Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 1/chapitre 4

PARTIE 1 CHAPITRE 4 dans quel état doit être le génie pour imiter la belle nature. les génies les plus féconds ne sentent pas toujours la présence des muses. Ils éprouvent des tems de sécheresse & de stérilité. La verve de Ronsard qui étoit né poëte, avoit des repos de plusieurs mois. La muse de Milton avoit des inégalités dont son ouvrage se ressent ; & pour ne point parler de Stace, de Claudien, et de tant d’autres, qui ont éprouvé des retours de langueur et de foiblesse, le grand Homere ne sommeilloit-il pas quelquefois au milieu de tous ses héros & de ses dieux ? Il y a donc des moments heureux pour le génie, lorsque l’ame enflammée comme d’un feu divin se représente toute la nature, & répand sur tous les objets cet esprit de vie qui les anime, ces traits touchants qui nous séduisent ou nous ravissent. Cette situation de l’ame se nomme enthousiasme, terme que tout le monde entend assez, & que presque personne ne définit. Les idées qu’en donnent la plupart des auteurs paroissent sortir plutôt d’une imagination étonnée & frappée d’enthousiasme elle-même, que d’un esprit qui ait pensé ou réflechi. Tantôt c’est une vision céleste, une influence divine, un esprit prophétique : tantôt c’est une yvresse, une extase, une joie mêlée de trouble & d’admiration en présence de la divinité. Avoient-ils dessein par ce langage emphatique de relever les arts, et de dérober aux prophanes les mysteres des muses ? Pour nous qui cherchons à éclaircir nos idées, écartons tout ce faste allégorique qui nous offusque. Considerons l’enthousiasme comme un philosophe considere les grands, sans aucun égard pour ce vain étalage qui l’environne & qui le cache. La divinité qui inspire les auteurs excellens quand ils composent, est semblable à celle qui anime les héros dans les combats : sua cuique deus fit dira cupido. dans les uns, c’est l’audace, l’intrépidité naturelle animée par la présence même du danger. Dans les autres, c’est un grand fonds de génie, une justesse d’esprit exquise, une imagination féconde, & sur-tout un cœur plein d’un feu noble, & qui s’allume aisément à la vue des objets. Ces ames privilégiées prennent fortement l’empreinte des choses qu’elles conçoivent, & ne manquent jamais de les reproduire avec un nouveau caractere d’agrément & de force qu’elles leur communiquent. Voilà la source & le principe de l’enthousiasme. On sent déja quels doivent en être les effets par rapport aux arts imitateurs de la belle nature. Rappellons-nous l’exemple de Zeuxis. La nature a dans ses trésors tous les traits dont les plus belles imitations peuvent être composées : ce sont comme des études dans les tablettes d’un peintre. L’artiste qui est essentiellement observateur, les reconnoît, les tire de la foule, les assemble. Il en compose un tout dont il conçoit une idée vive qui le remplit. Bientôt son feu s’allume, à la vue de l’objet : il s’oublie : son ame passe dans les choses qu’il crée : il est tour à tour Cinna, Auguste, Phedre, Hippolyte, & si c’est La Fontaine, il est le loup & l’agneau, le chêne et le roseau. C’est dans ces transports qu’Homere voit les chars & les coursiers des dieux : que Virgile entend les cris affreux de Phlegias dans les ombres infernales : & qu’ils trouvent l’un & l’autre des choses qui ne sont nulle part, & qui cependant sont vraies :… poëta cum tabulas cepit sibi, quaerit quod nusquam est gentium, repperit tamen. c’est pour le même effet que ce même enthousiasme est nécessaire aux peintres & aux musiciens. Ils doivent oublier leur état, sortir d’eux-mêmes, et se mettre au milieu des choses qu’ils veulent représenter. S’ils veulent peindre une bataille ; ils se transportent, de même que le poëte, au milieu de la mêlée : ils entendent le fracas des armes, les cris des mourans : ils voyent la fureur, le carnage, le sang. Ils excitent eux-mêmes leurs imaginations, jusqu’à ce qu’ils se sentent émus, saisis, effrayés : alors, deus ecce deus : qu’ils chantent, qu’ils peignent, c’est un dieu qui les inspire :… bella horrida bella, et tibrimmulto spumantem sanguine cerno. c’est ce que Ciceron appelle, mentis viribus excitari, divino spiritu afflari. Voilà la fureur poëtique : voilà l’enthousiasme : voilà le dieu que le poëte invoque dans l’épopée, qui inspire le héros dans la tragédie, qui se transforme en simple bourgeois dans la comédie, en berger dans l’églogue, qui donne la raison et la parole aux animaux dans l’apologue. Enfin le dieu qui fait les vrais peintres, les musiciens & les poëtes. Accoutumé que l’on est à n’éxiger l’enthousiasme que pour le grand feu de la lyre ou de l’épopée, on est peut-être surpris d’entendre dire qu’il est nécessaire même pour l’apologue. Mais, qu’est-ce que l’enthousiasme ? Il ne contient que deux choses : une vive représentation de l’objet dans l’esprit, & une émotion du cœur proportionnée à cet objet. Ainsi de même qu’il y a des objets simples, nobles, sublimes, il y a aussi des enthousiasmes qui leur répondent, et que les peintres, les musiciens, les poëtes se partagent selon les degrés qu’ils ont embrassés ; et dans lesquels il est nécessaire qu’ils se mettent tous, sans en excepter aucun, pour arriver à leur but qui est l’expression de la nature dans son beau. & c’est pour cela que La Fontaine dans ses fables, & Moliere dans ses comédies sont poëtes, & aussi