Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 2/chapitre 6

crainte & de tristesse ; mais je n’ai point entrepris de montrer ici toutes les raisons que peuvent avoir les artistes, pour choisir ces sortes d’objets : il me suffisoit de faire voir, que c’est l’imitation qui met les arts en état de tirer avantage de cette disposition, qui est desavantageuse dans la nature. PARTIE 2 CHAPITRE 6 qu’il y a des regles particulieres pour chaque ouvrage, & que le goût ne les trouve que dans la nature. le goût est une connoissance des regles par le sentiment. Cette maniere de les connoître est beaucoup plus fine & plus sure que celle de l’esprit : & même sans elle, toutes les lumieres de l’esprit sont presque inutiles à quiconque veut composer. Vous savez votre art en géometre. Vous pouvez dire quelles en sont les loix. Vous pouvez même tracer un plan en général : mais voici un terrain avec quelques irrégularités, donnez-nous le plan qui lui convient le plus, eu égard aux tems, aux personnes, etc. Votre spéculation est déconcertée. Je sais que l’exorde d’un discours doit être clair, modeste & intéressant. Mais quand je viendrai à l’application de la régle ; qui me dira si mes pensées, mes expressions, mes tours remplissent cette régle ? Qui me dira, où je dois commencer une image, où je dois la finir, la placer ? L’exemple des grands maîtres ? Le sujet est neuf, ou s’il ne l’est pas, les circonstances le sont. Il y a plus : vous avez fait un excellent ouvrage : les connoisseurs l’ont approuvé : l’esprit & le coeur ont été également contents. Est-ce assez ? Sera-ce un modéle pour un autre ouvrage ? Non : la matiere est changée. Là, Oedipe mouroit de douleur : ici, Oreste vangé revit par la joie. Vous retiendrez seulement les points fondamentaux, qui sont, l’ordre et la symmétrie. Mais il vous faut une autre disposition, un autre ton, d’autres régles particulieres, qui soient tirées du fonds même du sujet. Le génie peut les trouver, les présenter à l’artiste : mais qui les choisira, qui les saisira ? Le goût, et le goût seul. C’est lui qui guidera le génie dans l’invention des parties, qui les disposera, qui les unira, qui les polira : c’est lui, en un mot, qui sera l’ordonnateur, & presque l’ouvrier. Ces régles particulieres vous effrayent : où les trouver ? Vous êtes poëte, peintre, musicien ; vous avez un talent surnaturel : ingenium ac mens divinior : vous savez interroger le grand maître : les idées que vous devez exécuter sont quelque part ; & si vous voulez les trouver : respicere exemplar morum vitaeque jubebo. c’est ce livre dans lequel il faut savoir lire : c’est la nature. & si vous ne pouvez y lire par vous-même, je pourrois vous dire : retirez-vous, le lieu est sacré. Mais si l’amour de la gloire vous emporte ; lisez au moins les ouvrages de ceux qui ont eu des yeux. Le sentiment seul vous fera découvrir ce qui avoit échappé aux recherches de votre esprit. Lisez les anciens : imitez-les, si vous ne pouvez imiter la nature. Quoi ! Toujours imiter, dites-vous, toujours être esclave ? Créez donc, faites comme Homere, Milton, Corneille : montez sur le trépied sacré pour y prononcer des oracles. Le dieu est sourd, il n’écoute point vos vœux ? Réduisez-vous donc à être, comme nous, admirateur de ceux que vous ne pouvez atteindre ; & souvenez-vous, qu’un petit nombre suffit pour créer des modéles au reste du genre humain. On connoît la nature du goût et ses loix : elles sont, comme on vient de le voir, entiérement d’accord avec la nature & les fonctions du génie. Il ne s’agit plus que d’en faire l’application détaillée aux différentes especes d’arts. Mais qu’on me permette de m’arrêter ici auparavant, pour tirer des conséquences de ce que nous venons de dire sur le goût : elles ne peuvent être étrangeres à notre sujet.