Calmann Lévy (tome premierp. 112-120).



XIV


M. Poulain commença par dire du bien du châtelain.

C’était un très-bon homme ; il avait de bonnes intentions ; il donnait beaucoup aux pauvres, on ne pouvait le nier : malheureusement, il manquait de lumières, il distribuait ses aumônes à tort et à travers, sans consulter l’intermédiaire naturel entre le château et la chaumière, à savoir le recteur paroissial. Il était un peu fou, inoffensif par lui-même, dangereux par sa position, par sa richesse, par les exemples de sensualité raffinée, de légèreté et d’indifférence religieuse qu’il donnait à son entourage.

Et puis il avait chez lui un personnage très-suspect : ce joueur de cornemuse qui n’était peut-être pas aussi muet qu’il feignait de l’être, quelque hérétique ou faux savant, qui se mêlait d’astronomie, d’astrologie, peut-être !

Le vieux Adamas ne valait pas mieux : c’était un vil flatteur et un hypocrite ; et ce page, si ridiculement affublé en petit gentilhomme, lui qui, comme bourgeois, n’avait pas le droit de porter du satin, et qui venait le dimanche à la messe avec une manière de surcot damassé !

Toute cette valetaille ne valait rien. On était tout au plus poli avec M. Poulain ; point de prévenance marquée : on ne l’avait pas encore invité à dîner d’une manière particulière et pressante. Ou s’était contenté de lui dire que son couvert était mis, une fois pour toutes. C’était en user avec trop peu de façons. Cela était surprenant de la part d’un homme qui avait vécu longtemps à la cour. Il est vrai que, chez le Béarnais, on ne se piquait pas d’un grand savoir-vivre, et les gens de rien y étaient affreusement gâtés ; enfin, il n’y avait au château que la Bellinde qui parût une personne de sens.

D’Alvimar trouva que M. Poulain avait du jugement ; le sonneur de musette, surtout, lui sembla de nouveau mériter les soupçons.

Pourtant il ne s’intéressa pas longtemps à ces petites choses.

Dès qu’il se fut assuré qu’il ferait bien de ne témoigner aucune confiance au vieux marquis, il monta plus haut dans ses préoccupations et voulut savoir ce qu’il devait penser des gros bonnets de la province.

M. Poulain était au courant de tous les petits secrets du gouvernement de Bourges. Il entendait la politique comme d’Alvimar : s’emparer de la vie privée de chacun pour arriver à exercer son ascendant sur les affaires générales.

Ce mauvais prêtre vit qu’il pouvait parler ; il avoua qu’il se déplaisait mortellement dans ce petit hameau, mais qu’il y prenait patience, vu que, un jour ou l’autre, M. de Bois-Doré ou son voisin M. de Beuvre pourrait bien lui fournir l’occasion d’une petite persécution qu’il désirait subir plutôt qu’exercer.

— Vous m’entendez bien ; il vaut mieux être sur le terrain de la défensive que sur la brèche de l’agression. On n’est jamais solide sur une brèche ; si ces parpaillots du Bas-Berry pouvaient me faire quelque menace ou même un peu de mal, j’en ferais, moi, assez de bruit pour sortir de ces fonctions infimes et de ce pays désert. N’allez pas me croire ambitieux ; je ne le suis que de servir l’Église, et, pour être utile, il faut accepter la nécessité de se mettre en vue.

— Ce petit prestolet est plus fort que moi, se dit d’Alvimar ; il sait attendre et se bien placer pour tirer sur l’ennemi ; moi, j’ai toujours été agressif, c’est ce qui m’a perdu. Mais il est toujours temps de profiter des bons conseils ; j’en viendrai demander souvent à cet homme-ci.

En effet, cet homme, qui avait l’air de s’occuper de commérages de clocher, et qui, au fond, ne s’en souciait que pour en tirer parti, était plus fort que d’Alvimar ; à telles enseignes qu’en une heure, il le pénétra, lui si méfiant, et sut, sinon les secrets de sa vie, du moins ceux de son caractère, ses déceptions, ses revers, ses désirs et ses besoins.

Quant il l’eut bien confessé en ayant l’air de ne confesser que lui-même, il lui parla ainsi, allant droit au but :

— Vous avez plus de chances que moi pour parvenir, vu que la fortune est la grande condition du pouvoir. Un prêtre ne peut pas faire fortune comme un laïque. Il faut qu’il arrive lentement, par les seules forces de son esprit et de son zèle. Il ne doit pas oublier que la richesse n’est pas son but, et il ne peut la désirer que comme un moyen. Quant à vous, du jour au lendemain, vous êtes libre d’avoir de la fortune. Il ne s’agit que de vous marier.

— Je ne crois pas ! dit d’Alvimar. Les femmes de ce temps corrompu font la fortune de leurs amants plus volontiers que de leurs maris.

— Je l’ai ouï dire, répondit M. Poulain ; mais je sais le remède.

— Oui-da ! Vous tenez là un grand secret !

— Très simple et très-facile. Il ne faut pas viser si haut que vous avez peut-être fait. Il ne faut pas épouser une femme du grand monde. Il faut chercher une bonne dot et une femme simple au fond d’une province. Vous m’entendez bien ? Il faut dépenser l’argent à la cour, et n’y pas mener la femme.

— Quoi ! épouser une bourgeoise ?

— Il y a des demoiselles nobles qui sont plus riches et aussi modestes, que des bourgeoises.

— Je n’en connais pas.

— Il y en a, en ce pays, sans aller bien loin !… La petite veuve de la Motte-Seuilly ?

— Elle a tout au plus de l’aisance.

— Vous jugez sur les apparences. On n’a pas ici l’habitude du luxe. Excepté ce fou de marquis, toute la noblesse sédentaire vit sans éclat ; mais il y a de l’argent. Le faux saulnage et la pillerie des couvents ont enrichi les gentilshommes. Quand vous voudrez, je vous prouverai qu’avec les revenus de madame de Beuvre, vous mèneriez un train des plus convenables à Paris. Elle est, d’ailleurs, apparentée aux premières familles de France, et toutes ne verraient pas avec déplaisir un Espagnol bien pensant dans leur alliance.

— Mais n’est-elle pas calviniste comme son père ?

— Vous la convertirez !… à moins que son calvinisme ne vous soit un prétexte tout trouvé pour la laisser vivre au fond de son petit manoir.

— Vous voyez loin, monsieur le recteur ! Mais si, un jour ou l’autre, vous déclarez la guerre à cette famille…

— Pourvu que je ne la fasse pas dépouiller de ses biens, cette guerre peut vous être utile dans l’occasion. Faites attention que je ne vous conseille pas de malmener et de délaisser votre femme, mais d’avoir la liberté de vous absenter d’elle pour tes besoins de votre condition. Si elle devenait acariâtre ou récalcitrante, on pourrait la mater par son hérésie. La liberté de conscience accordée à ces gens-là est subordonnée à des restrictions qu’ils enfreignent souvent. Nous les tenons donc toujours, à preuve que cette petite veuve ne trouve pas à se remarier. Les jeunes gens du pays, qui sont las de la guerre de châteaux, craignent d’épouser la guerre. Vous n’auriez donc pour concurrent, en ce moment-ci, que, peut-être, M. Guillaume d’Ars, qui est un modéré et qui est assidu à la Motte ; mais, à Bourges, on saura le retenir dans d’autres liens. C’est un jeune beau-fils facile à distraire. D’ailleurs, avec une veuve qui doit s’ennuyer de la solitude, il faudrait, fait comme vous l’êtes, n’avoir pas grande habileté pour échouer. Je vois, à votre sourire, que vous n’êtes pas inquiet du succès.

— Eh bien, j’avoue que vous dites la vérité, répondit d’Alvimar, qui se rappela vivement, tout à coup, l’émotion que la jeune dame n’avait pas réussi à lui cacher, et sur laquelle il avait bien pu se méprendre. Je crois que, si je le voulais…

— Il faut le vouloir… Pensez-y, répondit M. Poulain en se levant. Si vous êtes décidé, j’en écrirai confidentiellement à des gens qui peuvent beaucoup.

Il voulait parler des jésuites, qui avaient déjà ébranlé M. de Beuvre en le menaçant d’empêcher sa fille de se remarier. On pouvait rendre à ce gentilhomme sa propre tranquillité, au prix de ce mariage. D’Alvimar comprit à demi-mot, promit au recteur d’y penser sérieusement et de lui rendre réponse le surlendemain, puisque, précisément, il devait passer la journée du lendemain chez madame de Beuvre.

La cloche du château annonçait le repas du marquis. M. d’Alvimar prit congé du prestolet qui lui faisait augurer de meilleures destinées, et il reprit le chemin du manoir.

Il se sentait plus fort et plus gai qu’il lui l’avait été depuis bien des jours, parce qu’il se sentait en communication avec un esprit actif, capable de le soutenir au besoin. Le courage lui revenait. Cette fuite en Berry, cet asile inquiétant chez des ennemis de sa croyance et de ses opinions, et cette sorte d’isolement, qui, deux heures auparavant, se présentaient à sa pensée sous des couleurs sombres, lui souriaient maintenant comme une heureuse aventure.

— Oui, oui, cet homme a raison, pensait-il. Ce mariage me sauvera. Je n’ai qu’à vouloir. Que je tourne la tête à cette petite provinciale, et je pourrai lui avouer ma disgrâce à la cour. Elle se fera un point d’honneur de m’en dédommager. D’ailleurs, s’il faut faire le modéré pendant quelques jours… eh bien, j’essayerai ! Allons, courage ! mon horizon s’éclaircit, et peut-être que l’astre de ma fortune va enfin sortir de la nuée.

Il leva la tête en se parlant ainsi, et vit, devant lui, sur le pont du préau, l’enfant de la Morisque montant hardiment un des chevaux de la carroche du marquis.

Mercédès avait demandé à Adamas la permission de passer la journée au château, et le bonhomme la lui avait accordée au nom de son maître, à qui il voulait la présenter dès qu’il serait visible.

En jouant dans la cour, l’enfant avait plu au cocher (carrossier ou carrosseur, comme on disait alors ; carrosseux, comme on disait en Berry) et celui-ci avait consenti à le percher sur Squilindre, tandis que lui-même, monté sur Pimante (l’autre cheval de carrosse), tenait le bridon et menait l’attelage prendre, dans le ruisseau, son bain de jambes quotidien.

D’Alvimar fut frappé de la figure de cet enfant, qu’il avait vu, la veille, se jeter en mendiant dans les jambes de son cheval et fuir devant son fouet, et qui, à cette heure, perché sur le monumental destrier Squilindre, le regardait de haut en bas, d’un air de triomphe bénévole.

Il était impossible de voir une figure plus intéressante et plus touchante que celle de ce petit vagabond. C’était pourtant une beauté sans éclat ; il était pâle, brûlé du soleil et paraissait frêle. Ses traits n’étaient peut-être pas irréprochables ; mais il y avait dans l’expression de ses yeux d’un noir doux, et dans le tendre et fin sourire de sa bouche délicate, quelque chose d’irrésistible pour quiconque n’avait pas le cœur fermé au divin charme de l’enfance.

Adamas avait subi instinctivement cette douce puissance, et déjà les plus grossiers valets de la basse-cour la subissaient aussi. Ces rudes natures sont parfois si bonnes ! N’est-ce pas de celles-là que madame de Sévigné a dit qu’on trouvait « des âmes de paysans plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent ? »

Mais d’Alvimar, n’aimant pas la candeur, n’aimait pas les enfants, et celui-ci, en particulier, lui causa un déplaisir dont il ne put se rendre compte.

Il eut donc une sensation de vertige et de froid, comme si, au moment de rentrer plus calme et moins triste dans ce manoir de Briantes, la herse lui fût tombée sur la tête.

Il était sujet, depuis quelques années, à ces vertiges subits, et il mettait volontiers sur le compte des visages qui le frappaient dans ces moments-là un phénomène qui se passait en lui-même. Il croyait à des influences mystérieuses, et, pour les détourner, il s’empressait, à tout hasard, de renier et de maudire intérieurement les êtres qui lui semblaient investis de cette puissance occulte.

— Puisse ce gros cheval le casser le cou ! murmura-t-il en lui-même en relevant, sous son manteau, deux doigts de sa main gauche pour conjurer le mauvais œil.

Il recommença ce geste cabalistique en voyant la Morisque venir vers lui dans le préau.

Elle s’arrêta un moment, et, comme la veille, elle le regarda avec une attention qui l’irrita.

— Que me voulez-vous ? lui dit-il brusquement en marchant à elle.

Elle ne répondit rien, et, le saluant, elle courut pour rejoindre son enfant, qu’elle s’inquiétait de voir à cheval.

Le marquis venait au-devant de son hôte avec Lucilio Giovellino.

— Venez donc manger, lui dit-il ; vous devez être mort de faim ! La Bellinde se désole de ne vous avoir pas vu sortir ce matin, et, conséquemment, de vous avoir laissé partir à jeun pour la promenade.

M. d’Alvimar ne crut pas devoir parler de sa visite et de son repas au presbytère. Il parla de la beauté agreste des environs et du temps doux et riant de cette matinée d’automne.

— Oui, dit Bois-Doré, nous en avons pour plusieurs jours encore, car le soleil…

Il fut interrompu par un cri perçant qui partait du dehors, et, courant le plus vite qu’il put, pour savoir ce que c’était, il se trouva sur le pont avec d’Alvimar et Lucilio ; l’un, qui l’avait précédé, l’autre, qui le suivait machinalement.

Ils virent alors la Morisque au bord du fossé, étendant les bras avec angoisse vers son enfant, que le gros cheval emmenait dans l’eau, et prête à s’y jeter, du point assez escarpé où elle se trouvait.