Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 2/chapitre 10

des sentimens qui tiennent quelque lieu de la charité évangélique. Or ces sentimens ne se communiquent que par les arts, qui, étant imitateurs de la nature, nous rapprochent d’elle, & nous présentent pour modéles, sa simplicité, sa droiture, sa bienfaisance qui s’étend également à tous les hommes. PARTIE 2 CHAPITRE 10 4 & derniere conséquence. combien il est important de former le goût de bonne heure, & comment on devroit le former. il ne peut y avoir de bonheur pour l’homme, qu’autant que ses goûts sont conformes à sa raison. Un cœur qui se révolte contre les lumieres de l’esprit, un esprit qui condamne les mouvemens du cœur, ne peuvent produire qu’une sorte de guerre intestine, qui empoisonne tous les instans de la vie. Pour assurer le concert de ces deux parties de notre ame, il faudroit être aussi attentif à former le goût, qu’on l’est à former la raison. & même, comme celle-ci perd rarement ses droits, et qu’elle s’explique presque toujours assez, lors même qu’on ne l’écoute point ; il semble que le goût devroit mériter la premiere & la plus grande attention ; d’autant plus, qu’il est le premier exposé à la corruption, le plus aisé à corrompre, le plus difficile à guérir, & enfin qu’il a le plus d’influence sur notre conduite. Le bon goût est un amour habituel de l’ordre. Il s’étend, comme nous venons de le dire, sur les mœurs aussi bien que sur les ouvrages d’esprit. La symmétrie des parties entr’elles & avec le tout, est aussi nécessaire dans la conduite d’une action morale que dans un tableau. Cet amour est une vertu de l’ame qui se porte à tous les objets, qui ont rapport à nous, & qui prend le nom de goût dans les choses d’agrément, et retient celui de vertu lorsqu’il s’agit des mœurs. Quand cette partie est négligée dans l’âge le plus tendre, on sent assez quelles en doivent être les suites. Si on jugeoit des goûts & des passions des hommes, moins par leur objet & par les forces qu’elles font mouvoir pour y arriver, que par le trouble qu’elles portent dans l’ame ; on verroit que les âges n’y mettent pas plus de différence que les conditions. La colere d’un homme privé n’est pas, de soi, moins violente que celle d’un roi : quoique les effets extérieurs en soient moins terribles. Un pere rit des dépits, de l’ambition, de l’avidité d’un enfant qui sort du berceau : ce n’est qu’une étincelle, il est vrai, mais une étincelle, à qui il ne manque que la matière, pour être un incendie. L’impression se fait sur les organes : le pli se prend : & quand on veut le réformer dans la suite, on y trouve une résistance qu’on rejette sur la nature, & qu’on devroit imputer à l’habitude. Que dans les premiers jours de la vie, l’ame comme étonnée de sa prison, demeure quelque-tems dans une espece de stupidité & d’engourdissement ; ce n’est pas une preuve qu’elle ne s’éveille que quand elle commence à raisonner. Elle s’agite bientôt par les desirs qui naissent du besoin : les organes l’avertissent de donner ses ordres : & le commerce du corps avec l’ame s’établit par les impressions réciproques de l’un sur l’autre. L’ame reconnoît dès-lors en silence toutes ses facultés : elle les prépare & les met en jeu. Elle amasse par le ministére des yeux, des oreilles, du tact, & des autres sens, les connoissances & les idées qui sont comme les provisions de la vie. Et comme dans ces acquisitions, c’est le sentiment qui régne & qui agit seul ; il doit avoir fait déja des progrès infinis, avant que la raison ait fait seulement le premier pas. Peuvent-ils être indifférens ces progrès, qui sont si souvent contraires aux intérêts de la raison, qui troublent sans cesse son empire, et ont assez de force, ou pour la rendre esclave, ou pour la dépouiller d’une partie de ses droits ? & s’ils ne sont rien moins qu’indifférens ; seroit-il possible, qu’il n’y eût pas de moyen pour les régler, ou pour les prévenir ? On le croiroit presque, à en juger par le peu de soin qu’on donne ordinairement aux quatre ou cinq premieres années de l’enfance. Toute l’attention se termine aux besoins du corps. On ne songe point que c’est dans ce tems que les organes achévent de prendre cette consistence, qui prépare les caractères & même les talens : & qu’une partie de la conformation de ces organes dépend des ébranlemens & des impressions qui viennent de l’ame. Tant que l’ame ne s’exerce que par le sentiment, c’est le goût seul qui la méne : elle ne délibére point ; parce que l’impression présente la détermine. C’est de l’objet seul qu’elle prend la loi. Il faudroit donc lui présenter dans ces tems une suite d’objets, capables de ne produire que des sentimens agréables & doux, et lui dérober la connoissance de tous ceux dont on ne pourroit la détourner, qu’en la jettant dans la tristesse ou l’impatience : & par-là, on formeroit peu à peu dans l’homme, dès sa plus tendre enfance, l’habitude de la gayeté, qui fait son propre bonheur, & celle de la douceur, qui doit faire celui des autres. Quand l’homme commence à sortir de cet état de servitude où il est retenu par les objets extérieurs, et qu’il entre en possession de lui-même par la raison & par la liberté ; on ne songe d’ordinaire qu’à lui cultiver l’esprit. On oublie encore entiérement le goût : ou si l’on y pense, c’est pour le détruire en voulant le forcer. On ne sait point que c’est la partie de notre ame qui est la plus délicate, celle qui doit être maniée avec le plus d’art. Il faut feindre de le suivre lors même qu’on veut le redresser : & tout est perdu, s’il sent la main qui le réduit :… tunc fallere solers apposita intortos extendit regula mores. c’étoit le grand & très-rare talent de celui que Perse avoit eu pour maître. Aussitôt qu’un enfant ouvre les yeux de l’esprit, & qu’il voit l’univers ; le ciel, les astres, les plantes, les animaux, tout ce qui l’environne le frappe, il fait mille questions : il veut savoir tout. C’est la nature qui le pousse, qui le guide : et elle le guide bien. Il est juste que le nouveau citoyen qui arrive dans le monde, connoisse d’abord sa demeure, et ce qu’on y a préparé pour lui. Il faudroit suivre ce rayon de lumiere, satisfaire cette curiosité, la piquer de plus en plus par le succès. Mais on l’arrête, on l’étouffe en naissant, pour lui substituer une triste contrainte qui jette l’esprit dans des travaux que le dégoût rend infructueux, & qui éteignent quelquefois pour toujours, cette curiosité que la nature avoit destinée à être l’éguillon de l’esprit & le germe des sciences. On met à l’entrée des études précisément ce qui peut en détourner les enfans, ou les en dégoûter : des régles abstraites, des maximes séches, des principes généraux, de la métaphysique. Sont-ce là les jouets de l’enfance ? Les arts ont deux parties : la spéculation & la pratique, l’une peut aller avant l’autre, pourvu qu’on ne les sépare point pour toujours. Que ne leur donne-t’on d’abord celle qui est le plus à leur portée, qui est la plus conforme à leur caractère & à leur âge : celle qui a le plus d’objets sensibles, qui donne le plus de jeu & de mouvement à l’esprit, en un mot celle qui promet le moins de peine & le plus de succès ? Car c’est le succès qui nourrit le goût : & le succès & le goût annoncent le talent. Ces trois choses ne se séparent jamais. De sorte que si après avoir essayé d’une route pendant quelque-tems, l’esprit ne s’y plaît pas ; c’est une marque qu’elle n’est point faite pour le mener à la gloire. Envain employeroit-on la contrainte ; elle ne feroit que diminuer encore le goût, et enlaidir les objets. La seule ressource, si on ne veut point y renoncer absolument, c’est de les présenter sous une autre face. & s’ils ne plaisent point encore, il vaut beaucoup mieux les abandonner pour toujours, que d’occasionner par l’obstination une suite de sentimens qui pourroit faire perdre à l’ame sa gayeté & sa douceur, deux vertus qu’aucun talent de l’esprit ne sauroit payer. On peut tenter un autre voye. Les talens sont aussi variés que les besoins de la vie humaine ; la nature y a pourvu : & en mere bienfaisante, elle ne produit aucun homme, sans le doter de quelque qualité utile, qui lui sert de recommandation auprès des autres hommes. C’est cette qualité qu’il faut reconnoître et cultiver, si on veut voir fructifier les soins de l’éducation. Autrement, on va contre les intentions de la nature qui résiste constamment au projet, et le fait presque toujours échouer.