Calmann Lévy (tome premierp. 130-141).



XVI

La Morisque parla ainsi :

— Mario, mon bien-aimé, dis à ce seigneur bienfaisant que je sais mal parler l’espagnol, et le français encore moins ; je dirai mon histoire à son écrivain, et il la lira.

« Je suis fille d’un pauvre fermier de la Catalogne. C’est en Catalogne que le peu de Mores épargnés par l’inquisition vivaient encore tranquilles, espérant qu’on les y laisserait gagner leur vie en travaillant, puisque nous n’avions pris part à aucune des guerres de ces derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces d’Espagne.

» Mon père s’appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol ; moi, baptisée par aspersion comme les autres, j’étais la chrétienne Mercédès, mais la morisque Ssobyha [1].

» J’ai à présent trente ans. J’en avais treize quand on commença à nous avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre tour.

» Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe, publiquement ou secrètement ; « que tous les contrats en cette langue seraient nuls ; que tous nos livres seraient brûlés ; « que nous quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens ; »que les femmes morisques sortiraient sans voile, le visage découvert ; »que nous n’aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux ; « que nous perdrions nos noms de famille et d’individu pour prendre des noms chrétiens ; que ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l’avenir, et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.

» Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos mœurs et dans la santé de nos corps ! Mes parents s’étaient soumis. Quand ils virent que cela ne servait de rien et qu’on ne les persécutait que pour avoir leur argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu’ils pourraient, afin de s’enfuir quand le danger de la mort reviendrait.

» À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor. C’était, disaient-ils, pour m’empêcher de mendier comme tant d’autres qui s’étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les autres, je tendrais la main.

» Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point ; mais, comme ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.

» Quand j’eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du royaume avec les biens meubles que nous pourrions emporter sur nos corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos maisons et aller, sous escorte, au lieu de l’embarquement. Tout chrétien qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.

» Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi, l’or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.

» Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses fidèles enfants.

» On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos prières dans notre langue, que nous n’avions pas oubliée ; car, en dépit des décrets, nous n’en parlions pas d’autre entre nous.

» Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l’État, mais, à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart n’avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.

» Mon père, voyant qu’on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre embarcation ; mais, quand on vit qu’il n’avait plus rien, on le jeta à la mer comme les autres !… »

Ici, la Morisque s’arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était serré.

— Détestables coquins d’Espagnols ! Pauvres Morisques ! murmura le marquis.

Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio :

— Hélas ! la France n’a fait mieux, et la régente les a traités absolument de même !

Mercédès reprit :

— Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que j’aimais, je voulus suivre mon pauvre père ; on m’en empêcha. J’étais jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec leurs bourreaux.

» La galère qui nous portait fut emmenée par l’orage sur les côtes de France, et vint se briser vers un lieu dont je n’ai jamais su le nom.

» Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants ; c’était mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute brisée, m’étant bien cachée et n’ayant pas la force d’aller plus loin, je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de nuits.

» Quand je m’éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j’étais seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J’avais faim, mais j’avais encore assez de forces pour marcher.

» Je m’éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de rencontrer des Espagnols, et je m’en allai par les montagnes, mendiant le pain, l’eau et le gîte. On me recevait bien mal ; mon costume inquiétait les paysans.

» Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies dans un village et qui me donnèrent un habillement ; elles me conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes du pays n’aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les Morisques. Il paraît, hélas ! qu’on les déteste partout, car on m’a dit, plus tard, qu’au lieu d’accueillir comme des frères ceux qui purent arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire esclavage que celui de l’Espagne.

» Comment pouvais-je suivre le conseil qu’on me donnait de cacher mon origine ? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela. D’abord, on me fit quelque aumône ; mais, quand un Espagnol passait, il disait aux gens du pays :

»

— Vous avez là chez vous une Morisque.

» Et l’on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.

» Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau, comme je l’ai su plus tard, et c’est là que le ciel me fit rencontrer une femme encore plus malheureuse que moi. C’était la mère de l’enfant que vous voyez, et qui est devenu le mien… »

— Continuez, dit le marquis.

Mais Mercédès s’arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s’adressant à Lucilio.

— Je ne peux pas raconter l’histoire des parents de l’enfant, si ce n’est à vous seul… qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un ange sur la terre. Si l’on veut me garder ici quelques jours et que je ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout ; mais je crains l’Espagnol, et j’ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la sienne, après l’avoir repris de sa dureté pour nous. J’ai tout compris avec mes yeux : les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti contre leurs égaux.

— Il n’y a pas d’égaux qui tiennent ! s’écria le marquis lorsque Lucilio lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible envers et contre tous.

La Morisque répondit qu’elle dirait la vérité, mais qu’elle cacherait certains détails inutiles.

Puis elle reprit ainsi :

— J’étais sur la route de Pau, mais au cœur des montagnes, dans un endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte des mauvaises gens que l’on rencontre en tous pays, je vis passer un homme qui voyageait avec sa femme.

» La femme marchait un peu en avant ; des bandits accoururent par derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne le vit point, et, revenant pour l’appeler, le trouva mort en travers du chemin.

» À cette vue, elle tomba mourante, et je vis qu’elle était enceinte.

» Je ne savais comment la soulager et la consoler. À genoux près d’elle, je priais et je pleurais, lorsqu’un homme à la moustache grise et tout habillé de noir parut à cheval, et vint savoir pourquoi je pleurais ainsi. Je lui montrai cette femme couchée sur le corps de son mari. Il lui parla en plusieurs langues, car il était un grand savant ; mais il vit bientôt qu’elle n’était pas en état de répondre.

» La secousse qu’elle venait d’éprouver hâtait son accouchement.

» Des bergers passaient avec leurs troupeaux. Il les appela ; et, comme ils virent que cet homme de bien était un prêtre de leur religion chrétienne, ils obéirent à son commandement et portèrent la femme dans leur maison, où elle mourut, une heure après avoir mis Mario au monde, et après avoir donné au prêtre la bague de mariage qu’elle avait au doigt, sans pouvoir rien expliquer, mais en lui montrant l’enfant et le ciel !

» Le prêtre s’arrêta chez les bergers pour faire ensevelir ces pauvres morts, et, comme il crut que j’avais été l’esclave de cette dame, il me confia l’enfant en me disant de le suivre. Mais je ne voulus pas le tromper, ayant connu qu’il était savant et humain. Je lui dis mon histoire, et comment j’avais vu, par hasard, l’assassinat du colporteur. »

— C’était donc un colporteur ? dit le marquis.

— Ou un gentilhomme déguisé, répondit Mercédès ; car sa femme avait, sous sa pauvre cape, les vêtements d’une dame, et lui-même, quand on le dépouilla pour l’ensevelir, fut trouvé en chemise fine et en chausses de soie sous ses habits grossiers. Il avait les mains blanches, et on trouva aussi sur lui un cachet où il y avait des armoiries.

— Montrez-moi ce cachet ! s’écria Bois-Doré fort ému.

La Morisque secoua la tête et dit :

— Je ne l’ai pas.

— Cette femme se méfie de nous, reprit le marquis s’adressant à Lucilio, et pourtant cette histoire m’intéresse plus qu’elle ne croit ! Qui sait si… ? Voyons, mon grand ami, tâchez, au moins, de lui faire dire à quelle époque précisément est arrivée l’aventure qu’elle nous raconte.

Lucilio fit signe au marquis d’interroger l’enfant, qui répondit sans hésiter :

— Je suis né une heure après la mort de mon père, une heure avant celle du bon roi de France, Henri le quatrième. Voilà ce que M. l’abbé Anjorrant, qui a pris soin de moi, m’a appris, en me recommandant de ne jamais l’oublier, et ce que ma mère Mercédès ne me défend pas de vous dire, à condition que l’Espagnol ne le saura pas.

— Pourquoi ? dit Adamas.

— Je ne sais, répondit Mario.

— Alors, prie ta mère de continuer son histoire, dit M. de Bois-Doré, et comptez que nous vous en garderons le secret, comme nous l’avons promis.

La Morisque reprit ainsi son récit :

— Le bon prêtre s’étant fait donner une chèvre pour nourrir l’enfant, nous emmena en me disant :

»

— Nous parlerons religion plus tard. Vous êtes malheureuse, et je vous dois la pitié.

» Il demeurait assez loin de là, dans la cœur de la montagne. Il nous mit dans une petite cabane faite de pierres de marbre et couverte d’autres grandes pierres noires toutes plates, et il n’y avait dans cette maison que de l’herbe sèche. Ce saint n’avait rien de mieux à nous donner que l’abri et la parole de Dieu. Il demeurait dans une maison qui n’était guère plus riche que le chalet où nous étions.

» Mais je ne fus pas là huit jours sans que l’enfant fût propre, bien soigné et la maison bien close. Les bergers et les paysans ne me rebutaient pas, tant leur prêtre leur avait enseigné la douceur et la pitié. Moi, je leur enseignai vite, pour le soin de leurs troupeaux et pour la culture de leurs terres, des choses qu’ils ne savaient pas et que savent tous les Morisques cultivateurs. Ils m’écoutèrent, et, me trouvant utile, ils ne me laissèrent plus manquer de rien.

» J’aurais été bien heureuse de rencontrer cet homme de paix et ce pays de pardon, si j’avais pu oublier mon pauvre père, la maison où j’étais née, mes parents et mes amis que je ne devais plus revoir ; mais je me mis à tant aimer ce pauvre orphelin, que peu à peu je me consolai de tout.

» Le prêtre l’éleva et lui enseigna le français et l’espagnol, tandis que je lui apprenais ma langue, afin d’avoir quelqu’un au monde avec qui je pusse la parler ; et pourtant, ne croyez pas qu’en lui apprenant des prières arabes, je l’aie détourné de la religion que le prêtre lui enseignait.

» Ne croyez pas que je repousse votre Dieu. Non, non ! Quand je vis cet homme si vrai, si miséricordieux, si savant et si chaste, qui me parlait si bien de son prophète Issa[2] et des beaux préceptes de l’Engil[3], qui ne disent pas de faire ce que le Coran nous défend, je pensai que la plus belle religion devait être celle qu’il pratiquait ; et, comme je n’avais pas reçu le baptême, malgré l’aspersion des prêtres espagnols (m’étant garantie avec mes mains pour qu’aucune goutte de l’eau chrétienne ne tombât sur ma tête), je consentis à être de nouveau baptisée par ce vertueux, et je jurai à Allah de ne plus jamais renier dans mon cœur le culte d’Issa et de Paraclet.

Cette naïve déclaration fit beaucoup de plaisir au marquis, lequel, malgré ses nouvelles notions de philosophie, n’était, pas plus qu’Adamas, partisan de l’idolâtrie païenne attribuée aux Mores d’Espagne.

— Ainsi, dit-il en caressant la tête brune de Mario, nous n’avons point affaire ici à des diables, mais à des êtres de notre espèce. Numes célestes ! j’en suis aise, car cette pauvre femme m’intéresse et cet orphelin me touche le cœur. Ainsi donc, mon bel ami Mario, tu as été élevé par un bon et savant curé des Pyrénées ! et tu es toi-même un petit savant ! Je ne pourrai pas te parler arabe ; mais, si ta mère veut te donner à moi, je jure de te faire élever en gentilhomme.

Mario ne savait point ce que c’était que la gentilhommerie.

Certes, il était prodigieusement instruit pour son âge, pour le temps et le milieu où il avait été élevé ; mais, à tous autres égards que la religion, la morale et les langues, c’était un vrai petit sauvage, ne se faisant aucune idée de la société où le marquis l’invitait à entrer.

Il ne vit dans sa proposition que des rubans, des bonbons, des petits chiens et de belles chambres toutes pleines de ces bibelots qu’il prenait pour des jouets. Ses yeux brillèrent de naïve convoitise, et Bois-Doré, aussi naïf que lui dans son genre, s’écria :

— Vive Dieu ! maître Jovelin, cet enfant est né quelque chose. — Avez-vous vu comme ses yeux ont relui à ce mot de gentilhomme ? — Voyons, Mario, demande à Mercédès de rester avec nous.

— Et moi aussi ! dit l’enfant, qui crut naturellement que l’offre s’adressait d’abord à sa mère adoptive.

— Et elle aussi ? répondit Bois-Doré ; je sais bien que vous séparer serait fort inhumain.

Mario, transporté, se hâta de dire à la Morisque, en arabe, et en la couvrant de caresses :

— Mère ! nous ne marcherons plus dans les chemins. Ce beau seigneur nous garde ici dans sa belle maison !

Mercédès remercia en soupirant.

— L’enfant n’est pas à moi, dit-elle ; il est à Dieu, qui me l’a confié. Il faut que je cherche et que je retrouve sa famille. Si sa famille n’existe plus ou ne veut pas de lui, je reviendrai ici, et, à genoux, je vous dirai : « Prenez-le et chassez-moi si vous voulez. J’aime mieux pleurer seule à la porte de la maison où il sera heureux, que de le faire encore mendier sur les chemins. »

— Cette femme a une belle âme, dit le marquis. Eh bien, nous l’aiderons, de notre argent et de notre crédit, à retrouver ceux qu’elle cherche ; mais que ne nous apprend-elle ce qu’elle en sait ? Nous l’aiderons peut-être tout de suite, d’après le nom de famille de l’enfant.

— Ce nom, je ne le sais pas, répondit la Morisque.

— Alors, qu’espérait-elle en quittant ses montagnes ?

— Dis-leur ce qu’ils veulent savoir, dit en arabe Mercédès à Mario, mais rien de ce qu’ils doivent encore ignorer.


  1. Aurore.
  2. Jésus.
  3. L’Évangile.