Calmann Lévy (tome premierp. 278-287).



XXXIII


À mesure que la conviction entrait dans son esprit, Guillaume redevenait expansif et amical avec le marquis, autant par un sentiment d’équité naturelle que par sa facilité innée à se livrer tout entier à sa dernière impression.

— Par ma foi ! lui disait-il lorsqu’ils furent proches de la ville, vous avez agi en vaillant homme, et le coup que vous lui avez porté de part en part jusqu’à le clouer au gazon, est un des plus beaux coups d’épée dont j’aie ouï parler. Je n’avais jamais vu le pareil, et, quand vous m’aurez prouvé que ce pauvre Sciarra était une aussi grande canaille que vous le dites, je ne serai point fâché d’avoir vu ceci. Si j’eusse été moins peiné, je vous en eusse fait compliment. Mais quelque regret ou contentement que je puisse avoir de cette mort, j’avoue que vous êtes une belle lame, et que je voudrais être de votre force à ce jeu-là.

Nos deux cavaliers étaient déjà sur le pont des Scabinats (aujourd’hui des Cabignats), se dirigeant vers la porte du ravelin, lorsque Adamas, qui avait recouvré ses esprits et fait ses réflexions, vint les rejoindre et prier qu’on l’écoutât.

— Ne pensez-vous point, messires, leur dit-il, que l’entrée de ce cadavre va faire grand bruit dans la ville ?

— Eh bien, dit le marquis, penses-tu que je me veuille cacher d’avoir vengé mon honneur et la mort de mon frère ?

— Oui, monsieur, vous devez vous en vanter comme d’une belle action, mais seulement quand le corps aura été rendu à la terre ; car il se fait de grandes rumeurs pour peu de chose, en ces petits endroits, et le spectacle d’un gentilhomme apporté ainsi en travers de son cheval va faire ouvrir de grands yeux à ces bourgeois de La Châtre. Vous avez des ennemis, monsieur, et, à l’heure qu’il est, monseigneur de Condé est bien chaud catholique. Si l’on apprend que cet Espagnol était couvert de reliques et de chapelets, qu’il s’était confessé à M. Poulain, dont la gouvernante le prônait déjà dans le bourg de Briantes comme un parfait chrétien…

— Voyons ! où veux-tu en venir, avec tes histoires de commères, mon cher Adamas ? dit le marquis impatienté.

Guillaume prit la parole.

— Mon cousin, dit-il, Adamas a raison. Les lois contre le duel ne sont respectées de personne ; mais des gens mal intentionnés les peuvent toujours invoquer. Ce d’Alvimar avait quelques amis puissants à Paris ; et de méchants rapports peuvent, en un temps ou en l’autre, faire tourner ceci contre vous et contre moi, contre vous surtout, qui ne passez point pour un bien franc catholique. Croyez-m’en donc, n’entrons point en la ville et avisons à nous débarrasser de ce mort. Vous êtes sûr de vos gens, et je réponds des miens. N’ayons point de confidents parmi des gens d’Église et des bourgeois de petite ville, toutes langues bien mauvaises, en ce pays, contre ceux qui ont combattu la Ligue et servi le feu roi.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Bois-Doré ; mais il me répugne de mettre une pierre au cou d’un mort et de le jeter à la rivière comme un chien.

— Eh ! si, monsieur, dit Adamas ; cet homme-là ne valait pas tant !

— Il est vrai, mon ami : je pensais ainsi il y a une heure ; mais je n’ai plus de haine contre un cadavre !

— Eh bien, monsieur, dit Adamas, il m’est venu une idée qui arrange tout pour le mieux : si nous rebroussons chemin, nous trouverons, à cent pas d’ici, le long du pré Chambon, la maison de la jardinière.

— Qui ? Marie la Caille-bottée ?

— Elle est fort dévouée à monsieur, et l’on dit qu’elle n’a pas toujours été laide et grêlée.

— Allons, allons, Adamas, ce n’est pas l’heure de plaisanter !

— Je ne plaisante pas, monsieur, et je dis que cette vieille fille gardera bien le secret.

— Et tu lui veux donner l’embarras de recevoir un mort ? Elle en mourra de peur !

— Non, monsieur, vu qu’elle n’est point seule en sa petite maison écartée. Je jurerais que nous y trouverons un bon carme, lequel enterrera très-chrétiennement M. l’Espagnol dans quelque fossé du clos de la jardinière.

— Vous êtes trop Huguenot, Adamas, dit M. d’Ars. Les carmes ne sont pas aussi débauchés que vous le dites.

— Je ne dis point de mal d’eux, messire ; je parle d’un seul que je connais, et qui n’a du moine que l’habit et les patenôtres. C’est Jean le Clope, qui a servi M. le marquis à la guerre, et que M. le marquis a fait entrer au couvent en qualité de frère oblat.

— Eh ! par ma foi, l’avis est bon ! dit le marquis ; Jean le Clope est un homme sûr et qui a vu trop de faces blêmes penchées en terre sur les champs de bataille, pour s’effrayer du soin que nous allons lui confier.

— Alors, hâtons-nous, dit M. d’Ars ; car vous savez que mon intendant se meurt, et que je voudrais le voir, s’il en est temps encore.

— Partez, mon cousin, dit le marquis ; songez à vos affaires ; celles d’ici ne regardent plus que moi !

Ils se serrèrent la main.

Guillaume rejoignit ses gens et prit avec eux la route de son manoir : le marquis et Adamas s’arrêtèrent chez la Caille-bottée, où Jean le Clope était effectivement, et reçut avec effusion son protecteur, qu’il appelait son capitaine.

On sait que le frère oblat était un militaire estropié au service du roi ou du seigneur de la province, et dont le couvent était forcé de prendre soin.

La plupart des communautés religieuses étaient obligées, par contrat, de recevoir et entretenir ces débris des malheurs de la guerre, parfois trop bon vivant pour de pieux solitaires, parfois beaucoup moins corrompu que les moines eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit des carmes de La Châtre, dont nous n’avons pas à rechercher ici l’histoire, le frère séculier Jean le Clope s’astreignait fort peu à la règle de la maison, et s’il ne manquait pas les heures de la pitance, il manquait celles de la retraite.

Pendant que le marquis lui expliquait ce qu’il attendait de son dévoûment et de sa discrétion, Adamas faisait entrer le corps dans la maisonnette isolée, et, un quart d’heure après, Bois-Doré et ses gens repassaient sur le chemin de la Rochaille.

Ils y trouvèrent Aristandre et ses camarades, bien désappointés de n’avoir pu découvrir ce que Sanche était devenu.

— Eh bien, monsieur, dit Adamas, c’est peut-être Dieu qui le veut ainsi ! Ce criminel se gardera bien de paraître jamais dans un pays où il se sait démasqué, et il eût été pour vous un nouvel embarras.

J’avoue que je n’ai pas le goût des exécutions à tête reposée, répondit le marquis, et que j’eusse éloigné celle-ci de ma vue. En le livrant à la prévôté, il m’eût fallu dire de quelle façon j’avais agi avec le maître, et, puisque nous devons, pour le moment, nous taire sur ce point, tout va mieux ainsi. Je crois la mort de mon cher Florimond suffisamment vengée, bien que la Morisque n’ait point vu qui, du maître ou du valet, avait porté le coup qui a tranché sa pauvre vie ; mais, en ces sortes d’affaires, Adamas, le plus coupable et peut-être le seul vrai coupable, est celui qui dirige. Le valet croit quelquefois de son devoir d’obéir à un méchant commandement, et celui-ci n’avait point agi pour son compte ni profité de la dépouille de mon frère, puisqu’il était resté valet comme auparavant.

Adamas ne partageait pas le besoin d’indulgence qu’après son acte de vigueur éprouvait le marquis. Il haïssait Sanche encore plus que d’Alvimar, à cause de ses airs de hauteur avec ses pareils et à cause de sa prudence, dont il n’avait pu trouver le défaut.

Il le croyait très-capable d’avoir conseillé et exécuté le crime ; mais ce qu’il redoutait le plus, c’était de voir le marquis persécuté, et il l’aida à se faire illusion sur le peu d’importance de la capture à laquelle il fallait renoncer.

Quand on fut à la porte du manoir de Briantes, on entendit les bonds irréguliers d’un cheval en liberté.

C’était celui de Sanche, qui était revenu à son dernier gîte, et qui échangea avec celui de d’Alvimar, que l’on ramenait par la bride, un hennissement plaintif, presque lugubre.

— Ces pauvres animaux sentent, à ce que l’on assure, les malheurs arrivés à leurs maîtres, dit le marquis à Adamas : ce sont des bêtes intelligentes et qui vivent en l’état d’innocence. Je ne ferai donc point tuer celles-ci ; mais, comme je ne veux, en ma maison, rien qui ait appartenu à ce d’Alvimar, et que le profit de ses dépouilles souillerait nos mains, je veux que, dès la nuit prochaine, on conduise ses chevaux à dix ou douze lieues d’ici, et qu’on les y mette en liberté. En profitera qui voudra.

— Et de cette façon, répondit Adamas, nul ne saura d’où elles viennent. Vous pouvez confier ce soin à Aristandre, monsieur. Il ne se laissera point tenter par l’envie de les vendre à son profit, et, si vous m’en croyez, il se mettra en route sur l’heure, sans leur faire franchir la porte. Il est fort inutile que l’on voie demain ces chevaux en votre écurie.

— Fais ce que tu veux, Adamas, répondit le marquis. Cela me fait penser que ce malheureux coquin devait avoir de l’argent sur lui, et que j’eusse dû songer à le prendre pour le faire donner aux pauvres.

— Laissez-en profiter le frère oblat, monsieur, dit le sage Adamas : plus il en trouvera dans les poches de son mort, plus vous serez assuré de son silence.

Il était onze heures du soir quand le marquis rentra dans son salon.

Jovelin accourut se jeter dans ses bras. Sa figure expressive disait assez quelles angoisses d’inquiétude il avait éprouvées.

— Mon grand ami, lui dit Bois-Doré, je vous avais trompé ; mais réjouissez-vous, cet homme n’est plus ; et je rentre chez moi le cœur léger. Mon enfant dort sans doute à cette heure ; ne l’éveillons pas. Je vais vous conter…

— L’enfant ne dort pas, répondit le muet avec son crayon. Il a deviné mes craintes : il pleure, il prie et s’agite dans son lit.

— Allons rassurer ce pauvre cœur ! s’écria Bois-Doré ; mais d’abord, mon ami, regardez si je n’ai point sur mes habits quelque souillure de ce traître sang. Je ne veux pas que cet enfant connaisse la peur ou la haine, dans l’âge où l’on n’a point encore le calme de la force.

Lucilio débarrassa le marquis de son manteau, de son casque et de ses armes, et, lorsqu’ils eurent monté un étage, ils trouvèrent Mario, pieds nus, sur la porte de la chambre.

— Ah ! s’écria l’enfant en s’attachant passionnément aux grandes jambes de son oncle, et en lui parlant avec cette familiarité qu’il ne savait pas encore contraire aux usages de la noblesse, te voilà revenu ? Tu n’as pas de mal, mon ami chéri ? Dis, on ne t’a pas fait de mal ? Je croyais que ce méchant voudrait te tuer, et je voulais qu’on me laissât courir après toi ! J’ai eu bien du chagrin, va ! Une autre fois, quand tu iras te battre, il me faut emmener, puisque je suis ton neveu.

— Mon neveu ! mon neveu ! ce n’est point assez, dit le marquis en le rapportant dans son lit. Je veux être ton père. Est-ce que cela te déplaira, d’être mon fils ? Et ! à propos, fit-il en se baissant pour recevoir les caresses du petit Fleurial, qui semblait avoir compris et partagé les angoisses de Jovelin et de Mario, voilà un petit ami qui ne m’appartient plus. Tenez, Mario, vous en aviez si grande envie ! je vous le donne pour vous consoler de votre chagrin de ce soir.

— Oui, dit Mario en mettant Fleurial dans son oreiller, je le veux bien, à condition qu’il sera à nous deux et qu’il nous aimera autant l’un que l’autre… Mais dis-moi donc, père : est-ce que le méchant homme est parti pour tout à fait ?…

— Oui, mon fils, pour tout à fait.

— Et le roi le punira pour avoir tué ton frère ?

— Oui, mon fils, il sera puni.

— Qu’est-ce qu’on lui fera ? demanda Mario rêveur.

— Je vous le dirai plus tard, mon fils. Ne songez qu’au bonheur que nous avons d’être ensemble.

— On ne m’ôtera jamais d’avec toi ?

— Jamais !

Puis, s’adressant au muet :

— Maître Jovelin, n’est-ce pas une triste chose de penser à changer le doux parler de cet enfant, qui me sonne si mélodieusement dans l’oreille ? Tenez, nous le laisserons me dire tu dans le particulier, puisque en sa bouche cette familiarité est celle de l’amour.

— Est-ce qu’il faudra que je te dise vous ? reprit Mario étonné.

— Oui, mon enfant, à tout le moins devant le monde. C’est la coutume.

— Ah ! oui, comme je disais à M. l’abbé Anjorrant ! Mais c’est que je t’aime encore plus que lui…

— Tu m’aimes donc déjà, Mario ? J’en suis content ! Mais d’où vient ? Tu ne me connais pas encore.

— C’est égal, je t’aime.

— Et tu ne sais pas pourquoi ?

— Si fait ! je t’aime, parce que je t’aime.

— Mon ami, dit le marquis à Lucilio, il n’y a rien de beau et d’aimable comme l’enfance ! Elle parle comme les anges se doivent parler entre eux, et ses raisons, qui n’en sont pas, valent mieux que toute la sagesse des vieilles têtes. Vous m’instruirez ce chérubin-là. Vous lui ferez un bel et bon cerveau comme le vôtre ; car je ne suis qu’un ignorant, et je veux qu’il en sache plus long que moi. Les temps ne sont plus tant à la guerre civile comme dans ma première jeunesse, et je crois que les gentilshommes doivent se porter vers les lumières de l’esprit. Mais tâchez de lui laisser ces simples gentillesses que la vie des bergers lui a données. En vérité, il me représente au naturel les beaux enfants qui devaient courir, parmi les fleurs, sur les rives enchantées du Lignon aux claires ondes.

Le marquis, ayant pris des mains d’Adamas un cordial, pour se remettre des fatigues de la soirée, se coucha et s’endormit, le plus heureux des hommes.

En un temps où l’on se faisait justice soi-même, à défaut de légalité régulière, et où la notion du pardon eût été considérée comme une faiblesse coupable et lâche, le marquis, bien qu’exceptionnellement enclin à une grande douceur, pensait avoir accompli le plus sacré des devoirs, et, en cela, il suivait les idées et coutumes de la plus saine chevalerie.

Certes, à cette époque, on n’eût pas rencontré un gentilhomme sur mille qui ne se fût regardé comme investi du droit de faire expirer dans les tourments, ou tout au moins pendre sous ses yeux, un coupable tel que d’Alvimar, et qui n’eût blâmé ou raillé l’excès de loyauté romanesque dont Bois-Doré avait fait preuve dans son duel.

Bois-Doré le savait bien et ne s’en souciait pas. Il avait trois motifs pour être ce qu’il était : son instinct d’abord, puis les exemples d’humanité d’Henri IV, qui, un des premiers de son temps, eut le dégoût du sang versé sans péril. Henri III, mortellement frappé par Jacques Clément, avait été soutenu par la colère et la vengeance au point de frapper lui-même son assassin et de le voir, avec joie, jeté par les fenêtres ; Henri IV, blessé à la figure par Chastel, avait eu pour premier mouvement de dire : « Laissez allez cet homme ! » Enfin, Bois-Doré avait pour code religieux les faits et gestes des héros de l’Astrée.

Il était hors d’exemple, dans ce poëme idéal, qu’un digne chevalier eût vengé l’amour, l’honneur ou l’amitié, sans s’exposer en personne aux derniers périls. Il ne faut donc pas trop se moquer de l’Astrée, et même il faut voir avec intérêt la vogue de ce livre. C’est, au milieu des turpitudes sanguinaires des discordes civiles, un cri d’humanité, un chant d’innocence, un rêve de vertu qui montent vers le ciel.