Calmann Lévy (tome premierp. 28-35).



III


C’était une bande de bohémiens, qui, couchée tout à plat dans un fossé, se releva comme une volée de moineaux à l’approche des cavaliers et fit faire un écart au cheval de M. d’Alvimar. Mais c’étaient des moineaux trop bien apprivoisés ; car, au lieu de s’envoler au loin, ils se jetèrent presque dans les jambes des chevaux, sautant, criant et tendant la main d’une façon piteuse et grimacière.

Guillaume ne songea qu’à rire de leurs manières étranges, et, très-généreusement, leur fit l’aumône ; mais d’Alvimar se montra singulièrement bourru et ne fit que leur dire en les menaçant de son fouet :

— Loin, loin ! loin de moi, canaille !

Il alla même jusqu’à vouloir frapper un garçonnet qui s’attachait à sa botte avec cet air à la fois moqueur et suppliant des enfants dressés au métier de quémandeux sur les chemins. Celui-ci évita le fouet, et Guillaume, qui se trouvait en arrière, le vit ramasser une pierre qu’il eût lancée à d’Alvimar, si un autre gars plus âgé, de la bande, ne l’eût retenu en le grondant et en le menaçant.

Mais l’incident ne finit pas là : une petite femme assez belle, quoique bien flétrie et mal accoutrée, prit l’enfant et, lui parlant comme si elle eût été sa mère, le poussa du côté de Guillaume, puis se mit à courir aussi après d’Alvimar, en lui tendant la main, mais en le regardant, comme si elle eût voulu ne jamais oublier sa figure.

D’Alvimar, irrité de plus en plus, poussa son cheval du côté de cette femme, et l’eût renversée si elle ne se fût garée vivement ; et même il porta la main sur la crosse d’un de ses pistolets de selle, comme s’il ne lui eût rien coûté de tirer sur ces mauvaises bêtes d’idolâtres.

Les bohémiens se regardèrent alors entre eux et se serrèrent comme pour se consulter.

Avanti ! avanti ! s’écria Guillaume à d’Alvimar.

Il aimait à dire des mots italiens pour faire voir qu’il était allé à la cour de la reine mère, ou bien peut-être s’imaginait-il qu’un i à la fin des mots suffisait pour les tendre inintelligibles à ces égyptiens.

Pourquoi avanti ! lui dit d’Alvimar sans vouloir presser l’allure de son cheval.

— Parce que vous avez fâché ces oiseaux noirs. Voyez ! ils se rassemblent comme des grues en détresse, et, ma foi ! ils sont une vingtaine et nous ne sommes que sept.

— Comment donc, mon cher Guillaume, vous craignez quelque chose de la part de ces animaux faibles et poltrons ?

— Je n’ai pas grand’coutume de craindre, répondit le jeune homme un peu piqué ; mais je trouverais bien déplaisant d’avoir à faire feu sur ces pauvres loqueteux, et je suis étonné de l’humeur qu’ils vous ont causée, quand il était si facile de vous en débarrasser avec quelque menue monnaie.

— Je ne donne jamais à ces gens-là, dit Sciarra d’Alvimar d’un ton sec et bref qui surprit le bienveillant Guillaume.

Celui-ci sentit que son compagnon avait ce qu’on appellerait aujourd’hui mal aux nerfs, et il s’abstint de le blâmer. Seulement, il insista pour doubler le pas ; car la bande de bohémiens, marchant plus vite que les chevaux ne trottaient, les suivait et les devançait, distribués en deux bandes qui bordaient les deux côtés du chemin.

Ces gens n’avaient pourtant pas l’air hostile, et il était difficile de deviner quelle était leur intention en escortant ainsi nos cavaliers.

Ils se parlaient entre eux dans une langue inintelligible, et ne paraissaient occupés que de la femme qui marchait à leur tête.

L’enfant que M. d’Alvimar avait voulu frapper de son fouet se tenait à côté de M. d’Ars, comme s’il eût compté sur sa protection, et paraissait prendre grand intérêt à cette course extraordinaire. Guillaume remarqua que ce petit garçon était moins sale et moins noir que les autres et que ses traits agréables et délicats n’avaient aucun rapport de type avec celui des bohémiens.

S’il eût fait la même attention à la femme que d’Alvimar avait offensée et menacée, il eût remarqué aussi que, sans ressembler le moins du monde à cet enfant, elle ne ressemblait pas davantage à ses autres compagnons de misère. Elle avait un air plus noble et plus doux. Elle n’était pas non plus de race européenne, bien qu’elle portât le costume montagnard des Pyrénées.

Ce qu’il y avait de surprenant, c’est que, tout en ayant très-bien compris le geste que Sciarra avait fait pour prendre son pistolet, malgré le naturel craintif des mendiants et bateleurs de cette espèce, elle marchait hardiment près de lui, n’essayant plus de l’importuner, n’ayant point l’air de le menacer, mais le regardant toujours avec une très-grande attention.

La chose parut véritablement insolente à d’Alvimar, et, pour bien peu, il eût écouté les suggestions de son humeur fantasque et violente.

Guillaume y prit garde, et, craignant quelque fâcheuse affaire et d’être forcé de prendre parti pour le gentilhomme hautain contre la canaille inoffensive, il poussa son cheval entre Sciarra et la petite femme, fit signe à celle-ci de s’arrêter, et lui parla ainsi, moitié riant, moitié sérieux :

— Vous plairait-il nous dire, reine des genêts et des bruyères, si c’est pour nous faire honte ou honneur que vous nous suivez de la sorte, et si nous devons prendre en gré ou en déplaisir la cérémonie que vous nous faites ?

L’Égyptienne (car on traitait alors indifféremment d’Égyptiens ou de Bohémiens ces hordes errantes d’origine inconnue) secoua la tête et fit un signe au jeune gars qui avait ôté la pierre des mains de l’enfant.

Il s’approcha, et, d’un ton patelin, avec une mine insolente, parlant français sans aucun accent :

— Mercédès, dit-il en désignant la femme silencieuse, n’entend pas la langue de Vos Seigneuries. C’est moi qui parle pour ceux des nôtres qui ne savent pas s’expliquer.

— Bien, dit Guillaume, tu es l’orateur de la troupe ; comment t’appelles-tu, toi, monsieur l’effronté ?

La Flèche, pour vous obéir. J’ai l’honneur d’être né Français, dans la ville dont je porte le nom.

L’honneur est pour la France, assurément ! Or donc, maître La Flèche, dis à tes camarades de nous laisser aller en paix. Je vous ai donné assez, pour un homme en voyage, et ce ne serait pas me remercier comme il faut que de nous faire avaler votre poussière. Adieu, et laissez-nous, ou, si vous avez quelque requête nouvelle à me présenter, faites vite, nous sommes pressés.

La Flèche traduisit rapidement les paroles de Guillaume à celle qu’il appelait Mercédès, et qui semblait être l’objet d’une déférence particulière de sa part et de celle des autres.

Elle lui répondit quelques mots en espagnol, et La Flèche, s’adressant à d’Ars :

— Cette bonne fille, dit-il, demande humblement les noms de Vos Seigneuries, afin de prier pour elles.

Guillaume se mit à rire.

— Voilà, dit-il, une requête plaisante. Conseille, ami La Flèche, à cette bonne fille, de prier pour nous sans nous nommer. Le bon Dieu nous connaît bien, et nous ne lui apprendrions rien de nous qu’il ne sache mieux que nous-mêmes.

La Flèche salua humblement de son bonnet crasseux, et nos voyageurs, poussant leurs montures, eurent bientôt laissé les bohémiens derrière eux.

— Ah çà ! dit d’Alvimar à Guillaume en voyant poindre à l’horizon bas et court les clochetons de la Motte-Seuilly, vous ne m’avez point dit où nous allions. Ce château est celui d’un autre de vos amis, à qui je ne serai sans doute pas importun ?

— Ce château est celui d’une dame jeune et belle qui vit là avec son père, et tous deux vous recevront avec courtoisie. Tous deux vous retiendront jusqu’au soir, non-seulement pour ne pas être privés de la compagnie de M. de Bois-Doré, qu’ils estiment beaucoup, mais encore pour vous prouver que nous ne sommes point des sauvages, dans notre pauvre pays de campagne, et que nous savons exercer l’hospitalité à la vieille mode de France.

D’Alvimar répondit qu’il n’en doutait nullement, et sut dire à son compagnon des paroles obligeantes, car nul homme n’était mieux appris ; mais son esprit amer se tourna bien vite vers un autre objet.

— D’après tout ce que vous m’avez conté de ce Bois-Doré, mon futur hôte, c’est, dit-il, un vieux mannequin dont les vassaux se gaussent à cœur-joie ?

— Non pas ! répondit M. d’Ars. Ces bohémiens ne m’ont pas laissé finir. J’allais vous dire que, lorsqu’il revint au pays enrichi et emmarquisé, on fut étonné de voir qu’il était aussi brave qu’un lion, malgré son air bénin, et que, s’il avait des façons comiques, il avait aussi des vertus chrétiennes dont on se pouvait trouver fort bien.

— Faites-vous entrer la tempérance et la chasteté dans le compte de ces vertus chrétiennes ?

— Pourquoi non, je vous prie ?

— Parce que cette gouvernante à l’ardente crinière, que nous avons vue à la porte de son domaine, m’a semblé un peu bien verte pour un homme aussi mûr.

— Honni soit qui mal y pense ! dit Guillaume en souriant. Je ne jurerais pas que notre marquis ait été insensible aux gentillesses des filles d’honneur de la reine Catherine ; mais il y a longtemps de cela ! Je crois fort que vous pourriez en conter à la Bellinde sans lui faire de tort ni de peine. Mais nous voici arrivés. Je n’ai pas besoin de vous dire que de tels propos ne sont pas de saison ici. Notre belle veuve, madame de Beuvre, n’est point une prude ; mais, à son âge et dans sa position…

Nos cavaliers passaient sur le pont-levis, qui, en raison de la tranquillité du pays, était baissé tout le jour ; la herse était levée.

Ils entrèrent donc sans obstacle ni cérémonie dans la cour du manoir, où ils mirent pied à terre.

— Un instant ! dit Sciarra d’Alvimar à Guillaume, au moment de se présenter ; je vous prie, à cause des valets, de ne point dire mon nom ici.

— Ni ici ni ailleurs, répondit M. d’Ars. Vous n’avez guère d’accent étranger ; il n’est donc pas même besoin de vous dire Espagnol. Pour lequel de mes amis de Paris voulez-vous que je vous fasse passer ?

— Je serais très-gêné de jouer un personnage différent du mien ; j’aime mieux rester à peu près moi-même, et prendre seulement un des noms de ma famille, la serai, si vous le voulez bien, un Villareal, et j’aurai pour prétexte à ma fuite de Paris…

— Vous parlerez vous-même en confidence au marquis et arrangerez les choses comme vous l’entendrez. Je n’ai rien autre à faire que de lui dire combien vous êtes mon ami, que vous fuyez quelque persécution, et que je le prie d’avoir soin de vous comme de moi-même.