Les Beaux-arts et l’exposition de 1852 en Angleterre
ET
L'EXPOSITION DE 1852 EN ANGLETERRE.
L’exposition de Royal Academy à Londres, — qui a lieu tous les ans pendant les mois de mai, juin et juillet, — ne peut se vanter d’une origine aussi reculée que celle du Salon de Paris. Ce fut seulement en 1780 que les appartemens de Sommerset-House s’ouvrirent à la première exhibition anglaise, tandis que, dès 1651, l’Académie royale de peinture et de sculpture avait été transférée du Louvre au Palais-Royal, où, peu de temps après, elle organisa, dans la cour, sa première exposition. Par cette date, on voit que la France prit l’avance de plus d’un siècle et demi sur l’Angleterre pour se donner une académie royale, et déjà, deux cents et quelques années auparavant, les peintres de Paris avaient fondé une association sous le titre d’Académie de Saint-Luc. Ainsi les arts plastiques ont eu rang et nom de ce côté du détroit plusieurs siècles avant de recevoir pareille charte en Angleterre.
Ce serait toutefois une erreur de supposer que, pendant ce laps de temps, la peinture et la sculpture n’eussent point pris pied sur le sol anglais. Quoiqu’elles n’y fussent représentées alors par aucun corps constitué, elles y étaient cultivées et y avaient même un long passé. À partir du XIe siècle, nous voyons le plus précoce des beaux-arts, l’architecture, commencer à couvrir le pays de ce magnifique ensemble de cathédrales et d’édifices séculiers qui fait encore un de ses ornements distinctifs. Au XIIe siècle, trois cents nouveaux monastères surgissent dans le royaume, et leurs restes importans sont toujours là pour attester quels rapides progrès s’accomplirent dans la composition et l’exécution architecturales. Parmi les abbayes, on peut citer celle de Westminster, où les divers styles qui se sont succédé jusqu’au XVIe siècle ont laissé côte à côte leurs empreintes. Parmi les cathédrales, nous nommerons celle de Wells, dont la façade occidentale fut terminée en 1242, deux ans seulement après la naissance de Cimabuë, et trente-six ans avant que la cathédrale d’Orviéto commençât à sortir de terre. Une série de sujets empruntés à l’histoire sainte y sont sculptés avec une richesse et une variété de travail qui étonnent encore plus quand on songe que ces morceaux furent exécutés bien antérieurement à la renaissance des arts et des lettres en Italie.
La sculpture, l’essai d’imitation plastique au moyen de formes solides, semble avoir précédé partout l’idée ou le talent d’imiter la nature sur une surface plane par des artifices de lignes et de couleurs. Néanmoins elle n’a pu fleurir long-temps sans conduire naturellement à ce second art, à la peinture. Ainsi, un siècle plus tard, les peintures viennent concourir, en Angleterre, à la décoration des édifices, où l’ornementation gothique avait déjà atteint un haut degré de perfection. La nature fragile et les matériaux peu durables de ces images n’ont pas permis à la plupart de résister à l’action du temps et aux violences du fanatisme. Bien peu sont arrivées jusqu’à nous ; pourtant il en reste assez pour qu’il nous soit possible d’apprécier le talent des artistes qui les ont exécutées et la place qu’ils méritent par rapport aux peintres contemporains. Dans l’abbaye de Westminster, près du chœur, il existe encore une peinture sur bois du XIVe siècle, représentant plusieurs sujets avec des ornemens en relief qui les divisent en compartimens. L’œuvre est soigneusement étudiée et d’un mérite suffisant pour aller de pair avec les productions d’un bon maître italien de l’époque. Dans la chapelle de Saint-Edouard de la même abbaye, le baldaquin du tombeau de Richard II est décoré de peintures religieuses, formant deux compositions et qui datent de 1394. Le mouvement et l’expression des figures révèlent la main d’un artiste supérieur. Son nom nous a été conservé par les archives de l’abbaye de Westminster. Ce peintre s’appelait John Haxey, et, comme nous l’apprennent les mêmes registres, il reçut pour son travail 20 livres sterling, ce qui devait être une somme considérable pour ces vieux temps. Le chapitre aussi contient plusieurs peintures murales, parmi lesquelles il en est cinq du XIVe siècle : ce sont des compositions à plusieurs figures, retraçant le Christ au milieu des vertus chrétiennes, et diverses allégories tirées de l’Apocalypse. Ces peintures sont évidemment d’un artiste plus qu’ordinaire, et peuvent rivaliser avec les créations de l’art italien de la même période. Il y a quelques années, on eût encore pu voir d’autres décorations du même style dans la chapelle Saint-Stephen ; mais la chapelle et ses peintures ont dû être sacrifiées pour faire place au nouveau palais du parlement.
À défaut de monumens, d’ailleurs, plus d’une preuve écrite reporte beaucoup au-delà du XIVe siècle la pratique de l’art de peindre. Parmi les archives du XIIIe siècle, on connaît un ordre de Henri III portant commande d’une Maestà, c’est-à-dire d’une figure du Christ, avec les quatre évangélistes, comme on en a de Cimabuë. L’ordre est daté du 24 janvier 1233, sept ans avant la naissance de ce père de l’art italien. Les anciennes archives attestent en outre l’existence d’une corporation d’artistes à une époque fort lointaine. Les statuts du corps des peintres anglais, avec la date de 1283, ont été conservés jusqu’à nos jours. Ceux des peintres siennois sont seulement de 1355, plus d’un demi-siècle plus tard. Il est à remarquer aussi que les statuts de la corporation anglaise font mention de couleurs préparées à l’huile, tandis que nulle allusion de ce genre ne se rencontre dans le document siennois.
Durant le cours des XVe et XVIe siècles, l’architecture ecclésiastique se maintint dans une voie de progrès continu ; tout au moins elle ne perdit rien de son excellence, et, à côté d’elle, la décoration des châteaux, des résidences seigneuriales participa bientôt aux magnificences de l’art. Quant à la peinture, au lieu d’avancer du même pas, il semble que, pendant cette période, elle se soit contentée d’une imitation sans vie, de la reproduction de ce qui avait déjà été fait. Cette pente menait infailliblement à une décadence, et en effet, sous Henri VII, précisément alors que les écoles italiennes s’élevaient à leur apogée, les arts, en Angleterre, étaient tombés au-dessous de la médiocrité. Les portraits du temps n’étaient que de repoussantes caricatures, et les peintures de saints ou de légendes ecclésiastiques, quoique toujours fabriquées en abondance, manquaient de tout ce qui peut donner du charme à de telles œuvres.
Dans nul pays civilisé, l’art ne pouvait être plus dégradé qu’en Angleterre, quand Henri VIII succéda à son père. La réforme se préparait, et il était impossible que ses effets ne lui fussent pas funestes. Rejetant les solennités et les pompes du culte en même temps que les doctrines de Rome, elle enlevait aux églises leurs décorations, et, comme c’était la l’occupation principale des artistes, ils furent écrasés sous la ruine de leur industrie. Henri VIII cependant, soit par goût réel, soit par désir de rivaliser avec Charles-Quint et François Ier, tourna son attention vers les arts, du moins vers cette branche de l’art qui flatte spécialement la vanité : le portrait. Il attira Hans Holbein à sa cour, et il l’y retint par sa bonté et ses attentions aussi bien que par une pension fixe. L’humeur chagrine de sa femme et l’oubli que ses compatriotes faisaient de lui malgré la supériorité de son talent avaient peut-être disposé l’artiste bâlois à accepter les offres du comte d’Arundel, qu’il avait suivi à Londres en 1526. On peut le considérer comme le premier peintre de marque qui soit venu en Angleterre. Après lui, une série d’artistes étrangers furent comme à la solde des souverains qui précédèrent George Ier. En dépit des préventions dont l’Angleterre était l’objet parmi les princes et les peintres du continent, en dépit des anathèmes de Rome qui désignaient tout contact avec elle comme dangereux pour l’ame et le corps, More, Zucchero, de Heere, Mytens. Rubens et Van-Dyke s’aventurèrent tour à tour sur cette terre d’hérésie.
More (Antonio Moro), qui était natif d’Utrecht, fut le premier peintre de la cour sous le règne de Marie. L’Italien Zucchero et le Gantois Lucas de Heere peignirent sous Elisabeth plusieurs portraits, entre autres celui de la reine, qui, du reste, n’entendait rien à l’art et le goûtait peu. Jacques, son successeur, le sentait au contraire et l’encouragea. Ce fut lui qui pensionna Mytens de la Haye. Vers le temps où Charles Ier parvint au trône, la rigidité primitive du sentiment protestant s’était déjà beaucoup relâchée : on commençait à regarder avec moins d’horreur les tableaux d’autel, les sujets de sainteté, et le roi, qui avait du goût et de la munificence, se plut à rassembler des œuvres d’art dans ses résidences. Ce n’est pas à lui, disons-le néanmoins, que revient le mérite d’avoir commencé la collection royale. Henri VIII en avait eu la première idée, et il avait même réuni jusqu’à cent cinquante tableaux, nombre déjà considérable, si l’on se rappelle le triste état du goût public et la vie si agitée du monarque, avec ses représentations d’apparat, ses querelles religieuses et ses tragédies domestiques. De son côté, Charles Ier développa ce que Henri VIII avait commencé. Il acquit les cartons de Raphaël ; il acheta la collection du duc de Mantoue, et la grande galerie de son palais de Whitehall, où il établit son musée, ne compta pas moins de quatre cent soixante peintures par trente-sept maîtres différens. Parmi ces œuvres figuraient des Parmesan, des Raphaël, des Titien, des Léonard de Vinci. De plus, Rubens étant venu à Londres comme ambassadeur de l’infante d’Espagne, le roi l’engagea à peindre un plafond de son palais, et l’artiste, dont le séjour se prolongea pendant une année, laissa derrière lui une brillante allégorie, outre plusieurs portraits.
Au maître succéda son élève, Van-Dyke. Hautement en faveur près de Charles, il demeura huit ans à Londres, où il mourut en 1641, et il sema dans le pays un grand nombre de portraits, ceux de la famille royale et des principaux personnages de l’époque. À peu près vers le même temps, un disciple de l’école hollandaise, Lely, peignait en Angleterre le paysage ; mais bientôt il y renonça pour s’adonner au portrait, comme plus lucratif. C’était un homme fort habile : il devint le peintre ordinaire de Charles II et mourut en 1680. Enfin, et pour clore cette dynastie de talens étrangers, il nous reste un nom seul à citer, celui de Kneller de Lubeck, qui débuta à Londres à la fin du XVIIe siècle, et qui fut l’artiste de la cour depuis le règne de Jacques II jusqu’à sa propre mort, arrivée en 1725.
Il faut remarquer cependant que, même durant cette période, l’art n’avait pas été sans trouver quelques représentans dans la nation. Ainsi, vers les dernières années du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, deux Anglais, Hilliard et Oliver, s’étaient distingués dans la peinture des portraits de petite dimension, le dernier plus spécialement dans la miniature. Cooper, après eux, avait également produit de belles miniatures sur la fin du règne de Charles Ier, et à la même époque il avait paru un architecte remarquable, Inigo Jones, suivi bientôt par sir Christophe Wren, à qui l’on doit la cathédrale de Saint-Paul. Enfin un artiste écossais, Jameson, s’était fait un nom mérité au début du XVIIe siècle ; il avait étudié sous Rubens, et il a droit à être mentionné comme le premier peintre national qui, dans le portrait de grandeur naturelle, ait montré quelque talent.
L’époque où nous touchons fait date : elle est comme une renaissance pour l’art anglais. Dès-lors commence une ligne non interrompue de peintres originaux qui n’ont pas seulement permis à l’Angleterre de se passer du secours de l’étranger, mais qui lui ont encore assigné parmi les écoles un rang qu’elle n’avait pas encore occupé, et dont l’importance est incontestable. Un des premiers en date, comme un des plus saillans parmi ces maîtres, fut Hogarth, qui naquit en 1697. D’abord graveur sur vaisselle, puis graveur d’estampes sur cuivre, puis enfin peintre, on dirait qu’un penchant irrésistible pour le comique et une puissance innée de satire l’aient poussé à faire le tour des arts plastiques pour chercher de tous côtés des moyens d’épancher sa verve intarissable. Comme Molière, ce sont les laideurs ou les ridicules des vices et des folies du jour qu’il fait poser devant lui, et il les retrace d’un pinceau ardent et toujours décidé ; mais une certaine rudesse impitoyable et sauvage, qui va par instans jusqu’à la brutalité, distingue ses peintures des scènes de l’écrivain français, où rien ne sort des limites du convenable. Cela donne quelquefois à ses productions un air d’exagération et de caricature, tandis que Molière manquerait plutôt de naturel par trop de mesure et d’apprêt cérémonieux.
Hogarth possédait à un haut point la plupart des qualités plastiques. Par qualités plastiques, j’entends ces facultés qui consistent spécialement à saisir et apprécier les rapports des lignes, des formes, de la lumière, de l’ombre et des couleurs, ainsi qu’à reproduire les impressions que ces données peuvent causer à un homme particulièrement organisé. De telles reproductions, pour remplir les conditions de l’art, doivent se composer d’une base restreinte d’imitation sur laquelle s’échafaude la construction où l’artiste essaie de donner une figure visible aux sensations qu’il a subies, modifiées par tout ce qu’il a en lui de sentiment et de pensée. L’imitation ici joue simplement le rôle du squelette : elle prête un point d’appui. Ce qui était disjoint, incohérent et confus revêt par son aide une forme et devient un tout : elle est comme un pont jeté entre l’artiste et ses semblables ; par elle, ceux-ci entrent dans son monde à lui. Les œuvres de Hogarth (force nous est d’employer pour les définir les formules consacrées, bien qu’elles aient presque perdu toute signification par excès de banalité) se distinguent par un dessin plein de vérité et de caractère, par une composition richement accidentée et bien pondérée, par un effet accentué et fort et par un coloris heureusement imitatif. Les autres mérites de Hogarth sont indépendans de sa valeur comme peintre. Sa pénétrante observation des caractères et sa vive perception du ridicule, sa verve satirique et ses ressources dramatiques auraient pu trouver dans la parole ou la plume un moyen d’expression plus direct et tout aussi complet ; mais la nature, parfois prodigue jusqu’au gaspillage, avait voulu cette fois amonceler ses dons. À ces capacités en quelque sorte littéraires, elle surajouta à pleines mains, chez lui, les facultés propres de l’art, et, au lieu d’écrire, il peignit ce qu’il trouvait et sentait dans son être intérieur.
Tandis que Hogarth était encore en pleine possession de lui-même et à la tête d’une ample aisance, fruit de son génie et de ses fatigues, Wilson, Reynolds et Gainsborough se produisirent à peu près en même temps au jour. Le premier de ces artistes avait d’abord traité le portrait, et avec un certain succès de vogue. Plus tard, il se laissa attirer vers le paysage. Il a un style large, une masse brillante et riche de couleur, quoique parfois sa largeur tourne au creux, et que le caractère se perde chez lui sous la dextérité de la brosse. Joseph Vernet le tenait en grande estime. Il avait voulu échanger une de ses propres toiles contre un tableau de l’artiste étranger, dont la beauté l’avait frappé, et on raconte que, l’ayant exposé chez lui, il disait aux voyageurs anglais qui venaient lui demander de ses œuvres : « Ne me parlez pas de mes paysages quand vous avez chez vous un paysagiste comme Wilson. » Malgré leurs mérites bien réels pourtant, les ouvrages de Wilson, si l’on excepte ses portraits, ne plurent jamais au public, et sans un héritage qui lui vint tout à point, il serait mort de faim.
De Gainsborough, on a des paysages et des portraits, et il marqua également dans les deux genres. Il ne s’essaya jamais à l’histoire ou aux compositions compliquées ; il ne mettait guère en scène qu’une figure, deux au plus, souvent de grandeur naturelle, et presque toujours dans des données pastorales. Sa manière est légère et sent le croquis. On chercherait en vain dans ses œuvres la justesse du dessin ou du modelé ; mais le caractère, l’effet et la couleur compensent largement ce qui lui manque, surtout dans des sujets comme ceux qu’il préférait et qui permettent certaines licences.
Il ne nous reste plus qu’à parler de Reynolds pour amener ce rapide aperçu jusqu’à l’art anglais contemporain, auquel ce maître tient et par l’époque où il a vécu, et par l’action encore puissante de ses principes et de sa pratique. Reynolds était sous tous les rapports un homme supérieur : chez lui, les aptitudes particulières du peintre se trouvaient associées à l’élévation du cœur, à la persévérance, à un esprit solide et pénétrant. Sa puissance d’observation était grande, et elle portait des fruits, parce qu’il considérait ce qu’il voyait, tandis que chez la plupart des hommes l’œil s’éveille et l’esprit sommeille. Les circonstances voulurent que cette heureuse combinaison de qualités rencontrât sur sa route la bienveillance du public, et il en résulta fortune et célébrité pour le peintre. Comme toutes ses sympathies étaient pour l’art, il fit tourner au profit de l’art son honorable position. L’exemple d’une vie de vertu et de labeur persévérant éleva le niveau des mœurs parmi les artistes, ses collègues, et les vues à la fois larges et profondes qu’il porta dans la théorie, non moins que l’originalité et la vigueur de sa pratique, rehaussèrent l’art lui-même ; elles lui donnèrent une substantialité et une raison d’être qu’il n’avait jamais eues en Angleterre ; elles le rendirent en outre si conséquent avec lui-même et si bien relié, qu’il n’y eut plus danger de le voir démembré, et que sa vitalité fut désormais assurée.
Reynolds était avant tout un peintre de portraits. Il a accidentellement touché à l’histoire ; mais il y est resté fort inférieur à ce qu’il est dans sa véritable voie. Il n’y garde rien de cette grandeur et de cette nouveauté saisissante de conception qu’il a su mettre dans ses portraits ; toutefois, quand on voit quelle fut sa carrière, comment il naquit dans une petite ville, où il ne reçut aucune leçon d’art jusqu’à dix-huit ans, comment il fut mis alors en apprentissage chez le peintre Hudson. l’ignorance même, qui ne pouvait pas seulement adapter un corps aux têtes de ses portraits, et qui, pour dégrossir son élève sur le dessin, lui donnait à copier des eaux-fortes du Guerchin, comment enfin, après deux ans d’enseignement de cette sorte, le jeune homme commença à gagner sa vie par des portraits, on ne s’émerveille plus de ce qui lui a fait défaut, on sent qu’il n’a rien moins fallu que le don du génie pour le mettre à même d’acquérir la somme d’excellence qui ne saurait être contestée à ses œuvres.
Les mérites du peintre, chez Reynolds, sont la puissance et la largeur d’effet, un ton grave et harmonieux de couleur et un certain aspect de force et de majesté, le tout écrit d’une main hardie et facile, mais un peu lâchée. À cela il faut ajouter d’autres qualités qui, sans tenir en rien à l’art, ne découlent pas moins de la personnalité de l’artiste. Ses figures offrent souvent de l’élévation, de l’élégance, de la grâce, et, malgré le laisser-aller de la touche, elles ont un air de vie, une franchise d’expression qui échappe tous les jours à des brosses plus serrées et plus soumises.
Lors de la fondation de Royal Academy en 1768, Reynolds en fut immédiatement nommé président, et l’année suivante il l’inaugura par son premier discours sur la peinture. En somme, il prononça ainsi quinze morceaux d’ouverture qui furent publiés après sa mort, et qui ont été traduits dans la plupart des langues de l’Europe. Les analyser ici serait hors de propos ; nous dirons seulement qu’ils renferment en général des aperçus solides autant que vastes, des conseils judicieux à la fois utiles pour l’élève et l’artiste, et, à travers tout cela, une certaine allure de pensée philosophique et grande qui les rend intéressans pour tous les lecteurs. Peut-être est-ce là que l’on peut le mieux saisir sur le fait le fondateur de l’école moderne de l’Angleterre. Si l’influence exercée par la manière propre du peintre est maintenant en grande partie éteinte, ses préceptes n’ont rien perdu de leur vitalité. Ils constituent encore chez ses compatriotes les bases de l’étude de l’art, comme celles de son organisation. De fait, c’étaient les conclusions qu’un esprit net et pratique s’était formées d’après sa propre expérience. Loin d’être des rêves systématiques de cabinet, elles étaient sorties des faits mêmes, et en conséquence elles sont restées réelles et réellement applicables.
Un des premiers actes de l’Académie royale avait été d’instituer des expositions annuelles, en statuant l’admission de plein droit pour les soixante-six titulaires et en soumettant les autres artistes à l’acceptation d’un comité composé de trois académiciens. Ces règlemens sont encore en vigueur, et, jusqu’à nos jours, les expositions se sont succédé sans interruption. L’exhibition de 1852 est donc la quatre-vingt-quatrième ; c’est assez dire qu’elle doit présenter un tout autre aspect que ses devancières. Au milieu du rapide mouvement qui a poussé en avant l’Angleterre dans toutes les voies de l’activité humaine, il eût été extraordinaire que les arts restassent au repos, et ils ont marché aussi. En dehors d’ailleurs de l’impulsion qu’elle a reçue des initiatives individuelles, l’école anglaise a été fortement relancée par d’autres causes, par les communications de peuple à peuple, toujours si essentielles à une nation insulaire, et qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont été chaque jour se développant. L’élévation et la sévérité des artistes allemands, la vérité et l’énergie du pinceau français, ont en quelque sorte apparu au milieu des insulaires pour éveiller en sursaut le rêveur frivole tout épris de vains pastiches de tons vénitiens, modulés sur des procédés à la flamande. L’action des écoles du continent fut longue cependant à se faire sentir, et à peine en surprend-on trace durant toute la présidence de Lawrence. Lawrence lui-même, — qui avait vingt-deux ans à la mort de Reynolds et qui avait déjà montré assez de talent pour être élu académicien avant l’âge et nommé premier peintre du roi, — ne sortit pas des vieilles traditions, et le succès qu’elles lui valurent les rendit populaires comme moyens de fortune et de réputation. Ce fut seulement après sa mort (1830) que des tendances nouvelles se révélèrent dans la direction des idées et des études. Encore l’exposition de 1835 ne nous présente-t-elle pas plus de trente tableaux dont les sujets fussent d’un ordre à réclamer quelque chose de plus que les à-peu-près de dessin et les tours factices de brosse qui s’étaient universellement propagés. Bien plus, parmi ces trente tableaux, il n’y en avait pas dix où l’on pût reconnaître de solides principes de dessin dans le trait ou le modelé des diverses parties de la figure humaine. Bref, pour arriver aux premiers signes bien marqués de la transformation qu’on peut observer dans l’exposition de cette année, pour voir se produire nettement ce changement de foi, nous disons mal, ce changement de secte, — car l’art est un, quoique son culte puisse prendre mille formes, — il faut descendre jusqu’au concours ouvert en 1842 en vue de la décoration des chambres du parlement. Les artistes anglais, cette fois, étaient forcés par le programme de se mesurer avec de grandes compositions, empruntées soit à l’histoire d’Angleterre, soit aux œuvres de Shakspeare, Spencer ou Milton, et les cent quarante cartons qui répondirent à l’appel des commissaires furent une sorte de révolution. Quand l’exposition de ces cartons eut lieu l’année d’après, Londres vit ce qu’elle n’avait certainement jamais vu : une collection importante de dessins de figure humaine aussi grands que nature.
Que l’effet produit ait continué à se faire sentir jusqu’à ce jour, cela ne pourrait faire doute, du moins pour quiconque a suivi de près les expositions de Royal Academy, car il ne faudrait pas se mettre ici au point de vue du public parisien, habitué à voir les prétendans au style et au dessin se déployer sur d’ambitieuses surfaces. Les dimensions des tableaux anglais sont généralement modestes. Les portraits mis à part, les salles de l’Académie ne renfermaient cette année qu’une seule composition qui dépasse 6 pieds dans sa plus grande étendue. Par conséquent les figures, même dans les sujets sérieux, ne sont que de demi-grandeur. Si, dans de telles dimensions, il n’est pas impossible aux plus hautes qualités de l’art de se faire jour (et cela n’est pas impossible), il n’est pas moins constant que les amples proportions contribuent pour beaucoup au grandiose et au déploiement de certaines qualités d’ordre supérieur. En elles-mêmes, elles imposent, et tout près de nous, à Paris, nous n’aurions pas de peine à désigner des œuvres modernes, fort prisées, qui doivent toute leur importance à cette grandeur, et dont la médiocrité absolue à tout autre égard n’aurait réussi, sur une plus petite échelle, qu’à tuer sous elle tout peintre qui n’eût pas eu un nom pour salut.
Quoique bon nombre des compositions exposées à Londres cette année visent au grand art, il n’en est pas plus d’une où le résultat ait quelque peu répondu à l’intention, où l’artiste semble avoir su comment attaquer une œuvre épique, — et l’auteur de cette toile est un élève de l’école française, M. Armitage. Son Agar dans le désert rappelle beaucoup des bons traits de ses maîtres ; elle est dessinée avec puissance et savamment modelée ; elle respire une sauvagerie et une sombre vigueur qui s’accordent bien avec la tristesse de l’épisode. Mais les sujets sacrés exigent de l’artiste ou un sentiment religieux fort intense, ou une organisation particulièrement douée pour la grandeur et l’élévation. Si un souffle de pieuse ferveur n’y répand pas cette expression pure et chaste qui sanctifie jusqu’aux humbles personnages d’un Hemelink ; si, à son défaut, un caractère de majesté solennelle ne vient pas remplir la toile, comme dans les chefs-d’œuvre italiens, alors le résultat obtenu est simplement le magnifique monument d’une défaite complète, d’une défaite d’autant plus évidente que le peintre a fait acte de plus de ressources plastiques. L’œuvre est allée haut, mais il lui manque l’unum necessarium : il lui manque ce qui, du rang des choses habiles, l’eût élevée au sublime.
À envisager ainsi ses exigences, l’art religieux généralement n’a pas fait jusqu’ici grande figure dans l’école anglaise. Ce n’est pas que la foi manque cependant : l’Angleterre est incontestablement un des pays les plus religieux du globe ; mais sa ferveur se tourne en entier vers la prière et la prédication, et elle a été si bien façonnée par la réaction de l’époque puritaine, que maintenant encore le sentiment général répugne à la mise en scène des personnes divines. D’un autre côté, les habitudes qui ont jusqu’ici prévalu dans l’art, comme nous l’avons vu, ont jeté les talens loin des sévères études qui peuvent seules, par leur discipline, préparer l’artiste aux hauts essors. Comme conséquences, il y a cette année à l’exposition une vingtaine de toiles au plus à qui la Bible a servi de texte, et en exceptant l’Agar, avec une ou deux autres, toutes laissent entrevoir que le sujet religieux a été choisi un peu par accident. Le peintre l’a adopté parce qu’il prêtait à quelque effet de couleur ou de disposition ; son principal but n’a pas été de frapper sur les cordes solennelles et mystérieuses qui répondent à de pareils thèmes.
La peinture historique de même n’a proportionnellement que peu de fidèles. Le goût public, aussi aveugle que l’esprit puritain, la rejette, et, portant ses prédilections en sens inverse des scrupules dévots, il dédaigne les austères chastetés de l’art pour s’affoler de ses sensualités. Il laisse au peintre d’histoire le loisir d’apprendre que le travail sans rémunération amène l’aigreur, que le travail méconnu flétrit l’ame, et surtout que rien, à moins d’une violente aspiration de notre être vers le beau et l’élevé, rien, à moins d’une sublime folie, ne peut faire tête à ce triple débordement des réprobations religieuses, de l’indifférence publique et de la dégradation de l’art. Quand le don Quichotte de ces aventures a atteint le sommet de sa sainte montagne, il peut s’asseoir comme le bûcheron de Virgile, et comme lui cantare ad auras ; mais, d’après des lois suprêmes, c’est par la lutte sans répit que nous vivons, c’est par elle que nous progressons, et il faut que la fibre qui faisait les martyrs d’autrefois joue son rôle dans le « divin bataillon » de tous ceux qui aspirent.
Parmi les rares champions de cette lutte à peu près infructueuse contre le dédain général, il en est plusieurs qui étaient déjà descendus dans l’arène ouverte par le concours de 1842, et qui avaient alors bravement conquis leurs éperons. De ce nombre, MM. Dyce, Cope, Frost et Maclise ont seuls envoyé cette fois des œuvres historiques. M. Dyce se présente avec un dessin d’un style large et d’un caractère élevé. M. Cope, qui a peint un Épisode de la Griselidis, de Chancer, y montre de la force dramatique, beaucoup de goût et de sentiment dans l’expression et l’attitude de ses figures. Évidemment il n’est pas de ceux qui travaillent à la hâte. Il pèse bien son sujet, et cherche consciencieusement tout moyen d’exprimer son idée. Peut-être cela peut-il expliquer une certaine pesanteur de touche et un manque de franchise qui semble tenir à de l’hésitation. La Nymphe et l’Amour, de M. Frost, ainsi que son autre envoi, la Matinée de mai, sont des excursions dans le domaine de cette mythologie de tout temps si chère aux artistes, et à bon droit, car le manteau classique de l’antiquité les met à l’abri de bien des reproches et de bien des susceptibilités. Ces deux morceaux d’imagination se distinguent par de l’élégance et un fin sentiment du dessin. L’un des tableaux les plus en évidence et en même temps l’un des plus vastes de l’exposition, — bien qu’il soit encore de dimensions fort modérées, — est celui de M. Maclise, le Roi saxon Alfred déguisé en ménestrel dans la tente de Guthrun le Danois. Sous le rapport de l’exécution mécanique, l’œuvre est enlevée avec une dextérité qui pourrait rivaliser avec celle de M. Vernet, que L. Maclise du reste, rappelle aussi dans son style général de composition. Des accessoires et des détails prodigués jusqu’à éblouir le regard, un manque total de charme dans la couleur, un égal défaut d’originalité pittoresque, sont des traits communs aux deux artistes. Terminons par les Adieux de lord Russell et de sa femme au moment de son supplice, qui doivent encore figurer dans la catégorie de l’histoire, si la dimension du cadre et la nature sérieuse du sujet donnent droit à cette distinction. M. Lucy, le narrateur de cette scène douloureuse, l’a rendue avec vérité comme drame et d’un pinceau qui sait imiter le réel, quoique lourdement. Sa page est de la même école que le Cromwell et autres morceaux historiques de M. Delaroche. Des deux côtés, même agrandissement sans motif du cadre, ce qui nous semble une erreur. Malgré la judicieuse vraisemblance des expressions, on est refroidi par l’air apprêté des accessoires et par la pauvreté de la couleur, toutes choses qui seraient moins sensibles dans de plus petites proportions.
Quelques jeunes peintres qui se sont fait remarquer au moins par leur singularité, mais qui sont comme une conséquence et un des signes les plus palpables du changement que subit l’école anglaise, appellent de nouveau notre attention de ce côté. Les transformations qui s’accomplissent dans l’art ne sont pas au nombre de ces brusques enfantemens qui portent en grosses lettres leur date et leur caractère. Une modification ne saurait se produire que là où il y a déjà quelque chose d’arrêté ; pour innover en peinture, il faut partir d’une base fixe, bien connue, et, par cette raison, les changemens sont lents et complexes. Tel peintre débute par introduire un trait plus étudié ; un autre tourne ensuite son attention vers les extrémités ; un troisième combine ces améliorations en y ajoutant celle du modelé, et de la sorte la transformation ne devient visible dans son entière portée que le jour où il s’est amassé une somme suffisante de modifications partielles. — Ainsi en a-t-il été et en est-il des nouvelles visées dont nous parlions : ce qui remue est le produit de plusieurs petits mouvemens venus de plus d’un côté, et maintenant la secousse se fait sentir un peu en tout sens. Il n’est presque pas un coin dans l’enceinte de l’Académie qui n’en accuse les traces et qui ne prouve aussi que l’impulsion, d’où qu’elle vînt, n’a pas rencontré des esprits inertes. Le petit bataillon sacré qui avait tenu bon en haut lieu à travers des assauts de tout genre y a puisé une nouvelle vigueur, et les vétérans même de la brosse ont été électrisés au point d’admettre ce que leur science n’avait pas même rêvé.
Poussé à toutes ses conséquences naturelles, le nouveau programme aboutirait à ceci : que c’est à la palette de se soumettre au porte-crayon, que la nature doit être recherchée dans toute sa simplicité, et qu’un dessin scrupuleux doit la suivre dans tous ses caprices de forme. — D’où il suivrait nécessairement que les réalités de la lumière et de l’ombre remplaceraient les effets d’un clair-obscur idéal, et que la couleur aurait à recevoir humblement la loi, après l’avoir faite si long-temps avec arrogance. Bien entendu, cette réforme a trouvé ses prosélytes les plus ardens parmi la jeunesse, et, comme cela arrive toujours, l’extrême qu’il s’agissait de corriger a provoqué un autre extrême. La réforme utile a été dépassée par la révolution. C’est en tête des exaltés que se range une secte de jeunes peintres qui se sont fait connaître sous le nom de préraphaélites. MM. F.-M. Brown, W.-H. Hunt et C. Collins ont un nom dans cette petite église ; mais jusqu’à présent, il faut le dire, leur patience a été plus méticuleuse qu’exacte, et leur simplicité plus prétentieuse que naïve. L’accident d’une forme, pour peu qu’il soit frappant, est calqué avec ostentation, et ses caractères plus essentiels, mais moins à demeure, sont laissés de côté. Des objets minutieux sont représentés sur les seconds plans, et, dans les figures principales du premier plan, le modelé est sans précision. Sous les apparences du scrupule enfin, ce qu’on aperçoit le plus, ce n’est pas un sentiment original des luxueuses complexités de la nature ; c’est plutôt un parti pris de contrefaire le XVe siècle. Le pastiche se dénote partout par ses contradictions. Tandis que chez les vieux maîtres la manière de poser les couleurs était en harmonie avec leurs intentions et leurs particularités de dessin, le trait archaïque s’accouple chez leurs imitateurs avec des empâtemens à la moderne ; les conceptions préraphaélites s’expriment par des moyens inventés pour d’autres buts, et de ces élémens hétérogènes il sort quelque chose de faux qui choque comme une ruine moderne ou comme un méthodique métier où la vapeur est appliquée à imiter les gracieuses irrégularités des tisseurs primitifs de l’Inde.
Parmi les jeunes novateurs cependant, il en est un que nous mettrons à part : c’est M. J.-K. Millais. S’il tient de près aux préraphaélites par sa touche microscopique et ses multitudes de petits contours, nous croyons devoir l’en distinguer, parce que ces particularités, au lieu d’être pour lui le but, semblent simplement le moyen dont il use pour articuler sur sa toile des intentions plus profondes et un sentiment plus exquis. Dans ses deux peintures, l’Amant huguenot et Ophélia, la surabondance des détails nuit sans doute à l’effet général, et les chairs y sont trop épluchées ; mais un mélancolique intérêt est répandu sur les deux toiles, et les têtes y sont d’un naturel expressif et simple.
Analogue par le genre du sujet et par la nature de l’intérêt, la Charlotte Corday allant au supplice, de M. E.-M. Ward, est aussi un travail sérieux, mais non plus dans un sens préraphaélite. Elle présente une si grande ressemblance avec le style et les procédés français, qu’elle pourrait être attribuée à M. Vernet ou à M. Hesse, du moins par des yeux peu familiarisés avec le cachet personnel de ces deux artistes. Comme eux, M. Ward a l’adresse et la propreté du pinceau, la probabilité du drame et cette façon tout imitative de peindre qui demande seulement aux couleurs des mots pour dire ce qui peut se voir. À l’heure qu’il est, du reste, cette voie est celle du plus grand nombre. Par bien des côtés aussi, MM. C. Landseer, F. Stone, T. Uwins, S.-À. Hart, F.-R. Pickersgill, sans parler de plusieurs autres, font songer aux bonnes toiles des expositions parisiennes. Tous sont experts à agencer une composition ; tous, avec un talent qui sait réaliser leurs vouloirs, se préoccupent surtout de bien raconter leur histoire, sacrifiant volontiers ce qui aurait une valeur comme mouvement et comme couleur à ce qui promet de développer plus expressivement leur drame. Ils entendent à fond les services utiles que peut rendre la peinture, mais ils n’admettent pas ses inspirations et ses caprices. Ils ont rogné les ailes de Pégase, ils en ont fait un bon cheval de trait.
Peut-être n’est-il aucun point par où les modernes diffèrent autant des anciennes écoles que par ce que je nommerai leur talent mimique. Rien que la partie de l’art qui parle à l’esprit eût été cultivée jusqu’à un certain point par plusieurs des maîtres italiens, elle a pris de nos jours une telle extension, qu’elle est devenue pour ainsi dire un trait entièrement neuf. La remarque vous est comme imposée à l’exposition de Londres par le nombre des tableaux où prédomine ce genre de qualités. Quelques-uns surtout : Pope et lady Montagu, de M. Frith, et l’Episode des mémoires de Pepys, par M. Elmore, nous ont frappé dans ce sens. La réalité vivante des physionomies et le jeu dramatique des acteurs sont admirables dans ces peintures. Rien que pour inventer de pareils sujets, il faut déjà être un observateur pénétrant et exercé. Ce qu’il faut ensuite de jugement pour saisir, au milieu des contorsions et des grimaces d’un modèle, l’attitude convenable et la juste expression, fait de l’œuvre bien réussie un tour de force d’anatomie psychologique, quelque chose qui atteste nombre d’études approfondies, et qui est tout-à-fait en dehors des capacités plastiques. Les figures cependant sont parlantes des pieds à la tête, et le tout est revêtu d’un coloris vif et naturel appliqué d’un pinceau ferme et savant.
À ce trait tout moderne de la peinture nous en ajouterons un autre : l’amour de la couleur locale, le goût des costumes anciens, et par suite l’introduction de toute une classe de sujets appropriés à ces buts nouveaux. Ces tendances sont si générales en ce moment, que les œuvres modernes des différentes nations se confondent souvent dans un même air de famille. Une Française habillée en Clarisse Harlowe, ou une Anglaise sous le costume de Mme de Sévigné, perdraient beaucoup de leur physionomie nationale, et ce qu’elles en garderaient dans la réalité pour un œil exercé s’effacerait encore en peinture. Reconnaître des signes distinctifs et des provenances différentes dans des tableaux à costume, c’est chose qui demande non-seulement qu’on soit un connaisseur instruit en fait d’art, mais qu’on ait mis la main à la brosse. Rendre compte des différences qu’on peut apercevoir, les dire avec des mots, c’est chose impossible, et il faut se contenter d’indiquer simplement le fait.
De cet art tout intellectuel, si nous passons à la peinture d’imagination, nous ne rencontrons guère que deux compositions de M. J. Martin, le peintre grandiose du Festin de Balthazar et du Déluge. Les trois ou quatre autres tableaux qui prétendent au lyrisme sont sans importance. Ceci nous semble un fait singulier à Londres, dans la patrie de Shakspeare, l’archi-sorcier de la fantaisie, dans cette indisciplinable Angleterre où les écrivains se mettent chaque jour en contravention avec les règlemens du décorum et des goûts reçus, pour s’échapper librement et assez impunément en tout sens. Que les peintres aient à ce point renoncé aux excursions imaginaires, nous en sommes étonné, car les facultés qui abondent chez un peuple et qui y produisent des excès y engendrent aussi un génie particulier. Nous verrions avec peine que le nouveau levain d’étude sévère qui met en fermentation l’école anglaise dût étouffer cette veine originale de créations poétiques. Espérons plutôt qu’une instruction mieux réglée préparera à l’imagination de plus vastes conquêtes en aiguisant son regard et en doublant la portée de son vol.
De toutes les mines où peut puiser le peintre, il n’en est pas de plus exploitée que celle de la vie privée. Outre que les scènes domestiques ont un grand charme pour le gros du public, elles sont comme au bout de la brosse de l’artiste, et elles ne lui demandent guère d’autre effort d’esprit que la peine de copier. Tout le talent d’imitation dont il dispose trouve ici beau jeu pour se développer sans impertinence et à bon profit, avec cette double chance de gagner le plus large succès et au meilleur marché. Toutefois, quand c’est un homme de génie qui se tourne de ce côté, sous l’empire sans doute de quelque chaude et cordiale sympathie qui le relie à ses semblables autant qu’à l’art et au monde de l’imagination, il raconte alors l’histoire de la rue ou de la chambre avec une ferveur d’impression qui fait vivre ses couleurs. C’est un prestige de cette sorte que possède M. Webster, l’auteur de trois épisodes familiers ; avec le même souille animateur, il a su évoquer dans la Cour des récréations de l’école la gaieté bruyante et sans pensée de l’enfance, dans l’A. B. C. les premières épreuves de la vie humaine, dans la Lettre arrivant des colonies ses douleurs extrêmes el les plus profonds ébranlemens des affections.
Les portraits ont fourni leur contingent usuel : on sait qu’ils sont les adresses des peintres et le fond de toute exposition. Cette année seulement, ils se ressentent, comme exécution, de l’élan général de l’école vers un style plus sévère et un faire plus soigneux. M. F. Grant, qui garde encore bien des réminiscences de Reynolds et de Lawrence, est cependant ferme et exact le plus souvent, surtout dans ses figures d’hommes. Les figures de femmes lui sont moins favorables ; mais, s’il y échoue, c’est en bonne compagnie, il faut le dire, car les plus grands maîtres n’ont laissé proportionnellement que peu de bons portraits de femmes. Dans les têtes de M. J.-P. Knight, il y a du caractère et une touche hardie ; dans la Vicomtesse Hood, de M. Boxall, une grande élégance et beaucoup de grâce rendue avec un coloris exquis. La primauté cependant revient à un Écossais, à sir J.-W. Gordon, dont les six portraits attestent une main ferme, guidée par une connaissance consommée de l’art. Les physionomies y sont naturelles et expressives ; l’ensemble est d’un effet mâle et digne.
Comme la représentation de tout ce qui a vie est la grande difficulté de l’art, nous pouvons, avant d’en venir aux paysages et aux natures mortes, placer ici les animaux tout après l’homme, et sans offense pour lui. Sir Edwin Landseer, dont la verve et l’imagination poétique sont bien connues à Paris, n’a pas exposé cette année ; mais ses sites favoris, les montueux paysages d’Ecosse, n’ont rien perdu de leur sauvage rudesse sous le pinceau de M. Ansdell, qui pourrait bien en outre ne pas se borner à l’égaler dans la peinture des hôtes de ces solitudes : le daim, le chien, le mouton des montagnes, et le pâtre presque aussi inculte et aussi farouche. Néanmoins les artistes anglais ne semblent pas atteints de cette passion pour les animaux et pour la chasse dont on fait l’attribut général de leurs compatriotes. Les sujets d’animaux, en somme, sont peu nombreux à l’exposition, et ceux qui s’y trouvent n’ont pas de traits bien saillans.
Dans le paysage, mêmes traces du mouvement de reflux que nous avons signalé. En dehors des calques faciles et vulgaires auxquels le genre se prête, Turner, on ne l’a pas oublié, avait amplement fait voir quels espaces il peut offrir à l’imagination et aux effets poétiques. À Paris même, la gravure a permis de juger ses créations, un peu fantastiques, mais magnifiques. Pour le moment, toutefois, ce n’est pas Turner qui fait école à l’Académie de Londres. Les préoccupations actuelles de l’art anglais se traduisent, chez ses successeurs, par une interprétation plus patiente de la réalité, par une sobriété générale de ton et par une façon de peindre fort inaccoutumées jusqu’ici dans le paysage anglais. Il semble qu’il y ait eu comme un sentiment unanime qu’il convenait de puiser de nouveau au grand trésor de la nature, afin de remplacer les matériaux que l’imagination avait une fois pour toutes transformés et façonnés. Ce que nous avons déjà eu occasion de remarquer, nous pourrions encore le répéter ici : les paysages aussi confirment la vieille vérité, que les convictions ou les passions de fraîche date vont facilement aux ardeurs immodérées ; cependant ils font également foi que nombre des plus ardens coureurs ont été de force à diriger l’entraînement qui les poussait, que le discernement chez eux a réglé l’enthousiasme. Parmi les œuvres où une sincérité passionnée est ainsi unie au jugement et aux grâces d’un sentiment réel de l’art, celles de MM. Creswick et Redgrave méritent d’être hautement distinguées, non-seulement pour leur vérité, mais aussi pour leur intérêt poétique et la fraîche transparence de leur couleur. Avec sa scrupuleuse imitation de la réalité, M. Anthony n’est pas loin de la première manière, détaillée et cherchée, de M. Cabat, à cela près qu’il a plus de largeur et un sentiment plus profond de la solennité des bois. Les paysages de M. Lee sont en grand renom, mais ils pèchent par trop de facilité, péché où conduit inévitablement un long et fréquent usage de la brosse. Ce que nous faisons vite et bien est pour nous agréable à faire. Par la splendeur nourrie de leur couleur, les pages de M. Linnell se rapprochent de l’école poétique, en même temps que leur vérité d’effet et leur conformité avec les sites naturels les empêchent de tomber dans la féerie. Pour venir aussi magistralement à bout d’une pareille combinaison, il faut une réunion de facultés qui sont rarement départies à un même homme. De fait, ce n’est rien moins que la somme des perfections et des difficultés de la peinture. Quant à M. D. Roberts, il soutient avec honneur son titre d’académicien par deux grandes et belles vues de Venise et d’Anvers ; de plus, il s’assure la palme de la perspective par un magnifique tableau de la Grande Nef de la cathédrale de Saint-Étienne à Vienne.
Nous arrivons aux régions populeuses de l’art, où abondent les petites toiles et où le mérite devient assez commun. À Londres comme à Paris, les palettes enfantent des paysages, des intérieurs et des natures mortes avec une fécondité qui appelle l’attention, et cela seul donne à penser que l’enfantement doit aller vite et coûter peu. Évidemment, l’inertie des objets représentés simplifie de beaucoup la tâche du peintre. La coloration immobile et les contours que nulle vie ne fait palpiter peuvent être épelés à loisir, et l’œil, — même en n’effleurant que les surfaces, même en n’ayant pas derrière lui une cervelle active pour le stimuler, — recueille aisément tout ce qu’une imitation purement matérielle s’inquiète de reproduire. Avec cela, avec cela seul, et sans que l’imagination ou aucune des facultés plastiques d’ordre supérieur ait pris part à l’incubation, — l’œuvre peut déjà prendre une forme très recommandable. Comme résultat, elle peut être une bonne chose à sa manière. Que l’on jette les yeux sur les enseignes et les devantures des magasins de Paris, on y apercevra à chaque pas des comestibles et des emblèmes, des natures mortes qui sont réussies au point de tromper les passons. Il faut donc admettre que, pour arriver à un pareil résultat, il suffit d’une moyenne de capacités qui est loin d’être rare. Si c’était là tout l’art, il ne serait pas difficile d’être un artiste de génie ; mais l’art n’est pas là tout entier, comme plus d’un l’a prouvé, même dans ses natures mortes et ses intérieurs. Du moment où un peintre supérieur s’empare de ces choses inertes, elles prennent soudain une portée tout autre. Il n’est plus question du trompe-l’œil, ce hochet du public ; les objets ne prétendent plus avoir sur la toile le relief et l’aspect de la réalité. Ils sont devenus les interprètes des sensations et de l’imagination de l’artiste, les conducteurs électriques qui transmettent aux spectateurs une partie de ses brillantes visions. — Touchés par le doigt de Prométhée, ils ont dépouillé leur première nature pour s’animer d’une vie nouvelle : ils ont commencé à exister comme des faits plastiques, comme des assemblages de lignes, de formes et de couleurs harmoniquement constituées en un compacte accord. Et par exemple il y a toute une série de qualités, — et elles sont le principal caractère des morceaux choisis de la peinture moderne, — qui résultent des propriétés en quelque sorte mécaniques que les couleurs doivent à leur mélange avec l’huile. L’amalgame étant donné, la brosse savante et inspirée utilise les moyens qu’il offre, et elle en tire les mérites éminens qui ont noms : transparence, profondeur, netteté, solidité ; car ces mérites ont là leur source aussi bien que l’éclat et la richesse de ton. Ces possibilités de l’huile n’étaient qu’en partie soupçonnées par les inventeurs du nouveau procédé et par les premiers peintres qui l’ont employé. C’est chez les Hollandais des XVIe et XVIIe siècles que nous les voyons le mieux comprises et le plus généralement mises à profit. Si les toiles de ces maîtres sont si estimées, c’est parce qu’elles ont à un haut degré, pour les connaisseurs, les qualités propres qui sortent de ces données. De fait, elles représentent le type du genre, avec les conditions que le genre entraîne, entre autres la petitesse du cadre. Quand le but du peintre est d’assembler des tons suivant un certain rhythme, il est nécessaire que les divers élémens du tableau ne soient pas trop éloignés l’un de l’autre, afin que l’œil puisse facilement retrouver la loi du rhythme, comme l’oreille suit le motif d’une composition musicale. Non-seulement un petit cadre répond à cette exigence, il laisse encore la liberté de mettre en jeu maintes ressources de palette et de brosse qui, dans un sujet de style sévère, seraient ou des contre-sens ou des impossibilités. Tandis que la seule nécessité de remplir une large page oblige à écrire péniblement et en détail chaque partie du sujet, le peintre qui s’étend moins peut l’expliquer par une simple indication, et, avec moins d’efforts, il garde mieux dans ses touches la délicatesse et l’éclat d’un premier jet.
Il n’est que naturel de conclure de là qu’une école comme l’école anglaise, avec l’attention qu’elle a long-temps donnée aux procédés et aux effets, doit avoir à citer plus d’une heureuse tentative de cette nature. Et en effet nous en avons remarqué plusieurs d’une valeur élevée, par MM. Davis, Callow, Provis, Raven, Goodall, Pritchett, et plusieurs autres, entre lesquels se distingue une femme, miss Rayner. Si M. F.-D. Hardy n’est pas dans cette liste, c’est que nous lui devions une mention à part, comme à un homme hors ligne parmi ses pairs. Ses trois peintures de cette année pourraient rivaliser avec les chefs-d’œuvre de l’école hollandaise.
Après avoir passé en revue la peinture à l’huile, il nous reste peu de mots à ajouter sur la sculpture ; mais, avant d’y arriver, nous voudrions payer notre tribut d’admiration à un déploiement extraordinaire de talent dans une branche de l’art qui n’offre que peu de champ aux grandes qualités, à savoir la miniature. L’objet de nos éloges est un Écossais, M. Thorburn, déjà connu depuis plusieurs années par des portraits auxquels il sait donner une grandeur et une ampleur, une fermeté de dessin aussi, qui seraient remarquables dans toute espèce d’œuvre peinte, mais qui deviennent surprenantes de la part d’un pinceau si menu. Le style fort et original de ses ouvrages, et avec de tels matériaux, n’a point, que nous sachions, été jamais égalé. Il y a lieu de regretter qu’il dépense ces rares qualités pour des résultats si périssables.
On s’étonnera peu que la sculpture soit faible et négligée dans un pays qui commence seulement à se préoccuper du dessin et de l’art épique. La pierre et le marbre ne tolèrent plus rien d’analogue aux artifices usités de la couleur et du clair-obscur ; ils se prêtent d’ailleurs de mauvais gré aux pures gentillesses de forme ou aux capricieux chiffonnages. À moins d’être soutenu par une rigoureuse éducation et par une pensée sérieuse, l’artiste trouve son maillet bien lourd et son ciseau bien intraitable. Cependant l’indocilité même des matériaux semble avoir amené pour les sculpteurs la nécessité d’étudier, au moins jusqu’à un certain point, avant que les peintres arrivassent à en sentir l’utilité. Cette demi-discipline a produit des talens plus ou moins remarquables dans le buste et les figures de femme, bien qu’elle n’ait point été à la hauteur des compositions héroïques ou monumentales. Sur cent soixante-seize morceaux de tout genre qui composent toute l’exposition de la sculpture, cent neuf sont des bustes et des médaillons, ce qui réduit à soixante-sept le nombre des ouvrages où l’imagination demandait à être appuyée d’un talent plastique ou d’une science plus que rudimentaire. Dans cette dernière catégorie, nous avons noté une Figure couchée, pour un tombeau, par M. Westmacott, et deux statues par M. E.-H. Baily. Il y a aussi du mérite dans la Jeune Indienne de M. W.-C. Marshall et dans la Jeune Bergère de M. E.-B. Stephens.
Notre tâche serait à peu près terminée, si nous avions seulement voulu faire connaître les principaux talens du jour en Angleterre ; mais notre but a été aussi d’indiquer le mouvement général de l’art anglais en ce moment, et, en dehors de l’Académie, nous devons au moins mentionner cinq autres expositions publiques : deux de peintures à l’huile et trois d’aquarelles, dont une réservée aux ouvrages d’amateurs. Un total de deux mille morceaux, souvent du goût et du savoir-faire dans la classe des sujets qui ne dépassent pas, comme nous l’avons remarqué, la compétence des capacités moyennes, nombre d’œuvres enfin qui allaient aussi loin que l’habileté peut conduire, mais pas une seule composition historique d’un style élevé ou d’un mérite prééminent, voilà ce que nous avons rencontré dans ces diverses galeries.
À tout prendre, il est clair que le bon sens du goût, en fait d’art, est fort répandu en Angleterre ; nous voulons dire qu’on y trouve en abondance ce genre de goût qui est le produit de l’éducation et d’une dose raisonnable d’intelligence : — la très grande majorité des peintures et des sculptures qui s’offrent au regard en tout pays ne sort pas d’une source plus profonde ; — mais, quant à savoir si des germes de grandes qualités y dorment sous le sol, c’est là une question que nous voulons laisser ouverte.
Que les élémens d’un vigoureux génie ne manquent pas aux hommes du sol, ce n’est pas là ce qui peut faire doute : Bacon, Newton, Shakspeare et Milton n’ont pas été des excroissances maladives du développement national ; ils ont été des membres géans du tronc vivace, des membres sains et composés des mêmes tissus, seulement immenses. La race d’ailleurs s’est fait connaître par la grandeur et l’audace de ses entreprises industrielles, et c’est là encore une supériorité qui procède en bonne partie d’une même fécondité d’énergie créatrice. — Cependant, d’un autre côté, la peinture, comme la musique, a des exigences à part, et, jusqu’à l’avènement d’une victoire signalée qui n’a pas été remportée encore, rien ne prouve que ces deux domaines soient aussi accessibles que d’autres aux conquêtes du génie anglais.
Pour notre part, la peinture et la musique nous semblent présenter des analogies sans nombre ; leurs rapports sont si intimes, qu’elles se servent d’une phraséologie à peu près identique. La proportion dans laquelle l’imitation peut se mêler à l’art plastique, quand elle ne fait pas absolument corps avec lui, constitue sa principale différence d’avec la musique, où toute prétention imitative est un barbarisme. Et encore le peintre ne peut-il produire une œuvre réellement supérieure sans se rapprocher presque entièrement du musicien, en d’autres termes, sans réduire à très peu de chose le rôle que joue l’imitation au milieu de ses autres intentions. Harmonies de sons, harmonies de lignes ou de couleurs, il faut que l’impérissable lyre, l’ame humaine, réponde par une même corde bien vibrante et bien importante à ces divers accords ; car il y a long-temps déjà que les hommes ont indissolublement associé les trois arts et reconnu dans leurs inspirations le souffle d’une même puissance.
Cette sensibilité, dont la musique est probablement l’énonciation la plus simple, tout nous porte à croire qu’elle est générale, universelle même, quoique accordée à chacun dans des proportions différentes. Les plus antiques traditions de notre race s’accordent à nous le dire comme les observations les plus récentes : le don d’apprécier les sons et d’être agréablement affecté par certaines combinaisons harmoniques est un privilège humain de tous les temps et de tous les lieux. La mélodie, que nous considérons comme une harmonie consécutive, est la forme primitive de la musique, celle aussi qui est le plus généralement sentie. À une phase plus avancée du progrès correspond l’harmonie simultanée. Par la suite, avec plus de lumières, peut-être découvrira-t-on que ce sens de l’harmonie est, en plus de la faculté de percevoir, un des complémens fondamentaux, sinon l’unique, d’où résulte la puissance de saisir des ressemblances et des différences, celle de combiner des idées, le raisonnement, — en un mot, tout ce qui établit la démarcation entre l’homme et la brute.
Cela toutefois ne nous empêche pas de croire à l’existence des aptitudes, des génies particuliers. Qu’ils soient des capacités distinctes ou des fonctions spéciales d’un même organe, qu’ils tiennent à ce qu’une ou deux puissances de l’organisme ont un excès de force, ou à ce que les autres facultés, en étant moins actives, laissent à celles-là plus de jeu, il n’en est pas moins certain que la peinture, comme la musique, réclament l’intervention directe d’un de ces développemens extraordinaires, — et cette forme d’aptitude, nous voyons qu’en France elle est à la fois et plus commune et de plus haute portée qu’en Angleterre. Dans les arts du dessin, en tous cas, elle s’y est largement manifestée par le merveilleux succès avec lequel les artistes français savent rendre les réalités. L’idéalisme de l’école nationale a peu d’élévation, il est vrai, et est en grande partie traditionnel : son originalité à elle est dans sa magistrale manière de traduire les formes palpables et le caractère des passions évidentes ; mais, sous ce rapport comme sous le rapport de la grandeur, qui est la solide dignité du vrai et de la force, la France jusqu’ici n’a pas été égalée ; l’Angleterre même est loin, pour le moment, de la rejoindre.
Pour autant un fait reste certain : c’est qu’un travail de transformation est en voie de s’opérer dans l’école anglaise. Après s’être long-temps abandonnée aux attraits de la couleur et aux entraînemens d’une imagination qui n’était pas toujours plastique ; après avoir marché dans des voies où elle a parfois trouvé la poésie, rarement le grand caractère, faute de se préoccuper suffisamment des formes, voilà qu’elle se tourne maintenant vers le dessin et l’étude du vrai. Ce qui peut sortir de là, l’avenir nous l’apprendra ; il se peut qu’une connaissance plus positive des lignes et des formes réelles développe le sentiment des formes plastiques. Il se peut aussi que plus de science éloigne encore davantage les artistes de l’art, en les menant à cette exactitude littérale qui peut être philosophique, dramatique, tout enfin, sauf du génie pittoresque, parce qu’elle se borne à dérober le langage de la peinture pour l’appliquer à un but étranger à cet art. Attendons.
G.-H. DARLEY.