Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)/Un Duel à l’américaine

Un duel à l’américaine




La baronne Amélie, jeune femme de la haute société, avait reçu au couvent une éducation à la fois sévère et jésuitique. Mariée par sa famille à un homme de sa condition et possesseur d’une belle fortune, mais dépourvu d’esprit, et qu’elle se sentait incapable d’aimer, elle commença aussitôt à jouir de la vie à grandes guides et à goûter aux plaisirs de l’amour, toutes choses que jusque-là elle n’avait pu qu’entrevoir de loin. Elle entendait se venger sur ses parents des années moroses de son enfance, des tristesses de sa virginité et prévenir aux dépens de son mari, les ennuis d’une union mal assortie ; elle mena donc, dès le début, une existence dissolue rappelant celle des souveraines russes de l’époque rococo. La nature, qui avait prodigué à la baronne les dons les plus magnifiques pour combler les vœux d’un époux, avait en même temps enveloppé sa personne de cette séduction, de ce charme devenu une nécessité pour cette vie de frivolités ; elle avait besoin en effet d’une puissance magique non seulement pour enserrer les malheureux tombés dans ses filets et les y retenir aussi longtemps qu’il plaisait à son caprice, mais encore pour les repousser du pied avec arrogance lorsqu’elle le jugeait bon, ou bien d’exercer une véritable tyrannie sur les victimes qui ne se trouvaient pas à sa portée.

La baronne Amélie était de taille moyenne ; ses formes ni trop grêles ni trop fortes, avaient la proportion de l’harmonie que nous admirons dans les statues grecques représentant la déesse de l’Amour. Elle était bien femme dans toute sa gracieuse personne et ses traits d’une parfaite régularité avaient une expression douce et virginale. Dans sa démarche, elle avait le port d’une déesse ; elle savait à merveille l’art de s’étendre sur une ottomane ou de se balancer dans un fauteuil ; sa conversation qui ne manquait pas d’esprit avait cet abandon si captivant chez les femmes de la haute et pure aristocratie. Elle était à la fois belle femme et dame de rare distinction.

Elle venait de congédier un jeune cavalier dont la passion l’avait compromise et elle s’ennuyait à mourir, lorsqu’elle rencontra dans la rue un fort beau jeune homme dont la physionomie lui parut originale et même étrange.

Une dame qui accompagnait la baronne lui dit que ce jeune homme était un artiste et qu’il s’appelait Maximilien A…

« Il sera à moi » se dit la jeune Messaline, et de suite elle commença l’attaque.

Chaque fois qu’elle rencontrait l’artiste dans la rue, ses beaux yeux noirs et pleins de flamme le dévisageaient littéralement. Se trouvait-elle au spectacle dans sa loge, dès qu’elle apercevait la blonde chevelure bouclée du jeune homme, elle braquait sur lui sa jumelle pendant toute la représentation. Maximilien s’était parfaitement rendu compte de cette tactique et, comme une liaison avec une personne jouissant du double privilège de la beauté et de la naissance, ne pouvait que séduire son imagination, il répondit aux avances de la belle en passant fréquemment sous ses fenêtres. Un jour, il la rencontra seule et n’hésita pas à la suivre. La baronne s’engagea dans une petite rue peu fréquentée ; l’artiste comprit cette indication tacite et bientôt ils eurent fait connaissance. Amélie n’eût pas de peine à imaginer un prétexte pour attirer chez elle ce premier amant à qui elle se donna ou pour mieux dire, dont elle fit son prisonnier en moins d’une semaine.

Attiré tout d’abord par la seule vanité dans les bras de cette femme charmante, Maximilien s’embarrassait de plus en plus dans les filets que, d’une main si experte, la coquette tendait sous ses pas ; il ne tarda pas à lui témoigner l’ardeur passionnée de sa nature d’artiste.

La baronne, jusque là, n’avait eu que des liaisons, mais n’avait jamais réellement aimé ; elle se plut à recevoir les témoignages de la passion de son adorateur et peu à peu ressentit pour lui un amour sincère et profond.

Malheureusement, une circonstance vint arracher soudainement la fière beauté à cet empyrée. Maximilien était jeune, beau et élégant ; il avait lui aussi de ces allures de génie auxquelles les femmes ne savent résister, mais, comme beaucoup d’autres artistes, il était travaillé par une nervosité morbide qui en faisait un être sans énergie et même assez lâche.

On était en été et la baronne habitait sa villa du duché de Bade ; un jour elle donna rendez-vous à Maximilien sur la montagne du Calvaire. Nos deux amants s’enfoncèrent dans la forêt voisine ; grisés par les baisers et les caresses… ils ne s’aperçurent pas que la nuit tombait et, quand ils songèrent à regagner la villa, ils se trouvèrent en pleines ténèbres. Ils perdirent leur route, errèrent en tous sens, s’égarant de plus en plus dans l’immense forêt. Les arbres ressemblaient à des géants pleins de vie ; des




formes étranges et nébuleuses étendaient de longs bras ; le hibou jetait sa plainte brève. Tout à coup, la baronne sentit trembler à son bras l’amant qu’elle croyait être son protecteur.

Quelle révélation pour une maîtresse ! La femme est capable de pardonner bien des choses à l’homme, la laideur, la brutalité, la bêtise, mais jamais la lâcheté.

Dès ce moment, Amélie cessa d’aimer le jeune artiste que cependant elle toléra encore à ses côtés. Elle se prit donc à désirer un nouvel amant ; très à propos, le hasard lui en présenta un en la personne du colonel de hussards Étienne de K…, un vrai Hongrois, tout l’opposé de Maximilien. Cet officier, portant à peu près la quarantaine, était d’une taille au-dessous de la moyenne, mais bâti en athlète ; son visage était d’une rare beauté. Brun comme un tzigane, il avait une physionomie séductrice, presque féminine ; mais ses grands yeux sombres respiraient la bravoure et l’audace ; son air farouche en imposait aux hommes et fascinait les femmes. Dès qu’elle eût fait sa connaissance, la baronne s’amouracha du superbe hussard ; accoutumé aux succès rapides, l’officier la prit tout simplement d’assaut. Ils firent ensemble des promenades à cheval, tirèrent au pistolet de salon, et, la noble amie des arts devint du jour au lendemain une amazone fanatique.

Une fois, comme le colonel venait de recharger les pistolets, la baronne lui dit : « Si nous tirions maintenant sur des cartons.

— Avec plaisir, répondit-il, mais je prévois que vous allez me faire honte. Vous avez l’œil et la main beaucoup plus sûrs que moi et d’ailleurs vous tirez bien mieux.

Elle repartit : « Il est vrai que mes frères m’ont appris à tirer, étant toute jeune encore. »

Le colonel plaça les quatre as du jeu à l’endroit où était ordinairement fixée la petite cible et Amélie tira la première. Tout en fumant sa cigarette, elle abattit successivement trèfle, pique, carreau, cœur ; l’officier ravi lui cria : bravo !

— Savez-vous, reprit-elle, ce qui me plairait davantage — mais peut-être ne voudriez-vous pas vous y risquer ?

— Rien au monde, n’est au-dessus de mon courage, dit fièrement le Hongrois. De quoi s’agit-il donc ?

— Aurez-vous alors celui de me tenir la carte pendant que je vais tirer, demanda la belle Messaline, d’un ton railleur ?

— Sans même répondre, Étienne de K… prit le cinq de cœur, le soutint par le bord et recommanda à la baronne de tirer le cœur du milieu.

D’un geste négligent, Amélie alluma une cigarette, visa et tira.

— Parfait, dit l’officier. Votre coup a transformé ce cinq en un quatre de cœur.

Confuse du sang-froid de son adorateur, la coquette lui demanda pardon et se jeta à son cou.

— Voulez-vous recommencer, demanda-t-il avec un fin sourire ?

— Non ! Non ! répondit Amélie en cachant sa tête dans poitrine.

Désormais, le cœur de la coquette aristocrate appartint entièrement à cet amant dont le courage égalait la beauté ; pourtant, Amélie ne pouvait se résoudre à rompre avec le jeune artiste. Au cours de sa villégiature dans le duché de Bade et plus tard, à Vienne, où elle revint à l’automne, elle sut prendre ses dispositions pour que les deux hommes ne se rencontrassent jamais et n’eussent pas même soupçon de son genre de vie.

Amélie voulait-elle jouir du contraste frappant que lui offraient Étienne de K…, caractère viril et énergique, et Maximilien, artiste au cœur sensible, deux natures opposées vers lesquelles elle se sentait également attirée ?

Était-ce de sa part caprice ou faiblesse ? Toujours est-il qu’elle reçut les hommages de ces deux adorateurs et continua à combler leurs vœux.

Un soir, que le colonel était absent, retenu par son service à la résidence, la baronne reçut Maximilien pour causer avec lui de la dernière exposition, de livres récemment parus, de pièces nouvelles et, enfin, lui accorder les doux plaisirs de l’amour.

Tout à coup, la porte s’ouvrit violemment, et le beau hussard pénétra dans la petite chambre ; il resta comme pétrifié au spectacle qui s’offrit à sa vue, et sur la nature duquel il ne pouvait se méprendre.

La baronne poussa un cri de terreur et chercha à réparer tant bien que mal le désordre de sa toilette. Les deux hommes demeurèrent face à face, se mesurant du regard. Quel contraste, en effet, entre cet artiste au teint blême, aux longues boucles blondes, à la taille élancée, drapé dans une sorte de talar[1] noir et ce hussard plein de vigueur et de force, la cravache en main, sanglé dans son blanc pantalon de cheval, chaussé de bottes noires, vêtu d’un court dolman bleu-clair garni de martre et orné d’aiguillettes d’or. Malgré tout, ces deux êtres se reconnurent pour deux adversaires et une haine réciproque gonfla leur cœur.

— Surtout pas de scène, pas de scandale, je vous le demande en grâce, dit la baronne revenue de sa surprise et de sa frayeur.

— Tranquillisez-vous, baronne, reprit le colonel ; je crois avoir déjà donné des preuves de mon sang-froid, puis, avec un calme dédaigneux, il ajouta en se tournant vers le jeune artiste : « Vous comprenez, Monsieur, que l’un de nous est de trop, ici.

— Je comprends, murmura Maximilien ; vous voulez une revanche, un duel, mais je ne sais pas me servir d’une arme ; au reste, libre à vous de commettre un meurtre.

— Fi donc ! répliqua l’officier. Je n’y pense pas du tout. Mais, comme ni le sabre ni le pistolet ne vous sont pas familiers, je ne vois pas d’autre issue qu’un duel à l’américaine.

— Qu’est-ce-à-dire, balbutia Maximilien pris d’une pâleur soudaine ?

— Nous allons tirer au sort, dit le colonel, et celui que la fatalité désignera devra s’engager d’honneur à mettre fin à ses jours dans les vingt-quatre heures.

— Très bien, répondit l’artiste embarrassé.

— Vous échangez donc votre parole d’honneur contre la mienne, reprit le hussard en tendant la main à son adversaire. Maximilien avança lentement sa main.

— Maintenant, Madame la baronne, un jeu de cartes, je vous prie !

La belle Amélie mit un jeu sur la table.

— Voulez-vous avoir la bonté de battre les cartes ?

La baronne s’exécuta et tendit le jeu à Maximilien pour qu’il coupât.

— Bien, continua le colonel ; nous allons tirer ; rouge signifie la vie, noir la mort.

La baronne présenta le jeu d’abord à l’officier, puis à l’artiste. Après un instant de silence, — un siècle d’angoisse, — Étienne de K… jeta tranquillement sa carte sur la table en disant : « rouge ! »

— Noir, bégaya le jeune homme ; la carte, s’échappant de sa main, tomba aux pieds de la jeune femme ; celle-ci la ramassa et l’examina avec curiosité.

— La dame de trèfle ! reprit froidement Amélie. Le colonel regarda sa montre : « Il est neuf heures, dit-il, et demain à cette heure il vous faudra tenir votre parole d’honneur. »

— Dieu ! C’est épouvantable, murmura Maximilien cachant dans ses mains sa face livide. La peur de la mort le faisait trembler de tous ses membres ; la baronne s’en aperçut et revit la scène de la forêt ; elle eut envie de jeter à la porte en le chassant du pied cet être lâche et misérable.

— Dois-je réellement mettre fin à mes jours, reprit Maximilien les yeux hagards fixés sur le colonel. Ne vous suffit-il pas que je renonce à tous mes droits sur la baronne Amélie ?

— Non, répondit le colonel ; la femme que j’aimais m’a trompé avec vous et j’entends avoir satisfaction.

— Je vous en prie, Monsieur le colonel, accordez-moi la vie, supplia Maximilien.

— Ce n’est pas la façon de demander grâce, répliqua l’adversaire pris d’une idée subite. À genoux !

L’artiste qui ne pensait qu’à sauver ses jours se jeta aux pieds de l’officier et implora sa grâce ; la baronne eut un rire de mépris.

— Je vous laisse la vie, reprit Étienne de K…, mais auparavant, je veux vous châtier comme vous le méritez.

Maximilien regarda l’officier avec étonnement. Pour être plus libre dans ses mouvements, celui-ci enleva les aiguillettes d’or de son dolman et saisit sa cravache. « Vous voulez donc me battre, balbutia le jeune homme. »

— Oui, dit le hussard, mais pas avec cette cravache qui n’est faite que pour les nobles bêtes ; « Belle dame, où est je vous prie, le fouet dont vous vous servez pour vos chiens » ?

La baronne le lui donna en toute hâte et une seconde après, l’officier sautait comme un tigre sur son adversaire, le précipitait sur le sol et le fouettait comme un chien jusqu’à ce qu’il demandât grâce en gémissant ; puis il le jeta dehors et dans la rue lui lança un coup de pied.

— Vous êtes un homme, vous ! s’écria la baronne joyeuse ; je veux vous embrasser !

— Non, Amélie, répondit le hussard ; cette aventure ne finira pas en idylle. À votre tour de demander grâce !

— Qu’allez-vous faire ! Voulez-vous me tuer ? cria la belle Messaline prise d’une frayeur soudaine ? Le colonel sourit et en même temps cingla d’un coup de fouet le visage de l’infidèle et frappa encore ses épaules nues.

Amélie se jeta en sanglotant aux pieds de son amant et implora son pardon ; ses supplications furent vaines, il la quitta avec un rire dédaigneux et ne la revit jamais.



  1. Sorte de longue lévite hongroise.