Calmann Lévy (tome 2p. 234-243).



LXV


On avait chassé, puis soupé, et l’on veillait autour de l’âtre du grand salon, quand Guillaume d’Ars, qui, depuis la nouvelle de la paix, s’était montré très-assidu auprès de Lauriane, demanda avec un peu d’émotion enjouée à prononcer un discours.

On quitta les jeux et les causeries, et Guillaume, après avoir demandé à Lauriane un encouragement particulier, qu’elle lui accorda sans deviner de quoi il s’agissait, parla ainsi :

— Mesdames (Mercédès était présente), messieurs, amis, parents et voisins, tous honorés, respectés et chéris, je vous prie d’écouter une histoire qui est la mienne. Vous voyez en moi un garçon qui n’est ni mieux ni plus mal fait que bien d’autres ; assez ignorant, maître Jovelin ne dira pas le contraire ; assez riche et assez bien né, ce ne sont pas des vertus ; assez brave, ce n’est pas une vanterie ; enfin… J’attends quelqu’un qui veuille bien faire mon éloge ; car je ne m’entends guère, comme vous voyez, à me louer moi-même.

— Certes ! s’écria le marquis avec sa bienveillance accoutumée, vous êtes, mon cousin, plus que vous ne dites : la fleur des gentilshommes du pays, le miroir de la chevalerie, et, comme Alcidon, « tant estimé de ceux qui vous cognoissent, qu’il n’y a rien à quoi votre mérite ne puisse vous faire atteindre. »

— Laissons là vos fadaiseries de l’Astrée ! dit M. de Beuvre. Où voulez-vous en venir, Guillaume ? et d’où vient que vous quêtez nos louanges, quand personne céans ne songe à se plaindre de vous ?

— C’est qu’ayant à vous présenter une bien grosse requête, messire, j’aurais voulu avoir pour avocats auprès de vous tous ceux en qui vous avez le plus de confiance.

— Nous vous donnons tous témoignage de loyauté, bravoure, politesse et bonne amitié, dit Lauriane. À présent, parlez ; car nous sommes deux femmes ici, c’est-à-dire deux curieuses.

Lauriane n’eut pas plutôt parlé ainsi, qu’elle rougit et regretta ses paroles ; car le regard enthousiasmé et un peu fat du bon Guillaume lui fit tout à coup pressentir de quoi il s’agissait.

En effet, c’était une demande en mariage que Guillaume, encouragé par elle plus qu’elle ne l’eût souhaité, présenta à son père et à elle, invoquant toujours l’appui des personnes présentes, et mêlant l’hyperbole, la plaisanterie et le sentiment d’une manière qui pouvait être regardée comme agréable et convenable dans l’esprit du temps.

Cette déclaration fut assez longuette et embrouillée, comme l’exigeait le savoir-vivre, bien qu’elle fût, au demeurant, hardie et franche, et cordiale envers tous les assistants.

Quand la chose fut devenue claire, les émotions diverses se peignirent sur le visage des auditeurs. M. de Bois-Doré marqua beaucoup d’embarras et un profond déplaisir, contenus le mieux possible. Lauriane baissa les yeux d’un air plus mélancolique que troublé. Mercédès chercha avec anxiété à lire dans les grands yeux de Mario. Mario s’était tourné vers la muraille ; personne ne vit sa figure. Lucilio regarda attentivement Lauriane.

M. de Beuvre resta seul impassible et sans expression autre que celle de la réflexion ; on eût dit qu’il faisait des lèvres un calcul imperceptible, mais absorbant.

Tout le monde garda le silence, et Guillaume se trouva un peu confus.

Mais ce silence pouvait être considéré comme un encouragement aussi bien que comme une désapprobation, et il mit un genou en terre devant Lauriane, comme pour attendre sa réponse dans l’attitude d’une soumission absolue.

— Relevez-vous, messire Guillaume, lui dit la jeune dame en se levant elle-même pour l’y décider plus vite. Vous nous surprenez par une idée que nous n’avions point et à laquelle nous ne pouvons pas répondre aussi vite qu’elle nous est venue.

— Elle ne m’est pas venue vite, répondit Guillaume. Il y a deux ou trois ans qu’elle est en moi. Mais votre jeune âge et votre deuil me faisaient craindre de parler trop tôt.

— Permettez-moi d’en douter, dit Lauriane, qui savait par la voix publique que Guillaume avait toujours mené joyeuse vie et soupiré récemment pour plusieurs dames plus ou moins à marier.

— Madame ma fille, dit enfin M. de Beuvre, permettez-moi de dire que Guillaume ne ment point. Il y a longtemps, je le sais, qu’il pense à vous quand l’idée du mariage lui vient. Mais il se décide un peu tard, selon moi, à vous en faire part.

— Un peu tard ? s’écria Guillaume désappointé ; auriez-vous disposé ?…

— Non, non, point ! répliqua de Beuvre en riant ; ma fille n’est promise ni fiancée à personne, à moins que ce ne soit à notre jeune voisin, le marquis de Bois-Doré, ou à ce grave personnage, l’autre M. de Bois-Doré, qui dort là-bas, pendant qu’on demande la main de sa future !

Mario, confus et blessé, ne se retourna pas. On crut qu’il dormait ; la Morisque seule vit qu’il pleurait ; mais le marquis se leva et répondit avec plus du vivacité qu’il n’en montrait d’habitude :

— Mon voisin, je gage que votre moquerie est un reproche de notre silence, et nous allons le rompre. Vous me le pardonnerez, Guillaume ; car, aussi vrai que le ciel est au-dessus de nous, je vous tiens pour le meilleur et le plus loyal homme qui soit, digne en tout d’être l’heureux époux de notre Lauriane. Mais, sans vouloir vous nuire auprès d’elle, je déclare ici que ma demande a devancé la vôtre, et que j’ai été encouragé par elle et par son père à être écouté le premier.

— Vous, mon cousin ? s’écria Guillaume stupéfait.

— Oui, moi, répondit Bois-Doré, comme oncle, tuteur et père adoptif de Mario de Bois-Doré ici présent.

— Ici présent ! Non, dit M. de Beuvre toujours en riant, puisqu’il dort du sommeil de l’innocence.

— Comme il convient à l’enfance ! ajouta Guillaume avec douceur.

— Je ne dors pas ! s’écria Mario en s’élançant dans les bras de son père, et en montrant sa figure marbrée de sanglots étouffés dans ses mains.

— Oui-dà, dit M. de Beuvre, il nous dit cela avec des yeux bouffis de sommeil !

— Non pas ! reprit le marquis en examinant son enfant : avec des yeux brûlés de pleurs !

Lauriane tressaillit : la douleur de Mario lui rappelait la scène du labyrinthe et lui remettait devant l’esprit les appréhensions qu’elle avait oubliées. Les larmes de cet enfant lui firent mal, et le regard de Mercédès l’inquiéta comme un reproche.

Lucilio paraissait partager cette anxiété. Lauriane sentit qu’elle tenait dans ses mains, pour longtemps, pour toujours peut-être, le bonheur de cette famille, qui lui avait donné tant de bonheur à elle-même. Elle devint tout à fait triste, et, voyant que le marquis pleurait aussi, elle alla donner au vieillard et à l’enfant un baiser d’égale tendresse, en les suppliant d’être raisonnables et de ne point s’affecter d’un avenir qu’elle n’avait pas encore envisagé.

De Beuvre haussa les épaules.

— Vous voilà tous très-ridicules, dit-il ; et vous, Bois-Doré, je vous trouve trois fois fou d’avoir nourri de vos romans imbéciles la cervelle de ce pauvre écolier. Vous voyez où mènent les gâteries. Il se croit un homme et veut se marier, à l’âge où il n’aurait besoin que du fouet.

Ces dures paroles achevèrent de désoler Mario ; elles fâchèrent sérieusement le marquis.

— Mon voisin, dit-il à de Beuvre, je vous trouve en veine de duretés superflues. Le fouet n’entre pas dans ma méthode avec un enfant qui a marqué le cœur d’un vaillant homme. Je n’ignore point qu’il ne se doit marier que dans plusieurs années ; mais je croyais me rappeler que notre Lauriane ne se voulait point marier elle-même avant sept ans, à partir du jour où, en cette même chambre, l’an passé, elle me donna un gage…

— Ah ! ne parlons plus de cet affreux gage ! s’écria Lauriane.

— Parlons-en, au contraire, avec grâces rendues à Dieu, répliqua le marquis, puisque ce poignard me fit retrouver l’enfant de mon frère. C’est donc par vos mains bénies, ma chère Lauriane, que ce bonheur est entré dans ma maison ; et, si j’ai été fol d’espérer que vous y entreriez aussi, pardonnez-le moi. Plus on est content, plus on est gourmand de félicité. Quant à vous, ami de Beuvre, vous ne nierez pas les encouragements donnés par vous à mon idée. Vos lettres en font foi ; vous y avez dit : « Si Lauriane veut patienter à ne se point affoler de mariage avant que Mario ait dix-neuf ou vingt ans, je vous jure que j’en serai bien aise. »

— Je ne le nie point ! répliqua de Beuvre ; mais je serais un sot de ne pas voir la question du mariage de ma fille sous ses deux faces : l’avenir et le présent. Or, l’avenir est le moins sûr ; qui me répond que nous serons de ce monde dans six ans d’ici ? Et puis, quand je vous parlais comme vous dites, mon voisin, ma position n’était pas bien bonne, et je vous dis, sans détours maintenant, qu’elle est meilleure que vous ne pensez.

» Par ainsi, monsieur d’Ars, écoutez-moi, et vous aussi, marquis, et surtout vous, madame ma fille. Je compte sur le secret de ce que je vais confier ici à tous gens d’honneur et de prudence. J’ai doublé ma fortune dans cette dernière campagne. C’était là mon but principal et je l’ai touché bel et bien, tout en servant ma cause à mes risques et périls.

» J’ai battu de mon mieux les mauvaises gens et contribué, tout comme un autre, à la paix honorable que le roi nous accorde. Donc, monsieur d’Ars, si vous me faites honneur en me demandant mon alliance, c’est seulement par votre nom et votre mérite ; car je suis peut-être aussi riche que vous.

» Et vous, mon ami Sylvain, si vous me marquez votre amitié par la même recherche, sachez que ce n’est point votre trésor qui me peut éblouir ; car j’ai aussi le mien, trois vaisseaux sur la mer, et tout pleins d’or, argent et marchandises, comme dit la chanson du pays.

» Donc, mes beaux et chers seigneurs, vous me donnerez le temps de la réflexion pour vous répondre, et ma fille, sachant à cette heure qu’elle n’est point trop malaisée à établir, se consultera et décidera en dernier ressort. »

Sur cette conclusion, on n’avait plus qu’à se donner le bonsoir.

Guillaume, en homme du monde, tourna en plaisanterie les prétentions de Mario, mais sans aigreur ni malice ; car l’enfant était monté à lui en demander raison, et Guillaume l’aimait trop pour vouloir l’irriter à ce point.

Il s’en alla avec l’espoir assez vraisemblable de l’emporter sur un rival qui ne lui venait pas à l’épaule.

Mario dormit mal et n’eut point d’appétit le lendemain. Son père l’emmena, craignant qu’il ne tombât malade, et commençant à convenir en lui-même qu’il ne faut pas jouer avec l’avenir des enfants en leur présence. Mais ce remords tardif ne le corrigea pas. Sa cervelle romanesque et bizarre, qui était, restée elle-même celle d’un enfant, ne pouvait admettre la notion saine du temps. De même qu’il se croyait toujours jeune, il se figurait que Mario était mûr pour le genre d’amour, froid et bavard, chaste et maniéré, que l’Astrée lui avait mis en tête.

Mario ne connaissait rien aux subtiles distinctions des mots. Il ne ressentait que les tourments du cœur, les seuls profonds et durables.

Il disait : « J’aime Lauriane ; » et, si on lui eût demandé de quel genre d’amour, il eût répondu de bonne foi qu’il n’y en avait pas deux. Pur comme les anges, il était dans le vrai idéal de la vie, qui est d’aimer pour aimer.

Dès que de Beuvre et sa fille se retrouvèrent ensemble, il l’engagea fort à se prononcer pour Guillaume d’Ars.

— Je n’ai pas voulu mécontenter le marquis en me prononçant, lui dit-il ; mais son rêve est une lubie, et j’imagine bien que vous ne voulez pas garder encore six ans le chaperon noir, pour attendre que son bambin ait perdu toutes ses dents de lait.

— Je n’ai pas pris cet engagement vis-à-vis de moi-même, répondit Lauriane, qui était fort triste ; mais je crains que vous n’ayez, à votre insu, pris l’engagement pour moi vis-à-vis du marquis.

— Je m’en rirais bien, reprit de Beuvre ; mais cela n’est point. Tant pis pour ce vieux fou et pour son marmot s’ils prennent au sérieux des paroles en l’air : l’un se consolera avec un cheval de bois, l’autre avec un pourpoint neuf ; car ils sont aussi enfants l’un que l’autre.

— Mon cher père, dit Lauriane, il ne m’est plus possible de plaisanter sur le marquis. Il a été pour moi plus qu’un père, quelque chose comme un père, une mère et un frère tout ensemble : tant il a mis de protection, de tendresse et d’aimable gaieté dans ses façons avec moi ! Si Mario n’est qu’un enfant, ce n’est toujours pas un enfant comme les autres. C’est une fille pour la douceur et la finesse des attentions ; et c’est un homme pour le courage, car vous savez ce qu’il a fait et comme, en plus, il est savant pour son âge. Il nous en remontrerait à tous deux !

Oui-dà, ma fille ! s’écria de Beuvre en frappant sur son ventre, vous voilà trop coiffée des beaux messieurs de Bois-Doré, et il me semble que je ne suis plus grand’chose à vos yeux. Vous paraissez compter leur chagrin pour beaucoup et mon consentement pour rien, puisque vous me faites la sourde oreille quand je vous parle de Guillaume d’Ars.

— Guillaume d’Ars est un bon ami, répondit Lauriane ; mais c’est un trop vieux mari pour moi. Il a trente ans bientôt, connaît trop le monde et me trouverait trop niaise ou trop sauvage. Sa recherche m’eût peut-être flattée avant la paix ; il aurait eu quelque mérite à nous offrir l’appui de son nom quand nous étions persécutés. Il en a peu aujourd’hui que nos droits sont reconnus et notre tranquillité assurée. Il en aura encore moins en persistant dans sa demande, à présent qu’il nous sait plus riches que nous ne l’étions.

De Beuvre essaya vainement de faire changer d’avis à sa fille. Il en fut fort contrarié ; car, au fond, à âge égal, il eût beaucoup préféré Guillaume à Mario. Un gendre tout adonné à la vie physique et tout porté aux joies faciles et insouciantes lui convenait beaucoup mieux qu’un esprit cultivé et un caractère d’élite.

Lauriane se défendait, tout en se servant à chaque mot de la formule : « Votre volonté sera la mienne. » Mais elle comptait, en parlant ainsi, sur la promesse que son père lui avait faite, depuis son veuvage, de ne jamais forcer son inclination.

De Beuvre, devenu plus âpre aussitôt qu’il était devenu plus riche (cette transformation s’opère tout à coup dans l’âge mûr), avait grande envie de la prendre au mot et de dire : Je veux. Mais il n’était pas méchant homme, et sa fille était à peu près sa seule affection.

Il se contenta de l’ennuyer et de l’attrister beaucoup en lui parlant sans cesse de ces intérêts matériels dont elle l’avait cru si bien détaché lorsqu’il avait entrepris sa dernière croisade huguenote.

Elle ne céda pas, mais consentit, pour ne pas le blesser, à ne point éconduire Guillaume sans de grands ménagements, et à recevoir ses visites jusqu’à nouvel ordre.