Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)/Texte entier

Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)
Les Batteuses d’hommesR. Dorn (p. v-208).

AVANT-PROPOS



L’accueil si enthousiaste que le public a fait à l’admirable ouvrage du brillant romancier hongrois Sacher-Masoch, paru sous le titre de « Venus-Imperatrix » a engagé l’éditeur de ce beau livre à publier un second volume, qui fait suite au premier, et qui excitera non moins la faveur et l’admiration d’un public d’élite.

Le présent ouvrage contient des pages magistrales saturées d’une affolante passion et comptant parmi les plus belles productions de l’étonnant romancier.

Le type de l’impérieuse dominatrice, qui écrase et humilie sous son inexorable joug l’homme qui se laisse prendre dans ses filets, est décrit d’une façon émouvante dans cette œuvre supérieure.

Ce qui impressionnera surtout le lecteur c’est que toute fantaisie est bannie de ces récits, pris sur le vif dans la vie réelle et racontés avec une sincérité qui ne laisse aucun doute sur leur exacte vérité.

Ces femmes altières, au tempérament hautain et autoritaire vivent parmi nous, cherchant sur leur chemin une proie à martyriser et à briser sous leur implacable et tyrannique volonté. Ce sont de belles tigresses, sanguinaires et cruelles et l’homme qui a senti la magie de leur pied sur la nuque est perdu à tout jamais. Il a beau chercher à se soustraire à leur puissante fascination, ses efforts sont vains et il succombe comme l’esclave dompté.

Tel est ce livre étrange que tous les curieux de sensations rares et tous les raffinés d’amour liront avec ferveur.

Le traducteur.


Les Batteuses d’Hommes




… Elle n’avait cependant rien de farouche ni de satanique cette petite Séraphita qui, avec des phrases d’exaltation, des réticences mystérieuses d’initiée, nous racontait de si étranges choses en une de ces fins de dîner qui se prolongent dans la fumée des cigares.

Avec l’enveloppement de ses bouclettes de soie blonde qui mettaient autour de sa figure de gamine comme une auréole de lumière, son nez malicieux, ses joues veloutées qui se coloraient de brusques rougeurs, ses lèvres qu’entrouvraient des rires de joie et de moquerie, elle semblait à peine féminisée, une enfant plus grande qu’on ne l’est à son âge et qui n’a pas meurtri son cœur ingénu au contact de la vie, effeuillé au vent ses suprêmes illusions.

Seuls, les yeux aux luisances changeantes de pierre précieuse — d’un bleu attirant d’abîme et aussi d’un bleu implacable de ciel d’été — les prunelles qui s’illuminaient, qui se métallisaient, s’imprégnaient de cruautés, de ténébreuses chimères, de perverses souvenances, décelaient quelque détraquement, quelque complication anormale dans les rouages de cette âme simple, charmante de puérile pensionnaire dont la chair virginale sommeille encore impolluée.

… Nous avions d’abord souri — comme d’un intermède amusant — tandis qu’elle appuyait de toute une mimique heurtée et violente ses théories sur l’Amour, qu’elle y ajoutait la saveur d’un accent guttural, traînant, rude et câlin à la fois de nomade née sous la tente, qu’elle s’énervait, s’interrompait tout à coup les sourcils froncés, les dents crissantes en la bouche que crispe une moue querelleuse.

Et voici que chacun s’accoudait sur la nappe où courait une débandade de petits verres poisseux, de bouteilles, l’écoutait en un trouble instinctif, s’intéressait à ces dépravations ignorées dont elle se faisait l’apôtre, des mirages d’Eden, de terre promise dans son regard fixe, des séductions dans ses longues mains blanches, souples, impérieuses de sacrificatrice…

« Alors, disait Séraphita, ses pâles joues empourprées par les vibrations de son cœur, vous croyez être des amants, donner la preuve de votre amour à une femme parce que, pendant des semaines, des mois, des années même vous la recherchez plus qu’une autre, vous l’adulez, vous la suppliez en de sentimentales et ferventes lettres où l’on voudrait que les mots épandent des sortilèges, des griseries de parfums et de musiques, soient à l’unisson du désir qui vous aiguillonne sans trêve, de la passion qui vous ronge jusqu’aux moelles comme cette tunique de trahison trempée dans le sang des monstres où se débattait le divin Héraklès, parce que votre bouche se rive à sa bouche, parce que vous l’emportez en de torpides extases, parce que vous lui obéissez, vous acceptez une sorte de servage, vous abdiquez toute volonté, vous vous agenouillez sous le joug qu’elle vous tend de ses doigts prometteurs, vous payez parfois en souffrances, en nostalgiques regrets, en larmes, ce que la trop Aimée vous accorda de béatitudes et d’ivresses ! Mais qu’est ce jeu de corruption où le cœur n’apparaît qu’avili, que souillé, qu’étouffé en de bestiales pratiques, où pour atteindre le but l’on prend la même route que le commun des hommes, que ceux qui sont seulement des forces, qui n’ont aucune étincelle dans le cerveau, que si peu de chose différencie de l’animal, dressé au labeur, où l’on aboutit à l’anéantissement du stupre, que sont ces éphémères voluptés, ces comédies dérisoires à côté de ce que nos âmes inquiètes, inassouvissables, chercheuses de Slaves ont trouvé, de ces jouissances que nous offrent là-bas les raffinés pour qui la Femme — la vierge — est l’idole souveraine, de ces véritables supplices auxquels ceux-là se condamnent, s’abandonnent pour affirmer leur soumission, pour témoigner leur ferveur ! »

Elle eut dans ses claires prunelles bleues comme de radieuses passées de souvenirs et plus lentement, ainsi que pour nous enfoncer une à une ses paroles dans le cerveau et les y incruster à jamais, reprit :

« Vous avez lu quelquefois peut-être à la quatrième page des grands journaux hongrois ou russes d’énigmatiques annonces qui étaient libellées ainsi : « JEUNE FILLE JOLIE, batteuse », puis une adresse quelconque. Cela signifiait que mademoiselle X… ou Y… est affiliée à notre secte, prête si l’homme qui lui écrira, qui l’implorera, vient au rendez-vous aussitôt accepté, l’intéresse, lui plaît, à devenir l’amie qui le dominera, qui lui donnera le délice de souffrir, le rêve du ciel, qui le rendra pareil à ces Saints dont la chair se purifiait en d’incessantes macérations, qui le flagellera avec la frénésie d’un bourreau qui s’acharne sur sa victime. Ensuite, si cette façon de mariage se conclut, l’un et l’autre se retrouvent dans quelque appartement couvert d’épais tapis, tendus d’étoffes où se heurteront sans échos les clameurs et les plaintes. L’homme se déshabille à demi, s’étend, le torse nu, sur quelque peau de bête, tend ses poignets et ses chevilles à la femme pour qu’elle y rive des anneaux et des chaînes, qu’elle le réduise à l’impuissance absolue. Et, décolletée, en toilette de bal toute blanche, la pelisse de zibeline rejetée derrière soi, les doigts crispés au pommeau d’une cravache, la batteuse use ses forces sur l’être qui est maintenant en sa possession, frappe à tour de bras, frappe encore, frappe toujours, s’affole, se grise de ces cris d’éperdue tendresse, de ces sanglots d’adoration, de ces râles de souffrance qui montent vers sa beauté, de ce sang qui jaillit, qui emplit la chambre comme d’une odeur d’holocauste, a comme un délire sacré, plonge des yeux de flamme dans ces yeux de victime qui la contemplent, qui la dévorent, qui la caressent à travers une buée de larmes, dans cette chair qu’elle sent à sa merci, et dont l’âme tout entière, les pensées lui appartiennent. Et elle voudrait que son faible corps de femme, que ses bras, que ses muscles aient une vigueur formidable, que ses forces s’éternisent, se décuplent, frapper jusqu’à ce qu’il en meure, et retombe près de lui, le cœur brisé, les prunelles éteintes ! »

« Malepeste, quelle conviction, mademoiselle, balbutia Laumières de ce ton pâteux qu’on a quand on s’éveille en sursaut au milieu de quelque cauchemar, voilà des turlutaines qui ne me tentent pas, mais pas du tout ! »

La Glandée qui essuyait nerveusement le verre terni de son monocle, se redressa et toujours désireux de se renseigner, d’aller, comme il dit, au fond des choses, demanda :

« Êtes-vous très nombreux dans votre petite confrérie fouetteuse ? »

Séraphita ne parut pas s’apercevoir de la pointe d’ironie qui perçait en cette question, répondit fiévreusement :

« Je ne sais, car nous ne nous réunissons jamais que par couples, qu’importe d’ailleurs et n’est-ce pas un de vos plus grands poètes qui a dit que ce qui ferait le bonheur du Paradis, serait le petit nombre des Élus… Cent ou mille ou plus et, chose bizarre, parmi les plus décidés, les plus exaltés, surtout des garçons robustes, sains, bâtis pour de terribles luttes, de ces beaux officiers blonds et roses aux épaules carrées, aux poitrines bombées comme des boucliers, oui, des tas d’officiers qui pourraient nous jeter bas d’une chiquenaude et qui vont au devant de ce martyre mystique, qui ne veulent plus d’autre amour, qui guettent avidement ces suggestives annonces dont je vous parlais tout à l’heure ! »

Et la jeune fille ajouta mélancoliquement :

— Hélas ! pas un de vous ne me trouve belle et ne m’aime, puisque ni monsieur de Laumières, ni vous, monsieur La Glandée, qui êtes pourtant si flirt, ni Géorgie Vignolles, ne demandent à être mis à l’épreuve, ne s’offrent à ma cravache !

— C’est que voilà, opina La Glandée, mademoiselle Séraphita, petit ange délicieux, votre petite fête manque trop de…, comment vous dirais-je cela, de suite et fin… Nous ne sommes pas encore assez faisandés, voyez-vous, et quant à moi, vrai de vrai, j’aime mieux ma mie, ô gué, j’aime mieux ma mie !

Séraphita haussa les épaules.






La Dompteuse




Vers le commencement de l’hiver de 1859, la célèbre ménagerie Harsberg vint s’installer à Bucarest pour la première fois. La ville entière s’émut à la vue d’un nombre d’animaux rares si grand qu’elle n’en avait jamais auparavant contemplé autant réunis à la fois. Chacun fut frappé de la beauté des lions et tout particulièrement de celle de la dompteuse qui leur faisait exécuter des tours invraisemblables.

C’était une jeune Suédoise. Elle se nommait Irma Dalstrem, était belle, distinguée, téméraire et inaccessible. Le bruit courait qu’elle était la fille bien-aimée du propriétaire de la ménagerie, mais les riches boyards qui l’assaillaient de leurs hommages ne rencontraient chez elle qu’une froide amabilité et une hautaine fierté qui les décourageait et ne leur laissait aucun espoir d’obtenir ses faveurs. Elle vivait avec la famille des Harsberg au premier hôtel de la ville, se rendait à la ménagerie dans leur propre équipage et rentrait à la maison également en leur compagnie, ne recevait aucune visite et ne se montrait jamais seule, soit dans la rue, soit quelque autre part. Cette austérité de vestale et cette réserve excitait les sens des galants seigneurs et piquait davantage la curiosité du restant de la population, en tant que la Suédoise devint bientôt aussi populaire à Bucarest que l’avaient été, avant elle, la Catalani et la Lola Montez.

Un certain soir, le prince Maniasko, — la coqueluche des dames de Bucarest, — précisément de retour d’une fugue faite à Paris, se rendit à la ménagerie. En compagnie de quelques amis, il visita les différents animaux, prit plaisir à les voir travailler et manger et finalement alla se planter devant la cage aux lions, attendant, un sourire sceptique aux lèvres, l’arrivée de la célèbre Suédoise. Tout-à-coup, une petite porte, située au fond de la cage, s’ouvrit et, au milieu d’applaudissements frénétiques, apparut Irma ; d’un mouvement d’une fierté inimitable, elle rejeta la grande plisse de velours fourré dont elle était recouverte, et, revêtue d’un costume de satin blanc bordé d’hermine rouge, légère et souriante, elle pénétra dans la cage des fauves, un fouet en fil d’archal à la main, droite, svelte, au visage le plus noble du monde auquel des cheveux blonds comme l’or et de fraîches couleurs imprimaient un charme fascinateur. Le prince fut pris en un clin d’œil, en proie à une émotion croissante, il suivit chacun des mouvements de la charmeresse, chacune de ses performances. Son cœur tressaillit, lorsqu’elle plaça son adorable tête entre les terribles mâchoires du lion, comme aussi poussa-t-il un soupir de soulagement lorsque la belle dompteuse, s’étant relevée, se mit à apostropher rudement le fauve, tout en le foulant aux pieds et en le rouant de coups de fouet.

La Suédoise avait à peine quitté la cage, qu’elle aperçut, l’attendant, et droit posé devant elle, le prince Maniasko — lentement, elle s’enveloppa de sa fourrure qu’Edgard, le superbe héritier des Harsberg, lui tendait, tandis qu’elle laissait tomber ses grands yeux bleus étonnés, presque effrayés, sur le visage idéal et charmeur de ce nouvel adorateur. — Elle n’accueillit pas ses déclarations de l’air froid et hautain qui lui était habituel ; elle parut au contraire embarrassée et lui adressa un sourire indicible.

Soir après soir, la ménagerie reçut dès lors la visite du prince. Aussitôt qu’Irma pénétrait dans la cage des fauves, non seulement lui adressait-elle du regard le plus aimable des accueils, mais elle ne cessait, — autant que ses exercices le lui permettaient, — de lui lancer des coups d’œil, désireuse qu’elle était de s’assurer de sa présence, et, la séance terminée, trépignait d’impatience s’il n’était pas là pour lui passer sa fourrure. Mais tout se bornait là.

C’était là tout ce qu’obtenait le prince et ses plus ardentes sollicitations ne rencontraient aucun autre encouragement, en sorte qu’il fut bientôt envahi du désir enragé de posséder à soi tout seul cette femme étrange.

Sur ces entrefaites, un rival lui vint inopinément en aide : Un certain soir, avant qu’Irma ne pénétrât dans la cage, Edgard lui dit d’une voix frémissante : « J’avais jusqu’ici pensé que tu étais la fille bien-aimée de mon père, — puis, avec un soupir, il ajouta : mais maintenant je te dis que je t’aime et que jamais je ne supporterai que tu cèdes aux obsessions de ce boyard qui, déjà fiancé à une princesse, ne cherche qu’à se jouer de toi ! »

— Lorsqu’après la représentation, le prince vint chercher la Suédoise, celle-ci lui dit à brûle-pourpoint : « Est-il vrai que vous avez une fiancée ? »

— C’est vrai, répondit le prince, mais, si vous le désirez, ce roman assommant sera bientôt terminé, et, comme votre esclave, vous me verrez à vos pieds ! »

— Hélas ! vous ne m’aimez pas encore.

— Comment puis-je vous prouver le contraire ?

Elle le fixa attentivement, puis, vivement, à voix basse et d’un air plein de courage et de résolution, elle dit :

— Trouvez-vous à onze heures à la petite porte de derrière qui conduit à la ménagerie.

— J’y serai, fit le prince d’une voix ferme.

Il vint en effet, et, comme il cherchait la ménagerie dans les ténèbres de la nuit, deux bras moëlleux l’enlacèrent tendrement et deux lèvres brûlantes se collèrent aux siennes.

Il ne fut bientôt question dans tout le pays que de la liaison qui s’était établie entre Maniasko, la belle dompteuse et son père. Ce dernier plaignit le sort de son fils qui aimait, depuis son enfance, la princesse Agrafine Slobuda, laquelle allait bientôt se marier. Cette perspective donna lieu à une scène violente entre le père et le fils, et finalement ce dernier s’enfuit un beau soir et ne reparut plus à la ménagerie.

Ce même soir, Irma passa une nuit d’angoisse. Déjà, depuis deux jours, elle avait attendu son bien-aimé, puis, lui ayant écrit, n’en avait pas reçu de réponse.

Le quatrième soir, comme Irma quittait la cage des fauves, Edgard, — qui était reparu, — lui dit d’un air tendre et soucieux, tout en l’enveloppant de la moëlleuse pelisse : — Irma, veux-tu que je te dise pourquoi le prince ne se montre plus ?

— Parle, fit-elle sourdement, je suis prête à tout entendre.

— D’ici trois jours, il doit célébrer sa noce.

— Tu mens.

— Pourquoi mentirai-je ?

— Comment se nomme sa fiancée ?

— La princesse Agrafine Slobuda.

— Est-elle belle ?

— Belle, jeune et riche.

Irma poussa un mauvais éclat de rire.

— Dis-moi que tu verseras une larme, une seule, si je meurs pour toi, s’écria Edgard, et j’irai te venger, je le tuerai…

— Non, Edgard, tu n’as pas à agir, pas toi…

— Alors le polisson va demeurer impuni ?

— Certes non, répondit-elle d’un ton calme et résolu.

— Eh bien, laisse-moi le tuer, murmura Edgard de ses lèvres blêmes et frémissantes.

— Non, fit Irma, abandonne-le moi.

Edgard lança un regard qui éclaira de reflets haineux son visage diabolique, comme enserré et torturé dans les replis terribles des hideux serpents de la vengeance.

Le jour suivant, vers minuit, le prince Maniasko se trouvait assis dans le petit et coquet boudoir de sa fiancée, et, tandis que la princesse, avec un sourire hautain et railleur, exprimait le désir de voir, au moins une fois, cette dompteuse qui étonnait tout le monde, il roulait de ses fines mains la cigarette qu’il lui destinait. Le frêle rouleau de papier trembla entre ses mains et le tabac aux reflets d’or s’épandit sur ses doigts blancs.

— On m’a tant dit de choses remarquables de cette personne, fit Agrafine d’un ton malicieux, que je me suis mis en tête, d’assister à l’une de ses représentations, voire aujourd’hui même, en votre compagnie, prince.

Comme ce soir là la Suédoise pénétrait dans la cage aux lions, elle aperçut Maniasko ayant à son côté une jeune et séduisante dame qui la provoquait en la fixant de sa lorgnette. Ce ne pouvait être que la fameuse princesse, sa fiancée. Elle le sentit de suite et se mit à trembler. Néanmoins son émotion ne dura qu’une seconde, et, se ressaisissant, elle procéda froidement et courageusement au travail de ses fauves. Comme, après un tour d’adresse plus fatigant que les autres, elle se reposait sur le dos du plus fort de ses lions, tandis que les autres étaient étendus à ses pieds, la princesse lui adressa de sonores bravos et lança dans la cage sa bourse pleine d’or. Un murmure involontaire parcourut les rangs des spectateurs.

Là-dessus, Irma se prit à frémir, des larmes coulèrent de ses yeux, elle perdit tout contrôle sur elle-même ainsi que sur les fauves qui l’environnaient ; alors, le gros lion leva la tête, la regarda d’un air étonné, puis saisit tout à coup son bras gauche dans ses terribles mâchoires. Un cri d’horreur s’éleva de mille poitrines, mais, en ce même instant, Irma s’était ressaisie. Elle fixa le lion, lui adressa un commandement, et aussitôt le puissant fauve lâcha le bras. Se levant alors, elle empoigna l’indocile brute par la crinière, posa le pied sur elle et la frappa du fouet à fils d’archal jusqu’à ce qu’enfin domptée, la bête vint d’elle-même s’étendre à ses pieds. Un tonnerre d’acclamation et d’applaudissements vint récompenser la vaillante Suédoise.

— Quand se marie-t-il ? telle fut la question qu’Irma adressa à Edgard en quittant la cage.

— Après demain, fut la réponse.

— Veux-tu te charger toi-même d’une lettre pour lui ?

— Dès que tu m’en donneras l’ordre.

— Je te remercie ! Irma lui serra la main, mais Edgard la prit et la couvrit de baisers.

Le lendemain matin, la dompteuse écrivit au prince. Elle désirait une dernière fois le voir, et lui parler ; elle le priait ensuite de venir à la ménagerie à l’heure habituelle, en échange de quoi elle s’engageait à quitter Bucarest le jour même de son mariage. Edgard remit lui-même la lettre au prince. Ce dernier la parcourut, se mit à rire puis dit : « J’irai ! ».

À l’heure dite — onze heures du soir — le prince se présenta en effet à la porte de derrière de la ménagerie. Comme jadis, il n’eut aucune difficulté à l’ouvrir. Dans la lueur blafarde que les étoiles jetaient sur la neige, apparut Irma revêtue d’une courte jaquette de fourrure, elle lui prit la main et le conduisit avec précaution par le sombre passage. Comme autrefois, elle fit crier une seconde porte sur ses gonds, introduisit le prince dans un lieu complètement sombre puis, enlaçant le cou de Maniasko de ses beaux bras, elle le couvrit de tendres et ardents baisers.

Soudain, elle disparut. La porte était solidement fermée et le prince, en cherchant une issue, heurta du pied quelque être vivant qui se mit à remuer. Qu’était-ce ? Irma ne l’aurait-elle pas, comme jadis, conduit dans sa loge ?…

Au même instant, une lueur rouge et crue inonda l’endroit où se trouvait Maniasko : Irma venait d’attacher une torche enflammée à l’un des barreaux de la cage aux lions, et c’est là, dans cette cage, au milieu de ces fauves, que se trouvait enfermé l’infortuné prince. Un effroi indicible s’empara de tout son être. Irma, les bras croisés sur la poitrine, se tenait devant la grille et, tout en le contemplant de ses yeux bleus et froids, poussait des éclats de rire saccadés et sataniques.

Le prince s’efforça vivement d’ouvrir la porte, mais en vain.

— Pour Dieu, Irma, que signifie cela ? fit-il, la voix pleine de sanglots.

— Je célèbre aujourd’hui mes noces avec toi et mes lions sont nos invités !

— As-tu perdu l’esprit ?…

— J’ai, au contraire, plein sens de ce que je fais. Tu m’as trahie, or je t’ai condamné à mort. Sus à lui mes amis !

De son fouet, elle se mit à réveiller et à exciter les fauves assoupis, tandis que le prince appelait éperduement au secours. Affolés par ses cris perçants et par les encouragements d’Irma, les grands félins bondirent sur le malheureux. Sous leurs grilles et leurs puissantes mâchoires, bientôt son sang coula. Il implora et lutta en désespéré, tandis que, appuyée contre les froids barreaux, elle se repaissait de son agonie, de ses tortures.

Les lions mirent longtemps à accomplir leur cruelle besogne. Quand le prince fut mort et que gît son cadavre en lambeaux, étendu sur le plancher de la cage, les fauves s’en éloignèrent craintifs et se mirent à lécher leurs pattes sanguinolentes.

Cette même nuit, la belle dompteuse disparut de Bucarest et personne n’a jamais su depuis ce qu’elle était devenue.



Kasimira




De temps immémorial, la belle femme hongroise a joué le premier rôle dans l’histoire du Tout-Vienne élégant. Cela tient à cette particularité de sa race et de son pays, que la Hongroise est un composé de toutes les séductions dont une seule suffirait pour rendre une femme ravissante : beauté ardente, esprit vif, aptitudes aux affaires publiques, magnanimité, générosité, amour de l’indépendance poussé jusqu’à la sauvagerie, tempérament d’amazone, fierté aristocratique, et piquante nonchalance de l’horizontale. En un mot, toutes les qualités et tous les défauts séduisants, qui peuvent rendre un homme extrêmement heureux ou misérable. Une belle Hongroise sera la femme la plus vertueuse ou la plus malfaisante, selon le milieu où le hasard l’aura jetée, suivant les conditions d’existence que le destin lui aura faites, et la direction bonne ou mauvaise, que les influences ambiantes auront imprimé à l’un ou à l’autre de ses penchants.

Kasimira, l’héroïne de cette histoire, avait en germe tout ce qu’il fallait, pour faire soit une madone, soit une Astartée. Si, bientôt, les sombres puissances l’emportèrent sur les influences célestes, c’est peut-être uniquement, parce que sa famille donna à sa vie, dès le début, une direction pernicieuse.

À l’âge de seize ans, on la maria à un vieillard qu’elle ne put ni aimer ni estimer et qui ne sut lui inspirer que de la crainte. Elle était de haute naissance mais pauvre. Pour ne pas la laisser déchoir davantage de son rang, on jugea qu’il fallait, à tout prix, lui faire faire un riche mariage.

Les conséquences de ce faux calcul furent ce qu’elles sont presque toujours. Lorsque des parents, croyant bien faire, foulent aux pieds l’idéal, latent dans le cœur de leur enfant, ils font, le plus souvent, naître à sa place le dégoût, le haine, le vice ; bien heureux quand l’existence dévoyée n’aboutit pas au crime, au lieu du bonheur calme et de l’estime générale.

Kasimira n’était pas d’un caractère et d’un tempérament à se résigner et à souffrir en silence. Ce mariage austère et sans joies fit promptement, de cette jeune fille précoce et ardente, une femme bizarre, capricieuse, positive, entêtée et orgueilleuse. Elle s’habitua vite à chercher au dehors les satisfactions dont elle était privée dans son intérieur. Mais elle était obligée à beaucoup de prudence afin de ne pas éveiller la jalousie de son vieux mari au tempérament bilieux et vindicatif ; elle tenait surtout à conserver le luxe et la splendeur asiatiques dont elle était entourée. La nécessité de dissimuler et de se contraindre la rendait chaque jour plus astucieuse, plus assoiffée de plaisirs, et plus dépravée.

Kasimira était de cette race sauvage de femmes qui jouent un rôle typique dans l’histoire et dans les légendes de la Hongrie ; de ces femmes qui, pour se conserver éternellement fraîches et jeunes, éternellement belles, n’hésitaient pas à se baigner dans le sang humain, attelaient leurs amants à la charrue, et les accablaient de coups de fouet, qui les faisaient coudre dans des peaux d’ours, et lâchaient sur eux des meutes féroces.

Celle-ci possédait une beauté démoniaque. Sa taille haute et svelte révélait, à chacun de ses mouvements, la souplesse, l’élasticité et l’énergie de la race féline, si gracieuse et si cruelle. Des cheveux noirs comme l’aile du corbeau, et d’une rare abondance, encadraient son charmant visage, dont le teint un peu foncé et légèrement teinté de rouge, rappelait l’Orient. Sous le voile mystérieux de longs et noirs cils, flamboyaient deux grands yeux énigmatiques.

Comme amazone, Kasimira, à force d’audace et de grâce diabolique, attirait l’attention générale, non seulement à Vienne, mais encore dans son pays natal, où elle demeurait tout l’été, allant d’une de ses propriétés à l’autre, excitant l’admiration des femmes presque autant que celle des hommes. Quiconque l’approchait, attiré dans son cercle enchanteur, ne tardait pas à éprouver la puissance magnétique de cette nature souveraine, à laquelle personne ne songeait à résister. C’était à qui s’y soumettrait avec le plus d’empressement et d’enthousiasme. Pourtant, au milieu du cercle où elle régnait environnée d’hommages, en souveraine incontestée, elle se montrait souvent plus impérieuse et plus cruelle que le despote le plus exécrable.

À Vienne, elle était obligée à mettre un frein à sa passion de centaure. Une promenade au Prater et à la Ringstrasse ne pouvait suffire à cette infatigable dompteuse de chevaux.

Pourtant, il lui fallait s’en contenter. Le théâtre, le jeu, les réunions, la lecture, les passions qu’elle-même éveillait parmi la foule des hommes qui l’approchaient, lui prenaient la plus grande partie de son temps. En revanche, en été, quand elle était réinstallée dans son vieux château de magnat, elle ne cessait de parcourir la plaine immense, soit à cheval, soit conduisant elle-même son attelage à quatre chevaux, à la façon d’un héros troyen. Ou bien encore, elle se plaisait à mettre aux abois quelque pauvre renard, ou à poursuivre sans merci un malheureux lièvre, accompagnée d’une suite de jolies femmes et d’hommes enthousiastes, qui s’excitaient mutuellement à sauter devant elle les haies, les fossés, et les obstacles les plus dangereux qu’ils rencontraient, indifférente qu’elle était à leur chûte, insoucieuse de savoir s’ils s’étaient brisés un bras, une jambe, ou même cassé le cou.

Ainsi qu’il arrive souvent dans la noblesse hongroise, son mari s’était généreusement chargé de faire faire ses études au fils de l’un de ses petits employés, devenu orphelin tout jeune encore, et qui montrait beaucoup d’intelligence.

Ce jeune garçon s’appelait Stephan Bakaczi. Il fut placé d’abord dans le collège d’une petite ville, au fond de la Hongrie. Ensuite, le magnat le fit venir chez lui, à Vienne, afin de lui faire achever ses études à l’Université. La première impression que Stephan fit sur son protecteur et sa jeune femme lui fut si favorable qu’on résolut de le traiter comme le fils de la maison.

Stephan était un joli blond de vingt ans, bien bâti, frais, blanc et rose comme une jeune fille. Dans ses yeux bleus, on lisait en même temps une certaine simplicité et un noble enthousiasme. Il était un peu timide et gauche, mais Kasimira se chargea de le former et de le produire : ce serait pour elle une distraction. En effet, il n’y avait pas six mois que l’intelligent étudiant était à l’école de la jeune femme, qu’il avait acquis toute la distinction propre à l’aristocratie.

Au mois de mai, les deux époux s’en allèrent, comme tous les ans, passer l’été dans leurs terres de Hongrie et Stephan resta à peu près seul à Vienne, avec le maître d’hôtel, afin d’y continuer ses études. Le temps des vacances venu, il alla rejoindre ses protecteurs.

Un malheureux hasard fit que Kasimira se trouva seule au château. Son mari, qui s’intéressait beaucoup à la politique de son pays, était parti pour Pesth. En son absence, la jeune femme avide de conquêtes et de plaisirs, était, plus que jamais, condamnée à la prudence, car elle ne doutait pas que son mari ne la fît constamment espionner. Elle ne recevait personne, trouvait la vie fort monotone, et s’ennuyait terriblement.

L’arrivée de Stephan, lui promettant un passe-temps et un changement de vie, était donc pour elle un véritable événement. Elle alla l’attendre à la gare de la station la plus voisine, et le ramena au château, conduisant elle-même son attelage à quatre.

Jusque-là, Stephan n’avait eu de rapports avec la belle magnate qu’en présence de son mari et des étrangers qui se succédaient au palais ; maintenant, il lui allait falloir vivre presqu’en tête-à-tête avec cette femme oisive et passionnée, condamnée à la prudence et au mystère.

Kasimira n’avait rien à faire, et elle voulait s’amuser à tout prix. Elle se mit à flirter avec le jeune homme, sans aucunement penser plus loin. Mais il arriva ce à quoi elle n’avait peut-être pas songé. Timide, innocent, sans expérience de la vie, complètement nourri d’illusions, Stephan prit au sérieux ce qui n’était qu’un jeu pour la belle inoccupée, et, au bout de quelques jours, en tomba amoureux fou. Quand Kasimira se fut rendue compte de la profondeur et de la pureté de la passion qu’elle venait d’inspirer si imprudemment, elle s’abandonna sans résistance à tous ses instincts, et se mit à aimer à sa façon le pauvre étudiant, passant sur lui les caprices et les fantaisies les plus excentriques, parfois les plus cruelles, qui lui venaient à l’esprit. Elle le tourmentait sans cesse, de toutes les façons imaginables. Un jour, elle lui versa de la bière dans son vin, et le força à boire cette mixture infernale jusqu’à la dernière goutte. Une autre fois, elle ordonna à sa camériste de lui mettre des orties dans son lit.

Tout à coup, l’idée lui vint de le faire monter à cheval. L’infortuné disciple d’Horace et de Virgile objecta en vain qu’il ne s’était jamais exercé à l’équitation ; il lui fallut suivre Kasimira au manège, où elle se mit elle-même en devoir de lui donner des leçons.

C’était un tableau à la fois comique et cruel. À chaque instant, le pauvre diable abandonnait la bride pour se cramponner à la crinière de sa monture, tandis que sa féroce maîtresse, debout au milieu du manège, la cigarette aux lèvres, ne cessait d’exciter le cheval à grands coups de fouet. Stephan tomba plusieurs fois, mais toujours il remonta, stimulé par les rires et les moqueries de son tyran, et en dépit des meurtrissures de ses bras et de ses jambes.

Mais ce divertissement barbare était loin de satisfaire les instincts cruels de l’amazone ; pour contraindre son malheureux adorateur à rester à cheval, elle eut recours à un moyen énergique, très usité en Hongrie ; elle le fit attacher par




les genoux aux étriers, sauta elle-même en selle, et saisissant la bride du cheval de Stephan, elle partit au galop, entraînant avec elle sa pauvre victime, à travers la plaine.

Après une course sauvage de plus d’une heure, elle ramena le jeune homme au château, plus mort que vif. Quand on l’eut détaché, il était incapable de descendre seul de cheval ; les palefreniers dûrent le soulever dans leurs bras, et le porter jusques dans sa chambre. Loin de manifester la moindre pitié, Kasimira se prit à rire et à railler son innocent souffre-douleur.

Étendu sur un vieux sofa râpé, tous ses membres endoloris et comme roués, l’infortuné jeune homme réfléchissait et cherchait à comprendre comment il avait pu exciter à ce point l’aversion de cette femme qu’il aimait tant ; car la façon dédaigneuse et cruelle dont elle le traitait, depuis quelque temps, ne pouvait être inspirée que par la haine. Sur ces entrefaites, il arriva une chose que Stephan n’aurait jamais osé espérer, Kasimira entra dans sa chambre, s’assit à son chevet, lui témoigna une grande compassion, et continua de causer avec lui avec une amabilité qu’il ne lui avait jamais connue.

Il fut à la fois surpris et charmé ; pourtant, ce ne fut pas tout. Soudain, cette femme, si fière et si belle, entoura de ses bras la tête de Stephan, et la couvrit de baisers. Troublé jusqu’au plus profond de son âme, éperdu, ravi, le pauvre garçon oublia subitement ses souffrances et la course folle qui les lui avait causées ; il oublia jusqu’aux ricanements encore plus cruels de cette femme qu’il adorait ; il se jeta à ses genoux, l’enlaça de ses bras qu’elle avait torturés, lui balbutia les mots d’amour les plus doux, lui dit tout ce qu’il éprouvait avec une puissance de sentiment et une éloquence d’expression dont il ne se serait pas cru capable quelques minutes plus tôt.

Cette même nuit, Kasimira fut à lui, ou, plutôt, il fut à elle ; car cette femme ne se donnait jamais complètement, elle attirait dans ses bras avec une passion furieuse l’homme aimé pour l’instant, et le repoussait ensuite avec dédain le jour où elle ne l’aimait plus.

Enfin, il fut à elle, et, à partir de ce jour, le vieux château, naguère solitaire et désert, sembla tout-à-coup peuplé d’une multitude de petits lutins joyeux et d’amours espiègles, qui en firent un séjour tout enguirlandé de roses.

Malheureusement, cette ravissante idylle ne dura pas assez longtemps. Le vieux magnat ne tarda pas beaucoup à revenir ; et, depuis ce jour, les deux amoureux furent à peu près privés de leurs doux tête-à-tête.

Mais Kasimira n’était pas d’un caractère à supporter longtemps cette contrainte. Pendant que son mari jouait aux échecs avec Stephan, elle restait des heures entières à réfléchir, étendue sur un divan, ou bien montait à cheval, s’élançant à travers la poussta[1], dévorant l’espace, ses cheveux dénoués, flottant au gré du vent.

Quoi qu’elle fît, chez elle ou au milieu de la poussta, elle sentait vaguement monter à son cerveau et s’agiter comme autant de démons, un tas de pensées mauvaises. Ce fut un hasard qui lui révéla ce qui se passait en elle, et ce qu’elle désirait ardemment, depuis longtemps, sans le savoir.

En ce temps là, le brigandage florissait en Hongrie. Il ne se passait pas de jour où l’on n’entendit parler de quelque vol important, audacieux, ou d’un assassinat épouvantable. Le gouvernement avait proclamé la loi martiale : des colonnes militaires parcouraient continuellement le pays, la potence ne chômait plus. Néanmoins la répression, quoique implacable, n’apporta aucun remède à la situation.

Selon la coutume régnante, le mari de Kasimira conclut avec les brigands une espèce de traité conditionnel, par lequel il s’engageait à leur verser une somme déterminée et à les entretenir princièrement chaque fois qu’ils viendraient lui demander l’hospitalité. À ces conditions, le magnat et ses gens étaient assurés contre toute attaque, contre tout meurtre ou toute déprédation de la part des brigands.

Un beau jour les brigands firent annoncer leur visite. On se prépara à leur faire faire ripaille et à les divertir. De la cave, on monta des futailles de vin vieux, on engagea des musiciens tsiganes et des filles. Bientôt survinrent les brigands qui firent bonne chère, eurent franches lippées et se réjouirent à leur guise. Ils étaient en train de valser gaiement aux sons d’un czardas[2], quand un de leurs espions accourut tout à coup leur annoncer l’imminente arrivée des dragons.

En un clin d’œil, ils furent sur leurs chevaux, toujours sellés d’avance, piquèrent des deux et brûlèrent la politesse aux envoyés du roi.

Le châtelain fut vivement contrarié de cet incident : les brigands, pensa-t-il, n’allaient pas manquer de penser qu’il les avait trahis, et se vengeraient sur lui !

Comme il exprimait ces appréhensions à Kasimira, ce fut, pour celle-ci, comme un trait de




lumière. Jamais plus belle occasion ne s’offrirait à elle de devenir indépendante, tout en continuant à vivre dans une opulence princière.

Sous l’obsession de cette pensée criminelle qui lui faisait oublier toute prudence, elle alla, la nuit venue, rejoindre son jeune amant.

Enlacée à lui, dans l’enivrement des caresses, elle exposa à Stephan son plan diabolique. Le jeune homme en demeura épouvanté et la conjura de renoncer à son abominable projet. Mais, elle, invoqua l’amour, la passion que lui, Stephan, avait su lui inspirer, lui fit entrevoir le bonheur sans nuages qui les attendait, une fois libres l’un et l’autre, au sein du luxe et des richesses : elle fut, tour à tour, suppliante et menaçante, et finit par laisser à son amant le choix entre la perte de sa possession ou un crime.

Quand elle l’eut quitté, Stephan, éperdu de jouissance, et que l’idée de l’abandon de sa superbe maîtresse avait rendu lâche et infâme, se résolut au plus abominable des forfaits : il tuerait ou laisserait tuer son bienfaiteur.

Quelques jours plus tard, le magnat fut obligé de se rendre chez un de ses voisins pour y traiter de l’achat d’une forêt. Il partit seul, à cheval, de grand matin. Il devait être de retour dans la soirée : le lendemain, il n’avait pas encore reparu !

Kasimira fit alors seller son cheval et, accompagnée de plusieurs de ses gens, se mit à fouiller et à battre les alentours à la recherche de son époux. Finalement, ce dernier fut découvert gisant au milieu d’une mare de sang dans un fossé de la grand’route : il avait été assassiné et volé.

Kasimira sauta à bas de son cheval et se jeta sur le cadavre du magnat, son feu mari, en jetant des cris de désespoir. On dut la ramener au château à moitié évanouie.

Toutes les recherches faites pour découvrir l’assassin demeurèrent vaines. On finit par être convaincu que ce crime était l’œuvre des brigands qui s’étaient ainsi vengés de la prétendue trahison du châtelain.

Mais un beau jour, le chef de la sûreté reçut un billet rédigé en latin bizarre, dans lequel on l’assurait, au nom des brigands, qu’aucun d’eux n’était coupable de cet assassinat gratuitement mis à leur charge, et qu’ils lui conseillaient d’en rechercher l’auteur dans « l’entourage immédiat » du magnat.

Le magistrat se rendit aussitôt au château en vue d’en interroger le personnel.

Fort calme, bien que visiblement en proie à la plus vive affliction, Kasimira, aux questions du magistrat, répondit qu’elle ne soupçonnait personne autour d’elle et qu’elle était, au contraire, absolument certaine que le meurtre du feu magnat, son mari, était un acte de vengeance de la part des brigands.

Néanmoins, en magistrat consciencieux, le chef de la sûreté se mit en devoir d’interroger minutieusement tous les hôtes du château, les uns après les autres. Le résultat de cette enquête fut nul. Le magistrat demeura convaincu qu’aucune des personnes qu’il avait interrogées n’avait trempé dans l’assassinat du magnat.

Stephan se trouvait alors absent du château.

Comme le magistrat s’éloignait, suivi de ses pandours, Stephan, rentrant tout à coup, se rencontra avec lui dans la cour du château. Le jeune étudiant pâlit soudain à la vue du magistrat qui ne lui avait cependant jeté qu’un coup d’œil distrait. Aussitôt, un soupçon terrible vint à l’esprit de l’inspecteur de la sûreté qui se mit incontinent en devoir d’interroger le nouvel arrivé et donna l’ordre à son escorte de surseoir au départ.

Stephan se troubla et ses réponses parurent tellement embarrassées, tellement incohérentes, que, finalement, il fut mis en état d’arrestation. Une heure après, poussé dans ses derniers retranchements il avouait son lâche et abominable forfait. Aussi bien, comme il affirma opiniâtrement n’avoir aucun complice, il fut sommairement jugé et condamné à être pendu le jour même.

Comme on s’emparait du malheureux et lui liait les mains au dos, il se prit à trembler de tout son corps, et, fixant le château de son bienfaiteur, se mit à sangloter et à verser de chaudes larmes. Il aperçut alors, au milieu de son angoisse, à l’une des fenêtres du château, la femme méprisable dont l’influence diabolique avait fait de lui, âme simple et honnête, un abominable criminel.

Le beau monstre féminin ne broncha point, soutint son regard et ne témoigna pas la plus légère émotion. Quelques instants plus tard, le corps du malheureux Stephan se balançait inerte à la potence.

Ce terrible événement n’empêcha pas Kasimira de se rendre ce même jour dans une ville de bains bohémienne. Au milieu des bruyants plaisirs de l’élégante société de ce lieu enchanteur, elle eut tôt fait d’oublier les mânes outragées de mari et d’amant. L’hiver suivant, on la vit à Paris aux côtés d’un bel et élégant Polonais qui, ainsi que d’aucuns le soutenaient, n’était qu’un aventurier de la pire espèce. Elle se rendit ensuite à Vienne où, obéissant à la fougue de ses passions, elle se livra aux pires orgies.

Quelques années s’écoulèrent, puis on vit à Bade une femme prématurément âgée, au visage malicieux de vampire et au regard éteint, transportée dans un fauteuil roulant. Chacun s’éloignait d’elle et évitait de lui parler. Elle était alors paralysée et ne pouvait que difficilement s’entendre par signes avec un vieux serviteur qui la traînait çà et là dans le parc.

C’est cette même femme qui, jadis, avait été la superbe et joyeuse amazone : Kasimira !…

Il lui fallait maintenant supporter le châtiment mérité de ses œuvres sanguinaires !



Krach en amour




L’amour est plus fort que la mort ; il l’emporte donc aussi sur le krach le plus formidable.

Un jeune fils de la Palestine, pas mal de sa personne, un des barons de l’almanach du Ghetto, avait dû, lors du dernier engagement international à la Bourse, abandonner le champ de bataille couvert de blessures ; en manière de consolation, et, pour dissiper sans doute ses obsessions et ses rêves d’argent, il s’était mis à visiter assidûment l’Exposition Universelle de Vienne.

Un jour, le hasard lui fit rencontrer dans la section russe un jeune couple dont le nom était couché dans l’almanach de Gotha ; mais si anciennes que fussent leurs armoiries, les époux n’avaient toutefois qu’un revenu des plus modestes.

Cette dernière circonstance encouragea notre lion de la Bourse à faire à la charmante petite femme des propositions secrètes qui eussent ravi une actrice, mais devaient fatalement offenser une femme comme il faut. La baronne de Gotha en éprouva comme un sentiment de haine contre l’homme du Ghetto, et son mignon cerveau médita longtemps une vengeance.

Très fortement et même passionnément épris de la jeune femme, le boursier s’attacha à ses pas dans le palais de l’Exposition ; le mari lui-même favorisait les desseins du financier ; une fois, sa femme s’était arrêtée émerveillée devant une vitrine d’un marchand de fourrures russe ; cette station n’annonçant rien de bon à l’époux il disparut incontinent.

— Regardez-donc cette belle fourrure, s’écria la baronne, tandis que ses yeux noirs flamboyaient d’extase ; il me la faut !

Son regard rencontra l’étiquette blanche qui indiquait le prix.

— Quatre mille roubles, dit-elle accablée, soit à peu près six mille florins !

— Sans doute, repartit le baron de la finance ; mais qu’est-ce que cette somme quand il s’agit d’une femme aussi charmante ? Une bagatelle !

— Mais, mon mari n’a pas le moyen !…

— Soyez moins cruelle, chuchota à la jeune femme l’homme du Ghetto, et permettez-moi de déposer à vos pieds cette zibeline.




— Vous plaisantez !

— Non, je…

— Je crois que vous plaisantez, car je ne vous suppose pas l’intention de m’outrager ?

— Mais, Madame la baronne, je vous aime…

— C’est une raison de plus pour ne pas m’irriter !

— Mais…

— Vous me mettez hors de moi, murmura la petite femme d’un ton énergique ; je voudrais vous fouetter, telle Vénus à la fourrure flagellant son esclave.

— Permettez-moi donc d’être votre esclave, dit le financier ; ce sera avec plaisir que je subirai tout ce qu’il vous plaira de me faire endurer… Réellement, avec cette zibeline et un fouet en main, vous incarneriez magnifiquement la cruelle héroïne de cette histoire.

La baronne regarda un moment son interlocuteur et esquissa un sourire caractéristique.

— Alors, reprit-elle, il est entendu que si je vous agréée vous vous vous laisserez fouetter par moi ?

— Avec plaisir !

— Fort bien ! vous recevrez de ma main vingt cinq coups et après le vingt-cinquième, je reçois vos hommages.

— Vous parlez sérieusement.

— Très sérieusement.

L’homme du Ghetto prit la main de la baronne et plein d’enthousiasme la pressa contre ses lèvres.

— Quand m’autorisez vous à venir, dit-il ?

— Demain soir à 8 heures.

— Dois-je apporter la fourrure et le fouet ?

— Non, je m’en occuperai moi-même.

Le lendemain soir, le financier, fou d’amour arrivait à 8 heures précises chez la charmante aristocrate qu’il trouva seule dans son boudoir, enveloppée d’un manteau de sombre fourrure et reposant sur une ottomane.

Sa gentille menotte jouait avec un de ces fouets employés pour châtier les chiens.

L’homme du Ghetto lui baisa la main.

— Vous vous rappelez bien les termes de notre contrat ? commença la petite femme.

— Parfaitement, répondit le boursier ; je dois recevoir de votre main vingt-cinq coups ; après quoi vous consentez à m’écouter.

— Bien ! mais il me faut vous attacher les mains, reprit la dame.

L’amoureux se laissa tranquillement lier les mains derrière le dos par cette nouvelle Dalila et s’agenouilla à son commandement. Elle éleva son fouet et d’une main vigoureuse lui en appliqua quelques bons coups.

— Mais, cela fait horriblement souffrir, s’écria le patient.

— Bien entendu, reprit-elle d’un ton railleur, il faut que cela fasse mal, puis elle continua à le fouetter sans pitié.

Le pauvre insensé gémissait de douleur, mais il se consolait à la pensée que chaque coup reçu était un pas de plus sur le chemin du bonheur.

Au vingt-quatrième coup, la petite femme jeta son fouet.

— Mais vous ne m’avez donné que 24 coups, dit le Céladon flagellé.

— Oh ! je le sais bien, répondit en riant le gentil bourreau ; je vous fais grâce du vingt-cinquième.

— Vous êtes donc à moi, s’écria le financier transporté de joie, vous êtes entièrement à moi !

— Mais que vous prend-t-il !

— Ne me suis-je pas laisser fouetter ?

— Sans doute, mais ne vous ai-je pas promis de vous écouter après le vingt-cinquième coup ? Or vous n’avez reçu que 24 coups, dit la cruelle beauté, et j’ai mes témoins !

En même temps, elle releva une portière et le mari sortit d’une pièce voisine suivi de deux Messieurs ; tous se prirent à rire, seul, le boursier demeura un moment bouche bée agenouillé devant sa fausse amante.

À souper, il fut ouï lançant d’un ton lamentable ce mot : Krach, énigmatique pour qui l’entourait, mais tristement significatif pour lui-même.



Un duel à l’américaine




La baronne Amélie, jeune femme de la haute société, avait reçu au couvent une éducation à la fois sévère et jésuitique. Mariée par sa famille à un homme de sa condition et possesseur d’une belle fortune, mais dépourvu d’esprit, et qu’elle se sentait incapable d’aimer, elle commença aussitôt à jouir de la vie à grandes guides et à goûter aux plaisirs de l’amour, toutes choses que jusque-là elle n’avait pu qu’entrevoir de loin. Elle entendait se venger sur ses parents des années moroses de son enfance, des tristesses de sa virginité et prévenir aux dépens de son mari, les ennuis d’une union mal assortie ; elle mena donc, dès le début, une existence dissolue rappelant celle des souveraines russes de l’époque rococo. La nature, qui avait prodigué à la baronne les dons les plus magnifiques pour combler les vœux d’un époux, avait en même temps enveloppé sa personne de cette séduction, de ce charme devenu une nécessité pour cette vie de frivolités ; elle avait besoin en effet d’une puissance magique non seulement pour enserrer les malheureux tombés dans ses filets et les y retenir aussi longtemps qu’il plaisait à son caprice, mais encore pour les repousser du pied avec arrogance lorsqu’elle le jugeait bon, ou bien d’exercer une véritable tyrannie sur les victimes qui ne se trouvaient pas à sa portée.

La baronne Amélie était de taille moyenne ; ses formes ni trop grêles ni trop fortes, avaient la proportion de l’harmonie que nous admirons dans les statues grecques représentant la déesse de l’Amour. Elle était bien femme dans toute sa gracieuse personne et ses traits d’une parfaite régularité avaient une expression douce et virginale. Dans sa démarche, elle avait le port d’une déesse ; elle savait à merveille l’art de s’étendre sur une ottomane ou de se balancer dans un fauteuil ; sa conversation qui ne manquait pas d’esprit avait cet abandon si captivant chez les femmes de la haute et pure aristocratie. Elle était à la fois belle femme et dame de rare distinction.

Elle venait de congédier un jeune cavalier dont la passion l’avait compromise et elle s’ennuyait à mourir, lorsqu’elle rencontra dans la rue un fort beau jeune homme dont la physionomie lui parut originale et même étrange.

Une dame qui accompagnait la baronne lui dit que ce jeune homme était un artiste et qu’il s’appelait Maximilien A…

« Il sera à moi » se dit la jeune Messaline, et de suite elle commença l’attaque.

Chaque fois qu’elle rencontrait l’artiste dans la rue, ses beaux yeux noirs et pleins de flamme le dévisageaient littéralement. Se trouvait-elle au spectacle dans sa loge, dès qu’elle apercevait la blonde chevelure bouclée du jeune homme, elle braquait sur lui sa jumelle pendant toute la représentation. Maximilien s’était parfaitement rendu compte de cette tactique et, comme une liaison avec une personne jouissant du double privilège de la beauté et de la naissance, ne pouvait que séduire son imagination, il répondit aux avances de la belle en passant fréquemment sous ses fenêtres. Un jour, il la rencontra seule et n’hésita pas à la suivre. La baronne s’engagea dans une petite rue peu fréquentée ; l’artiste comprit cette indication tacite et bientôt ils eurent fait connaissance. Amélie n’eût pas de peine à imaginer un prétexte pour attirer chez elle ce premier amant à qui elle se donna ou pour mieux dire, dont elle fit son prisonnier en moins d’une semaine.

Attiré tout d’abord par la seule vanité dans les bras de cette femme charmante, Maximilien s’embarrassait de plus en plus dans les filets que, d’une main si experte, la coquette tendait sous ses pas ; il ne tarda pas à lui témoigner l’ardeur passionnée de sa nature d’artiste.

La baronne, jusque là, n’avait eu que des liaisons, mais n’avait jamais réellement aimé ; elle se plut à recevoir les témoignages de la passion de son adorateur et peu à peu ressentit pour lui un amour sincère et profond.

Malheureusement, une circonstance vint arracher soudainement la fière beauté à cet empyrée. Maximilien était jeune, beau et élégant ; il avait lui aussi de ces allures de génie auxquelles les femmes ne savent résister, mais, comme beaucoup d’autres artistes, il était travaillé par une nervosité morbide qui en faisait un être sans énergie et même assez lâche.

On était en été et la baronne habitait sa villa du duché de Bade ; un jour elle donna rendez-vous à Maximilien sur la montagne du Calvaire. Nos deux amants s’enfoncèrent dans la forêt voisine ; grisés par les baisers et les caresses… ils ne s’aperçurent pas que la nuit tombait et, quand ils songèrent à regagner la villa, ils se trouvèrent en pleines ténèbres. Ils perdirent leur route, errèrent en tous sens, s’égarant de plus en plus dans l’immense forêt. Les arbres ressemblaient à des géants pleins de vie ; des




formes étranges et nébuleuses étendaient de longs bras ; le hibou jetait sa plainte brève. Tout à coup, la baronne sentit trembler à son bras l’amant qu’elle croyait être son protecteur.

Quelle révélation pour une maîtresse ! La femme est capable de pardonner bien des choses à l’homme, la laideur, la brutalité, la bêtise, mais jamais la lâcheté.

Dès ce moment, Amélie cessa d’aimer le jeune artiste que cependant elle toléra encore à ses côtés. Elle se prit donc à désirer un nouvel amant ; très à propos, le hasard lui en présenta un en la personne du colonel de hussards Étienne de K…, un vrai Hongrois, tout l’opposé de Maximilien. Cet officier, portant à peu près la quarantaine, était d’une taille au-dessous de la moyenne, mais bâti en athlète ; son visage était d’une rare beauté. Brun comme un tzigane, il avait une physionomie séductrice, presque féminine ; mais ses grands yeux sombres respiraient la bravoure et l’audace ; son air farouche en imposait aux hommes et fascinait les femmes. Dès qu’elle eût fait sa connaissance, la baronne s’amouracha du superbe hussard ; accoutumé aux succès rapides, l’officier la prit tout simplement d’assaut. Ils firent ensemble des promenades à cheval, tirèrent au pistolet de salon, et, la noble amie des arts devint du jour au lendemain une amazone fanatique.

Une fois, comme le colonel venait de recharger les pistolets, la baronne lui dit : « Si nous tirions maintenant sur des cartons.

— Avec plaisir, répondit-il, mais je prévois que vous allez me faire honte. Vous avez l’œil et la main beaucoup plus sûrs que moi et d’ailleurs vous tirez bien mieux.

Elle repartit : « Il est vrai que mes frères m’ont appris à tirer, étant toute jeune encore. »

Le colonel plaça les quatre as du jeu à l’endroit où était ordinairement fixée la petite cible et Amélie tira la première. Tout en fumant sa cigarette, elle abattit successivement trèfle, pique, carreau, cœur ; l’officier ravi lui cria : bravo !

— Savez-vous, reprit-elle, ce qui me plairait davantage — mais peut-être ne voudriez-vous pas vous y risquer ?

— Rien au monde, n’est au-dessus de mon courage, dit fièrement le Hongrois. De quoi s’agit-il donc ?

— Aurez-vous alors celui de me tenir la carte pendant que je vais tirer, demanda la belle Messaline, d’un ton railleur ?

— Sans même répondre, Étienne de K… prit le cinq de cœur, le soutint par le bord et recommanda à la baronne de tirer le cœur du milieu.

D’un geste négligent, Amélie alluma une cigarette, visa et tira.

— Parfait, dit l’officier. Votre coup a transformé ce cinq en un quatre de cœur.

Confuse du sang-froid de son adorateur, la coquette lui demanda pardon et se jeta à son cou.

— Voulez-vous recommencer, demanda-t-il avec un fin sourire ?

— Non ! Non ! répondit Amélie en cachant sa tête dans poitrine.

Désormais, le cœur de la coquette aristocrate appartint entièrement à cet amant dont le courage égalait la beauté ; pourtant, Amélie ne pouvait se résoudre à rompre avec le jeune artiste. Au cours de sa villégiature dans le duché de Bade et plus tard, à Vienne, où elle revint à l’automne, elle sut prendre ses dispositions pour que les deux hommes ne se rencontrassent jamais et n’eussent pas même soupçon de son genre de vie.

Amélie voulait-elle jouir du contraste frappant que lui offraient Étienne de K…, caractère viril et énergique, et Maximilien, artiste au cœur sensible, deux natures opposées vers lesquelles elle se sentait également attirée ?

Était-ce de sa part caprice ou faiblesse ? Toujours est-il qu’elle reçut les hommages de ces deux adorateurs et continua à combler leurs vœux.

Un soir, que le colonel était absent, retenu par son service à la résidence, la baronne reçut Maximilien pour causer avec lui de la dernière exposition, de livres récemment parus, de pièces nouvelles et, enfin, lui accorder les doux plaisirs de l’amour.

Tout à coup, la porte s’ouvrit violemment, et le beau hussard pénétra dans la petite chambre ; il resta comme pétrifié au spectacle qui s’offrit à sa vue, et sur la nature duquel il ne pouvait se méprendre.

La baronne poussa un cri de terreur et chercha à réparer tant bien que mal le désordre de sa toilette. Les deux hommes demeurèrent face à face, se mesurant du regard. Quel contraste, en effet, entre cet artiste au teint blême, aux longues boucles blondes, à la taille élancée, drapé dans une sorte de talar[3] noir et ce hussard plein de vigueur et de force, la cravache en main, sanglé dans son blanc pantalon de cheval, chaussé de bottes noires, vêtu d’un court dolman bleu-clair garni de martre et orné d’aiguillettes d’or. Malgré tout, ces deux êtres se reconnurent pour deux adversaires et une haine réciproque gonfla leur cœur.

— Surtout pas de scène, pas de scandale, je vous le demande en grâce, dit la baronne revenue de sa surprise et de sa frayeur.

— Tranquillisez-vous, baronne, reprit le colonel ; je crois avoir déjà donné des preuves de mon sang-froid, puis, avec un calme dédaigneux, il ajouta en se tournant vers le jeune artiste : « Vous comprenez, Monsieur, que l’un de nous est de trop, ici.

— Je comprends, murmura Maximilien ; vous voulez une revanche, un duel, mais je ne sais pas me servir d’une arme ; au reste, libre à vous de commettre un meurtre.

— Fi donc ! répliqua l’officier. Je n’y pense pas du tout. Mais, comme ni le sabre ni le pistolet ne vous sont pas familiers, je ne vois pas d’autre issue qu’un duel à l’américaine.

— Qu’est-ce-à-dire, balbutia Maximilien pris d’une pâleur soudaine ?

— Nous allons tirer au sort, dit le colonel, et celui que la fatalité désignera devra s’engager d’honneur à mettre fin à ses jours dans les vingt-quatre heures.

— Très bien, répondit l’artiste embarrassé.

— Vous échangez donc votre parole d’honneur contre la mienne, reprit le hussard en tendant la main à son adversaire. Maximilien avança lentement sa main.

— Maintenant, Madame la baronne, un jeu de cartes, je vous prie !

La belle Amélie mit un jeu sur la table.

— Voulez-vous avoir la bonté de battre les cartes ?

La baronne s’exécuta et tendit le jeu à Maximilien pour qu’il coupât.

— Bien, continua le colonel ; nous allons tirer ; rouge signifie la vie, noir la mort.

La baronne présenta le jeu d’abord à l’officier, puis à l’artiste. Après un instant de silence, — un siècle d’angoisse, — Étienne de K… jeta tranquillement sa carte sur la table en disant : « rouge ! »

— Noir, bégaya le jeune homme ; la carte, s’échappant de sa main, tomba aux pieds de la jeune femme ; celle-ci la ramassa et l’examina avec curiosité.

— La dame de trèfle ! reprit froidement Amélie. Le colonel regarda sa montre : « Il est neuf heures, dit-il, et demain à cette heure il vous faudra tenir votre parole d’honneur. »

— Dieu ! C’est épouvantable, murmura Maximilien cachant dans ses mains sa face livide. La peur de la mort le faisait trembler de tous ses membres ; la baronne s’en aperçut et revit la scène de la forêt ; elle eut envie de jeter à la porte en le chassant du pied cet être lâche et misérable.

— Dois-je réellement mettre fin à mes jours, reprit Maximilien les yeux hagards fixés sur le colonel. Ne vous suffit-il pas que je renonce à tous mes droits sur la baronne Amélie ?

— Non, répondit le colonel ; la femme que j’aimais m’a trompé avec vous et j’entends avoir satisfaction.

— Je vous en prie, Monsieur le colonel, accordez-moi la vie, supplia Maximilien.

— Ce n’est pas la façon de demander grâce, répliqua l’adversaire pris d’une idée subite. À genoux !

L’artiste qui ne pensait qu’à sauver ses jours se jeta aux pieds de l’officier et implora sa grâce ; la baronne eut un rire de mépris.

— Je vous laisse la vie, reprit Étienne de K…, mais auparavant, je veux vous châtier comme vous le méritez.

Maximilien regarda l’officier avec étonnement. Pour être plus libre dans ses mouvements, celui-ci enleva les aiguillettes d’or de son dolman et saisit sa cravache. « Vous voulez donc me battre, balbutia le jeune homme. »

— Oui, dit le hussard, mais pas avec cette cravache qui n’est faite que pour les nobles bêtes ; « Belle dame, où est je vous prie, le fouet dont vous vous servez pour vos chiens » ?

La baronne le lui donna en toute hâte et une seconde après, l’officier sautait comme un tigre sur son adversaire, le précipitait sur le sol et le fouettait comme un chien jusqu’à ce qu’il demandât grâce en gémissant ; puis il le jeta dehors et dans la rue lui lança un coup de pied.

— Vous êtes un homme, vous ! s’écria la baronne joyeuse ; je veux vous embrasser !

— Non, Amélie, répondit le hussard ; cette aventure ne finira pas en idylle. À votre tour de demander grâce !

— Qu’allez-vous faire ! Voulez-vous me tuer ? cria la belle Messaline prise d’une frayeur soudaine ? Le colonel sourit et en même temps cingla d’un coup de fouet le visage de l’infidèle et frappa encore ses épaules nues.

Amélie se jeta en sanglotant aux pieds de son amant et implora son pardon ; ses supplications furent vaines, il la quitta avec un rire dédaigneux et ne la revit jamais.



Martscha




C’était à l’époque où les hussards de Bach (Bach-Husaren) dominaient en Hongrie. Le peuple surnommait ainsi les employés allemands du ministre Bach, qui paraissaient d’un ridicule achevé, aux yeux de tout vrai Magyar, avec leurs uniformes hongrois et leurs pantalons collants.

Tandis que, dans ce malheureux pays, ses oppresseurs passaient leur temps à organiser et à désorganiser, l’état de choses, dans les campagnes, défiait toute description. Pendant que les dominateurs menaient une véritable vie de pacha, le brigandage augmentait tous les jours et devenait de plus en plus audacieux. Les débris dispersés de l’insurrection avaient fourni à ceux qu’on appelait « les pauvres garçons » un contingent considérable, qui leur prêtait une sorte d’auréole nouvelle de chevalerie et d’héroïsme populaire.

Pendant ces mauvais jours, une jeune fille du village de Hort, servait dans un petit château au pied de la montagne de Matra. Le château, entouré d’un parc abandonné et d’un jardin peu cultivé, couronnait une petite hauteur sur la pente de laquelle on voyait les bâtiments d’exploitation et les toits du village à moitié caché derrière des arbres fruitiers. Au-delà, se perdant à l’horizon, une vaste plaine miroitante, des champs et des pâturages, dont un rideau de montagnes bleuissantes formaient, pour ainsi dire, la décoration du fond, avec des bosquets de grands chênes çà et là. En deçà de cette plaine, des vignes fertiles descendaient jusqu’à la haie vive qui renfermait le manoir seigneurial.

Martscha était la fille d’un paysan aisé. Placée au château pour se perfectionner dans les travaux domestiques, elle y avait appris à faire la cuisine, à coudre, à repasser, à broder et divers autres ouvrages manuels. Ses compagnes, d’une condition inférieure, la considéraient comme une sorte de merveille, quelque chose comme une princesse enchantée. Elle paraissait, en effet, plutôt, gouverner dans ce manoir qu’y servir.

Quand, pendant la semaine, elle traversait la cour du château dans une attitude fière, en chemise de toile grossière et en jupon court, les pieds nus, les cheveux tressés d’un blond aux reflets rouges, un peu échevelés, les sourcils sinistrement froncés, se voûtant au-dessus de deux yeux graves et sombres, on cherchait involontairement l’hermine royale sur ses épaules de Junon, et les esclaves qui devaient la servir.

Martscha ressemblait ainsi à une jeune et belle sultane habituée à ordonner et à maltraiter.

Elle faisait une étrange impression quand, parfois, elle dansait en chantant, le soir, à la lueur rougeâtre du feu du foyer, s’accompagnant d’un couvercle quelconque, en guise de tambourin ; ou quand, les dimanches, elle se rendait à l’église, chaussée de bottes d’homme, noires et vernies, en jupon de percale bigarrée, en corsage rouge sous sa pelisse courte, magnifiquement brodée, qui ne descendait que jusqu’à sa taille, et ses tresses dorées, entortillées d’un fichu blanc garni de dentelles ; ou bien, surtout, quand elle allait, ainsi costumée, à la czarda (cabaret), où jouaient les Tsiganes et où les jeunes gens et les jeunes filles dansaient le czardas.

Martscha avait, comme on pense bien, beaucoup d’adorateurs, mais elle n’avait qu’un véritable amoureux. C’était Pista, qui, tout jeune qu’il était, avait déjà une propriété à lui, et caressait, par suite, l’espoir d’obtenir Martscha pour femme.

Pista était le seul à qui elle permit de dormir sur le gazon du parc, au-dessous de ses fenêtres, dans les tièdes nuits d’été, enveloppé dans sa bunda velue, et il se montrait très heureux de cette faveur.

Tout le monde admirait Pista, car chacun pensait qu’il fallait du courage pour faire la cour à cette fille sauvage et aspirer à sa main. Pareille à une Indienne ou à une Tartare du désert mongol, Martscha possédait en même temps le cœur doux d’une colombe et les instincts cruels de la race féline.

Un jour le propriétaire du château essaya de seller un jeune cheval. C’était en vain que deux hommes vigoureux s’efforçaient de le maintenir : il ruait, se cabrait et se montrait indomptable.

Alors arriva Martscha, une cravache à la main. Elle saisit l’animal fougueux par la crinière, sauta sur son dos avec la souplesse et la rapidité d’un lynx, et se mit à le fouetter à tour de bras. L’animal eut beau s’efforcer de la jeter bas, il eut beau cabrioler et faire des bonds de bête fauve, Martscha, les yeux étincelants, un sourire malicieux sur les lèvres entr’ouvertes, resta comme clouée sur le dos de l’étalon furieux ; elle le dompta de son poing de fer, de ses hanches d’amazone, avec le secours de sa cravache, que brandissait, comme à plaisir, son bras vigoureux.

C’était la fête de la naissance de Marie. On célébrait la grand’messe, lorsqu’un jeune étranger entra dans l’église. Sa haute taille et son costume pittoresque indiquaient qu’il venait de la Theiss, de l’Alfœld. Les jeunes gens, autant que les jeunes filles, l’observaient avec la même curiosité vive.

Bientôt, un murmure, à peine perceptible, s’éleva des rangs de l’assistance, et l’on apprit que c’était un déserteur, qui, pour ne pas porter l’habit de l’Empereur, avait préféré s’enfuir de la Poussta sur un cheval rapide, pour aller se cacher dans les Karpathes.

Sandor, c’était le nom de l’étranger, ne se fut pas plutôt arrêté dans l’église que ses yeux rencontrèrent ceux de Martscha et la figure de celle-ci parut comme inondée de pourpre sous le regard ardent et énergique des beaux yeux noirs de cet inconnu.

La messe terminée, il voulut suivre la jeune fille ; mais, voyant Pista à ses côtés, il se tint en arrière et se contenta de tordre ses moustaches d’un air provocateur. Dans l’après-midi, il se rendit à la czarda, et semblait attendre quelqu’un. Il ordonna qu’on apportât du vin, et il en offrit aux jeunes gens, avec lesquels il se fut vite lié d’amitié. Puis il jeta aux Tsiganes quelques florins d’argent, qui, par ce temps, étaient très rares en Hongrie.

Enfin, toujours accompagnée de son amant, Martscha fit son entrée et fut accueillie chaleureusement par les jeunes filles. Longtemps elle feignit de n’avoir pas vu Sandor ; mais, lorsque leurs regards se croisèrent enfin, elle rougit de nouveau et se détourna avec un mouvement qui indiquait au moins autant de confusion que de défi.

Quand la danse fut en train et qu’il jugea le moment favorable, Sandor, entrechoquant les talons et se balançant sur les hanches, s’avança vers la jeune fille. Elle comprit qu’il allait l’inviter au czardas, et elle recula jusqu’au mur, un sourire dédaigneux sur les lèvres. Alors Pista s’avança à son tour et se plaça entre elle et l’étranger.

— Si tu veux danser avec ma fiancée, dit-il, il faut d’abord me demander la permission.

— Quand je ne me soumets à personne, pas même à l’Empereur qui est à Vienne, pourquoi voudrais-tu que je te demande une permission à toi.

Pista porta vivement la main à sa ceinture, où était placé son couteau mais il sentit aussitôt la main de Martscha qui lui arrêta le bras ; puis, en même temps, d’un regard impérieux, elle lui imposa le calme comme par enchantement, et suivit l’étranger.

Tout le monde fit place pour voir ce jeune couple danser le czardas, cette danse symbolique de l’amour à la fois suppliant et conquérant.

C’était, en effet un spectacle superbe et charmant. D’abord, le jeune homme, dont tout le monde admirait la taille haute et svelte, l’air hardi, et la belle fille, restèrent quelque temps en face l’un de l’autre, puis ils s’approchèrent peu à peu. Alors, de son bras droit, Sandor enveloppa avec ardeur les hanches rondes de Martscha, et ils se mirent à tourner voluptueusement dans un tourbillon enivrant. Pour finir, Sandor souleva sa fière fille en l’air, tout en poussant des cris joyeux.

Lorsque Martscha se sépara de lui, Sandor voulut lui adresser quelques paroles, mais elle s’éloigna d’un air hautain, pour aller rejoindre Pista qui l’attendait dans une attitude inquiète et menaçante.

Il était tard lorsque Martscha rentra. La porte de la basse-cour était fermée. Elle congédia Pista qui l’avait accompagnée, escalada la clôture et disparut bientôt dans l’intérieur du château voilé d’arbres et de broussailles.

Quelques instants après, lorsqu’elle apparut à la fenêtre ouverte de sa chambre, et que la lune se mit à déverser sur elle sa douce lumière argentée, il lui sembla que quelque chose se mouvait devant elle sur le sombre gazon.

— C’est-toi, Pista ? demanda-t-elle.

Pas de réponse.

— Qui est là ? s’écria-t-elle. Parle ou je déchaîne les chiens.

Alors se dressa une haute apparition vêtue de toile blanche.

— C’est toi ! murmura Martscha, que me veux-tu ? Ne sais-tu pas que j’appartiens à un autre ?

— Je veux te parler, répondit Sandor, avant de continuer ma route à travers la sauvage forêt de Bakony.

— Qu’as-tu à me dire ?

— Que tu est la plus belle fille que j’aie jamais vue, et qu’avec ton premier regard tu as conquis mon cœur.

Avant que Martscha eût pu répondre, on entendit un craquement de branches. C’était Pista qui sortait d’un buisson voisin.

— Ainsi donc, dit-il d’une voix contenue, en s’avançant, on m’a menti et trompé ?

Martscha ne répondit pas un mot.

— Elle est innocente, répliqua Sandor à son rival furieux ; si tu as à te plaindre, il faut t’adresser à moi.

En un instant, Pista eut enlevé sa bunda et tiré son couteau. Presque en même temps, une lame brillait dans la main d’airain de Sandor. Tandis que ces deux hommes se mesuraient avec des regards pleins de colère, Martscha restait debout à la fenêtre, pâle et muette, les bras croisés sur la poitrine.

Pista se précipita le premier sur Sandor ; mais, celui-ci, par un mouvement adroit, évita le coup et essaya de riposter. Sans proférer un son, les dents serrées, les poings crispés, les deux adversaires tournaient l’un autour de l’autre, en brandissant leur couteau. Sandor avait déjà reçu deux légères blessures, d’où coulait son sang rouge et chaud.

Profitant tout à coup d’un faux mouvement de son adversaire, il le frappa dans le flanc entre deux côtes. Pista chancela et s’affaissa par terre. Il voulut parler ; mais, au lieu de paroles, ce fut un flot de sang qui s’échappa de ses lèvres.

À ce spectacle, Martscha ne fit qu’un bond de sa fenêtre auprès du blessé, sur lequel elle se jeta en poussant des cris de douleur et de désespoir. À ces cris, les chiens aboyèrent, les gens de la maison accoururent, et Sandor dut prendre la fuite. Il sauta sur son cheval et disparut, au grand galop, au milieu des fourrés doucement éclairés par la lune.

Mais Sandor revint au château la nuit suivante. Il retrouva Martscha auprès du puits, et la serra passionnément dans ses bras.

— Laisse-moi, murmura-t-elle, tes mains sont tachées de sang.

— C’est pour toi, Martscha, dit Sandor. Et il la prit, l’enleva de terre et voulut la déposer sur son cheval. Martscha se débattit un instant sans dire un mot.

Puis, soudain, comme Sandor mettait le pied à l’étrier, elle tira un couteau de sa ceinture et lui en porta un coup violent dans la poitrine.

— J’allais t’aimer, misérable ! s’écria-t-elle.

Sandor tomba et Martscha rentra au château sans regarder derrière elle.



La Hyène de la Poussta



CHAPITRE I

La tentation

Par une certaine belle journée d’hiver, les grandes dames de qualité, confortablement enveloppées dans leurs fourrures de prix, se promenaient dans la Ringstrasse, alors que les pauvres ouvrières, à peine vêtues, tremblaient de froid au sortir de leurs mansardes en se rendant à leur travail et en en revenant. Vers le soir, au moment où les étalages des différentes boutiques du Graben, resplendissaient à la lumière du gaz, vint à passer une belle jeune fille qui attira les regards des passants, lesquels à l’envie lui lançaient des œillades provocatrices.

Cette jeune fille paraissait non seulement pauvre, mais encore en proie à un violent chagrin. Elle semblait avoir conscience de son indigence, déplorer son sort et être envahie d’un insurmontable désir de luxe contrastant singulièrement avec les misérables hardes dont elle était couverte et qui, en aucune façon, ne pouvaient la protéger du froid. Grelottant de tous ses membres, les joues blêmes et transies, les lèvres tirées, elle se tenait devant l’étalage d’un marchand de confection, dont les merveilles lui faisaient battre le cœur d’envie, tout comme si elle eut été une dame de qualité. Ses yeux brûlants et profonds ne cessaient d’errer tantôt sur de coûteux costumes de soie ou sur des châles de même étoffe, tantôt sur une jupe d’étoffe de dentelle noire ou sur une autre bordée d’hermine surmontée d’une jaquette blanche pour le théâtre. Tandis que la pauvrette contemplait avec surprise toutes ces splendeurs, son pauvre visage se plissa et prit une expression menaçante de haine et d’envie, puis elle murmura des mots inconnus à l’adresse du Créateur qui fit le monde si beau pour le peupler de malheureux et de misérables.

Et cependant, à ce même instant où le côté diabolique de sa nature presque découragée se faisait jour, elle paraissait encore belle et désirable. Telle était manifestement l’opinion du bel et élégant jeune homme qui, d’un coup d’œil fortuit, avait surpris son profil et, comme ensorcelé par ses charmes magiques, se tenait auprès d’elle, tout en ayant l’air d’étudier les dernières modes, alors qu’au contraire, toute son attention était concentrée sur son intéressante voisine. Lorsqu’enfin, cette dernière se retira, le jeune homme la suivit, et, arrivé dans un endroit sombre et désert, près le clocher de l’hôtel de ville, il souleva son chapeau et la pria de daigner lui permettre de l’accompagner.

La belle et étrange jeune fille lui lança un coup d’œil perçant, puis s’éloigna sans mot dire.

— Ma prière n’a rien d’offensant et n’est pas des propos qu’entendent si fréquemment les femmes de Vienne à cette heure du jour, fit l’étranger, comme il se rapprochait de la jeune fille, permettez-moi donc de vous dire, mademoiselle, que la façon dont vous vous teniez, tout à l’heure, devant les étincelantes toilettes de la boutique du Graben, m’a inspiré le plus vif intérêt pour votre personne. Vous m’avez parue éprise d’un amour passionné pour le luxe et la splendeur et, malgré cela, — pauvre. Votre bon goût et votre extraordinaire beauté vous font, mademoiselle, la supérieure de toutes les princesses et de toutes les comtesses de notre société, et que vous restiez pauvre me paraît une énigme dont je ne trouve la solution que dans votre honnêteté.

— Vous avez raison, monsieur, répondit la belle misérablement vêtue, je suis pauvre, mais sage.

— Je suis heureux de l’entendre, cela augmente encore l’intérêt que vous m’inspirez, reprit l’étranger, et je serais enchanté si vous daigniez me permettre de vous fournir ce luxe dont jouissent les femmes riches et les filles tombées.

— Comment serait-ce possible ? dit naïvement la jeune fille.

— Les hommes de mon rang se sentent sans retenue à l’égard des femmes de théâtre ou encore d’autres méchantes variétés de modernes Messalines ; pour elles, ils dissipent leur fortune, deviennent leurs esclaves, parfois même donnent leur vie, en échange de quoi ces femmes se moquent d’eux, et lorsque ces malheureux sont ruinés, leurs misérables maîtresses les foulent impitoyablement aux pieds. Je n’ai, quant à moi, aucun goût pour ces sortes de femmes. Mon idéal est simplement de rencontrer une douce et honnête fille du peuple, saine de corps et d’esprit.

— Vous pouvez en ramasser dans la fange où ces créatures se sentent si confortables ! fit la pauvre fille d’un ton presque violent.

— Vous vous méprenez sur mon compte, répondit l’étranger d’un ton calme et distingué, je vous prie de ne pas pousser plus loin et de me faire la petite faveur de me fournir l’occasion d’apprendre à vous connaître, et de prendre vous-même un peu la peine d’entrer dans mes vues et de considérer que vous avez affaire à un homme d’honneur, voici ma carte. Mon nom est Jules, baron Steinfeld.

La jeune fille prit la carte et se tut.

— Vous ne daignez pas me répondre ? dit le baron Steinfeld.

— J’en causerai à mes parents, répondit-elle, pour aujourd’hui, qu’il vous suffise d’apprendre que je m’appelle Anna Klauer. Mon père est ouvrier de fabrique, ma mère blanchisseuse, et, moi-même, je suis gantière. Trouvez-vous demain, vers cette heure-ci, au pied de la tour de l’hôtel de ville, je vous remettrai ma réponse ! Là-dessus, elle hocha légèrement la tête et s’éloigna avec la démarche d’une vraie princesse, alors que le baron, baissant son chapeau jusqu’à terre, demeurait cloué à la même place afin de la suivre le plus longtemps des yeux.

Le soir suivant, le baron fut plus que ponctuel au rendez-vous, mais la belle ouvrière le fit attendre. Comme elle arrivait, il se précipita impatiemment à sa rencontre. Sur ce, la jeune fille se prit à rire involontairement ; elle était flattée de voir un grand seigneur de sa qualité si enflammé pour elle.

— Tout mon bonheur, je vous le jure, dit le baron, d’un ton ému, est, à ce moment, suspendu à vos lèvres ! Parlez donc, je vous en prie.

— Vous exagérez, fit-elle, et aussitôt sa figure prit une expression sérieuse, voire même dure.

— Je dis la vérité, Anna, murmura le baron, saisissant sa pauvre main toute bleue et transie de froid, car je vous aime déjà, oui, dès le premier coup d’œil, je vous ai adorée. Mais qu’avez-vous donc que vos mains sont glacées ! Seriez-vous malade ? Ne voulez-vous me permettre de protéger vos tendres membres contre la morsure de ce froid cruel ?

— Comment cela ? dit naïvement Anna, alors que le baron, par un détour adroit, la ramenait, presque à son insu dans la ville. Ils y rentrèrent.

— Et vous ne demanderez rien après, si je me laisse conduire, fit en hochant la tête la pauvre jeune fille à l’élégant jeune homme.

— Je vous supplie en grâce ; tardez le plus longtemps possible à me faire connaître votre décision, si celle-ci doit me ravir le bonheur céleste que j’avais espéré !

Anna se mit à rire.

— Puis-je vous suivre ? insista le baron.

— Mes parents me laissent le soin de répondre à cette question.

— Alors puis-je venir ?

— Qui vous l’a dit ?

— Vos chers, bons et beaux yeux le disent pour vous. Oh ! quels superbes yeux vous possédez-là, Anna !

— Oui donc, vous pouvez venir, à la condition de promettre de me respecter.

— Sur ma parole de gentilhomme, s’écria le baron Steinfeld ; en même temps, il offrit à Anna son bras, que celle-ci prit alors sans hésitation. En le voyant se promener ouvertement à son côté à travers les rues brillamment éclairées, elle reprit confiance et comprit aussitôt les avantages de sa situation. Car elle sentait bien que cette intimité imposait envers elle au baron des devoirs d’une toute autre nature que ceux qui lient un riche gentilhomme à la maîtresse, aux pieds de laquelle il se jette volontiers dans son boudoir, mais qu’il ne pourrait consentir à reconnaître en pleine rue. Son raisonnement était donc en tous points excellent.

Mais sur le Graben, un événement se produisit qui déconcerta complètement la pauvre ouvrière : Le baron Steinfeld ouvrit à l’improviste la porte d’un magasin de fourrures, et, avant qu’Anna Klauer ait bien pu se rendre compte de ce dont il s’agissait, elle se trouva tout à coup au milieu de fourrures princières d’hermine et de zibeline, et humblement invitée par son compagnon à faire choix d’une d’entre elles. Elle en fut abasourdie, le sang lui monta à la tête et ses oreilles se mirent à tinter comme au son d’un millier de cloches lancées à toute volée : elle en perdit momentanément l’usage de la parole. Une femme aimable vint à son aide, on apporta une coûteuse jaquette de velours noir garnie et doublée de martre dorée, en un clin d’œil une coquette toque de fourrure orna son humble chevelure noire et frisée et ses mains furent blotties et protégées dans un épais manchon. Plus morte que vive, elle quitta le magasin et enfin, dans la rue, recouvra la parole. Elle chercha le baron pour le blâmer et le réprimander, mais elle n’y parvint pas !

Les fourrures princières avaient dompté son cœur altier. Le baron se rendit compte du changement que son coup de maître avait apporté chez la belle jeune fille ; néanmoins, il fut suffisamment avisé de se contenter pour cette fois de l’accompagner jusqu’à son domicile. Il prit congé d’elle sur un baiser envoyé de la main et ce fut elle-même qui, avant de monter l’escalier, le fit souvenir de sa promesse de venir lui rendre visite.

Le lendemain, un laquais en livrée apporta à la gantière, de la part du baron, une lettre brûlante d’amour, accompagnée d’un écrin contenant un bijou de grand prix. Anna fut éblouie, confuse, complètement fascinée, et comme, vers le soir, le baron vint lui rendre visite, elle, jadis si fière, ne put trouver assez de paroles pour exprimer sa reconnaissance. Le jeune gentilhomme ne s’attarda pas longtemps dans le misérable logis des pauvres gens ; il se retira, bientôt suivi de deux valets de pied qui, tirant d’un grand panier, un souper fin et quelques bouteilles de vins des meilleur crûs, posèrent le tout sur la table et se retirèrent.

L’ouvrier et sa femme, la blanchisseuse, firent fête à la bonne chère qui leur tombait ainsi du ciel et vidèrent maintes bouteilles à la santé du baron ; quant à la jeune fille, elle se montra songeuse, presque mélancolique. Elle sentit qu’elle était déjà allée trop loin, qu’elle ne pouvait plus s’arrêter et soudain l’esprit de cet être hautain, opiniâtre, impérieux, né pour amener les hommes à ses pieds et non pour être leur jouet, fut comme envahi de chagrin et se crut outragé.

Le baron prit toutes peines d’éviter de remarquer l’étrange humeur d’Anna, et, comme on se séparait tant soit peu tard, qu’Anna l’éclairait du haut de l’escalier, il eut le tact exquis d’abaisser son chapeau jusqu’à terre et de se rappeler au bon souvenir de la belle fille de cette façon froide mais polie. Dès que le baron ne parut plus la solliciter, elle se sentit libre et, envahie d’émotion, elle se jeta dans les bras de l’élégant et bel homme. Elle le rappela, éteignit la lumière, puis, dans l’obscurité, elle l’entoura passionnément de ses bras et déposa furtivement sur ses lèvres un baiser plein de volupté féminine.

CHAPITRE II

Une vieille histoire

Puis, comme une biche épouvantée, elle s’enfuit et remonta les marches.

Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis la première rencontre du baron Steinfeld avec Anna Klauer, et celui-ci n’était pas encore parvenu à conquérir la belle fille. Cette dernière acceptait avec une joie candide les présents coûteux dont il la comblait et qu’elle semblait amplement lui payer d’un baiser de ses lèvres brûlantes ou d’un serrement de main.

Pour son malheur, il arriva que le riche aristocrate qui parait si magnifiquement sa pauvre victime, dont l’enivrante beauté surpassait maintenant de beaucoup celle de toutes les dames du pays, lui inspirait sans cesse une passion grandissante, sans qu’il eût encore osé adresser à l’objet de son amour la question décisive.

Ce n’est pas qu’il admirât tant sa vertu que sa fierté et un certain je ne sais quoi, qui souvent fait que la pire des femmes subjugue l’homme le plus spirituel et lui en impose tellement que, comme dans le cas du baron, pour la première fois de sa vie, il se trouve engagé dans une histoire d’amour à l’instar de quelque étudiant enthousiaste et inexpérimenté.

Contre toute attente, un allié lui survint sur lequel il comptait le moins. Les parents de la jeune fille, sur l’esprit desquels la première visite du baron avait laissé une empreinte d’éblouissement ineffaçable, craignirent ensuite que le dédain d’Anna arrivât à décourager leur distingué visiteur, et cette considération les décida en un clin d’œil à sacrifier la vertu de leur fille à leur bien-être. Là-dessus, ils se mirent à torturer l’altière jeune fille de toutes manières imaginables si bien qu’ils lui inculquèrent l’idée qu’elle foulait tout son bonheur aux pieds.

Certain matin, le baron venait de terminer son premier déjeuner, et, assis dans un fauteuil de son élégant hôtel, vêtu d’une robe de chambre de velours bleu tirant sur le violet, un fez posé sur la tête, il fumait une longue pipe turque qui, vu son accoutrement, lui donnait l’air d’un pacha. Il envoyait à droite et à gauche la fumée du tabac qui, s’élevant en l’air, y formait maintes spirales et figures bizarres, et, cependant songeait à sa platonique odalisque, la belle Anna.

Soudain, il perçut comme le frou-frou d’un vêtement de femme, et, tournant vivement la tête, il vit Anna Klauer en personne devant lui. C’était la première fois qu’elle franchissait le seuil de sa demeure. Quelque chose d’extraordinaire devait être arrivé, d’autant plus que, pour la circonstance, elle avait pris la peine de s’envelopper d’un voile épais. Comme elle découvrait son visage, le baron la contempla avec surprise ; en grande dame consommée, elle le considéra de la même façon. Autour de sa taille mince et élancée tombaient les longs plis éclatants d’une robe de velours noir, une jaquette entr’ouverte de même étoffe bordée de coûteuse zibeline laissait deviner ses superbes formes de jeune fille. Un chapeau de velours noir garni d’une longue plume blanche complétait sa toilette. À sa main finement gantée, elle portait un manchon également de zibeline.

Alors qu’elle allait et venait d’un pas rapide par la pièce, elle laissait voir de temps à autre son admirable petit pied, chaussé de bottines de velours noir rehaussé d’étroites bandes de fourrure de zibeline.

Ils restèrent longtemps l’un et l’autre sans échanger une parole. Le riche aristocrate de même que la pauvre ouvrière sentaient bien qu’ils étaient tous deux arrivés à une grave et dangereuse crise de leur vie.

Le premier, Steinfeld rompit le silence, après s’être levé et avoir offert un fauteuil à Anna.

— Que désirez-vous de moi ? chère Anna, fit-il, votre visite m’effraie presque.

— Ma visite vous effraie ? s’écria la belle jeune fille d’un ton presque courroucé. Vous m’aimez encore, n’est-il pas vrai, ne me l’avez-vous pas juré plus de cent fois ? Ou bien alors ne m’aimez-vous plus ? Parlez ! Elle frappa du pied d’impatience.

— Si je vous aime ! répondit le baron, s’approchant d’elle, je vous adore et je n’ai pas d’autre désir que d’être à jamais votre esclave ! Il s’agenouilla devant elle et pressa sa main sur ses lèvres brûlantes.

Anna lui lança un long et étrange coup d’œil.

— Aujourd’hui tes désirs seront alors comblés, fit alors la belle fille ; je veux être ta Herrin. Tu sais, ce qu’en français l’on appelle maîtresse. -dessus, elle partit d’un petit éclat de rire sinistre.

— Je ne vous comprends pas, Anna, reprit le baron, toujours couché à ses pieds.

— Vous allez certes me comprendre, dit la belle fille ; il y longtemps que mes parents me reprochent de manger leur pain au lieu de me livrer à un riche adorateur. Ils m’ont aujourd’hui menacée de me chasser, si je ne les écoutais pas. Quand à moi, comprenez-moi bien, je suis trop fière pour conclure un pareil marché : j’ai jeté aux pieds de mes parents les diamants que vous m’avez offerts, puis, m’étant ainsi acquittée, j’ai pour toujours quitté leur demeure. Je me suis rendue auprès de vous parce que… — elle s’arrêta, des sanglots étouffaient sa voix — parce que je… vous aime. Je vous appartiens, prenez-moi quand vous voudrez, si vous m’aimez encore !…

— Grand Dieu ! s’écria Steinfeld, vous me rendez aujourd’hui le plus heureux des mortels.

Il se leva et enserra de ses bras la belle et superbe fille en un transport de tendresse.

Elle resta muette et incapable d’exprimer la moindre volonté. Il la transporta sur un canapé, lui enleva son chapeau qu’il jeta dans le premier coin venu, il dénoua sa superbe chevelure, puis, embrasé de désirs passionnés, lui arracha la fourrure qui couvrait son admirable gorge…

Elle fut à lui !

Le jour même, il lui choisit, dans la Ringstrasse, une demeure meublée avec le luxe le plus raffiné. La pauvre ouvrière reposa dès lors dans des draps de Damas et des édredons bordés de dentelle de Bruxelles, et, dès le lendemain, se levant, vêtue seulement de ses pantoufles ornées d’or et enveloppant son superbe corps d’un peignoir princier, sinon royal, ses pieds mignons reposèrent sur un tapis de Perse, et, si vous aviez été dans sa loge, à l’Opéra, eussiez-vous vu briller et scintiller mille diamants à son cou, sur sa tête et ses oreilles.

Le baron était devenu son esclave : tout ce qu’elle ordonnait était exécuté avec plaisir. Si son humeur le voulait, il se mettait à ses pieds comme un esclave…, comme un chien !

Les parents de la belle enfant se rapprochèrent alors d’elle. Elle les fit chaque fois éconduire par les domestiques. Deux années se passèrent ainsi !

Mais dès la troisième année son adorateur devint de plus en plus froid, il l’entretint des obligations que lui créait son grand nom et, finalement, confessa à sa bien-aimée que sa famille le voulait marier.

Un certain soir, Anna, se trouvant à l’Opéra, sans l’idée de l’y rencontrer, le vit en compagnie de deux dames. Elle apprit que l’une d’elles, — la plus jeune, une délicate et presque chétive, blonde jeune fille, — était sa fiancée ; en outre, une dame, qui occupait une stalle proche de la sienne lui apprit que la personne en question était une certaine comtesse Thurn, douée d’une immense fortune.

Anna en savait assez. Avant l’acte suivant, elle quitta le théâtre.

Comme la représentation était terminée, le baron vint, comme d’habitude, prendre le thé chez Anna.

Cette dernière l’enveloppa d’un regard sinistre.

— Tu as fort bon goût de me venir trouver alors qu’à l’instant même, tu viens de quitter ta bien-aimée, ta fiancée. — Fais choix entre elle et moi !

— Qui t’as dit ça, fit le baron Steinfeld, les joues empourprées.

— Ne ment pas, je t’ai vu à son côté, dit-elle d’un ton d’acier.

— Tu m’espionnes aussi, s’écria-t-il, tu suis mes pas et je te trouve sur mon chemin pour me compromettre ?

— Je pense que, jusqu’ici, si quelqu’un a compromis quelqu’un ou quelqu’une c’est toi, misérable, fit-elle avec feu.

N’es-tu pas venue de ton plein gré vers moi ? répondit le baron, ne t’es-tu pas offerte ? Si je ne t’avais prise, le plaisir eut été pour un autre. Les filles de ton espèce sont toujours prédestinées ainsi !

— Fort bien, fit-elle péniblement ; obéissant aux lâches convenances de votre société, vous me trahissez et m’abandonnez !… Vous me méconnaissez, je ne suis pas femme à supporter pareil outrage.

— Si tu fais du scandale, dit froidement le baron, je me verrai forcé de te clore ma porte.

C’en fut trop pour la nature endiablée et indomptée de la pauvre créature.

— Je me moque de ton argent et de toutes tes richesses. Quitte cette maison sur l’heure, fit-elle, avec emportement.

— Songe bien à ce que tu fais, murmura le baron.

— Dehors ! disparais à mes yeux ! ordonna-t-elle, les lèvres frémissantes, puis, — comme cela ne lui était jamais arrivé, — elle le poussa dehors, le poing fermé et menaçant, comme pour le frapper.

CHAPITRE III

Le premier pas

Il s’éloigna là-dessus et disparut.

Quatre mois plus tard, de bon matin, une dame de mise élégante et semblant attendre quelqu’un, faisait les cent pas devant la maison de la Kärntnerstrasse où habitait le baron.

Comme le baron Steinfeld sortait de son hôtel, cette dame soigneusement voilée s’approcha rapidement de lui et lui dit :

— « Me connais-tu ? »

— Ne me faites aucune scène dans la rue, je vous en prie, fit le baron d’un ton bref.

— Alors que tu me fais chasser par tes valets, je n’ai plus qu’à te contraindre d’écouter en pleine rue les tristes choses qui me pèsent à te dire !

— Ce n’est point ici un lieu d’entretien.

— Accompagnez-moi chez moi, fit-elle.

Ces deux êtres qui, jadis, s’étaient passionnément aimés, cheminaient actuellement côte à côte, froids et muets. Toujours sans mot dire, ils gravirent l’un et l’autre l’escalier menant à la demeure d’Anna : cette demeure qui, autrefois, avait été leur paradis !…

Le baron jeta autour de lui un regard de surprise, il reconnaissait à peine ces lieux qui, cependant lui avaient été assez familiers, où Anna Klauer habitait encore, alors que lui-même les avait désertés depuis près d’une année.

Les tableaux et les miroirs de prix avaient disparu des murs, les pièces étaient veuves d’une partie de leur luxueux ameublement. La maîtresse abandonnée les avait vendus pour ne pas se vendre elle-même ou pour ne pas mendier ; car, après avoir, trois années durant, mené la vie d’une princesse, le travail lui semblait aujourd’hui dégradant.

Pénétrant dans sa chambre à coucher, d’un nonchalant signe de main, elle invita le baron à l’y suivre, puis, s’installant sur un canapé turc donc le luxe rappelait sa splendeur passée, elle l’y fit également asseoir. Elle rejeta alors le châle coûteux dont elle était enveloppée. Elle lança ensuite au baron un coup-d’œil perçant qui le fit changer de couleur : il pâlit.

Baissant les yeux, elle reprit : « Je sens que je suis sur le point d’être mère. Dans toute autre circonstance, je n’eusse pas cherché à te revoir, mais aujourd’hui j’ai des devoirs à remplir envers mon enfant et moi-même, tu en as aussi envers nous ; aussi bien ne puis-je penser, ne puis-je souffrir que tu m’abandonnes en cet état, que tu nous laisse l’un et l’autre dans la détresse ! » Des larmes perlèrent à ses yeux.

— Calme-toi, fit le baron, lui saisissant la main, j’ai toujours eu soin de toi, tant que tu ne m’as pas éconduit ; aujourd’hui me sens-je encore plus obligé à te venir en aide. Je vais te choisir une belle demeure quelque part dans les environs, te constituer une rente et t’en verser les arrérages.

Est-ce là tout ? demanda Anna d’un ton froid. Ne conçois-tu pas ce que tu me dois ? Ce n’est pas ton or, c’est toi que je veux…

— Moi ? Je cesse de te comprendre !…

— C’est ton devoir de m’épouser.

— À quoi penses-tu ? s’écria le baron en s’emportant, que dirait ma famille si je prenais une fille d’ouvriers pour femme ?…

— Tu as bien trouvé bon de séduire cette fille d’ouvriers, d’en faire ta maîtresse ; et ta famille n’a pas trouvé à redire que tu baisasse les pieds de la pauvre ouvrière sous lesquels elle te foulait, s’écria à son tour Anna.

— Tu es inhumaine, reprit le baron.

— Je t’en conjure, dit Anna en pleurs, sauve mon honneur, sauve notre pauvre enfant. Tu peux encore agir en honnête homme et je serais pour toi une épouse fidèle, obéissante et tendre, ce que ne seront jamais toutes tes princesses ou comtesses. Ne m’abandonne pas, ne me rends pas malheureuse, ne me relègue pas au rang du vice !… Je suis fière, je ne me laisserai pas trahir, je ne le souffrirai pas !…

— Je ne crains pas ta vengeance, fit le baron ; là-dessus, il se leva, puis, soulevant son chapeau avec un sourire dédaigneux, il ajouta : Je maintiens ma promesse de pension en dépit de tes folles menaces. Tu connais mon adresse. Quand tu auras besoin de moi, écris-moi !…

— Est-ce là ton dernier mot ?

— Oui.

— Alors vas, sors d’ici, je préfère mourir de faim et de froid, ou voler et mourir, plutôt que jamais t’être à l’avenir redevable de quoi que ce soit, fût-ce même d’une simple bouchée de pain, cria-t-elle d’un ton vibrant. Néanmoins songe à ce moment, quant à moi, je ne l’oublierai jamais.

Il se tournèrent le dos et le baron Steinfeld s’éloigna lentement sans aucun sentiment de honte ni de regret envers la malheureuse qu’il trahissait ainsi. Quoi qu’il en soit, ce fut sans retour.

Quelques jours plus tard, il menait à l’autel la comtesse Thurn et, la cérémonie terminée, alla passer à Paris la lune de miel en compagnie de sa jeune femme.

Le jour même de son entretien avec son perfide amant, Anna Klauer vendit le reste de son mobilier et tous ses bijoux. Elle conserva néanmoins ses coûteuses toilettes, non sans dessein précis. Le produit du tout lui rapporta la somme considérable de soixante mille Gulden.

Elle se trouvait ainsi à l’abri de tout besoin. Puis elle alla s’installer dans une petite demeure des environs de Laxenbourg et s’y enferma en attendant le retour du baron à Vienne ; mais cette fois, les événements furent plus forts qu’elle. Elle ne put mettre son plan à exécution et tout tourna autrement qu’elle le désirait, qu’elle l’avait pressenti. Un de ses anciens serviteurs, qui se trouvait encore en service, avait entrepris de surveiller les allées et venues du baron Steinfeld. Or, le jour même où elle ressentit les premières douleurs, ce serviteur vint lui apporter la fatale nouvelle que, provisoirement le traître ne rentrerait pas à Vienne, mais passerait le reste de l’été dans un château du sud de la Bohème, appartenant à sa femme.

Cette nouvelle venait à une mauvaise heure. Au moment décisif, l’infortunée se fit violence à elle-même et fit le premier pas terrible dans la voie du crime, avant même de se rendre exactement compte des effrayantes conséquences que pourrait avoir son acte.

Comme le soir tombait, son pauvre cœur altier n’eût qu’une pensée : cacher sa honte au monde. Jusque là, elle était parvenue à dissimuler à tous ses gens le véritable état dans lequel elle se trouvait. Mais désormais, elle pouvait à toute heure se trahir. Elle prit donc rapidement son parti, s’enveloppa dans un châle, puis se rendit dans le parc de Laxenbourg, où elle se cacha dans l’obscurité. La nuit vint, une nuit noire, sans étoiles. Muette, navrée et complètement désespérée, n’exhalant aucune plainte, Anna Klauer s’étendit dans un obscur buisson de sapins, ne poussant aucun cri qui put déceler sa présence. La force de caractère de cette infortunée était telle qu’au milieu des plus grandes souffrances, elle ne laissa échapper aucun soupir, ne versa aucune larme. Quand enfin, elle tint son nouveau-né dans ses bras, elle étouffa son premier vagissement à l’aide de son mouchoir et, contrairement à toutes les mères, ne fut pas remplie de joie à la vue du pauvre innocent ; réunissant toutes les forces qui lui restaient, elle se traîna péniblement avec une énergie sauvage jusqu’au bord de l’étang voisin et presque inconsciemment y laissa glisser l’infortuné. Puis elle se mit à pleurer amèrement.

Une heure plus tard, elle rentra chez elle. Personne ne put se douter à sa mise ou à sa mine qu’elle venait de faire autre chose que sa promenade habituelle.

Le jour suivant, elle emballa tous ses effets et revint à Vienne, et, quittant cette ville le soir même, se rendit à Budweis, dans le dessein de rechercher le baron sur ses terres de la frontière austro-bavaroise ; elle allait, — poussée par quelque fatale et occulte puissance, — elle ne savait où. Un hasard vint à son aide. Dans la petite auberge de Budweis, où elle était descendue, se trouvait une colporteuse hongroise à l’article de la mort, une petite fille et un garçon en bas âge pleuraient et se lamentaient au chevet de leur pauvre mère. Anna Klauer fit accepter ses soins par la pauvre femme et demeura auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle eu rendu le dernier soupir ; elle lui ferma les yeux, puis s’empara de tous ses papiers, voire même du passeport qu’elle alla, — comme si c’était le sien propre, — faire viser au bourgmestre. Finalement elle prit soin d’assurer le sort des pauvres orphelins et laissa pour eux, entre les mains du maire, la jolie somme de mille Gulden.

Dès lors, elle se dirigea vers le château du baron, laissant derrière elle ses bagages au nom de Sarolta Kuliseki, — le nom de l’infortunée colporteuse de Munich. Elle loua ensuite une carriole qui la conduisit à Goldrain, site du château même où Steinfeld et sa jeune épouse habitaient. À une centaine de pas à peine de ce château se trouvait un village. Elle descendit de voiture devant l’auberge et renvoya le voiturier après l’avoir réglé. Alors que, dans la salle commune, elle prenait le café, elle adressa à l’hôtelier une question qui déroutait provisoirement tout le plan qu’elle avait tramé contre le baron et le réduisait à une simple promenade. En effet, elle se rendit, par les champs, du côté opposé au château, mais, arrivée à une grand’route, revint vers celui-ci. Le crépuscule tombait comme elle s’approchait de ce dernier, si bien que, sans difficulté, et sans être observée, elle put parvenir devant une grande terrasse qui, de la salle à manger, donnait sur les jardins remplis de bouquets d’orangers et de citronniers, au milieu desquels elle était encadrée.

Légèrement, Anna gravit les degrés de cette terrasse, d’où, cachée par le feuillage d’un oranger, elle put découvrir tout ce qui se passait dans la salle.

De lourds soupirs soulevèrent sa poitrine lorsqu’elle aperçut l’homme, jadis bien-aimé, aujourd’hui détesté, au côté de sa jeune femme, merveilleusement vêtue et étincelante de bijoux. Ils prenaient le thé ensemble et il la caressait et la lutinait tout en la servant, tandis qu’elle lui souriait tendrement.

Alors, le démon de la haine qui sommeillait dans le cœur d’Anna s’éveilla subitement, elle tira de sa poche deux pistolets dont le baron lui avait jadis fait cadeau et les arma.

Au moment même où la baronne offrait ses lèvres pourpres au baiser de son époux, Anna, à travers la fenêtre grande ouverte, fit vivement feu du premier sur elle, du second sur son ex-amant ; elle vit alors le baron Steinfeld tomber lourdement sur le plancher, puis d’un bond de tigresse, elle s’enfuit à travers le parc, puis gagna la lisière d’un bois voisin. Arrivée sur une colline, elle prêta l’oreille, et, comme tout était tranquille, elle arma de nouveau ses pistolets. Elle était décidée à tout…

Après s’être reposée quelques instants, elle reprit sa course, en proie à deux pensées absorbantes. La première était : je l’ai tué, je me suis vengée ! la seconde : je vais me sauver et commencer une vie nouvelle, une vie ayant pour règle la haine de l’homme et l’égoïsme !

CHAPITRE IV

Qui veut commander doit apprendre à obéir

Par les chemins montagneux, jadis parcourus par d’audacieux contrebandiers, chemina Anna Klauer jusqu’à la petite ville bavaroise de Gravenau. De là, elle se fit conduire par une carriole de paysan jusqu’à la station du chemin de fer la plus rapprochée. Quelques heures après, elle se trouvait à Munich.

Dans cette ville royale, elle reprit enfin pleine possession d’elle même et se mit à examiner minutieusement le passe-port de la colporteuse. L’âge et les différentes indications y portées comme signalement pouvaient tout aussi bien s’appliquer à Anna, sauf une que cette dernière remarqua avec effroi : cheveux rouges ! Son effroi ne fut néanmoins que de courte durée : après un court instant de réflexion, elle eut victorieusement résolu la difficulté. Les journaux de Vienne lui avaient appris que la femme d’un peintre renommé, elle-même actrice dans un théâtre des faubourgs, s’était changée de brunette en blonde dorée d’après une méthode découverte à Paris. Dès lors, sans crainte de voir sa supercherie découverte, pouvait-elle utiliser le passeport de Sarolta Kuliseki et se faire passer pour la défunte.

Tout d’abord, elle se rendit chez un coiffeur qui lui avait été désigné comme le premier de Munich et lui demanda s’il était au courant de la découverte parisienne. Comme cet homme le lui affirmait, tout en riant, elle lui dit qu’elle préférerait une chevelure absolument acajou à une chevelure blond doré. Le coiffeur, s’étant engagé à donner aux cheveux d’Anna la teinte demandée dans l’espace de quelques jours, elle le quitta complètement rassurée, envoya chercher sa malle à la gare et se rendit dans un hôtel modeste.

Tant que dura le traitement du coiffeur, elle ne quitta pas sa chambre et s’y fit servir tous ses repas. Mais, lorsque, vers le quinzième jours, sa chevelure brune fut devenue d’un or rouge semblable à celui des Niebelungen, contrastant étrangement avec ses yeux foncés et donnant à tout son visage quelque chose de diaboliquement enchanteur, couverte d’un voile épais, elle quitta l’hôtel et prit ailleurs une chambre au mois. Là, elle changea de vêtements, — ceux qu’elle portait à Budweis et à Goldrain, — et, une heure plus tard, belle à ravir et certes, en tout semblable à la déesse de l’amour sortant de l’onde, vêtue de batiste blanche garnie de dentelles, on la vit trotter d’un pas léger et élastique par les rues de Munich.

Elle s’arrêta devant l’étalage des riches magasins, contemplant toutes ces belles choses de l’air d’une femme qui en a eu sa part, qui en possède encore et pourrait, le voulût-elle, en posséder encore davantage à l’instant même. Comme elle se faisait admirer de tous les élégants qui allaient et venaient, elle se mit à envisager une grave détermination, alors qu’un sourire frivole courait sur ses lèvres ; elle brisa avec son passé et se jura à elle-même de suivre désormais, sans égard pour autrui, sans faiblesse, sans pitié, la triste voie qu’elle avait choisie, qu’elle s’était tracée et de courir au but certain où sa haine de l’homme et son infernal égoïsme l’avaient conduite. Elle voulait devenir une grande dame, riche et puissante, afin de pouvoir se venger sur tout le genre humain de la trahison d’un homme qui ne lui avait laissé pour tout sentiment que le mépris.

Néanmoins, pour atteindre son but, elle n’était pas en vue, aussi bien se résolut-elle presque à monter sur la scène, soit comme danseuse, soit comme actrice. Maintes fois elle avait entendu dire que les femmes de théâtre, en dépit de leur basse extraction, et de leur conduite légère, parvenaient finalement à devenir les femmes légitimes de barons, comtes ou princes, voire même de régents qui les épousaient de la main gauche. Une circonstance imprévue vint fixer son choix.

Sur un coin de mur s’étalait une affiche. Elle la lut : Cirque Cibaldi. Aujourd’hui grande représentation, etc.

Elle retourna chez elle et envoya chercher une loge. La représentation était à peine commencée, comme elle parut dans le Cirque. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers la nouvelle et hétéroclite bien qu’éblouissante apparition, et Anna Klauer, ou plutôt, ainsi qu’elle se nommait désormais, Sarolta Kuliseki, se montra si aimable, flirtant avec chacun, qu’à la fin de la représentation, une douzaine d’esclaves de toutes les classes de la société étaient enchaînés à son char de triomphe. L’un d’eux, un jeune et élégant officier de cavalerie fut assez rusé pour l’attendre à la sortie, la suivre et sur le champ lui offrir son bras et son assistance.

Elle le dévisagea de haut en bas, puis se prit à rire. « Pour qui me prenez-vous ? » dit-elle, « je ne suis pas une fille ; les filles ont du cœur, moi, je n’en ai plus ! » Là-dessus, elle abandonna le bras du galant officier et le laissa au plus haut point stupéfié.

Cette même nuit, Anna Sarolta décida de se faire écuyère. Une belle écuyère n’était, elle le savait bien, rien de neuf, mais une écuyère belle autant que vertueuse ne pouvait manquer de produire une sensation parmi les hommes de toute classe et elle pourrait à son gré les enchaîner et en faire ses esclaves. Quant à elle, ce ne serait qu’un jeu de se montrer vertueuse dans toute l’acception la plus cruelle du mot, car elle n’était plus capable d’aimer et de s’enrichir ainsi. Le monde s’ouvrait devant elle et, de sa lutte contre lui elle devait retirer la victoire.

Le brillant éclairage du Cirque et son élégant et aristocratique public, la hardiesse de l’art de la haute école, de même que le riche et séduisant costume d’écuyère l’avaient complètement fascinée.

Dès le lendemain matin, vêtue d’un lourd costume de velours violet sombre, coiffée d’un petit bonnet Marie Stuart de même étoffe orné d’une plume blanche ondoyante, elle se rendit auprès du directeur, écuyer de profession, qui, ébloui par son apparence, ne fit presque aucune difficulté pour l’admettre dans sa troupe.

— Il ne faut pas tomber une seule fois, Madame, fit néanmoins le petit et agile Italien au teint bronzé : qui veut commander doit apprendre à obéir. L’école de notre art est dure et sévère, et nous ne pourrions pas, d’un autre côté, avoir le courage de nous charger de votre instruction si nous avions la perspective que vous nous quittiez dès que vous n’auriez plus la patience de tenter une épreuve difficile. Il vous faut donc nous signer un papier aux termes duquel vous vous engagez à nous appartenir pendant trois ans. Votre travail est un vrai travail d’esclave, mais il doit être tel : notre discipline est une discipline de fer, toute militaire !…

Anna n’hésita pas un instant : elle savait que sa nature d’acier, sa volonté satanique étaient capables de surmonter tous les obstacles. Aussi bien, signa-t-elle, sur le champ et sans mot dire, le terrible contrat, bien, qu’un moment après, les beautés du cirque, vêtue qu’elle était de sa toilette négligée d’exercice qu’elle était même tenue de conserver pour la répétition, lui eussent enlevé une bonne partie de ses illusions.

Dès le lendemain, elle se rendit chez le directeur Cibaldi et l’informa qu’elle était prête à se confier à lui et à sa troupe de Munich pour faire, ensuite, un tour dans le Nord.

Elle commença ses classes à Cologne. Elle n’eut pas seulement, ainsi que le lui prouvèrent bientôt les événements, — à lutter contre les difficultés de la haute école et la mauvaise humeur du directeur, qui, à l’aide d’un fouet et de la mystérieuse puissance de ses imprécations et de ses injures italiennes, croyait pouvoir dresser des hommes comme des chevaux, mais encore contre les railleries de ses collègues-hommes et la jalousie de ses collègues-femmes, et particulièrement contre la directrice, Arabella Cibaldi, petite Italienne maigriote, au tempérament bilieux.

Le mari de cette dernière, véritable démon et valet de bourreau au manège, n’en était pas moins un véritable agneau à l’égard de la séduisante Sarolta, et portait toutes ses attentions sur elle, Sarolta — car, c’est ainsi qu’Anna Klauer se nommait maintenant comme écuyère, — si bien que l’exsangue Arabella en était fortement inquiétée.

Ainsi, Sarolta apprit à franchir comme en jouant tous les obstacles. Dès le premier jour, elle fit preuve à cheval de l’adresse et de la hardiesse d’une amazone consommée, elle se livra aux exercices les plus dangereux avec une espèce de courage moqueur qui sentait la pratique, témoignant toujours d’une application de fer, absolument infatigable. Elle obéissait aux commandements du patron avec la même passivité aveugle que l’eut fait un cheval.

Toutefois, plus elle donnait de satisfaction à Cibaldi, plus eut-elle à souffrir des autres.

Monsieur Jacques, le clown, s’était mis à amuser toute la troupe à ses dépens, se permettant à son égard les plaisanteries les plus triviales, mais, au lieu de se mettre à pleurer ou à gémir sur son sort, — comme toute autre novice l’eut fait à sa place. — elle ne faisait qu’en rire, et son hilarité désarmait le railleur.

La grossièreté de Brown, l’écuyer de tours de force, ne provoquait chez elle que la politesse la plus raffinée. Aux piqûres et aux calomnies de Miss Stanette, la première écuyère, elle n’opposait que d’humbles prévenances, mille services et mille complaisances ; quant aux tours de polisson que lui jouait ce jeune gamin de Williams, elle ne tardait pas à y mettre fin à l’aide de cadeaux, de friandises et de soins quasi maternels. Si parfois, enfin, la signora Arabella se risquait à venir au manège pour l’exciter d’un coup de fouet, Sarolta lui baisait régulièrement la main après la leçon, disant avec une assurance stéréotypée, qu’elle s’estimait heureuse, d’être frappée par elle, car « la main qui aime bien, châtie bien ! »

Elle parvint ainsi, peu à peu à gagner tout le monde, à se rendre indispensable à tout le monde et, sans qu’elle s’en aperçut, à tirer parti de tout le monde.

Du directeur et de sa femme elle apprit un bon italien, de Monsieur Jacques le français le plus élégant ; Mister Brown, qui en réalité était hongrois et s’appelait Matschhausie, lui enseigna le magyar, sa propre langue, qu’elle parvint bientôt à parler comme une véritable hongroise. Quant à Miss Stanette, de son vrai nom Wilhelmine Sporner, native de Hanovre, elle l’aida à changer le doux dialecte viennois contre le rude et correct haut allemand.

Lorsqu’enfin, à Francfort-sur-le-Main, elle parut pour la première fois en public et remporta un éblouissant succès, elle, — jadis si maltraitée et raillée, — devint l’enfant gâté du directeur et de toute la troupe et se mit à son tour à tyranniser ses anciens tyrans.

Partout où la troupe donnait des représentations, Sarolta était poursuivie par les assiduités des hommes les plus beaux et les plus opulents des lieux où elle passait ; mais elle affectait une froideur incroyable à l’égard de leurs avances, de façon qu’elle reçut bientôt universellement le surnom de « la vertueuse écuyère ».

CHAPITRE V

La vertueuse écuyère

Le contrat de trois ans que Sarolta avait signé avec son directeur était près d’expirer, alors que la troupe donnait des représentations à Budapesth et y causait une telle sensation, spécialement grâce à la beauté et à la témérité de Sarolta, qu’une grande partie de la noblesse du pays se rendit dans la capitale hongroise afin d’y assister aux représentations données par le cirque Cibaldi car, pour tout vrai Magyar rien ne surpasse le spectacle. Or ça ne faisait pas du tout l’affaire de signor Cibaldi de perdre à un tel moment la perle de sa troupe ; aussi bien s’appliqua-t-il à faire signer un nouveau contrat à Sarolta. Pour l’y amener, il rampa littéralement devant elle et la combla des épithètes les plus flatteuses, des diminutifs les plus doux et des superlatifs les plus enthousiastes. Personne n’aurait osé lui ouvrir la barrière ou l’aider à descendre de cheval, car un de ses galants, se hâtait toujours, en ce cas, de lui présenter la main, alors qu’elle, sans le remercier, sans même lui adresser un coup d’œil aimable, posait son pied dans cette main, puis s’élançait à terre. Elle était désormais maîtresse de la situation et entendait bien jouer maintenant à la despote consommée, comme autrefois à la fille et à l’écolière. Elle possédait sa propre garde-robe, et, malheur à la dame de la troupe qui venait à sa rencontre lorsqu’elle s’annonçait ou qui, recevant l’ordre de s’écarter, n’obéissait pas à son injonction, elle lui faisait accomplir le service de femme de chambre. Elle n’épargnait pas plus la directrice, qui, maintenant, lui enlevait et lui mettait les bottes avec enthousiasme, recevant des gifles pour tout remerciement. Tous étaient ses esclaves et elle régnait à l’aide de la cravache qu’elle appliquait même sans aucun égard à cet athlète qu’était Brown, comme aussi à ce chétif petit clown : Monsieur Jacques ; et point n’était besoin d’une raillerie ou d’une désobéissance pour attirer l’emploi de son sceptre élastique ; elle maltraitait les gens par plaisir, elle torturait exprès son entourage, et si quelqu’un se révoltait contre elle, elle passait jugement contre lui et le châtiait comme un nègre rebelle. Quiconque se trouvait près d’elle tremblait devant elle, et, plus elle se faisait craindre, plus elle jubilait, plus elle paraissait se sentir heureuse Aussi bien à Pesth, les grands seigneurs ou les financiers, jeunes ou vieux ne l’approchaient-ils sans réussir à nouer la moindre intrigue. Sarolta poussait l’austérité au point de leur renvoyer non seulement leurs billets d’hommages, mais aussi leurs bouquets et surtout leurs présents. Aussi les autres membres de la société ne manquaient pas de démontrer à tous les adorateurs qui recherchaient si inutilement les bonnes grâces de cette étrange beauté son caractère altier et impérieux, si bien que, parmi toute la société élégante de Pesth, Sarolta passa bientôt pour la plus austère des vertus et pour une femme d’une cruauté absolument diabolique.

Dès lors, la réputation extraordinaire qu’elle s’était acquise excita tout homme qui baillait aux côtés d’une bonne et fidèle épouse, à se laisser maltraiter par une courtisane sans cœur, et chaque jour apportait de nouveaux triomphes à la vertueuse écuyère.

Un certain matin, comme Sarolta reposait après une représentation des plus fatigantes et portait encore ses coussins de soie, sa camériste vint lui annoncer qu’un monsieur désirait instamment lui parler. Elle lui fit dire de revenir plus tard, mais il ne se laissa pas congédier ainsi et sollicita avec encore plus d’insistance la faveur d’une audience, passant sa carte à l’appui de sa requête.

Sarolta, d’un geste impatient, prit le bristol sur le plateau d’argent que lui tendait sa femme de chambre, et lut : « Julius, prince Parkany » ; elle soutint sa belle tête sur son bras superbe et sculptural et parut réfléchir, puis elle dit enfin : « Il peut entrer ».

Le prince s’avança vivement tout auprès de sa couche ; mais, comme la redoutable femme renouait sa chevelure éparse qui lui encadrait le visage comme des rayons de soleil, il aperçut à travers les moelleux replis de la couverture de fourrure sombre qu’elle avait jetée sur elle, sa gorge marmoréenne de Vénus, plus soulevée que voilée ; il en demeura un instant comme pétrifié, puis, revenu de son extase, il tomba à genoux devant elle.

Sarolta le considéra de son regard fin et perçant et ne le congédia pas : elle prenait plaisir à le voir. Elle ne pensa néanmoins pas qu’elle pût l’aimer un jour ; cependant ce beau et fabuleusement riche magnat, âgé d’environ cinquante ans, lui parut être absolument l’homme qui lui fallait, celui dont elle avait besoin, que, depuis trois ans, elle ne cessait de rechercher, afin de mettre à exécution ce plan osé et de haute ambition qu’elle caressait.

— Mademoiselle, fit le prince, ne raillez pas mon entrée en matière Je connais votre vertu comme aussi votre caractère despotique ; je sais que vous ne tolérez que des esclaves. Je ne vous parlerai donc point d’amour, mais me permettrai de vous dire que, depuis que je vous vis au manège hier soir pour la première fois, je vous adore, comme je n’ai jamais encore adoré aucune femme, que tout ce que je possède vous appartient, et que je ne désire rien tant que le droit d’être votre serviteur, votre esclave.

— Oh ! vous devez désirer quelque chose de plus ! reprit Sarolta avec un sourire aimable. Je mentirais si je vous disais : je vous aime. Peut-être même ne suis-je pas du tout capable d’aimer un homme ; quoi qu’il en soit, vous m’inspirez un intérêt peu ordinaire. Puis-je donc aujourd’hui vous poser la question qu’hier, de votre propre loge, vous m’avez vous-même posée et à laquelle jamais, au cours de ma carrière, je ne me suis permise de répondre d’une façon effective à qui que ce soit.

— Vous me rendez heureux au-delà de toute expression ! s’écria le prince, et vous aurez aussi la gracieuseté de me permettre de vous servir comme si vous étiez ma maîtresse et moi votre humble serviteur ?

— Je ne suis pas accoutumée à dissimuler et suis parfois inconsidérée dans ma franchise, dit Sarolta pour toute réponse, parce que je suis trop fière pour céler mes sentiments ou cacher mes pensées. C’est pourquoi je veux vous prier d’écouter ce que j’attends de vous : Si les transports que vous inspire l’écuyère s’évanouissent, alors éloignez-vous et oubliez-moi. Non seulement je ne vous en garderai pas rancune, mais je vous en serai reconnaissante. Si, au contraire, vos sentiments à l’égard de cette femme sont tels que vous le dites et que vous soyez convaincu d’autre part que cette femme ne retient l’élan qui l’attire vers vous que dans la crainte que tout votre enthousiasme ne soit qu’un feu de paille et que, si elle vous cédait, elle perdrait tous les brillants avantages qu’elle retire de sa profession, alors je serai à vous.

— Parlez-vous sérieusement, Sarolta ? s’écria le prince, exultant.

— Tout ce qu’il y a de plus sérieusement.

— Alors, vous m’appartenez.

— Pas encore, écoutez d’abord mes conditions, reprit l’écuyère ; dans quinze jours mon engagement avec Cibaldi prend fin ; le jour où mon contrat expirera je vous appartiendrai, mais seulement pourvu que je puisse à jamais tourner le dos au manège. Assurez-moi une existence indépendante, je ne me soucie pas de la splendeur, ni du luxe et, sûrement, hormis le cas où vous ne m’aimeriez plus, je serai à vous ! « Dans une heure, dit-il, tout sera en règle. Jusque-là, portez-vous bien, ma petite despote ! » Là-dessus, il s’inclina fort bas et se retira. Sarolta le suivit des yeux, puis elle lança un clair éclat de rire, le rire d’un démon triomphant…

CHAPITRE VI

Un concours ecclésiastique

Dominant tout le monde à l’instar d’une reine, Sarolta, la belle écuyère, jadis Anna Klauer, résidait dès lors dans l’antique château des Parkany, comme maîtresse du prince.

Elle y menait un train de maison d’un luxe fabuleux et s’amusait à maltraiter avec la dernière cruauté l’homme qui l’adorait de même que tout son entourage.

Le prince paraissait, en effet, aux yeux du monde, accomplir seulement, en amant indulgent, toutes les fantaisies de Sarolta, mais, en vérité, il était follement épris d’elle et l’aimait avec une frénésie irraisonnée : un regard d’elle, un geste de sa main, un sourire de ses lèvres l’engageaient à supporter tous les sacrifices, toutes les tortures qu’il plaisait à cette femme de lui infliger. Comme jadis au cirque, chacun au château, comme dans tous les villages appartenant au prince, tremblait devant elle.

Elle donnait tous les ordres et infligeait elle-même, la plupart du temps, tous les châtiments avec l’aide d’une odieuse vieille du nom de Halka et de deux florissantes, fortes et belles jeunes filles, nommées l’une Iéla, l’autre Ersabeth, qu’elle avait choisies dans le voisinage et prises à son service.

Si quelque serviteur ou paysan avait manqué à l’égard de ce tyran femelle, il recevait l’ordre de se rendre incontinent dans la chambre à coucher de Sarolta qu’il trouvait alors d’habitude étendue sur un canapé ; elle lui rappelait sa faute et lui annonçait le châtiment qu’il avait encouru. Au moment même où il apprenait sa sentence, il se sentait empoigné de dos par les deux jeunes filles qui, jusque-là, étaient demeurées cachées derrière une portière. Ces dernières, avant même qu’il eut le temps de se rendre compte de ce qui allait se passer, l’avaient solidement ligoté.

Tout en lançant à l’infortunée victime les plaisanteries les plus cruelles, les deux belles aides-bourrelles de Sarolta ouvraient une trappe qui conduisait au rez-de-chaussée et entraînaient le malheureux par un escalier tournant jusqu’à une espèce de cachot situé au bas de cet escalier, suivies de la cruelle tyran. Là, le condamné, était attaché à un poteau, puis Sarolta, aidée de Iéla et d’Ersabeth, le frappait jusqu’au sang avec une paire de longs kantschus, éprouvant à cette besogne une sorte de plaisir diabolique. Puis on l’abandonnait là toute la journée, tirant sur ses membres endoloris et mourant de faim. Voir souffrir des hommes était devenu pour l’ancienne écuyère une sorte de jouissance voluptueuse.

Or, les amis et voisins du prince qui venaient en visite au château Parkany et participaient aux brillants banquets, aux chasses et aux parties de traîneau organisés par Sarolta, formaient-ils une espèce de cour à cette femme impérieuse et pétulante, bien qu’ils eussent eu, plus d’une fois, à souffrir de ses caprices souverains et de ses fantaisies cruelles.

Un jour, elle fit tomber du plafond une véritable averse sur toute la société, une autre fois, elle fit asseoir ses convives sur des orties. Elle ne les traitait tous, à l’exception de deux, guère mieux que sa domesticité.

L’un de ces favoris était un jeune et beau gentilhomme dont les propriétés étaient mitoyennes de celles du prince ; il se nommait Emerich Bethlémy. Dès l’échange du premier coup d’œil, cet homme avait éveillé dans le sein de marbre de cette femme sans cœur des sensations étranges, et, plus d’une fois, il arriva à cette dernière de se trahir vis-à-vis de lui, soit par manque de contrôle sur elle-même, soit par écart de langage, ce qui parut une énigme à tout le monde ; mais Bethlémy, qui estimait le prince autant que sa maîtresse le haïssait, reçut les avances de l’impérieuse femme avec une froideur qui rendit tout rapport entre eux impossible, et ne fit qu’attiser la flamme de la passion sensuelle que le gentilhomme avait inspiré à Sarolta.

Le second qui la frappa et qu’elle remarqua aussi, fut le curé de Parkany, le père Pistian.

Ce dernier, jeune prêtre, d’extérieur engageant, que le célibat surexcitait, avait conçu pour Sarolta une passion infernale qu’il cherchait à développer encore en coquetant avec elle, à telles enseignes que, finalement, elle escompta en partie son concours pour la réussite de son plan insidieux.

Par une soirée étouffante d’été, le père Pistian vint au château et se fit conduire dans la chambre à coucher de Sarolta par la vieille Halka, femme de confiance de cette dernière qui, parmi les gens du peuple, était connue sous le nom de « vieille sorcière de Parkany ». Le prince étant allé à Pesth, Sarolta attendait la visite du bien-aimé ecclésiastique et s’y était préparée.

Comme il entra, elle était assise dans un fauteuil, vêtue d’un négligé de dentelle de Bruxelles à jour, et lisait un livre. D’un coup d’œil, elle congédia la vieille. Le père Pistian prit alors place à côté de Sarolta et saisit sa main qu’il pressa contre ses lèvres enfiévrées de passion.

— Vous avez bien fait de venir, fit la rouée coquette, je me sens aujourd’hui si malheureuse, si triste, qu’il vous faut me consoler.

— Comment le pourrais-je, ayant moi-même si grand besoin de l’être, répondit le curé.

— Vous ?

— Vous savez, Sarolta, combien je vous adore !

— Vous plaisantez sûrement. Comment pourriez-vous aimer la maîtresse que tout le monde abhorre ?

— Oh ! si vous saviez combien je souffre, soupira Pistian, vous ne seriez pas si cruelle !

— Vous êtes alors bien malheureux, dit Sarolta, et moi aussi je la suis. Examinons donc ensemble, s’il n’y a pas moyen de nous aider l’un l’autre. Je ne nie pas que je pourrais vous aimer, mais je ne me risquerais jamais comme maîtresse du prince à vous prêter l’oreille. Si c’était découvert, il ne me resterait plus qu’à mendier. Vous possédez une grande influence sur l’esprit du prince ; décidez-le à faire de moi sa femme et je vous appartiens !…

Pistian, transporté, se jeta aux pieds de la belle femme qu’il adorait et jura de la servir en tout, et ajouta, qu’en instrument docile, il ferait tout ce qu’elle exigerait de lui.

Le prince, qui comme tous ces aristocrates, manquait souvent volontiers aux préceptes de la morale, était extérieurement un pieux pratiquant et fréquentait régulièrement l’église, n’oubliant jamais d’aller chaque mois à confesse. Le père Pistian avait jusqu’ici eut la prudence de ne lui rappeler que d’une façon détournée et presque vague l’obéissance que tout fidèle doit aux commandements de l’Église ; mais, comme le mois suivant, le Prince, d’un air humble et contrit, s’était agenouillé au banc de la pénitence, le curé commença par lui adresser de graves remontrances sur son immoralité vis-à-vis l’Église et l’État quant à sa liaison irrégulière avec Sarolta et, finalement, exigea qu’il la quittât sous peine d’encourir tous les châtiments temporels et éternels.

Le Prince versa des larmes et témoigna du plus profond repentir, mais protesta que cela lui coûterait la vie s’il lui fallait se séparer de la femme qui était son idole.

Finalement, le rusé confesseur émit l’avis qu’il avait à dessein si finement réservé. Il donna au Prince le conseil d’épouser Sarolta. Le pauvre pécheur reprit haleine et loua ce conseil, disant que sans plus tarder il allait s’y conformer.

Rentré au château, il manda Sarolta. Elle est allée se confesser, répondit la vieille. Une heure plus tard, la belle femme, vêtue d’une toilette sombre, les yeux rougis de larmes, revint elle-même et, s’agenouillant sur son prie-Dieu, se donna l’air d’être profondément absorbée en prières. Survint le prince qui s’arrêta sur le seuil de la pièce, le courage lui manquant d’interrompre Sarolta. Elle avait perçu ses pas, mais fit semblant de ne pas l’avoir remarqué. Enfin, elle se leva, soupira longuement, puis épongea ses larmes. Se tournant vers le prince, elle parut effrayée à sa vue, s’appuya un instant sur le dossier d’un siège, puis, paraissant avoir mis de côté tout orgueil, se jeta à genoux devant lui.

— Il nous faut nous séparer, s’écria-t-elle, feignant d’être secouée par de violents sanglots. Je t’en conjure, ne me rends pas cette séparation plus dure qu’elle ne me l’est déjà. Aie pitié de moi, laisse-moi m’en aller.

— Non pas ! non pas !… murmura le gentilhomme, relevant la belle femme bien-aimée dont il posa doucement la tête contre sa propre poitrine, nous ne nous séparons pas, Sarolta. J’ai déjà depuis longtemps éprouvé le même remords qui semble aujourd’hui te torturer, et suis maintenant résolu à mettre un terme à une situation qui n’est digne ni pour l’un ni pour l’autre de nous deux. Je veux faire consacrer notre union par l’Église.

— Merci, mille fois merci !… s’écria Sarolta, comment ai-je pu mériter ce sacrifice ?

— En ce que tu te montres envers moi une bonne et fidèle femme, fit le Prince.

— Oui, et je la serai jusqu’à la fin de mes jours, murmura Sarolta. Oui, je serai ta servante, et t’obéirai en esclave…

Avec la hâte d’un fiancé amoureux qui ne peut plus attendre, le Prince se garda bien d’annoncer à sa mère et à ses tantes son mariage avec la bien-aimée, pour la Toussaint. Il en surveilla personnellement tous les préparatifs.

Sur le désir exprès de Sarolta, — dont chaque désir était un ordre pour le Prince, — la cérémonie eut lieu secrètement dans la chapelle du château. Le Prince lui-même conduisit Sarolta à l’autel. Au lieu d’une couronne d’oranger, l’ancienne écuyère portait un diadème étincelant de brillants, au lieu de la robe blanche de l’innocence, elle avait revêtu une robe de velours rouge garnie d’hermine avec un voile et une traîne de moire antique blanche relevée de dentelle de Bruxelles. Les témoins étaient Emerich von Bethlémy et un certain vieux comte Czapari. Après une vibrante allocution sur le mariage, le père Pistian consacra les époux.

Comme Sarolta quittait la chapelle au bras de son époux, le prince Parkany, un sourire étrange courut sur les lèvres sensuelles de la nouvelle princesse. Elle était enfin arrivée au but !…

Le lendemain de la cérémonie, le Prince dut se rendre à Pesth y faire une emplette pour sa femme. Vers le soir, le père Pistian se fit annoncer. Comme il entra, Sarolta, vêtue d’un vaporeux négligé, sur lequel elle avait passé une jaquette de velours bleu garnie d’hermine, reposait sur un épais canapé. Elle salua le prêtre en riant.

— Vous êtes bien pressé, fit-elle, de venir prendre votre récompense.

— Pourrais-je vous adorer autrement, répondit Pistian.

— Mais savez-vous ce que c’est que d’être mon esclave, reprit la cruelle belle d’un ton railleur ; qui se met en danger, y succombe.

— Alors, laissez-moi succomber, s’écria Pistian hors de lui. Puis il se précipita à terre devant-elle, tandis que souriante elle l’entourait de ses beaux bras !…

CHAPITRE VII

La Sorcière de Parkany

Depuis le jour où Sarolta porta l’hermine de princesse, elle parut complètement changée. Sa haine de l’homme, son besoin de moquerie semblaient diminués, comme aussi ses penchants de cruauté qui l’avaient jusqu’ici fait redouter à dix lieues à la ronde.

Le Prince était journellement de plus en plus surpris de la douceur et de l’affabilité que témoignait maintenant sa femme, de la souplesse et de l’amabilité de son humeur, de l’empressement tout particulier qu’elle apportait désormais à deviner ses moindres désirs et à les exaucer aussitôt que possible, il remerciait à tout propos le curé du conseil qu’il lui avait donné et causait chaque fois la plus profonde confusion au saint homme qui, dès qu’il se trouvait seul avec la princesse, devenait le plus enflammé des adorateurs.

Près d’un an s’écoula ainsi, et, ce durant, le couple princier s’aima comme deux pigeons. Tous les amis de Parkany se montraient épris de son épouse, les grandes dames du voisinage commençaient à lui rendre visite, et Emerich von Bethlémy se mit, lui aussi, à s’amouracher d’elle et à faire, en cachette, des excuses à la femme sur laquelle il avait porté un jugement trop précipité.

Par une sombre soirée d’octobre, alors que l’ouragan faisait trembler les fenêtres du vieux château, et hurlait à travers les cheminées, le Prince s’était rendu chez un voisin où avait lieu une réunion politique entre gens du même parti. Sarolta était seule. En proie à un ennui et à une mélancolie indicibles, elle errait à travers le vaste monument ; finalement, elle parvint à la salle des domestiques située au rez-de-chaussée, et demanda après Halka, la sorcière de Parkany, ainsi que les gens l’appelaient.

Personne ne s’aventura à lui fournir des renseignements sur la vieille ; enfin, comme par deux autres fois, la princesse demandait où se trouvait la sorcière, Ferenz, jeune gamin effronté, groom du prince, s’écria : « La sorcière est grimpée à la tour pour s’y livrer à ses enchantements magiques ! »

Là-dessus, Sarolta se mit à gravir les raides marches de l’étroit escalier tournant qui conduisait à la tour de garde habitée seulement par les hiboux, les corbeaux et les rats. Comme elle atteignait la porte vermoulue de la petite chambre située immédiatement sous les créneaux et où, à l’époque de la chevalerie, le veilleur se réfugiait, son oreille fut frappée par une étrange chanson monotone à laquelle une autre voix de femme répondait, et à ce moment elle fut saisie d’effroi. Mais cette femme n’était pas en état d’intimider qui que ce soit. Sarolta frappa fortement à la porte et s’écria : « Ouvre, Halka, c’est moi, je viens te rendre visite dans ton antre de sorcière. »

La porte s’ouvrit aussitôt et la sinistre vieille, emmaillotée dans un drap noir, un haillon rouge enveloppant, à la façon d’un turban, son visage rude et ravagé, accueillit sa visiteuse inattendue avec un ricanement amical. Sarolta se vit avec étonnement dans la petite pièce cintrée. À l’un des murs se trouvait fixé un foyer sur le feu ardent duquel reposaient toutes sortes de creusets, de cornues et de matras, en face une antique armoire toute noircie par le temps, remplie de flacons de verres et de boîtes de toutes couleurs. Dans un coin, diverses plantes et racines ; dans l’autre, un haut fauteuil de cuir, sur le sommet doré duquel était perché un corbeau en train de picorer. Auprès de ce fauteuil, il y avait une table également couverte de creusets, de flacons et d’autres ustensiles utilisés par la vieille. Au milieu de cette table brillait d’une lueur blafarde une petite lampe rouge dont la clarté crue donnait au plancher, là où elle tombait, l’air d’être maculé de sang. Deux gros chats noirs, qui tenaient compagnie à la vieille, se chauffaient les pattes au feu.

— Asseyez-vous, gracieuse princesse, fit Halka, tout en attirant Sarolta vers le fauteuil.

Le corbeau battit des ailes, croassa et s’enfuit à terre.

La belle femme prit une expression étrange, comme elle s’assit dans sa jaquette princière de velours rouge garnie d’hermine parmi les spectres fantastiques de cette poussiéreuse demeure.

— Maintenant, fit Sarolta en riant, fais-moi voir quelques-unes des pratiques de ton art, initie-moi un peu à tes secrets.

— Pourquoi pas, répondit la vieille, je sais bien que vous ne me trahirez pas.

— Qui te l’a dit ?

— Les astres, fit la vieille à voix basse.

— C’est là tout ce que tu as à me dire à mon sujet ?

— Non.

— Alors parle.

— Je savais que vous viendriez vers moi, Madame et aimable princesse, et que la pauvre vieille Halka pourrait vous être utile.

— En quoi et comment penses-tu m’être utile ? demanda vivement Sarolta, presque interloquée.

— Par l’intermédiaire de Celui qui connaît la nature et ses forces mystérieuses et à qui plusieurs servent de préceptes, murmura la vieille.

Là-dessus, elle se dirigea vers son armoire et en tira deux fioles sombres.

— Ici, fit-elle, en désignant ces dernières, se trouve le moyen de retrouver jeunesse et beauté dont, grâce à Dieu, vous n’avez actuellement nul besoin.

— Qui sait ?… avec le temps !

— Alors dites-le moi, je vous aiderai sûrement volontiers, chuchota la vieille. Mais hélas ! le meilleur de mes connaissances n’aura jamais une occasion si facile de s’employer.

— C’est vrai ? demanda Sarolta.

La vieille se jeta à bas de son escabeau et se précipita aux pieds de la princesse, puis dit : « N’avez-vous jamais entendu parler d’une certaine dame hongroise dont le nom m’échappe, qui était anxieuse de conserver une éternelle jeunesse ? Il y a de cela plus de deux cents ans.

— Tu veux dire la comtesse Bathori.

— C’est ça même. Eh ! bien savez quel fut le moyen qu’elle employa.

— Je l’ignore.

— Le plus infaillible : elle se baignait dans le sang humain.

— Vraiment ! !… C’est affreux.

— Qu’y a-t-il là dedans de si épouvantable ? continua la vieille ; autrefois les gens possédaient des esclaves assez bons pour cette besogne, et, — aujourd’hui même, — quelle femme ne connaît pas des hommes qu’elle hait ou qui sont ses ennemis et qu’elle sacrifierait avec plaisir en vue de prolonger sa propre vie et sa jeunesse. Mais nous reviendrons là-dessus une autre fois. Car je sais que vous n’êtes pas venue vers moi pour être initiée à ce moyen de conserver la beauté, mais pour tout autre chose.

— Tu penses ?

La vieille présenta à Sarolta une petite fiole de couleur sombre.

— Qu’est cela ?

— Du poison !

Sarolta s’empara vivement de la bouteille. Au bout d’un instant, elle murmura : « Si tu veux me servir fidèlement, Halka, je te récompenserai comme une reine seule peut récompenser. Devant tout le monde retiens ta langue.

— Cette recommandation est inutile, fit la vieille, avec un éclat de rire sinistre. Le sort m’a jusqu’ici traitée assez durement pour me convaincre qu’il ne m’apporte rien que la souffrance. Je vous trahirai si peu que, si c’est vous qui manquez à votre parole, nous descendrons ensemble à l’abîme !

Sarolta sursauta.

— Encore une fois, fit la vieille, vous ne pouvez rien sans moi. Je connais votre plan, je l’ai lu dans les astres. Vous désirez être libre, obéir n’est pas dans votre nature, dans votre sein sommeille un besoin de domination absolue. Votre plan réussira, tout vous sera favorable sous tous les rapports et vous aurez aussi la douce jouissance d’assouvir votre vengeance sur un ennemi, néanmoins, quoi qu’il arrive, n’agissez jamais sans consulter la vieille sorcière.

— Je te manderai, lorsque j’aurai besoin de toi, dit la Princesse.

— Jusque là, que Dieu protège votre Grâce.

Dès le lendemain matin, Sarolta s’enferma avec la vieille et s’entretint avec elle du projet qui depuis longtemps déjà était chose arrêtée.

Halka donna le conseil de choisir avant tout la personne que l’on pourrait en toute sécurité accuser d’avoir commis le crime.

Sarolta porta ses vues sur Ferenz, le valet de chambre du prince, et conçut aussitôt un plan aussi hardi qu’excessivement habile.

Elle se rendrait en hâte dans le cabinet de travail de son époux pour lui réclamer le châtiment de son valet de chambre, qu’elle accuserait d’avoir cherché à attenter à son honneur.

Le prince ajoutait la plus grande foi à ce qu’affirmait sa femme ; rouge de colère il ne prêta aucune oreille aux dénégations du malheureux Ferenz, mais le fit saisir par ses heiduques[4] qui le lièrent sur un banc et le bâtonnèrent jusqu’à ce qu’il tombât en pâmoison.

Lorsqu’il revint à lui, il reçut l’ordre de quitter le château sur l’heure. Il était néanmoins alors incapable de se mouvoir, si bien que les heiduques le laissèrent couché dans l’office.

Comme la nuit vint, Sarolta, prétextant une indisposition alla s’enfermer dans sa chambre à coucher où l’attendait déjà la vieille. Selon son habitude, le prince lut jusqu’à onze heures, heure à laquelle Ferenz avait accoutumé de lui apporter le breuvage qu’il prenait avant de coucher. Cette fois-ci ce fut Sarolta elle-même qui se présenta à l’improviste chez le prince. « Je suis cause, fit-elle avec le plus doux sourire, que Férenz ne peut aujourd’hui faire son service, aussi bien suis-je venu à sa place. Elle présenta au prince un gobelet d’or dans lequel il avait l’habitude de boire, mais, auparavant, elle fit semblant d’y tremper les lèvres et d’y goûter.

— À ta santé, s’écria le prince comme il portait le gobelet à ses lèvres ; soudain ce dernier s’échappa de ses mains et roula sur le plancher. Le prince chercha alors à se lever, mais, au même instant, il retomba sur l’oreiller.

Sarolta s’approcha alors du lit avec l’air calme et froid d’un médecin et posa la main sur le cœur de son mari.

Il était mort !…

Bientôt survint la vieille, qui prit la petite fiole contenant le restant du poison, et fit mine de sortir.

— Que vas-tu faire ? demanda la princesse,

— Le mettre dans la poche de la livrée de Férenz, murmura la sorcière.

— Il est couché dans l’office, dit la princesse. Aie soin que personne ne te remarque,

— Oh ! ils dorment déjà tous ce soir, fit Halka en riant, j’ai mélangé quelque chose d’inoffensif à leur boisson de la nuit ce qui nous laisse toute sécurité.

Là-dessus, elle s’éloigna tandis que Sarolta regagnait sa chambre, se déshabillait et s’endormait tranquillement comme si elle eût commis une bonne action.

Le lendemain matin, elle éveilla tout le château en tirant la cloche de toutes ses forces. On trouva le prince mort dans son lit, du poison dans le gobelet dont il s’était servi, et ce même poison dans une petite fiole sur l’infortuné Férenz. Ce dernier fut aussitôt mis aux fers et amené chez le juge.

La princesse pris part aux débats en qualité de témoin. Elle soutint énergiquement que seul Férenz pouvait être le coupable. Le jour où le meurtre eut lieu, il avait voulu lui faire violence et le prince l’avait fait sévèrement châtier, et il était clair que, pour se venger, il avait empoisonné son infortuné mari, d’autant plus que ce même poison qui avait causé si subitement la mort du prince avait été trouvé sur lui.

Flérenz fut condamné à mort. En vain à la potence jura-t-il qu’il était innocent. On le livra au bourreau.

De son équipage, nonchalamment étendue sur les blancs coussins, la lorgnette bien braquée sur son infortunée victime, la princesse paraissait se repaître de ses épouvantables affres et convulsions.

Le testament du prince la constituait seule propriétaire du château Parkany, de tout le reste de ses biens, ainsi que de sa colossale fortune.

CHAPITRE VIII

La Hyène de la Poussta

L’empoisonneuse avait été assez prudente, après la mort du prince, pour prendre le deuil le plus strict et pour feindre une douleur confinant à la folie. Il ne lui sembla pas suffisant de s’abstenir de tout ce qui pouvait être considéré comme un plaisir quelconque, elle les bannit de sa demeure et ne laissa aucun visiteur pénétrer dans sa chambre, voire même au château. Elle laissa même s’accréditer le bruit qu’elle couchait dans un cercueil, sa chambre tendue de drap noir, et passait le jour en prières et en pieuses pratiques. Le fait est que la vieille sorcière, les deux femmes de confiance, Ersabeth et Iéla et le Père Pistian étaient les seuls visiteurs admis dans ses appartements. Le curé venait sous le prétexte d’apporter à la veuve les consolations de la religion, mais en réalité pour assouvir sa sensualité.

Un certain jour, Bethlémy vint aussi pour présenter ses condoléances à la princesse. Il savait par expérience qu’une carte de visite ne forçait pas sa porte et qu’elle évitait fort adroitement qui l’importunait. Or, il en advint tout différemment. Il fut admis et trouva Sarolta vêtue d’une robe noire toute simple, la tête couverte d’un voile de deuil. La sombre simplicité de cette sévère toilette qu’aucun ornement ne venait relever, semblait prêter un attrait encore plus éblouissant à sa beauté diabolique. Elle lui tendit la main et lui fit signe de s’asseoir.

Après l’échange des phrases usuelles, Bethlémy se leva.

— Vous voulez déjà me quitter, fit vivement la princesse, ne pressentez-vous pas vraiment ce que vous êtes déjà pour moi et ce que j’attends de vous dans l’avenir. Je suis comme une naufragée, qui aperçoit la terre. Toutes mes espérances reposent sur vous, ne m’abandonnez pas.

— En quoi puis-je vous servir ? demanda froidement Bethlémy.

— Ne soyez pas si formaliste, reprit Sarolta, et veuillez ne pas m’adresser sur ce ton réservé. Cela ne saurait vous réussir. Il faut que je vous dise tout, tout, mais ouvrez-moi la voie si vous en avez le courage. Je vous aime, Bethlémy de toutes les forces de mon âme énergique. Mon sort repose entre vos mains. Je vous offre ma main. Vous pouvez me sauver, vous seul, si vous ne la refusez pas. Malheur à vous, malheur aux hommes, si vous persistez à me dédaigner. Dès lors, qu’avez-vous à dire ?

— Je suis honnête, princesse, répondit le jeune gentilhomme, je ne vous dédaigne pas mais ne puis vous aimer.

— Vous refusez ma main ? s’écria Sarolta.

Bethlémy s’inclina très bas, puis se retira.

La forte et jadis si cruelle femme tomba à terre et se mit à sangloter. Plus d’une heure durant, un combat violent se livra dans son âme. Elle se leva enfin résignée ; froide comme le marbre. Désormais, elle était résolue à toutes les extrémités, tout ce qui s’appelle amour, pitié, ménagement était désormais arraché de son cœur. Dès maintenant, son seul mot d’ordre serait l’exercice de sa vengeance sur le genre humain, la pratique de la jouissance et de la cruauté.

Elle arrêta l’entreprise d’un plan aussi aventureux que téméraire qu’elle nourrissait secrètement depuis la mort de son mari et qu’elle se promettait de mener à bonne fin dans toute la mesure de son infernale lubricité, de sa cruauté bestiale et de ses instincts sanguinaires.

À la nuit tombante, la vieille sorcière de Parkany introduisit chez la princesse un homme natif de la Poussta qui ne connaît pas de seigneurs, c’était un betyar, un voleur. Il se nommait Eyula Bartany. Il était de petite taille, mais bâti en hercule et âgé d’une quarantaine d’années. Sarolta le reçut avec une curiosité non déguisée et le laissa lui faire le récit des épisodes de sa vie ainsi que de ses crimes, non sans l’avoir, au préalable régalé d’une bouteille de vieux tokay[5].

Une fois, grâce à la perfidie d’une fille galante qu’il aimait, Eyula fut amené à abandonner le czarda[6] de ses parents et à se joindre à des Czegenyi legeniek[7], espèce de bandits, dont, à force de courage et d’astuce, il parvint à se faire tellement remarquer que bientôt il devint chef d’une bande de quinze hommes.

— Tu es mon homme, dit la princesse, après avoir entendu l’histoire du brigand. Je vois bien que tu n’es pas un vulgaire chemineau, mais au contraire un de ces hommes résolus qui se dressent devant les tyrans et se vengent de ces hypocrites en leur versant le poison qui infeste nos âmes. Moi aussi j’ai été trahie, foulée aux pieds et mon seul bonheur serait de me venger des hommes, de les torturer, de les maltraiter et de me repaître de leurs dernières convulsions. Je suis riche et puissante. Tu es brave et connais tous les détours de ta sanglante profession. Rien ne saurait nous épouvanter l’un et l’autre. Il nous faut donc nous lier et faire un contrat. Écoute ce que j’ai à te proposer. Mets toute ta bande à mon service et embauche, à ma charge, d’autres gens courageux et déterminés et non des novices. Tu te conformeras à tous mes ordres et, quoi que je te commande, tu l’exécuteras aveuglément et à la lettre.

Je t’abandonne tout ton butin et te fournirai en outre des vêtements, des armes, des munitions, ainsi que cent ducats d’or par mois, en échange de quoi tu me livreras tous les prisonniers que tu feras pour en disposer à mon gré. Mon offre t’agrée-t-elle ?

— Bien sûr, fit le betyar en riant, et je suis tout prêt à m’engager pour la besogne.

— De quelle façon ?

— Par serment et promesse solennelle.

— Là-dessus, le brigand tendit sa main brune et robuste à la princesse. Cette dernière la prit amicalement, puis le betyar posa le doigt sur le crucifix qui se trouvait sur le prie-Dieu de Sarolta et jura foi et obéissance à celle-ci. Elle suivit son exemple et l’assura par un serment solennel qu’elle tiendrait toutes les promesses qu’elle lui avait faites.

Ainsi fut conclu le terrible pacte.

Bientôt tous les environs furent épouvantés par les incursions d’une bande de brigands qui comme nombre, armement, audace et particulièrement comme cruauté, dépassait tout ce que l’on avait vu jusque là. Jusque là, en effet, on avait supporté avec patience, presque même avec sérénité, les déprédations des brigands comme une plaie inévitable. Les rapports des « pauvres garçons » avec la population étaient excellents. Ils ne faisaient aucun mal aux gens qui leur payaient un tribut en espèces ou en nature et ne les dénonçaient pas aux patrouilles de pandours. Sur le grand chemin, ils pillaient les riches propriétaires, les bourgeois et les prêtres, mais n’en maltraitaient aucun. Ils ne versaient le sang que là où on leur offrait de la résistance à main armée ou bien où on les livrait à la police.

— Mais un jour, il arriva que cette bande se livra à une orgie de dévastation et de meurtres et n’épargna personne : quiconque tombait entre ses mains subissait d’affreuses tortures, était mutilé et mis à mort. Les châteaux seigneuriaux, les couvents, les cures étaient par elle mis à sac et incendiés : elle détruisait sans merci ce qu’elle ne pouvait emporter. Les juges, les autorités de l’endroit, les pandours eux-mêmes se trouvaient désarmés à l’égard de cette horde sanguinaire. On dut appeler la troupe, mais sans meilleur résultat.

Il ne se trouva bientôt plus personne dans le pays pour fournir aux représentants de la loi non-seulement aucune indication utile à la recherche des brigands, mais faire même un seul coup d’œil de nature à les trahir. Les gens qui, çà et là se risquaient à dénoncer la bande et tombaient entre ses mains disparaissaient d’une façon imprévue ou étaient trouvés affreusement mutilés et mis à mort.

Chez les gens du peuple, les légendes les plus extravagantes et les plus étranges couraient sur cette bande terrible et trouvaient aussi un écho dans les châteaux et chez les autorités du canton. Le bruit courait que ces brigands avaient à leur tête une femme, aussi belle que cruelle et sanguinaire, laquelle, après s’être livrée à des jeux voluptueux avec ses victimes, les mettait ensuite à mort au moyen des tourments les plus barbares qu’une femme sans cœur et dégénérée puisse inventer. Bientôt cette créature horrible et mystérieuse ne fut plus connue que sous le nom de « hyène de la Poussta » ; les mères en menaçaient leurs enfants, et personne ne doutait qu’elle se cachât sous un masque noir. C’est d’ailleurs ce que les maris ne cessaient de dire en tremblant à leurs femmes, les amants à leurs maîtresses, les frères à leurs sœurs…

CHAPITRE IX

Dans le filet

L’année de deuil était écoulée, et la princesse Parkany paraissait toujours en proie à la plus profonde douleur par suite de la mort de son mari, et affectait toujours un chagrin tel qu’elle se décida difficilement à fréquenter le monde. Enfin, elle se mit à rendre et à recevoir des visites de ses voisins, puis elle fit un pas de plus et lança des invitations, tout d’abord pour des dîners intimes, puis enfin à de grandes soirées et à des chasses ; finalement, comme l’hiver revêtait la terre de sa fourrure de neige, elle organisa des parties de traîneau, et les fouets claquèrent, les fusils partirent, les bouchons de champagne sautèrent joyeusement à Parkany comme au temps où son noble propriétaire était encore en vie.

Après son mariage avec le prince, Sarolta, parmi les aristocratiques familles du pays, ne s’était encore liée intimement qu’avec une certaine comtesse Baratony, riche et intellectuelle veuve d’une cinquantaine d’années, et ses deux filles.

Un soir de décembre, comme il gelait à pierre fendre, Sarolta se trouvait autour de la cheminée de la galerie ancestrale du château de Baratony avec les trois dames, et toutes quatre fumaient, tout en causant, des cigarettes que la princesse roulait fort adroitement avec du tabac turc de premier choix.

Sur ces entrefaites, une femme de chambre tendit à la maîtresse du château sur un plateau d’argent une carte de visite que celle-ci lut sans cérémonie : « Baron Steinfeld ». Sarolta se prit à trembler et ses lèvres blêmirent. Puis, se ressaisissant : Steinfeld, fit-elle, n’est-ce pas le gentilhomme qui fut jadis victime d’un attentat ?

— Lui-même, répondit la comtesse. Il fut très grièvement blessé d’une façon absolument énigmatique aux côtés de sa femme, mais, grâce à la science d’un médecin, il parvint à se rétablir.

Le baron lui-même se chargea de fournir de plus amples explications. Depuis cette catastrophe qui avait failli lui coûter la vie au château de Goldrain, Steinfeld avait singulièrement vieilli. Ses cheveux et toute sa barbe, qu’il portait maintenant, étaient complètement grisonnants, sa face blafarde était sillonnée de rides profondes gravées par le sort qu’il avait enduré, son port avait changé et était devenu absolument raide et empesé. Seuls ses yeux conservaient encore leur lueur du passé. Par contre son ancienne maîtresse semblait toujours presque aussi jeune. Il eut été difficile d’établir facilement entre Anna Klauer, la fille de pauvres ouvriers devenue plus tard la maîtresse du baron et la princesse Sarolta Parkany, si ce n’est que les cheveux blonds dorés de la dernière lui donnaient une expression complètement différente, encore bien plus voluptueuse, grâce à son teint devenu plus mat et plus délicat.

Finalement, sa superbe poitrine paraissait encore plus pleine et plus majestueuse. C’est pourquoi le baron Steinfeld ne put la reconnaître, d’autant moins qu’elle s’abstint de parler beaucoup et que, d’ailleurs, le son de sa voix avait perdu sa fraîcheur première et que, au lieu du charmant dialecte viennois, elle parlait maintenant la belle mais froide langue hanovrienne.

La conversation devint bientôt des plus animées. Sarolta apprit ainsi que Steinfeld avait acheté des propriétés situées près de Kurzem, joignant celles de la comtesse, sur lesquelles il s’était établi avec sa femme et les deux filles qu’elle lui avait données ; elle devina bientôt qu’il n’était pas heureux en ménage et que son union était troublée par de sombres chagrins qui lui avaient ravi toutes ses illusions. Dès que la princesse eut acquis la conviction que Steinfeld ne la reconnaissait pas, ne soupçonnait même pas qu’il l’avait sous les yeux, elle se mit avec une adresse audacieuse à lui décocher toutes les flèches de sa coquetterie. Steinfeld, qui, dès le premier moment, s’était senti ébloui par la beauté démoniaque de la princesse, se laissa de plus en plus prendre à chaque coup d’œil que lançaient ses yeux profonds et dominateurs. Après s’être vu plus d’une fois trompé dans son idéal ou, par sa propre passion, laissé conduire au bord de l’abîme, le baron, comme tous les hommes blasés et fatigués de jouissances, en était arrivé au point où une épouse douce, bonne et affectueuse, n’offre plus aucun attrait, où les nerfs détendus désirent à tout prix l’excitation et les fantaisies, que rien ne peut plus exciter ou enflammer, sinon les tortures qu’une femme sans cœur, coquette et cruelle inflige à l’homme assez faible pour devenir réellement, comme au figuré, son marchepied, et où la vie devient une jouissance et une volupté en raison même de la perfidie de la bien-aimée. Le baron Steinfeld, pour qui, comparés à la fidélité et à l’affection de sa femme, dont l’amour se bornait à lui témoigner ce qui constitue la pratique des vertus domestiques, la haine et le mépris d’une femme personnelle et altière auraient été un vrai délice et une consolation, sentit sa tête tourner aux éclats de rire provocateurs et aux paroles cajoleuses de Sarolta. Il devina chez elle une de ces natures impérieuses, enflammées et sans pitié qui lui annonçait tout ce qu’il souhaitait maintenant, et l’idée lui vint qu’elle l’exhortait clairement à




s’approcher d’elle. Cette pensée le fit frémir d’aise, comme un enfant qui se sent câliner.

La princesse, en prenant congé de lui de la façon la plus aimable, l’invita à lui rendre visite ; il la remercia avec joie, mais avec une gaucherie non équivoque. Or, avant même qu’il pût utiliser la permission que lui avait octroyée Sarolta de lui rendre visite, un hussard à cheval lui apporta pour lui et sa femme une invitation de la part de la princesse à assister à une chasse au loup qu’elle donnait à Parkany.

Au jour fixé, toute la noblesse du voisinage se trouva réunie au château princier, seigneurs et dames vêtus de leurs riches et seyants costumes à la mode hongroise, arrivèrent de toutes parts en traîneaux fantastiques représentant cygnes, lions, griffons ou dragons jetant des flammes.

Il avait été décidé que chaque dame serait, pour la protéger et la servir, accompagnée d’un cavalier tiré au sort ; chaque traîneau devait contenir deux couples. Néanmoins, le hasard ne fut pas seul à décider que le baron Steinfeld et sa femme seraient les compagnons de la princesse.

Comme les couples s’ébranlaient pour gagner la forêt où les loups avaient été cernés à la suite d’une battue et pris au piège, le baron fut saisi d’une espèce de honte d’avoir toléré, à contrecœur, que ce démon femelle qu’était Sarolta, prit place au côté de sa propre femme. La discrète petite baronne avait l’air littéralement gelée, malgré son épaisse pelisse ; son bonnet de fourrure lui donnait l’air âgé, et elle se blottissait si craintivement dans un coin du traîneau où elle avait pris place avec un certain seigneur de Uermeny, de façon qu’elle ne pouvait inspirer d’autre sentiment que la pitié.

Par contre, la princesse enveloppée de sa riche fourrure d’hermine doublée de velours noir, sa Katschma de même fourrure coquettement posée sur les boucles de sa chevelure paraissait rayonnante dans sa superbe beauté et trônait réellement au milieu des soyeuses peaux d’ours. Le froid faisait seulement ressortir la fraîcheur florissante de son visage et elle conduisait l’attelage de ses propres mains avec l’élégance et la sûreté d’une véritable amazone.

La chasse commença.

Les chasseurs s’établirent à l’une des lisières du bois, puis les grillages furent enlevés de ce côté et des centaines de rabatteurs, jetant de grands cris, se mirent à pousser devant eux vers les chasseurs les bêtes affolées.

— Vous n’avez pas de fusil, princesse, dit le baron à Sarolta, ne voulez-vous pas tirer, avez-vous quelque pitié des fauves ?

La belle femme se mit à rire.

— Au contraire, j’attends seulement le moment où les loups sortiront du bois pour m’élancer en selle et me jeter sur eux avec mes chiens, c’est là le vrai plaisir de la chasse : quand on fournit aux bêtes l’occasion de s’échapper. Lorsqu’elles ont employé toutes leurs forces et ruses pour se sauver, et que, finalement, elles se voient serrées de tous côtés, elles reviennent au piège et, tremblantes, à l’agonie, attendent le coup de grâce. C’est ainsi que, moi-même, je l’attends de l’amour.

— Vous êtes une femme étrange, extraordinaire, murmura le baron. Vous inspirez à l’homme une espèce d’effroi qu’il ressent de plus en plus, grâce à vous, au pouvoir magique et diabolique que vous exercez sur lui.

— Serait-ce là l’effet que je vous ai produit ? fit Sarolta regardant Steinfeld de ses grands yeux calmes et le pénétrant, pour ainsi dire, jusqu’au fond de l’âme.

Il trembla sous son regard et ne trouva pas un mot de réponse.

— Vous vous taisez, dit la princesse en riant.

Ce rire déconcerta le baron davantage encore que les regards ou les paroles de cette femme.

Elle ajouta : « Je lis maintenant sur ta face la réponse à ma question. Oserai-je vous dire ce que je pense ? Vous me comparez à votre chère et mignonne épouse et vous dites que vous éprouveriez infiniment plus de délices à être mon esclave que vous n’en éprouvez à être son maître. »

— Princesse ! — moi !… bégaya Steinfeld.

— Vous ne pouvez rien me cacher, continua Sarolta, rien de vos plus secrètes pensées. Vous n’êtes pas heureux : votre femme vous mène par le nez et les oreilles !…

— Et quand ce serait le cas ? fit péniblement le baron.

— Alors, tranquillisez-vous, reprit la princesse avec une si pleine assurance qu’elle désarma le baron. Il vous faut conserver ce plaisir, et le partager avec toutes les souffrances qui y sont attachées, toutes les souffrances qu’une pareille femme peut infliger à un homme comme vous, fou d’illusions, quoique si heureux. Votre femme ne peut combler vos vœux insensés, quant à moi, je puis encore, baron, si vous m’aimez, si vous m’adorez, je puis encore, dis-je, me rire de vous comme l’enfer, quand il triomphe. Mais, il me semble qu’il est temps de monter à cheval. Ne voyez-vous pas les loups venir ?

Sûr ce, Sarolta s’élança à bas du traîneau et de là sur le dos de son arabe, avant même que le baron ait eu le temps de l’y aider. Il trouva un cheval tout prêt pour lui.

À peine l’avait-il monté que les chiens furent lâchés et que la chasse à courre commença.

En vain le loup, qui était en butte aux balles des chasseurs, chercha-t-il à les éviter et à regagner sa liberté, pour échapper à ses persécuteurs. Après une course effrénée d’environ quatre heures, il se jeta dans les palissades conduisant à la fosse aux loups, mais déjà la princesse s’y trouvait. Le fauve essaya en vain d’éviter la poursuite dont il était l’objet. Les chiens le saisirent dans l’enclos et le déchirèrent à belles dents.

Sarolta sauta vivement à bas de sa monture et, les yeux étincelants d’une joie sanguinaire, lui plongea un yatagan dans la gorge.

Comme le loup tombait mort aux pieds de la princesse, Steinfeld qui venait de mettre pied à terre, dit à Sarolta : « Cette scène a pour moi une signification symbolique : une voix intérieure me dit que c’est là le sort même qui m’attend. Serait-ce un présage ? »

— Vous êtes arrivé trop tard, fit malicieusement Sarolta, car vous êtes déjà pris. Je vous tiens dans mes filets et n’ai plus qu’à vous donner le coup de grâce !

CHAPITRE X

Le bain de sang

Le baron Steinfeld était maintenant le commensal habituel du château Parkany.

Sarolta se jouait de lui d’une façon si invraisemblablement raffinée que chez cet homme blasé, dont les caprices paralysaient la volonté, dont les esprits paraissaient anéantis, l’ardeur première de la jeunesse ne s’éveillait que sous l’empire de la passion, et que seule cette dernière faisait battre son cœur enseveli sous la lave des années écoulées.

Il aimait la princesse Parkany comme il n’avait jamais aimé ni sa propre femme, ni même Anna Klauer, mais plus elle lui donnait à entendre qu’il n’avait aucune place à prendre dans sa vie, pas la moindre, que chaque heure qu’elle lui accordait, il la lui dérobait comme un vulgaire et importun mendiant, plus il quémandait son amour par cela même qu’il sentait qu’elle souffrait de sa présence.

Sarolta se repaissait des tortures qu’elle lui infligeait ainsi, et rien n’égalait la jouissance qu’il lui procurait, lorsqu’étendue sur un moelleux canapé, lui-même vautré dans la poussière, il appliquait avec ferveur ses propres lèvres sur les pieds de la princesse, demandant en grâce, soupirant et pleurant après un mot d’amour. Alors, elle se prenait à rire et le congédiait du pied, ou bien encore, elle s’emparait du fouet dont elle usait à l’égard de sa meute et l’en frappait comme un esclave, non,… comme un chien, et lui, jouissait de ces mauvais traitements, comme jamais il ne l’avait fait, comblé d’amour et de caresses dans les bras de sa femme.

Lorsque Sarolta l’eut enfin amené à un état voisin de la démence et qu’il eut menacé de se prendre la vie, si elle ne l’écoutait pas, elle lui signifia avec une froide hauteur qu’elle n’était pas femme à partager avec d’autres le cœur d’un homme, et posait, comme condition à ses faveurs la seule qu’elle put décemment accepter, c’est-à-dire, la place de sa femme et de ses enfants. Elle voulait ainsi ne pas précipiter son œuvre de vengeance, mais au contraire la goûter lentement, pas à pas.

Steinfeld était prêt à tous les sacrifices ; son unique pensée était de posséder la belle et démoniaque femme : c’était là son seul désir. Il partit pour Pesth ; là, il n’eût pas le courage de faire personnellement à sa femme la déclaration foudroyante qu’il ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimée et se sentait incapable de demeurer plus longtemps avec elle. Il la lui fit par une lettre dont les termes avaient été dictés par Sarolta elle-même.

En même temps, il assigna comme résidence à sa femme et à ses enfants le château de Goldrain en Bohême.

La pauvre petite femme s’évanouit à la lecture de cette lettre, et passa trois jours et trois nuits dans une crise de larmes sans se déshabiller. Puis, elle fit ses préparatifs de voyage.

Comme elle montait en voiture avec ses enfants, Sarolta surgit soudain devant elle et lui cria : « Bon voyage, baronne ! Avant de quitter ces lieux, sachez qui vous en chasse. C’est moi qui vous ai arraché le cœur de votre époux. Il est une justice sur terre ! Vous avez privé de son bonheur la pauvre ouvrière Anna Klauer, l’avez reléguée au ban du vice et du crime, et maintenant la princesse Parkany vous paie de retour. Bon voyage ! »

Le jour qui suivit le départ de sa femme et de ses enfants, le baron Steinfeld revint sur son domaine et écrivit à Sarolta une lettre remplie de désirs enfiévrés, par laquelle il lui rappelait sa promesse et la sommait de l’exécuter.

« Ce que j’ai promis, je le tiens » telle fut la réponse de la princesse. « Je suis à vous. Venez cette nuit vers dix heures. Ma camériste de confiance vous attendra à la petite porte de




derrière et vous conduira dans ma chambre à coucher. »

Steinfeld embrassa la lettre plus de cent fois, il ne cessait de la couvrir de baisers et était absolument dans une jubilation telle qu’il n’en avait jamais connue de pareille dans toute son existence. Il se rêvait déjà le vainqueur de la femme la plus désirable au monde et son imagination lui dépeignait la conquête de l’altière Sarolta sous les couleurs les plus romanesques.

Il n’avait encore jamais comme aujourd’hui apporté autant de soin à sa toilette. Son vieux valet de chambre l’avait rarement vu aussi impatient, rien n’allait : par cinq fois il arracha sa cravate et en prit une autre. Enfin il fut prêt. Il avait encore une heure devant lui pour se rendre à Parkany : cette heure lui parut un siècle.

Il prit le premier livre venu. Ce livre traitait des mystères de Paris, et Steinfeld en lut une scène où, par ses cruels artifices, une jolie créole fait de son adorateur le partisan acharné d’une sensualité touchant à la démence. Le baron se grisait à cette image et il lui semblait que ce devait être une sorte de jouissance de tomber entre les mains d’une femme aussi impitoyable. Il ne se doutait pas qu’il était lui-même bien prêt d’éprouver pareil sort. Bientôt il jeta le roman de côté et se rendit aux écuries où il sella lui-même son cheval. Quand ce fut fait, il se rendit dans la salle de ses domestiques et causa avec eux tout en fumant un havane.

Enfin, l’horloge du château sonna neuf heures.

Le baron bondit, monta en selle et piqua des deux. Les plus douces images surgirent à son esprit en cours de route : il vit en imagination Sarolta l’attendant revêtue d’un vêtement nuptial, son cœur battit fort, les pulsations de son pouls décuplèrent. Il ne voyait ni à droite ni à gauche, son regard était complètement concentré sur lui-même. À mi-chemin, il parvint à une chapelle qui avait été érigée à l’endroit même où un riche bourgeois avait été assassiné par des brigands. À ce même instant, deux coups de feu retentirent, le cheval de Steinfeld tomba foudroyé et le baron lui-même fut pris dessous la bête et demeura complètement à la merci d’hommes à la face noircie qui avaient bondi sur lui d’un fourré voisin et n’eurent aucune peine à le maîtriser et à le ligoter. Il ne put douter qu’il était tombé entre les mains de bandits et prit son sort en philosophe.

— Dites-moi, pauvres garçons, s’écria-t-il, rendez-moi la liberté et vous gagnerez une grosse somme. Je suis attendu par une belle femme, et vous comprenez que c’est là pour moi une aventure bien désagréable que d’être ainsi tombé entre vos mains !

Les brigands se prirent à rire et l’un d’eux, qui paraissait leur chef, lui dit : « Nous ne pouvons te relâcher, baron, mais nous allons incontinent te conduire tout de même à une jolie femme. »

— Comment ça ?

— Tu la connais bien, tout au moins de réputation, fit en raillant le bandit. Les gens du pays l’appellent « la hyène de la Poussta ».

— Pour l’amour de Dieu, s’écria le baron, ayez pitié de moi !

Mais les brigands ne se laissèrent pas plus attendrir par ses supplications que tenter par la somme qu’il offrait de leur verser ; ils le bâillonnèrent, lui jetèrent un drap sur la tête, le montèrent sur un cheval, et l’emmenèrent avec eux dans une course folle…

Lorsqu’on lui eut retiré ses liens et enlevé drap et bâillon, le baron Steinfeld se trouva dans une pièce voûtée et sans fenêtre dont l’architecture ressemblait à celle des châteaux-forts du moyen âge mais dont l’ameublement luxueux rappelait le boudoir d’une grande dame.

La personne qui avait amené Steinfeld le laissa dans cette pièce et referma une lourde porte de fer derrière lui. Néanmoins, le baron ne resta pas longtemps seul. Bientôt il entendit dans la pièce voisine le frou-frou d’un vêtement de femme, puis la lourde portière qui cachait la porte s’entr’ouvrit.

Une grande et majestueuse femme toute vêtue de velours noir, enveloppée d’un voile, le visage recouvert d’un masque de velours noir, entra et mesura le baron d’un regard qui lui glaça le sang dans les veines.

— Me connais-tu ? fit une voix bien connue.

— Princesse ! s’écria Steinfeld, soudain délivré de toute angoisse, c’est vous-même et tout ceci n’est donc qu’une plaisanterie ?

— Il n’y a pas de plaisanterie, baron, mais une effroyable réalité, répondit la dame masquée, me connais-tu vraiment bien ?

— Non !

— Fort bien, je vais alors te venir en aide, misérable ! s’écria-t-elle arrachant son masque et rejetant son voile. C’était bien la princesse, mais elle avait teint ses cheveux en noir, de façon que Steinfeld la reconnut sur le champ.

— Anna Klauer ! balbutia-t-il avec terreur.

— Oui, Anna Klauer, dit-elle, les bras croisés sur la poitrine ; la pauvre ouvrière que tu as séduite, que tu as ravi au travail béni, corrompue par ton luxe, pour l’abandonner ensuite et la reléguer au ban du vice. Cette Anna Klauer qui a noyé ton enfant et le sien, qui faillit à Goldrain t’arracher la vie d’un coup de pistolet ! Maintenant, redoute Sarolta Parkany, qui empoisonna son époux et s’est liée à des brigands pour le doux plaisir de se venger des hommes et par dessus tout de toi ! Regarde-moi bien ! je suis la femme qui fait trembler des milliers de gens, que tout le monde considère capable des pires actes sanguinaires, de toutes les cruautés, — la hyène de la Poussta !

— Grâce ! grâce !… implora le baron, tombant sur ses genoux.

Pour toute réponse, elle lui lança un éclat de rire haineux et impitoyable, tout en frappant dans ses mains. Aussitôt ses deux servantes, Ersabeth et Iéla, l’une et l’autre vêtues de velours couleur de sang, s’élancèrent de la pièce voisine, s’emparèrent de Steinfeld, lui lièrent les mains au dos, puis lui mirent des fers aux pieds.

— Que veux-tu faire de moi ! demanda le malheureux tremblant de tous ses membres.

— Te juger ! répondit-elle avec une majesté démoniaque.

— Tu vas me tuer ! s’écria-t-il.

— Sûrement, mais j’entends que tu meures à petit feu, fit-elle haineusement. Un coup de poignard ou un breuvage empoisonné seraient pour toi un soulagement qui ne saurait me satisfaire.

— Ayez pitié de moi, Anna, j’arrangerai tout, gémit Steinfeld.

Elle ne l’écouta pas. Sur un coup d’œil d’elle, les filles l’entraînèrent dans la pièce voisine semblable en tout à une chambre de torture et dans un coin de laquelle se trouvait une baignoire de marbre à laquelle conduisaient quatre marches. Sarolta s’étendit nonchalamment sur un sofa qui se trouvait tout proche, puis dit aux filles : Faites ce que je vous ai commandé et ne demandez plus rien, que je puisse me repaître tranquillement des souffrances de ce misérable !

Les deux filles soulevèrent Steinfeld et le pendirent à un crochet, après lui avoir retourné les bras en arrière, de façon à ce qu’il fut suspendu à un pied de terre comme un torturé ; puis elles placèrent un grand poële au-dessous de lui et y allumèrent un grand feu. Jusque là la victime de la hyène n’avait articulé aucune plainte ; mais dès que les flammes commencèrent à lécher la plante de ses pieds, il poussa un léger soupir et pleura de douleur, puis il se mit à hurler et à se démener comme un enragé ; ses nerfs distendus ne pouvaient supporter ce tourment. Néanmoins il le fallut bien ; tandis que plus il délirait de souffrance, plus la cruelle femme riait étendue sur le canapé et plus les deux épouvantables mégères attisaient le feu.

Comme enfin ces dernières l’abandonnèrent, il tomba à terre comme une souche de bois.

— En voici assez, laissez-moi mourir ! murmura-t-il.

— Pas encore, crièrent les filles ; elles paraissaient éprouver une jouissance bestiale à martyriser la pauvre victime sans défense. Elles posèrent Steinfeld à terre sur le dos et l’enchaînèrent solidement sur le plancher. Puis elles lui appliquèrent aux pieds les brodequins, le plus effroyable instrument de torture que l’imagination des bourreaux espagnols ait jamais inventé, elles délièrent les mains, puis lui placèrent les doigts dans des poucettes à étau qui lui firent gicler le sang des ongles. Par bonheur pour lui, il perdit connaissance.

On appela la vieille, elle le rafraîchit, puis dit : « Finissez-en avec lui, ma douce petite colombe de Sarolta, il est trop bas, il n’en a pas pour longtemps ! »

— Mais si je ne veux pas, s’écria la belle hyène en trépignant du pied de colère.

— Alors il sera mort avant, répondit la sorcière.

— C’est bien alors, arrêtez, ordonna Sarolta à ses deux valets de bourreau femelles qui remisèrent de suite les instruments de torture et détachèrent Steinfeld.

— Emploie toutes les ressources de ton art, la vieille, pour le faire revenir à lui. Il lui faut reprendre connaissance et la conserver jusqu’au bout.

La sorcière revint avec toutes sortes de fioles et de flacons et se mit aussitôt à la besogne. Après quelques petits soins, Steinfeld agita les paupières et la regarda.

— Cela t’a-t-il coûté la vie ? s’écria Sarolta. Mais tu as assez expié et la plus belle récompense t’attend. Viens à moi, je veux être clémente et te donner la vie et me donner à toi. Viens, nous allons célébrer notre noce.

— Serait-ce vrai, Anna ? Plus de nouvelles cruautés ? demanda Steinfeld, comme sortant d’un mauvais rêve.

— N’en demande pas plus, je suis à toi, s’écria la belle femme étendant les bras vers lui. Il chercha à se rapprocher d’elle, mais retomba à moitié chemin. Les filles le soulevèrent et le placèrent aux pieds de Sarolta. Ainsi tu es à moi ? bégaya le baron, tandis qu’elle l’enveloppait de ses superbes bras et l’embrassait. D’un regard elle congédia les deux servantes. La vieille posa une coûteuse pelisse de zibeline à la tête de la princesse sur le coussin du sofa et se retira pareillement.

— Je veux me rendre plus belle, dit en riant




Sarolta, aussi belle que Vénus Anadyomène. Steinfeld l’aida à se vêtir et lui passa alors la

fourrure de zibeline, dans laquelle elle s’enveloppa avec une grâce inimitable et qui lui tomba jusqu’à la plante des pieds ; puis elle le pressa de ses lèvres diaboliques jusqu’à ce que, fou de jouissance, il retomba à ses pieds.

— Achève-moi, implora-t-il plongé dans le ravissement.

— Si fait, dit Sarolta avec un regard sinistre.

Un léger bruit se fit entendre et, en un clin d’œil, Steinfeld fut de nouveau saisi par les servantes qui alors l’enchaînèrent à un anneau de fer, fixé au mur au-dessus de la baignoire de marbre.

— Que signifie ? s’écria-t-il. Que te prend-il ?

— Tu vas bientôt l’apprendre, fit Sarolta se levant.

Aussitôt les servantes lui arrachèrent les vêtements.

— Tu m’as ravi ma jeunesse, misérable, continua Sarolta, tu vas maintenant me la rendre avec ton propre sang !

— Comment, suis-je fou ?

— N’as-tu jamais entendu parler de cette comtesse hongroise qui prenait des bains de sang humain et demeura ainsi éternellement jeune ? Je veux aujourd’hui expérimenter cet étrange secret de beauté.

— Mon Dieu, cela n’est pas possible, gémit Steinfeld, sûrement je rêve !

— Éveille-toi donc, s’écria la belle hyène, puis elle jeta sa fourrure et monta dans la baignoire de marbre

Les deux servantes s’avancèrent alors vers l’infortuné armées chacune d’un fouet pourvu de pointes de fer aiguës semblables à ceux en usage sous l’inquisition et commencèrent leur cruelle besogne.

Au bout de quelques coups leur victime était déjà complètement lacérée, son sang coulait à flots dans la baignoire, inondant la belle femme qui plongeait voluptueusement ses superbes membres dans le sang chaud de la vie et riait aux éclats chaque fois que Steinfeld hurlait comme un vrai possédé. Il ne put bientôt que pousser de légers soupirs et finalement pendit de l’anneau telle une masse inerte, sanglante et sans vie !

Anna Klauer était vengée !…

CHAPITRE XI

Une Dalila du peuple

De nouveau une nuit sanglante se passa à Parkany. Les brigands avaient enlevé le Père Pistian et traîné dans l’antre de la hyène, où tout d’abord il partagea les faveurs de Sarolta, puis dut les payer des plus affreux tourments et enfin de son propre sang.

Après son horrible bain, la princesse, drapée de sa fourrure sombre, s’étendit sur le sofa et se fit frotter par la vieille Halka à l’aide de mystérieuses essences.

— Maintenant, ma colombe, murmura la sorcière, te trouves-tu satisfaite de l’emploi de mon moyen, en ressens-tu les effets vivifiants et rajeunissants ?

— Certainement, et je t’en suis reconnaissante. J’ai en toi la plus grande confiance du monde, répondit Sarolta, la dévisageant d’un air sombre.

— Mais que signifie cela ? fit la vieille : plus ton corps est florissant de nouvelle jeunesse et plus ton âme est envahie par de puissantes ombres ? Tu n’es pas contente.

— C’est vrai, Halka, répondit la hyène avec un soupir. L’amour réclame ses droits, j’aime à la haine, et j’aime vainement.

— Serait-ce possible ?

— C’est l’exacte vérité, murmura Sarolta. J’aime Emerich Bethlémy, depuis que je l’ai vu et lui… lui, il me méprise.

— Qui t’a dit ça ?

— Je lui ai offert ma main…

— Et il l’a repoussée, fit la vieille avec un rire malin. Crois-le bien, car tu dois connaître les hommes, donne-lui le fouet et il te baisera les pieds.

— Il est trop tard pour tenter l’épreuve.

— Fais-le saisir, ma pouponne ! s’écria la sorcière et nous verrons alors si nous ne pouvons l’apprivoiser, le jeune étourdi.

— Tu as raison, Halka, oui, nous allons faire ça, répondit la princesse. Eyula est-il encore au château ?

— Certainement, ne lui as-tu pas déjà donné tes ordres pour demain.

— Appelle-le donc.

La sorcière sortit et revint bientôt avec le bethyar.

— Écoute, Eyula, commença la princesse. Il te faut me livrer le jeune Emerich Bethlémy dès demain même.

— Rien de plus facile, répondit le brigand. C’est une besogne qui me plaît, d’autant plus que personne autant que lui n’a tant fait pour entraver notre besogne. À chaque instant il part pour Pesth et va se plaindre au gouvernement du komitat qui, dit-il, est trop tiède et n’apporte pas suffisamment de sévérité ni de vigueur à notre répression. Il vous faudra le martyriser d’une façon exemplaire pour moi.

— Mais comment veux-tu t’emparer de lui ? s’enquit Sarolta, il doit être sur ses gardes.

— Je connais une servante nommée Ursa, reprit ce brigand, qui nous a souvent déjà rendu service. C’est une méchante et libertine petite drogue, pour tout dire, mais belle et rusée comme une couleuvre ; elle nous le livrera contre bons écus sonnants, cela s’entend.

— Comment ça ?

— C’est sa maîtresse.

— Une pareille créature, murmura Sarolta, et il me méprise ! Je veux parler moi-même à cette fille, Eyula, conduis-moi à elle maintenant sur le champ.

La fille vivait avec sa vieille mère au milieu de la Poussta, dans une czarda presque en ruines, où elle débitait de l’eau de vie et du vin et où elle faisait la cuisine pour qui le lui demandait.

Toutes sortes de gens entraient chez elle, des colporteurs, des juifs, en route pour un marché, des pandours, des tsiganes matineux, des filles publiques ou des voleurs.

Elle était habituée à se lever à n’importe quelle heure et cela ne la surprit en aucune façon que l’on vint frapper à sa porte après minuit et que trois hommes masqués, armés de pied en cap, pénétrassent chez elle et se fissent servir un bon coup à boire.

Lorsqu’ils eurent pris place et qu’elle fut allée chercher une bouteille de vin vieux qu’elle mit devant eux, l’un des voleurs qui, à juger par sa mine et par ses vêtements, paraissait le plus jeune et le plus distingué de la bande, posant son bras sur sa hanche, dit : « Ma belle enfant, veux-tu me faire un plaisir ? »

— Pourquoi pas ! répondit la fille, une brûlante et vraiment belle Hongroise, mais dont les traits portaient le sceau de la plus basse débauche. Là-dessus, elle considéra son interlocuteur, tout en laissant glisser sa forte main sur la large fourrure dont son attila[8] était richement bordé, et il lui vint à la pensée que la personne qui se trouvait devant elle ne devait pas être un voleur, mais quelque riche et beau jeune homme.

— Qui te paie bien et te fait encore un présent par dessus, doit être gentiment reçu, Ursa, s’écria un des compagnons du beau jeune homme.

— Eh bien ! que me voulez-vous alors, fit en riant la belle et mauvaise créature s’asseyant en même temps sur le genou de l’homme à la jaquette de fourrure, voulez-vous coucher avec moi ?

— Tu es une belle fille, Ursa, répondit ce dernier, mais cela ne me va pas. Je veux mieux que cela : il te faut donner rendez-vous pour la nuit prochaine à ton amant, le jeune Bethlémy et me céder ta place.

— Cela vaudra peut-être mieux ? fit malicieusement la fille.

— Bien sûr, Ursa, car moi aussi je suis une femme.

— Vous voulez rire.

— Non, je ne plaisante pas, n’as-tu encore jamais entendu parler de la hyène de la Poussta ?

Ursa se leva d’un bond et s’enfuit dans un coin en poussant un cri.

— Allons, ne t’effraie pas, dit Sarolta se levant et suivant Ursa. Oui, je suis cette terrible femme dont toute la Hongrie parle en tremblant mais, malgré cela, nous resterons les meilleures amies du monde si tu consens à me livrer Bethlémy.

— Qu’en voulez-vous faire ? demanda Ursa.

— M’amuser un peu avec lui et puis…

— Le tuer ?

— Tu l’as dit.

La fille réfléchit, puis demanda : « Que me donnez-vous à moi ».

— Vingt ducats sur le champ, répondit Sarolta, ainsi que ce bracelet.

Elle retroussa la manche de sa jaquette de fourrure et prit à son bras un cercle d’or au centre duquel scintillait un rubis et le posa sur celui de la fille. Puis elle dit : « Vingt autres ducats seront à toi quand tout sera terminé. »

— C’est bon, soupira la fille, tout en considérant l’étincelant bracelet, je ferai ce que vous demandez.

La nuit suivante Bethlémy se rendit effectivement à cheval à la czarda et trouva assis dans la salle de la taverne la vieille mère d’Ursa ainsi que deux inconnus. Comme il entrait, la vieille se leva et lui chuchota à l’oreille qu’Ursa l’attendait dans sa chambre à coucher, il n’avait qu’à s’y rendre, mais, quoique sur un ton bas et poli, elle s’arrangea de façon que l’on entendit chaque mot, or comme Bethlémy savait qu’Ursa ne permettait volontiers aucune plaisanterie sur ses amours, il quitta sur le champ l’auberge, remonta à cheval et se donna l’air de reprendre son chemin. À quelques cent pas de la czarda, il revint vers la taverne, attacha son cheval à un saule et, passant par derrière la czarda, grimpa l’étroit et raide escalier. À peine avait-il posé le pied sur le seuil de l’obscure pièce qu’il se sentit saisir par deux bras puissants avec une vigueur telle qu’il ne l’avait jamais jusqu’ici rencontrée chez Ursa, qui, avant même qu’il put reprendre haleine, l’entraînèrent avec un élan passionné et le collèrent sur une superbe gorge, tandis que deux lèvres brûlantes de désirs se collaient à sa bouche…

Comme les étoiles commençaient à pâlir au firmament et que les premiers rayons blafards de la lumière naissante du jour commençaient à jeter leur lueur blanche par la chambre, Bethlémy, tout en embrassant voluptueusement la femme à son côté, dit : « Maintenant il nous faut nous séparer ! »

— Jamais, Bethlémy, répondit une voix qui lui parut étrangère et que cependant il lui sembla tout aussitôt connaître, bien que ce ne fut pas la voix d’Ursa. Jamais ! reprit la voix, tu es à moi, à moi à tout jamais, ou la mort si tu préfères !

— Qui est ça ? murmura le jeune gentilhomme. Qui parle ainsi ? Ursa, où es-tu ?

— Je ne suis pas Ursa, mais celle que tu viens d’aimer et d’embrasser ! cria la femme à son côté, puis elle se mit à lancer un éclat de rire folâtre.

— Toi, mon Dieu ! balbutia Bethlémy, cette voix !… serait-ce possible !…

— Je suis celle que tu as méprisée, et qui t’aime encore, fit la femme avec un calme majestueux. Sarolta, princesse Parkany !

Bethlémy épouvanté se recula de quelques pas.

— Je vais être franche avec toi, poursuivit la princesse ; là-dessus elle se leva lentement, chaussa une paire de pantoufles garnies de fourrure et s’enveloppa de sa pelisse de zibeline. Puis elle reprit : « Je t’aime et veux te posséder à tout prix et pour cela je suis déterminée à te tuer plutôt que de t’abandonner à toute autre femme. Me comprends-tu, mon ami ?…

— Je comprends que j’ai été trompé et trahi d’une façon odieuse.

— Vendu serait l’expression la plus propre, fit railleusement Sarolta. Tu n’étais jusqu’ici que l’amant d’une vulgaire fille de joie à qui tu t’unissais dans cette chambre ; elle t’a vendu à moi, si bien que tu m’appartiens comme l’esclave que j’aurais acheté au marché.

— Épouvantable ! s’écria le jeune seigneur.

— Reste auprès de moi, continua la princesse, je t’aime, résigne-toi à ton sort ; je pense qu’après tout, il n’est pas si terrible qu’il semble te paraître. Ne suis-je pas riche et distinguée ? Ne suis-je pas belle ?

— Tu es la plus belle femme que j’ai jamais vue, s’écria Bethlémy, et cependant je ne puis pas t’aimer. Il y a quelque chose dans ton visage qui m’éloigne de toi, le signe de Caïn semble imprimé sur ton front, tes mains paraissent tachées de sang. Je ne puis t’aimer.

— Essaie, reprit la belle femme, je t’en prie, je t’aime tant ; je n’ai jamais aimé personne comme toi. Elle se leva, posa son bras sur son cou et l’embrassa. Il ne s’éloigna pas d’elle, mais demeura muet. Viens avec moi à Parkany, continua-t-elle, oublie la misérable qui t’a trahie, sois à moi, essaye seulement pour un court espace de temps : une semaine, un seul jour !…

— Non, non, répondit Bethlémy, pas même une heure. Ta beauté pourrait enivrer mes sens, alors que mon cœur t’abhorrerait. Je ne veux pas t’aimer.

À ce même instant, Eyula parut sur le seuil.

— Le jour commence à poindre, cria-t-il, hâtez-vous, princesse, autrement nous allons tomber entre les mains des pandours.

— Mon Dieu, s’écria Bethlémy, mon pressentiment était bien fondé, je te connais scélérate. Tu es le chef de cette bande sanguinaire. Tu es la hyène de la Poussta.

— Et si je l’étais, repris Sarolta, c’est toi qui m’aurais faite ainsi. Je te le demande une dernière fois : veux-tu être à moi, non pas mon mari, ni mon amant, seulement mon esclave, que je foulerai aux pieds, ou bien veux-tu mourir.

— Je préfère mourir, s’écria Bethlémy.

— Laissez-le moi, cet arrogant garçon, dit Eyula, je lui rendrai la mort assez dure.

— Enlève-le, répondit Sarolta d’un air indifférent qui fit frissonner Bethlémy, et fais de lui ce que tu voudras. Elle lui tourna le dos, tandis que Eyula et ses compagnons jetaient Bethlémy à terre, le ligotaient et l’entraînaient dehors en lui adressant toutes sortes de grossières plaisanteries.

CHAPITRE XII

Dans la fourmilière

Devant la czarda, les brigands hissèrent leur prisonnier sur un cheval, l’y attachèrent solidement et s’enfuirent avec lui à travers la Poussta. Arrivés dans une forêt de chênes, il y firent une halte d’une couple d’heures, allumèrent du feu et bivouaquèrent autour. Ils paraissaient attendre quelqu’un. Ils prolongèrent donc leur halte d’une heure.

Tout à coup, le galop d’un cheval résonna dans le lointain et bientôt Sarolta elle-même en descendit. Elle avait de nouveau revêtu des vêtements masculins : de hautes bottes, une culotte noire collante et une sorte de petit attila garni de zibeline et orné de brandebourgs d’or. Sa belle tête au visage mat était relevée par une kutschma de zibeline surmontée d’une aigrette de plumes de héron. L’un des brigands s’empressa de tenir son cheval tandis que, légèrement, elle sautait à terre, puis s’approchait du feu.

— Or ça, dépêchez-vous, cria-t-elle, il est grand jour et les pandours chevauchent sur la Poussta.

Sur cette injonction, deux brigands arrachèrent leur captif de cheval, le jetèrent à terre comme une bête, lui lièrent ensuite les mains à l’aide d’une longue corde, puis le traînèrent comme un paquet dans la forêt ; au cours de ce court mais douloureux calvaire, la tête de l’infortuné portait à tout instant sur les racines noueuses que les grands chênes avaient jetées tout autour d’eux, ou sur quelques-unes des grosses pierres coupantes émaillant les sentiers de la forêt. Il était affreusement défiguré et le sang ruisselait de son pauvre visage, au moment où ses tortionnaires firent halte près d’un tronc d’arbre abattu, dans lequel une république d’industrieuses et laborieuses fourmis avait installé son siège. Les noirs petits insectes grouillaient tout autour cherchant la chaleur du soleil, peut-être aussi bien à ravir un morceau de butin à la tribu de fourmis voisine.

Les brigands placèrent Bethlémy sur la tête, en plein dans le milieu de la fourmilière et appuyèrent son corps à une jeune souche de chêne qui avait poussé tout près du tronc pourri, puis l’y lièrent solidement.

La belle hyène assistait à l’opération et donna sa plus vive approbation à l’atroce et infernale invention.

Quand la cruelle besogne fut terminée, l’inhumaine se rapprocha et railla son impuissante victime dans les termes les plus horribles. À ce moment, Ursa, échappée en hâte de la czarda, arriva sur les lieux ; les pandours étaient sur la piste des brigands, quant à elle, elle s’était vivement décidée à enfourcher le cheval de Bethlémy et était accourue pour les prévenir, plus pour empêcher qu’on la soupçonnât de trahison, que parce qu’il lui importait de sauver les farouches compagnons.

— Que faites-vous ici ? fit-elle étonnée, dès qu’elle aperçut Bethlémy dans son étrange position.

— Nous aidons le noble seigneur à gagner le Ciel, répondit Eyula.

— Comment ça ?

— Ce moyen est-il si nouveau pour toi, Ursa ? demanda un autre brigand ; m’est avis que la chose a dû arriver assez souvent auparavant par la Poussta.

— Je la vois pour la première fois, dit la fille, contemplant son amant trahi avec la curiosité la plus froide et la plus cruelle.

— Viens alors, je vais t’enseigner quelque-chose que tu ne connais pas, répondit Eyula. Vois bien, ma fille, ceci est une fourmilière dans laquelle nous avons fourré le cavalier ; aussitôt que nous aurons quitté les lieux, les chers petits insectes le verront sûrement pour la première fois et procéderont avec lui exactement comme avec ce bloc de chêne qu’elles ont complètement rongé. Au lieu d’habiter un vulgaire bout de bois, elles établiront leur domicile dans un beau crâne noble.

— Mais c’est affreux ! murmura Ursa sur un ton d’indifférence glaciale.

— Pour lui ?… peu-être ! fit le betyar d’un air moqueur, il doit même avoir déjà un léger mal de tête. J’ai entendu une fois un moine que nous avions traité ainsi jeter des cris de vrai possédé, c’est une bonne plaisanterie ; c’est grand pitié que nous ne puissions entendre celui-ci !

— Et en combien de temps la mort survient-elle ? demanda la fille.

— Assez longtemps, répondit le brigand, deux ou trois jours.

— Tu es un maître homme ! s’écria Sarolta. Voici pour ton heureuse et ingénieuse trouvaille. Elle prit une pleine poignée de ducats et la glissa dans la main du bandit, puis elle ajouta : mais maintenant à cheval, autrement nous serions nous-même en danger.

En un clin d’œil tout le monde fut en selle et se mit à chevaucher l’un après l’autre.

Bethlémy se vit seul, livré sans espoir aux pires tortures, à la plus affreuse des morts ; il sentit les fourmis, d’abord, une par une, puis par véritables troupes, monter et descendre le long de son visage, comme conduites par un guide, puis elles se mirent à pénétrer dans ses oreilles ; dans son indicible désespoir, il se mit à faire ce qu’il n’avait pas fait depuis de longues, bien longues années, il se prit à prier, il versa des larmes devant Dieu, non pas pour sa délivrance, mais pour son salut et une prompte mort.

Soudain, des pas se firent entendre, qui se rapprochèrent de plus en plus et enfin Ursa parut devant l’infortuné. Elle le tapota légèrement de sa main ouverte sur le visage et dit en riant : Maintenant, comment vas-tu, Emerich ?

Bethlémy se tut.

— Serais-tu encore assez fou pour m’aimer, dis ?

— Tu m’as vendu et trahi, Ursa, et repayé




mon amour d’une ingratitude sans borne, répondit-il sur un ton plein de douceur, mais je te pardonne.

— En vérité, fit-elle en riant.

— Je te pardonne !

— Parce que tu penses que je vais te rendre la vie.

— Je ne désire plus vivre, continua Bethlémy ; après que toi que j’ai tant aimée m’as livré à mes ennemis, la mort m’apparaît comme une amie ; mais je te prie, si ton cœur conserve encore quelque compassion et quelque humanité, tue-moi sur le coup !

La fille se prit de nouveau à rire et, tout en riant, tira un long couteau de sa ceinture puis… trancha les liens qui ligotaient son amant : il était libre.

Aussitôt Ursa l’aida à se dégager et à le débarrasser des fourmis dont sa tête grouillait.

— Je te remercie, Ursa, dit Bethlémy, surpris et touché à la fois de la générosité de sa traîtresse amante.

— Tu n’as pas à me remercier, fit-elle en riant, j’ai ce qui reste de mon argent dans la poche et te l’ai apporté. Mais maintenant il nous faut prendre une prompte résolution et l’exécuter vivement, autrement, avant le coucher du soleil je serais la victime des brigands.

Elle embrassa son ancien adorateur d’un air moqueur et disparut aussitôt entre les taillis.

CHAPITRE XIII

Démasquée.

La fille rentra vers le soir dans sa czarda. Comme elle pénétrait dans la salle commune, dans laquelle sa mère versait à boire à un homme vêtu d’un bunda[9] velu, elle passa la tête haute et sans crainte, un sourire railleur errant sur ses lèvres. Elle savait que l’homme qui semblait vouloir la sonder du regard, appartenait à la bande de la hyène et qu’il faisait l’espion, mais cela ne lui produisit aucune angoisse ; elle s’assit auprès de lui et se mit à fredonner une chanson un peu leste.

— As-tu déjà appris, Ursa, fit le bandit, que Bethlémy que vous avez plongé ce matin dans une fourmilière s’en est échappé d’une façon extraordinaire et miraculeuse ?

— Je sais qu’il s’est sauvé, répondit Ursa du ton le plus indifférent de monde, mais je ne vois là rien de bien extraordinaire : c’est moi-même qui l’ai délivré.

— Toi ? Mais sais-tu bien ce que tu as fait là ? dit le brigand, dont l’étonnement était loin d’être feint.

Par dessus l’épaule de l’homme, la vieille lança à sa fille un coup d’œil signifiant sois prudente ! mais celle-ci n’y prit garde.

— Ne crains-tu pas la vengeance de la hyène ? appuya le bandit.

— Je me ris d’elle, dit Ursa, cette nuit est la dernière que je passerai sous ce toit. Demain de grand matin, ma mère et moi quitterons non seulement ces lieux, mais notre patrie et irons, avec Bethlémy qui me doit la vie et m’aime plus que tout, en Amérique.

— En cela tu fais bien ! répondit le brigand souriant d’une façon étrange et sinistre. Là-dessus, il se leva, paya son écot et s’éloigna rapidement.

— Qu’as-tu fait ? dit la mère, nous sommes perdues !

— Au contraire, je sais fort bien ce que j’ai fait, répondit tranquillement la fille.

 

La nuit venait de tomber. La vieille était montée dans la pièce au-dessus et priait, tandis qu’Ursa fredonnait et chantait à plein gosier. Tout à coup, on frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda la fille.

— Quelqu’un qui paiera sa consommation, fut la réponse.

— Je te connais, tu es Eyula, répliqua Ursa. Je t’attendais, toi et les tiens, car en vérité, c’est moi aujourd’hui qui vais vous régaler…

— Ouvre ! firent aussitôt vingt voix.

— Oh ! volontiers, répondit Ursa, d’un ton narquois. Mais vous êtes donc si pressés ?

À l’instant même où la porte s’ouvrait et où Eyula, la face noircie, paraissait sur le seuil, un coup de feu partit de la salle qui l’étendit raide mort sur le plancher ; ce coup de fusil était un signal pour les pandours dissimulés dans la czarda de faire, par toutes les fenêtres et par toutes les lucarnes du toit, feu tous ensemble sur les brigands.

Ceux-ci, déconcertés par une attaque aussi soudaine, reculèrent et cédèrent la place, laissant la plupart d’entre eux tués ou blessés, mais ils revinrent bientôt, assiégeant la misérable hutte de tous côtés. Quelques-uns parvinrent même dans la salle de l’auberge où ils livrèrent aux pandours un sanglant corps-à-corps ; mais bientôt on entendit le galop des hussards, réquisitionnés de la ville voisine par le juge suprême du Komitat, et qui étaient cachés dans le bois voisin.

Les brigands se trouvèrent pris entre deux feux, ils prirent la fuite, poursuivis par les hussards qui sabrèrent la plupart et prirent cinq prisonniers. Deux des brigands réussirent seuls à se sauver.

Parmi ces derniers se trouvait le chef de cette bande redoutable : la cruelle hyène de la Poussta.

Les brigands faits prisonniers, conformément à la cruelle, mais simple et pratique méthode du commissaire Stephan Mad, furent sur le champ mis à la torture jusqu’à ce qu’ils avouassent que le chef de leur bande n’était autre qu’une femme et cette femme la princesse Sarolta Parkany, information fournie précédemment déjà par Ursa.

De là, le commissaire se rendit en hâte au château de la princesse, qu’il avait, comme précédemment la czarda, prudemment fait entourer. Là, il s’enquit des raisons de l’absence de la princesse.

Comme il se proposait d’interroger les trois femmes de confiance : Halka, Iéla et Ersabeth, il voulut explorer le château, et, dans la petite pièce de la tour, dont il fut obligé de faire enfoncer la porte, il ne découvrit que leurs cadavres.

Elles avaient mis fin par le poison à leur existence criminelle.

Immédiatement, des exprès, des hussards et des pandours furent expédiés dans toutes les directions pour capturer la femme sanguinaire qui avait ordonné et organisé toutes ces atrocités. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, on fit jouer le télégraphe. Le tocsin résonna dans tous les villages. Les gens du pays, exaspérés contre les brigands et leur chef, s’armèrent de faux, de fléaux et de fourches ; hommes, femmes, enfants se mirent à parcourir forêts et Poussta, champs et jardins ; dès le matin parut la grande armée du komitat.

Vers midi, une troupe de paysans découvrirent des taches de sang auprès d’un marais, aussitôt ils l’entourèrent et le fouillèrent.

Soudain, éclata un coup de feu suivi d’un grand cri : chacun de courir aussitôt dans la direction d’où s’étaient élevées flamme et fumée que chacun avait vues, là, on découvrit un jeune homme dissimulé dans les roseaux, qui menaçait encore de son révolver un paysan gisant auprès de lui, et sur qui il venait de tirer un coup de pistolet.

— Arrière, ou je tire ! s’écria ce jeune homme d’une voix qui, on le sentait, avait l’habitude du commandement, mais bientôt il reçut sur les épaules un coup de fléau qui l’étendit à terre ; la foule se jeta aussitôt sur lui, lui arracha ses armes et lui lia les mains au dos.

— Quelle belle capture ! fit un vieux paysan : c’est la princesse de Parkany.

— La hyène ? demandèrent aussitôt vingt voix.

— Elle-même ! affirma le vieux.

— Menons-la vite au komitat, crièrent quelques personnes.

— Que vous prend-il, s’écria alors le vieux paysan ; une pareille brute ne doit jamais une fois prise sortir vivante de nos mains. Elle est assez rusée pour nous envoyer au gibet. Il faut la tuer sur le champ comme un fauve ou un oiseau de proie !…

— Le vieux à raison, rouons-la de coups jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus ! cria la foule en chœur.

On sortit Sarolta du marais, on lui arracha les vêtements, et, de tous côtés, on se mit à la frapper sans pitié à coups de gourdins.

— Épargnez ma vie, s’écria-t-elle dans une angoisse mortelle, je suis riche, fort riche, je vous donnerai tout ce que je possède.

Les coups se mirent à pleuvoir de nouveau, personne ne parut l’entendre.

— Pitié ! pitié !… s’écria-t-elle.

— As-tu eu pitié de tes victimes, misérable, répondit le vieux paysan. Tuez-la, vous autres, sans la moindre merci.

Les paysans poursuivirent leur effroyable exécution. Sarolta avait reçu plus de cent coups et saignait par un nombre presque égal de blessures ; enfin elle tomba évanouie.

— Assez ! ordonna le vieux.

— Elle vit encore, demanda une femme de paysan.

— Précisément pour cela, s’écria le vieillard. Elle ne peut plus supporter les coups, mais nous allons pendre son corps encore vivant.

— C’est çà, pendez-la ! cria toute la foule.

En vain Sarolta poussait-elle les plus horribles malédictions, en vain implorait-elle grâce, en vain son angoisse mortelle et ses souffrances lui arrachaient-elles des larmes, un jeune paysan lui appliqua un coup sur la nuque, deux autres tombèrent ensuite, et finalement son corps se balança à la branche d’un aune.

Son agonie ne dura que quelques minutes, puis ce monstre féminin rendit sa vile âme.

Alors les paysans détachèrent son cadavre, le jetèrent sur un tombereau à fumier et le conduisirent ainsi au komitat.







La Dame Blanche de Machow




C’était pendant la dernière révolution polonaise. Le baron Greiseneck, capitaine de hussards dont le régiment était en garnison à Tarnopol, reçut l’ordre de quitter cette ville, à la tête de son escadron, pour se rendre à Machow, afin de surveiller la frontière et empêcher les insurgés de passer de Galicie en Russie. Le capitaine arriva à destination par une belle et calme soirée d’été. La pleine lune émergeait des bords de la prairie avec un éclat sombre et rougeâtre, et l’étoile du soir étincelait, grande et sereine, derrière la tour ronde du château, situé sur une verte colline aux pentes douces.

Greiseneck disposa ses vedettes le long de la frontière, sur une ligne suffisamment étendue pour se tenir constamment en rapport avec un détachement voisin dont la mission était la même. Il salua ensuite l’officier commandant les cosaques de l’autre côté de la frontière, logea ses hommes dans le village le plus rapproché ; puis, accompagné du vieux sergent Madorassi et d’un demi-peloton de hussards, il gravit la colline couronnée par le vieux château des starostes de Machow.

Ce château était un vaste édifice aux murailles élevées, grises, couvertes de mousse, et flanquées de plusieurs tours rondes et massives. Il rappelait plutôt ainsi les châteaux-forts des Dardanelles que les châteaux allemands des bords du Rhin. La lune, qui l’inondait à ce moment d’une lueur de plomb, lui donnait un aspect singulièrement fantastique et triste. L’entrée en était soigneusement fermée. Aucun bruit ne parvenait de l’intérieur, ou tout paraissait morne et désert. De temps à autre, seulement, le cri plaintif et mélancolique de la chouette.

Le capitaine donna l’ordre à son trompette de sonner un appel. Les premières notes, claires et joyeuses, se multipliaient dans le silence de la nuit, ne semblant éveiller, dans la vieille masure croulante, que de nombreuses chauves-souris qui se mirent à tourbillonner au-dessus de la tête des soldats. À l’intérieur, rien ne bougeait.

Ce ne fut qu’au troisième appel qu’on entendit des pas s’approcher lentement, puis le cliquetis d’un trousseau de clefs, et, enfin, le grincement enroué d’une porte qui s’ouvrait. Un vieillard dans le costume polonais du siècle passé, et dont la figure, ornée de longues moustaches blanches, portait l’empreinte d’une longue suite d’années, se montra devant le commandant et le salua respectueusement. Greiseneck lui demanda le logement pour lui et son escorte.

— Le château, avec tout ce qu’il contient, est à votre disposition, monsieur, dit le vieux d’un air solennel ; mais je vous prierai de ne pas m’en vouloir si votre repos et celui de vos hommes viennent à être troublés pendant la nuit.

Puis, s’approchant du capitaine, il ajouta à voix basse :

— Il vient des revenants dans le château.

— Comment !

— Oui, quelquefois, la dame blanche de Machow y apparaît.

— Des soldats ne connaissent pas la peur ! s’écria Greiseneck avec un rire joyeux, et nous craignons moins encore les belles femmes. Car il faut que la dame blanche de Machow ait été très belle, puisqu’elle n’a pas encore fini d’expier ses péchés. En avant !

Les hussards entrèrent dans la cour et conduisirent leurs chevaux à l’écurie. Le domestique s’empressa en même temps de refermer la porte. Les fenêtres et les couloirs du château n’étaient éclairés que par la lune, si ce n’est au rez-de-chaussée où l’on n’apercevait qu’une seule lumière.

— Le château n’est donc pas habité ? demanda le capitaine, tandis que le vieux Polonais, muni d’une lanterne, le guidait par le large escalier de pierre.

— Les maîtres : M. Krosnowski, madame et leur demoiselle, habitent Lemberg. Le jeune monsieur, je crois, est à Paris.

— Ou avec les insurgés, de l’autre côté.

— Peut-être, mais je suis seul ici. Il n’y a pas d’autre châtelain que moi.

Arrivé au premier étage, le vieillard ouvrit une haute et sombre porte revêtue de riches ornements en métal. Puis, à travers une file de chambres vides, dont les murs étaient garnis de vieux portraits, il conduisit le capitaine dans une grande salle, d’où un escalier en colimaçon menait à une galerie ouverte qui occupait entièrement un des côtés de la vaste pièce. Là, les murs étaient également ornés de portraits de grandeur naturelle, de tableaux représentant des sujets mythologiques, des fruits, des animaux. Il y avait aussi des trophées d’armes de la vieille Pologne et des armes mongoles, turques et suédoises, provenant de différentes guerres. Enfin, cette pièce était meublée en damas d’une grande valeur. Au milieu, sur une grande table, un couvert était mis pour une seule personne. Dans un coin, un lit à rideaux et à baldaquin invitait au repos de la nuit.

Tous ces préparatifs semblaient indiquer qu’on s’attendait à recevoir et à loger des soldats.

Greiseneck s’était mis à son aise. Il buvait et mangeait avec beaucoup d’appétit, et il admirait tout haut le talent culinaire du brave homme qui le servait avec une attention respectueuse :

— J’ai passé quatre ans à Paris avec mon maître, dit le vieillard ; c’est là que j’ai appris à faire la cuisine.

— Si j’en juge par ce souper, dit Greiseneck en lui-même, il y a tout lieu de croire que le château n’est pas aussi inhabité qu’il en à l’air. C’est probablement qu’on ne veut pas avoir affaire à un officier impérial. Soit !

Puis, s’adressant au vieux serviteur :

— Maintenant, dit-il, va pour l’histoire de la dame blanche !

Le vieillard prit un candélabre et conduisit le capitaine devant le portrait d’une femme d’une rare beauté, dont la haute taille était enveloppée, jusqu’aux talons, d’une pelisse sombre. Sur le fond, noirci par le temps, s’accusait une physionomie claire, aux yeux bleus impérieux, et aux lèvres pleines et souriantes. Des cheveux abondants, d’un blond roux, s’échappaient, pareils à des serpents de feu, d’une toque carrée, de fourrure sombre comme la pelisse, et garnie d’une magnifique aigrette.

— C’est elle ! dit-il à l’officier, c’est Barbara Krasnowska, la wojwoda. Elle vivait à l’époque du roi Sigismond-Auguste, et c’était une femme pécheresse, belle, cruelle comme le diable. Dieu ait pitié de son âme !

Quand il se fut éloigné, Greiseneck se mit à examiner avec attention la salle, ainsi que la galerie, dans tous leurs coins et recoins, et dans tous leurs détails. Rien ne lui parut suspect. Il ferma alors les deux portes à clef et s’étendit sur le lit, après avoir eu soin de placer à son chevet les pistolets chargés.

À minuit, il s’éveilla aux coups sinistres de l’horloge du château, se dressa brusquement sur son lit et regarda, tout surpris, autour de lui. La salle entière était comme illuminée par le clair de lune. Les fenêtres se dessinaient sur le parquet avec une netteté extraordinaire, les panoplies rendaient un éclat mystérieux, les tableaux paraissaient s’animer, Barbara Krasnowska, la telle wojwoda, regardait l’officier avec ses grands yeux bleus, ses lèvres pleines étaient à la fois souriantes et dédaigneuses, et son regard était comme rempli de menaces. Tout à coup, un courant d’air vif envahit toute la salle, et vint frapper les yeux ardents de Barbara. Le jeune officier crut voir s’agiter nettement les poils de sa fourrure.

Au même instant, il vit, tout en haut, à un bout de la galerie, le mur s’ouvrir, et une apparition blanche, en longs vêtements traînants, s’avancer vers lui comme supportée par des ailes. Il se leva rapidement, moitié effrayé, moitié curieux. L’apparition s’arrêta dans la pleine lueur bleuâtre de la lune. Alors il reconnut parfaitement la haute taille de la wojwoda, sa belle tête encadrée de tresses blondes, avec ses grands yeux bleus au regard hautain ; seulement, sur ses lèvres aux voluptueux contours, une douce gravité avait succédé au sourire du portrait.

Greiseneck saisit instinctivement un pistolet et l’arma ; mais la dame blanche fit un signe pacifique de la main et disparut aussitôt par l’autre extrémité de la galerie, dont le mur s’ouvrit mystérieusement et sans bruit, comme la première fois, et se referma de même.

Le capitaine fut longtemps avant de pouvoir se rendormir. Le lendemain, en s’éveillant, il se demanda s’il avait rêvé, ou si l’apparition merveilleuse dont il conservait le souvenir et l’impression s’était réellement produite. Les pistolets étaient à côté de lui, il y en avait un d’armé, et il n’avait pu l’être que pendant la nuit ; il avait donc été sur le point de s’en servir. Mais il était possible que la clarté de la lune, envahissant si complètement sa chambre, l’eut jeté dans une sorte de somnambulisme compliqué d’hallucination. Il venait d’achever sa toilette, lorsque son vieux sergent entra pour lui communiquer un rapport qui allait mettre fin à ses doutes.

— Mon capitaine, commença-t-il, j’ai à vous faire connaître que pendant toute la nuit, les gardes ont été relevées régulièrement sur la frontière, et la surveillance exercée conformément aux ordres que vous aviez donnés. Il n’a été remarqué rien de suspect, et je n’ai de ce côté aucun incident à vous signaler, mais, en revanche, mon capitaine, je dois vois dire qu’ici, dans le château même, il y a des revenants !

— Comment ! Est-ce que tu as vu aussi quelque chose ?

— Je n’ai rien vu, mon capitaine ; mais Ferenz, qui était de garde à l’écurie, m’a rapporté qu’une dame blanche s’est promenée dans les couloirs du château, qu’on a entendu des pas et des voix dans la cour et dans les jardins, et que les chevaux étaient devenus inquiets au point, mon capitaine, que votre alezan s’est détaché de sa chaîne. Ce dernier fait me paraît très significatif, car j’ai toujours entendu dire que les chevaux flairent les revenants.

Lorsque Greiseneck sortit à cheval pour aller inspecter ses vedettes, il rencontra le vieux domestique sous la voûte qui conduisait à la sortie.

— Eh bien ! mon vieux, s’écria-t-il gaiement ; je l’ai vue, en effet.

— Qui donc, monsieur ?

— Comment ! qui donc ? mais la dame blanche de Machow, parbleu !

Le vieillard fit le signe de la croix, en soupirant douloureusement.

— Cela ne signifie rien de bon, monsieur, murmura-t-il ; Dieu veuille qu’il ne nous arrive un malheur !

— Bast ! je vous ai déjà dit que nous ne craignons rien.

La nuit suivante, l’apparition eut lieu comme la veille. À minuit sonnant, la dame blanche se montra sur la galerie, leva la main, fit comme un geste d’avertissement et disparut.

La troisième nuit, il y eut une alerte. De petits détachements d’insurgés venaient de se montrer au delà de la frontière. Les cosaques se retirèrent, et l’on échangea quelques coups de fusil. À l’horizon, du côté de l’Orient, s’était élevée une immense rougeur, comme celles que produisent de grands incendies.

Greiseneck rentra au château un peu avant minuit, prit une petite collation, et se jeta tout habillé sur le lit. Tout à coup, il prit la résolution d’attendre cette fois l’apparition et de l’appréhender bravement, afin de savoir à quoi s’en tenir. Il ferma la porte à clef, éteignit les bougies, s’assura que ses pistolets étaient en ordre, les mit dans sa poche, et monta doucement l’escalier en colimaçon. Arrivé sur la galerie, il se cacha derrière une colonne, et attendit courageusement, mais non sans une certaine agitation, l’arrivée de la dame blanche.

Au premier coup de minuit, le mur s’ouvrit comme à l’ordinaire, et le beau revenant fit son entrée. À deux pas de l’officier, la dame blanche s’arrêta, regarda dans la salle, et leva la main. Sans hésiter, Greiseneck s’élança de sa cachette et, au même instant, ses bras enlaçaient une taille svelte, pleine de vie, chaude et palpitante.

— Jésus, Marie ! murmura une voix harmonieuse de femme. Et deux grands yeux bleus se fixèrent sur ceux du capitaine, avec une expression d’effroi et de supplication.

— Mademoiselle Krosnowska ! dit en s’inclinant gracieusement le galant capitaine.

— Vous me connaissez ?

— La ressemblance de la dame blanche avec son aïeule est tellement frappante, qu’on ne saurait s’y tromper.

— Je vous en conjure, monsieur, ne me trahissez pas, supplia la jeune fille les mains jointes. Je suis fiancée à un homme dont mes parents ne veulent pas pour gendre, et qu’ils refusent, pour cette raison, de recevoir chez eux. Pour le voir et l’entretenir quelques minutes seulement, je n’ai pas d’autre ressource que ce rôle de la dame blanche, que je joue depuis un an. Et me voilà, avec mon secret, à votre discrétion.

— Ah ! mademoiselle, ne vous méprenez pas sur mes intentions, répliqua doucement Greiseneck ; croyez que je suis incapable d’abuser de votre situation et de jamais trahir votre confiance ; car, si je possède votre secret, je le dois autant à la confiance que vous venez de me témoigner qu’au hasard qui vous a fait tomber entre mes mains. Continuez donc votre route, mademoiselle, et soyez toute rassurée. Permettez-moi seulement de vous dire que j’envie beaucoup celui qui vous attend !

La belle fille sourit tout en rougissant.

Au même instant, un bruit inaccoutumé à pareille heure s’éleva de la cour.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le capitaine avec une sorte d’inquiétude.

— Ce n’est rien, répondit Mlle Krosnowska, c’est notre vieux serviteur, mon fidèle Wojcech, qui, de connivence avec moi et pour détourner l’attention de vos hussards, joue aussi un rôle de revenant, afin que je puisse atteindre le jardin sans être aperçue… Bonne nuit, monsieur.

— Ne vous reverrai-je jamais, mademoiselle ?

La jeune fille réfléchit un instant.

— Oui, dit-elle en tendant la main au capitaine, si vous me promettez de ne pas me suivre, et de ne pas quitter cette salle avant l’aube. À cette condition, vous me reverrez.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Alors, au revoir !

Elle disparut, et Greiseneck retourna s’étendre sur son lit. De bonne heure, il fut réveillé par son sergent. Celui-ci entra, accompagné d’un individu assurant que, dans la nuit, un détachement nombreux d’insurgés s’était rassemblé dans le château même de Machow et, de là, avait réussi à passer la frontière. Le capitaine fut comme étourdi par cette révélation. Puis il se frappa le front : il comprenait, mais trop tard, que la dame blanche lui avait tendu un piège, où il était tombé en plein.

Informé du fait, son colonel le rappela aussitôt et lui infligea un mois d’arrêts forcés.

Un jour, il trouva sur sa fenêtre une pierre enveloppée dans un papier. Il ouvrit ce papier et lut ce qui suit :

« Monsieur le baron,

« Je regrette bien vivement que vous soyez dans l’obligation d’expier ma faute ; mais, peut-être, la pensée de souffrir pour moi vous consolera-t-elle un peu.

« Vous avez tenu parole, je tiendrai également ma promesse.

« La Dame blanche de Machow ».

Le capitaine venait de quitter les arrêts. Le même jour, un juif se présentait chez lui et lui annonçait, d’un air mystérieux, qu’un de ses meilleurs amis l’attendait, à huit heures du soir, au château de Bakowza.

Une telle invitation n’avait rien d’invraisemblable, car on savait qu’il y avait plusieurs officiers autrichiens dans les rangs des insurgés, et celui qui faisait appel à Greiseneck pouvait être blessé et, se fiant à la protection de ses anciens camarades, s’être fait transporter de ce côté-ci de la frontière.

Greiseneck se rendit donc seul, à cheval, à Bakowza, à une distance d’une heure à peine de sa garnison. Il descendit devant la porte du château à l’heure indiquée, et vit un garçon accourir aussitôt pour recevoir son cheval.

C’était par une belle mais froide soirée d’automne. Au ciel, sans nuages, brillaient des milliers d’étoiles. Tout alentour du château un calme profond régnait.

Au moment où le capitaine allait entrer, une jeune femme, à la taille élancée et svelte, quitta la rampe de la terrasse, où elle se tenait appuyée, et s’avança vers lui, souriante. C’était Mlle de Krosnowska, la dame blanche de Machow. Avec une touchante expression de cordialité, elle lui tendit une petite main, toute frémissante, qui émergeait à peine de la manche d’une superbe pelisse de fourrure foncée.

— Est-ce que vous m’en voulez ? demanda-t-elle d’une voix tremblante d’émotion.

— Oui, mademoiselle, je vous en veux, et beaucoup, c’est d’être déjà fiancée.

Il baisa, avec une ardeur contenue, la main de la jeune fille et ajouta :

— J’aurais aimé de tout mon cœur à être votre esclave.

— Mais je ne suis pas fiancée du tout ! se récria-t-elle en riant.

— Est-il possible ? Et d’un mouvement rapide le capitaine l’attira à lui, dans un élan de passion, et la serra dans ses bras.

Cette fois les lèvres fraîches et roses de Mlle de Krosnowska ne crièrent plus : « Jésus, Marie ! » Elles s’attachèrent tendrement à celles de l’homme aimé.

Quelques mois plus tard, la dame blanche de Machow était devenue Mme la baronne de Greiseneck !



Warwara Pagadine




De même que la solitude et le silence sont propices à l’éclosion d’une pensée profonde, de même aussi des circonstances insignifiantes dans un milieu calme et banal peuvent plus facilement faire naître une passion que le flot tumultueux de l’existence dans une grande ville. Aussi bien est-ce dans un village écarté de l’Ukraine que Warwara Pagadine apprit à connaître l’étudiant Semen Poultowski et que leurs âmes s’unirent à tout jamais. Warwara était fille de petits fermiers. Une amie étudiant la médecine à Kiew, et, qui de temps en temps, venait rendre visite à sa famille, lui inspira l’amour de la liberté et, avec cet amour, la haine de la tyrannie et du tsarisme et l’ambition de parvenir, par l’étude et la culture de son esprit, à prendre place à côté de l’homme. Warwara lisait et s’instruisait sans discontinuer, et au fur et à mesure de ses progrès, commençait à mettre à profit ses connaissances. Elle se disait nihiliste et s’était affilié à cet audacieux parti qui, en Russie, aspire à détruire toute organisation existante, et, en attendant la réalisation de ce vœu, se contente de rehausser le niveau intellectuel du peuple, de l’instruire, de lui enlever les préjugés et les superstitions mis au service de l’Église et de l’État.

Elle restait trop femme pour ne pas commencer la transformation du monde par elle-même et par son extérieur ; mais, à coup sûr, ce ne fut pas la vanité qui guida sa main de jeune fille le jour où elle coupa l’abondante chevelure blonde qui l’enveloppait comme un manteau, et cela d’une manière si barbare et si ridicule que, désormais, elle ressembla plus à un jeune théologien qu’à une Vénus victrix. Elle ne se promenait plus qu’en hautes bottes, vêtue d’une jupe courte dépourvue d’ornements et d’une jaquette, et coiffée d’un chapeau rond de forme masculine : image vivante de l’amazone moderne dédaigneuse de toute coquetterie. Elle savait assez de médecine pour jouer dans le village et aux environs le rôle du docteur absent et celui de sœur de charité ; mais cela ne lui suffisait pas. Elle installa dans la maison de son père, une école populaire où elle instruisait enfants et adultes. Elle leur apprenait à lire, à écrire, à compter et leur inculquait les notions les plus élémentaires sur l’Univers, les lois physiques, le globe terrestre et ses habitants, ainsi que sur l’histoire de l’humanité. À part cela, elle écrivait dans les journaux, et donnait des conseils aux paysans sur l’agriculture et l’élevage des bestiaux. Elle parcourait la contrée à cheval, assise à califourchon comme un garçon, et bientôt fit parler d’elle dans tous les alentours.

Ce fut au milieu de cette activité fébrile qu’elle fit la connaissance de Semen Poultowski, qui étudiait la chimie à Kiew et revenait passer dans la maison de son père, receveur des douanes, les vacances de Pâques. Ils commencèrent par s’exercer ensemble au tir au pistolet et à l’escrime, et finirent par s’amouracher l’un de l’autre. Malgré le caractère positif et pratique de leurs aspirations et du but qu’ils s’étaient tracé, ils brûlaient tous deux d’une enthousiaste passion pour le bien et l’idéal ; ils étaient pardessus tout, enfants de la nature, ayant conservé un peu du caractère sauvage de la race petite russienne. Aussi leur amour ne fût-il pas un choix inspiré par l’agrément, ni une réciproque complaisance, ni une sentimentalité s’enivrant de rêve au clair de lune, et moins encore un amusement frivole ; il y avait quelque chose de rustique et de primitif dans leur façon de sentir.

Semen retourna à Kiew pour y continuer ses études, mais il revint passer les mois de vacances chez ses parents, et le lien qui l’attachait à l’énergique et hardie jeune fille, devint de jour en jour plus fort et plus étroit. Semen Poultowski appartenait aussi au parti révolutionnaire russe ; il était initié à divers complots et avait, à plusieurs reprises, participé à des tentatives plus ou moins osées.

Lorsqu’à l’automne ses études le rappelèrent à Kiew, il prit part à une manifestation armée et fut arrêté en compagnie de plusieurs autres étudiants.

Warwara Pagadine apprit la chose par les journaux. Deux fois, elle relut la note, sans trahir la moindre émotion. Elle repliait la feuille, que déjà son parti était pris. Elle remplit une petite malle de ses effets, fit atteler la brischka de son père, et, au trot de deux maigres petits chevaux se fit conduire à la station la plus proche. Le lendemain matin elle était à Kiew.

Elle ne se rendait pas bien compte elle-même de ce qu’elle y venait chercher, mais elle s’y sentait nécessaire. Une force obscure et irrésistible la poussait en avant.

Elle loua une chambre chez une veuve d’officier, déballa sa malle et, aussitôt, se mit à chercher du travail. Elle en trouva dès les premiers jours et obtint un emploi dans un magasin, petit mais élégant, où se débitaient des gants et des cravates. Si Warwara avait eu la moindre expérience de la vie, non seulement certains indices, mais tout, dans cette maison, eût éveillé ses soupçons : l’arrière-boutique luxueusement meublée, la patronne Marfa Iwanowna circulant parfumée de musc, en faisant craquer la soie raide de ses dessous, les jolies filles parées et décolletées, les élégants qui venaient badiner et échanger d’énigmatiques coups d’œil avec elles ; mais elle était fille de la campagne et ne comprenait rien à tout cela. Elle répondait aux clients en paroles brèves et polies et vendait tranquillement ses gants et ses foulards.

La nuit, Warwara rôdait autour de la maison de détention, cherchant à apercevoir son ami derrière les fenêtres grillées.

Un soir que personne ne se trouvait plus dans le magasin, sauf Warwara et Marfa Iwanowna, celle-ci ayant retenu la première sous un prétexte quelconque, un grand et bel homme, enveloppé d’une somptueuse pelisse, entra subitement et, aussitôt, dirigea son regard fascinateur vers les yeux gris de Warwara.

— Que désirez-vous si tard Séraph Pawlowitch, fit Marfa Iwanowna en se confondant en salutations.

— Une paire de gants, fit seulement le visiteur. Warwara lui présenta le carton tandis que Marfa Iwanowna échangeait avec lui quelques mots à voix basse.

— Vous êtes de la campagne, Mademoiselle ? commença l’étranger.

— Oui, Monsieur.

— Et comment vous plaisez-vous en ville ?

— J’ai trouvé du travail et je suis satisfaite.

— Oh ! vous devez y trouver mieux que cela, continua l’étranger. Mais quel est le criminel qui a coupé vos beaux cheveux ?

— Moi-même.

— On vous prendrait presque pour une nihiliste, continua-t-il en souriant. Mais les femmes de cette sorte sont toutes laides.

Warwara rougit. Le visiteur, tout en parlant, avait choisi des gants.

— Je suis ravi de vous connaître, dit-il, Mademoiselle… comment ?

— Warwara Pagadine.

— Mademoiselle Warwara. Au revoir. — Il salua et même souleva un peu son chapeau. — Marfa Iwanowna l’accompagna jusqu’à la porte où elle lui glissa quelques mots.

— Quel bonheur ! s’écria Marfa Iwanowna après avoir refermé la porte. Vous lui plaisez, vous l’avez captivé, lui devant qui nous tremblons tous.

— De qui parlez-vous ?

— De qui parlerais-je, si ce n’est de Seraph Pawlowitch Halikof, le maître de police de Kiew, qui vient de sortir d’ici.

— Pourquoi ne m’avoir pas dit cela plus tôt ? s’écria Warwara qui, en un instant, avait élaboré son plan.

— Mon Dieu, nous ne sommes pas si pressées.

— Et je lui plais, dites-vous ?

— Il s’est épris de toi, ma petite colombe, épris comme un fou, je m’y connais. Mais à présent il faut t’habiller et te coiffer autrement, et surtout t’acheter une natte. Tu as l’air de sortir d’une maison pénitentiaire. As-tu besoin d’argent ?

— Non je vous remercie, mais…

— Confie-toi à moi, mon petit cœur tout en or.

— Je voulais seulement vous prier de dire au maître de police que lui aussi me plaît. — Comprenez-vous ? qu’il me plaît extrêmement.

— Je n’y manquerai pas.

Le lendemain déjà, Halikof accompagnait Warwara chez elle. Elle portait encore ses simples vêtements, mais elle s’était mise une fausse natte, ce qui l’embellissait encore. Le chef de police jeta un coup d’œil dans la petite chambre et sur la pauvre malle et fut tout de suite orienté.

— Une jeune fille de la campagne, commença-t-il, est exposée à toutes sortes de dangers. Permettez-moi de jouer un peu le rôle de la Providence. Et d’abord, vous n’irez plus chez Marfa Iwanowna, cette personne a une mauvaise réputation.

— Comment cela ?

— Elle fait un honteux trafic d’innocence et de beauté.

Warwara regardait, stupéfaite, ne comprenant pas.

— Vous ne pouvez pas non plus rester dans cette chambre, continua Halikof, si l’intérêt que je vous porte ne vous offense pas…

— Je suis décidée à faire tout ce que vous me conseillerez.

— Tant mieux ! alors ne perdons pas nos paroles à ces futilités de l’existence ; laissez-moi simplement agir pour vous.

— J’accepte, et même avec reconnaissance.

— C’est à moi de vous remercier, Warwara.

Le lendemain, dans le courant de l’après-midi, Halikoff vint avec une voiture et emmena Warwara dans la nouvelle demeure qu’il lui avait choisie et qu’il avait délicieusement installée dans le meilleur goût parisien.

Elle y trouva une vieille femme de chambre, un chef cuisinier et un valet en livrée prêt à la servir, tandis que dans le salon, Madame Puthon, patronne d’une élégante maison de couture, et M. Tilmonitch, le premier bijoutier de Kiew, attendaient ses ordres. Ils étalèrent devant elle les merveilles qu’ils avaient apportées, et comme Warwara se montrait un peu gauche, Halikof choisit, avec l’aide de Mme Puthon, une exquise matinée et plusieurs toilettes de ville, en y joignant d’autres commandes, tandis que le bijoutier lui livrait une précieuse paire de boutons d’oreille, deux bracelets et une étincelante croix en diamants.

Le soir même, Warwara reçut un mystérieux billet, ainsi conçu : « Vous êtes aussi rusée que courageuse. On a confiance en vous. Vous avez pris la bonne voie, non seulement pour la délivrance de Semen Poultowski, mais aussi pour faire faire à notre œuvre un pas décisif. Attendez nos instructions avant d’agir. On vous donnera tout le secours qui est en notre pouvoir. »

Warwara jeta la lettre dans le feu de la cheminée. Un instant après, le maître de police entrait.

Une semaine se passa, puis une autre, et une nouvelle missive arriva.

— N’espérez pas sauver Semen Poultowski ; vous pouvez le venger, mais non lui rendre la liberté.

Et, deux jours plus tard, Warwara Pagadine recevait la condamnation à mort de Seraph Pawlowitch Halikof, maître de police de Kiew, avec ordre d’exécuter la sentence dans les trois jours. Elle cacha le terrible document dans son corsage, s’avança vers le miroir, arrangea ses cheveux et commanda à sa femme de chambre de l’habiller.

Lorsque Halikof vint pour le dîner, il la trouva vêtue d’une robe de chambre de soie blanche, bordée de renard blanc, et étendue, à la manière de Sarah Bernardt, moitié assise moitié couchée, sur son ottomane.

— Vous êtes merveilleuse ainsi, dit-il, après lui avoir baisé les doigts, mais que vous avez les mains froides.

— J’ai peur.

— De quoi ?

— Je ne sais, mais je voudrais un poignard.

— Un poignard ! ceci ne vous suffit pas ? Halikof sortit de sa poche un mignon revolver qu’il lui tendit.

— Cela suffit en attendant, mais vous m’apporterez un poignard.

— Si vous l’ordonnez.

Après le repas, Halikof s’endormit comme d’habitude sur le divan de la salle à manger. Warwara, assise dans un petit fauteuil près de la cheminée, le regardait fixement. Tout à coup, elle se leva, glissa sans bruit sur les épais tapis jusqu’à lui, saisit le revolver, le posa contre sa tempe, et le laissa retomber. — Je ne puis pourtant pas le tuer pendant son sommeil, — pensa-t-elle, — ce serait lâche.

Le soir, il lui apporta le poignard qu’elle passa dans sa ceinture. Au moment du thé, elle le tira inaperçue, décidée à porter le coup mortel, mais elle ne le fit pas.

— Je dois me donner du courage, pensa-t-elle en s’étirant le lendemain matin sur ses moëlleux oreillers. C’est aujourd’hui que la grande œuvre doit être accomplie. — Mais elle attendit en vain le maître de police au repas de midi, il ne vint que le soir ; en revanche, il était d’excellente humeur. — Comme vous voilà gai ! commença-t-elle, Séraph Pawlowitch, qu’avez-vous ?

— J’ai fait une superbe capture, répondit-il avec un froid sourire, — nous avons mis la main sur une imprimerie nihiliste.

Le hasard venait en aide à Warwara. — Vous avez sans doute déjà beaucoup de prisonniers ? dit-elle d’une voix calme. — La place ne vous fait-elle pas défaut ?

— Nous les serrons tout simplement comme des harengs, répartit Halikof, — il n’est pas question de prendre des ménagements.

— Qu’a-t-on fait de Semen Poultowski ?

— Vous le connaissez ?

— Il est de mon village.

— Il vit encore, bien que je l’aie, à plusieurs reprises, sévèrement interrogé. Cette sorte de garçons têtus est celle que je préfère.

— Comment cela ? je ne comprends pas.

— Parce que je puis les faire fouetter à plaisir.

Warwara pâlit, un léger frisson courut le long de son corps. — Et vous n’éprouvez aucune compassion pour ces malheureux ?

— De la compassion, non, répondit Halikof lentement en pesant sur chaque syllabe, j’y trouve plutôt du plaisir ; un plaisir semblable à celui que vous me donnez, Warwara, quand vous posez votre tête sur ma poitrine.

— Vous haïssez donc les nihilistes ?

— Pas précisément. J’en vois d’autres tout aussi volontiers en mon pouvoir. — Ses yeux gris prirent un éclat froid comme ceux d’un tigre. — C’est une jouissance de voir comme ils tremblent devant moi et comme l’angoisse fait affluer le sang à leurs joues pâles. Comprenez-vous cela, Warwara ?

— Oui, oh oui ! s’écria-t-elle, les yeux brillants, je comprends cela, et moi aussi j’y pourrais trouver du plaisir. Emmenez-moi, Seraph Pawlowitch ; laissez-moi être le témoin d’une scène de ce genre.

— Pourquoi pas ? fit-il, j’arrangerai cela de manière que vous puissiez tout voir sans être vue.

— Votre parole ?

— Ma parole.

— Et je pourrai vous accompagner aujourd’hui même ?

— Non, demain, Warwara. Et pour mieux exciter votre intérêt et votre goût, j’interrogerai cet homme que vous connaissez, ce Poultowski.

Le troisième jour avait lui. Avant minuit, la sentence de mort devait recevoir son exécution, sinon Warwara était perdue. Elle le savait. À la tombée du crépuscule, Halikof vint la chercher en voiture. Elle s’entoura d’une opulente fourrure en zibeline, encapuchonna sa tête d’une baschlick brodée d’or et emporta le poignard. En route, Halikof réfléchissait à ce qui lui ferait le plus de plaisir, torturer lui-même sa malheureuse victime ou être témoin de l’impression que ces tortures ferait sur la belle jeune femme qui, en dépit de l’épaisse fourrure qui l’enveloppait chaudement, tremblait de froid à ses côtés.

Il se décida pour la première alternative. Après avoir introduit Warwara dans une chambre obscure d’où elle pouvait observer, à travers deux ouvertures pratiquées dans un placard, tout ce qui se passait dans la pièce à côté et embrasser entièrement la salle d’interrogatoire, il se rendit lui-même dans celle-ci, où règnait une température sibérienne, et, confortablement enveloppé de fourrure, s’installa devant la table sur laquelle se dressait, entre deux cierges, le crucifix ; puis il donna l’ordre d’amener Semen Poultowski.

Warwara pâlit et ses yeux se remplirent de larmes quand son ami, pâle, décharné, et brisé, tremblant de froid sous ses légers vêtements et chargé de chaînes, entra.

— Comment allez-vous, Semen Poultowski ?

Le malheureux conspirateur haussa les épaules.

— Avez-vous réfléchi ? avez-vous pris de meilleures résolutions ? avouez-vous ?

— Je n’ai rien à avouer.

— Ne m’excitez pas.

— Je n’y songe pas, fit Poultowski en soupirant, je ne sais rien et par conséquent…

— Chien, parleras-tu ? — Halikof se leva et tirant Poultowski par les cheveux, le jeta à terre et le piétina. — Avoue, avoue sur le champs.

— Je ne puis pas, je suis innocent gémit le malheureux.

— Innocent ? ricana Halikof, donnez-lui le knout.

Les agents de police l’attachèrent à un anneau fixé au mur et l’un d’eux commença à le fouetter. Une joie infernale se peignit sur les beaux traits de Halikof, tandis qu’il suivait des yeux l’exécution.

Il se faisait tard, quand le maître de police ramena Warwara à sa demeure : une voiture stationnait devant la maison et deux inconnus faisaient les cent pas sur le trottoir. Arrivée dans son appartement, Warwara pria Halikof de l’attendre ; elle entra dans sa chambre à coucher, se débarassa de sa lourde fourrure et enfila rapidement une souple veste rouge bordée de martre, qui ne la gênait dans aucun de ses mouvements, puis elle appela le maître de police.

Quand il entra, elle se tenait au milieu de la pièce, les bras croisés. — Savez-vous qui est l’homme que vous venez de faire fouetter ? dit-elle d’un ton froid.

— Semen Poultowski.

— C’était mon fiancé.

— Ah, si j’avais su !

— Alors quoi ?

— J’y aurais pris encore plus de plaisir.

— Ne blasphémez pas, Seraph Pawlowitch. Vous ne martyriserez plus personne.

— Et pourquoi pas ?

— Lisez. Elle lui tendit la sentence et tandis qu’il la parcourait, lui plongea le poignard dans la poitrine. Il s’effondra sans un cri à ses pieds. Mais un instant après, il se releva et voulut appeler. Aucun son ne traversa ses lèvres, seul un flot de sang s’en échappa. Warwara éleva le poignard pour la deuxième fois. — « Pitié ! » — murmura Halikof.

— Avez-vous eu pitié de moi ? pitié de Semen Poultowski ? — répondit-elle avec un sourire glacial. Un second coup l’étendit sans mouvement.

Pendant que Warwara essuyait tranquillement le poignard aux vêtements de sa victime, un homme élégamment vêtu, le chapeau sur la tête, le pistolet au poing, pénétra dans la chambre.

— L’œuvre est-elle accomplie ?

— Oui.

— Il est mort ?

— Là, voyez-vous même.

— Venez alors, vite, vite.

Il offrit son bras à Warwara et, tandis que des hommes armés de stylets et de revolvers gardaient les issues et l’escalier, il la fit monter dans la voiture dont il referma la portière violemment. Le cocher cingla les chevaux.

Quelques instants plus tard, il se fît un grand bruit dans la maison, la police pénétra dans l’appartement et trouva Halikof assassiné.

Poultowski mourut en prison. Warwara Pagadine est encore à cette heure recherchée par la police russe. Elle a simplement disparu.


FIN.

  1. La plaine en hongrois.
  2. Orchestre hongrois.
  3. Sorte de longue lévite hongroise.
  4. Gardes attachés à la personne des magnats hongrois.
  5. Vin hongrois.
  6. Cabaret hongrois.
  7. Pauvres garçons.
  8. Vêtement de femme hongrois.
  9. Espèce de manteau ou de limousine hongroise.