à l’instant, ainsi que l’administration de ses biens.
Lucilio était établi à Bourges, sous un faux nom, dans le faubourg de Saint-Ambroise.
Il ne voyait personne que Mario, qui venait sans équipage, sans parure et sans bruit, prendre ses leçons.
Mercédès, qui avait la liberté de sortir, venait lui servir ses repas, auxquels le philosophe, absorbé par son travail, n’eût probablement pas assez songé.
On sentit, en cette circonstance, que M. Poulain s’était fort amendé.
Il était encore à Bourges, occupé d’obtenir l’autorisation d’être abbé, lorsqu’un jour Lucilio se trouva face à face avec lui dans le petit jardin qui tenait à son humble appartement.
Le futur abbé et lui découvrirent, en s’accostant, qu’ils demeuraient sous le même toit.
Lucilio s’attendait à être dénoncé et tracassé. Il n’en fut rien.
M. Poulain se plut dans sa société, et témoigna beaucoup d’intérêt à Mario lorsqu’il le vit arriver pour prendre ses leçons.
M. Poulain était trop intelligent pour n’avoir pas fait un retour sur lui-même, et il sentait combien peu il devait compter sur le prince de Condé ; car l’archevêque de Bourges refusait de le faire abbé avant que M. le Prince l’y eût autorisé ; M. le Prince ne paraissait pas fort pressé de consentir.
L’existence de nos personnages fut donc assez paisible durant cette sorte d’exil à Bourges. Ils y goûtèrent même plus de sécurité qu’ils ne l’avaient fait à Briantes dans ces derniers temps.
Mais le marquis s’ennuyait bien d’avoir rompu avec toutes ses habitudes de luxe, de bien-être et d’activité. Il se faisait simple et petit pour ne pas attirer l’attention sur Lauriane dans une ville où l’esprit de la Ligue était mal éteint, et où le règne court et violent de la Réforme avait laissé de fâcheux souvenirs.
Mario s’efforçait d’être gai pour le distraire ; mais le pauvre enfant ne l’était plus lui-même, et, en lui lisant l’Astrée à la veillée, il pensait à autre chose, ou soupirait à ces peintures des ruisseaux, des jardins et des bosquets qui lui faisaient sentir l’ennui et la dépendance de sa situation présente.
Aussi Mario était pâle et devenait rêveur ; il travaillait à s’instruire avec un grand acharnement, et son plaisir était de tenir Lauriane au courant de ses études, en lui faisant part de ses petites connaissances fraîchement acquises.
C’était une manière de tuer la temps dans leurs entrevues de chaque jour ; car il n’y a pas de pire contrainte que l’impossibilité de s’épancher, devant témoins, avec les gens que l’on aime.
Les jésuites, qui déjà pénétraient tout en se glissant partout, tâchèrent de persuader au marquis de leur confier l’éducation de son charmant enfant. Il s’arrangea pour la leur laisser espérer, voyant bien qu’il ne faisait pas bon de rompre en visière avec eux.
Ils ne furent pas dupes de sa finesse et s’inquiétèrent des courses mystérieuses de Mario au faubourg. Ils le suivirent et s’inquiétèrent alors de maître Jovelin.
Mais M. Poulain arrangea tout, en déclarant qu’il connaissait Jovelin pour orthodoxe et que, d’ailleurs, il assistait aux leçons du petit gentilhomme.
M. Poulain les craignait plus qu’il ne les aimait ; mais il était de force à les jouer.
Enfin, les événements de la guerre se pressèrent ; la nouvelle de la paix de Montpellier arriva et donna lieu à de grands projets de réjouissance en l’honneur de M. le Prince, de la part de sa bonne ville de Bourges. Mais on dut y renoncer ; le Prince arriva inopinément, de fort méchante humeur, sentant que son rôle était fini.
Le roi l’avait joué : d’abord, il n’avait pas voulu mourir ; ensuite, il avait négocié la paix à son insu. Et puis la reine-mère avait repris quelque crédit. Richelieu avait obtenu le chapeau de cardinal, et, malgré tous les soins de M. le Prince, approchait insensiblement du pouvoir.
Condé ne fit que traverser la province et la ville. Il ne croyait plus à l’astrologie, il devenait dévot par désappointement. Il avait fait un vœu à Notre-Dame-de-Lorette.
Il partit pour l’Italie sans s’occuper en aucune façon des affaires de sa province. M. Biet, sentant que les huguenots allaient rentrer en possession de leur liberté de conscience, et qu’il aurait mauvaise grâce à se faire arracher la liberté de Lauriane, alla lui-même, avec le marquis, la chercher au couvent.
Les religieuses la quittèrent avec regret, témoignant de sa douceur et de sa politesse.
Lauriane avait beaucoup souffert durant ces cinq mois de contrainte morale ; elle aussi avait pâli et maigri ; elle avait suivi, sans se plaindre, tous les exercices religieux avec une contenance ferme et respectueuse, priant Dieu de toute son âme devant les autels catholiques, et s’abstenant, d’ailleurs, de toute réflexion qui eût pu blesser les saintes filles de l’Annonciade. Mais, lorsqu’on l’engagea à faire acte de renonciation, elle salua comme pour dire : J’entends, et garda un silence opiniâtre à toutes les questions qui lui furent faites. Ce n’est pas lorsque son père était peut-être sous la hache du bourreau qu’elle pouvait proclamer sa liberté de conscience. Elle se tut et endura les obsessions avec le stoïcisme d’un patient qui aurait les mains liées et entendrait bourdonner les mouches autour de sa tête sans les pouvoir écarter, mais sans vouloir seulement cligner l’œil.
En toute autre occasion, elle témoignait du respect aux sœurs, et les apaisait par d’exquises obligeances. Un esprit vraiment chrétien régnait heureusement parmi elles. On fit des vœux pour sa conversion, on pria pour elle, et on la laissa tranquille. Ce fut miracle : ailleurs, Lauriane eût pu, en désespoir de cause, être accusée de magie et condamnée aux flammes temporelles : c’était la dernière ressource, quand les persécutés venaient à bout de ne pas se laisser convaincre d’hérésie par leurs aveux.
Enfin, le 30 novembre, nos personnages, pleins d’espoir et de joie, rentrèrent au manoir de Briantes.
On avait reçu de bonnes nouvelles de M. de Beuvre. Il avait écrit bien des fois ; mais ses courriers avaient été interceptés ou infidèles. Il allait arriver ; il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes ; après quoi, on parla de se séparer.
Il était convenable que Lauriane retournât dans son château, et le gros de Beuvre se trouvait à l’étroit dans le petit manoir de Briantes. Lauriane ne devait pas montrer à son père qu’elle eût la moindre répugnance à reprendre la vie avec lui. Elle n’en éprouvait certainement pas, tant elle était heureuse de le retrouver ! Cependant elle ressentit une sorte de mélancolie soudaine et involontaire, dès qu’elle rentra dans le triste château de la Motte.
Les beaux messieurs de Bois-Doré lui avaient fait la conduite et devaient, à la prière de son père, rester deux ou trois jours auprès d’elle. Mercédès et Jovelin étaient de la partie. Ce n’était donc pas la sensation de l’isolement qui déjà s’emparait d’elle ; ne pouvait-on pas d’ailleurs, et ne devait-on pas se revoir presque tous les jours ?
Ce vague effroi qui troublait Lauriane, c’était une sorte de désenchantement dont elle ne se rendait pas compte. Elle avait toujours voulu prendre son père pour un héros ; ses inquiétudes au couvent, à l’idée des dangers qu’il avait courus pour sa cause, avaient porté jusqu’à l’enthousiasme l’idée qu’elle se faisait de lui. Il fallait en rabattre depuis qu’il était là. D’abord, de Beuvre, qui s’était plaint de l’embonpoint dans l’inaction, et que l’on s’attendait à voir reparaître maigre et fatigué, arrivait plus rouge et plus gras qu’auparavant. Son esprit semblait s’être épaissi à l’avenant. Sa gaieté brusque était devenue un peu brutale. Il se posait en marin, fumait du tabac, jurait plus que de raison, oubliait d’envelopper son scepticisme dans les ingénieux aphorismes de Montaigne, et, par moments, prenait des airs de satisfaction mystérieuse et narquoise qui n’avaient rien d’obligeant pour ses amis.
Le mot de cette dernière énigme fut lâché par lui le lendemain de son retour à la Motte, dans une conférence que nous devons rapporter.
LXV
On avait chassé, puis soupé, et l’on veillait autour de l’âtre du grand salon, quand Guillaume d’Ars, qui, depuis la nouvelle de la paix, s’était montré très-assidu auprès de Lauriane, demanda avec un peu d’émotion enjouée à prononcer un discours.
On quitta les jeux et les causeries, et Guillaume, après avoir demandé à Lauriane un encouragement particulier, qu’elle lui accorda sans deviner de quoi il s’agissait, parla ainsi :
— Mesdames (Mercédès était présente), messieurs, amis, parents et voisins, tous honorés, respectés et chéris, je vous prie d’écouter une histoire qui est la mienne. Vous voyez en moi un garçon qui n’est ni mieux ni plus mal fait que bien d’autres ; assez ignorant, maître Jovelin ne dira pas le contraire ; assez riche et assez bien né, ce ne sont pas des vertus ; assez brave, ce n’est pas une vanterie ; enfin… J’attends quelqu’un qui veuille bien faire mon éloge ; car je ne m’entends guère, comme vous voyez, à me louer moi-même.
— Certes ! s’écria le marquis avec sa bienveillance accoutumée, vous êtes, mon cousin, plus que vous ne dites : la fleur des gentilshommes du pays, le miroir de la chevalerie, et, comme Alcidon, « tant estimé de ceux qui vous cognoissent, qu’il n’y a rien à quoi votre mérite ne puisse vous faire atteindre. »
— Laissons là vos fadaiseries de l’Astrée ! dit M. de Beuvre. Où voulez-vous en venir, Guillaume ? et d’où vient que vous quêtez nos louanges, quand personne céans ne songe à se plaindre de vous ?
— C’est qu’ayant à vous présenter une bien grosse requête, messire, j’aurais voulu avoir pour avocats auprès de vous tous ceux en qui vous avez le plus de confiance.
— Nous vous donnons tous témoignage de loyauté, bravoure, politesse et bonne amitié, dit Lauriane. À présent, parlez ; car nous sommes deux femmes ici, c’est-à-dire deux curieuses.
Lauriane n’eut pas plutôt parlé ainsi, qu’elle rougit et regretta ses paroles ; car le regard enthousiasmé et un peu fat du bon Guillaume lui fit tout à coup pressentir de quoi il s’agissait.
En effet, c’était une demande en mariage que Guillaume, encouragé par elle plus qu’elle ne l’eût souhaité, présenta à son père et à elle, invoquant toujours l’appui des personnes présentes, et mêlant l’hyperbole, la plaisanterie et le sentiment d’une manière qui pouvait être regardée comme agréable et convenable dans l’esprit du temps.
Cette déclaration fut assez longuette et embrouillée, comme l’exigeait le savoir-vivre, bien qu’elle fût, au demeurant, hardie et franche, et cordiale envers tous les assistants.
Quand la chose fut devenue claire, les émotions diverses se peignirent sur le visage des auditeurs. M. de Bois-Doré marqua beaucoup d’embarras et un profond déplaisir, contenus le mieux possible. Lauriane baissa les yeux d’un air plus mélancolique que troublé. Mercédès chercha avec anxiété à lire dans les grands yeux de Mario. Mario s’était tourné vers la muraille ; personne ne vit sa figure. Lucilio regarda attentivement Lauriane.
M. de Beuvre resta seul impassible et sans expression autre que celle de la réflexion ; on eût dit qu’il faisait des lèvres un calcul imperceptible, mais absorbant.
Tout le monde garda le silence, et Guillaume se trouva un peu confus.
Mais ce silence pouvait être considéré comme un encouragement aussi bien que comme une désapprobation, et il mit un genou en terre devant Lauriane, comme pour attendre sa réponse dans l’attitude d’une soumission absolue.
— Relevez-vous, messire Guillaume, lui dit la jeune dame en se levant elle-même pour l’y décider plus vite. Vous nous surprenez par une idée que nous n’avions point et à laquelle nous ne pouvons pas répondre aussi vite qu’elle nous est venue.
— Elle ne m’est pas venue vite, répondit Guillaume. Il y a deux ou trois ans qu’elle est en moi. Mais votre jeune âge et votre deuil me faisaient craindre de parler trop tôt.
— Permettez-moi d’en douter, dit Lauriane, qui savait par la voix publique que Guillaume avait toujours mené joyeuse vie et soupiré récemment pour plusieurs dames plus ou moins à marier.
— Madame ma fille, dit enfin M. de Beuvre, permettez-moi de dire que Guillaume ne ment point. Il y a longtemps, je le sais, qu’il pense à vous quand l’idée du mariage lui vient. Mais il se décide un peu tard, selon moi, à vous en faire part.
— Un peu tard ? s’écria Guillaume désappointé ; auriez-vous disposé ?…
— Non, non, point ! répliqua de Beuvre en riant ; ma fille n’est promise ni fiancée à personne, à moins que ce ne soit à notre jeune voisin, le marquis de Bois-Doré, ou à ce grave personnage, l’autre M. de Bois-Doré, qui dort là-bas, pendant qu’on demande la main de sa future !
Mario, confus et blessé, ne se retourna pas. On crut qu’il dormait ; la Morisque seule vit qu’il pleurait ; mais le marquis se leva et répondit avec plus du vivacité qu’il n’en montrait d’habitude :
— Mon voisin, je gage que votre moquerie est un reproche de notre silence, et nous allons le rompre. Vous me le pardonnerez, Guillaume ; car, aussi vrai que le ciel est au-dessus de nous, je vous tiens pour le meilleur et le plus loyal homme qui soit, digne en tout d’être l’heureux époux de notre Lauriane. Mais, sans vouloir vous nuire auprès d’elle, je déclare ici que ma demande a devancé la vôtre, et que j’ai été encouragé par elle et par son père à être écouté le premier.
— Vous, mon cousin ? s’écria Guillaume stupéfait.
— Oui, moi, répondit Bois-Doré, comme oncle, tuteur et père adoptif de Mario de Bois-Doré ici présent.
— Ici présent ! Non, dit M. de Beuvre toujours en riant, puisqu’il dort du sommeil de l’innocence.
— Comme il convient à l’enfance ! ajouta Guillaume avec douceur.
— Je ne dors pas ! s’écria Mario en s’élançant dans les bras de son père, et en montrant sa figure marbrée de sanglots étouffés dans ses mains.
— Oui-dà, dit M. de Beuvre, il nous dit cela avec des yeux bouffis de sommeil !
— Non pas ! reprit le marquis en examinant son enfant : avec des yeux brûlés de pleurs !
Lauriane tressaillit : la douleur de Mario lui rappelait la scène du labyrinthe et lui remettait devant l’esprit les appréhensions qu’elle avait oubliées. Les larmes de cet enfant lui firent mal, et le regard de Mercédès l’inquiéta comme un reproche.
Lucilio paraissait partager cette anxiété. Lauriane sentit qu’elle tenait dans ses mains, pour longtemps, pour toujours peut-être, le bonheur de cette famille, qui lui avait donné tant de bonheur à elle-même. Elle devint tout à fait triste, et, voyant que le marquis pleurait aussi, elle alla donner au vieillard et à l’enfant un baiser d’égale tendresse, en les suppliant d’être raisonnables et de ne point s’affecter d’un avenir qu’elle n’avait pas encore envisagé.
De Beuvre haussa les épaules.
— Vous voilà tous très-ridicules, dit-il ; et vous, Bois-Doré, je vous trouve trois fois fou d’avoir nourri de vos romans imbéciles la cervelle de ce pauvre écolier. Vous voyez où mènent les gâteries. Il se croit un homme et veut se marier, à l’âge où il n’aurait besoin que du fouet.
Ces dures paroles achevèrent de désoler Mario ; elles fâchèrent sérieusement le marquis.
— Mon voisin, dit-il à de Beuvre, je vous trouve en veine de duretés superflues. Le fouet n’entre pas dans ma méthode avec un enfant qui a marqué le cœur d’un vaillant homme. Je n’ignore point qu’il ne se doit marier que dans plusieurs années ; mais je croyais me rappeler que notre Lauriane ne se voulait point marier elle-même avant sept ans, à partir du jour où, en cette même chambre, l’an passé, elle me donna un gage…
— Ah ! ne parlons plus de cet affreux gage ! s’écria Lauriane.
— Parlons-en, au contraire, avec grâces rendues à Dieu, répliqua le marquis, puisque ce poignard me fit retrouver l’enfant de mon frère. C’est donc par vos mains bénies, ma chère Lauriane, que ce bonheur est entré dans ma maison ; et, si j’ai été fol d’espérer que vous y entreriez aussi, pardonnez-le moi. Plus on est content, plus on est gourmand de félicité. Quant à vous, ami de Beuvre, vous ne nierez pas les encouragements donnés par vous à mon idée. Vos lettres en font foi ; vous y avez dit : « Si Lauriane veut patienter à ne se point affoler de mariage avant que Mario ait dix-neuf ou vingt ans, je vous jure que j’en serai bien aise. »
— Je ne le nie point ! répliqua de Beuvre ; mais je serais un sot de ne pas voir la question du mariage de ma fille sous ses deux faces : l’avenir et le présent. Or, l’avenir est le moins sûr ; qui me répond que nous serons de ce monde dans six ans d’ici ? Et puis, quand je vous parlais comme vous dites, mon voisin, ma position n’était pas bien bonne, et je vous dis, sans détours maintenant, qu’elle est meilleure que vous ne pensez.
» Par ainsi, monsieur d’Ars, écoutez-moi, et vous aussi, marquis, et surtout vous, madame ma fille. Je compte sur le secret de ce que je vais confier ici à tous gens d’honneur et de prudence. J’ai doublé ma fortune dans cette dernière campagne. C’était là mon but principal et je l’ai touché bel et bien, tout en servant ma cause à mes risques et périls.
» J’ai battu de mon mieux les mauvaises gens et contribué, tout comme un autre, à la paix honorable que le roi nous accorde. Donc, monsieur d’Ars, si vous me faites honneur en me demandant mon alliance, c’est seulement par votre nom et votre mérite ; car je suis peut-être aussi riche que vous.
» Et vous, mon ami Sylvain, si vous me marquez votre amitié par la même recherche, sachez que ce n’est point votre trésor qui me peut éblouir ; car j’ai aussi le mien, trois vaisseaux sur la mer, et tout pleins d’or, argent et marchandises, comme dit la chanson du pays.
» Donc, mes beaux et chers seigneurs, vous me donnerez le temps de la réflexion pour vous répondre, et ma fille, sachant à cette heure qu’elle n’est point trop malaisée à établir, se consultera et décidera en dernier ressort. »
Sur cette conclusion, on n’avait plus qu’à se donner le bonsoir.
Guillaume, en homme du monde, tourna en plaisanterie les prétentions de Mario, mais sans aigreur ni malice ; car l’enfant était monté à lui en demander raison, et Guillaume l’aimait trop pour vouloir l’irriter à ce point.
Il s’en alla avec l’espoir assez vraisemblable de l’emporter sur un rival qui ne lui venait pas à l’épaule.
Mario dormit mal et n’eut point d’appétit le lendemain. Son père l’emmena, craignant qu’il ne tombât malade, et commençant à convenir en lui-même qu’il ne faut pas jouer avec l’avenir des enfants en leur présence. Mais ce remords tardif ne le corrigea pas. Sa cervelle romanesque et bizarre, qui était, restée elle-même celle d’un enfant, ne pouvait admettre la notion saine du temps. De même qu’il se croyait toujours jeune, il se figurait que Mario était mûr pour le genre d’amour, froid et bavard, chaste et maniéré, que l’Astrée lui avait mis en tête.
Mario ne connaissait rien aux subtiles distinctions des mots. Il ne ressentait que les tourments du cœur, les seuls profonds et durables.
Il disait : « J’aime Lauriane ; » et, si on lui eût demandé de quel genre d’amour, il eût répondu de bonne foi qu’il n’y en avait pas deux. Pur comme les anges, il était dans le vrai idéal de la vie, qui est d’aimer pour aimer.
Dès que de Beuvre et sa fille se retrouvèrent ensemble, il l’engagea fort à se prononcer pour Guillaume d’Ars.
— Je n’ai pas voulu mécontenter le marquis en me prononçant, lui dit-il ; mais son rêve est une lubie, et j’imagine bien que vous ne voulez pas garder encore six ans le chaperon noir, pour attendre que son bambin ait perdu toutes ses dents de lait.
— Je n’ai pas pris cet engagement vis-à-vis de moi-même, répondit Lauriane, qui était fort triste ; mais je crains que vous n’ayez, à votre insu, pris l’engagement pour moi vis-à-vis du marquis.
— Je m’en rirais bien, reprit de Beuvre ; mais cela n’est point. Tant pis pour ce vieux fou et pour son marmot s’ils prennent au sérieux des paroles en l’air : l’un se consolera avec un cheval de bois, l’autre avec un pourpoint neuf ; car ils sont aussi enfants l’un que l’autre.
— Mon cher père, dit Lauriane, il ne m’est plus possible de plaisanter sur le marquis. Il a été pour moi plus qu’un père, quelque chose comme un père, une mère et un frère tout ensemble : tant il a mis de protection, de tendresse et d’aimable gaieté dans ses façons avec moi ! Si Mario n’est qu’un enfant, ce n’est toujours pas un enfant comme les autres. C’est une fille pour la douceur et la finesse des attentions ; et c’est un homme pour le courage, car vous savez ce qu’il a fait et comme, en plus, il est savant pour son âge. Il nous en remontrerait à tous deux !
Oui-dà, ma fille ! s’écria de Beuvre en frappant sur son ventre, vous voilà trop coiffée des beaux messieurs de Bois-Doré, et il me semble que je ne suis plus grand’chose à vos yeux. Vous paraissez compter leur chagrin pour beaucoup et mon consentement pour rien, puisque vous me faites la sourde oreille quand je vous parle de Guillaume d’Ars.
— Guillaume d’Ars est un bon ami, répondit Lauriane ; mais c’est un trop vieux mari pour moi. Il a trente ans bientôt, connaît trop le monde et me trouverait trop niaise ou trop sauvage. Sa recherche m’eût peut-être flattée avant la paix ; il aurait eu quelque mérite à nous offrir l’appui de son nom quand nous étions persécutés. Il en a peu aujourd’hui que nos droits sont reconnus et notre tranquillité assurée. Il en aura encore moins en persistant dans sa demande, à présent qu’il nous sait plus riches que nous ne l’étions.
De Beuvre essaya vainement de faire changer d’avis à sa fille. Il en fut fort contrarié ; car, au fond, à âge égal, il eût beaucoup préféré Guillaume à Mario. Un gendre tout adonné à la vie physique et tout porté aux joies faciles et insouciantes lui convenait beaucoup mieux qu’un esprit cultivé et un caractère d’élite.
Lauriane se défendait, tout en se servant à chaque mot de la formule : « Votre volonté sera la mienne. » Mais elle comptait, en parlant ainsi, sur la promesse que son père lui avait faite, depuis son veuvage, de ne jamais forcer son inclination.
De Beuvre, devenu plus âpre aussitôt qu’il était devenu plus riche (cette transformation s’opère tout à coup dans l’âge mûr), avait grande envie de la prendre au mot et de dire : Je veux. Mais il n’était pas méchant homme, et sa fille était à peu près sa seule affection.
Il se contenta de l’ennuyer et de l’attrister beaucoup en lui parlant sans cesse de ces intérêts matériels dont elle l’avait cru si bien détaché lorsqu’il avait entrepris sa dernière croisade huguenote.
Elle ne céda pas, mais consentit, pour ne pas le blesser, à ne point éconduire Guillaume sans de grands ménagements, et à recevoir ses visites jusqu’à nouvel ordre.
LXVI
Les beaux messieurs demeurèrent huit jours sans revenir. Mario avait un peu de fièvre. Lauriane fut inquiète et pleura. Son père ne voulait pas la conduire à Briantes, disant qu’il n’était pas utile de laisser vivre les illusions. Il y eut entre eux un peu de dispute.
— Vous me ferez passer pour une ingrate, disait-elle. Après tant de soins que l’on a eus pour moi là-bas, c’est moi qui devrais aller soigner Mario. Vous y devriez au moins aller tous les jours, mon père. Ils diront que vous les oubliez, à présent que nous n’avons plus besoin d’eux ! Ah ! que ne suis-je un garçon ! j’y courrais à cheval à toute heure ; je serais le camarade et l’ami de ce pauvre enfant, et je lui pourrais témoigner mon amitié sans avoir un lien suspendu sur ma tête ou un reproche à encourir !
Elle décida enfin son père à la conduire à Briantes.
Elle trouva Mario assez revenu de son chagrin et guéri de sa fièvre. Il paraissait avoir pris encore une fois son parti d’être enfant. Le marquis était un peu blessé de la conduite de M. de Beuvre. Mais on ne pouvait se garder rancune. Les parents se mirent peu à peu à causer comme si de rien n’était ; Lauriane se mit à rire et à folâtrer avec son innocent amoureux.
— Voisin, dit alors de Beuvre à Bois-Doré, il ne me faut point bouder. Votre idée pour ces enfants était pure rêvasserie. Voyez comme ils s’entendent bien ensemble pour les jeux innocents ! C’est signe qu’aux jeux d’amour ils seraient en guerre. Songez qu’un trop jeune mari ne se contente pas longtemps d’une seule femme, et qu’une femme délaissée est jalouse et acariâtre. Il y a, d’ailleurs, entre ces enfants, un empêchement auquel nous eussions dû songer : l’un est catholique, l’autre est protestant.
— Ce n’est point là un empêchement, dit le marquis. On se marie à la même Église, sauf à retourner chacun à celle qu’on préfère.
— Oui, oui, c’est fort bon pour vous, vieux incrédule, qui êtes des deux Églises, c’est-à-dire d’aucune ; mais pour nous…
— Pour vous, mon voisin ? Je ne sais quelle communion vous faites ; mais je crois fort en Dieu, et vous n’y croyez guère.
— Peut-être ! Qui sait ? a dit Montaigne ; mais ma fille croit, et vous ne la feriez point céder.
— Elle n’aurait point à céder. Ici, elle a été libre de prier comme elle l’entendait. Mario et elle ont fait leur prière du soir ensemble, et ils n’ont point songé à se disputer. D’ailleurs, Mario serait tout prêt à faire comme moi…
— Oui, à dire comme vous, au temps du bon roi : « Vive Sully et vive le pape ! »
— Lauriane ne serait pas plus entêtée de calvinisme, soyez-en bien assuré !
Bois-Doré se trompait. Plus M. de Beuvre s’avouait sceptique, plus Lauriane avait à cœur de se rattacher à la Réforme avec désintéressement. De Beuvre, qui le savait bien et qui cherchait l’occasion de susciter des obstacles, souleva la question pendant le dîner. Lauriane se prononça avec douceur, mais avec une fermeté remarquable.
Le marquis n’avait jamais parlé religion avec elle ni devant elle. Le fait est qu’il n’en parlait avec personne, et trouvait les dieux mi-partie gaulois et païens de l’Astrée très-conciliables avec ses notions vagues sur la Divinité. Il fut chagrin de voir Lauriane se gendarmer de la sorte, et ne put s’empêcher de lui dire :
— Ah ! méchante enfant, vous ne seriez pas si entêtée de controverse, si vous nous aimiez un peu plus !
Lauriane n’avait pas vu où son père voulait en venir. Le reproche du marquis le lui fit comprendre. C’était le premier reproche qu’il lui adressât, et elle en fut vivement peinée. Mais la crainte d’irriter son père l’empêcha de répondre comme son cœur l’y portait. Elle baissa les yeux sur son assiette et retint une larme au bord de sa paupière.
Mario qui ne semblait occupé qu’à préparer le dîner délicat du petit chien Fleurial, vit cette larme et dit tout à coup d’un air sérieux, presque viril, qui contrastait avec la puérile occupation de ses mains :
— Mon père, nous faisons de la peine à Lauriane, ne parlons plus de rien. Elle a une tête, et elle a raison. Pour moi, je ferais comme elle à sa place, et je n’abandonnerais pas mon parti dans le malheur.
— C’est bien parlé, mon petit homme ! dit de Beuvre, frappé de l’air sage de Mario.
— Et c’est-à-dire aussi, ajouta le marquis, que nous sommes au-dessus de ces vaines discussions. Mon fils a déjà le libre esprit des bons esprits, et ce n’est pas lui qui contrarierait les opinions de Lauriane.
— Les contrarier, non certes, reprit Mario ; mais…
— Mais quoi ? dit Lauriane vivement ; tu ne viendrais pas à les partager, Mario, même par amitié pour moi ?
— Ah ! ah ! si cela était, s’écria de Beuvre, encore frappé d’une idée subite, si l’enfant, avec son nom et ses biens, voulait entrer résolûment dans notre cause, je ne dis pas que je ne conseillerais pas à Lauriane de garder encore quelque temps son bonnet noir.
— Qu’à cela ne tienne ! dit le marquis ; quand le temps sera venu…
— Non pas ! non, mon père ! dit Mario avec une fermeté extraordinaire ; ce temps-là ne viendra point pour moi. J’ai été baptisé catholique par l’abbé Anjorrant ; j’ai été instruit par lui dans l’idée que je devais ne pas changer ; et, bien qu’il ne m’ait rien fait jurer à son lit de mort, il me semblerait lui désobéir en ne restant pas dans l’Église où il m’a mis. Lauriane m’a donné l’exemple, je le suivrai ; nous resterons comme nous voilà, et ce sera bien. Ça ne m’empêchera pas de l’aimer, et, si elle ne m’aime plus, alors elle aura tort et sera mauvaise.
— Que dites-vous de cela, ma fille ? dit de Beuvre à Lauriane ; ne vous semble-t-il pas que voilà un petit mari qui, vous voyant brûler, dirait : « J’en suis peiné ; mais je n’y peux rien, puisque c’est la volonté du pape ? »
Lauriane et Mario discutèrent en enfants qu’ils étaient, c’est-à-dire qu’ils se fâchèrent tout rouge. Lauriane bouda, Mario n’en démordit pas et finit par s’écrier avec feu :
— Tu dis, Lauriane, que tu te ravalerais si tu changeais. Tu me mépriserais donc si je changeais aussi ?
Lauriane sentit la justesse de cette réplique et ne dit plus rien ; mais elle était piquée comme une petite femme avec qui son amant fait des réserves, et son regard disait à Mario : « Je croyais être plus aimée que je ne le suis. »
Quand elle revint à cheval avec son père, celui-ci ne manqua pas de lui dire :
— Eh bien, à présent, ma fille, ne voyez-vous pas que Mario, ce charmant enfant, est un papiste de la bonne roche, comme feu monsieur son père, qui servait l’Espagne contre nous ? Et quelque jour, honteux de la nullité de son vieux oncle, il nous fera bel et bien la guerre ! Que direz-vous alors de voir votre mari dans un camp et votre père dans l’autre, s’envoyant des balles ou s’allongeant des horions ?
— Vraiment, mon père, dit Lauriane, vous me parlez comme si j’avais marqué le désir de rester veuve, et je n’ai jamais résolu cela. Mais je ne vois pas en quoi M. d’Ars échappera au mauvais destin dont vous faites prédiction ! N’est-il pas catholique et grand partisan de la royauté ?
— M. d’Ars n’a point de volonté, reprit de Beuvre, et je réponds que nous l’amènerions à toutes nos fins, en toute rencontre. De plus malins que lui ont changé quand la Réforme a eu bonne chance.
— Si M. d’Ars n’a point de volonté, reprit Lauriane, tant pis pour lui, ce n’est donc pas un homme ; et si, il a âge d’homme, lui !
Lauriane ne se trompait pas. Guillaume était nul de caractère ; mais il était beau garçon, aimable voisin, brave comme un lion, et d’un cœur très-généreux avec ses amis.
Doux et facile au paysan, il se laissait piller sans y regarder ; mais aussi il faisait comme les seigneurs de son temps : il les laissait croupir dans l’ignorance et dans la misère. Il trouvait fort beau que les vassaux de Lauriane fussent propres et bien nourris, très-divertissant que ceux de Bois-Doré fussent gros ; mais, quand on lui disait qu’à Saint-Denis-de-Touhet, les paysans mouraient comme des mouches dans les épidémies ; qu’à Chassignoles et au Magny, ils ne savaient pas le goût du vin ni de la viande, à peine celui du pain ; enfin que, dans les pays de Brenne, ils mangeaient de l’herbe, tandis qu’en d’autres provinces, plus malheureuses encore, ils se mangeaient les uns les autres, il disait :
— Que voulez-vous y faire ? Tout le monde ne peut pas être heureux !
Et il ne se foulait pas l’esprit plus qu’il ne pouvait pour trouver un remède. Il ne lui fût pas venu en tête de vivre dans ses terres comme Bois-Doré, et d’associer à son bien-être tous ceux qui dépendaient de lui. Il courait à Bourges et à Paris tant qu’il pouvait, et aspirait à un bon mariage pour mener une plus belle vie encore, avec une femme qu’il devait rendre parfaitement heureuse, à la condition qu’elle n’eût pas plus d’entrailles et de cervelle que lui.
Il était l’homme de sa caste et de son temps, et nul ne songeait à le blâmer.
Tout au contraire, Lauriane passait pour une exaltée parpaillote et Bois-Doré pour un vieux fou. Lauriane elle-même ne jugeait pas Guillaume aussi sévèrement que nous ; mais elle sentait en lui un manque de fond et de consistance, et, auprès de lui, un ennui insurmontable. Alors le souvenir des jours passés à Briantes lui revenait comme un rêve délicieux. Elle eût volontiers dit : Et in Arcadia ego !
Pourtant elle n’admettait pas l’idée d’être la femme de Mario. Dans ses pensées les plus intimes, elle demeura sa sœur aimée, fière de lui et pleine d’émulation ; mais elle ne trouva aucun prétendant à son gré, bien qu’il s’en présentât beaucoup dès qu’on vit son père acheter de nouvelles terres. En comparant involontairement son père, si positif et si calculateur, qui la critiquait souvent dans ses charités, avec le bon M. Sylvain, qui vivait toujours et faisait vivre tout le monde comme dans un conte de fées, elle prit la raison en grippe et devint en secret la fille du monde la plus rêveuse et la plus romanesque, au dire de M. de Beuvre et de ses autres parents des deux religions. On se moquait en famille d’elle et de son ridicule amour, disait-on, pour un enfant en sevrage.
À force de s’entendre dire qu’elle était éprise de Mario, Lauriane, un peu persécutée chez elle, était comme conduite malgré elle à regarder cet amour comme possible. Aussi en admit-elle l’idée lorsque Mario eut quinze ans.
Mais elle repoussa bientôt cette idée, car Mario, à quinze ans, semblait ne pas distinguer encore l’amour de l’amitié. Il était respectueux avec elle dans ses manières, en même temps que familier dans ses paroles à la façon d’un frère bien élevé. Il ne disait pas un mot qui pût faire penser que la passion se fût révélée à lui. Quelquefois seulement, il rougissait beaucoup quand Lauriane arrivait inopinément dans un lieu où il ne l’attendait pas, et il pâlissait quand on parlait devant lui de quelque nouveau projet de mariage pour elle. Du moins, Adamas confiait ces remarques à son maître, et Mercédès à Lucilio. Mais ils se trompaient peut-être. Le jeune garçon grandissait et lisait beaucoup : il éprouvait peut-être certains malaises de la tête et des jambes.
Nous ne dirons qu’un mot sur cette époque où Mario eut quinze ans et Lauriane dix-neuf. Leur existence sédentaire et leurs tranquilles relations offraient sans doute un caractère d’heureuse monotonie qui ne nous permet pas d’en retrouver la trace dans nos archives sur Briantes et la Motte-Seuilly.
Nous y trouvons seulement le mariage de Guillaume d’Ars avec une riche héritière du Dauphiné. Les noces se firent en Berry, et il ne paraît pas que le refus de Lauriane eût mécontenté le bon Guillaume, car elle fut de la fête, ainsi que les Bois-Doré.
C’est une année plus tard, en 1626, que nous voyons la vie de nos personnages se dessiner plus clairement. Ce fut l’époque du baptême de monseigneur le duc d’Enghien ( le futur grand Condé) qui hâta pour eux le cours des événements.
Ce baptême eut lieu le 5 mai à Bourges. Le jeune prince avait alors environ cinq ans. Les grandes fêtes qui se firent attirèrent toute la noblesse et toute la bourgeoisie de la province.
Le marquis de Bois-Doré, qui avait enfin gagné, sinon les dangereuses bonnes grâces, du moins la salutaire indifférence de Condé et du parti jésuitique, céda aux désirs de Mario, qui était curieux de voir un peu le monde, aux siens propres, qui étaient de montrer son héritier avec plus d’avantages qu’en 1622, sous le poids d’une situation inquiétante et douloureuse.
LXVII
Une fois décidé, Bois-Doré, qui ne savait rien faire à demi, employa, un mois durant, le génie et l’activité d’Adamas à faire préparer les beaux habits et les riches équipages qu’il voulait exhiber devant la cour et la ville.
On se remonta en chevaux et harnachements de luxe, on s’inquiéta des nouvelles modes. On s’apprêta à tout éclipser. Le vieux seigneur, toujours droit sur ses jambes et roide des épaules, toujours fardé et frisé, toujours bien portant et jeune d’imagination, voulut être encore habillé des mêmes étoffes avec les mêmes formes de vêtement que son petit-fils.
On appela ainsi Mario à Bourges, parce que le Prince, voulant dire à Bois-Doré un mot d’agréable raillerie, et ne se souvenant plus du degré de parenté entre les beaux messieurs de Bois-Doré, lui demanda si c’était par économie qu’il habillait son petit-fils des rognures de ses étoffes. Mario comprit les dédains du grand vassal et se sentit plus royaliste que jamais.
Lauriane avait désiré aussi voir pour la première fois de sa vie une très-grande fête. Son père n’ayant pas pris part à la nouvelle révolte des huguenots, et, d’ailleurs, une nouvelle paix avec eux étant signée depuis trois mois, ils pouvaient se montrer sans danger. Il fut convenu que l’on irait tous ensemble.
Repas splendides, trophées avec distiques latins et anagrammes en l’honneur du petit prince, régiments d’enfants bravement équipés et manœuvrant très-bien pour lui faire escorte, motets chantés, harangues des magistrats, présentation des clefs de la ville, concerts, danses, comédie donnée par le collége des jésuites, anges descendants des arcs de triomphe et présentant de riches cadeaux au jeune duc (c’est-à-dire à monsieur son père, qui ne se fût point contenté de dragées), manœuvres de la milice, cérémonie et réjouissances, tout cela dura cinq jours.
On y vit de grands personnages.
Le célèbre et beau Montmorency (celui que Richelieu envoya plus tard à l’échafaud) et la princesse douairière de Condé (dite l’empoisonneuse) y représentèrent le parrain et la marraine, qui n’étaient pas moins que le roi et la reine de France. M. le duc reçut le baptême en chrémeau (petit bonnet de pierreries) et en longue robe de drap d’argent. Le prince de Condé portait un habit gris de lin tout battu d’or et d’argent.
Les beaux messieurs de Bois-Doré furent invités par M. Biet à se placer sur l’estrade de la grande noblesse, non qu’ils fussent des meilleurs amis de la petite cour mais à cause de leur belle tenue, qui faisait honneur au spectacle.
La beauté de Mario fut encore plus remarquée que son costume. Lauriane entendit les dames (et notamment la belle et jeune mère du petit prince) faire leurs observations sur les grâces de ce charmant adolescent. Elle se sentit troublée pour la première fois, comme si elle eût été jalouse des regards et des sourires dont il était le but.
Mario n’y faisait nulle attention. Il regardait l’enfant princier avec curiosité. L’enfant était laid et malingre ; mais il y avait beaucoup d’intelligence dans ses yeux et de décision dans ses mouvements.
Le 6 mai, comme nos personnages se préparaient au départ, de Beuvre prit le marquis dans l’embrasure d’une fenêtre.
Ils étaient descendus chez un ami.
— Çà, lui dit-il, il en faudra finir et prendre un parti.
— Ayez patience ! Les chevaux seront bientôt prêts, lui répondit Bois-Doré, qui le crut pressé de reprendre le chemin de sa châtellenie.
— Vous ne m’entendez point, mon voisin ; je dis qu’il faudrait se décider à marier nos enfants, puisque c’est leur idée et la nôtre. Je vous dois confier que je vais faire encore un voyage. Je ne suis venu ici que pour m’entendre avec des gens qui me promettent de bonnes affaires en Angleterre, et, si je dois encore vous confier ma Lauriane, autant vaudrait qu’elle fût mariée avec votre héritier. C’est bonne chance pour lui ; car mes vaisseaux vont faire des petits, à ce que l’on m’assure, et la paix ne fera que donner carrière à la piraterie anglo-protestante. Ma fille eût donc pu prétendre à mieux que vous pour le nom et l’argent, mais non pour le cœur ; et, comme le soin de la garder me détourne beaucoup de celui de mes affaires, je souhaite, en reprenant ma liberté, mettre ma Lauriane en bonnes mains. Dites donc oui, et hâtons-nous.
Le marquis fut abasourdi d’une proposition que, depuis quatre ans, M. de Beuvre semblait peu disposé à bien recevoir, au cas où elle lui eût été faite. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour sentir l’inconvenance de ce projet et l’égoïste légèreté du père de Lauriane. Bois-Doré était souvent léger lui-même et hors du vrai ; mais il était vraiment père, et Mario, amoureux et marié à seize ans, lui paraissait dans une situation plus redoutable que Mario romanesque et conjugal à onze ans.
— Vous n’y songez point, répondit-il : fiancer nos enfants, à la bonne heure ! mais les marier, c’est trop tôt.
— C’est ainsi que je l’entendais ! dit de Beuvre. Eh bien, fiançons-les, et reprenez ma fille chez vous. Vous surveillerez ces amoureux, et, dans deux ou trois ans, je reviendrai faire la noce.
Bois-Doré était assez romanesque pour céder ; cependant il hésita. Il avait oublié l’amour, ou du moins ses orages. Mais un regard d’Adamas, qui feignait d’arranger les paquets et qui écoutait fort bien de ses deux oreilles lui rappela ces rougeurs et ces pâleurs qu’il avait remarquées sur le visage de Mario, et qui pouvaient être la révélation de souffrances cachées avec soin.
— Non, non, dit-il. Je ne mettrai point mon enfant auprès du brasier ; je ne l’exposerai point à s’y dessécher ou à manquer aux lois de l’honneur. Restez en votre château, mon voisin, et soyons prudents. Vous êtes assez riche. Échangeons ici notre parole, à l’insu de nos enfants, cette fois ! Pourquoi ôter le sommeil à l’un d’eux ? Dans trois ans, nous les ferons heureux, sans trouble ni reproche.
De Beuvre sentit que l’ambition et la cupidité lui avaient fait désirer une sottise. Mais il était devenu entêté et colérique. Il prit de l’humeur, refusa l’échange des paroles et décida qu’il conduirait sa fille en Poitou, auprès de la duchesse de la Trémouille, sa parente.
Mario eut une défaillance au moment de monter en voiture, lorsqu’il apprit que Lauriane ne revenait pas avec lui et s’éloignait pour un temps illimité. Son père avait essayé d’amoindrir le coup ; mais de Beuvre tenait à le lui porter pour éprouver ses sentiments ou pour se venger de la leçon de prudence qu’il avait eu le dépit de recevoir du moins prudent des hommes. Lauriane, qui ne savait rien encore (son père lui avait seulement dit qu’il avait à rester quelques jours de plus avec elle à Bourges), descendit précipitamment l’escalier en entendant l’exclamation douloureuse du marquis, à la vue de Mario blême et défaillant. Mais Mario se remit très-vite, prétendit n’avoir qu’une crampe, et se jeta dans le grand carrosse en fermant les yeux. Il ne voulait pas voir Lauriane, dont l’air calme jusqu’à ce moment le blessait jusqu’au fond du cœur. Il la supposait instruite de tout et décidée, sans regret, à le quitter pour toujours.
Le marquis voulait rester, s’expliquer avec de Beuvre. Il eut le courage de n’en rien faire, en voyant le courage de Mario : quoi qu’il pût advenir, l’âge était venu pour le jeune homme où une séparation de quelques années devenait nécessaire.
Mario, si expansif à tous autres égards, n’ouvrit son cœur à personne et affecta, durant le chemin, une grande sérénité.
À Briantes, le marquis l’interrogea adroitement, Mercédès imprudemment. Il tint bon, disant qu’il aimait beaucoup Lauriane, mais que ce chagrin ne prendrait ni sur sa raison ni sur son travail.
Il tint parole ; sa santé souffrit un peu. Il se soumit à tous les soins qu’on le pria d’avoir de lui-même, et il eut bientôt pris le dessus.
— J’espère, disait quelquefois le marquis à Adamas, qu’il ne sera pas trop sentimental et qu’il oubliera cette mauvaise enfant, qui ne l’aime point.
— Moi, j’espère, disait le sage Adamas, qu’elle l’aime plus qu’il ne paraît ; car, si notre Mario perdait l’espérance qui le fait vivre, nous pourrions bien avoir du souci !
En 1627, c’est-à-dire l’année suivante, le manoir de Briantes fut menacé d’une crise nouvelle. Il fut question de raser ses bonnes murailles, ses petits bastions et ses huis fortifiés.
Richelieu, désormais installé au pouvoir définitivement, avait décrété et fait ordonner la destruction des fortifications de villes et de citadelles par tout le royaume. Cette excellente mesure, prise dans toute sa rigueur, s’étendait « à toutes les fortifications faites depuis trente ans, ès châteaux et maisons des particuliers, sans permission expresse du roy. »
Briantes n’était pas dans ce cas ; ses défenses dataient de la féodalité et n’étaient pas à l’épreuve du canon. Les magistrats et échevins de La Châtre, mécontents d’avoir à se raser eux-mêmes, comme disait l’ex-perruquier Adamas, eussent bien voulu raser tous les beaux messieurs, leurs voisins. Mais Bois-Doré, qui sentait la nécessité de se clore contre les bandes de partisans et de voleurs de passage, soutint ses droits et les fit respecter. Il était trop aimé de ses vassaux pour craindre qu’ils ne fissent comme ceux de beaucoup d’autres, qui se posèrent volontairement comme exécuteurs des ordres du grand cardinal.
La mesure était fort populaire, en même temps que fort absolue. C’était poursuivre l’esprit de la Ligue jusque dans ses repaires féodaux. Mais on n’exécuta les ordres que dans les pays protestants, et ce hardi décret resta sur le papier, comme beaucoup des fortes volontés de Richelieu.
Le Berry y échappa en faisant, comme toujours, le gros dos. M. le Prince ne laissa pas ôter une pierre de sa forteresse de Montrond ; les châteaux de la grande et de la petite noblesse restèrent debout, et la grosse tour de Bourges ne tomba que sous Louis XIV.
Bois-Doré était à peine remis de cette émotion, qu’il lui en vint une autre plus sérieuse et plus douce.
— Monsieur, lui dit un soir Adamas, il faut que je vous régale d’une histoire que M. d’Urfé eût mise en roman, car elle n’est point vilaine.
— Voyons ton histoire, mon ami ! dit le marquis en mettant son mortier de dentelle sur son crâne chauve.
— Il s’agit, monsieur, de votre vertueux druide et de la belle Morisque.
— Adamas, vous devenez pasquin et satirique, mon bonhomme. Point de calomnie, je vous prie, sur le compte de mon digne ami et de la chaste Mercédès !
— Eh ! monsieur, où serait le mal que ces honnêtes personnes fussent unies par les liens d’hyménée ? Sachez, monsieur, que ce matin, comme je rangeais la bibliothèque du savant… il ne veut souffrir que moi pour toucher à ses livres, et, de fait, il y faut un homme un peu instruit… je vois la Morisque baiser avec tendresse à la dérobée un bouquet de roses qu’elle apporte tous les matins sur sa table pendant qu’il déjeune avec vous. Et puis, m’apercevant tout à coup, elle devint pale comme son écharpe de tête et se sauva, comme si elle eût commis un grand crime. Il y avait longtemps, bien longtemps, monsieur, que je me doutais de quelque chose. Toute cette amitié, tous ces égards et petits soins qu’elle a pour lui… je pensais bien que cela pouvait conduire l’un et l’autre à l’amour.
— Au fait ! dit le marquis. Mais poursuis, Adamas !
— Eh bien, monsieur, la découverte me fit pousser un beau grand rire, non de moquerie, mais de satisfaction, car on est toujours content de deviner ou surprendre un secret, et, quand on est content, on rit. Si bien que maître Jovelin, rentrant dans sa chambre, me demanda doucement, avec ses yeux, de quoi je riais de si bon cœur, et moi de le lui dire, là, innocemment, pour le faire rire aussi… et aussi, je l’avoue, pour savoir comment il prendrait l’aventure.
— Et comment la prit-il ?
— Avec un grand coup de soleil en pleine figure, ni plus ni moins qu’une jolie fille, et il faut croire que le contentement vous refait bien un homme ; car celui-ci, avec ses grands yeux, sa grande bouche et sa grande moustache noire, s’illumina comme un astre, et me parut aussi beau qu’il l’est quelquefois, quand il sonne de sa mélodieuse sourdeline.
— Fort bien, Adamas, tu te formes à bien parler. Alors ?..
— Alors je sortis, ou plutôt je fis le bruit de sortir, et, regardant par la porte un peu entre-bâillée, je vis le bon Lucilio prendre les fleurs, les baiser avec beaucoup de passion, et les mettre dans son justaucorps, fleurs, épines et tout, comme s’il eût pris plaisir à en sentir la piqûre en même temps que la douceur. Et il marchait par la chambre, pressant de ses deux mains ce calice d’amour sur sa poitrine.
— De mieux en mieux, Adamas ! Et après ?
— Après, la Morisque est entrée par une autre porte et lui a dit : « Est-ce l’heure d’appeler Mario pour la leçon ? »
— Qu’a-t-il répondu ?
— De ses yeux et de sa tête, il a dit non ; par où j’ai vu qu’il souhaitait la retenir. Elle a voulu s’en aller, pensant qu’il était occupé à ses grandes singeries ; car, avec lui, monsieur, elle se tient comme une servante qui n’a pas du tout l’idée de plaire à son maître. Mais lui, il a frappé sur la table pour la rappeler. Elle est revenue. Ils se sont regardés ; pas longtemps, car elle a vitement baissé ses beaux yeux noirs, et elle lui a dit en arabe, du moins je l’ai présumé à son air :
«
— Qu’est-ce que tu veux, mon maître ? »
Il lui a montré le gobelet où elle avait mis les roses, et elle, ne les voyant plus, a dit encore :
«
— C’est ce méchant espiègle d’Adamas qui les a ôtées, car je ne les oublie jamais. »
— Elle a dit cela ?
— Oui, monsieur, en arabe. J’ai très-bien deviné tout ! Alors elle a couru pour chercher d’autres fleurs, et il l’a suivie jusqu’à la porte comme un homme qui se défend contre lui-même. Il est revenu à sa table, il a mis sa tête dans ses mains et il a eu, monsieur, je vous en réponds, les plus beaux sentiments du monde dans le cœur, pour accorder son amour avec sa vertu.
— Eh ! pourquoi se défendre ainsi ? s’écria le marquis ; ne sait-il pas que je serai heureux de le marier avec cette belle et bonne personne ? Va le chercher, Adamas ; il se couche tard et sera encore debout. Mario dort, et c’est le bon moment pour une explication aussi délicate.
LXVIII
Le bon marquis n’eut pas de peine à confesser Lucilio.
Celui-ci avoua avec candeur qu’il adorait la Morisque depuis longtemps, et que, depuis quelque temps, il croyait être aimé d’elle ; mais, de sa plume concise, il résuma la situation.
D’abord, il avait craint d’attirer sur lui les persécutions auxquelles il n’avait échappé en France que par miracle. Puis, quand il lui avait paru prouvé que Richelieu, malgré toutes ses luttes contre la Réforme, avait pour politique inflexible de maintenir l’édit de Nantes en faveur de tout genre de liberté de conscience, il s’était décidé à attendre le mariage de Mario avec Lauriane ou avec quelque autre femme selon son cœur. Dans l’état d’espoir ou de regret, d’attente paisible ou de secrète agitation où pouvait se trouver son cher élève, il ne voulait pas lui donner l’égoïste et dangereux spectacle d’un mariage d’amour.
Le marquis approuva la généreuse prudence de son ami, mais il trouva un biais.
— Mon grand ami, lui dit-il, la Morisque a bientôt la trentaine, et vous, vous dépassez la quarantaine. Vous êtes donc encore assez jeunes pour vous plaire l’un à l’autre, et vos âges sont fort bien assortis ; mais, sans vous offenser, vous n’êtes plus des adolescents pour laisser des pages blanches dans le livre de votre félicité ! Profitez des belles années qui vous restent. Mariez-vous. Je ferai avec Mario un voyage pendant quelques mois, durant lesquels je lui dirai que j’ai eu seul l’idée d’un mariage de raison entre Mercédès et vous. J’inventerai des prétextes pour que vous n’ayez pu attendre notre retour, et, quand il vous reverra, son esprit sera tout habitué à cette nouvelle situation. Le mariage rend toutes choses sérieuses, et, d’ailleurs, je me fie à vous pour cacher vos lunes de miel derrière les épaisses nuées de la prudence et de la retenue.
Le marquis conduisit donc Mario à Paris. Il lui fit voir le roi à la cour, mais de loin ; car le monde était bien changé depuis quinze ans que le bon Sylvain vivait dans ses terres. Les amis de sa jeunesse étaient morts, ou, comme lui, retirés du fracas de la société nouvelle. Le peu de grands personnages encore debout qu’il avait approchés autrefois se souvenaient de lui médiocrement, et, sans ses vieux atours, l’eussent à peine reconnu.
Cependant la figure intéressante et les modestes manières de Mario furent remarquées : on fit bon accueil aux beaux messieurs dans quelques maisons distinguées, on ne leur parla pas de les pousser plus haut ; et, de fait, ils ne souhaitaient ni l’un ni l’autre bien vivement de se rapprocher du pâle soleil de Louis XIII.
Mario avait éprouvé une grande déception en voyant passer à cheval le fils effaré de Henri IV, et le marquis n’avait pas été encouragé par cette physionomie à poursuivre son dessein de ratification royale pour son titre de marquis.
De nouveaux édits paraissaient chaque jour contre les usurpations de qualités ; édits peu respectés, car les nouveaux et anciens nobles continuaient à prendre des noms de terre fort contestables. Leur obscurité les garantissait. Bois-Doré fut forcé de reconnaître qu’il n’avait pas de meilleur refuge.
Et puis il lui fallait bien s’apercevoir aussi que l’on n’était pas plus beaux messieurs à Paris les uns que les autres, du moment que l’on n’était pas de la cour. On se retournait bien un peu, dans les promenades et à la place Royale, pour regarder le contraste de son étrange figure fardée avec la délicieuse fraîcheur de Mario, et, pendant quelque temps, le bonhomme, se croyant reconnu, souriait aux passants et portait la main à son feutre, prêt à accueillir des avances que l’on ne songeait point à lui faire. Cela lui donnait un grand air d’incertitude hébétée et de courtoisie banale qui prêtait à rire. Les dames assises, ou marchant l’éventail à la main, sous les jeunes arbres du Cours-la-Reine, se disaient :
— Quel est donc ce grand vieux fou ?
Et, si ces dames étaient femmes du monde où Bois-Doré avait reparu, ou bourgeoises du quartier où il s’était logé, il s’en trouvait parfois une pour répondre :
— C’est un gentilhomme de province qui se pique d’avoir été l’ami du feu roi.
— Quelque Gascon ? Tous ont sauvé la France ! ou quelque Béarnais ? Ils sont tous frères de lait du bon Henri !
— Non, un vieux mouton de Berry ou de Champagne. Il y a des Gascons partout.
Le bon Sylvain était donc bien effacé dans cette foule oublieuse et pimpante, quelque effort qu’il fît pour y paraître aussi grand que sa taille. Il se disait, avec quelque dépit, que mieux vaut être le premier de son village que le dernier à la cour. Il est certain pourtant qu’avec un peu d’audace et d’intrigue, il eût pu y pousser Mario comme tant d’autres ; mais il redouta quelque affront à propos de son problématique marquisat.
Il se résigna à faire le badaud de province, et se fût grandement ennuyé si Mario, toujours studieux et artiste sérieux dans ses goûts, ne l’eût entraîné à voir les monuments d’art et de science qui faisaient pour lui le principal attrait de la capitale du royaume.
Le plaisir et le profit que le jeune homme en retira consolèrent un peu le vieillard de ce qu’en lui-même il appelait un voyage manqué.
Il ne se vantait pas à Mario de toutes ses déceptions. Il avait toujours eu l’espoir de lui faire retrouver sa famille maternelle et de lui reconquérir par là quelque beau titre espagnol, avec un héritage quelconque.
Il avait maintes fois écrit en Espagne pour avoir des informations et pour en faire donner sur le compte de Mario, dans le cas où ladite famille y prendrait intérêt. Il n’avait jamais reçu que des réponses vagues, peut-être évasives.
À Paris, il s’était décidé à se rendre de sa personne à l’ambassade. Il y fut reçu par une manière de secrétaire intime qui lui répondit, en substance, que, sur ses fréquentes demandes, on avait enfin éclairci une affaire mystérieuse. La jeune dame enlevée et disparue appartenait, en effet, à la noble famille de Mérida, et Mario était le fruit d’un mariage clandestin que l’on pouvait contester.
La jeune femme n’avait laissé de droits à aucune fortune, et les parents ne se souciaient, en aucune façon, de reconnaître un jeune homme élevé par un vieux hérétique mal blanchi.
Le marquis, outré, se le tint pour dit et résolut de rendre oubli pour mépris à ces vaniteux Espagnols. Il lui en avait assez coûté d’assiéger les portes d’une ambassade dont, à titre d’ancien protestant et de bon Français, il haïssait l’enseigne.
Et cependant il était triste et confiait ses peines à son inséparable Adamas.
— Certes, lui disait-il, la plus douce et la plus honnête vie est celle de la noblesse sédentaire. Mais, si elle convient à ceux qui ont bien payé de leur personne, elle peut devenir pesante et même honteuse à un jeune cœur comme celui de Mario. L’ai-je fait élever avec de grands soins, avons-nous fait de lui, grâce à son génie précoce, un gentilhomme accompli et propre à toutes choses, pour l’ensevelir en une gentilhommière, sous prétexte qu’il n’a pas besoin de faire fortune et qu’il a le cœur doux et humain ? Ne lui faudrait-il pas un peu de guerre et d’aventure, et, par quelque action d’éclat, conquérir ce marquisat que les idées de rangement universel du grand cardinal peuvent bien lui enlever d’un jour à l’autre ? Je sais que l’enfant est bien jeune, et qu’il n’y a point de temps perdu encore ; mais ses inclinations ne semblent tournées vers le beau savoir, et je me tracasse l’esprit du chemin qu’il y trouvera pour se distinguer.
— Monsieur, répondit Adamas, si vous croyez que votre fils sera plus manchot que vous à la bataille, c’est que vous ne le connaissez guère.
— Je ne connais pas mon fils ?
— Eh bien, non, monsieur, vous ne la connaissez point : c’est un mystérieux qui vous aime tant, qu’il n’ose jamais avoir une idée pour vous tracasser ou une peine à vous faire partager. Mais je sais le fond du sac : Mario rêve de guerre autant que d’amour, et le temps est proche où, si vous ne devinez point ses ambitions, vous le verrez devenir triste ou malade.
— À Dieu ne plaise ! s’écria le marquis. Je le veux interroger là-dessus dès demain !
Quand on dit demain, en pareille affaire, c’est dire que l’on recule, et le marquis recula, en effet. La faiblesse paternelle livra en lui un grand combat à l’orgueil paternel, et elle triompha. Mario n’était pas encore de force à supporter les fatigues de la guerre, et, d’ailleurs, la guerre que tout annonçait avec l’Angleterre ou l’Espagne semblait un peu ajournée par les grands efforts de Richelieu pour la création d’une marine française. On ne devait pas se presser ; on avait le temps : on s’y trouverait bien assez tôt !
On retourna donc à Briantes à la fin de l’automne, et ou trouva Lucilio marié avec Mercédès.
Mario, en apprenant cette nouvelle à Paris, en avait témoigné plus de satisfaction que de surprise. Il avait depuis longtemps senti, dans l’air embrasé que lui soufflait involontairement sa Morisque, aussi bien que dans la suave mélancolie de Lucilio, et jusque dans le langage ardent et tendre de la sourdeline, les effluves de passion qui l’embrasaient parfois lui-même. Il eut le cœur pris dans un étau à la pensée de l’amour heureux ; mais il avait un empire extraordinaire sur lui-même. Son père ne vivant que de sa vie, il s’était, de bonne heure, habitué à lui cacher ses émotions ; et, quand Adamas lui reprochait de trop renfermer ses pensées :
— Mon père est vieux, répondait-il ; il me chérit comme une mère chérit son enfant. C’est affaire à moi de ne point abréger ses jours par des soucis, et le ciel m’a donné charge de le faire vivre longtemps.
Lauriane vivait au fond du Poitou et donnait rarement de ses nouvelles ; c’était dans un style affectueux et respectueux pour le marquis ; mais elle traçait à peine le nom de Mario, comme si elle eût craint de se rappeler à son souvenir.
En revanche, elle s’exprimait avec une vive tendresse sur le compte de la Morisque, de Lucilio et des bons serviteurs de la maison. Il semblait que son affection, contenue avec ceux qui y avaient les premiers droits, eût besoin de prendre sa revanche avec les autres. Elle annonça même plusieurs fois, avec une sorte d’affectation, qu’on avait des projets de mariage pour elle, et que probablement elle ferait bientôt part d’une décision, souhaitant, disait-elle, de faire agréer son choix au marquis, qu’elle considérait comme un second père.
Ce qu’il y avait d’étrange dans ces mariages annoncés, c’est qu’elle y revenait tous les ans, comme à des projets renoués ou renouvelés, sans rien indiquer de ce qui pouvait intéresser ses amis à son choix, et comme si elle eût voulu leur faire entendre ceci au fond : « Je ne me marie pas, parce que ce n’est pas mon goût ; mais gardez-vous de croire que je me garde pour vous autres. »
Telle était, en effet, son intention en écrivant ces lettres, et voici quelle était la situation de son esprit :
En la conduisant au loin pour se séparer bientôt d’elle, M. de Beuvre lui avait froissé le cœur en inventant de lui dire que le marquis et son héritier, consultés par lui à Bourges, avaient répondu avec beaucoup de froideur. Mario s’était montré très-fervent catholique en cette circonstance, il avait juré de ne jamais faire un mariage mixte.
Lauriane eût dû se méfier d’un père que la soif de l’or avait mordu jusqu’au fond des entrailles, et qui, pressé de s’éloigner, voulait à tout prix la décider à un prompt mariage. Elle refusa de se marier par dépit et à l’étourdie ; mais elle promit d’y songer, et renonça fièrement, dans son âme, à l’ingrat Mario. Elle l’avait aimé à Bourges, aimé d’amour pour la première fois, après des années d’amitié calme. Et ce premier amour de sa vie, à peine avoué, à peine révélé à elle-même, il fallait en rougir de honte et le briser sans faiblir !
Elle eut cependant quelques doutes ; mais, si son père ne lui jura pas qu’il n’exagérait rien, il put au moins lui donner sa parole d’honneur qu’il avait proposé les fiançailles au marquis, et que celui-ci avait éludé l’offre sous prétexte que Mario était encore trop jeune pour se mettre l’amour en tête. Lauriane était trop pure pour comprendre les dangers qu’elle eût pu courir en retournant à Briantes. Elle se rappela qu’au moment de la quitter Mario, que l’on disait indisposé, avait haussé les épaules et détourné la tête en disant : « Vous faites trop d’état d’une crampe. Je ne sens plus aucun mal. »
Elle répéta donc à son père ce qu’elle lui avait dit avec sincérité quelque temps auparavant, à savoir qu’elle n’avait jamais regardé ce mariage comme possible, et elle l’encouragea à partir comme il le souhaitait, en lui jurant qu’elle épouserait le prétendant convenable qui ne lui inspirerait pas d’aversion.
Mais ce prétendant ne se rencontra pas. Tous ceux que madame de la Trémouille lui présenta lui déplurent.
Elle trouvait en eux le positivisme qui avait envahi son père comme une passion, mais elle l’y trouvait à l’état de calcul froid et un peu cynique. Les beaux jours de la Réforme s’en allaient, dissous comme l’ancienne société du siècle précédent. La Réforme n’était héroïque que dans les grandes persécutions, et Richelieu, écrasant, par la fatale nécessité des choses, les restes du parti, n’avait rien d’un persécuteur. La France criait aux protestants par sa bouche : Tenez-vous-en à la liberté religieuse, sortez de la politique. Tournez-vous avec nous contre l’ennemi du dehors ! Les protestants avaient voulu être une république, et ils étaient une Vendée.
Sauf les puritains de France (le groupe terrible, héroïque, indomptable, qui se rencontra et s’immola dans la Rochelle deux ans plus tard), les protestante français étaient alors disposés à se rallier au principe de l’unité française ; mais plusieurs étaient résolus à ne se rallier qu’après une victoire qui ferait de bonnes et durables conditions à leur parti.
Or, parmi ceux qui raisonnaient bien, mais qui allaient être entraînés à raisonner mal et à choisir entre l’alliance étrangère et l’écrasement final, la noblesse était généralement moins pure d’intentions que le peuple et la bourgeoisie. Elle faisait ses réserves personnelles : les plus haut placés voulaient se faire acheter, et traduisaient leurs besoins de liberté religieuse en besoins de places et d’argent.
Au milieu de ces nombreuses défections qui se déclaraient tous les jours, ou qui se tenaient dans une honteuse expectative, Lauriane se sentit indignée. Elle s’était fait de l’honneur du parti une idée plus chevaleresque. Elle était forcée maintenant de reconnaître que son père, dont l’avidité l’avait tant humiliée, ne faisait qu’un peu plus tard ce que la plupart des gens de son âge avaient fait toute leur vie, ce que la plupart des jeunes gens étaient pressés de faire à leur tour. Encore M. de Beuvre était-il des meilleurs ; car il n’avait pas l’idée de trahir son drapeau. Il se dépêchait seulement de faire ses affaires avant qu’il fût renversé.
Une exception pouvait se rencontrer pour Lauriane. Il y avait des exceptions, puisqu’elle-même en était une. Elle n’en rencontra pas, peut-être parce que, rêveuse et distraite, elle ne sut pas la chercher.
La jeunesse et la beauté sont fières à juste titre. Elles attendent qu’on les découvre, et ne découvrent rien elles-mêmes, dans la crainte d’avoir l’air de s’offrir.
LXIX
Bien que nous ayons fait jusqu’ici notre possible pour suivre nos personnages dans la vie de noblesse sédentaire que nos renseignements nous permettaient d’étudier un peu, nous voici forcé de franchir encore un peu de temps, et de chercher les beaux messieurs de Bois-Doré assez loin de leur paisible manoir.
C’était en 1629, le 1er mars, je crois. Le mont Genèvre, couvert de frimas, offrait le spectacle d’une animation extraordinaire sur ses deux versants, et jusqu’à l’entrée du défilé appelé le Pas de Suse.
C’était l’armée française en marche sur le duc de Sa voie, c’est-à-dire sur l’Espagne et l’Autriche, ses bonnes alliées.
Le roi et le cardinal gravissaient la montagne en dépit d’un froid rigoureux. On hissait le canon à travers les neiges. C’était une de ces grandes scènes que le soldat français a toujours su si bien jouer dans le cadre grandiose des Alpes, sous Napoléon comme sous Richelieu, et sous Richelieu comme sous Louis XIII, sans s’amuser à faire dissoudre les roches, comme on l’attribue au génie d’Annibal, et sans employer d’autre artifice que la volonté, l’ardeur et la gaieté intrépides.
Dans un de ces sentiers que la neige piétinée creusait parallèlement sur le chemin, deux cavaliers se trouvèrent monter cote à côte l’escarpement de la montagne qui plonge vers la France.
L’un était un jeune homme de dix-neuf ans, robuste et d’une souplesse de mouvements agréables à voir sous le gracieux costume de guerre de l’époque. Ce jeune homme était, quant aux couleurs, habillé à sa fantaisie. Son équipement et ses armes, autant que son isolement, annonçaient un gentilhomme faisant la campagne en volontaire.
Mario de Bois-Doré, on pense bien que je ne m’occupe pas ici d’un autre, était le plus beau cavalier de l’armée. Le développement de sa force juvénile n’avait rien ôté à l’adorable douceur de sa physionomie intelligente et généreuse. Son regard était celui d’un ange pour la pureté ; mais la barbe naissante rappelait pourtant que ce garçon au céleste regard n’était qu’un simple mortel, et cette jeune moustache accusait doucement le pli d’un sourire un peu nonchalant, mais d’une bienveillance cordiale à travers sa mélancolie.
Une magnifique chevelure brune, d’un ton doux et bouclée naturellement, encadrait largement le visage jusqu’à la naissance du cou et retombait en une grosse mèche (la cadenette était plus que jamais de mode) jusqu’au-dessous de l’épaule. La face était finement rosée, mais plutôt pâle que vermeille. Une distinction exquise de type, aidée tout naturellement d’une exquise distinction de manières et d’habillement, était le principal caractère de cette apparition, qui n’appelait point le regard, mais dont le regard avait peine à se détacher quand il l’avait rencontrée.
Telle fut l’impression du cavalier que le hasard venait de placer auprès de Mario.
Ce cavalier avait une quarantaine d’années ; il était maigre et blême avec des traits assez réguliers, des lèvres fort mobiles, un œil perçant et, au total, une expression de ruse tempérée par un penchant sérieux à la réflexion. Il était costumé d’une façon assez problématique, tout en noir et en courte soutanelle, comme un prêtre en voyage, mais armé et botté en militaire.
Son cheval sec et agile allongeait le pas tout autant que l’ardente et généreuse monture de son compagnon.
Les deux cavaliers s’étaient salués en silence, et Mario avait ralenti son cheval pour laisser le pas au voyageur, plus âgé que lui.
Le voyageur parut sensible à une si scrupuleuse courtoisie, et refusa de dépasser le jeune homme.
— Au fait, monsieur, dit Mario, je crois que nos chevaux vont de même, ce qui prouve la bonté de l’un et de l’autre, car j’ai de la peine à soumettre le mien à une allure qui ne laisse pas tous les autres en arrière, et j’ai dû donner de l’avance à mes compagnons de route pour ne point arriver avant eux au sommet du passage.
— Ce qui est défaut chez votre magnifique bête est qualité chez la mienne, répondit l’inconnu. Comme je voyage presque toujours seul, j’avance sans que personne ait à me reprocher d’épuiser ma monture. Mais puis-je vous demander, monsieur, où j’ai eu l’honneur de vous voir ? Votre agréable figure ne m’est point tout à fait nouvelle.
Mario regarda attentivement le cavalier et lui dit :
— La dernière fois que j’eus l’honneur de vous voir, c’était à Bourges, il y a quatre ans, au baptême de monseigneur le duc d’Enghien.
— Alors vous êtes, en effet, le jeune comte de Bois-Doré ?
— Oui, monsieur l’abbé Poulain, répondit Mario en portant encore une fois la main à son feutre empanaché.
— Je suis heureux de vous retrouver tel que vous êtes, monsieur le comte, reprit le recteur de Briantes ; vous avez grandi en taille, en bonne mine et aussi en mérite, je le vois à vos manières. Mais ne m’appelez point abbé ; car, hélas ! je ne le suis point encore, et il est possible que je ne le sois jamais.
— Je le sais que M. le Prince n’a jamais voulu entendre à votre nomination ; mais je pensais…
— Que j’avais trouvé mieux que l’abbaye de Varennes ? Oui et non ! En attendant un titre quelconque, j’ai réussi à quitter le Berri, et le hasard m’a attaché à la fortune du cardinal par le service du père Joseph, auquel je me suis dévoué corps et âme. Je puis vous dire, entre nous, que je suis un de ses messagers ; et voilà pourquoi j’ai un bon cheval.
— Je vous en fais mon compliment, monsieur. Le service du père Joseph ne peut être qu’un travail de bon Français, et la fortune du cardinal est le destin de la France.
— Dites-vous bien ce que vous pensez, monsieur Mario ? dit l’ecclésiastique avec un sourire de doute.
— Oui, monsieur, sur mon honneur ! répondit le jeune homme avec une franchise qui triompha des soupçons de l’agent diplomatique. Je ne souhaite point que M. le cardinal sache qu’il a, en mon père et en moi, deux admirateurs de plus ; mais faites-nous la grâce de nous croire assez bons Français pour vouloir servir de nos corps et de nos âmes, aussi bien que vous, si nous pouvons, la cause du grand ministre et du beau royaume de France.
— Je crois en vous très-fermement, reprit M. Poulain, mais moins en monsieur votre père ! Par exemple, il ne vous envoya point, l’an passé, au siège de la Rochelle ! Vous étiez encore bien jeune, je le sais ; mais de plus jeunes que vous y étaient, et vous dûtes ronger votre frein en manquant au glorieux rendez-vous de toute la jeune noblesse de France.
— Monsieur Poulain, répondit Mario avec quelque sévérité, je vous croyais lié à mon père par la reconnaissance. Tout ce qu’il a pu faire pour vous, il l’a fait, et, si l’abbaye de Varennes a été sécularisée au profit de M. le Prince, vous ne pouvez en accuser mon père, lequel a été largement frustré dans cette affaire.
— Oh ! je n’en doute point ! s’écria M. Poulain ; je m’en rapporte au prince de Condé pour savoir embrouiller les comptes ! aussi je ne m’en prends qu’à lui. Quant à votre père, sachez, monsieur le comte, que je l’aime et l’estime toujours infiniment. Loin d’avoir la pensée de lui nuire, je donnerais ma vie pour le savoir rattaché, sans arrière-pensée, à la cause catholique.
— Mon père n’a pas eu besoin de se rattacher à la cause de son pays, monsieur ! C’est vous dire qu’il embrasse chaudement celle du cardinal contre tous les ennemis de la France.
— Voire contre les huguenots ?
— Les huguenots ne sont plus, monsieur ! Laissons en paix les morts !
M. Poulain fut encore frappé de la dignité d’expression de ce visage si doux. Il sentit qu’il n’avait pas affaire à un jeune homme ambitieux et frivole comme les autres.
— Vous avez raison, monsieur, dit-il. Paix à la cendre des Rochelois, et que Dieu vous entende, afin qu’ils ne revivent point à Montauban et ailleurs. Puisque votre père est si bien revenu de son indifférence religieuse, espérons qu’il vous permettra, au besoin, de marcher contre les rebelles du Midi.
— Mon père m’a toujours permis et me permettra toujours de suivre mon inclination ; mais sachez, monsieur, qu’elle ne sera jamais de marcher contre les protestants, à moins que je ne voie la monarchie en grand péril. Jamais, par ambition ou par gloriole, je ne tirerai l’épée contre des Français ; jamais je n’oublierai que cette cause, jadis glorieuse, aujourd’hui infortunée, a mis Henri IV sur le trône. Vous avez été nourri dans l’esprit de la Ligue, M. Poulain, et aujourd’hui vous le combattez de toutes vos forces. Vous avez été du mal au bien, du faux au vrai ; moi, j’ai vécu et je mourrai dans le chemin où l’on m’a mis : fidélité à mon pays, horreur des intrigues avec l’étranger. J’ai moins de mérite que vous, n’ayant point eu lieu de me convertir ; mais je vous jure que je ferai de mon mieux, et que, tout en respectant la liberté de conscience chez les autres, je tomberai de toute ma force sur les alliés de M. de Savoie…
— Vous oubliez que ce sont aujourd’hui les alliés de la Réforme.
— Dites de M. de Rohan ! M. de Rohan achève par là de tuer son parti, voilà pourquoi je vous ai dit : Paix aux morts !
— Allons, dit l’affidé du père Joseph, je vois que, comme le bon marquis, vous êtes un esprit romanesque, et que vous vous guiderez, à son exemple, par le sentiment. Puis-je, sans indiscrétion, vous demander des nouvelles de monsieur votre père ?
— Vous allez le voir en personne, monsieur. Il sera content de vous saluer. Il marche en avant, et, dans un quart d’heure, nous serons près de lui.
— Que me dites-vous ? M. de Bois-Doré, à soixante-quinze ou quatre-vingts ans…
— Marche encore contre les ennemis et les assassins de Henri IV. Cela vous étonne, monsieur Poulain ?
— Non, mon enfant, répondit l’ex-ligueur devenu, par la force des choses, continuateur et admirateur politique du Béarnais ; mais je trouve qu’il s’y prend tard !
— Que voulez-vous, monsieur ! Il ne voulait pas marcher tout seul : il attendait l’exemple du roi de France.
— Allons, s’écria M. Poulain en souriant, vous avez réponse à tout ! Il me tarde de saluer la belle vieillesse du marquis ! Mais il est impossible de trotter ici. Veuillez encore me donner des nouvelles d’un homme à qui je dois la vie : maître Lucilio Giovellino, autrement dit Jovelin, le grand sourdelinier.
— Il est heureux, grâce au ciel ! Il a épousé sa meilleure amie, et, à eux deux, ils nous rendent le service de gouverner notre maison et nos biens en notre absence.
— Votre meilleure amie… Parlez-vous de Mercédès, la belle Morisque ? J’aurais cru que vous lui préfériez, avec d’autres sentiments, il est vrai, une amie plus jeune et plus belle encore.
— Parlez-vous de madame de Beuvre ? reprit Mario avec une franchise qui faisait ressortir la curiosité insinuante de M. Poulain ; il m’est facile de vous répondre comme je répondrais à toute la terre. C’est là, en effet, une personne que j’ai aimée avec ardeur dans mon enfance et que je respecterai toute ma vie ; mais son amitié pour moi est fort tranquille, et vous pouvez m’interroger sur son compte sans aucun détour.
— N’est-elle point mariée encore ?
— Je n’en sais rien, monsieur. En voyage depuis quelques mois, nous n’avons guère de nouvelles de nos amis éloignés.
M. Poulain examina Mario à la dérobée. Il avait le calme d’un cœur brisé, mais non l’affaissement d’une âme épuisée.
— Ignorez-vous, dit le recteur, que M. de Beuvre était sur la flotte anglaise devant La Rochelle ?
— Je sais qu’il y fut tué, et que Lauriane ne dépend plus que d’elle-même.
— Elle était en Poitou lorsque le duc de la Trémouille, après l’abandon des Anglais, alla abjurer l’hérésie au camp du roi.
— Elle ne l’y suivit pas, monsieur ! dit vivement Mario. Elle demanda à partager la captivité de l’héroïque duchesse de Rohan, qui refusait de se soumettre, et, n’ayant pu obtenir cette grâce, elle s’apprêtait à revenir en Berri quand nous avons quitté notre province.
— Je savais tout cela, dit M. Poulain, qui paraissait être, en effet, au courant de toutes choses.
— Si vous ne le saviez pas, reprit Mario, je ne regrette pas de vous l’avoir dit. Vous ne voudriez pas donner au prince de Condé un nouveau prétexte pour confisquer les biens de madame de Beuvre ?
— Non, certes ! dit l’ex-recteur en riant tout à fait et même avec une sorte de bonhomie. Vous raisonnez bien, et l’on peut, sans trop de danger, être aussi sincère que vous l’êtes, quand on connaît son monde. Mais ayez toute confiance en moi, qui ai ouvertement rompu avec les jésuites, à mes risques et périls !
M. Poulain disait vrai.
Il était, quelques moments après, en présence du marquis de Bois-Doré, et l’entrevue fut, de part et d’autre, fort civile, presque amicale.
LXX
Le marquis n’avait point besoin du ban et de l’arrière-ban pour lever une petite troupe de volontaires. Ses meilleurs hommes, certains d’ailleurs d’être bien récompensés, l’avaient suivi avec enthousiasme.
L’intrépide Aristandre se faisait une joie personnelle de rosser MM. les Espagnols, qu’il haïssait par le souvenir de Sanche ; le fidèle Adamas montait, à l’arrière-garde, une douce haquenée, et portait en croupe les parfums et les fers à papillotes de son maître, pas davantage !
Sauf un peu de frisure à ce qui lui restait de cheveux sur la nuque, et quelques eaux de senteur pour son agrément particulier, le marquis était désormais aussi simple qu’on l’avait vu naguère éblouissant. Plus de perruque, plus de fard, presque plus de dentelles, de cannetilles, broderies et larges galons ; un grand pourpoint de drap carmélite à manches ouvertes, le haut-de-chausses pareil, tombant au-dessous du genou, des bottes serrées autour de la jambe avec la manchette de linge uni retombant sur le retroussis, un large rabat sans broderie, et sur le tout une vaste et solide cape fourrée, tel était le costume du beau monsieur de Bois-Doré.
Cette métamorphose s’expliquera ici en peu de mots.
Mario avait eu un duel pour corriger un impertinent qui s’était moqué, en sa présence, du masque de plâtre, des cheveux noirs et des mille rosettes du marquis. Mario avait fort maltraité cet homme ; ce fut sa première affaire ! mais Bois-Doré, informé après coup de l’aventure, ne voulut pas exposer son fils à recommencer. Il supprima un jour, tout à coup et sans avertir personne, son teint et sa perruque, sous prétexte que M. de Richelieu avait raison de proscrire le luxe, et qu’il fallait donner le bon exemple. Ainsi résigné à paraître vieux et laid, il se présenta héroïquement à sa famille. Mais, à sa grande surprise, tout le monde poussa une exclamation de plaisir, et la Morisque lui dit naïvement :
— Ah ! que vous êtes bien, mon maître ! je vous croyais beaucoup plus vieux que vous ne l’êtes !
La vérité est que, sous son masque, le marquis s’était fort bien conservé, et qu’il était extraordinairement beau pour son grand âge. Il ne connaissait pas, il ne devait jamais connaître les infirmités. Il avait encore ses dents ; son grand front chauve était sillonné de belles rides bien tracées, aucun pli de malice ni de haine ; sa moustache et sa royale, blanches comme neige, se dessinaient sur son teint jaune-brun, et son grand œil vif et riant envoyait encore de doux éclairs à travers le buisson de ses longs sourcils effarouchés.
Il se tenait toujours droit comme un peuplier, et roide à l’avenant ; mais il ne se cachait plus d’enfoncer son maigre genou dans la puissante main d’Aristandre, pour enfourcher son cheval. Une fois en selle, il était ferme comme un roc.
Il reçut dès lors tant de compliments non équivoques sur sa belle vieillesse, qu’il changea tout son système de coquetterie : au lieu de cacher son âge, il l’augmenta, se donnant quatre-vingts ans, quoiqu’il n’en eût que soixante-seize, et se plaisant à émerveiller ses jeunes compagnons d’armes par le récit des vieilles guerres, longtemps ensevelies dans les archives de sa mémoire.
Le 3 mars, c’est-à-dire le surlendemain de la rencontre des beaux messieurs de Bois-Doré avec M. Poulain, l’avant-garde royale, forte de dix ou douze mille hommes d’élite, campait à Chaumont, dernier village de la frontière. Les volontaires, n’ayant guère de matériel de campement, passèrent la nuit comme ils purent dans le village.
Le marquis se mit tranquillement dans le premier lit venu, et s’endormit en homme rompu au métier de la guerre, sachant mettre à profit les heures de repos, dormir une heure quand il n’avait qu’une heure, et douze, par provision, quand il n’avait rien de mieux à faire.
Mario, vivement excité par l’impatience de se battre, fit la veillée avec plusieurs jeunes gens, volontaires comme lui, avec lesquels il avait fait connaissance en route.
C’était dans une assez misérable auberge, dont la salle basse était encombrée à ne s’y pouvoir retourner, et remplie de la fumée du tabac à ne s’y pas reconnaître.
Tandis que l’armée régulière était muette et sobre comme une communauté de moines austères, les corps de volontaires étaient joyeux et bruyants. On buvait, on riait, on chantait des couplets libres, on disait des vers érotiques ou burlesques ; on parlait politique et galanterie ; on se disputait et on s’embrassait.
Mario, assis sous le manteau de la cheminée, rêvait au milieu du vacarme.
Près de lui se tenait Clindor, devenu assez résolu, mais intimidé de se trouver ainsi en pleine noblesse. Il ne se mêlait point aux bruyantes conversations ; mais il grillait d’en avoir le courage, tandis que Mario se laissait bercer dans ses rêveries par ce tumulte, qui ne le tentait pas et qui ne le gênait pas non plus.
Tout à coup Mario vit entrer une créature fort bizarre.
C’était une petite fillette maigre et noire, parée d’un costume incompréhensible : cinq ou six jupes de couleurs voyantes, étagées les unes sur les autres ; un corps tout brillant de galons et de paillettes, une quantité de plumes bariolées dans ses cheveux crépus et frisottés, une masse de rangs de colliers et de chaînes d’or et d’argent ; des bracelets, des bagues, des verroteries jusque sur ses souliers.
Cette étrange figure n’avait pas d’âge. C’était un enfant précoce, ou une jeune fille fatiguée. Elle était fort petite, laide quand elle voulait sourire et parler comme tout le monde, belle quand elle se mettait en colère ; ce qui, du reste, paraissait chez elle un besoin continu ou un état normal. Elle insultait les gens de la maison qui ne la servaient pas assez vite, invectivait les cavaliers qui ne lui faisaient pas de place, donnait des coups de griffe à ceux qui voulaient s’émanciper avec elle, et répondait par des imprécations inouïes à ceux qui se moquaient de sa folle parure et de sa méchante humeur.
Mario se demandait à quelle intention une créature si revêche venait se jeter en pareille compagnie, lorsqu’une grosse femme couperosée et ridiculement affublée d’oripeaux misérables, entra aussi, chargée de caisses comme un mulet, et réclama le silence. Elle l’obtint difficilement, et, enfin, fit en français une sorte d’annonce pleine de pataquès en l’honneur de l’incomparable Pilar, sa compagne, danseuse morisque et devineresse infaillible, de par la science des Arabes.
Ce nom de Pilar réveilla Mario de sa léthargie. Il examina les deux bohémiennes, et, malgré le changement qui s’était fait en elles, il reconnut dans l’une l’élève victime et bourreau du misérable La Flèche ; dans l’autre, l’ex-Bellinde de Briantes, l’ex-Proserpine du capitaine Macabre, s’annonçant désormais sous les noms et titres de Narcissa Bobolina, joueuse de luth, marchande de dentelles, au besoin raccommodeuse et godronneuse de rabats.
L’assistance accepta l’exhibition des talents annoncés. La Bellinde joua du luth avec plus de nerf que de correction, et la danseuse, à qui l’on fit place en s’entassant sur les tables, se livra à une télégraphie épileptique dont la souplesse fabuleuse et la grâce violente excitèrent les transports d’une assemblée très-excitée déjà par le vin, le bavardage et la pipe.
Le succès de Pilaf sur ces esprits troublés ne causa à Mario qu’une plus vive répulsion, et il allait se retirer, lorsque la curiosité lui vint d’écouter les prédictions qu’elle commençait à débiter en thèse générale, en attendant que quelqu’un lui demandât le secret de son avenir.
— Parle, parle, jeune sibylle ! lui criait-on de toutes parts. Serons-nous heureux à la guerre ? Forcerons-nous demain le pas de Suse ?
— Oui, si vous étiez tous en état de grâce, répondait-elle avec dédain ; mais comme il n’en est point un seul ici qui ne soit couvert d’une lèpre de péchés mortels, j’ai grand’peur pour vos belles peaux blanches !
— Attendez, dit quelqu’un, nous avons ici un jouvencel doux et chaste, un ange du ciel, Mario de Bois-Doré ! Qu’il commence l’épreuve et interroge la devineresse.
— Mario de Bois-Doré ? s’écria Pilar, dont les yeux étincelants devinrent livides et ternes. Il est ici ? où donc ? où donc ? Montrez-le-moi !
— Allons, Bois-Doré, s’écria-t-on de tous côtés, ne cachez pas votre figure, et montrez vos deux mains.
Mario sortit de son coin et se montra aux deux bohémiennes, dont l’une s’élança pour saisir sa main, et l’autre baissa le nez comme pour ne pas être reconnue.
— Je vous ai vue, Bellinde, dit Mario à celle-ci ; et, quant à toi, Pilar, ajouta-t-il en retirant sa main, qu’elle semblait vouloir porter à ses lèvres, regarde mes lignes, cela suffit.
— Mario de Bois-Doré ! s’écria Pilar subitement irritée, je les connais de reste, les lignes de ta main fatale ! Je les ai assez étudiées autrefois. Je n’ai jamais dit ton sort ; il est trop méchant et trop malheureux.
— Et moi, je connais ta science, répondit Mario en levant les épaules. Elle dépend de ton caprice, de ta haine ou de ta folie.
— Eh bien, fais-en l’épreuve ! reprit Pilar de plus en plus outrée, et, si tu ne crois pas à ma science, ne crains pas d’entendre ton arrêt. Demain, mon beau Mario, tu dormiras, couché sur le dos, au revers d’un fossé ; mais tu auras beau avoir les yeux tout béants, tu ne verras plus la lumière des étoiles.
— C’est qu’il y aura des nuages au ciel, répondit Mario sans se troubler.
— Non, le temps sera clair ; mais tu seras mort ! dit la sibylle en essuyant de ses cheveux son front baigné de sueur froide. Assez ! que l’on ne m’interroge plus ! je dirais des choses trop dures à tous ceux qui sont ici !
— Tu révoqueras tes paroles, méchante diablesse ! s’écria le jeune homme qui avait procuré à Mario cette agréable prédiction. Mes amis, ne la laissez pas sortir ! Ces détestables sorcières nous mènent à la mort par le trouble qu’elles mettent dans nos esprits. Elles sont cause que nous perdons, dans le danger, la confiance qui sauve. Forçons-la de ravaler ses paroles et d’avouer qu’elle les a dites par méchanceté.
Pilar, souple comme une vipère, s’était déjà glissée dehors à travers les tables. Quelques-uns coururent après elle. La Bellinde s’enfuyait par une autre porte.
— Laissez-les, dit Mario. Ce sont deux mauvaises bêtes dont je vous raconterai l’histoire dans un autre moment. Je n’ai aucun souci de la prédiction ; je suis payé pour savoir ce que vaut cette belle science !
On pressa Mario de questions.
— Demain, répondit-il, après la bataille, après ma prétendue mort ! En ce moment permettez-moi d’aller voir si mon père est bien gardé de ses gens ; car je sais l’une de ces femmes, toutes les deux peut-être, fort capables de lui vouloir du mal.
— Et nous, lui répondirent ses jeunes amis, nous ferons une ronde pour nous assurer qu’il n’y a point autour de ce village quelque bande de bohémiens pillards et assassins dans les embuscades.
On fit cette ronde avec soin. Elle semblait fort inutile, le camp régulier ayant des sentinelles et des estradiots vigilants qui battaient et gardaient tous les alentours jusqu’à une grande distance. On sut des gens du village que les deux bohémiennes étaient arrivées seules dès la veille et qu’elles logeaient dans une maison qu’on leur montra. On s’assura qu’elles y étaient, et Mario ne jugea pas nécessaire de les y faire surveiller. Il lui suffisait de bien garder celle où reposait son père.
La nuit se passa fort tranquillement ; trop tranquillement au gré de l’impatiente jeunesse, qui espérait être éveillée par le signal du combat. Il n’en fut rien. Le prince de Piémont, beau-frère de Louis XIII, était venu négocier avec Richelieu de la part du duc de Savoie, et les pourparlers suspendaient les hostilités, au grand mécontentement de l’armée française.
La journée du lendemain se passa donc dans une fiévreuse attente, et la prédiction de la bohémienne, ainsi avortée, ne préoccupa plus les amis de Mario.
Les deux vagabondes avaient plié bagage et traversé les avant-gardes pour s’en aller en France exercer leur industrie nomade. Il n’y avait pas à craindre qu’on les laissât revenir sur leurs pas. Le cardinal maintenait les ordres les plus sévères à l’effet d’expulser de la suite des armées les femmes, les enfants et surtout les filles de mauvaise vie. Contre celles-ci, bohémiennes, danseuses ou magiciennes, il y avait peine de mort.
À la veillée du 4 mars, Mario fut donc sommé de raconter les aventures de la grosse Bellinde et de la petite Pilar. Il le fit avec une clarté et une simplicité qui attirèrent sur lui l’attention de tous ceux qui se trouvaient là. Sa modestie l’avait empêché jusqu’alors de se faire remarquer : son intéressante histoire et la manière à la fois touchante, naturelle et enjouée dont il la résuma, firent oublier à ses compagnons charmés le jeu et l’heure avancée.
Il pouvait, certes, raconter toute sa vie ; mais un indéfinissable sentiment de réserve craintive lui fit taire jusqu’au nom de Lauriane.
LXXI
Il était plus de minuit quand on se sépara. Chaque groupe regagna le gîte plus ou moins détestable dont il s’était assuré, et Mario, suivi de Clindor, se trouvait seul à la porte du sien, lorsqu’une ombre indécise, pelotonnée sur le seuil, se leva et vint à lui.
C’était Pilar.
— Mario, lui dit-elle, n’aie pas peur de moi. Je ne t’ai jamais fait de mal, et je n’ai pas de raisons d’en vouloir à ton vieux père. Je n’épouse pas la haine de la Bellinde contre vous.
— Bellinde hait donc toujours mon père ? dit Mario. Elle a donc oublié qu’il l’a empêchée d’être pendue comme le capitaine Macabre ?
— Oui, Bellinde avait oublié cela, ou peut-être ne l’a-t-elle pas su ; mais il n’est plus temps de le lui apprendre, et à présent elle ne hait plus personne.
— Que veux-tu dire ?
— Que j’ai fait d’elle ce qu’elle voulait faire de vous.
— Quoi donc ? Parle !
— Non, c’est inutile, Mario, tu ne m’en aimerais pas davantage ; car tu me hais, je le sais.
— Je ne hais personne, répondit Mario ; je hais le mal, et les méchants instincts me font horreur. Tu as conservé les tiens, malheureuse fille ! Je l’ai bien vu hier, lorsque tu te faisais une joie folle de me troubler l’âme. Tu n’y réussiras jamais, sache-le, et laisse-moi tranquille ; le mieux pour toi est que je t’oublie.
— Écoute, Mario, s’écria Pilar parlant à demi-haut, d’une voix étranglée. Ce n’est pas ainsi qu’il me faut traiter ! Vrai, il ne le faut pas, si tu aimes quelqu’un sur la terre ! car, moi, je t’aime et je t’ai toujours aimé. Oui, dès le temps où nous étions aussi pauvres l’un que l’autre, dormant sur les mêmes bruyères et mendiant sur le même pavé, j’étais amoureuse de toi. Je suis née ainsi, je ne me souviens pas d’un jour de ma vie où la passion de l’amour ou de la haine ne m’ait pas dévorée. Je n’ai pas eu d’enfance, moi ! Je suis née de la flamme, et j’y mourrai, une vraie flammèche de bûcher ! Qu’importe ? Je vaux mieux ainsi pour toi que ta Lauriane, qui t’a toujours méprisé et qui n’aime jamais que ses vieux parpaillots… heureusement pour elle ! Oui, heureusement, je te dis ! car je sais votre vie à tous deux. Je suis retournée deux fois dans votre pays, et, un jour, j’ai passé tout près de toi sans que tu m’aies reconnue. Tu m’as jeté une petite pièce d’argent. Tiens, la voici à mon cou, cachée sous mes colliers comme ce que j’ai de plus précieux au monde ; je l’ai percée et j’y ai écrit ton nom avec une pointe. C’est mon talisman. Quand je ne l’aurai plus, je mourrai !
— Allons, allons, dit Mario, assez de folies ! Que veux-tu maintenant ? Pourquoi es-tu revenue ici au péril de ta vie, et pourquoi m’attendais-tu à cette porte ? Rends-moi cette pièce de monnaie, et prends, pour les dépenser, ces pièces d’or dont tu peux avoir besoin.
— Garde ton or, Mario : je n’en ai pas besoin, moi ; je veux garder et je garderai ton gage, bien que tu rougisses de savoir ton nom écrit sur ma poitrine. Je suis venue ici pour te raconter mon histoire, il faut que tu l’entendes.
— Dis-la donc vite : la nuit est très-froide et j’ai sommeil.
— Je ne veux la dire qu’à toi, et ton page nous écoute. Viens avec moi hors des murailles.
— Non ; mon page dort contre la porte. Parle ici et hâte-toi, ou je te quitte.
— Écoute-moi donc, j’aurai vite tout dit. Tu sais que mon père a été pendu et ma mère brûlée !
— Oui, je me souviens que tu me le disais souvent. Après ?
— Après ? La Flèche m’a élevée pour me faire souffrir. C’est lui qui me rompait les os pour me rendre plus souple, et qui me portait dans une cage pour me rendre malade et furieuse. Il me montrait comme une bête désespérée qui mord tout le monde.
— Mais tu t’es affreusement vengée de lui ?
— Oui, je l’ai étouffé avec du sable, des cailloux et de la terre, comme il criait : — « Au secours ! j’ai soif ! j’ai soif ! Il avait un bras qui remuait encore et dont il voulait m’étouffer aussi. Mais, au péril de ma vie, je lui ai fait rentrer dans la gorge ce qu’il gardait de la sienne. Ne lui devais-je pas cela ? N’était-ce pas mon droit ? Vous l’eussiez peut-être sauvé, vous autres, et il vous eût payés comme Bellinde, qui, sans moi, eût réussi hier à vous empoisonner tous, toi, ton père et tes valets, afin, disait-elle, de justifier la prédiction que je t’avais faite devant témoins, et de garder ma renommée de devineresse.
— Et alors, toi, tu l’as donc ?…
— Je lui devais cela aussi, à elle ! Écoute, écoute mon histoire ! Après m’être vengée de La Flèche, je m’étais cachée dans le pavillon du jardin. Je t’avais vu en colère contre moi, et j’attendais que cela fût passé. Je croyais que tu me chercherais, que tu t’inquiéterais de moi et que tu me garderais dans ton château pour m’aimer. Mais, vers le soir, tu es venu là avec la Lauriane, et tu lui as dit que tu voulais être son mari. Elle s’est raillée de toi ; elle te trouvait trop jeune ; à présent, c’est elle qui est trop vieille, Dieu merci ! Et puis tu lui as dit que tu me haïssais, et j’ai bien entendu tout ! Alors j’ai fait tomber une pierre sur elle pour la tuer, et je me suis bien cachée. Mais vous avez cru que la pierre était tombée toute seule, et vous m’avez laissée là.
» J’y ai passé la nuit, mourant de faim et de froid. J’étais furieuse ; cela me soutenait. Je vous maudissais tous les deux, je me maudissais moi-même pour t’avoir déplu. Je voulais me laisser mourir ; mais je n’en ai pas eu le courage, et, ne voulant plus rien de toi que je croyais haïr, j’ai été à Brilbault chercher l’argent de Sanche, que La Flèche m’avait fait voler, deux ou trois mois auparavant, dans la maison de la Caille-Bottée.
» Dans ce temps-là je ne savais pas le prix de l’argent, et, par haine de La Flèche, j’avais tout rendu à Sanche, qui l’avait si bien caché qu’il pouvait gouverner les bohémiens avec des promesses et quelques écus de temps en temps. Mais, moi, je savais où il l’avait enfoui, son trésor, et il en restait beaucoup ; du moins, beaucoup pour moi qui avais besoin de si peu. J’en fis plusieurs parts et je les cachai en divers endroits.
» Je m’étais mis dans la tête que je pouvais vivre seule, sans dépendre de personne, et aller libre par toute la terre, enfant que j’étais ! Mais je m’ennuyai bientôt, et, rencontrant la Bellinde, qui se sauvait du pays, toute rasée et dans un état misérable, je lui contai que j’avais de petits trésors cachés, tout en me gardant de lui dire jamais où ils étaient ! Oh ! pour le savoir, elle m’a flattée, tourmentée, grisée et questionnée jusque dans mon sommeil. Elle espérait toujours m’arracher mon secret ; c’est pourquoi elle s’est faite ma mère et ma servante, me caressant toujours et me trahissant…
» Oh ! oui ! elle m’a odieusement trahie ! Elle m’a vendue, elle m’a livrée, lorsque j’étais encore une enfant ; et quand, plus tard, j’ai compris et senti ma honte, j’ai juré que je me vengerais quand je n’aurais plus besoin d’elle.
» À cette heure, les corbeaux se repaissent de sa chair ! et c’est bien fait, mon Dieu !
— Tu es une malheureuse et horrible fille ! dit Mario. Et, à présent, as-tu fini ?
— À présent, je veux que tu m’aimes, Mario, ou je me vengerai de la Lauriane, que tu aimes toujours, je le sais ! puisque tout à l’heure, dans l’auberge, tu n’as pas voulu parler d’elle aux messieurs qui étaient là. Oh ! j’y étais aussi, moi, cachée dans le grenier, d’où j’entendais tout le mal que tu as dit de moi.
— Puisque tu as tout entendu, comment es-tu assez folle pour ma demander de t’aimer ?
— Je ne suis pas folle ! On passe de la haine à l’amour, je le sais par moi-même. On déteste et on adore en même temps. D’ailleurs, tu as avoué que j’avais maintenant de beaux yeux, des bras fins et une sorte de beauté diabolique. C’est comme cela que tu disais dans l’auberge tout à l’heure. Et beaucoup de ces gentilshommes m’avaient offert, la veille, de quoi avoir d’autres jupes de taffetas et d’autres pendants d’oreilles, parce que, laide ou belle, je leur avais tourné la tête. Mais, moi, je ne veux rien d’eux, et rien de toi. J’ai encore de l’argent caché en Berry, et j’irai quand je voudrai. Prends-y garde, Mario ! ta Lauriane me répond de toi. Prends-moi avec toi, ou renonce à elle.
— Puisque tu te confesses si bien de tes mauvais desseins, dit Mario, je t’arrête…
Il allait saisir la bohémienne, décidé à la livrer à la justice du camp ; mais il ne retint d’elle que son écharpe : plus diaphane et plus rapide que les nuées chassées par le vent, elle s’était échappée.
Il la poursuivit, et il l’eût atteinte, car lui aussi savait courir ; mais il avait à peine tourné l’angle de la rue, que le son éclatant des trompettes lui annonça le boute-selle ; c’était le signal du départ pour la bataille.
Mario oublia les folles menaces qui l’avaient ému, et courut rejoindre son père, qui se levait à la hâte.
À la pointe de jour, tout le monde était en marche.
« Le pas de Suse est un défilé qui, sur un quart de lieue de long, n’a pas toujours vingt pas de large et qu’obstruent, çà et là, des roches éboulées. Les tergiversations du prince du Piémont n’avaient eu d’autres fins que de retarder pendant quelques jours la marche de notre armée. L’ennemi avait mis le temps à profit pour se fortifier.
» Le défilé était coupé de trois fortes barricades couvertes par des boulevards et des fossés. Les rochers qui le commandent des deux côtés étaient couronnés de soldats et protégés par de petites redoutes.
Enfin, le canon du fort Tallasse, bâti sur une montagne voisine, balayait l’espace découvert entre Chaumont et l’entrée de la gorge. C’était une de ces positions dans lesquelles une poignée d’hommes paraît capable d’arrêter une armée entière.
« Rien n’arrêta cependant la furie française[26]. »
Tant d’excellents historiens nous ont transmis le récit de cette belle action, que nous ne ferions qu’un peu moins bien après eux : notre rôle n’est pas d’écrire l’histoire dans ses faits officiels, mais de la chercher dans ses épisodes oubliés. C’est pourquoi nous suivrons les beaux messieurs de Bois-Doré à travers le carnage, sans nous laisser éblouir par l’ensemble majestueux du tableau. D’autant plus le ferons-nous, qu’ils n’eurent pas le loisir de la contempler longtemps eux-mêmes.
La scène était magnifique : un combat de héros dans un site sublime !
Mario eut, au premier coup de canon, des échos d’ivresse dans de cœur. Comment il franchit la première barricade, si ce fut sur un cheval ailé ou « sur le propre souffle embrasé du dieu Mars ; » comment il oublia le serment fait à son père de ne pas s’éloigner de lui, il ne l’a jamais su. Toute la passion de son âme, toute la fièvre de son sang, contenues à l’habitude par la modestie et l’amour filial, firent en lui comme une éruption volcanique.
Il oublia même un instant que son père le suivait au plus fort du danger, et, pour ne pas le perdre de vue, s’exposait autant que lui.
Aristandre était là, il est vrai, se plaçant comme une muraille mobile autour de son maître ; mais Mario, au plus chaud de l’assaut, se retourna plus d’une fois pour voir le panache gris du vieillard qui dépassait tous les autres, et, chaque fois qu’il le vit flotter, il remercia Dieu et se fia à son étoile.
L’affaire fut si impétueusement menée, qu’elle ne coûta pas cinquante hommes à la France. Ce fut une de ces miraculeuses journées où la foi est dans tous, et où rien ne se trouve impossible.
La position emportée, Mario s’était lancé sur la route de Suse, à la poursuite des fuyards, parmi lesquels était le duc de Savoie en personne, lorsqu’il vit venir sur sa droite un cavalier masqué, courant ventre à terre.
— Arrêtez, arrêtez-vous ? lui cria cet homme ; le service du roi avant tout ! Portez mes dépêches. Je vous connais ; je me fie à vous !
Et, en disant ces mots, le cavalier se laissa glisser à terre, évanoui, pendant que son cheval, épuisé, tombait sur ses deux genoux.
Mario fut le seul de ses jeunes compagnons qui eut le courage de renoncer à une dernière prouesse ; il sauta à terre, et ramassa le paquet cacheté que le courier venait de laisser échapper.
Mais, comme il allait tourner bride vers le camp du roi, un groupe d’hommes armés qui ne paraissaient pas avoir pris part à l’action et qui, évidemment, poursuivaient le messager sans savoir où ils se jetaient, débusqua par la droite et s’élança vers Mario en lui criant en italien qu’il aurait la vie sauve s’il rendait le paquet sans donner l’alarme.
Mario se hâta d’appeler au secours de toutes ses forces. Personne ne l’entendit. Son père était encore loin en arrière, ses compagnons déjà loin en avant. Il fit feu de sa carabine pour se faire mieux entendre, et, pour ne pas perdre son coup, il le dirigea sur les assaillants, dont un roula sur la poussière. Mario n’attendit pas les autres. Il était remonté à cheval ; il fila comme une flèche au milieu d’une grêle de balles qui se logèrent, partie dans son chapeau, partie dans le talus qui côtoyait.
Il entendit du bruit derrière lui, des cris, des coups. Il n’en tint compte, il ne se retourna pas.
Il n’avait pas vu le visage, il n’avait pas reconnu la voix du messager. Il regrettait d’abandonner à l’ennemi un homme qui savait se rendre si utile. Mais il s’agissait avant tout de sauver la dépêche, et c’est par miracle qu’il la sauvait.
Sa course rétrograde étonna ceux qu’il rencontra. À peu de distance du quartier royal, il vit accourir son père, qui s’effraya de le voir passer ainsi sans s’arrêter, et qui le crut blessé et emporté par son cheval. Mais Mario lui cria :
— Rien ! rien !
Et il disparut dans un tourbillon de poussière.
Il fut d’abord repoussé d’auprès de la personne du roi, et, tout aussitôt, prenant son parti, il s’élança vers celle du cardinal.
Le cardinal s’était vu exposé déjà à tant de projets d’assassinat, qu’on ne l’approchait pas facilement. Mais les dépêches que Mario brandissait au-dessus de sa tête et l’heureuse physionomie du digne jeune homme inspirèrent une subite confiance au grand ministre. Il le manda près de lui, et reçut le paquet, que Mario, dans sa hâte, ne songea pas à lui présenter le genou en terre.
LXXII
Le cardinal lut la dépêche.
C’était quelque bonne nouvelle : peut-être le chiffre des forces insuffisantes que Gonzalez de Cordoue avait devant Casal ; peut-être une conspiration des reines contre le pouvoir qui sauvait la France.
Quoi qu’il en fût, le cardinal ferma la dépêche avec un malin sourire et leva les yeux sur Mario en disant :
— Les destins propices ont fait si bien les choses, en ce jour, qu’ils ont choisi pour messager un archange. Qui êtes-vous, monsieur, et d’où vient que vous êtes porteur d’une telle dépêche ?
— Je suis un gentilhomme volontaire, répondit Mario. J’ai pris cette dépêche dans une main mourante, tendue vers moi au milieu de la chasse que nous donnions à l’ennemi. On m’a dit : « Le service du roi avant tout. » Je n’ai pu approcher du roi, j’ai pensé que j’approcherais de Votre Éminence.
— Vous avez donc pensé, reprit le cardinal, que c’était tout un, en ce sens que le roi ne peut avoir de secrets pour son ministre ?
— J’ai pensé qu’il n’en devait point avoir, répondit tranquillement Mario.
— Comment vous nommez-vous !
— Mario de Bois-Doré.
— Vous avez… quel âge ?
— Dix-neuf ans.
— Vous étiez à La Rochelle ?
— Non, monseigneur.
— Pourquoi ?
— Je ne me bats pas volontiers contre les réformés.
— Vous en êtes ?
— Non, monseigneur.
— Mais vous les approuvez ?
— Je les plains.
— Si vous avez quelque chose à me demander, faites vite, le temps est précieux.
— Donnez-nous souvent des journées comme celle-ci, voilà tout ce que je demande ! répondit Mario, qui, dans son empressement à ne pas faire perdre de temps au cardinal, s’éloigna sans s’apercevoir que Son Éminence voulait encore lui parler.
Mais d’autres soins réclamaient le grand ministre. Il se porta ailleurs et oublia Mario.
Le lendemain, comme, on s’installait à Suse, Mario crut voir passer M. Poulain, habillé en campagnard. Il l’appela et ne reçut pas de réponse.
M. Poulain se tenait caché, suivant sa coutume. Ayant pour emploi les missions secrètes, l’ex-recteur montrait sa figure le moins possible dans certaines localités, et ne s’y présentait jamais ostensiblement devant les personnages importants qui l’employaient.
Pendant que le roi, c’est-à-dire le cardinal, recevait à Suse les soumissions du duc de Savoie, ce qui prit nécessairement plusieurs jours, le marquis se reposait de ses émotions.
Bien que les campagnes de Richelieu ne ressemblassent en rien aux guerres de partisans de sa jeunesse, Bois-Doré avait été là pour son compte aussi tranquillement que s’il n’eût jamais quitté les champs de bataille ; mais il avait été rudement secoué de voir son cher Mario dans cette épreuve. D’abord il avait craint que l’enfant ne fût au-dessous de ses espérances ; car, depuis la terrible nuit de l’assaut de Briantes et de la mort de Sanche, Mario avait souvent montré beaucoup de répugnance pour la sang versé. Quelquefois même, à la voir si peu curieux du siége de La Rochelle, qui montait autour de lui toutes les jeunes têtes, le marquis, bien que satisfait de ses principes, avait eu peur de sa prudence. Mais quand il le vit fondre sur les barricades et grimper aux redoutes du pas de Suse, il le trouva trop téméraire et demanda pardon à Dieu de l’avoir amené là. Enfin, il avait pris confiance, et, sachant son aventure de la dépêche, il pleurait de joie et radotait de plaisir dans le sein du fidèle Adamas.
Celui-ci se faisait remarquer dans la ville par ses airs d’arrogance et le mépris qu’il faisait de tout ce qui n’était pas M. le marquis ou M. le comte de Bois-Doré. Aristandre était fort content d’avoir tué beaucoup de Piémontais mais il eût voulu tuer plus d’Espagnols. Clindor ne s’était pas mal comporté. Il avait eu bien peur au commencement ; mais il se disait prêt à recommencer.
Cependant Mario, au milieu de la joie des siens, était sous le coup d’une vive inquiétude. Lui, qui méprisait les vaines prédictions et qui avait traversé le feu sans y songer, il se sentait faiblir devant une folle menace, et Pilar repassait dans ses rêves, comme l’esprit du mal sous la forme d’un invisible et insaisissable ennemi. Il était payé pour savoir que les plus faibles adversaires peuvent, par la persévérance de la haine, devenir les plus redoutables. Il avait sans cesse Lauriane devant les yeux ; il lui semblait qu’un effroyable danger la menaçait. Il prenait ses craintes pour des pressentiments.
Un matin, il retourna à Chaumont comme pour faire une promenade. Il s’enquit vainement de la petite bohémienne. Il poussa plus loin vers le mont Genèvre, et apprit que le corps d’une femme avait été trouvé par là, dans la matinée du 3 mars. On l’avait d’abord crue morte de froid ; mais, lorsqu’on l’enterra, ses lèvres et son rabat portaient des traces particulières de brûlure, comme si elle eût avalé par surprise quelque poison corrosif. Les montagnards qui communiquèrent ce commentaire à Mario, lui proposèrent de lui montrer le cadavre. On l’avait enfoui dans la neige provisoirement, la terre étant trop glacée en cet endroit pour être aisément creusée.
Mario s’empressa de constater que ce cadavre était bien celui de Bellinde. Donc, Pilar n’avait pas menti. Elle s’était défaite de sa compagne : elle pouvait, par les mêmes moyens, se défaire de sa rivale.
Mario retourna à Suse en toute hâte et confia tout à son père.
— Laissez-moi courir à Briantes, lui dit-il. Attendez-moi ici pour continuer la campagne, s’il y a lieu. Si la paix est définitivement signée, vous le saurez dans quelques jours et viendrez ma rejoindre sans vous presser et sans vous fatiguer. Seul, j’irai plus vite, assez vite pour devancer encore cette détestable fille, qui n’a ni le moyen ni la force de courir la poste.
Le marquis céda. Mario fit sur-le-champ ses dispositions pour partir le lendemain matin avec Clindor.
Dans la soirée, M. Poulain vint avec précaution. Il était tout joyeux et tout mystérieux en même temps.
— Monsieur le marquis, dit-il à Bois-Doré quand il fut seul avec lui et Mario, je vous devais déjà beaucoup, et je devrai ma fortune à votre aimable fils ! La précieuse dépêche que je portais, et qu’il a réussi à sauver, m’assure une place moins périlleuse et plus relevée dans la confiance du père Joseph, c’est-à-dire du cardinal.
» Je viens vous payer ma dette et vous annoncer que votre unique ambition, à vous, est satisfaite. Le roi ratifie vos droits au marquisat de Bois-Doré, à la seule condition que vous construirez sur vos terres une maison quelconque, à laquelle vous donnerez ce nom, et qui, par lettres royaux, sera transmissible à vos hoirs et à leurs descendants. Son Éminence espère que vous continuerez la guerre avec elle, si la guerre continue, et, au premier moment de loisir qu’elle aura, elle vous mandera en sa présence pour vous complimenter du grand courage et dévouement du vieillard et de l’enfant : je vous demande pardon, ce sont ses paroles. M. le cardinal vous avait remarqués tous les deux, et depuis il s’est enquis de vos noms. Il avait été content aussi de vous en particulier, monsieur le comte, pour ce que vous ne lui demandiez en récompense, que des batailles.
» J’ai eu le bonheur de paraître devant lui, de ma chétive personne, de lui faire le récit de mes dangers et des vôtres, sans oublier qu’à onze ans, vos occîtes de votre main l’assassin de votre père ; enfin, je lui rappelai qu’il devait une nouvelle utile autant qu’agréable à ce même enfant, aussi avisé que brave. Vous voilà donc en bon chemin, monsieur Mario. Si peu que je sois, je vous y pousserai de toutes mes forces si l’occasion se retrouve. »
Malgré le vif désir qu’éprouvait le marquis de présenter Mario au cardinal, Mario ne voulut pas attendre le jour éventuel de l’entrevue promise.
Après avoir vivement remercié l’abbé Poulain (celui-ci disait tout bas, en souriant, qu’on pouvait désormais l’appeler ainsi). Mario, heureux du plaisir de son père et d’Adamas a l’endroit de ce fameux marquisat, se jeta sur son lit, dormit quelques heures, alla encore embrasser ses vieux amis, et partit pour la France à la pointe du jour.
Mario eût voulu dévorer l’espace. Mais, bien qu’il eut un cheval admirable, il crut devoir courir la poste à franc étrier, et ses forces le trahirent. Il avait été légèrement blessé à l’affaire du pas de Suse, et l’avait caché avec soin : cette blessure s’irrita, il prit la fièvre, et, en arrivant a Grenoble, il tomba sur son lit. Clindor, épouvanté, s’aperçut qu’il avait le délire.
Le pauvre page courut chercher un médecin. Il n’eut pas la main heureuse : ce médecin empira la blessure par ses remèdes. Mario fut très-mal. L’impatience et la douleur de se voir ainsi arrêté aggravèrent son état. Clindor s’était décidé à envoyer un exprès au marquis ; mais il perdait la tête, et il adressa ce courrier à Nice, au lieu de l’envoyer à Suse.
Un soir qu’il se désespérait et qu’il pleurait seul sur le palier de la chambre où gisait Mario accablé, il crut l’entendre parler seul et rentra précipitamment.
Mario n’était pas seul ; une mince et pâle figure habillée de rouge se penchait vers lui comme pour l’interroger.
Clindor eut peur. Il crut que le diable venait tourmenter l’agonie de son pauvre jeune maître, et il cherchait des formules d’exorcisme, lorsque à la faible clarté de la veilleuse, il reconnut Pilar.
Sa peur augmenta. Il avait entendu sa conversation avec Mario à Chaumont. Il la savait donc éprise de lui jusqu’à la fureur. Il le croyait fermement vouée à Satan, et la peur faisait sur lui son effet accoutumé, qui était de le rendre brave, il se jeta sur elle l’épée à la main, et faillit blesser Mario, que Pilar mit à découvert en évitant le coup.
Il n’en put porter un second ; Pilar le désarma sans qu’il sût comment, en se jetant sur lui d’un bond si rapide et si imprévu, qu’il fut forcé de lâcher prise.
— Tiens-toi tranquille, sot et fol que tu est, dit-elle. Je ne viens pas ici pour nuire à Mario, mais pour le sauver : ignores-tu que je l’aime, et que sa vie est la mienne ? Fais ce que je te commanderai, et dans deux jours il sera debout.
Clindor, ne sachant à quel saint se vouer, et voyant bien que le praticien appelé par lui empirait l’état du malade a chaque ordonnance, céda à l’ascendant de Pilar. Malgré la peur qu’elle lui causait, elle agissait sur ses sens par un prestige qu’il ne s’avouait pas, mais qu’il ne pouvait secouer. Par moments, il tremblait de lui confier la vie de Mario ; mais il obéissait en se disant qu’il était ensorcelé par elle.
La fièvre n’était chez Mario qu’un résultat de l’irritation nerveuse : un jour de repos eût guéri sa blessure. Mais le médecin lui avait appliqué un onguent curatif qui produisait sur tout son être l’effet du poison. Pilar lava et purifia la plaie.
Elle possédait ces secrets des Morisques auxquels les chrétiens d’Espagne avaient recours en désespoir de cause. Elle fit prendre au malade des contre-poisons efficaces. La pureté de son sang et le bel équilibre de son organisation aidèrent à l’effet des remèdes. Il recouvra à demi ses esprits la nuit même ; le lendemain matin, il ne délirait plus. Le soir, encore abattu par une grande faiblesse, il se sentait sauvé.
Dans son transport de joie, Clindor fit, sans le savoir, une déclaration d’amour à l’habile bohémienne. Celle-ci n’y fit pas la moindre attention. Elle se cachait derrière la chevet du lit pour que Mario ne la vît pas. Elle savait bien que son apparition le troublerait.
Le surlendemain, Mario se sentit si courageux, qu’il donna à Clindor l’ordre de chercher à acheter une chaise de poste, afin qu’ils pussent continuer leur voyage. Clindor, voyant bien que c’était trop tôt, feignit de n’en pouvoir trouver, Mario lui commanda alors de lui amener des chevaux pour courir la poste.
Clindor se désolait de son obstination : Pilar intervint. Mario faillit retomber malade de colère en la voyant et en apprenant qu’il lui devait la vie. Mais il se calma aussitôt, et, lui parlant avec douceur :
— D’où viens-tu ? lui dit-il ; où as-tu été depuis que tu m’as fait ces menaces ?…
— Ah ! tu crains pour elle ! répondit Pilar avec un amer sourire. Calme-toi ; je n’ai pas eu le temps d’aller là-bas. Je n’irai pas, si tu veux cesser de me haïr.
— Je cesserai, Pilar, si tu renonces à ta vengeance ; car, si tu y persistes, je te haïrai autant que la vie que tu m’auras rendue.
— Ne parlons pas encore de cela pour le moment ; tu peux bien te tenir tranquille et ne point aller dans ton pays, puisque ma présence auprès de toi te répond de tout.
Pilar touchait le point essentiel de la situation. Mario se calma et consentit à attendre sa guérison à Grenoble. Il dut consentir aussi à voir Pilar auprès de lui. Il ne pouvait plus songer à livrer à la rigueur des lois celle qui venait de le sauver et qu’il devait tenter de ramener par la douceur. Il n’osait donc l’irriter par ses dédains, et malgré l’invincible répugnance qu’elle lui inspirait, il en était réduit à s’inquiéter quand elle était longtemps dehors, et à se réjouir quand il la voyait rentrer.
Cet état de choses fut intolérable au bout de deux ou trois jours. Pilar, incapable d’aucun raisonnement moral, voulait être aimée ; elle peignait sa passion avec une sorte d’éloquence sauvage, la disant et la croyant chaste, parce qu’elle n’était pas gouvernée par les sens, et sublime, parce qu’elle avait toute l’ardeur d’une imagination déréglée et d’un dépit opiniâtre. Elle accablait Lauriane de malédictions et Mario de reproches amers, en disant sa folie sans pudeur devant le pauvre Clindor, qui s’embrasait auprès de ce volcan.
Mario fut bientôt lassé du rôle ridicule qu’il se voyait forcé de jouer. C’est en vain qu’il essayait de convertir cette nature incapable d’aimer le bien pour le bien, incapable même de deviner qu’il en pût être ainsi pour Mario, pour quelqu’un au monde.
— Si tu n’aimais pas follement cette Lauriane, lui disait-elle avec une effrayante candeur, tu me confierais le soin de ta vengeance ; car elle t’a dédaigné et te dédaignera toujours.
LXXIII
Mario put enfin se lever, et il sortit seul, un soir, affame d’air et de liberté, essayant ses forces, décidé à poursuivre son voyage, dût-il faire incarcérer Pilar jusqu’à nouvel ordre, dût-il se laisser suivre par elle afin de la tenir en respect.
Il rêvait au plan qu’il devait adopter, et montait lentement vers le couvant de la Visitation, sans but, et comme attiré par les hauteurs. Il se trouva tout à coup en face d’une personne qui s’arrêta devant lui. Il s’arrêta également. Tous deux semblaient forcés de se regarder.
C’était, à en juger par sa mise et son air, une femme noble, très-simplement vêtue, petite et mince, pâle, mais belle et jeune, autant que permettait d’en juger le demi-masque noir que les femmes un peu recherchées portaient à la promenade.
Elle avait un chaperon de veuve et le costume entièrement noir. Ses cheveux d’un blond cendré formaient deux belles masses sur ses tempes. Elle marchait complétement seule. Pas un compagnon, pas un valet devant ou derrière elle sur le chemin.
D’abord la grâce moelleuse et chaste de sa démarche avait frappé de loin le regard de Mario. À mesure qu’elle approchait, la couleur de ses cheveux et le noir de son vêtement lui avaient fait battre le cœur. De plus près, il se défendit de cette illusion ; face à face, il redevint ému et incertain.
Les mêmes perplexités semblaient agiter la dame masquée. Enfin, elle passa en rendant à Mario le salut qu’il lui adressait.
Mario fit vingt pas, non sans se retourner plusieurs fois ; il en fit vingt autres encore et s’arrêta.
— Au risque de faire une inconvenance et d’être mal reçu, se dit-il, je veux savoir qui est cette femme !
Il revint donc sur ses pas en courant, et se trouva de nouveau en face de la dame masquée, qui revenait sur les siens. Ils hésitèrent encore tous les deux et faillirent se croiser comme la première fois sans oser se parler. En fin, la dame se décida la première.
— Je vous demande pardon, dit-elle avec émotion ; mais, si une ressemblance ne m’abuse pas, vous êtes Mario de Bois-Doré ?
— Et vous êtes Lauriane de Beuvre ? s’écria Mario éperdu.
— Comment se fait-il que vous me reconnaissiez, Mario ? dit Lauriane en détachant son masque. Voyez comme je suis changée !
— Oui, dit Mario ravi, vous n’étiez pas de moitié si belle !
— Ah ! ne vous croyez pas obligé a cette galanterie, dit Lauriane. La mort de mon père, les souffrances de mon parti et la chute de tous les miens m’ont faite vieille plus que les années. Mais parlez-moi de vous et des vôtres, Mario !
— Oui, Lauriane ; mais prenez mon bras et conduisez-moi où vous demeurez, car il faut que je vous parle, et à moins que vous n’ayez ici une bonne protection, je ne vous quitterai pas.
Lauriane s’étonna de l’air animé de Mario ; elle accepta son bras, et lui dit :
— Je ne pourrais pas, quand je voudrais, vous conduire maintenant jusque dans mon asile. C’est ce couvent que vous voyez sur le haut du plateau. Mais vous pouvez m’accompagner jusqu’à la porte, et, chemin faisant, nous nous instruirons l’un l’autre de ce qui vous concerne.
Pressée de s’expliquer la première, elle raconta à Mario qu’après la prise de La Rochelle, n’ayant pu obtenir de se dévouer à partager la captivité de madame de Rohan, elle avait voulu retourner en Berry. Mais on lui avait fait savoir à temps que le prince de Condé avait donné des ordres pour la faire arrêter de nouveau, au cas où elle y reparaîtrait.
Une vieille tante, la seule parente et amie fidèle qui lui restât, était supérieure au couvent de la Visitation de Grenoble : c’était une ancienne protestante, jetée toute jeune dans cette maison, et qui s’y était laissé convertir. Mais elle avait conservé pour les protestants une grande mansuétude, et elle appela Lauriane avec tendresse pour la cacher et la protéger jusqu’à la fin de la guerre du Midi. Lauriane avait trouvé là quelque repos et beaucoup d’affection.
Pas plus que chez les religieuses de Bourges, on ne l’avait persécutée. Par égard pour sa tante, on avait feint même d’ignorer qu’elle fût dissidente, et elle pouvait sortir seule et masquée pour porter des secours et des consolations à de malheureux protestants logés dans les faubourgs.
— Lauriane, dit Mario, il ne faut plus sortir, il ne faut plus vous montrer jusqu’à ce que je vous le dise. C’est par un secours de la Providence que vous n’avez pas été rencontrée et reconnue par un invisible et dangereux ennemi. Vous voici à la porte du couvent ; jurez-moi, par la mémoire de votre père, que vous ne franchirez pas cette porte avant de m’avoir revu.
— Vous reverrai-je donc, Mario ?
— Oui, demain. Pouvez-vous m’entendre au parloir ?
— Oui, à deux heures.
— Jurez-vous de ne pas sortir ?
— Je le jure.
Mario vit, cette fois, avec plaisir, la porte du cloître se refermer entre Lauriane et lui ; il l’y jugeait en sûreté, si Pilar ne l’y découvrait pas. Il fit l’exploration attentive des alentours du couvent, pour s’assurer qu’il n’avait pas été suivi et guetté par elle. Il la savait capable de sacrifier toute la communauté pour atteindre sa rivale.
Il rentra chez lui et ne l’y trouva pas. Clindor ne l’avait pas vue depuis que son maître était sorti.
Mario sentait renaître toutes ses inquiétudes ; à tout hasard, il descendait vers la rue, lorsqu’il entendit un tumulte qui lui fit troubler le pas. Il vit Pilar, que des archers emmenaient à la lueur des flambeaux. Elle jetait de grands cris, des cris à la fois déchirants et féroces, et, lorsqu’elle aperçut Mario, elle étendit vers lui des mains suppliantes avec une expression de désespoir qui l’ébranla un instant.
— Ah ! cruel ! lui cria-t-elle, c’est toi qui me fais jeter dans un cachot pour prix de mon amour et de mes soins ! Infâme ! tu veux te défaire de moi. Sois maudit !
Mario, sans lui répondre, interrogea le chef de l’escouade qui l’emmenait.
— Pouvez-vous me dire, lui demanda-t-il, si vous l’emprisonnez pour une nuit comme vagabonde, ou pour longtemps comme prévenue d’un crime ou d’un délit quelconque ?
Il lui fut répondu qu’elle n’était accusée que d’un délit. Le praticien qui avait si mal soigné Mario, mécontent de le voir guéri par une aventurière, avait accusé celle-ci de lui souffler ses malades, en des termes qui équivalaient, dans ce temps, à une accusation d’exercice illégal de la médecine, accusation qui pouvait avoir des conséquences beaucoup plus graves que de nos jours, puisqu’on pouvait toujours soulever la question de sorcellerie, crime que les plus graves magistrats prenaient au sérieux et punissaient de mort.
— Quoi qu’il arrive d’elle, se dit Mario, il faut que cette dangereuse fille perde la trace de Lauriane, qu’elle avait peut-être déjà trouvée.
Et, dès le lendemain, il courut au couvent.
— À présent, dit-il à son amie, nous pouvons respirer, mais non nous endormir sur le danger.
Et il raconta toute sa bizarre aventure avec la bohémienne.
Lauriane l’écouta attentivement.
— Maintenant, lui dit-elle, je comprends tout. Sachez, Mario, pourquoi je fus si émue hier en vous voyant, et comment j’eus la hardiesse de vous adresser la parole sans être sûre de vous reconnaître. Sachez aussi pourquoi j’hésitai, la première fois, croyant être dupe de mon imagination. J’avais reçu, il y a huit jours, une lettre anonyme remplie d’injures et de menaces, où l’on m’annonçait que vous aviez été tué à l’affaire du pas de Suse.
» J’avais été bouleversée de cette nouvelle. Je vous pleurai, Mario, comme on pleure un frère, et j’écrivis à votre père une lettre que j’envoyai au messager de poste à l’instant même. Cependant, peu à peu, la réflexion me donna des doutes sur l’avis suspect que j’avais reçu, et quand je vous rencontrai, j’allais dans la ville pour m’informer, s’il était possible, des noms des gentilshommes tués dans ce combat.
» J’étais décidée, si le vôtre en était, d’aller trouver votre père pour tâcher de le soutenir et de le soigner dans cette mortelle épreuve. Je lui devais bien cela, n’est-ce pas, Mario, pour tant de bontés qu’il a eues autrefois pour moi ? »
Mario regardait Lauriane et ne pouvait se lasser de contempler ses traits altérés, ses yeux enflammés par une douleur et des larmes dont la trace semblait encore fraîche.
— Ah ! ma Lauriane, s’écria-t-il en lui baisant les mains, vous aviez donc gardé un peu d’amitié pour moi ?
— De l’amitié et de l’estime, répondit-elle ; je savais que vous n’aviez pas voulu combattre les protestants.
— Ah ! jamais ! et pourtant, je n’en ai jamais dit la principale raison ! Je peux vous la dire, à vous, maintenant : je ne voulais pas risquer de tirer sur votre père et sur vos amis, Lauriane, je vous ai tendrement aimée ; d’où vient donc que vos lettres à mon père étaient si froides pour moi ?
— Je peux, moi aussi, vous parler maintenant à cœur ouvert, mon cher Mario. Mon père, lorsque nous nous vîmes pour la dernière fois à Bourges, il y a quatre ans, avait eu l’étrange idée de nous fiancer ensemble. Le vôtre repoussa, comme il le devait, le projet d’un mariage si mal assorti ; et moi, un peu humiliée de la légèreté de mon pauvre père, je vous annonçai à diverses reprises des projets d’établissement auxquels je ne pouvais guère songer dans les tristes circonstances où je me trouvais. En même temps, j’étais froide pour vous en paroles, mon cher Mario, et peut-être un peu humiliée des prétentions que vous pouviez me supposer.
» Aujourd’hui, sourions de ces misères passées et rendez-moi la justice de croire que je ne songe à aucune espèce de mariage. J’ai vingt-trois ans : le temps est passé pour moi. Mon parti est écrasé, et ma fortune sera confisquée au premier caprice du prince de Condé. Mon pauvre père est mort, dépouillé, par les hasards de la guerre, des biens qu’il avait amassés dans ses excursions maritimes.
» Je ne suis donc plus ni riche, ni belle, ni jeune. Je m’en réjouis sous un rapport : c’est que je pourrai désormais vivre non loin de vous, sans que l’on puisse me soupçonner d’aspirer à autre chose qu’à votre amitié. »
Mario écoutait Lauriane, tout confus et tout tremblant.
— Lauriane, lui dit-il avec feu, c’est vous qui dédaignez mon nom, mon âge et mon cœur, en me parlant de cette tranquille chaîne d’amitié qu’il vous serait aisé de reprendre. Mais c’est à moi de dire : Il est trop tard. Je vous ai toujours saintement aimée, et je ne crois pas vous aimer moins religieusement, parce que je vous aime avec plus de passion depuis que je vous ai perdue et depuis que je vous retrouve.
» Moi aussi, Lauriane, j’ai bien souffert ! Mais je n’ai jamais désespéré tout à fait. Quand j’avais bien caché ma peine, pour ne pas me laisser mourir de langueur, Dieu m’envoyait, comme un secours de grâce, des bouffées d’espoir en lui et de foi en vous.
»
— Elle sait, elle doit savoir que j’en mourrais, me disais-je ; elle m’aimera, elle n’en aimera pas un autre, ne fût-ce que par bonté d’âme ! Je ne suis qu’un enfant, mais je peux me rendre digne d’elle bientôt et bien vite, en travaillant beaucoup, en me gardant le cœur bien pur, en ayant du courage, en rendant heureux ceux qui m’aiment et en me battant bien quand viendra une bonne guerre ; car celle-ci est bonne, n’est-ce pas, Lauriane, et vous ne pouvez pas avoir aujourd’hui le cœur changé au point d’aimer les Espagnols ?
— Non, certes ! répondit-elle. Et c’est parce que M. de Rohan a voulu cette alliance de folie, de honte et de désespoir, que j’attendais ici la fin des événements sans vouloir m’y intéresser davantage.
— Voyez-vous bien, Lauriane, que rien ne nous sépare plus. Si je ne suis pas l’homme de bien et de savoir que je voudrais être, je crois du moins qu’à présent j’en sais autant et peux me battre aussi résolûment que les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, avec qui je viens de me trouver à l’armée.
» Quant à mon affection, Lauriane, j’en peux répondre pour toute ma vie. Je n’y aurai pas de mérite, je suis né fidèle, moi, et, depuis mon jeune âge, il m’a été impossible de trouver aimable et belle une autre femme que vous ; j’ai mis mon cœur en vous dès le premier jour où je vous ai vue. Je ne me suis jamais déshabitué de vivre auprès de vous, et je n’ai jamais passé un jour à Briantes sans aller rêver à vous au lieu de jouer et de me distraire, aussitôt que je quittais mes études pour un instant. Ce que je pensais, ce que je vous disais, il y a huit ans, dans ce fameux labyrinthe, je le pense et je vous le dis encore.
» Je ne peux pas vivre heureux sans vous, Lauriane ! Pour être heureux, il faut que je vous voie toujours. Je sais bien que je n’ai pas le droit de vous dire : Rendez-moi heureux ! Vous ne me devez rien ! mais peut-être que vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l’étiez avec votre pauvre père et que vous ne l’êtes maintenant, seule, persécutée et obligée de vous cacher. Je n’ai pas besoin que vous soyez si riche ; mais, si vous tenez à l’être, je ferai valoir vos droits dès que la paix sera faite ; je vous défendrai contre vos ennemis.
» Mariée avec moi, vous serez libre de votre conscience, et, à l’abri de ma protection, vous prierez comme vous l’entendrez. Nous ne nous battrons pas pour nos autels, comme font, à cette heure, le roi et la reine d’Angleterre. Si vous tenez à un titre, je suis définitivement emmarquisé. Si vous n’êtes plus belle, cela, je n’en sais rien et ne le saurai jamais. Je vois bien que vous êtes changée. Vous voilà plus pâle et plus mince que lorsque vous aviez seize ans ; mais, à mes yeux, vous êtes bien plus belle ainsi, et, ne l’eussiez-vous jamais été, il ne me semble pas que je vous eusse moins aimée.
» Donc, si le bonheur d’une femme est d’être belle pour celui qu’elle aime, aimez-moi, Lauriane, et vous aurez ce bonheur-là. Enfin, écoute, ma Lauriane, et laisse-moi te parler comme autrefois. J’ai eu bien de la soumission et du courage jusqu’à ce jour, ne m’ôte pas ma force ; si tu veux attendre encore à me connaître comme ami et frère, j’attendrai que tu te fies en moi. Si tu veux que je retourne à la guerre, et, de vrai, c’est mon envie, viens au camp comme pupille et fille adoptive de mon père. Je ne te verrai que quand tu voudras, pas du tout, si tu l’exiges, jusqu’à ce que tu m’acceptes pour mari. Enfin, ne nous quitte plus ; car, avec ou sans ton amour, nous sommes et voulons être toujours ta famille, tes amis, tes défenseurs, tes esclaves, tout ce que tu voudras que nous soyons, pourvu que tu nous permettes de t’aimer et de te servir. »
Lauriane pressa dans ses mains les mains du bon Mario.
— Tu es un ange, lui dit-elle, et il me faut du courage pour te refuser. Mais je t’aime trop pour lier ta brillante destinée à ma destinée finie et douloureuse ; j’aime trop ton père pour lui vouloir causer ce chagrin…
— Mon père ! tu doutes de mon père, à présent ? s’écria Mario hors de lui. Ah ! Lauriane ! n’as-tu pas compris que le tien t’avait trompée ! Dis donc que tu ne m’aimes pas, que tu ne m’as jamais aimé !…
En ce moment, on sonna avec force à la grille du couvent, et, une minute après, le marquis de Bois-Doré s’élançait dans le parloir et pressait tour à tour Mario et Lauriane dans ses bras.
Il n’avait pas reçu le courrier de Clindor, mais la lettre de Lauriane ; et comme la paix était signée et qu’il s’en retournait en Berry, il venait la chercher à son couvent pour la ramener avec lui. Il fut donc fort surpris de trouver là Mario, qu’il croyait déjà rendu à Briantes.
On s’expliqua ; puis Mario, encore très-ému, dit au marquis :
— Vous arrivez bien, mon père. Voilà Lauriane qui croit que vous ne l’aimez point !
On s’expliqua encore. Le marquis voyait l’agitation et la douleur de Mario, et il souriait.
Tout à coup, Lauriane comprit ce sourire.
— Mon marquis, s’écria-t-elle en rougissant et en tremblant, rendez-moi la lettre que je vous ai écrite quand j’ai cru à la mort de votre fils ! Rendez-la-moi, je le veux, ne la montrez pas…
— Non, non, répondit le marquis en tendant, d’un air narquois, la lettre à Mario ; il ne la verra jamais, à moins, pourtant, qu’il ne me l’arrache des mains… ce dont il est bien capable, comme vous le voyez !
LXXIV
La lettre était courte et désolée ; Mario l’eut bientôt dévorée des yeux, tandis que Lauriane cachait sa tête sur l’épaule du vieillard.
Lauriane, dans un premier mouvement d’amère douleur, avait écrit au marquis qu’elle avait toujours aimé Mario depuis leur séparation, et qu’elle porterait son deuil toute sa vie.
« Car c’est de ce jour, disait-elle, que, de vrai, je me sens veuve ! »
— Vous ne l’êtes point, vous ne le serez plus, ma Lauriane, dit le marquis en lui détachant pour un instant son petit chaperon noir. Je n’ai jamais souhaité d’autre fille que vous, et nous allons faire les noces à Briantes.
Je vous laisse à penser quelle fête ce fut au manoir quand on y vit revenir ensemble les beaux messieurs de Bois-Doré, Lauriane, Adamas, Aristandre, et même Clindor, qui, pour mieux secouer le charme jeté sur lui par la bohémienne, se hâta de faire la cour à toutes les villageoises.
Le mariage des deux enfants bien-aimés du bon M. Sylvain ne pouvait cependant pas être célébré publiquement avant que Lauriane eût fait sa soumission au roi et obtenu sa grâce, car elle s’était posée en rebelle dans un moment de désespoir ; et, malgré le crédit de M. Poulain, le roi fut inflexible tant que dura la guerre du Midi avec les protestants.
Elle fut courte et sanglante. Ce fut le dernier soupir du parti en tant que faction politique.
« Sur les ruines de ce parti écrasé, Richelieu fit jurer au fils de Henri IV le maintien de la liberté religieuse proclamée par son père[27]. »
On put alors présenter à Louis XIII la requête du marquis de Bois-Doré pour sa belle-fille.
À cet effet, Mario se rendit lui-même à Nîmes, où le roi venait de faire une entrée triomphale avec Richelieu. M. de Rohan partait pour Venise.
Mario obtint que sa femme rentrerait dans ses biens en dépit de M. le Prince, qui les flairait beaucoup, et dans sa liberté pleine et entière. Le cardinal le reçut et lui fit quelque reproche de n’avoir pas pris part à cette guerre. Mario lui redemanda la guerre en Italie, et, en le congédiant, le cardinal lui dit tout bas, avec un charmant sourire :
— Je vous la promets ; mais n’en dites rien, si vous ne voulez pas que j’échoue !
Mario trouva là l’abbé Poulain très-fatigué et enchanté d’avoir quelques semaines de congé. Il avait si chaudement servi Mario, que celui-ci l’invita à venir se reposer à Briantes, et ils partirent ensemble, l’abbé se faisant fête d’aller célébrer ostensiblement le mariage des deux jeunes gens.
Nos voyageurs se mirent en route par une chaleur dévorante. On était aux premiers jours de juillet. Le pays qu’ils traversaient, ravagé par la guerre, n’avait plus un arbre, plus une chaumière debout.
Par ordre du roi, les troupes avaient fait le dégât autour des villes rebelles pour affamer les habitants.
— Nous traversons un incendie, dit l’abbé à Mario ; le soleil nous traite comme nous avons traité cette pauvre terre, et je crois que nos vêtements vont prendre feu.
— De vrai, monsieur l’abbé, dit Clindor, qui aimait à se mêler de la conversation, on sent par ici une bien méchante odeur de brûlé !
— En effet, dit Mario, quelque maison brûle encore derrière cette colline ; ne voyez-vous pas de la fumée ?
— C’est peu de chose, dit l’abbé. Quelque petite masure. J’avoue, monsieur le comte, que je suis las de tant de maux. Je haïssais les huguenots autrefois ; à présent qu’ils sont par terre, je fais comme vous, je les plains. J’ai vu l’affaire de Privas. Eh bien, j’en ai assez, et je défie les plus gourmands de vengeance de n’en pas être rassasiés.
— Je le crois ! dit Mario en soupirant ; mais écoutez donc ces cris, monsieur l’abbé : il y a par là des gens en grande détresse. Allons-y voir.
Effectivement, on entendait, derrière la colline d’où montait la fumée, des cris, ou plutôt un seul cri prolongé, perçant, atroce, comme celui de la mouche que suce lentement l’araignée. L’horrible durée de ce cri lointain, qui semblait être celui d’un enfant, fit impression sur l’abbé. Clindor ne pouvait croire que ce fût une voix humaine.
— Non, non, disait-il, c’est quelque pipeau de berger ou quelque chevreau qu’on égorge.
— C’est un être humain qui expire dans les tortures, reprit l’abbé. Je connais trop cette affreuse musique !
— Courons-y donc ! s’écria Mario ; il est peut-être temps de sauver une malheureuse créature. Venez, venez, l’abbé ! La paix est signée ; nul n’a plus le droit de torture sur les huguenots !
— Il est trop tard, dit l’abbé, on n’entend plus rien.
Le cri avait cessé brusquement et la fumée tombait. On s’était peut-être trompé.
On poussa néanmoins les chevaux, qui gagnèrent bientôt le haut de la colline.
Alors on aperçut, au fond du vallon, et beaucoup plus loin qu’on ne s’y attendait, un groupe de paysans qui tournaient et s’agitaient autour d’un feu à demi éteint. Avant qu’on fût à portée de la voix, ils s’étaient dispersés. Une seule vieille femme resta auprès des cendres brûlantes, qu’elle retournait avec une fourche, comme si elle y eût cherché quelque chose. Mario arriva le premier auprès de ce reste de brasier, d’où s’exhalait une odeur âcre, insupportable.
— Que cherchez-vous donc là, la mère ? lui dit-il, et que vient-on de brûler ici ?
— Oh ! rien, mon beau monsieur ! rien qu’une sorcière qui nous donnait la fièvre avec son regard toutes les fois qu’elle passait. Nos hommes en ont fait une fin, et, moi, je cherche si elle n’a pas laissé son secret dans les cendres.
— Quoi, son secret ? dit Mario révolté du sang-froid de cette parque.
— C’est, répondit la vieille, qu’elle avait au cou quelque chose qui brillait, et qu’elle a perdu en se débattant, quand on l’a mise au feu. Alors elle a crié : « Je ne l’ai plus, je suis perdue ! » Ça doit être une amulette pour se garantir de malemort, et je la voudrais trouver.
— Tenez, dit Mario en ramassant une pièce de monnaie percée qui brillait à ses pieds, est-ce cela ?
— Oui, oui, c’est cela, mon beau monsieur ! Donnez-la-moi pour la peine que j’ai bien attisé le feu.
Mario jeta loin de lui la pièce de monnaie, par un mouvement d’horreur insurmontable. Il venait d’y lire un nom gravé avec une pointe. C’était le talisman de Pilar. Il ne restait d’elle que ce témoignage de son fatal amour, quelques petits ossements calcinés, et l’âcre odeur de chair brûlée répandue dans l’atmosphère.
Mario, saisi d’épouvante et de pitié, s’éloigna rapidement, sans vouloir donner à Clindor, qui le questionnait, le mot de cette infernale énigme, et, pendant une partie du voyage, il resta sous la pénible impression de cette horrible rencontre.
Mais, aux approches de son manoir, on pense bien qu’il avait tout oublié et ne songeait plus qu’au bonheur de revoir sa chère compagne, son père bien-aimé, sa tendre Mercédès, son paternel Lucilio, le sage Adamas et l’héroïque carrosseux, tous ces braves cœurs qui, en le gâtant de tout leur pouvoir, avaient réussi par miracle à en faire le meilleur et le plus charmant des êtres.
La noce fut splendide. Le marquis ouvrit le bal avec Lauriane, qui, heureuse et reposée, ne semblait pas avoir un jour de plus que le beau Mario.
- ↑ Picard le cordonnier, sergent dans la milice bourgeoise, où il était très-influent. Concini voulant transgresser une consigne que Picard faisait respecter, le maréchal d’Ancre le fit bâtonner. La fureur du peuple fut telle, que d’Ancre jugea sa vie en danger et sortit de Paris. Deux valets qui avaient servi sa vengeance furent pendus.
- ↑ Celui de Louis XIII avec Anne d’Autriche, et celui d’Élisabeth, sœur du jeune roi.
- ↑ Qui fut le grand Condé.
- ↑ C’était, sans doute, le fils ou le neveu d’un aventurier de ce nom que la reine Catherine avait fait gouverneur de Gien ; grand assassin qui avait donné de sa personne au siége de Sancerre.
- ↑ Aujourd’hui Feuilly ; jadis et successivement Seuly, Sully et Seuilly.
- ↑ On en peut voir le dessin exact, ainsi que celui du château, de l’if et des débris de la tombe de Charlotte d’Albret, dans le bel ouvrage de MM. de la Tremblais et de la Villegille : Esquisses pittoresques sur le département de l’Indre.
- ↑ Louise Borgia, mariée plus tard à Louis de la Trémouille, puis à Philippe de Bourbon-Busset.
- ↑ Saint Laurian est un des saints les plus fêtés de l’ancien Berry.
- ↑ J’ignore ce qu’est devenu le portrait dont il est ici question. J’en ai vu un tout semblable en la possession de l’illustre général Pepe. On sait qu’il en existe un de Raphaël qui est un chef-d’œuvre. Là, le Borgia est presque beau ; du moins, il y a tant de distinction dans sa figure et d’élégance dans sa personne, qu’on hésite d’abord à le haïr. Pourtant l’examen produit une sensation de terreur réelle. La main, droite, fine et blanche comme celle d’une femme, serre tranquillement le manche d’un poignard placé sur son flanc. Elle le tient avec une adresse remarquable ; elle est prête à frapper. Le mouvement est si admirablement indiqué, qu’on voit d’avance comment le coup va être porté, de haut en bas, dans le cœur de sa victime. Il y a de la grandeur dans ce portrait, en ce sens que le grand artiste a mis là son cachet, mais sans chercher à déguiser l’atrocité morale de son modèle, qu’il fait victorieusement percer à travers le calme effrayant de la figure.
- ↑ Cet ornement, usité au temps de Henri IV, est peut-être venu en France avec Marie de Médicis, comme une allusion aux armes de sa maison, que sont, comme l’on sait, sept petites boules, littéralement sept pilules, en souvenir de la profession du chef de la famille.
- ↑ Le mairain ou tuilage en bois de chêne, était employé dans presque tous les châteaux du Berry.
- ↑ C’est un des rares endroits du pays où l’on trouve encore la balsamine sauvage à fleurs jaunes.
- ↑ Aurore.
- ↑ Jésus.
- ↑ L’Évangile.
- ↑ On sait qu’on appelait verdures d’Auvergne des tentures de tapisserie représentant des arbres, des feuillages et des oiseaux, sans personnages et sans paysage déterminé. On les fabriquait, je crois, à Clermont.
- ↑ Michelet, lettre inédite.
- ↑ Raynal, Histoire du Berry.
- ↑ Mémoires de M. Lenet.
- ↑ Charlotte de la Trémouille, femme de Henri de Condé, premier du nom, captive pendant huit ans, acquittée, mais non justifiée.
- ↑ Henri Martin, Lettre inédite.
- ↑ Ces épis, qui sont d’une rareté curieuse pour les archéologues, sont restés, en certaines localités, une mode traditionnelle ; les potiers de Verneuil en fabriquent de fort jolis sur les modèles anciens. Le petit vase à quatre ou six anses, monté sur plusieurs pièces et surmonté de fleurs ou d’oiseaux, se retrouve dans leur système d’ornement.
- ↑ Coq, Gallus.
- ↑ Monteil, Histoire des Français des divers états.
- ↑ On appelait encore en France les reîtres lansquenets, bien qu’ils ne portassent plus la lance.
- ↑ Henri Martin, Histoire de France.
- ↑ Henri Martin