Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)/La Hyène de la Poussta
La Hyène de la Poussta
CHAPITRE I
La tentation
Par une certaine belle journée d’hiver, les grandes dames de qualité, confortablement enveloppées dans leurs fourrures de prix, se promenaient dans la Ringstrasse, alors que les pauvres ouvrières, à peine vêtues, tremblaient de froid au sortir de leurs mansardes en se rendant à leur travail et en en revenant. Vers le soir, au moment où les étalages des différentes boutiques du Graben, resplendissaient à la lumière du gaz, vint à passer une belle jeune fille qui attira les regards des passants, lesquels à l’envie lui lançaient des œillades provocatrices.
Cette jeune fille paraissait non seulement pauvre, mais encore en proie à un violent chagrin. Elle semblait avoir conscience de son indigence, déplorer son sort et être envahie d’un insurmontable désir de luxe contrastant singulièrement avec les misérables hardes dont elle était couverte et qui, en aucune façon, ne pouvaient la protéger du froid. Grelottant de tous ses membres, les joues blêmes et transies, les lèvres tirées, elle se tenait devant l’étalage d’un marchand de confection, dont les merveilles lui faisaient battre le cœur d’envie, tout comme si elle eut été une dame de qualité. Ses yeux brûlants et profonds ne cessaient d’errer tantôt sur de coûteux costumes de soie ou sur des châles de même étoffe, tantôt sur une jupe d’étoffe de dentelle noire ou sur une autre bordée d’hermine surmontée d’une jaquette blanche pour le théâtre. Tandis que la pauvrette contemplait avec surprise toutes ces splendeurs, son pauvre visage se plissa et prit une expression menaçante de haine et d’envie, puis elle murmura des mots inconnus à l’adresse du Créateur qui fit le monde si beau pour le peupler de malheureux et de misérables.
Et cependant, à ce même instant où le côté diabolique de sa nature presque découragée se faisait jour, elle paraissait encore belle et désirable. Telle était manifestement l’opinion du bel et élégant jeune homme qui, d’un coup d’œil fortuit, avait surpris son profil et, comme ensorcelé par ses charmes magiques, se tenait auprès d’elle, tout en ayant l’air d’étudier les dernières modes, alors qu’au contraire, toute son attention était concentrée sur son intéressante voisine. Lorsqu’enfin, cette dernière se retira, le jeune homme la suivit, et, arrivé dans un endroit sombre et désert, près le clocher de l’hôtel de ville, il souleva son chapeau et la pria de daigner lui permettre de l’accompagner.
La belle et étrange jeune fille lui lança un coup d’œil perçant, puis s’éloigna sans mot dire.
— Ma prière n’a rien d’offensant et n’est pas des propos qu’entendent si fréquemment les femmes de Vienne à cette heure du jour, fit l’étranger, comme il se rapprochait de la jeune fille, permettez-moi donc de vous dire, mademoiselle, que la façon dont vous vous teniez, tout à l’heure, devant les étincelantes toilettes de la boutique du Graben, m’a inspiré le plus vif intérêt pour votre personne. Vous m’avez parue éprise d’un amour passionné pour le luxe et la splendeur et, malgré cela, — pauvre. Votre bon goût et votre extraordinaire beauté vous font, mademoiselle, la supérieure de toutes les princesses et de toutes les comtesses de notre société, et que vous restiez pauvre me paraît une énigme dont je ne trouve la solution que dans votre honnêteté.
— Vous avez raison, monsieur, répondit la belle misérablement vêtue, je suis pauvre, mais sage.
— Je suis heureux de l’entendre, cela augmente encore l’intérêt que vous m’inspirez, reprit l’étranger, et je serais enchanté si vous daigniez me permettre de vous fournir ce luxe dont jouissent les femmes riches et les filles tombées.
— Comment serait-ce possible ? dit naïvement la jeune fille.
— Les hommes de mon rang se sentent sans retenue à l’égard des femmes de théâtre ou encore d’autres méchantes variétés de modernes Messalines ; pour elles, ils dissipent leur fortune, deviennent leurs esclaves, parfois même donnent leur vie, en échange de quoi ces femmes se moquent d’eux, et lorsque ces malheureux sont ruinés, leurs misérables maîtresses les foulent impitoyablement aux pieds. Je n’ai, quant à moi, aucun goût pour ces sortes de femmes. Mon idéal est simplement de rencontrer une douce et honnête fille du peuple, saine de corps et d’esprit.
— Vous pouvez en ramasser dans la fange où ces créatures se sentent si confortables ! fit la pauvre fille d’un ton presque violent.
— Vous vous méprenez sur mon compte, répondit l’étranger d’un ton calme et distingué, je vous prie de ne pas pousser plus loin et de me faire la petite faveur de me fournir l’occasion d’apprendre à vous connaître, et de prendre vous-même un peu la peine d’entrer dans mes vues et de considérer que vous avez affaire à un homme d’honneur, voici ma carte. Mon nom est Jules, baron Steinfeld.
La jeune fille prit la carte et se tut.
— Vous ne daignez pas me répondre ? dit le baron Steinfeld.
— J’en causerai à mes parents, répondit-elle, pour aujourd’hui, qu’il vous suffise d’apprendre que je m’appelle Anna Klauer. Mon père est ouvrier de fabrique, ma mère blanchisseuse, et, moi-même, je suis gantière. Trouvez-vous demain, vers cette heure-ci, au pied de la tour de l’hôtel de ville, je vous remettrai ma réponse ! Là-dessus, elle hocha légèrement la tête et s’éloigna avec la démarche d’une vraie princesse, alors que le baron, baissant son chapeau jusqu’à terre, demeurait cloué à la même place afin de la suivre le plus longtemps des yeux.
Le soir suivant, le baron fut plus que ponctuel au rendez-vous, mais la belle ouvrière le fit attendre. Comme elle arrivait, il se précipita impatiemment à sa rencontre. Sur ce, la jeune fille se prit à rire involontairement ; elle était flattée de voir un grand seigneur de sa qualité si enflammé pour elle.
— Tout mon bonheur, je vous le jure, dit le baron, d’un ton ému, est, à ce moment, suspendu à vos lèvres ! Parlez donc, je vous en prie.
— Vous exagérez, fit-elle, et aussitôt sa figure prit une expression sérieuse, voire même dure.
— Je dis la vérité, Anna, murmura le baron, saisissant sa pauvre main toute bleue et transie de froid, car je vous aime déjà, oui, dès le premier coup d’œil, je vous ai adorée. Mais qu’avez-vous donc que vos mains sont glacées ! Seriez-vous malade ? Ne voulez-vous me permettre de protéger vos tendres membres contre la morsure de ce froid cruel ?
— Comment cela ? dit naïvement Anna, alors que le baron, par un détour adroit, la ramenait, presque à son insu dans la ville. Ils y rentrèrent.
— Et vous ne demanderez rien après, si je me laisse conduire, fit en hochant la tête la pauvre jeune fille à l’élégant jeune homme.
— Je vous supplie en grâce ; tardez le plus longtemps possible à me faire connaître votre décision, si celle-ci doit me ravir le bonheur céleste que j’avais espéré !
Anna se mit à rire.
— Puis-je vous suivre ? insista le baron.
— Mes parents me laissent le soin de répondre à cette question.
— Alors puis-je venir ?
— Qui vous l’a dit ?
— Vos chers, bons et beaux yeux le disent pour vous. Oh ! quels superbes yeux vous possédez-là, Anna !
— Oui donc, vous pouvez venir, à la condition de promettre de me respecter.
— Sur ma parole de gentilhomme, s’écria le baron Steinfeld ; en même temps, il offrit à Anna son bras, que celle-ci prit alors sans hésitation. En le voyant se promener ouvertement à son côté à travers les rues brillamment éclairées, elle reprit confiance et comprit aussitôt les avantages de sa situation. Car elle sentait bien que cette intimité imposait envers elle au baron des devoirs d’une toute autre nature que ceux qui lient un riche gentilhomme à la maîtresse, aux pieds de laquelle il se jette volontiers dans son boudoir, mais qu’il ne pourrait consentir à reconnaître en pleine rue. Son raisonnement était donc en tous points excellent.
Mais sur le Graben, un événement se produisit qui déconcerta complètement la pauvre ouvrière : Le baron Steinfeld ouvrit à l’improviste la porte d’un magasin de fourrures, et, avant qu’Anna Klauer ait bien pu se rendre compte de ce dont il s’agissait, elle se trouva tout à coup au milieu de fourrures princières d’hermine et de zibeline, et humblement invitée par son compagnon à faire choix d’une d’entre elles. Elle en fut abasourdie, le sang lui monta à la tête et ses oreilles se mirent à tinter comme au son d’un millier de cloches lancées à toute volée : elle en perdit momentanément l’usage de la parole. Une femme aimable vint à son aide, on apporta une coûteuse jaquette de velours noir garnie et doublée de martre dorée, en un clin d’œil une coquette toque de fourrure orna son humble chevelure noire et frisée et ses mains furent blotties et protégées dans un épais manchon. Plus morte que vive, elle quitta le magasin et enfin, dans la rue, recouvra la parole. Elle chercha le baron pour le blâmer et le réprimander, mais elle n’y parvint pas !
Les fourrures princières avaient dompté son cœur altier. Le baron se rendit compte du changement que son coup de maître avait apporté chez la belle jeune fille ; néanmoins, il fut suffisamment avisé de se contenter pour cette fois de l’accompagner jusqu’à son domicile. Il prit congé d’elle sur un baiser envoyé de la main et ce fut elle-même qui, avant de monter l’escalier, le fit souvenir de sa promesse de venir lui rendre visite.
Le lendemain, un laquais en livrée apporta à la gantière, de la part du baron, une lettre brûlante d’amour, accompagnée d’un écrin contenant un bijou de grand prix. Anna fut éblouie, confuse, complètement fascinée, et comme, vers le soir, le baron vint lui rendre visite, elle, jadis si fière, ne put trouver assez de paroles pour exprimer sa reconnaissance. Le jeune gentilhomme ne s’attarda pas longtemps dans le misérable logis des pauvres gens ; il se retira, bientôt suivi de deux valets de pied qui, tirant d’un grand panier, un souper fin et quelques bouteilles de vins des meilleur crûs, posèrent le tout sur la table et se retirèrent.
L’ouvrier et sa femme, la blanchisseuse, firent fête à la bonne chère qui leur tombait ainsi du ciel et vidèrent maintes bouteilles à la santé du baron ; quant à la jeune fille, elle se montra songeuse, presque mélancolique. Elle sentit qu’elle était déjà allée trop loin, qu’elle ne pouvait plus s’arrêter et soudain l’esprit de cet être hautain, opiniâtre, impérieux, né pour amener les hommes à ses pieds et non pour être leur jouet, fut comme envahi de chagrin et se crut outragé.
Le baron prit toutes peines d’éviter de remarquer l’étrange humeur d’Anna, et, comme on se séparait tant soit peu tard, qu’Anna l’éclairait du haut de l’escalier, il eut le tact exquis d’abaisser son chapeau jusqu’à terre et de se rappeler au bon souvenir de la belle fille de cette façon froide mais polie. Dès que le baron ne parut plus la solliciter, elle se sentit libre et, envahie d’émotion, elle se jeta dans les bras de l’élégant et bel homme. Elle le rappela, éteignit la lumière, puis, dans l’obscurité, elle l’entoura passionnément de ses bras et déposa furtivement sur ses lèvres un baiser plein de volupté féminine.
CHAPITRE II
Une vieille histoire
Puis, comme une biche épouvantée, elle s’enfuit et remonta les marches.
Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis la première rencontre du baron Steinfeld avec Anna Klauer, et celui-ci n’était pas encore parvenu à conquérir la belle fille. Cette dernière acceptait avec une joie candide les présents coûteux dont il la comblait et qu’elle semblait amplement lui payer d’un baiser de ses lèvres brûlantes ou d’un serrement de main.
Pour son malheur, il arriva que le riche aristocrate qui parait si magnifiquement sa pauvre victime, dont l’enivrante beauté surpassait maintenant de beaucoup celle de toutes les dames du pays, lui inspirait sans cesse une passion grandissante, sans qu’il eût encore osé adresser à l’objet de son amour la question décisive.
Ce n’est pas qu’il admirât tant sa vertu que sa fierté et un certain je ne sais quoi, qui souvent fait que la pire des femmes subjugue l’homme le plus spirituel et lui en impose tellement que, comme dans le cas du baron, pour la première fois de sa vie, il se trouve engagé dans une histoire d’amour à l’instar de quelque étudiant enthousiaste et inexpérimenté.
Contre toute attente, un allié lui survint sur lequel il comptait le moins. Les parents de la jeune fille, sur l’esprit desquels la première visite du baron avait laissé une empreinte d’éblouissement ineffaçable, craignirent ensuite que le dédain d’Anna arrivât à décourager leur distingué visiteur, et cette considération les décida en un clin d’œil à sacrifier la vertu de leur fille à leur bien-être. Là-dessus, ils se mirent à torturer l’altière jeune fille de toutes manières imaginables si bien qu’ils lui inculquèrent l’idée qu’elle foulait tout son bonheur aux pieds.
Certain matin, le baron venait de terminer son premier déjeuner, et, assis dans un fauteuil de son élégant hôtel, vêtu d’une robe de chambre de velours bleu tirant sur le violet, un fez posé sur la tête, il fumait une longue pipe turque qui, vu son accoutrement, lui donnait l’air d’un pacha. Il envoyait à droite et à gauche la fumée du tabac qui, s’élevant en l’air, y formait maintes spirales et figures bizarres, et, cependant songeait à sa platonique odalisque, la belle Anna.
Soudain, il perçut comme le frou-frou d’un vêtement de femme, et, tournant vivement la tête, il vit Anna Klauer en personne devant lui. C’était la première fois qu’elle franchissait le seuil de sa demeure. Quelque chose d’extraordinaire devait être arrivé, d’autant plus que, pour la circonstance, elle avait pris la peine de s’envelopper d’un voile épais. Comme elle découvrait son visage, le baron la contempla avec surprise ; en grande dame consommée, elle le considéra de la même façon. Autour de sa taille mince et élancée tombaient les longs plis éclatants d’une robe de velours noir, une jaquette entr’ouverte de même étoffe bordée de coûteuse zibeline laissait deviner ses superbes formes de jeune fille. Un chapeau de velours noir garni d’une longue plume blanche complétait sa toilette. À sa main finement gantée, elle portait un manchon également de zibeline.
Alors qu’elle allait et venait d’un pas rapide par la pièce, elle laissait voir de temps à autre son admirable petit pied, chaussé de bottines de velours noir rehaussé d’étroites bandes de fourrure de zibeline.
Ils restèrent longtemps l’un et l’autre sans échanger une parole. Le riche aristocrate de même que la pauvre ouvrière sentaient bien qu’ils étaient tous deux arrivés à une grave et dangereuse crise de leur vie.
Le premier, Steinfeld rompit le silence, après s’être levé et avoir offert un fauteuil à Anna.
— Que désirez-vous de moi ? chère Anna, fit-il, votre visite m’effraie presque.
— Ma visite vous effraie ? s’écria la belle jeune fille d’un ton presque courroucé. Vous m’aimez encore, n’est-il pas vrai, ne me l’avez-vous pas juré plus de cent fois ? Ou bien alors ne m’aimez-vous plus ? Parlez ! Elle frappa du pied d’impatience.
— Si je vous aime ! répondit le baron, s’approchant d’elle, je vous adore et je n’ai pas d’autre désir que d’être à jamais votre esclave ! Il s’agenouilla devant elle et pressa sa main sur ses lèvres brûlantes.
Anna lui lança un long et étrange coup d’œil.
— Aujourd’hui tes désirs seront alors comblés, fit alors la belle fille ; je veux être ta Herrin. Tu sais, ce qu’en français l’on appelle maîtresse. Là-dessus, elle partit d’un petit éclat de rire sinistre.
— Je ne vous comprends pas, Anna, reprit le baron, toujours couché à ses pieds.
— Vous allez certes me comprendre, dit la belle fille ; il y longtemps que mes parents me reprochent de manger leur pain au lieu de me livrer à un riche adorateur. Ils m’ont aujourd’hui menacée de me chasser, si je ne les écoutais pas. Quand à moi, comprenez-moi bien, je suis trop fière pour conclure un pareil marché : j’ai jeté aux pieds de mes parents les diamants que vous m’avez offerts, puis, m’étant ainsi acquittée, j’ai pour toujours quitté leur demeure. Je me suis rendue auprès de vous parce que… — elle s’arrêta, des sanglots étouffaient sa voix — parce que je… vous aime. Je vous appartiens, prenez-moi quand vous voudrez, si vous m’aimez encore !…
— Grand Dieu ! s’écria Steinfeld, vous me rendez aujourd’hui le plus heureux des mortels.
Il se leva et enserra de ses bras la belle et superbe fille en un transport de tendresse.
Elle resta muette et incapable d’exprimer la moindre volonté. Il la transporta sur un canapé, lui enleva son chapeau qu’il jeta dans le premier coin venu, il dénoua sa superbe chevelure, puis, embrasé de désirs passionnés, lui arracha la fourrure qui couvrait son admirable gorge…
Elle fut à lui !
Le jour même, il lui choisit, dans la Ringstrasse, une demeure meublée avec le luxe le plus raffiné. La pauvre ouvrière reposa dès lors dans des draps de Damas et des édredons bordés de dentelle de Bruxelles, et, dès le lendemain, se levant, vêtue seulement de ses pantoufles ornées d’or et enveloppant son superbe corps d’un peignoir princier, sinon royal, ses pieds mignons reposèrent sur un tapis de Perse, et, si vous aviez été dans sa loge, à l’Opéra, eussiez-vous vu briller et scintiller mille diamants à son cou, sur sa tête et ses oreilles.
Le baron était devenu son esclave : tout ce qu’elle ordonnait était exécuté avec plaisir. Si son humeur le voulait, il se mettait à ses pieds comme un esclave…, comme un chien !
Les parents de la belle enfant se rapprochèrent alors d’elle. Elle les fit chaque fois éconduire par les domestiques. Deux années se passèrent ainsi !
Mais dès la troisième année son adorateur devint de plus en plus froid, il l’entretint des obligations que lui créait son grand nom et, finalement, confessa à sa bien-aimée que sa famille le voulait marier.
Un certain soir, Anna, se trouvant à l’Opéra, sans l’idée de l’y rencontrer, le vit en compagnie de deux dames. Elle apprit que l’une d’elles, — la plus jeune, une délicate et presque chétive, blonde jeune fille, — était sa fiancée ; en outre, une dame, qui occupait une stalle proche de la sienne lui apprit que la personne en question était une certaine comtesse Thurn, douée d’une immense fortune.
Anna en savait assez. Avant l’acte suivant, elle quitta le théâtre.
Comme la représentation était terminée, le baron vint, comme d’habitude, prendre le thé chez Anna.
Cette dernière l’enveloppa d’un regard sinistre.
— Tu as fort bon goût de me venir trouver alors qu’à l’instant même, tu viens de quitter ta bien-aimée, ta fiancée. — Fais choix entre elle et moi !
— Qui t’as dit ça, fit le baron Steinfeld, les joues empourprées.
— Ne ment pas, je t’ai vu à son côté, dit-elle d’un ton d’acier.
— Tu m’espionnes aussi, s’écria-t-il, tu suis mes pas et je te trouve sur mon chemin pour me compromettre ?
— Je pense que, jusqu’ici, si quelqu’un a compromis quelqu’un ou quelqu’une c’est toi, misérable, fit-elle avec feu.
— N’es-tu pas venue de ton plein gré vers moi ? répondit le baron, ne t’es-tu pas offerte ? Si je ne t’avais prise, le plaisir eut été pour un autre. Les filles de ton espèce sont toujours prédestinées ainsi !
— Fort bien, fit-elle péniblement ; obéissant aux lâches convenances de votre société, vous me trahissez et m’abandonnez !… Vous me méconnaissez, je ne suis pas femme à supporter pareil outrage.
— Si tu fais du scandale, dit froidement le baron, je me verrai forcé de te clore ma porte.
C’en fut trop pour la nature endiablée et indomptée de la pauvre créature.
— Je me moque de ton argent et de toutes tes richesses. Quitte cette maison sur l’heure, fit-elle, avec emportement.
— Songe bien à ce que tu fais, murmura le baron.
— Dehors ! disparais à mes yeux ! ordonna-t-elle, les lèvres frémissantes, puis, — comme cela ne lui était jamais arrivé, — elle le poussa dehors, le poing fermé et menaçant, comme pour le frapper.
CHAPITRE III
Le premier pas
Il s’éloigna là-dessus et disparut.
Quatre mois plus tard, de bon matin, une dame de mise élégante et semblant attendre quelqu’un, faisait les cent pas devant la maison de la Kärntnerstrasse où habitait le baron.
Comme le baron Steinfeld sortait de son hôtel, cette dame soigneusement voilée s’approcha rapidement de lui et lui dit :
— « Me connais-tu ? »
— Ne me faites aucune scène dans la rue, je vous en prie, fit le baron d’un ton bref.
— Alors que tu me fais chasser par tes valets, je n’ai plus qu’à te contraindre d’écouter en pleine rue les tristes choses qui me pèsent à te dire !
— Ce n’est point ici un lieu d’entretien.
— Accompagnez-moi chez moi, fit-elle.
Ces deux êtres qui, jadis, s’étaient passionnément aimés, cheminaient actuellement côte à côte, froids et muets. Toujours sans mot dire, ils gravirent l’un et l’autre l’escalier menant à la demeure d’Anna : cette demeure qui, autrefois, avait été leur paradis !…
Le baron jeta autour de lui un regard de surprise, il reconnaissait à peine ces lieux qui, cependant lui avaient été assez familiers, où Anna Klauer habitait encore, alors que lui-même les avait désertés depuis près d’une année.
Les tableaux et les miroirs de prix avaient disparu des murs, les pièces étaient veuves d’une partie de leur luxueux ameublement. La maîtresse abandonnée les avait vendus pour ne pas se vendre elle-même ou pour ne pas mendier ; car, après avoir, trois années durant, mené la vie d’une princesse, le travail lui semblait aujourd’hui dégradant.
Pénétrant dans sa chambre à coucher, d’un nonchalant signe de main, elle invita le baron à l’y suivre, puis, s’installant sur un canapé turc donc le luxe rappelait sa splendeur passée, elle l’y fit également asseoir. Elle rejeta alors le châle coûteux dont elle était enveloppée. Elle lança ensuite au baron un coup-d’œil perçant qui le fit changer de couleur : il pâlit.
Baissant les yeux, elle reprit : « Je sens que je suis sur le point d’être mère. Dans toute autre circonstance, je n’eusse pas cherché à te revoir, mais aujourd’hui j’ai des devoirs à remplir envers mon enfant et moi-même, tu en as aussi envers nous ; aussi bien ne puis-je penser, ne puis-je souffrir que tu m’abandonnes en cet état, que tu nous laisse l’un et l’autre dans la détresse ! » Des larmes perlèrent à ses yeux.
— Calme-toi, fit le baron, lui saisissant la main, j’ai toujours eu soin de toi, tant que tu ne m’as pas éconduit ; aujourd’hui me sens-je encore plus obligé à te venir en aide. Je vais te choisir une belle demeure quelque part dans les environs, te constituer une rente et t’en verser les arrérages.
— Est-ce là tout ? demanda Anna d’un ton froid. Ne conçois-tu pas ce que tu me dois ? Ce n’est pas ton or, c’est toi que je veux…
— Moi ? Je cesse de te comprendre !…
— C’est ton devoir de m’épouser.
— À quoi penses-tu ? s’écria le baron en s’emportant, que dirait ma famille si je prenais une fille d’ouvriers pour femme ?…
— Tu as bien trouvé bon de séduire cette fille d’ouvriers, d’en faire ta maîtresse ; et ta famille n’a pas trouvé à redire que tu baisasse les pieds de la pauvre ouvrière sous lesquels elle te foulait, s’écria à son tour Anna.
— Tu es inhumaine, reprit le baron.
— Je t’en conjure, dit Anna en pleurs, sauve mon honneur, sauve notre pauvre enfant. Tu peux encore agir en honnête homme et je serais pour toi une épouse fidèle, obéissante et tendre, ce que ne seront jamais toutes tes princesses ou comtesses. Ne m’abandonne pas, ne me rends pas malheureuse, ne me relègue pas au rang du vice !… Je suis fière, je ne me laisserai pas trahir, je ne le souffrirai pas !…
— Je ne crains pas ta vengeance, fit le baron ; là-dessus, il se leva, puis, soulevant son chapeau avec un sourire dédaigneux, il ajouta : Je maintiens ma promesse de pension en dépit de tes folles menaces. Tu connais mon adresse. Quand tu auras besoin de moi, écris-moi !…
— Est-ce là ton dernier mot ?
— Oui.
— Alors vas, sors d’ici, je préfère mourir de faim et de froid, ou voler et mourir, plutôt que jamais t’être à l’avenir redevable de quoi que ce soit, fût-ce même d’une simple bouchée de pain, cria-t-elle d’un ton vibrant. Néanmoins songe à ce moment, quant à moi, je ne l’oublierai jamais.
Il se tournèrent le dos et le baron Steinfeld s’éloigna lentement sans aucun sentiment de honte ni de regret envers la malheureuse qu’il trahissait ainsi. Quoi qu’il en soit, ce fut sans retour.
Quelques jours plus tard, il menait à l’autel la comtesse Thurn et, la cérémonie terminée, alla passer à Paris la lune de miel en compagnie de sa jeune femme.
Le jour même de son entretien avec son perfide amant, Anna Klauer vendit le reste de son mobilier et tous ses bijoux. Elle conserva néanmoins ses coûteuses toilettes, non sans dessein précis. Le produit du tout lui rapporta la somme considérable de soixante mille Gulden.
Elle se trouvait ainsi à l’abri de tout besoin. Puis elle alla s’installer dans une petite demeure des environs de Laxenbourg et s’y enferma en attendant le retour du baron à Vienne ; mais cette fois, les événements furent plus forts qu’elle. Elle ne put mettre son plan à exécution et tout tourna autrement qu’elle le désirait, qu’elle l’avait pressenti. Un de ses anciens serviteurs, qui se trouvait encore en service, avait entrepris de surveiller les allées et venues du baron Steinfeld. Or, le jour même où elle ressentit les premières douleurs, ce serviteur vint lui apporter la fatale nouvelle que, provisoirement le traître ne rentrerait pas à Vienne, mais passerait le reste de l’été dans un château du sud de la Bohème, appartenant à sa femme.
Cette nouvelle venait à une mauvaise heure. Au moment décisif, l’infortunée se fit violence à elle-même et fit le premier pas terrible dans la voie du crime, avant même de se rendre exactement compte des effrayantes conséquences que pourrait avoir son acte.
Comme le soir tombait, son pauvre cœur altier n’eût qu’une pensée : cacher sa honte au monde. Jusque là, elle était parvenue à dissimuler à tous ses gens le véritable état dans lequel elle se trouvait. Mais désormais, elle pouvait à toute heure se trahir. Elle prit donc rapidement son parti, s’enveloppa dans un châle, puis se rendit dans le parc de Laxenbourg, où elle se cacha dans l’obscurité. La nuit vint, une nuit noire, sans étoiles. Muette, navrée et complètement désespérée, n’exhalant aucune plainte, Anna Klauer s’étendit dans un obscur buisson de sapins, ne poussant aucun cri qui put déceler sa présence. La force de caractère de cette infortunée était telle qu’au milieu des plus grandes souffrances, elle ne laissa échapper aucun soupir, ne versa aucune larme. Quand enfin, elle tint son nouveau-né dans ses bras, elle étouffa son premier vagissement à l’aide de son mouchoir et, contrairement à toutes les mères, ne fut pas remplie de joie à la vue du pauvre innocent ; réunissant toutes les forces qui lui restaient, elle se traîna péniblement avec une énergie sauvage jusqu’au bord de l’étang voisin et presque inconsciemment y laissa glisser l’infortuné. Puis elle se mit à pleurer amèrement.
Une heure plus tard, elle rentra chez elle. Personne ne put se douter à sa mise ou à sa mine qu’elle venait de faire autre chose que sa promenade habituelle.
Le jour suivant, elle emballa tous ses effets et revint à Vienne, et, quittant cette ville le soir même, se rendit à Budweis, dans le dessein de rechercher le baron sur ses terres de la frontière austro-bavaroise ; elle allait, — poussée par quelque fatale et occulte puissance, — elle ne savait où. Un hasard vint à son aide. Dans la petite auberge de Budweis, où elle était descendue, se trouvait une colporteuse hongroise à l’article de la mort, une petite fille et un garçon en bas âge pleuraient et se lamentaient au chevet de leur pauvre mère. Anna Klauer fit accepter ses soins par la pauvre femme et demeura auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle eu rendu le dernier soupir ; elle lui ferma les yeux, puis s’empara de tous ses papiers, voire même du passeport qu’elle alla, — comme si c’était le sien propre, — faire viser au bourgmestre. Finalement elle prit soin d’assurer le sort des pauvres orphelins et laissa pour eux, entre les mains du maire, la jolie somme de mille Gulden.
Dès lors, elle se dirigea vers le château du baron, laissant derrière elle ses bagages au nom de Sarolta Kuliseki, — le nom de l’infortunée colporteuse de Munich. Elle loua ensuite une carriole qui la conduisit à Goldrain, site du château même où Steinfeld et sa jeune épouse habitaient. À une centaine de pas à peine de ce château se trouvait un village. Elle descendit de voiture devant l’auberge et renvoya le voiturier après l’avoir réglé. Alors que, dans la salle commune, elle prenait le café, elle adressa à l’hôtelier une question qui déroutait provisoirement tout le plan qu’elle avait tramé contre le baron et le réduisait à une simple promenade. En effet, elle se rendit, par les champs, du côté opposé au château, mais, arrivée à une grand’route, revint vers celui-ci. Le crépuscule tombait comme elle s’approchait de ce dernier, si bien que, sans difficulté, et sans être observée, elle put parvenir devant une grande terrasse qui, de la salle à manger, donnait sur les jardins remplis de bouquets d’orangers et de citronniers, au milieu desquels elle était encadrée.
Légèrement, Anna gravit les degrés de cette terrasse, d’où, cachée par le feuillage d’un oranger, elle put découvrir tout ce qui se passait dans la salle.
De lourds soupirs soulevèrent sa poitrine lorsqu’elle aperçut l’homme, jadis bien-aimé, aujourd’hui détesté, au côté de sa jeune femme, merveilleusement vêtue et étincelante de bijoux. Ils prenaient le thé ensemble et il la caressait et la lutinait tout en la servant, tandis qu’elle lui souriait tendrement.
Alors, le démon de la haine qui sommeillait dans le cœur d’Anna s’éveilla subitement, elle tira de sa poche deux pistolets dont le baron lui avait jadis fait cadeau et les arma.
Au moment même où la baronne offrait ses lèvres pourpres au baiser de son époux, Anna, à travers la fenêtre grande ouverte, fit vivement feu du premier sur elle, du second sur son ex-amant ; elle vit alors le baron Steinfeld tomber lourdement sur le plancher, puis d’un bond de tigresse, elle s’enfuit à travers le parc, puis gagna la lisière d’un bois voisin. Arrivée sur une colline, elle prêta l’oreille, et, comme tout était tranquille, elle arma de nouveau ses pistolets. Elle était décidée à tout…
Après s’être reposée quelques instants, elle reprit sa course, en proie à deux pensées absorbantes. La première était : je l’ai tué, je me suis vengée ! la seconde : je vais me sauver et commencer une vie nouvelle, une vie ayant pour règle la haine de l’homme et l’égoïsme !
CHAPITRE IV
Qui veut commander doit apprendre à obéir
Par les chemins montagneux, jadis parcourus par d’audacieux contrebandiers, chemina Anna Klauer jusqu’à la petite ville bavaroise de Gravenau. De là, elle se fit conduire par une carriole de paysan jusqu’à la station du chemin de fer la plus rapprochée. Quelques heures après, elle se trouvait à Munich.
Dans cette ville royale, elle reprit enfin pleine possession d’elle même et se mit à examiner minutieusement le passe-port de la colporteuse. L’âge et les différentes indications y portées comme signalement pouvaient tout aussi bien s’appliquer à Anna, sauf une que cette dernière remarqua avec effroi : cheveux rouges ! Son effroi ne fut néanmoins que de courte durée : après un court instant de réflexion, elle eut victorieusement résolu la difficulté. Les journaux de Vienne lui avaient appris que la femme d’un peintre renommé, elle-même actrice dans un théâtre des faubourgs, s’était changée de brunette en blonde dorée d’après une méthode découverte à Paris. Dès lors, sans crainte de voir sa supercherie découverte, pouvait-elle utiliser le passeport de Sarolta Kuliseki et se faire passer pour la défunte.
Tout d’abord, elle se rendit chez un coiffeur qui lui avait été désigné comme le premier de Munich et lui demanda s’il était au courant de la découverte parisienne. Comme cet homme le lui affirmait, tout en riant, elle lui dit qu’elle préférerait une chevelure absolument acajou à une chevelure blond doré. Le coiffeur, s’étant engagé à donner aux cheveux d’Anna la teinte demandée dans l’espace de quelques jours, elle le quitta complètement rassurée, envoya chercher sa malle à la gare et se rendit dans un hôtel modeste.
Tant que dura le traitement du coiffeur, elle ne quitta pas sa chambre et s’y fit servir tous ses repas. Mais, lorsque, vers le quinzième jours, sa chevelure brune fut devenue d’un or rouge semblable à celui des Niebelungen, contrastant étrangement avec ses yeux foncés et donnant à tout son visage quelque chose de diaboliquement enchanteur, couverte d’un voile épais, elle quitta l’hôtel et prit ailleurs une chambre au mois. Là, elle changea de vêtements, — ceux qu’elle portait à Budweis et à Goldrain, — et, une heure plus tard, belle à ravir et certes, en tout semblable à la déesse de l’amour sortant de l’onde, vêtue de batiste blanche garnie de dentelles, on la vit trotter d’un pas léger et élastique par les rues de Munich.
Elle s’arrêta devant l’étalage des riches magasins, contemplant toutes ces belles choses de l’air d’une femme qui en a eu sa part, qui en possède encore et pourrait, le voulût-elle, en posséder encore davantage à l’instant même. Comme elle se faisait admirer de tous les élégants qui allaient et venaient, elle se mit à envisager une grave détermination, alors qu’un sourire frivole courait sur ses lèvres ; elle brisa avec son passé et se jura à elle-même de suivre désormais, sans égard pour autrui, sans faiblesse, sans pitié, la triste voie qu’elle avait choisie, qu’elle s’était tracée et de courir au but certain où sa haine de l’homme et son infernal égoïsme l’avaient conduite. Elle voulait devenir une grande dame, riche et puissante, afin de pouvoir se venger sur tout le genre humain de la trahison d’un homme qui ne lui avait laissé pour tout sentiment que le mépris.
Néanmoins, pour atteindre son but, elle n’était pas en vue, aussi bien se résolut-elle presque à monter sur la scène, soit comme danseuse, soit comme actrice. Maintes fois elle avait entendu dire que les femmes de théâtre, en dépit de leur basse extraction, et de leur conduite légère, parvenaient finalement à devenir les femmes légitimes de barons, comtes ou princes, voire même de régents qui les épousaient de la main gauche. Une circonstance imprévue vint fixer son choix.
Sur un coin de mur s’étalait une affiche. Elle la lut : Cirque Cibaldi. Aujourd’hui grande représentation, etc.
Elle retourna chez elle et envoya chercher une loge. La représentation était à peine commencée, comme elle parut dans le Cirque. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers la nouvelle et hétéroclite bien qu’éblouissante apparition, et Anna Klauer, ou plutôt, ainsi qu’elle se nommait désormais, Sarolta Kuliseki, se montra si aimable, flirtant avec chacun, qu’à la fin de la représentation, une douzaine d’esclaves de toutes les classes de la société étaient enchaînés à son char de triomphe. L’un d’eux, un jeune et élégant officier de cavalerie fut assez rusé pour l’attendre à la sortie, la suivre et sur le champ lui offrir son bras et son assistance.
Elle le dévisagea de haut en bas, puis se prit à rire. « Pour qui me prenez-vous ? » dit-elle, « je ne suis pas une fille ; les filles ont du cœur, moi, je n’en ai plus ! » Là-dessus, elle abandonna le bras du galant officier et le laissa au plus haut point stupéfié.
Cette même nuit, Anna Sarolta décida de se faire écuyère. Une belle écuyère n’était, elle le savait bien, rien de neuf, mais une écuyère belle autant que vertueuse ne pouvait manquer de produire une sensation parmi les hommes de toute classe et elle pourrait à son gré les enchaîner et en faire ses esclaves. Quant à elle, ce ne serait qu’un jeu de se montrer vertueuse dans toute l’acception la plus cruelle du mot, car elle n’était plus capable d’aimer et de s’enrichir ainsi. Le monde s’ouvrait devant elle et, de sa lutte contre lui elle devait retirer la victoire.
Le brillant éclairage du Cirque et son élégant et aristocratique public, la hardiesse de l’art de la haute école, de même que le riche et séduisant costume d’écuyère l’avaient complètement fascinée.
Dès le lendemain matin, vêtue d’un lourd costume de velours violet sombre, coiffée d’un petit bonnet Marie Stuart de même étoffe orné d’une plume blanche ondoyante, elle se rendit auprès du directeur, écuyer de profession, qui, ébloui par son apparence, ne fit presque aucune difficulté pour l’admettre dans sa troupe.
— Il ne faut pas tomber une seule fois, Madame, fit néanmoins le petit et agile Italien au teint bronzé : qui veut commander doit apprendre à obéir. L’école de notre art est dure et sévère, et nous ne pourrions pas, d’un autre côté, avoir le courage de nous charger de votre instruction si nous avions la perspective que vous nous quittiez dès que vous n’auriez plus la patience de tenter une épreuve difficile. Il vous faut donc nous signer un papier aux termes duquel vous vous engagez à nous appartenir pendant trois ans. Votre travail est un vrai travail d’esclave, mais il doit être tel : notre discipline est une discipline de fer, toute militaire !…
Anna n’hésita pas un instant : elle savait que sa nature d’acier, sa volonté satanique étaient capables de surmonter tous les obstacles. Aussi bien, signa-t-elle, sur le champ et sans mot dire, le terrible contrat, bien, qu’un moment après, les beautés du cirque, vêtue qu’elle était de sa toilette négligée d’exercice qu’elle était même tenue de conserver pour la répétition, lui eussent enlevé une bonne partie de ses illusions.
Dès le lendemain, elle se rendit chez le directeur Cibaldi et l’informa qu’elle était prête à se confier à lui et à sa troupe de Munich pour faire, ensuite, un tour dans le Nord.
Elle commença ses classes à Cologne. Elle n’eut pas seulement, ainsi que le lui prouvèrent bientôt les événements, — à lutter contre les difficultés de la haute école et la mauvaise humeur du directeur, qui, à l’aide d’un fouet et de la mystérieuse puissance de ses imprécations et de ses injures italiennes, croyait pouvoir dresser des hommes comme des chevaux, mais encore contre les railleries de ses collègues-hommes et la jalousie de ses collègues-femmes, et particulièrement contre la directrice, Arabella Cibaldi, petite Italienne maigriote, au tempérament bilieux.
Le mari de cette dernière, véritable démon et valet de bourreau au manège, n’en était pas moins un véritable agneau à l’égard de la séduisante Sarolta, et portait toutes ses attentions sur elle, Sarolta — car, c’est ainsi qu’Anna Klauer se nommait maintenant comme écuyère, — si bien que l’exsangue Arabella en était fortement inquiétée.
Ainsi, Sarolta apprit à franchir comme en jouant tous les obstacles. Dès le premier jour, elle fit preuve à cheval de l’adresse et de la hardiesse d’une amazone consommée, elle se livra aux exercices les plus dangereux avec une espèce de courage moqueur qui sentait la pratique, témoignant toujours d’une application de fer, absolument infatigable. Elle obéissait aux commandements du patron avec la même passivité aveugle que l’eut fait un cheval.
Toutefois, plus elle donnait de satisfaction à Cibaldi, plus eut-elle à souffrir des autres.
Monsieur Jacques, le clown, s’était mis à amuser toute la troupe à ses dépens, se permettant à son égard les plaisanteries les plus triviales, mais, au lieu de se mettre à pleurer ou à gémir sur son sort, — comme toute autre novice l’eut fait à sa place. — elle ne faisait qu’en rire, et son hilarité désarmait le railleur.
La grossièreté de Brown, l’écuyer de tours de force, ne provoquait chez elle que la politesse la plus raffinée. Aux piqûres et aux calomnies de Miss Stanette, la première écuyère, elle n’opposait que d’humbles prévenances, mille services et mille complaisances ; quant aux tours de polisson que lui jouait ce jeune gamin de Williams, elle ne tardait pas à y mettre fin à l’aide de cadeaux, de friandises et de soins quasi maternels. Si parfois, enfin, la signora Arabella se risquait à venir au manège pour l’exciter d’un coup de fouet, Sarolta lui baisait régulièrement la main après la leçon, disant avec une assurance stéréotypée, qu’elle s’estimait heureuse, d’être frappée par elle, car « la main qui aime bien, châtie bien ! »
Elle parvint ainsi, peu à peu à gagner tout le monde, à se rendre indispensable à tout le monde et, sans qu’elle s’en aperçut, à tirer parti de tout le monde.
Du directeur et de sa femme elle apprit un bon italien, de Monsieur Jacques le français le plus élégant ; Mister Brown, qui en réalité était hongrois et s’appelait Matschhausie, lui enseigna le magyar, sa propre langue, qu’elle parvint bientôt à parler comme une véritable hongroise. Quant à Miss Stanette, de son vrai nom Wilhelmine Sporner, native de Hanovre, elle l’aida à changer le doux dialecte viennois contre le rude et correct haut allemand.
Lorsqu’enfin, à Francfort-sur-le-Main, elle parut pour la première fois en public et remporta un éblouissant succès, elle, — jadis si maltraitée et raillée, — devint l’enfant gâté du directeur et de toute la troupe et se mit à son tour à tyranniser ses anciens tyrans.
Partout où la troupe donnait des représentations, Sarolta était poursuivie par les assiduités des hommes les plus beaux et les plus opulents des lieux où elle passait ; mais elle affectait une froideur incroyable à l’égard de leurs avances, de façon qu’elle reçut bientôt universellement le surnom de « la vertueuse écuyère ».
CHAPITRE V
La vertueuse écuyère
Le contrat de trois ans que Sarolta avait signé avec son directeur était près d’expirer, alors que la troupe donnait des représentations à Budapesth et y causait une telle sensation, spécialement grâce à la beauté et à la témérité de Sarolta, qu’une grande partie de la noblesse du pays se rendit dans la capitale hongroise afin d’y assister aux représentations données par le cirque Cibaldi car, pour tout vrai Magyar rien ne surpasse le spectacle. Or ça ne faisait pas du tout l’affaire de signor Cibaldi de perdre à un tel moment la perle de sa troupe ; aussi bien s’appliqua-t-il à faire signer un nouveau contrat à Sarolta. Pour l’y amener, il rampa littéralement devant elle et la combla des épithètes les plus flatteuses, des diminutifs les plus doux et des superlatifs les plus enthousiastes. Personne n’aurait osé lui ouvrir la barrière ou l’aider à descendre de cheval, car un de ses galants, se hâtait toujours, en ce cas, de lui présenter la main, alors qu’elle, sans le remercier, sans même lui adresser un coup d’œil aimable, posait son pied dans cette main, puis s’élançait à terre. Elle était désormais maîtresse de la situation et entendait bien jouer maintenant à la despote consommée, comme autrefois à la fille et à l’écolière. Elle possédait sa propre garde-robe, et, malheur à la dame de la troupe qui venait à sa rencontre lorsqu’elle s’annonçait ou qui, recevant l’ordre de s’écarter, n’obéissait pas à son injonction, elle lui faisait accomplir le service de femme de chambre. Elle n’épargnait pas plus la directrice, qui, maintenant, lui enlevait et lui mettait les bottes avec enthousiasme, recevant des gifles pour tout remerciement. Tous étaient ses esclaves et elle régnait à l’aide de la cravache qu’elle appliquait même sans aucun égard à cet athlète qu’était Brown, comme aussi à ce chétif petit clown : Monsieur Jacques ; et point n’était besoin d’une raillerie ou d’une désobéissance pour attirer l’emploi de son sceptre élastique ; elle maltraitait les gens par plaisir, elle torturait exprès son entourage, et si quelqu’un se révoltait contre elle, elle passait jugement contre lui et le châtiait comme un nègre rebelle. Quiconque se trouvait près d’elle tremblait devant elle, et, plus elle se faisait craindre, plus elle jubilait, plus elle paraissait se sentir heureuse Aussi bien à Pesth, les grands seigneurs ou les financiers, jeunes ou vieux ne l’approchaient-ils sans réussir à nouer la moindre intrigue. Sarolta poussait l’austérité au point de leur renvoyer non seulement leurs billets d’hommages, mais aussi leurs bouquets et surtout leurs présents. Aussi les autres membres de la société ne manquaient pas de démontrer à tous les adorateurs qui recherchaient si inutilement les bonnes grâces de cette étrange beauté son caractère altier et impérieux, si bien que, parmi toute la société élégante de Pesth, Sarolta passa bientôt pour la plus austère des vertus et pour une femme d’une cruauté absolument diabolique.
Dès lors, la réputation extraordinaire qu’elle s’était acquise excita tout homme qui baillait aux côtés d’une bonne et fidèle épouse, à se laisser maltraiter par une courtisane sans cœur, et chaque jour apportait de nouveaux triomphes à la vertueuse écuyère.
Un certain matin, comme Sarolta reposait après une représentation des plus fatigantes et portait encore ses coussins de soie, sa camériste vint lui annoncer qu’un monsieur désirait instamment lui parler. Elle lui fit dire de revenir plus tard, mais il ne se laissa pas congédier ainsi et sollicita avec encore plus d’insistance la faveur d’une audience, passant sa carte à l’appui de sa requête.
Sarolta, d’un geste impatient, prit le bristol sur le plateau d’argent que lui tendait sa femme de chambre, et lut : « Julius, prince Parkany » ; elle soutint sa belle tête sur son bras superbe et sculptural et parut réfléchir, puis elle dit enfin : « Il peut entrer ».
Le prince s’avança vivement tout auprès de sa couche ; mais, comme la redoutable femme renouait sa chevelure éparse qui lui encadrait le visage comme des rayons de soleil, il aperçut à travers les moelleux replis de la couverture de fourrure sombre qu’elle avait jetée sur elle, sa gorge marmoréenne de Vénus, plus soulevée que voilée ; il en demeura un instant comme pétrifié, puis, revenu de son extase, il tomba à genoux devant elle.
Sarolta le considéra de son regard fin et perçant et ne le congédia pas : elle prenait plaisir à le voir. Elle ne pensa néanmoins pas qu’elle pût l’aimer un jour ; cependant ce beau et fabuleusement riche magnat, âgé d’environ cinquante ans, lui parut être absolument l’homme qui lui fallait, celui dont elle avait besoin, que, depuis trois ans, elle ne cessait de rechercher, afin de mettre à exécution ce plan osé et de haute ambition qu’elle caressait.
— Mademoiselle, fit le prince, ne raillez pas mon entrée en matière Je connais votre vertu comme aussi votre caractère despotique ; je sais que vous ne tolérez que des esclaves. Je ne vous parlerai donc point d’amour, mais me permettrai de vous dire que, depuis que je vous vis au manège hier soir pour la première fois, je vous adore, comme je n’ai jamais encore adoré aucune femme, que tout ce que je possède vous appartient, et que je ne désire rien tant que le droit d’être votre serviteur, votre esclave.
— Oh ! vous devez désirer quelque chose de plus ! reprit Sarolta avec un sourire aimable. Je mentirais si je vous disais : je vous aime. Peut-être même ne suis-je pas du tout capable d’aimer un homme ; quoi qu’il en soit, vous m’inspirez un intérêt peu ordinaire. Puis-je donc aujourd’hui vous poser la question qu’hier, de votre propre loge, vous m’avez vous-même posée et à laquelle jamais, au cours de ma carrière, je ne me suis permise de répondre d’une façon effective à qui que ce soit.
— Vous me rendez heureux au-delà de toute expression ! s’écria le prince, et vous aurez aussi la gracieuseté de me permettre de vous servir comme si vous étiez ma maîtresse et moi votre humble serviteur ?
— Je ne suis pas accoutumée à dissimuler et suis parfois inconsidérée dans ma franchise, dit Sarolta pour toute réponse, parce que je suis trop fière pour céler mes sentiments ou cacher mes pensées. C’est pourquoi je veux vous prier d’écouter ce que j’attends de vous : Si les transports que vous inspire l’écuyère s’évanouissent, alors éloignez-vous et oubliez-moi. Non seulement je ne vous en garderai pas rancune, mais je vous en serai reconnaissante. Si, au contraire, vos sentiments à l’égard de cette femme sont tels que vous le dites et que vous soyez convaincu d’autre part que cette femme ne retient l’élan qui l’attire vers vous que dans la crainte que tout votre enthousiasme ne soit qu’un feu de paille et que, si elle vous cédait, elle perdrait tous les brillants avantages qu’elle retire de sa profession, alors je serai à vous.
— Parlez-vous sérieusement, Sarolta ? s’écria le prince, exultant.
— Tout ce qu’il y a de plus sérieusement.
— Alors, vous m’appartenez.
— Pas encore, écoutez d’abord mes conditions, reprit l’écuyère ; dans quinze jours mon engagement avec Cibaldi prend fin ; le jour où mon contrat expirera je vous appartiendrai, mais seulement pourvu que je puisse à jamais tourner le dos au manège. Assurez-moi une existence indépendante, je ne me soucie pas de la splendeur, ni du luxe et, sûrement, hormis le cas où vous ne m’aimeriez plus, je serai à vous ! « Dans une heure, dit-il, tout sera en règle. Jusque-là, portez-vous bien, ma petite despote ! » Là-dessus, il s’inclina fort bas et se retira. Sarolta le suivit des yeux, puis elle lança un clair éclat de rire, le rire d’un démon triomphant…
CHAPITRE VI
Un concours ecclésiastique
Dominant tout le monde à l’instar d’une reine, Sarolta, la belle écuyère, jadis Anna Klauer, résidait dès lors dans l’antique château des Parkany, comme maîtresse du prince.
Elle y menait un train de maison d’un luxe fabuleux et s’amusait à maltraiter avec la dernière cruauté l’homme qui l’adorait de même que tout son entourage.
Le prince paraissait, en effet, aux yeux du monde, accomplir seulement, en amant indulgent, toutes les fantaisies de Sarolta, mais, en vérité, il était follement épris d’elle et l’aimait avec une frénésie irraisonnée : un regard d’elle, un geste de sa main, un sourire de ses lèvres l’engageaient à supporter tous les sacrifices, toutes les tortures qu’il plaisait à cette femme de lui infliger. Comme jadis au cirque, chacun au château, comme dans tous les villages appartenant au prince, tremblait devant elle.
Elle donnait tous les ordres et infligeait elle-même, la plupart du temps, tous les châtiments avec l’aide d’une odieuse vieille du nom de Halka et de deux florissantes, fortes et belles jeunes filles, nommées l’une Iéla, l’autre Ersabeth, qu’elle avait choisies dans le voisinage et prises à son service.
Si quelque serviteur ou paysan avait manqué à l’égard de ce tyran femelle, il recevait l’ordre de se rendre incontinent dans la chambre à coucher de Sarolta qu’il trouvait alors d’habitude étendue sur un canapé ; elle lui rappelait sa faute et lui annonçait le châtiment qu’il avait encouru. Au moment même où il apprenait sa sentence, il se sentait empoigné de dos par les deux jeunes filles qui, jusque-là, étaient demeurées cachées derrière une portière. Ces dernières, avant même qu’il eut le temps de se rendre compte de ce qui allait se passer, l’avaient solidement ligoté.
Tout en lançant à l’infortunée victime les plaisanteries les plus cruelles, les deux belles aides-bourrelles de Sarolta ouvraient une trappe qui conduisait au rez-de-chaussée et entraînaient le malheureux par un escalier tournant jusqu’à une espèce de cachot situé au bas de cet escalier, suivies de la cruelle tyran. Là, le condamné, était attaché à un poteau, puis Sarolta, aidée de Iéla et d’Ersabeth, le frappait jusqu’au sang avec une paire de longs kantschus, éprouvant à cette besogne une sorte de plaisir diabolique. Puis on l’abandonnait là toute la journée, tirant sur ses membres endoloris et mourant de faim. Voir souffrir des hommes était devenu pour l’ancienne écuyère une sorte de jouissance voluptueuse.
Or, les amis et voisins du prince qui venaient en visite au château Parkany et participaient aux brillants banquets, aux chasses et aux parties de traîneau organisés par Sarolta, formaient-ils une espèce de cour à cette femme impérieuse et pétulante, bien qu’ils eussent eu, plus d’une fois, à souffrir de ses caprices souverains et de ses fantaisies cruelles.
Un jour, elle fit tomber du plafond une véritable averse sur toute la société, une autre fois, elle fit asseoir ses convives sur des orties. Elle ne les traitait tous, à l’exception de deux, guère mieux que sa domesticité.
L’un de ces favoris était un jeune et beau gentilhomme dont les propriétés étaient mitoyennes de celles du prince ; il se nommait Emerich Bethlémy. Dès l’échange du premier coup d’œil, cet homme avait éveillé dans le sein de marbre de cette femme sans cœur des sensations étranges, et, plus d’une fois, il arriva à cette dernière de se trahir vis-à-vis de lui, soit par manque de contrôle sur elle-même, soit par écart de langage, ce qui parut une énigme à tout le monde ; mais Bethlémy, qui estimait le prince autant que sa maîtresse le haïssait, reçut les avances de l’impérieuse femme avec une froideur qui rendit tout rapport entre eux impossible, et ne fit qu’attiser la flamme de la passion sensuelle que le gentilhomme avait inspiré à Sarolta.
Le second qui la frappa et qu’elle remarqua aussi, fut le curé de Parkany, le père Pistian.
Ce dernier, jeune prêtre, d’extérieur engageant, que le célibat surexcitait, avait conçu pour Sarolta une passion infernale qu’il cherchait à développer encore en coquetant avec elle, à telles enseignes que, finalement, elle escompta en partie son concours pour la réussite de son plan insidieux.
Par une soirée étouffante d’été, le père Pistian vint au château et se fit conduire dans la chambre à coucher de Sarolta par la vieille Halka, femme de confiance de cette dernière qui, parmi les gens du peuple, était connue sous le nom de « vieille sorcière de Parkany ». Le prince étant allé à Pesth, Sarolta attendait la visite du bien-aimé ecclésiastique et s’y était préparée.
Comme il entra, elle était assise dans un fauteuil, vêtue d’un négligé de dentelle de Bruxelles à jour, et lisait un livre. D’un coup d’œil, elle congédia la vieille. Le père Pistian prit alors place à côté de Sarolta et saisit sa main qu’il pressa contre ses lèvres enfiévrées de passion.
— Vous avez bien fait de venir, fit la rouée coquette, je me sens aujourd’hui si malheureuse, si triste, qu’il vous faut me consoler.
— Comment le pourrais-je, ayant moi-même si grand besoin de l’être, répondit le curé.
— Vous ?
— Vous savez, Sarolta, combien je vous adore !
— Vous plaisantez sûrement. Comment pourriez-vous aimer la maîtresse que tout le monde abhorre ?
— Oh ! si vous saviez combien je souffre, soupira Pistian, vous ne seriez pas si cruelle !
— Vous êtes alors bien malheureux, dit Sarolta, et moi aussi je la suis. Examinons donc ensemble, s’il n’y a pas moyen de nous aider l’un l’autre. Je ne nie pas que je pourrais vous aimer, mais je ne me risquerais jamais comme maîtresse du prince à vous prêter l’oreille. Si c’était découvert, il ne me resterait plus qu’à mendier. Vous possédez une grande influence sur l’esprit du prince ; décidez-le à faire de moi sa femme et je vous appartiens !…
Pistian, transporté, se jeta aux pieds de la belle femme qu’il adorait et jura de la servir en tout, et ajouta, qu’en instrument docile, il ferait tout ce qu’elle exigerait de lui.
Le prince, qui comme tous ces aristocrates, manquait souvent volontiers aux préceptes de la morale, était extérieurement un pieux pratiquant et fréquentait régulièrement l’église, n’oubliant jamais d’aller chaque mois à confesse. Le père Pistian avait jusqu’ici eut la prudence de ne lui rappeler que d’une façon détournée et presque vague l’obéissance que tout fidèle doit aux commandements de l’Église ; mais, comme le mois suivant, le Prince, d’un air humble et contrit, s’était agenouillé au banc de la pénitence, le curé commença par lui adresser de graves remontrances sur son immoralité vis-à-vis l’Église et l’État quant à sa liaison irrégulière avec Sarolta et, finalement, exigea qu’il la quittât sous peine d’encourir tous les châtiments temporels et éternels.
Le Prince versa des larmes et témoigna du plus profond repentir, mais protesta que cela lui coûterait la vie s’il lui fallait se séparer de la femme qui était son idole.
Finalement, le rusé confesseur émit l’avis qu’il avait à dessein si finement réservé. Il donna au Prince le conseil d’épouser Sarolta. Le pauvre pécheur reprit haleine et loua ce conseil, disant que sans plus tarder il allait s’y conformer.
Rentré au château, il manda Sarolta. Elle est allée se confesser, répondit la vieille. Une heure plus tard, la belle femme, vêtue d’une toilette sombre, les yeux rougis de larmes, revint elle-même et, s’agenouillant sur son prie-Dieu, se donna l’air d’être profondément absorbée en prières. Survint le prince qui s’arrêta sur le seuil de la pièce, le courage lui manquant d’interrompre Sarolta. Elle avait perçu ses pas, mais fit semblant de ne pas l’avoir remarqué. Enfin, elle se leva, soupira longuement, puis épongea ses larmes. Se tournant vers le prince, elle parut effrayée à sa vue, s’appuya un instant sur le dossier d’un siège, puis, paraissant avoir mis de côté tout orgueil, se jeta à genoux devant lui.
— Il nous faut nous séparer, s’écria-t-elle, feignant d’être secouée par de violents sanglots. Je t’en conjure, ne me rends pas cette séparation plus dure qu’elle ne me l’est déjà. Aie pitié de moi, laisse-moi m’en aller.
— Non pas ! non pas !… murmura le gentilhomme, relevant la belle femme bien-aimée dont il posa doucement la tête contre sa propre poitrine, nous ne nous séparons pas, Sarolta. J’ai déjà depuis longtemps éprouvé le même remords qui semble aujourd’hui te torturer, et suis maintenant résolu à mettre un terme à une situation qui n’est digne ni pour l’un ni pour l’autre de nous deux. Je veux faire consacrer notre union par l’Église.
— Merci, mille fois merci !… s’écria Sarolta, comment ai-je pu mériter ce sacrifice ?
— En ce que tu te montres envers moi une bonne et fidèle femme, fit le Prince.
— Oui, et je la serai jusqu’à la fin de mes jours, murmura Sarolta. Oui, je serai ta servante, et t’obéirai en esclave…
Avec la hâte d’un fiancé amoureux qui ne peut plus attendre, le Prince se garda bien d’annoncer à sa mère et à ses tantes son mariage avec la bien-aimée, pour la Toussaint. Il en surveilla personnellement tous les préparatifs.
Sur le désir exprès de Sarolta, — dont chaque désir était un ordre pour le Prince, — la cérémonie eut lieu secrètement dans la chapelle du château. Le Prince lui-même conduisit Sarolta à l’autel. Au lieu d’une couronne d’oranger, l’ancienne écuyère portait un diadème étincelant de brillants, au lieu de la robe blanche de l’innocence, elle avait revêtu une robe de velours rouge garnie d’hermine avec un voile et une traîne de moire antique blanche relevée de dentelle de Bruxelles. Les témoins étaient Emerich von Bethlémy et un certain vieux comte Czapari. Après une vibrante allocution sur le mariage, le père Pistian consacra les époux.
Comme Sarolta quittait la chapelle au bras de son époux, le prince Parkany, un sourire étrange courut sur les lèvres sensuelles de la nouvelle princesse. Elle était enfin arrivée au but !…
Le lendemain de la cérémonie, le Prince dut se rendre à Pesth y faire une emplette pour sa femme. Vers le soir, le père Pistian se fit annoncer. Comme il entra, Sarolta, vêtue d’un vaporeux négligé, sur lequel elle avait passé une jaquette de velours bleu garnie d’hermine, reposait sur un épais canapé. Elle salua le prêtre en riant.
— Vous êtes bien pressé, fit-elle, de venir prendre votre récompense.
— Pourrais-je vous adorer autrement, répondit Pistian.
— Mais savez-vous ce que c’est que d’être mon esclave, reprit la cruelle belle d’un ton railleur ; qui se met en danger, y succombe.
— Alors, laissez-moi succomber, s’écria Pistian hors de lui. Puis il se précipita à terre devant-elle, tandis que souriante elle l’entourait de ses beaux bras !…
CHAPITRE VII
La Sorcière de Parkany
Depuis le jour où Sarolta porta l’hermine de princesse, elle parut complètement changée. Sa haine de l’homme, son besoin de moquerie semblaient diminués, comme aussi ses penchants de cruauté qui l’avaient jusqu’ici fait redouter à dix lieues à la ronde.
Le Prince était journellement de plus en plus surpris de la douceur et de l’affabilité que témoignait maintenant sa femme, de la souplesse et de l’amabilité de son humeur, de l’empressement tout particulier qu’elle apportait désormais à deviner ses moindres désirs et à les exaucer aussitôt que possible, il remerciait à tout propos le curé du conseil qu’il lui avait donné et causait chaque fois la plus profonde confusion au saint homme qui, dès qu’il se trouvait seul avec la princesse, devenait le plus enflammé des adorateurs.
Près d’un an s’écoula ainsi, et, ce durant, le couple princier s’aima comme deux pigeons. Tous les amis de Parkany se montraient épris de son épouse, les grandes dames du voisinage commençaient à lui rendre visite, et Emerich von Bethlémy se mit, lui aussi, à s’amouracher d’elle et à faire, en cachette, des excuses à la femme sur laquelle il avait porté un jugement trop précipité.
Par une sombre soirée d’octobre, alors que l’ouragan faisait trembler les fenêtres du vieux château, et hurlait à travers les cheminées, le Prince s’était rendu chez un voisin où avait lieu une réunion politique entre gens du même parti. Sarolta était seule. En proie à un ennui et à une mélancolie indicibles, elle errait à travers le vaste monument ; finalement, elle parvint à la salle des domestiques située au rez-de-chaussée, et demanda après Halka, la sorcière de Parkany, ainsi que les gens l’appelaient.
Personne ne s’aventura à lui fournir des renseignements sur la vieille ; enfin, comme par deux autres fois, la princesse demandait où se trouvait la sorcière, Ferenz, jeune gamin effronté, groom du prince, s’écria : « La sorcière est grimpée à la tour pour s’y livrer à ses enchantements magiques ! »
Là-dessus, Sarolta se mit à gravir les raides marches de l’étroit escalier tournant qui conduisait à la tour de garde habitée seulement par les hiboux, les corbeaux et les rats. Comme elle atteignait la porte vermoulue de la petite chambre située immédiatement sous les créneaux et où, à l’époque de la chevalerie, le veilleur se réfugiait, son oreille fut frappée par une étrange chanson monotone à laquelle une autre voix de femme répondait, et à ce moment elle fut saisie d’effroi. Mais cette femme n’était pas en état d’intimider qui que ce soit. Sarolta frappa fortement à la porte et s’écria : « Ouvre, Halka, c’est moi, je viens te rendre visite dans ton antre de sorcière. »
La porte s’ouvrit aussitôt et la sinistre vieille, emmaillotée dans un drap noir, un haillon rouge enveloppant, à la façon d’un turban, son visage rude et ravagé, accueillit sa visiteuse inattendue avec un ricanement amical. Sarolta se vit avec étonnement dans la petite pièce cintrée. À l’un des murs se trouvait fixé un foyer sur le feu ardent duquel reposaient toutes sortes de creusets, de cornues et de matras, en face une antique armoire toute noircie par le temps, remplie de flacons de verres et de boîtes de toutes couleurs. Dans un coin, diverses plantes et racines ; dans l’autre, un haut fauteuil de cuir, sur le sommet doré duquel était perché un corbeau en train de picorer. Auprès de ce fauteuil, il y avait une table également couverte de creusets, de flacons et d’autres ustensiles utilisés par la vieille. Au milieu de cette table brillait d’une lueur blafarde une petite lampe rouge dont la clarté crue donnait au plancher, là où elle tombait, l’air d’être maculé de sang. Deux gros chats noirs, qui tenaient compagnie à la vieille, se chauffaient les pattes au feu.
— Asseyez-vous, gracieuse princesse, fit Halka, tout en attirant Sarolta vers le fauteuil.
Le corbeau battit des ailes, croassa et s’enfuit à terre.
La belle femme prit une expression étrange, comme elle s’assit dans sa jaquette princière de velours rouge garnie d’hermine parmi les spectres fantastiques de cette poussiéreuse demeure.
— Maintenant, fit Sarolta en riant, fais-moi voir quelques-unes des pratiques de ton art, initie-moi un peu à tes secrets.
— Pourquoi pas, répondit la vieille, je sais bien que vous ne me trahirez pas.
— Qui te l’a dit ?
— Les astres, fit la vieille à voix basse.
— C’est là tout ce que tu as à me dire à mon sujet ?
— Non.
— Alors parle.
— Je savais que vous viendriez vers moi, Madame et aimable princesse, et que la pauvre vieille Halka pourrait vous être utile.
— En quoi et comment penses-tu m’être utile ? demanda vivement Sarolta, presque interloquée.
— Par l’intermédiaire de Celui qui connaît la nature et ses forces mystérieuses et à qui plusieurs servent de préceptes, murmura la vieille.
Là-dessus, elle se dirigea vers son armoire et en tira deux fioles sombres.
— Ici, fit-elle, en désignant ces dernières, se trouve le moyen de retrouver jeunesse et beauté dont, grâce à Dieu, vous n’avez actuellement nul besoin.
— Qui sait ?… avec le temps !
— Alors dites-le moi, je vous aiderai sûrement volontiers, chuchota la vieille. Mais hélas ! le meilleur de mes connaissances n’aura jamais une occasion si facile de s’employer.
— C’est vrai ? demanda Sarolta.
La vieille se jeta à bas de son escabeau et se précipita aux pieds de la princesse, puis dit : « N’avez-vous jamais entendu parler d’une certaine dame hongroise dont le nom m’échappe, qui était anxieuse de conserver une éternelle jeunesse ? Il y a de cela plus de deux cents ans.
— Tu veux dire la comtesse Bathori.
— C’est ça même. Eh ! bien savez quel fut le moyen qu’elle employa.
— Je l’ignore.
— Le plus infaillible : elle se baignait dans le sang humain.
— Vraiment ! !… C’est affreux.
— Qu’y a-t-il là dedans de si épouvantable ? continua la vieille ; autrefois les gens possédaient des esclaves assez bons pour cette besogne, et, — aujourd’hui même, — quelle femme ne connaît pas des hommes qu’elle hait ou qui sont ses ennemis et qu’elle sacrifierait avec plaisir en vue de prolonger sa propre vie et sa jeunesse. Mais nous reviendrons là-dessus une autre fois. Car je sais que vous n’êtes pas venue vers moi pour être initiée à ce moyen de conserver la beauté, mais pour tout autre chose.
— Tu penses ?
La vieille présenta à Sarolta une petite fiole de couleur sombre.
— Qu’est cela ?
— Du poison !
Sarolta s’empara vivement de la bouteille. Au bout d’un instant, elle murmura : « Si tu veux me servir fidèlement, Halka, je te récompenserai comme une reine seule peut récompenser. Devant tout le monde retiens ta langue.
— Cette recommandation est inutile, fit la vieille, avec un éclat de rire sinistre. Le sort m’a jusqu’ici traitée assez durement pour me convaincre qu’il ne m’apporte rien que la souffrance. Je vous trahirai si peu que, si c’est vous qui manquez à votre parole, nous descendrons ensemble à l’abîme !
Sarolta sursauta.
— Encore une fois, fit la vieille, vous ne pouvez rien sans moi. Je connais votre plan, je l’ai lu dans les astres. Vous désirez être libre, obéir n’est pas dans votre nature, dans votre sein sommeille un besoin de domination absolue. Votre plan réussira, tout vous sera favorable sous tous les rapports et vous aurez aussi la douce jouissance d’assouvir votre vengeance sur un ennemi, néanmoins, quoi qu’il arrive, n’agissez jamais sans consulter la vieille sorcière.
— Je te manderai, lorsque j’aurai besoin de toi, dit la Princesse.
— Jusque là, que Dieu protège votre Grâce.
Dès le lendemain matin, Sarolta s’enferma avec la vieille et s’entretint avec elle du projet qui depuis longtemps déjà était chose arrêtée.
Halka donna le conseil de choisir avant tout la personne que l’on pourrait en toute sécurité accuser d’avoir commis le crime.
Sarolta porta ses vues sur Ferenz, le valet de chambre du prince, et conçut aussitôt un plan aussi hardi qu’excessivement habile.
Elle se rendrait en hâte dans le cabinet de travail de son époux pour lui réclamer le châtiment de son valet de chambre, qu’elle accuserait d’avoir cherché à attenter à son honneur.
Le prince ajoutait la plus grande foi à ce qu’affirmait sa femme ; rouge de colère il ne prêta aucune oreille aux dénégations du malheureux Ferenz, mais le fit saisir par ses heiduques[1] qui le lièrent sur un banc et le bâtonnèrent jusqu’à ce qu’il tombât en pâmoison.
Lorsqu’il revint à lui, il reçut l’ordre de quitter le château sur l’heure. Il était néanmoins alors incapable de se mouvoir, si bien que les heiduques le laissèrent couché dans l’office.
Comme la nuit vint, Sarolta, prétextant une indisposition alla s’enfermer dans sa chambre à coucher où l’attendait déjà la vieille. Selon son habitude, le prince lut jusqu’à onze heures, heure à laquelle Ferenz avait accoutumé de lui apporter le breuvage qu’il prenait avant de coucher. Cette fois-ci ce fut Sarolta elle-même qui se présenta à l’improviste chez le prince. « Je suis cause, fit-elle avec le plus doux sourire, que Férenz ne peut aujourd’hui faire son service, aussi bien suis-je venu à sa place. Elle présenta au prince un gobelet d’or dans lequel il avait l’habitude de boire, mais, auparavant, elle fit semblant d’y tremper les lèvres et d’y goûter.
— À ta santé, s’écria le prince comme il portait le gobelet à ses lèvres ; soudain ce dernier s’échappa de ses mains et roula sur le plancher. Le prince chercha alors à se lever, mais, au même instant, il retomba sur l’oreiller.
Sarolta s’approcha alors du lit avec l’air calme et froid d’un médecin et posa la main sur le cœur de son mari.
Il était mort !…
Bientôt survint la vieille, qui prit la petite fiole contenant le restant du poison, et fit mine de sortir.
— Que vas-tu faire ? demanda la princesse,
— Le mettre dans la poche de la livrée de Férenz, murmura la sorcière.
— Il est couché dans l’office, dit la princesse. Aie soin que personne ne te remarque,
— Oh ! ils dorment déjà tous ce soir, fit Halka en riant, j’ai mélangé quelque chose d’inoffensif à leur boisson de la nuit ce qui nous laisse toute sécurité.
Là-dessus, elle s’éloigna tandis que Sarolta regagnait sa chambre, se déshabillait et s’endormait tranquillement comme si elle eût commis une bonne action.
Le lendemain matin, elle éveilla tout le château en tirant la cloche de toutes ses forces. On trouva le prince mort dans son lit, du poison dans le gobelet dont il s’était servi, et ce même poison dans une petite fiole sur l’infortuné Férenz. Ce dernier fut aussitôt mis aux fers et amené chez le juge.
La princesse pris part aux débats en qualité de témoin. Elle soutint énergiquement que seul Férenz pouvait être le coupable. Le jour où le meurtre eut lieu, il avait voulu lui faire violence et le prince l’avait fait sévèrement châtier, et il était clair que, pour se venger, il avait empoisonné son infortuné mari, d’autant plus que ce même poison qui avait causé si subitement la mort du prince avait été trouvé sur lui.
Flérenz fut condamné à mort. En vain à la potence jura-t-il qu’il était innocent. On le livra au bourreau.
De son équipage, nonchalamment étendue sur les blancs coussins, la lorgnette bien braquée sur son infortunée victime, la princesse paraissait se repaître de ses épouvantables affres et convulsions.
Le testament du prince la constituait seule propriétaire du château Parkany, de tout le reste de ses biens, ainsi que de sa colossale fortune.
CHAPITRE VIII
La Hyène de la Poussta
L’empoisonneuse avait été assez prudente, après la mort du prince, pour prendre le deuil le plus strict et pour feindre une douleur confinant à la folie. Il ne lui sembla pas suffisant de s’abstenir de tout ce qui pouvait être considéré comme un plaisir quelconque, elle les bannit de sa demeure et ne laissa aucun visiteur pénétrer dans sa chambre, voire même au château. Elle laissa même s’accréditer le bruit qu’elle couchait dans un cercueil, sa chambre tendue de drap noir, et passait le jour en prières et en pieuses pratiques. Le fait est que la vieille sorcière, les deux femmes de confiance, Ersabeth et Iéla et le Père Pistian étaient les seuls visiteurs admis dans ses appartements. Le curé venait sous le prétexte d’apporter à la veuve les consolations de la religion, mais en réalité pour assouvir sa sensualité.
Un certain jour, Bethlémy vint aussi pour présenter ses condoléances à la princesse. Il savait par expérience qu’une carte de visite ne forçait pas sa porte et qu’elle évitait fort adroitement qui l’importunait. Or, il en advint tout différemment. Il fut admis et trouva Sarolta vêtue d’une robe noire toute simple, la tête couverte d’un voile de deuil. La sombre simplicité de cette sévère toilette qu’aucun ornement ne venait relever, semblait prêter un attrait encore plus éblouissant à sa beauté diabolique. Elle lui tendit la main et lui fit signe de s’asseoir.
Après l’échange des phrases usuelles, Bethlémy se leva.
— Vous voulez déjà me quitter, fit vivement la princesse, ne pressentez-vous pas vraiment ce que vous êtes déjà pour moi et ce que j’attends de vous dans l’avenir. Je suis comme une naufragée, qui aperçoit la terre. Toutes mes espérances reposent sur vous, ne m’abandonnez pas.
— En quoi puis-je vous servir ? demanda froidement Bethlémy.
— Ne soyez pas si formaliste, reprit Sarolta, et veuillez ne pas m’adresser sur ce ton réservé. Cela ne saurait vous réussir. Il faut que je vous dise tout, tout, mais ouvrez-moi la voie si vous en avez le courage. Je vous aime, Bethlémy de toutes les forces de mon âme énergique. Mon sort repose entre vos mains. Je vous offre ma main. Vous pouvez me sauver, vous seul, si vous ne la refusez pas. Malheur à vous, malheur aux hommes, si vous persistez à me dédaigner. Dès lors, qu’avez-vous à dire ?
— Je suis honnête, princesse, répondit le jeune gentilhomme, je ne vous dédaigne pas mais ne puis vous aimer.
— Vous refusez ma main ? s’écria Sarolta.
Bethlémy s’inclina très bas, puis se retira.
La forte et jadis si cruelle femme tomba à terre et se mit à sangloter. Plus d’une heure durant, un combat violent se livra dans son âme. Elle se leva enfin résignée ; froide comme le marbre. Désormais, elle était résolue à toutes les extrémités, tout ce qui s’appelle amour, pitié, ménagement était désormais arraché de son cœur. Dès maintenant, son seul mot d’ordre serait l’exercice de sa vengeance sur le genre humain, la pratique de la jouissance et de la cruauté.
Elle arrêta l’entreprise d’un plan aussi aventureux que téméraire qu’elle nourrissait secrètement depuis la mort de son mari et qu’elle se promettait de mener à bonne fin dans toute la mesure de son infernale lubricité, de sa cruauté bestiale et de ses instincts sanguinaires.
À la nuit tombante, la vieille sorcière de Parkany introduisit chez la princesse un homme natif de la Poussta qui ne connaît pas de seigneurs, c’était un betyar, un voleur. Il se nommait Eyula Bartany. Il était de petite taille, mais bâti en hercule et âgé d’une quarantaine d’années. Sarolta le reçut avec une curiosité non déguisée et le laissa lui faire le récit des épisodes de sa vie ainsi que de ses crimes, non sans l’avoir, au préalable régalé d’une bouteille de vieux tokay[2].
Une fois, grâce à la perfidie d’une fille galante qu’il aimait, Eyula fut amené à abandonner le czarda[3] de ses parents et à se joindre à des Czegenyi legeniek[4], espèce de bandits, dont, à force de courage et d’astuce, il parvint à se faire tellement remarquer que bientôt il devint chef d’une bande de quinze hommes.
— Tu es mon homme, dit la princesse, après avoir entendu l’histoire du brigand. Je vois bien que tu n’es pas un vulgaire chemineau, mais au contraire un de ces hommes résolus qui se dressent devant les tyrans et se vengent de ces hypocrites en leur versant le poison qui infeste nos âmes. Moi aussi j’ai été trahie, foulée aux pieds et mon seul bonheur serait de me venger des hommes, de les torturer, de les maltraiter et de me repaître de leurs dernières convulsions. Je suis riche et puissante. Tu es brave et connais tous les détours de ta sanglante profession. Rien ne saurait nous épouvanter l’un et l’autre. Il nous faut donc nous lier et faire un contrat. Écoute ce que j’ai à te proposer. Mets toute ta bande à mon service et embauche, à ma charge, d’autres gens courageux et déterminés et non des novices. Tu te conformeras à tous mes ordres et, quoi que je te commande, tu l’exécuteras aveuglément et à la lettre.
Je t’abandonne tout ton butin et te fournirai en outre des vêtements, des armes, des munitions, ainsi que cent ducats d’or par mois, en échange de quoi tu me livreras tous les prisonniers que tu feras pour en disposer à mon gré. Mon offre t’agrée-t-elle ?
— Bien sûr, fit le betyar en riant, et je suis tout prêt à m’engager pour la besogne.
— De quelle façon ?
— Par serment et promesse solennelle.
— Là-dessus, le brigand tendit sa main brune et robuste à la princesse. Cette dernière la prit amicalement, puis le betyar posa le doigt sur le crucifix qui se trouvait sur le prie-Dieu de Sarolta et jura foi et obéissance à celle-ci. Elle suivit son exemple et l’assura par un serment solennel qu’elle tiendrait toutes les promesses qu’elle lui avait faites.
Ainsi fut conclu le terrible pacte.
Bientôt tous les environs furent épouvantés par les incursions d’une bande de brigands qui comme nombre, armement, audace et particulièrement comme cruauté, dépassait tout ce que l’on avait vu jusque là. Jusque là, en effet, on avait supporté avec patience, presque même avec sérénité, les déprédations des brigands comme une plaie inévitable. Les rapports des « pauvres garçons » avec la population étaient excellents. Ils ne faisaient aucun mal aux gens qui leur payaient un tribut en espèces ou en nature et ne les dénonçaient pas aux patrouilles de pandours. Sur le grand chemin, ils pillaient les riches propriétaires, les bourgeois et les prêtres, mais n’en maltraitaient aucun. Ils ne versaient le sang que là où on leur offrait de la résistance à main armée ou bien où on les livrait à la police.
— Mais un jour, il arriva que cette bande se livra à une orgie de dévastation et de meurtres et n’épargna personne : quiconque tombait entre ses mains subissait d’affreuses tortures, était mutilé et mis à mort. Les châteaux seigneuriaux, les couvents, les cures étaient par elle mis à sac et incendiés : elle détruisait sans merci ce qu’elle ne pouvait emporter. Les juges, les autorités de l’endroit, les pandours eux-mêmes se trouvaient désarmés à l’égard de cette horde sanguinaire. On dut appeler la troupe, mais sans meilleur résultat.
Il ne se trouva bientôt plus personne dans le pays pour fournir aux représentants de la loi non-seulement aucune indication utile à la recherche des brigands, mais faire même un seul coup d’œil de nature à les trahir. Les gens qui, çà et là se risquaient à dénoncer la bande et tombaient entre ses mains disparaissaient d’une façon imprévue ou étaient trouvés affreusement mutilés et mis à mort.
Chez les gens du peuple, les légendes les plus extravagantes et les plus étranges couraient sur cette bande terrible et trouvaient aussi un écho dans les châteaux et chez les autorités du canton. Le bruit courait que ces brigands avaient à leur tête une femme, aussi belle que cruelle et sanguinaire, laquelle, après s’être livrée à des jeux voluptueux avec ses victimes, les mettait ensuite à mort au moyen des tourments les plus barbares qu’une femme sans cœur et dégénérée puisse inventer. Bientôt cette créature horrible et mystérieuse ne fut plus connue que sous le nom de « hyène de la Poussta » ; les mères en menaçaient leurs enfants, et personne ne doutait qu’elle se cachât sous un masque noir. C’est d’ailleurs ce que les maris ne cessaient de dire en tremblant à leurs femmes, les amants à leurs maîtresses, les frères à leurs sœurs…
CHAPITRE IX
Dans le filet
L’année de deuil était écoulée, et la princesse Parkany paraissait toujours en proie à la plus profonde douleur par suite de la mort de son mari, et affectait toujours un chagrin tel qu’elle se décida difficilement à fréquenter le monde. Enfin, elle se mit à rendre et à recevoir des visites de ses voisins, puis elle fit un pas de plus et lança des invitations, tout d’abord pour des dîners intimes, puis enfin à de grandes soirées et à des chasses ; finalement, comme l’hiver revêtait la terre de sa fourrure de neige, elle organisa des parties de traîneau, et les fouets claquèrent, les fusils partirent, les bouchons de champagne sautèrent joyeusement à Parkany comme au temps où son noble propriétaire était encore en vie.
Après son mariage avec le prince, Sarolta, parmi les aristocratiques familles du pays, ne s’était encore liée intimement qu’avec une certaine comtesse Baratony, riche et intellectuelle veuve d’une cinquantaine d’années, et ses deux filles.
Un soir de décembre, comme il gelait à pierre fendre, Sarolta se trouvait autour de la cheminée de la galerie ancestrale du château de Baratony avec les trois dames, et toutes quatre fumaient, tout en causant, des cigarettes que la princesse roulait fort adroitement avec du tabac turc de premier choix.
Sur ces entrefaites, une femme de chambre tendit à la maîtresse du château sur un plateau d’argent une carte de visite que celle-ci lut sans cérémonie : « Baron Steinfeld ». Sarolta se prit à trembler et ses lèvres blêmirent. Puis, se ressaisissant : Steinfeld, fit-elle, n’est-ce pas le gentilhomme qui fut jadis victime d’un attentat ?
— Lui-même, répondit la comtesse. Il fut très grièvement blessé d’une façon absolument énigmatique aux côtés de sa femme, mais, grâce à la science d’un médecin, il parvint à se rétablir.
Le baron lui-même se chargea de fournir de plus amples explications. Depuis cette catastrophe qui avait failli lui coûter la vie au château de Goldrain, Steinfeld avait singulièrement vieilli. Ses cheveux et toute sa barbe, qu’il portait maintenant, étaient complètement grisonnants, sa face blafarde était sillonnée de rides profondes gravées par le sort qu’il avait enduré, son port avait changé et était devenu absolument raide et empesé. Seuls ses yeux conservaient encore leur lueur du passé. Par contre son ancienne maîtresse semblait toujours presque aussi jeune. Il eut été difficile d’établir facilement entre Anna Klauer, la fille de pauvres ouvriers devenue plus tard la maîtresse du baron et la princesse Sarolta Parkany, si ce n’est que les cheveux blonds dorés de la dernière lui donnaient une expression complètement différente, encore bien plus voluptueuse, grâce à son teint devenu plus mat et plus délicat.
Finalement, sa superbe poitrine paraissait encore plus pleine et plus majestueuse. C’est pourquoi le baron Steinfeld ne put la reconnaître, d’autant moins qu’elle s’abstint de parler beaucoup et que, d’ailleurs, le son de sa voix avait perdu sa fraîcheur première et que, au lieu du charmant dialecte viennois, elle parlait maintenant la belle mais froide langue hanovrienne.
La conversation devint bientôt des plus animées. Sarolta apprit ainsi que Steinfeld avait acheté des propriétés situées près de Kurzem, joignant celles de la comtesse, sur lesquelles il s’était établi avec sa femme et les deux filles qu’elle lui avait données ; elle devina bientôt qu’il n’était pas heureux en ménage et que son union était troublée par de sombres chagrins qui lui avaient ravi toutes ses illusions. Dès que la princesse eut acquis la conviction que Steinfeld ne la reconnaissait pas, ne soupçonnait même pas qu’il l’avait sous les yeux, elle se mit avec une adresse audacieuse à lui décocher toutes les flèches de sa coquetterie. Steinfeld, qui, dès le premier moment, s’était senti ébloui par la beauté démoniaque de la princesse, se laissa de plus en plus prendre à chaque coup d’œil que lançaient ses yeux profonds et dominateurs. Après s’être vu plus d’une fois trompé dans son idéal ou, par sa propre passion, laissé conduire au bord de l’abîme, le baron, comme tous les hommes blasés et fatigués de jouissances, en était arrivé au point où une épouse douce, bonne et affectueuse, n’offre plus aucun attrait, où les nerfs détendus désirent à tout prix l’excitation et les fantaisies, que rien ne peut plus exciter ou enflammer, sinon les tortures qu’une femme sans cœur, coquette et cruelle inflige à l’homme assez faible pour devenir réellement, comme au figuré, son marchepied, et où la vie devient une jouissance et une volupté en raison même de la perfidie de la bien-aimée. Le baron Steinfeld, pour qui, comparés à la fidélité et à l’affection de sa femme, dont l’amour se bornait à lui témoigner ce qui constitue la pratique des vertus domestiques, la haine et le mépris d’une femme personnelle et altière auraient été un vrai délice et une consolation, sentit sa tête tourner aux éclats de rire provocateurs et aux paroles cajoleuses de Sarolta. Il devina chez elle une de ces natures impérieuses, enflammées et sans pitié qui lui annonçait tout ce qu’il souhaitait maintenant, et l’idée lui vint qu’elle l’exhortait clairement à
s’approcher d’elle. Cette pensée le fit frémir d’aise, comme un enfant qui se sent câliner.
La princesse, en prenant congé de lui de la façon la plus aimable, l’invita à lui rendre visite ; il la remercia avec joie, mais avec une gaucherie non équivoque. Or, avant même qu’il pût utiliser la permission que lui avait octroyée Sarolta de lui rendre visite, un hussard à cheval lui apporta pour lui et sa femme une invitation de la part de la princesse à assister à une chasse au loup qu’elle donnait à Parkany.
Au jour fixé, toute la noblesse du voisinage se trouva réunie au château princier, seigneurs et dames vêtus de leurs riches et seyants costumes à la mode hongroise, arrivèrent de toutes parts en traîneaux fantastiques représentant cygnes, lions, griffons ou dragons jetant des flammes.
Il avait été décidé que chaque dame serait, pour la protéger et la servir, accompagnée d’un cavalier tiré au sort ; chaque traîneau devait contenir deux couples. Néanmoins, le hasard ne fut pas seul à décider que le baron Steinfeld et sa femme seraient les compagnons de la princesse.
Comme les couples s’ébranlaient pour gagner la forêt où les loups avaient été cernés à la suite d’une battue et pris au piège, le baron fut saisi d’une espèce de honte d’avoir toléré, à contrecœur, que ce démon femelle qu’était Sarolta, prit place au côté de sa propre femme. La discrète petite baronne avait l’air littéralement gelée, malgré son épaisse pelisse ; son bonnet de fourrure lui donnait l’air âgé, et elle se blottissait si craintivement dans un coin du traîneau où elle avait pris place avec un certain seigneur de Uermeny, de façon qu’elle ne pouvait inspirer d’autre sentiment que la pitié.
Par contre, la princesse enveloppée de sa riche fourrure d’hermine doublée de velours noir, sa Katschma de même fourrure coquettement posée sur les boucles de sa chevelure paraissait rayonnante dans sa superbe beauté et trônait réellement au milieu des soyeuses peaux d’ours. Le froid faisait seulement ressortir la fraîcheur florissante de son visage et elle conduisait l’attelage de ses propres mains avec l’élégance et la sûreté d’une véritable amazone.
La chasse commença.
Les chasseurs s’établirent à l’une des lisières du bois, puis les grillages furent enlevés de ce côté et des centaines de rabatteurs, jetant de grands cris, se mirent à pousser devant eux vers les chasseurs les bêtes affolées.
— Vous n’avez pas de fusil, princesse, dit le baron à Sarolta, ne voulez-vous pas tirer, avez-vous quelque pitié des fauves ?
La belle femme se mit à rire.
— Au contraire, j’attends seulement le moment où les loups sortiront du bois pour m’élancer en selle et me jeter sur eux avec mes chiens, c’est là le vrai plaisir de la chasse : quand on fournit aux bêtes l’occasion de s’échapper. Lorsqu’elles ont employé toutes leurs forces et ruses pour se sauver, et que, finalement, elles se voient serrées de tous côtés, elles reviennent au piège et, tremblantes, à l’agonie, attendent le coup de grâce. C’est ainsi que, moi-même, je l’attends de l’amour.
— Vous êtes une femme étrange, extraordinaire, murmura le baron. Vous inspirez à l’homme une espèce d’effroi qu’il ressent de plus en plus, grâce à vous, au pouvoir magique et diabolique que vous exercez sur lui.
— Serait-ce là l’effet que je vous ai produit ? fit Sarolta regardant Steinfeld de ses grands yeux calmes et le pénétrant, pour ainsi dire, jusqu’au fond de l’âme.
Il trembla sous son regard et ne trouva pas un mot de réponse.
— Vous vous taisez, dit la princesse en riant.
Ce rire déconcerta le baron davantage encore que les regards ou les paroles de cette femme.
Elle ajouta : « Je lis maintenant sur ta face la réponse à ma question. Oserai-je vous dire ce que je pense ? Vous me comparez à votre chère et mignonne épouse et vous dites que vous éprouveriez infiniment plus de délices à être mon esclave que vous n’en éprouvez à être son maître. »
— Princesse ! — moi !… bégaya Steinfeld.
— Vous ne pouvez rien me cacher, continua Sarolta, rien de vos plus secrètes pensées. Vous n’êtes pas heureux : votre femme vous mène par le nez et les oreilles !…
— Et quand ce serait le cas ? fit péniblement le baron.
— Alors, tranquillisez-vous, reprit la princesse avec une si pleine assurance qu’elle désarma le baron. Il vous faut conserver ce plaisir, et le partager avec toutes les souffrances qui y sont attachées, toutes les souffrances qu’une pareille femme peut infliger à un homme comme vous, fou d’illusions, quoique si heureux. Votre femme ne peut combler vos vœux insensés, quant à moi, je puis encore, baron, si vous m’aimez, si vous m’adorez, je puis encore, dis-je, me rire de vous comme l’enfer, quand il triomphe. Mais, il me semble qu’il est temps de monter à cheval. Ne voyez-vous pas les loups venir ?
Sûr ce, Sarolta s’élança à bas du traîneau et de là sur le dos de son arabe, avant même que le baron ait eu le temps de l’y aider. Il trouva un cheval tout prêt pour lui.
À peine l’avait-il monté que les chiens furent lâchés et que la chasse à courre commença.
En vain le loup, qui était en butte aux balles des chasseurs, chercha-t-il à les éviter et à regagner sa liberté, pour échapper à ses persécuteurs. Après une course effrénée d’environ quatre heures, il se jeta dans les palissades conduisant à la fosse aux loups, mais déjà la princesse s’y trouvait. Le fauve essaya en vain d’éviter la poursuite dont il était l’objet. Les chiens le saisirent dans l’enclos et le déchirèrent à belles dents.
Sarolta sauta vivement à bas de sa monture et, les yeux étincelants d’une joie sanguinaire, lui plongea un yatagan dans la gorge.
Comme le loup tombait mort aux pieds de la princesse, Steinfeld qui venait de mettre pied à terre, dit à Sarolta : « Cette scène a pour moi une signification symbolique : une voix intérieure me dit que c’est là le sort même qui m’attend. Serait-ce un présage ? »
— Vous êtes arrivé trop tard, fit malicieusement Sarolta, car vous êtes déjà pris. Je vous tiens dans mes filets et n’ai plus qu’à vous donner le coup de grâce !
CHAPITRE X
Le bain de sang
Le baron Steinfeld était maintenant le commensal habituel du château Parkany.
Sarolta se jouait de lui d’une façon si invraisemblablement raffinée que chez cet homme blasé, dont les caprices paralysaient la volonté, dont les esprits paraissaient anéantis, l’ardeur première de la jeunesse ne s’éveillait que sous l’empire de la passion, et que seule cette dernière faisait battre son cœur enseveli sous la lave des années écoulées.
Il aimait la princesse Parkany comme il n’avait jamais aimé ni sa propre femme, ni même Anna Klauer, mais plus elle lui donnait à entendre qu’il n’avait aucune place à prendre dans sa vie, pas la moindre, que chaque heure qu’elle lui accordait, il la lui dérobait comme un vulgaire et importun mendiant, plus il quémandait son amour par cela même qu’il sentait qu’elle souffrait de sa présence.
Sarolta se repaissait des tortures qu’elle lui infligeait ainsi, et rien n’égalait la jouissance qu’il lui procurait, lorsqu’étendue sur un moelleux canapé, lui-même vautré dans la poussière, il appliquait avec ferveur ses propres lèvres sur les pieds de la princesse, demandant en grâce, soupirant et pleurant après un mot d’amour. Alors, elle se prenait à rire et le congédiait du pied, ou bien encore, elle s’emparait du fouet dont elle usait à l’égard de sa meute et l’en frappait comme un esclave, non,… comme un chien, et lui, jouissait de ces mauvais traitements, comme jamais il ne l’avait fait, comblé d’amour et de caresses dans les bras de sa femme.
Lorsque Sarolta l’eut enfin amené à un état voisin de la démence et qu’il eut menacé de se prendre la vie, si elle ne l’écoutait pas, elle lui signifia avec une froide hauteur qu’elle n’était pas femme à partager avec d’autres le cœur d’un homme, et posait, comme condition à ses faveurs la seule qu’elle put décemment accepter, c’est-à-dire, la place de sa femme et de ses enfants. Elle voulait ainsi ne pas précipiter son œuvre de vengeance, mais au contraire la goûter lentement, pas à pas.
Steinfeld était prêt à tous les sacrifices ; son unique pensée était de posséder la belle et démoniaque femme : c’était là son seul désir. Il partit pour Pesth ; là, il n’eût pas le courage de faire personnellement à sa femme la déclaration foudroyante qu’il ne l’aimait pas, ne l’avait jamais aimée et se sentait incapable de demeurer plus longtemps avec elle. Il la lui fit par une lettre dont les termes avaient été dictés par Sarolta elle-même.
En même temps, il assigna comme résidence à sa femme et à ses enfants le château de Goldrain en Bohême.
La pauvre petite femme s’évanouit à la lecture de cette lettre, et passa trois jours et trois nuits dans une crise de larmes sans se déshabiller. Puis, elle fit ses préparatifs de voyage.
Comme elle montait en voiture avec ses enfants, Sarolta surgit soudain devant elle et lui cria : « Bon voyage, baronne ! Avant de quitter ces lieux, sachez qui vous en chasse. C’est moi qui vous ai arraché le cœur de votre époux. Il est une justice sur terre ! Vous avez privé de son bonheur la pauvre ouvrière Anna Klauer, l’avez reléguée au ban du vice et du crime, et maintenant la princesse Parkany vous paie de retour. Bon voyage ! »
Le jour qui suivit le départ de sa femme et de ses enfants, le baron Steinfeld revint sur son domaine et écrivit à Sarolta une lettre remplie de désirs enfiévrés, par laquelle il lui rappelait sa promesse et la sommait de l’exécuter.
« Ce que j’ai promis, je le tiens » telle fut la réponse de la princesse. « Je suis à vous. Venez cette nuit vers dix heures. Ma camériste de confiance vous attendra à la petite porte de
derrière et vous conduira dans ma chambre à coucher. »
Steinfeld embrassa la lettre plus de cent fois, il ne cessait de la couvrir de baisers et était absolument dans une jubilation telle qu’il n’en avait jamais connue de pareille dans toute son existence. Il se rêvait déjà le vainqueur de la femme la plus désirable au monde et son imagination lui dépeignait la conquête de l’altière Sarolta sous les couleurs les plus romanesques.
Il n’avait encore jamais comme aujourd’hui apporté autant de soin à sa toilette. Son vieux valet de chambre l’avait rarement vu aussi impatient, rien n’allait : par cinq fois il arracha sa cravate et en prit une autre. Enfin il fut prêt. Il avait encore une heure devant lui pour se rendre à Parkany : cette heure lui parut un siècle.
Il prit le premier livre venu. Ce livre traitait des mystères de Paris, et Steinfeld en lut une scène où, par ses cruels artifices, une jolie créole fait de son adorateur le partisan acharné d’une sensualité touchant à la démence. Le baron se grisait à cette image et il lui semblait que ce devait être une sorte de jouissance de tomber entre les mains d’une femme aussi impitoyable. Il ne se doutait pas qu’il était lui-même bien prêt d’éprouver pareil sort. Bientôt il jeta le roman de côté et se rendit aux écuries où il sella lui-même son cheval. Quand ce fut fait, il se rendit dans la salle de ses domestiques et causa avec eux tout en fumant un havane.
Enfin, l’horloge du château sonna neuf heures.
Le baron bondit, monta en selle et piqua des deux. Les plus douces images surgirent à son esprit en cours de route : il vit en imagination Sarolta l’attendant revêtue d’un vêtement nuptial, son cœur battit fort, les pulsations de son pouls décuplèrent. Il ne voyait ni à droite ni à gauche, son regard était complètement concentré sur lui-même. À mi-chemin, il parvint à une chapelle qui avait été érigée à l’endroit même où un riche bourgeois avait été assassiné par des brigands. À ce même instant, deux coups de feu retentirent, le cheval de Steinfeld tomba foudroyé et le baron lui-même fut pris dessous la bête et demeura complètement à la merci d’hommes à la face noircie qui avaient bondi sur lui d’un fourré voisin et n’eurent aucune peine à le maîtriser et à le ligoter. Il ne put douter qu’il était tombé entre les mains de bandits et prit son sort en philosophe.
— Dites-moi, pauvres garçons, s’écria-t-il, rendez-moi la liberté et vous gagnerez une grosse somme. Je suis attendu par une belle femme, et vous comprenez que c’est là pour moi une aventure bien désagréable que d’être ainsi tombé entre vos mains !
Les brigands se prirent à rire et l’un d’eux, qui paraissait leur chef, lui dit : « Nous ne pouvons te relâcher, baron, mais nous allons incontinent te conduire tout de même à une jolie femme. »
— Comment ça ?
— Tu la connais bien, tout au moins de réputation, fit en raillant le bandit. Les gens du pays l’appellent « la hyène de la Poussta ».
— Pour l’amour de Dieu, s’écria le baron, ayez pitié de moi !
Mais les brigands ne se laissèrent pas plus attendrir par ses supplications que tenter par la somme qu’il offrait de leur verser ; ils le bâillonnèrent, lui jetèrent un drap sur la tête, le montèrent sur un cheval, et l’emmenèrent avec eux dans une course folle…
Lorsqu’on lui eut retiré ses liens et enlevé drap et bâillon, le baron Steinfeld se trouva dans une pièce voûtée et sans fenêtre dont l’architecture ressemblait à celle des châteaux-forts du moyen âge mais dont l’ameublement luxueux rappelait le boudoir d’une grande dame.
La personne qui avait amené Steinfeld le laissa dans cette pièce et referma une lourde porte de fer derrière lui. Néanmoins, le baron ne resta pas longtemps seul. Bientôt il entendit dans la pièce voisine le frou-frou d’un vêtement de femme, puis la lourde portière qui cachait la porte s’entr’ouvrit.
Une grande et majestueuse femme toute vêtue de velours noir, enveloppée d’un voile, le visage recouvert d’un masque de velours noir, entra et mesura le baron d’un regard qui lui glaça le sang dans les veines.
— Me connais-tu ? fit une voix bien connue.
— Princesse ! s’écria Steinfeld, soudain délivré de toute angoisse, c’est vous-même et tout ceci n’est donc qu’une plaisanterie ?
— Il n’y a pas de plaisanterie, baron, mais une effroyable réalité, répondit la dame masquée, me connais-tu vraiment bien ?
— Non !
— Fort bien, je vais alors te venir en aide, misérable ! s’écria-t-elle arrachant son masque et rejetant son voile. C’était bien la princesse, mais elle avait teint ses cheveux en noir, de façon que Steinfeld la reconnut sur le champ.
— Anna Klauer ! balbutia-t-il avec terreur.
— Oui, Anna Klauer, dit-elle, les bras croisés sur la poitrine ; la pauvre ouvrière que tu as séduite, que tu as ravi au travail béni, corrompue par ton luxe, pour l’abandonner ensuite et la reléguer au ban du vice. Cette Anna Klauer qui a noyé ton enfant et le sien, qui faillit à Goldrain t’arracher la vie d’un coup de pistolet ! Maintenant, redoute Sarolta Parkany, qui empoisonna son époux et s’est liée à des brigands pour le doux plaisir de se venger des hommes et par dessus tout de toi ! Regarde-moi bien ! je suis la femme qui fait trembler des milliers de gens, que tout le monde considère capable des pires actes sanguinaires, de toutes les cruautés, — la hyène de la Poussta !
— Grâce ! grâce !… implora le baron, tombant sur ses genoux.
Pour toute réponse, elle lui lança un éclat de rire haineux et impitoyable, tout en frappant dans ses mains. Aussitôt ses deux servantes, Ersabeth et Iéla, l’une et l’autre vêtues de velours couleur de sang, s’élancèrent de la pièce voisine, s’emparèrent de Steinfeld, lui lièrent les mains au dos, puis lui mirent des fers aux pieds.
— Que veux-tu faire de moi ! demanda le malheureux tremblant de tous ses membres.
— Te juger ! répondit-elle avec une majesté démoniaque.
— Tu vas me tuer ! s’écria-t-il.
— Sûrement, mais j’entends que tu meures à petit feu, fit-elle haineusement. Un coup de poignard ou un breuvage empoisonné seraient pour toi un soulagement qui ne saurait me satisfaire.
— Ayez pitié de moi, Anna, j’arrangerai tout, gémit Steinfeld.
Elle ne l’écouta pas. Sur un coup d’œil d’elle, les filles l’entraînèrent dans la pièce voisine semblable en tout à une chambre de torture et dans un coin de laquelle se trouvait une baignoire de marbre à laquelle conduisaient quatre marches. Sarolta s’étendit nonchalamment sur un sofa qui se trouvait tout proche, puis dit aux filles : Faites ce que je vous ai commandé et ne demandez plus rien, que je puisse me repaître tranquillement des souffrances de ce misérable !
Les deux filles soulevèrent Steinfeld et le pendirent à un crochet, après lui avoir retourné les bras en arrière, de façon à ce qu’il fut suspendu à un pied de terre comme un torturé ; puis elles placèrent un grand poële au-dessous de lui et y allumèrent un grand feu. Jusque là la victime de la hyène n’avait articulé aucune plainte ; mais dès que les flammes commencèrent à lécher la plante de ses pieds, il poussa un léger soupir et pleura de douleur, puis il se mit à hurler et à se démener comme un enragé ; ses nerfs distendus ne pouvaient supporter ce tourment. Néanmoins il le fallut bien ; tandis que plus il délirait de souffrance, plus la cruelle femme riait étendue sur le canapé et plus les deux épouvantables mégères attisaient le feu.
Comme enfin ces dernières l’abandonnèrent, il tomba à terre comme une souche de bois.
— En voici assez, laissez-moi mourir ! murmura-t-il.
— Pas encore, crièrent les filles ; elles paraissaient éprouver une jouissance bestiale à martyriser la pauvre victime sans défense. Elles posèrent Steinfeld à terre sur le dos et l’enchaînèrent solidement sur le plancher. Puis elles lui appliquèrent aux pieds les brodequins, le plus effroyable instrument de torture que l’imagination des bourreaux espagnols ait jamais inventé, elles délièrent les mains, puis lui placèrent les doigts dans des poucettes à étau qui lui firent gicler le sang des ongles. Par bonheur pour lui, il perdit connaissance.
On appela la vieille, elle le rafraîchit, puis dit : « Finissez-en avec lui, ma douce petite colombe de Sarolta, il est trop bas, il n’en a pas pour longtemps ! »
— Mais si je ne veux pas, s’écria la belle hyène en trépignant du pied de colère.
— Alors il sera mort avant, répondit la sorcière.
— C’est bien alors, arrêtez, ordonna Sarolta à ses deux valets de bourreau femelles qui remisèrent de suite les instruments de torture et détachèrent Steinfeld.
— Emploie toutes les ressources de ton art, la vieille, pour le faire revenir à lui. Il lui faut reprendre connaissance et la conserver jusqu’au bout.
La sorcière revint avec toutes sortes de fioles et de flacons et se mit aussitôt à la besogne. Après quelques petits soins, Steinfeld agita les paupières et la regarda.
— Cela t’a-t-il coûté la vie ? s’écria Sarolta. Mais tu as assez expié et la plus belle récompense t’attend. Viens à moi, je veux être clémente et te donner la vie et me donner à toi. Viens, nous allons célébrer notre noce.
— Serait-ce vrai, Anna ? Plus de nouvelles cruautés ? demanda Steinfeld, comme sortant d’un mauvais rêve.
— N’en demande pas plus, je suis à toi, s’écria la belle femme étendant les bras vers lui. Il chercha à se rapprocher d’elle, mais retomba à moitié chemin. Les filles le soulevèrent et le placèrent aux pieds de Sarolta. Ainsi tu es à moi ? bégaya le baron, tandis qu’elle l’enveloppait de ses superbes bras et l’embrassait. D’un regard elle congédia les deux servantes. La vieille posa une coûteuse pelisse de zibeline à la tête de la princesse sur le coussin du sofa et se retira pareillement.
— Je veux me rendre plus belle, dit en riant
Sarolta, aussi belle que Vénus Anadyomène. Steinfeld l’aida à se vêtir et lui passa alors la
fourrure de zibeline, dans laquelle elle s’enveloppa avec une grâce inimitable et qui lui tomba jusqu’à la plante des pieds ; puis elle le pressa de ses lèvres diaboliques jusqu’à ce que, fou de jouissance, il retomba à ses pieds.
— Achève-moi, implora-t-il plongé dans le ravissement.
— Si fait, dit Sarolta avec un regard sinistre.
Un léger bruit se fit entendre et, en un clin d’œil, Steinfeld fut de nouveau saisi par les servantes qui alors l’enchaînèrent à un anneau de fer, fixé au mur au-dessus de la baignoire de marbre.
— Que signifie ? s’écria-t-il. Que te prend-il ?
— Tu vas bientôt l’apprendre, fit Sarolta se levant.
Aussitôt les servantes lui arrachèrent les vêtements.
— Tu m’as ravi ma jeunesse, misérable, continua Sarolta, tu vas maintenant me la rendre avec ton propre sang !
— Comment, suis-je fou ?
— N’as-tu jamais entendu parler de cette comtesse hongroise qui prenait des bains de sang humain et demeura ainsi éternellement jeune ? Je veux aujourd’hui expérimenter cet étrange secret de beauté.
— Mon Dieu, cela n’est pas possible, gémit Steinfeld, sûrement je rêve !
— Éveille-toi donc, s’écria la belle hyène, puis elle jeta sa fourrure et monta dans la baignoire de marbre
Les deux servantes s’avancèrent alors vers l’infortuné armées chacune d’un fouet pourvu de pointes de fer aiguës semblables à ceux en usage sous l’inquisition et commencèrent leur cruelle besogne.
Au bout de quelques coups leur victime était déjà complètement lacérée, son sang coulait à flots dans la baignoire, inondant la belle femme qui plongeait voluptueusement ses superbes membres dans le sang chaud de la vie et riait aux éclats chaque fois que Steinfeld hurlait comme un vrai possédé. Il ne put bientôt que pousser de légers soupirs et finalement pendit de l’anneau telle une masse inerte, sanglante et sans vie !
Anna Klauer était vengée !…
CHAPITRE XI
Une Dalila du peuple
De nouveau une nuit sanglante se passa à Parkany. Les brigands avaient enlevé le Père Pistian et traîné dans l’antre de la hyène, où tout d’abord il partagea les faveurs de Sarolta, puis dut les payer des plus affreux tourments et enfin de son propre sang.
Après son horrible bain, la princesse, drapée de sa fourrure sombre, s’étendit sur le sofa et se fit frotter par la vieille Halka à l’aide de mystérieuses essences.
— Maintenant, ma colombe, murmura la sorcière, te trouves-tu satisfaite de l’emploi de mon moyen, en ressens-tu les effets vivifiants et rajeunissants ?
— Certainement, et je t’en suis reconnaissante. J’ai en toi la plus grande confiance du monde, répondit Sarolta, la dévisageant d’un air sombre.
— Mais que signifie cela ? fit la vieille : plus ton corps est florissant de nouvelle jeunesse et plus ton âme est envahie par de puissantes ombres ? Tu n’es pas contente.
— C’est vrai, Halka, répondit la hyène avec un soupir. L’amour réclame ses droits, j’aime à la haine, et j’aime vainement.
— Serait-ce possible ?
— C’est l’exacte vérité, murmura Sarolta. J’aime Emerich Bethlémy, depuis que je l’ai vu et lui… lui, il me méprise.
— Qui t’a dit ça ?
— Je lui ai offert ma main…
— Et il l’a repoussée, fit la vieille avec un rire malin. Crois-le bien, car tu dois connaître les hommes, donne-lui le fouet et il te baisera les pieds.
— Il est trop tard pour tenter l’épreuve.
— Fais-le saisir, ma pouponne ! s’écria la sorcière et nous verrons alors si nous ne pouvons l’apprivoiser, le jeune étourdi.
— Tu as raison, Halka, oui, nous allons faire ça, répondit la princesse. Eyula est-il encore au château ?
— Certainement, ne lui as-tu pas déjà donné tes ordres pour demain.
— Appelle-le donc.
La sorcière sortit et revint bientôt avec le bethyar.
— Écoute, Eyula, commença la princesse. Il te faut me livrer le jeune Emerich Bethlémy dès demain même.
— Rien de plus facile, répondit le brigand. C’est une besogne qui me plaît, d’autant plus que personne autant que lui n’a tant fait pour entraver notre besogne. À chaque instant il part pour Pesth et va se plaindre au gouvernement du komitat qui, dit-il, est trop tiède et n’apporte pas suffisamment de sévérité ni de vigueur à notre répression. Il vous faudra le martyriser d’une façon exemplaire pour moi.
— Mais comment veux-tu t’emparer de lui ? s’enquit Sarolta, il doit être sur ses gardes.
— Je connais une servante nommée Ursa, reprit ce brigand, qui nous a souvent déjà rendu service. C’est une méchante et libertine petite drogue, pour tout dire, mais belle et rusée comme une couleuvre ; elle nous le livrera contre bons écus sonnants, cela s’entend.
— Comment ça ?
— C’est sa maîtresse.
— Une pareille créature, murmura Sarolta, et il me méprise ! Je veux parler moi-même à cette fille, Eyula, conduis-moi à elle maintenant sur le champ.
La fille vivait avec sa vieille mère au milieu de la Poussta, dans une czarda presque en ruines, où elle débitait de l’eau de vie et du vin et où elle faisait la cuisine pour qui le lui demandait.
Toutes sortes de gens entraient chez elle, des colporteurs, des juifs, en route pour un marché, des pandours, des tsiganes matineux, des filles publiques ou des voleurs.
Elle était habituée à se lever à n’importe quelle heure et cela ne la surprit en aucune façon que l’on vint frapper à sa porte après minuit et que trois hommes masqués, armés de pied en cap, pénétrassent chez elle et se fissent servir un bon coup à boire.
Lorsqu’ils eurent pris place et qu’elle fut allée chercher une bouteille de vin vieux qu’elle mit devant eux, l’un des voleurs qui, à juger par sa mine et par ses vêtements, paraissait le plus jeune et le plus distingué de la bande, posant son bras sur sa hanche, dit : « Ma belle enfant, veux-tu me faire un plaisir ? »
— Pourquoi pas ! répondit la fille, une brûlante et vraiment belle Hongroise, mais dont les traits portaient le sceau de la plus basse débauche. Là-dessus, elle considéra son interlocuteur, tout en laissant glisser sa forte main sur la large fourrure dont son attila[5] était richement bordé, et il lui vint à la pensée que la personne qui se trouvait devant elle ne devait pas être un voleur, mais quelque riche et beau jeune homme.
— Qui te paie bien et te fait encore un présent par dessus, doit être gentiment reçu, Ursa, s’écria un des compagnons du beau jeune homme.
— Eh bien ! que me voulez-vous alors, fit en riant la belle et mauvaise créature s’asseyant en même temps sur le genou de l’homme à la jaquette de fourrure, voulez-vous coucher avec moi ?
— Tu es une belle fille, Ursa, répondit ce dernier, mais cela ne me va pas. Je veux mieux que cela : il te faut donner rendez-vous pour la nuit prochaine à ton amant, le jeune Bethlémy et me céder ta place.
— Cela vaudra peut-être mieux ? fit malicieusement la fille.
— Bien sûr, Ursa, car moi aussi je suis une femme.
— Vous voulez rire.
— Non, je ne plaisante pas, n’as-tu encore jamais entendu parler de la hyène de la Poussta ?
Ursa se leva d’un bond et s’enfuit dans un coin en poussant un cri.
— Allons, ne t’effraie pas, dit Sarolta se levant et suivant Ursa. Oui, je suis cette terrible femme dont toute la Hongrie parle en tremblant mais, malgré cela, nous resterons les meilleures amies du monde si tu consens à me livrer Bethlémy.
— Qu’en voulez-vous faire ? demanda Ursa.
— M’amuser un peu avec lui et puis…
— Le tuer ?
— Tu l’as dit.
La fille réfléchit, puis demanda : « Que me donnez-vous à moi ».
— Vingt ducats sur le champ, répondit Sarolta, ainsi que ce bracelet.
Elle retroussa la manche de sa jaquette de fourrure et prit à son bras un cercle d’or au centre duquel scintillait un rubis et le posa sur celui de la fille. Puis elle dit : « Vingt autres ducats seront à toi quand tout sera terminé. »
— C’est bon, soupira la fille, tout en considérant l’étincelant bracelet, je ferai ce que vous demandez.
La nuit suivante Bethlémy se rendit effectivement à cheval à la czarda et trouva assis dans la salle de la taverne la vieille mère d’Ursa ainsi que deux inconnus. Comme il entrait, la vieille se leva et lui chuchota à l’oreille qu’Ursa l’attendait dans sa chambre à coucher, il n’avait qu’à s’y rendre, mais, quoique sur un ton bas et poli, elle s’arrangea de façon que l’on entendit chaque mot, or comme Bethlémy savait qu’Ursa ne permettait volontiers aucune plaisanterie sur ses amours, il quitta sur le champ l’auberge, remonta à cheval et se donna l’air de reprendre son chemin. À quelques cent pas de la czarda, il revint vers la taverne, attacha son cheval à un saule et, passant par derrière la czarda, grimpa l’étroit et raide escalier. À peine avait-il posé le pied sur le seuil de l’obscure pièce qu’il se sentit saisir par deux bras puissants avec une vigueur telle qu’il ne l’avait jamais jusqu’ici rencontrée chez Ursa, qui, avant même qu’il put reprendre haleine, l’entraînèrent avec un élan passionné et le collèrent sur une superbe gorge, tandis que deux lèvres brûlantes de désirs se collaient à sa bouche…
Comme les étoiles commençaient à pâlir au firmament et que les premiers rayons blafards de la lumière naissante du jour commençaient à jeter leur lueur blanche par la chambre, Bethlémy, tout en embrassant voluptueusement la femme à son côté, dit : « Maintenant il nous faut nous séparer ! »
— Jamais, Bethlémy, répondit une voix qui lui parut étrangère et que cependant il lui sembla tout aussitôt connaître, bien que ce ne fut pas la voix d’Ursa. Jamais ! reprit la voix, tu es à moi, à moi à tout jamais, ou la mort si tu préfères !
— Qui est ça ? murmura le jeune gentilhomme. Qui parle ainsi ? Ursa, où es-tu ?
— Je ne suis pas Ursa, mais celle que tu viens d’aimer et d’embrasser ! cria la femme à son côté, puis elle se mit à lancer un éclat de rire folâtre.
— Toi, mon Dieu ! balbutia Bethlémy, cette voix !… serait-ce possible !…
— Je suis celle que tu as méprisée, et qui t’aime encore, fit la femme avec un calme majestueux. Sarolta, princesse Parkany !
Bethlémy épouvanté se recula de quelques pas.
— Je vais être franche avec toi, poursuivit la princesse ; là-dessus elle se leva lentement, chaussa une paire de pantoufles garnies de fourrure et s’enveloppa de sa pelisse de zibeline. Puis elle reprit : « Je t’aime et veux te posséder à tout prix et pour cela je suis déterminée à te tuer plutôt que de t’abandonner à toute autre femme. Me comprends-tu, mon ami ?…
— Je comprends que j’ai été trompé et trahi d’une façon odieuse.
— Vendu serait l’expression la plus propre, fit railleusement Sarolta. Tu n’étais jusqu’ici que l’amant d’une vulgaire fille de joie à qui tu t’unissais dans cette chambre ; elle t’a vendu à moi, si bien que tu m’appartiens comme l’esclave que j’aurais acheté au marché.
— Épouvantable ! s’écria le jeune seigneur.
— Reste auprès de moi, continua la princesse, je t’aime, résigne-toi à ton sort ; je pense qu’après tout, il n’est pas si terrible qu’il semble te paraître. Ne suis-je pas riche et distinguée ? Ne suis-je pas belle ?
— Tu es la plus belle femme que j’ai jamais vue, s’écria Bethlémy, et cependant je ne puis pas t’aimer. Il y a quelque chose dans ton visage qui m’éloigne de toi, le signe de Caïn semble imprimé sur ton front, tes mains paraissent tachées de sang. Je ne puis t’aimer.
— Essaie, reprit la belle femme, je t’en prie, je t’aime tant ; je n’ai jamais aimé personne comme toi. Elle se leva, posa son bras sur son cou et l’embrassa. Il ne s’éloigna pas d’elle, mais demeura muet. Viens avec moi à Parkany, continua-t-elle, oublie la misérable qui t’a trahie, sois à moi, essaye seulement pour un court espace de temps : une semaine, un seul jour !…
— Non, non, répondit Bethlémy, pas même une heure. Ta beauté pourrait enivrer mes sens, alors que mon cœur t’abhorrerait. Je ne veux pas t’aimer.
À ce même instant, Eyula parut sur le seuil.
— Le jour commence à poindre, cria-t-il, hâtez-vous, princesse, autrement nous allons tomber entre les mains des pandours.
— Mon Dieu, s’écria Bethlémy, mon pressentiment était bien fondé, je te connais scélérate. Tu es le chef de cette bande sanguinaire. Tu es la hyène de la Poussta.
— Et si je l’étais, repris Sarolta, c’est toi qui m’aurais faite ainsi. Je te le demande une dernière fois : veux-tu être à moi, non pas mon mari, ni mon amant, seulement mon esclave, que je foulerai aux pieds, ou bien veux-tu mourir.
— Je préfère mourir, s’écria Bethlémy.
— Laissez-le moi, cet arrogant garçon, dit Eyula, je lui rendrai la mort assez dure.
— Enlève-le, répondit Sarolta d’un air indifférent qui fit frissonner Bethlémy, et fais de lui ce que tu voudras. Elle lui tourna le dos, tandis que Eyula et ses compagnons jetaient Bethlémy à terre, le ligotaient et l’entraînaient dehors en lui adressant toutes sortes de grossières plaisanteries.
CHAPITRE XII
Dans la fourmilière
Devant la czarda, les brigands hissèrent leur prisonnier sur un cheval, l’y attachèrent solidement et s’enfuirent avec lui à travers la Poussta. Arrivés dans une forêt de chênes, il y firent une halte d’une couple d’heures, allumèrent du feu et bivouaquèrent autour. Ils paraissaient attendre quelqu’un. Ils prolongèrent donc leur halte d’une heure.
Tout à coup, le galop d’un cheval résonna dans le lointain et bientôt Sarolta elle-même en descendit. Elle avait de nouveau revêtu des vêtements masculins : de hautes bottes, une culotte noire collante et une sorte de petit attila garni de zibeline et orné de brandebourgs d’or. Sa belle tête au visage mat était relevée par une kutschma de zibeline surmontée d’une aigrette de plumes de héron. L’un des brigands s’empressa de tenir son cheval tandis que, légèrement, elle sautait à terre, puis s’approchait du feu.
— Or ça, dépêchez-vous, cria-t-elle, il est grand jour et les pandours chevauchent sur la Poussta.
Sur cette injonction, deux brigands arrachèrent leur captif de cheval, le jetèrent à terre comme une bête, lui lièrent ensuite les mains à l’aide d’une longue corde, puis le traînèrent comme un paquet dans la forêt ; au cours de ce court mais douloureux calvaire, la tête de l’infortuné portait à tout instant sur les racines noueuses que les grands chênes avaient jetées tout autour d’eux, ou sur quelques-unes des grosses pierres coupantes émaillant les sentiers de la forêt. Il était affreusement défiguré et le sang ruisselait de son pauvre visage, au moment où ses tortionnaires firent halte près d’un tronc d’arbre abattu, dans lequel une république d’industrieuses et laborieuses fourmis avait installé son siège. Les noirs petits insectes grouillaient tout autour cherchant la chaleur du soleil, peut-être aussi bien à ravir un morceau de butin à la tribu de fourmis voisine.
Les brigands placèrent Bethlémy sur la tête, en plein dans le milieu de la fourmilière et appuyèrent son corps à une jeune souche de chêne qui avait poussé tout près du tronc pourri, puis l’y lièrent solidement.
La belle hyène assistait à l’opération et donna sa plus vive approbation à l’atroce et infernale invention.
Quand la cruelle besogne fut terminée, l’inhumaine se rapprocha et railla son impuissante victime dans les termes les plus horribles. À ce moment, Ursa, échappée en hâte de la czarda, arriva sur les lieux ; les pandours étaient sur la piste des brigands, quant à elle, elle s’était vivement décidée à enfourcher le cheval de Bethlémy et était accourue pour les prévenir, plus pour empêcher qu’on la soupçonnât de trahison, que parce qu’il lui importait de sauver les farouches compagnons.
— Que faites-vous ici ? fit-elle étonnée, dès qu’elle aperçut Bethlémy dans son étrange position.
— Nous aidons le noble seigneur à gagner le Ciel, répondit Eyula.
— Comment ça ?
— Ce moyen est-il si nouveau pour toi, Ursa ? demanda un autre brigand ; m’est avis que la chose a dû arriver assez souvent auparavant par la Poussta.
— Je la vois pour la première fois, dit la fille, contemplant son amant trahi avec la curiosité la plus froide et la plus cruelle.
— Viens alors, je vais t’enseigner quelque-chose que tu ne connais pas, répondit Eyula. Vois bien, ma fille, ceci est une fourmilière dans laquelle nous avons fourré le cavalier ; aussitôt que nous aurons quitté les lieux, les chers petits insectes le verront sûrement pour la première fois et procéderont avec lui exactement comme avec ce bloc de chêne qu’elles ont complètement rongé. Au lieu d’habiter un vulgaire bout de bois, elles établiront leur domicile dans un beau crâne noble.
— Mais c’est affreux ! murmura Ursa sur un ton d’indifférence glaciale.
— Pour lui ?… peu-être ! fit le betyar d’un air moqueur, il doit même avoir déjà un léger mal de tête. J’ai entendu une fois un moine que nous avions traité ainsi jeter des cris de vrai possédé, c’est une bonne plaisanterie ; c’est grand pitié que nous ne puissions entendre celui-ci !
— Et en combien de temps la mort survient-elle ? demanda la fille.
— Assez longtemps, répondit le brigand, deux ou trois jours.
— Tu es un maître homme ! s’écria Sarolta. Voici pour ton heureuse et ingénieuse trouvaille. Elle prit une pleine poignée de ducats et la glissa dans la main du bandit, puis elle ajouta : mais maintenant à cheval, autrement nous serions nous-même en danger.
En un clin d’œil tout le monde fut en selle et se mit à chevaucher l’un après l’autre.
Bethlémy se vit seul, livré sans espoir aux pires tortures, à la plus affreuse des morts ; il sentit les fourmis, d’abord, une par une, puis par véritables troupes, monter et descendre le long de son visage, comme conduites par un guide, puis elles se mirent à pénétrer dans ses oreilles ; dans son indicible désespoir, il se mit à faire ce qu’il n’avait pas fait depuis de longues, bien longues années, il se prit à prier, il versa des larmes devant Dieu, non pas pour sa délivrance, mais pour son salut et une prompte mort.
Soudain, des pas se firent entendre, qui se rapprochèrent de plus en plus et enfin Ursa parut devant l’infortuné. Elle le tapota légèrement de sa main ouverte sur le visage et dit en riant : Maintenant, comment vas-tu, Emerich ?
Bethlémy se tut.
— Serais-tu encore assez fou pour m’aimer, dis ?
— Tu m’as vendu et trahi, Ursa, et repayé
mon amour d’une ingratitude sans borne, répondit-il sur un ton plein de douceur, mais je te pardonne.
— En vérité, fit-elle en riant.
— Je te pardonne !
— Parce que tu penses que je vais te rendre la vie.
— Je ne désire plus vivre, continua Bethlémy ; après que toi que j’ai tant aimée m’as livré à mes ennemis, la mort m’apparaît comme une amie ; mais je te prie, si ton cœur conserve encore quelque compassion et quelque humanité, tue-moi sur le coup !
La fille se prit de nouveau à rire et, tout en riant, tira un long couteau de sa ceinture puis… trancha les liens qui ligotaient son amant : il était libre.
Aussitôt Ursa l’aida à se dégager et à le débarrasser des fourmis dont sa tête grouillait.
— Je te remercie, Ursa, dit Bethlémy, surpris et touché à la fois de la générosité de sa traîtresse amante.
— Tu n’as pas à me remercier, fit-elle en riant, j’ai ce qui reste de mon argent dans la poche et te l’ai apporté. Mais maintenant il nous faut prendre une prompte résolution et l’exécuter vivement, autrement, avant le coucher du soleil je serais la victime des brigands.
Elle embrassa son ancien adorateur d’un air moqueur et disparut aussitôt entre les taillis.
CHAPITRE XIII
Démasquée.
La fille rentra vers le soir dans sa czarda. Comme elle pénétrait dans la salle commune, dans laquelle sa mère versait à boire à un homme vêtu d’un bunda[6] velu, elle passa la tête haute et sans crainte, un sourire railleur errant sur ses lèvres. Elle savait que l’homme qui semblait vouloir la sonder du regard, appartenait à la bande de la hyène et qu’il faisait l’espion, mais cela ne lui produisit aucune angoisse ; elle s’assit auprès de lui et se mit à fredonner une chanson un peu leste.
— As-tu déjà appris, Ursa, fit le bandit, que Bethlémy que vous avez plongé ce matin dans une fourmilière s’en est échappé d’une façon extraordinaire et miraculeuse ?
— Je sais qu’il s’est sauvé, répondit Ursa du ton le plus indifférent de monde, mais je ne vois là rien de bien extraordinaire : c’est moi-même qui l’ai délivré.
— Toi ? Mais sais-tu bien ce que tu as fait là ? dit le brigand, dont l’étonnement était loin d’être feint.
Par dessus l’épaule de l’homme, la vieille lança à sa fille un coup d’œil signifiant sois prudente ! mais celle-ci n’y prit garde.
— Ne crains-tu pas la vengeance de la hyène ? appuya le bandit.
— Je me ris d’elle, dit Ursa, cette nuit est la dernière que je passerai sous ce toit. Demain de grand matin, ma mère et moi quitterons non seulement ces lieux, mais notre patrie et irons, avec Bethlémy qui me doit la vie et m’aime plus que tout, en Amérique.
— En cela tu fais bien ! répondit le brigand souriant d’une façon étrange et sinistre. Là-dessus, il se leva, paya son écot et s’éloigna rapidement.
— Qu’as-tu fait ? dit la mère, nous sommes perdues !
— Au contraire, je sais fort bien ce que j’ai fait, répondit tranquillement la fille.
La nuit venait de tomber. La vieille était montée dans la pièce au-dessus et priait, tandis qu’Ursa fredonnait et chantait à plein gosier. Tout à coup, on frappa à la porte.
— Qui est là ? demanda la fille.
— Quelqu’un qui paiera sa consommation, fut la réponse.
— Je te connais, tu es Eyula, répliqua Ursa. Je t’attendais, toi et les tiens, car en vérité, c’est moi aujourd’hui qui vais vous régaler…
— Ouvre ! firent aussitôt vingt voix.
— Oh ! volontiers, répondit Ursa, d’un ton narquois. Mais vous êtes donc si pressés ?
À l’instant même où la porte s’ouvrait et où Eyula, la face noircie, paraissait sur le seuil, un coup de feu partit de la salle qui l’étendit raide mort sur le plancher ; ce coup de fusil était un signal pour les pandours dissimulés dans la czarda de faire, par toutes les fenêtres et par toutes les lucarnes du toit, feu tous ensemble sur les brigands.
Ceux-ci, déconcertés par une attaque aussi soudaine, reculèrent et cédèrent la place, laissant la plupart d’entre eux tués ou blessés, mais ils revinrent bientôt, assiégeant la misérable hutte de tous côtés. Quelques-uns parvinrent même dans la salle de l’auberge où ils livrèrent aux pandours un sanglant corps-à-corps ; mais bientôt on entendit le galop des hussards, réquisitionnés de la ville voisine par le juge suprême du Komitat, et qui étaient cachés dans le bois voisin.
Les brigands se trouvèrent pris entre deux feux, ils prirent la fuite, poursuivis par les hussards qui sabrèrent la plupart et prirent cinq prisonniers. Deux des brigands réussirent seuls à se sauver.
Parmi ces derniers se trouvait le chef de cette bande redoutable : la cruelle hyène de la Poussta.
Les brigands faits prisonniers, conformément à la cruelle, mais simple et pratique méthode du commissaire Stephan Mad, furent sur le champ mis à la torture jusqu’à ce qu’ils avouassent que le chef de leur bande n’était autre qu’une femme et cette femme la princesse Sarolta Parkany, information fournie précédemment déjà par Ursa.
De là, le commissaire se rendit en hâte au château de la princesse, qu’il avait, comme précédemment la czarda, prudemment fait entourer. Là, il s’enquit des raisons de l’absence de la princesse.
Comme il se proposait d’interroger les trois femmes de confiance : Halka, Iéla et Ersabeth, il voulut explorer le château, et, dans la petite pièce de la tour, dont il fut obligé de faire enfoncer la porte, il ne découvrit que leurs cadavres.
Elles avaient mis fin par le poison à leur existence criminelle.
Immédiatement, des exprès, des hussards et des pandours furent expédiés dans toutes les directions pour capturer la femme sanguinaire qui avait ordonné et organisé toutes ces atrocités. Du nord au sud, de l’est à l’ouest, on fit jouer le télégraphe. Le tocsin résonna dans tous les villages. Les gens du pays, exaspérés contre les brigands et leur chef, s’armèrent de faux, de fléaux et de fourches ; hommes, femmes, enfants se mirent à parcourir forêts et Poussta, champs et jardins ; dès le matin parut la grande armée du komitat.
Vers midi, une troupe de paysans découvrirent des taches de sang auprès d’un marais, aussitôt ils l’entourèrent et le fouillèrent.
Soudain, éclata un coup de feu suivi d’un grand cri : chacun de courir aussitôt dans la direction d’où s’étaient élevées flamme et fumée que chacun avait vues, là, on découvrit un jeune homme dissimulé dans les roseaux, qui menaçait encore de son révolver un paysan gisant auprès de lui, et sur qui il venait de tirer un coup de pistolet.
— Arrière, ou je tire ! s’écria ce jeune homme d’une voix qui, on le sentait, avait l’habitude du commandement, mais bientôt il reçut sur les épaules un coup de fléau qui l’étendit à terre ; la foule se jeta aussitôt sur lui, lui arracha ses armes et lui lia les mains au dos.
— Quelle belle capture ! fit un vieux paysan : c’est la princesse de Parkany.
— La hyène ? demandèrent aussitôt vingt voix.
— Elle-même ! affirma le vieux.
— Menons-la vite au komitat, crièrent quelques personnes.
— Que vous prend-il, s’écria alors le vieux paysan ; une pareille brute ne doit jamais une fois prise sortir vivante de nos mains. Elle est assez rusée pour nous envoyer au gibet. Il faut la tuer sur le champ comme un fauve ou un oiseau de proie !…
— Le vieux à raison, rouons-la de coups jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus ! cria la foule en chœur.
On sortit Sarolta du marais, on lui arracha les vêtements, et, de tous côtés, on se mit à la frapper sans pitié à coups de gourdins.
— Épargnez ma vie, s’écria-t-elle dans une angoisse mortelle, je suis riche, fort riche, je vous donnerai tout ce que je possède.
Les coups se mirent à pleuvoir de nouveau, personne ne parut l’entendre.
— Pitié ! pitié !… s’écria-t-elle.
— As-tu eu pitié de tes victimes, misérable, répondit le vieux paysan. Tuez-la, vous autres, sans la moindre merci.
Les paysans poursuivirent leur effroyable exécution. Sarolta avait reçu plus de cent coups et saignait par un nombre presque égal de blessures ; enfin elle tomba évanouie.
— Assez ! ordonna le vieux.
— Elle vit encore, demanda une femme de paysan.
— Précisément pour cela, s’écria le vieillard. Elle ne peut plus supporter les coups, mais nous allons pendre son corps encore vivant.
— C’est çà, pendez-la ! cria toute la foule.
En vain Sarolta poussait-elle les plus horribles malédictions, en vain implorait-elle grâce, en vain son angoisse mortelle et ses souffrances lui arrachaient-elles des larmes, un jeune paysan lui appliqua un coup sur la nuque, deux autres tombèrent ensuite, et finalement son corps se balança à la branche d’un aune.
Son agonie ne dura que quelques minutes, puis ce monstre féminin rendit sa vile âme.
Alors les paysans détachèrent son cadavre, le jetèrent sur un tombereau à fumier et le conduisirent ainsi au komitat.