Calmann Lévy (tome premierp. 161-170).



XIX


On arriva à la Motte-Seuilly le lendemain, sur les neuf heures.

Le lecteur n’a pas oublié qu’à cette époque, le dîner se servait à dix heures du matin, le souper à six heures du soir.

Cette fois notre marquis, bien résolu à faire l’ouverture de ses projets matrimoniaux, avait pensé qu’il devait arriver en plus leste équipage que sa belle grande carroche.

Il avait enfourché, sans trop d’efforts, son joli andalous nommé Rosidor (toujours un nom de l’Astrée), excellente créature aux allures douces, au caractère tranquille, un peu charlatan, comme il convenait de l’être pour faire briller son cavalier, c’est-à-dire sachant, au moindre avertissement de la jambe ou de la main, rouler des yeux féroces, s’encapuchonner, gonfler ses naseaux comme un mauvais diable, voire faire assez haut la courbette, enfin se donner des airs de méchante bête.

       Au demeurant, le meilleur fils du monde.

En mettant pied à terre, le marquis ordonna à Clindor de promener son cheval un quart d’heure autour du préau, sous prétexte qu’il avait trop chaud pour entrer tout de suite « en l’écurie, » mais en réalité, pour que l’on sût bien, dans la maison, qu’il chauvauchait toujours ce brillant palefroi.

Mais, avant de paraître devant Lauriane, le bon M. Sylvain entra dans la chambre qui lui était réservée chez son voisin, pour se rajuster, se parfumer et se recostumer de la façon la plus leste et la plus élégante.

De son côté, M. Sciarra d’Alvimar, tout en velours et satin noir, à la mode espagnole, avec les cheveux courts et la fraise de riches dentelles, n’eut qu’à changer ses bottes contre des chaussures de soie et des souliers couverts de rubans pour se montrer dans tous ses avantages.

Bien que son costume sérieux et devenu « antique » en France eût mieux convenu à l’âge de Bois-Doré qu’au sien, il lui donnait je ne sais quel air de diplomate et de prêtre, qui faisait d’autant mieux ressortir sa jeunesse extraordinairement conservée, et l’élégance aisée de sa personne.

Il semblait que le vieux de Beuvre eût pressenti un jour de fiançailles ; car il s’était fait moins huguenot, c’est-à-dire moins austère en ses habits que de coutume, et, trouvant sa fille trop simple, il l’avait engagée à mettre une plus belle robe.

Elle se fit donc aussi belle que le lui permettait le deuil de veuve qu’elle devait garder jusqu’à un nouveau mariage. L’usage alors ne transigeait pas.

Elle s’habilla tout en taffetas blanc avec la jupe de dessus relevée sur un dessous d’un blanc grisâtre, que l’on appelait couleur de pain bis. Elle mit un rabat et des rebras (manchettes) de point coupé, et, dispensée par le chaperon de veuve (le petit bonnet à la Marie Stuart) de se conformer à la mode de l’affreuse perruque poudrée qui régnait encore, elle put montrer ses beaux cheveux blonds relevés en un bourrelet crépelé qui découvrait son joli front et encadrait ses tempes finement veinées.

Pour ne pas sembler trop provinciale, elle se permit seulement un nuage de poudre de Chypre, qui la faisait d’un blond plus enfantin encore.

Bien que les deux prétendants se fussent promis d’être aimables, il y eut, pendant le dîner, un peu de gêne de leur part, comme si je ne sais quel doute leur fût venu qu’ils se faisaient concurrence l’un à l’autre.

Le fait est que Bellinde avait raconté à la gouvernante de M. Poulain la conversation qu’elle avait surprise, la veille, entre Adamas et le marquis. La gouvernante en avait fait part au recteur, lequel en avait averti d’Alvimar par un billet ainsi conçu :

« Vous avez, en la personne de votre hôte, un rival dont vous saurez vous divertir : tirez parti de la circonstance. »

D’Alvimar ne fit que rire en lui-même de cette concurrence ; son plan était de s’attaquer, tout d’abord, au cœur de la jeune dame.

Peu lui importait que le père l’encourageât. Il pensait que, maître des sentiments de Lauriane, il aurait bon marché du reste.

Bois-Doré raisonnait autrement.

Il ne pouvait pas mettre en doute l’estime et l’attachement qu’on avait pour lui. Il n’espérait pas surprendre l’imagination et tourner la tête ; il eût voulu se trouver seul avec le père et la fille, pour exposer tout simplement les avantages de son rang et de sa fortune ; après quoi, il comptait, par d’humbles galanteries, se faire deviner ingénieusement et honnêtement.

Enfin, il voulait se conduire en fils de famille bien élevé, tandis que son rival eût préféré enlever la place en héros d’aventure.

De Beuvre, qui voyait bien d’Alvimar devenir tendre, contraria fort son vieil ami en le prenant à part, le long de la petite rivière, pour lui adresser nombre de questions sur le rang et la fortune de son hôte ; à quoi Bois-Doré ne pouvait rien répondre, sinon que M. d’Ars le lui avait recommandé comme un homme de qualité dont il faisait le plus grand cas.

— Guillaume est jeune, disait M. de Beuvre ; mais il sait trop ce qu’il nous doit pour nous avoir présenté un homme indigne de notre bon accueil. Je m’étonne pourtant qu’il ne vous ait rien dit de plus ; mais M. de Villareal a dû s’ouvrir à vous des motifs de sa venue. Comment se fait-il qu’il n’ait point suivi Guillaume aux fêtes de Bourges ?

Bois-Doré ne pouvait répondre à ces questions ; mais, dans sa pensée intime, de Beuvre se persuadait que ce mystère ne couvrait pas d’autre dessein que celui de plaire à sa fille.

— Il l’aura vue quelque part, se disait-il, sans qu’elle ait fait attention à lui ; et, bien qu’il me semble fort catholique, il me semble aussi fort épris d’elle.

Il se disait encore que, dans l’état des choses, un gendre espagnol catholique relèverait la fortune de sa maison, et réparerait le tort qu’il avait fait à sa fille en se jetant dans la Réforme.

Ne fût-ce que pour faire mentir les jésuites, qui l’avaient menacé, il eût souhaité que l’Espagnol fût d’assez bonne maison pour prétendre à la main de Lauriane, même quand il eût été médiocrement riche.

M. de Beuvre raisonnait en sceptique. Il ne faisait pas des Essais de Montaigne le même bruit que Bois-Doré faisait de l’Astrée, mais il s’en nourrissait assidûment, et c’était même le seul livre qu’il lût désormais.

Bois-Doré, plus honnête en politique que son voisin, n’eût pas raisonné comme lui, s’il eût été père. Il ne tenait pas plus que lui à la religion ; mais, des croyances du vieux temps, il avait gardé celle de la patrie, et l’esprit de la Ligue ne l’eût jamais fait transiger.

Il ne devina pas les préoccupations de son ami, absorbé qu’il était par les siennes propres, et, pendant un quart d’heure, jouant aux propos interrompus, ils parlèrent, sans se comprendre, de l’urgence d’un bon mariage pour Lauriane.

Enfin, la question s’éclaircit.

— Vous ! s’écria de Beuvre stupéfait de surprise, quand le marquis se fut déclaré. Eh ! qui diable pouvait s’attendre à cela ? Je m’imaginais que vous me parliez à mots couverts de votre Espagnol, et voilà qu’il s’agit de vous-même ? Oui-dà ! mon voisin, parlez-vous sensément, et ne vous prenez-vous point pour votre petit-fils ?

Bois-Doré mordit sa moustache ; mais, habitué aux railleries de son ami, il se remit bien vite et s’efforça de lui persuader qu’on se trompait sur son âge, et qu’il n’était pas si vieux que l’était son propre père, lequel, à soixante ans, s’était remarié avec succès.

Pendant qu’il perdait ainsi le temps, d’Alvimar s’efforçait de le mettre à profit.

Il avait su arrêter madame de Beuvre sous le gros if, dont les branches, pendantes jusqu’à terre, formaient comme une salle de sombre verdure où l’on se trouvait isolé au milieu du jardin.

Il débuta assez maladroitement par des compliments exagérés.

Lauriane n’était pas en garde contre le poison de la louange ; elle connaissait peu les belles manières des jeunes gens de condition, et n’eût pas su distinguer le mensonge de la vérité ; mais, heureusement pour elle, son cœur n’avait pas encore senti les ennuis de la solitude, et elle était beaucoup plus enfant qu’elle n’en avait l’air. Elle trouva fort plaisant le langage hyperbolique de d’Alvimar, et se prit à rire de sa galanterie avec un entrain qui le déconcerta.

Il vit que ses phrases ne faisaient pas fortune, et s’efforça de parler d’amour plus naturellement.

Peut-être en fût-il venu à bout et peut-être eût-il amené quelque trouble dans cette jeune âme ; mais Lucilio vint tout à coup, comme envoyé par la Providence, rompre ce dangereux entretien par les douces notes de sa sourdeline.

Il n’avait pas voulu venir avec Bois-Doré, sachant qu’on le ferait dîner à l’office et qu’il ne verrait pas Lauriane avant midi.

Lauriane, pas plus que son père, n’ignorait la tragique histoire du disciple de Bruno, et, à l’exemple de Bois-Doré, on affectait, à la Motte-Seuilly, de le traiter comme un simple artiste, dans la crainte de le compromettre, bien que l’on fît de lui le cas qu’il méritait.

Lucilio était le seul qui n’eût pas songé à faire toilette pour la circonstance. Il n’avait aucun espoir de se faire remarquer, et même il n’avait aucun désir d’attirer les yeux sur sa personne, sachant bien que le commerce mystérieux des âmes était le seul auquel il pût prétendre.

Aussi approcha-t-il de l’if sans vaine timidité et sans fausse discrétion ; et, comptant sur la vérité et sur la beauté de ce qu’il avait à dire en musique, il se mit à jouer, au grand déplaisir et au grand dépit de d’Alvimar.

Lauriane aussi fut un instant contrariée de cette interruption ; mais elle se le reprocha en voyant sur la belle figure du sourdelinier l’intention naïve de lui être agréable.

— Je ne sais pourquoi, pensa-t-elle, il y a sur cette figure-là comme un rayonnement d’affection vraie et de conscience saine que je ne trouve pas sur celle de l’autre.

Et elle regardait encore d’Alvimar, maintenant tout contrarié, boudeur, hautain, et elle se sentait comme un froid de peur, soit de lui, soit d’elle-même.

Soit, encore, qu’elle fût très-sensible à la musique, soit que son esprit fût disposé à une certaine exaltation, elle se figura entendre dans sa tête les paroles des beaux airs que lui jouait Lucilio, et ces paroles imaginaires lui disaient :

« Vois le clair soleil qui brille dans le ciel doux, et les vives eaux qui reçoivent ses feux sur leurs facettes changeantes !

» Vois les beaux arbres courbés en noirs berceaux sur le fond d’or pâle des prairies, et les prairies elles-mêmes, redevenues riantes comme au printemps, sous la broderie des fleurs roses de l’automne ; et le cygne gracieux qui semble voguer en mesure à tes pieds, et les oiseaux voyageurs qui traversent là-bas les nuages diaprés.

» Tout cela, c’est la musique que je te chante : c’est la jeunesse, la pureté, la foi, l’amitié, le bonheur.

» N’écoute pas la voix étrangère que tu ne comprends pas. Elle est douce, mais trompeuse. Elle éteindrait le soleil sur ta tête, elle dessécherait l’eau sous tes pieds ; flétrirait les fleurs dans les prés et briserait l’aile des oiseaux dans le nuage ; elle ferait descendre autour de toi l’ombre, le froid, la peur, la mort, et tarirait à jamais la source des divines harmonies que je te chante. »

Lauriane ne voyait plus d’Alvimar. Perdue dans une douce rêverie, elle ne voyait pas non plus Lucilio. Elle était transportée dans le passé, et, songeant à Charlotte d’Albret, elle se disait :

— Non, non, je n’écouterai jamais la voix du démon ! — Ami, dit-elle en se levant, lorsque le sourdelinier s’arrêta, tu m’as fait grand bien, et je te remercie ; je n’ai rien à t’offrir qui puisse payer les belles pensées que tu sais faire comprendre ; c’est pourquoi je te prie d’accepter ces douces violettes, qui sont l’emblème de ta modestie.

Elle avait refusé ces violettes à d’Alvimar, et elle affectait de les donner au pauvre musicien, devant lui.

D’Alvimar sourit de triomphe, se croyant provoqué par une agacerie plus provoquante qu’un aveu. Mais ce n’était point là la pensée de Lauriane ; car, feignant d’attacher son bouquet au chapeau du sourdelinier, elle dit tout bas à celui-ci :

— Maître Giovellino, je vous demande d’être un père pour moi, et de ne me point quitter d’un pas que je ne vous le dise.

Grâce à sa vive pénétration italienne, Lucilio comprit.

— Oui, oui, j’entends, lui répondit-il de son regard expressif ; comptez sur moi !

Et il vint s’asseoir sur les grosses racines du vieil if, à une distance respectueuse, comme un serviteur qui attend les ordres qu’on voudra lui donner, mais assez près pour ne pas permettre à d’Alvimar de dire un mot qu’il n’entendît fort bien.

D’Alvimar devina tout. On avait peur de lui ; c’était encore mieux ! Il avait un si profond dédain pour le sonneur de cornemuse, qu’il se remit à faire sa cour devant lui comme devant une bûche.

Mais son dangereux magnétisme perdit toute vertu.

Il semblait à Lauriane que la tranquille présence d’un homme de bien comme Lucilio fût un contre-poison. Elle eût rougi d’être vaine devant lui. Elle se sentait sous son regard, et c’était une protection. Elle vit l’Espagnol se piquer et s’irriter peu à peu. Elle essaya ses forces en lui tenant tête.

Il voulait qu’elle renvoyât cet importun, et il le disait, à dessein, de manière à être entendu de lui.

Lauriane refusa net, disant qu’elle voulait encore de la musique.

Aussitôt Lucilio se mit en devoir de gonfler sa musette.

D’Alvimar porta la main à son pourpoint, en tira un couteau espagnol bien affilé, et, l’ayant ôté de sa gaîne, se mit à jouer avec comme pour se donner une contenance ; tantôt faisant mine de vouloir écrire avec sur le vieil if, et tantôt de le lancer devant lui en manière de jeu d’adresse.

Lauriane ne comprit pas cette menace.

Lucilio était impassible, et pourtant il était trop Italien pour ne pas connaître la colère froide d’un Espagnol, et pour ne pas savoir où peut aller la pointe d’un stylet lancé comme au hasard.

En toute autre circonstance, il se serait inquiété pour son instrument, que l’œil de d’Alvimar semblait guetter pour le percer. Mais il obéissait à Lauriane, il combattait pour l’innocence, comme Orphée pour l’amour avec sa lyre victorieuse ; il entama bravement un des airs morisques qu’il avait entendus et notés la veille.

D’Alvimar se sentit bravé, et le foyer d’amertume qui couvait en lui commença à le brûler.

Adroit comme un Chinois à lancer le couteau, il résolut d’effrayer l’impertinent ménétrier, et commença à faire voler autour de lui cette lame brillante, qui vint tracer des éclairs toujours plus serrés autour de lui, à mesure qu’il poursuivait son chant plaintif et tendre. Lauriane s’était éloignée de quelques pas, et, en ce moment, elle tournait le dos à cette scène atroce.

— J’ai bravé les tortures et la mort, se disait Giovellino ; eh bien, bravons-les encore, et que l’Espagnol n’ait pas la joie de me voir pâlir.

Il tourna les yeux d’un autre côté, et joua avec autant de recueillement et de perfection que s’il eût été à la table de Bois-Doré.

Cependant d’Alvimar, allant et venant, prenait plaisir à se placer devant lui et à le viser, comme s’il eût eu la tentation de le prendre pour cible ; et, par une de ces étranges fascinations qui sont le châtiment des méchantes plaisanteries, il commençait à éprouver réellement cette tentation monstrueuse.

Il lui en passait des sueurs froides par le corps et des vertiges dans la vue.

Lucilio le sentait plus qu’il ne le voyait ; mais il aimait mieux risquer tout que de montrer un instant de crainte à l’ennemi de sa patrie et au contempteur de sa dignité d’homme.