Les Batailles sous Metz et le général de Ladmirault

Les Batailles sous Metz et le général de Ladmirault
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 292-304).
LES BATAILLES SOUS METZ
ET LE GÉNÉRAL DE LADMIRAULT
À PROPOS DES ARTICLES DE M. ÉMILE OLLIVIER

A la suite du dernier article de M. Emile Ollivier sur les batailles autour de Metz, qui a paru dans notre numéro du 15 août, nous avons annoncé que, dès le premier de ces articles, le colonel de La Tour du Pin nous avait adressé des observations relatives au rôle militaire du général de Ladmirault, dont il était l’aide de camp en 1870. D’accord avec M. de La Tour du Pin, il avait été convenu que ses observations paraîtraient seulement lorsque la série de M. Ollivier serait terminée et nous les avions communiquées à ce dernier, qui nous avait fait part de sa ferme intention d’y répondre. Nous aurions voulu reproduire les deux textes en même temps, afin que nos lecteurs fussent mieux à même, en les comparant, de se faire une opinion personnelle sur les faits allégués de part et d’autre. La mort n’ayant pas permis à M. Emile Ollivier de réaliser son projet, nous avons le regret de ne pouvoir publier aujourd’hui que le témoignage de M. de La Tour du Pin.


A l’histoire des batailles sous Metz, sur laquelle on a tant écrit, M. Emile Ollivier croit pouvoir donner un nouveau tour : il n’en laisse pas porter les responsabilités uniquement sur la tête du commandant en chef, le maréchal Bazaine ; il prétend l’en décharger largement sur la tête de ses lieutenans, et notamment sur celle du commandant du 4e corps de son armée, le général de Ladmirault.

Après avoir donné le plan adopté par Bazaine pour ramener l’armée, dans la journée du 15 août, de Metz vers la Meuse, M. Ollivier ne craint pas d’attribuer son inexécution à ce que « de toutes parts vont éclater la désobéissance, la négligence, ou l’inintelligence. » Puis, dans la suite du récit, nul n’en est montré plus coupable que le général de Ladmirault ; cela, depuis « l’incroyable anarchie dont l’état-major du 4e corps présentait le spectacle[1], » jusqu’au « motif inouï que donne son officier d’ordonnance de la négligence de son chef[2]. » Cet « officier d’ordonnance » est constamment en jeu, parce que c’est à ses dépositions au procès Bazaine que M. Ollivier emprunte le plus des reproches dont il charge le général. Or, à une autre occasion, cet « officier d’ordonnance », ou plutôt cet aide de camp, — c’était moi, — a précisément reçu de son chef mission de parler pour lui.

Voici mes pouvoirs :


« Mon cher La Tour du Pin, je vous serai bien reconnaissant d’une réplique que vous pourriez faire à l’ouvrage du général Jarras sur les actions qu’il peut attribuer au 4e corps de l’armée de Metz... Vous avez bien connu tous ces faits ; vous y avez pris une grande part...

« Le général de Ladmirault, »

14 juillet 1892.


J’ai été sept ans aide de camp du général de Ladmirault, avant, pendant et après la guerre, dans toutes les fortunes. C’est là ce qui caractérise la fonction, que M. Ollivier paraît ignorer avoir été la mienne, comme d’ailleurs il ne tient pas un compte suffisant de la constitution des états-majors de l’époque. Les états-majors n’existaient pas en temps de paix et devaient être créés de toutes pièces, à tous les degrés de l’organisation, pour l’entrée en campagne. Autrement, les officiers généraux n’avaient à leur disposition que des officiers d’ordonnance détachés temporairement de la troupe et des aides de camp recrutés dans un corps spécial, le corps d’état-major, par un libre choix réciproque. C’était entre leur chef et eux une sorte d’association k long terme, naissant de la confiance et reposant sur le dévouement. On conçoit qu’au fort de l’action le général se servit plutôt, pour la soutenir, des officiers qui étaient ainsi à sa main, que de ceux d’un état-major constitué de la veille, et dont la besogne essentielle était d’ailleurs distincte et toute tracée.

C’est donc en la qualité susdite, dans laquelle je désire être reconnu, que je vais apporter ici quelques témoignages. Mieux que des définitions, ils feront toucher à M. Ollivier ce qu’est un aide de camp. Je les classe sous les chefs d’accusation qui se dégagent de son œuvre.


I

Le général de Ladmirault a-t-il contrevenu aux ordres du maréchal Bazaine en prenant part le 14 août à la bataille de Borny ? — Pouvait-il faire autrement ? — Etait-il en présence d’une disposition qui devait le lui interdire ou l’en dispenser ?


Voilà les points qu’il faut élucider.

Un ordre aussi insolite que celui de ne pas se défendre contre une attaque ne se comprendrait que si une autre troupe eût été chargée de couvrir la retraite : une arrière-garde en position, sous la protection de laquelle les chefs des autres unités savent qu’ils peuvent continuer le mouvement en retraite sans être inquiétés, et finalement, en la circonstance, jetés à la Moselle, qu’ils ont à franchir sur des ponts volans, — opération toujours délicate.

Si cette disposition normale n’a pas été prise et notifiée par le commandant en chef, ni ordonnée aux chefs des diverses colonnes, c’est à chacun d’eux d’y pourvoir par ses moyens : non pas en laissant ce soin à une arrière-garde, — ce serait contrevenir à l’ordre de mouvement général, — mais par une contre-attaque. Celle-ci peut sans doute retarder la marche, mais beaucoup moins que ne le ferait la constitution d’une arrière- garde qu’il faudrait attendre, sa mission terminée. C’est aussi l’avis du maréchal Bazaine lorsqu’il dit : « L’ennemi était sur nos baïonnettes ; je ne pouvais pas effectuer un passage dans de bonnes conditions. C’est ce qui a amené la bataille de Borny. » (Procès Bazaine, p. 211.) Ailleurs, il dit aussi : « ... Oui, mais que serait-il arrivé si j’avais laissé un échelon derrière et si cet échelon avait été attaqué ? J’aurais été obligé de revenir, parce que je n’aurais pas pu l’abandonner à lui-même. » (Procès Bazaine, p. 164.)

Aussi le maréchal Bazaine ne me témoigna-t-il pas le moindre mécontentement de ce contretemps, quand au lendemain je lui en apportai et remis le rapport.

Enfin j’apporterai ici un autre témoignage personnel : c’est que la retraite du corps d’armée, retardée par sa participation à la rescousse de Borny, le fut encore davantage par la négligence du commandement à la faire reprendre par ce corps aussitôt la fin de la lutte. Il s’écoula en effet trois heures entre ce moment-là et celui où je revins de reconnaissance annoncer à mon chef que les corps voisins avaient repris le mouvement et étaient guidés vers Metz par l’Etat-major général. Celui-ci paraissait nous avoir ignorés ou oubliés.


II

Le général de Ladmirault a-t-il contrevenu aux ordres de mouvement donnés par le maréchal Bazaine pour la journée du 15 août ? Le retard dans l’exécution de ce mouvement lui est-il imputable ?


Ce qu’il en fut est facile à déduire de ma déposition au procès du maréchal, pourvu qu’elle ne soit pas l’objet d’un commentaire inexact. La voici rétablie. (V. Procès, p. 283) : 1° je n’étais pas chargé de demander un changement d’itinéraire à l’ordre de mouvement, mais un répit dans son exécution ; 2° le maréchal ne m’indiqua pas une route nouvelle, mais uniquement celle qui nous avait été assignée en même temps qu’au 3e corps ; 3° quand j’eus dit que cet itinéraire était impraticable et que je n’en voyais pas l’aboutissement, il se contenta de me tracer sur la carte une direction ; 4° cette direction n’était pas l’indication du chemin de Lorry, qui n’existait pas sur sa carte. (V. Procès, p. 163.)

C’est à ne pas se reconnaître dans cette manière de reproduire une déposition.

J’ai dit aussi avoir redressé une fois la direction de la colonne qui suivait cette route, puis l’avoir vue perdue une seconde fois et ne l’avoir pas rétablie alors. Ce point est omis dans la suite du récit. Enfin j’y suis représenté comme porteur de l’ordre de mouvement : ce n’était pas ; je ne connaissais que l’ordre verbal que je venais de recevoir ; je n’y avais pas obtenu d’autre changement qu’une interversion dans la succession des corps d’armée que cet ordre concernait.

Au résumé, il restait ferme que l’ordre général mettait deux corps en marche sur la route de Metz à Verdun par Mars-la-Tour, et les deux autres sur la route de Metz à Verdun par Doncourt, qu’il fallait gagner par un chemin de traverse encaissé, un col, celui de Lessy, et un ravin, celui de Chatel. — Que l’état-major eût reconnu d’autres voies, qu’importe ? Il ne les a pas indiquées au commandement, M. de Ladmirault mit sa division de tête sur la voie qui lui était tracée, à l’heure dite, sans attendre la réponse à la demande de sursis qu’il m’avait confiée ; cette troupe ne put déboucher, comme je l’avais dit. Ce que voyant, il prit avec le reste du corps la route excentrique, mais libre, de Metz à Montmédy, par Woippy. Est-ce là qu’il désobéit ? Le maréchal ne l’estima pas, car il dit : «... Le général de Ladmirault l’a prise, il a bien fait. » (V. Procès, p. 163.)


III

Passant à la troisième de ces journées, celle du 16 août, dite journée de Rezonville, la critique pose le dilemme suivant : « La faute capitale de la journée, l’inertie de notre droite, ne peut être imputée à la fois à Ladmirault et à Bazaine. Bazaine n’a-t-il pas ordonné, Ladmirault ne mérite aucun blâme ; Ladmirault a-t-il désobéi à un ordre donné, Bazaine échappe à tout reproche. »

De même que tout à l’heure j’avais peine à reconnaître ma déposition sur la journée du 15 dans la manière dont elle était reproduite, j’en ai davantage encore à raccorder mes souvenirs de celle du 16 avec cette double indication d’inertie d’une part et de manque à l’obéissance de l’autre : d’une part, je ne me rappelle pas y avoir entendu parler d’un ordre quelconque du maréchal ; d’autre part, je crois y avoir eu pas mal à travailler de mon état. Cela si bien qu’au soir nous en fûmes pour trois généraux et deux mille hommes de perte, — de ceux que M. Ollivier dit être demeurés « les bras croisés[3]. »

Il y avait un ordre de marche, celui que j’avais rapporté la veille : il consistait uniquement à s’établir, s’éclairer et se garder à Doncourt, village sur la route septentrionale de Metz à Verdun par Conflans, Etain, etc. Je l’appelle septentrionale par rapport à l’autre route, qui, partant également de Gravelotte où bifurque celle de Metz à Verdun, se poursuit à gauche par les villages dont les noms allaient devenir célèbres, Rezonville, Vionville, Mars-la-Tour. Le 2e corps devait la prendre, puis le 6e, tandis que le 3e devait suivre le 4e par la route au Nord de celle-ci. La Garde devait prendre l’une ou l’autre de ces deux routes, selon les circonstances. — Ce sont ces dispositions de marche, trop simples, que M. Ollivier trouve « réglées de main de maître. »

La division de queue du 3e corps et celle de tête du 4e n’en étaient pas moins en panne depuis la veille, quand les autres divisions du 4e levèrent le camp pour gagner Doncourt par la seule route qu’elles connussent libre, celle de Woippy et Saulny vers Montmédy. Et bien elles firent, dit le maréchal. (Voir ci-dessus : Procès, p. 164.)

Comme pendant cette marche le canon se faisait entendre sur leur gauche, c’est-à-dire sur l’autre route, celle du Sud, la première de ces divisions d’abord, — la division Grenier, — se porta rapidement dans la direction, laissant pour cela ses sacs ; la seconde, Cissey, deux heures plus tard, parce qu’elles étaient séparées par le convoi, qu’il avait fallu encadrer ainsi pour qu’il ne courût pas risque d’être enlevé.

Les premières troupes conversèrent d’abord à gauche, le général en tête, guidées par la fumée des canons, jusqu’à ce qu’elles eussent aperçu la droite du 6e corps, fortement engagée, tandis que le 3e figurait en réserve.

Nous formions ainsi aile marchante de la conversion, que nous avions entamée sans ordres.

Nous la continuions en abordant l’ennemi et le refoulant, lorsque se dessina contre nous une puissante contre-attaque. Le général de Ladmirault, qui était descendu, avec ses têtes de colonnes déployées, dans un ravin, remonta avec elles sur la berge pour recevoir cette attaque. A ce moment même y accourait bien opportunément la division Cissey, dont il n’avait cessé de presser l’arrivée. Le choc fut violent, anéantissant la colonne allemande, — cinq bataillons et trois escadrons. — Cela malgré la diversion prononcée par une puissante cavalerie sur l’autre face du redan dessiné par le ravin.

C’est au cours de ce rapide récit que vient se placer l’épisode imaginé par un correspondant anonyme[4], d’une manifestation de faiblesse et de frayeur qui serait apparue chez le général de Ladmirault à l’approche de l’attaque prussienne. Il est regrettable que ce conte ait été accueilli par M. Ollivier sans plus de fondement : je n’ai vu ni ressenti rien de pareil, moi qui étais alors à la botte du général, porteur de son fanion. Je ne m’en séparai que pour ramener deux bataillons trop exposés de l’autre côté du ravin, puis pour « ramasser tout ce que je trouverais de cavalerie, » selon l’expression de mon chef, afin de l’opposer à celle qui menaçait son flanc droit.

Ces deux chocs ne furent pas tellement simultanés, que le même officier d’ordonnance, le lieutenant Niel, aujourd’hui général, n’ait pu être témoin des deux, quoiqu’ils se soient produits respectivement sur les deux faces opposées du redan susdit. C’est à son saillant, au centre du corps d’armée, que se tenait le général, comme il avait coutume quand il ne se montrait pas sur la ligne des tirailleurs pour reconnaître le terrain ou encourager la troupe. Il y eut même assez d’intervalle entre les deux attaques pour que Niel eût le temps d’interroger des prisonniers faits sur celle de gauche avant de déclancher à droite la charge de la division Legrand et d’y participer, comme je le vis en revenir. Il pouvait être alors sept heures du soir, et le rassemblement des unités disloquées se faisait des deux côtés.

Que vient-on nous conter alors du général qu’on ne trouvait pas ?... de toute la journée, dit-on, le maréchal n’avait su où était le corps d’armée. — Soixante pièces de canon en feu font pourtant un certain bruit. — Son chef était, vraisemblablement, au centre de l’action puisque, des trois cavaliers de la garde de son fanion, l’un était tué, un autre blessé, l’autre disparu. — Aucun des officiers envoyés, dit-on encore, à sa recherche par le maréchal n’avait pu le joindre... Je n’ai pas à l’expliquer, mais à le constater, d’abord pour n’en avoir, en effet, pas vu un seul, ensuite parce que cela se trouve confirmé au procès.

Pourtant M. Ollivier a écrit : « Or il est certain que Bazaine a ordonné et que Ladmirault a désobéi. » — Ordonné quoi ? Désobéi à quoi ?...


IV

Le général de Ladmirault n’a pas reçu d’ordres ; il n’en a pas demandé. Sur cette seconde constatation, j’ai écrit quelque part[5] qu’il n’en avait garde, ne pouvant manquer de pressentir à quoi ces ordres eussent tendu.

M. Ollivier s’en indigne, cette fois contre moi, dont il trouve l’explication « inouïe ; » contre le général ensuite, dont, sans aller aussi loin dans ses appréciations, il trouve l’attitude, mettons distante, très coupable.

Restons d’abord dans le fait : on ne demande des ordres, quand on en a déjà, que lorsqu’on est en présence d’un fait nouveau de nature à les modifier. Le cas se présenta-t-il pour nous dans cette journée du 16 août ? Elle commence par une longue marche, sans aucun incident, pour gagner l’étape assignée. A ses approches on rencontre des vedettes ennemies : ce n’était une surprise pour personne, pas plus à l’Etat-major général que pour nous. On les refoule et l’on atteint une hauteur d’où l’on voit le passage sur la route de Gravelotte à Mars-la-Tour chaudement disputé à la colonne de gauche de l’armée française. On marche à son canon, on prend contact avec ses unités les plus voisines, qui sont elles-mêmes en communication avec le commandant en chef, et l’on appuie leur développement d’une manière si complète, qu’à un moment les troupes se rejoignent. — C’est là ce que M. Ollivier appelle « agir comme un commandant en chef isolé. » — A mesure que celles du 4e corps débouchent sur la ligne de bataille, elles la prolongent vers la droite, débordant ainsi jusqu’au-dessus de Mars-la-Tour le corps ennemi qui barrait la route. Il faut se bien rappeler que c’est le fait d’un seul corps d’armée ennemi. Déjà ses flanqueurs étaient refoulés par notre division de tête, quand celle d’un autre corps d’armée allemand vient à la rescousse. Nous y faisons face, nous lui brisons la tête, et nous restons, la journée finissant, sur la position.

Tout cela ne se passa pas dans une musette, ni sans donner à l’état-major du 4e corps quelque occupation, tandis qu’il y avait un gros état-major général pour y venir voir, qui ne s’en dérangea pas. Il avait assez à faire, paraît-il, de chercher le commandant en chef, qui ne s’en inquiétait pas plus que de nous.

La nuit venue, le commandant du 4e corps, demeuré en effet sans communications avec cet état-major, se replia sur la position qui lui avait été assignée dans l’ordre général de marche, — Doncourt, qui est avec Jarny la clef du passage de l’Orne. En s’en départissant sans ordres, il eût commis la faute la plus grave que puisse commettre le chef d’un corps dans une armée en retraite. Il eût compromis cette retraite considérée comme le salut de l’armée, alors qu’elle ne pouvait plus s’effectuer que par la route dont il avait la garde. Et il eût commencé par compromettre sa propre troupe, s’il l’avait fait sans reprendre ce qu’il avait laissé en arrière pour accourir au feu, son convoi, les sacs de son infanterie, les charges de sa cavalerie. C’eût été trop d’étourderie chez un homme de l’expérience du général de Ladmirault ; il ne pouvait perdre de vue ni ce détail, ni l’idée générale qui avait inspiré l’ordre de mouvement.

Ici se placerait la discussion classique sur la possibilité pour le 4e corps, réduit à deux divisions en marche ou au combat depuis le matin, d’enlever à la fin de la journée, — il ne faut pas dire Mars-la-Tour, qui n’a pas de valeur militaire, mais Tronville, qui était visiblement la clef de la position. Je n’ai pas qualité pour aborder cette discussion qui partage encore les esprits, n’ayant la parole que pour apporter des témoignages et non des opinions. Je l’ai fait ailleurs[6].

J’appellerai seulement ici l’attention sur l’avis du général Bonnal[7]. Je le vois souvent cité par M. Ollivier sur des points moins importans que celui-ci, où il se prononce nettement contre la possibilité d’obtenir utilement ce nouvel effort des troupes du 4e corps ; comme aussi contre l’explication fantaisiste, et d’ailleurs controuvée, tirée de l’épuisement physique du général de Ladmirault, qui dépare, comme il dit, les récits charmans de M. Bapst.


V

Voilà qui est dit pour le fait du commandement, non point isolé, mais très personnel, exercé par le général de Ladmirault pendant la journée du 16 août. Si j’ai paru en éluder l’explication morale, c’est pour la mieux dégager du moment, en la montrant dominante et constante, comme on va le voir.

Le général de Ladmirault, ainsi que la plupart de nous, avait pressenti clairement que le maréchal Bazaine ne songeait pas à s’éloigner des murs de Metz et préférait attendre ainsi les événemens qui se produiraient ailleurs ; on le savait d’ailleurs capable de sacrifier beaucoup à ce plan. Mon chef ne me le dit que bien plus tard ; mais moi, à qui sa confiance accordait une certaine liberté de parole, je le lui avais dit dès la veille, en rentrant du grand quartier général où j’avais été chercher les ordres du maréchal. Le mouvement d’irritation, qui se traduisit chez celui-ci par un coup d’ongle sur la carte, m’avait, je ne dirai pas suffi, mais confirmé dans le sentiment que l’ordre de mouvement aussi bizarrement tracé n’était qu’une feinte. Je n’étais pas seul à le penser : la veille, le colonel Lewal en avait dit le mot, en réponse au cri du maréchal Canrobert devant l’incroyable traversée de Metz[8]. Voici comment je m’étais exprimé : « Mon général, le pays dont je vous parle (le plateau et la vallée de l’Orne) est beau, riche, boisé ; un corps d’armée peut en manœuvrant s’y tirer d’affaire ; le vôtre a confiance en vous et vous suivra. Emmenez-le pour votre compte, parce que sans cela nous sommes tous perdus[9]. » Le général ne me répondit pas autrement que par ces mots : « Vous êtes fatigué, allez vous reposer. » Mais je vis bien ce qu’il en pensait, — et il n’en pouvait, comme je le répète ici, penser autrement.

Sans doute, son indulgence à ne pas me reprendre de ce langage insolite n’était pas alors autre chose qu’un égard pour mon état de fatigue à la suite du combat de la veille et du service de la nuit. Cette indulgence ne correspondait nullement chez lui à une méconnaissance de la discipline ou à un affaiblissement de l’esprit de devoir. Ce que lui commandait la discipline, il venait de s’en acquitter ; et ce qu’il lui restait à faire était tracé par l’ordre même, dont il accomplit le but en ne s’en tenant pas aux moyens indiqués. C’est ainsi que l’initiative d’un chef peut se concilier avec sa subordination, pour le plus grand bien du service.

La discipline, qui fait la force principale des armées, — comme s’exprimait notre règlement d’alors, — n’est ni servile, ni passive. Elle doit être comprise comme ce qu’elle est essentiellement, le départ des responsabilités. A celui qui commande appartient celle du but ; à celui qui exécute celle du choix et de l’emploi des moyens. Il n’a d’ordres à attendre ni à solliciter pour s’en couvrir, tant qu’il voit clairement la situation ; c’est elle qui le commandera désormais jusqu’à l’atteinte de ce qui lui a été assigné pour but. — Soupçonne-t-il, par des indices certains, que ce but n’est pas aussi ferme dans la pensée de qui l’a tracé que dans son expression, il ne connaît que celle-ci, et ne doit pas risquer d’en affaiblir la poursuite par les lenteurs inévitables d’une hésitation ou d’une demande d’ordres qui entraine leur attente et compromet sûrement ainsi l’action. Sans doute Canrobert et Le Bœuf envoyèrent officiers sur officiers à Bazaine qui ne songeait qu’à s’en sauver : aussi ne firent-ils rien qui marque de tant d’ordres et de contre-ordres. Le commandant du 4e corps n’en sollicita ni n’en attendit pour marcher le 14 au canon de sa propre troupe, ni le 16 à celui de Canrobert ; mais il n’a pas, quoi qu’on dise, aucune de ces fois perdu de vue le but ; les ordres du commandant en chef l’ont trouvé le lendemain, et l’auraient trouvé le même soir, au poste qui lui avait été assigné. Voilà ce dont je suis le témoin.

Au résumé, on ne saurait tirer de mon langage plus que de mes témoignages autre chose que l’infirmation des moyens employés au profit de Bazaine contre son lieutenant.


VI

Le chapitre intitulé « Gravelotte-Saint-Privat » n’appelle pas moins rectification que les précédens, par le rétablissement des faits sur le point le plus grave. J’ai hâte de dire que l’objet de cette rectification capitale ne parait pas correspondre à un parti pris chez l’auteur, mais à une lecture incomplète. M. Ollivier écrit qu’au soir de cette journée sanglante du 18 août, « vers huit heures ou huit heures et demie, Bazaine libelle un ordre général de retraite à tous les chefs de corps. Mais cette retraite n’avait pas attendu son ordre. Celle de Canrobert était en train ; celle de Ladmirault ne tarda pas à le suivre. Quoique son flanc droit fût découvert par la disparition du 6e corps d’armée, Ladmirault tenta l’impossible pour différer l’inévitable. Le Bœuf, dont aucune attaque n’avait ébranlé la solidité, retarda un moment la catastrophe par l’envoi du brave Saussier... »

La catastrophe, ce serait l’abandon du plateau de Plappeville, qui, s’allongeant entre deux ravins boisés jusqu’aux carrières au-dessus d’Amanvillers, est le dernier débouché vers Briey et Montmédy restant à une armée qui ne veut pas être rejetée et demeurer bloquée dans le camp de Metz. La naissance du ravin de Chatel, qui encadre à gauche le plateau, est flanquée par la maison forte de Montigny ; la ferme ; Saint-Vincent, le Gros-Chêne, sont comme les réduits de cette position, que le général Bourbaki, qui l’occupait pendant la bataille, qualifiait, à tort du reste, de « magnifique. » Or cette position, le 4e corps ne l’a nullement cédée à l’ennemi, mais évacuée seulement pendant la nuit du 18 au 19 et la matinée du lendemain. Cela uniquement sur les ordres formels du commandant en chef relatés ci-dessus, et sur les indications des officiers qui rapportaient ces ordres du quartier général. J’étais de ceux-là ; j’en ai déposé au procès du Trianon, et M. Ollivier n’en ignore pas, puisqu’il cite les premiers mots de ma déposition. Parlant des messagers de la défaite du 6e corps qui arrivent au maréchal, il reconnaît que celui du 4e corps « La Tour du Pin est moins pessimiste : il affirme que nous tenions nos positions, que la bataille n’était pas perdue, mais qu’elle était à recommencer le lendemain matin... » Puis aussitôt le narrateur, négligeant la suite de ma déposition, me confond avec les officiers de l’état-major du 6e corps, qui étaient venus, dit-il, demander au commandant de leur assigner d’autres positions. Dans cette assimilation des deux corps d’armée, M. Ollivier écrit qu’après Cissey, qui, découvert par l’abandon de Saint-Privat, ne put se maintenir en ligne, « Grenier le suivit : l’infanterie de la division Lorencez et la brigade Pradier... soutinrent plus longtemps la lutte en désespérés, mais prirent enfin, eux aussi, la voie douloureuse de la retraite. » Or cela est le contraire de ce dont j’ai déposé : la brigade Bellecour de la division Grenier a bien été repliée, mais la brigade Pradier de la même division a bivouaqué sur sa position de combat, en avant de Montigny, jusqu’au lendemain matin[10]. La division Lorencez est restée en ligne devant Amanvillers jusqu’à neuf heures du soir, c’est-à-dire jusqu’après la fin de la lutte. Elle n’a été repliée qu’ensuite sur Saint-Vincent, puis sur le Gros-Chêne, où je lui apportai directement du grand quartier général, à minuit, l’ordre de rentrer sous Metz.

Où donc est la « catastrophe ? » et qui l’a précipitée ? Ladmirault ou Bazaine ? Tandis que celui-ci était rentré à Plappeville, d’où n’était même pas sorti son fanion, le premier, inlassable, reformait sur le plateau ses élémens refoulés, sous la protection de ceux qui n’avaient cessé de tenir, afin d’être prêt à reprendre la lutte dès le lendemain matin[11]. C’est la mort dans l’âme qu’il se les vit enlever alors par les ordres répétés du commandant en chef, et rappeler dans l’enceinte d’où ils ne devaient plus sortir.

M. Ollivier ne s’en est pas rendu compte. Au lieu de s’en tenir aux sources contrôlées, les dépositions des témoins et les rapports des corps, aurait-il accueilli cette fois encore avec la même facilité que M. Bapst des récits inacceptables pour une œuvre historique ? J’ai pu déjà opposer à ceux-là le défi public[12] de produire un témoin, — et il pourrait s’en trouver parmi les vivans, puisque j’en suis encore, — qui vienne apporter et puisse maintenir devant moi un témoignage différent du mien sur ce point capital.


P. -S. — Ce débat loyalement consenti entre le brillant historien et l’obscur combattant des batailles de Metz est aujourd’hui tronqué par la mort. Il ne convient donc plus au survivant d’apporter à ses témoignages la conclusion qui doit s’en dégager d’elle-même. Mais il lui reste à exprimer, avec sa reconnaissance pour l’hospitalité de la Revue, un regret extrême de l’événement qui ferme trop tôt la lice ouverte à la défense d’une noble mémoire.


LA TOUR DU PIN-CHAMBLY.

Lieutenant-colonel en retraite.

  1. Voyez la Revue du 1er juin, p. 511.
  2. Voyez la Revue du 15 juin, p. 737.
  3. Voyez la Revue du 1er juillet, p. 24.
  4. Voyez La Bataille de Rezonville, par Germain Bapst, p. 397.
  5. Le général de Ladmirault à Rezonville, Revue hebdomadaire, 5 août 1911.
  6. Voyez ut supra.
  7. Voyez Général Bonnal, Questions de critique militaire, 1913, p. 133.
  8. Germain Bapst, La Bataille de Rezonville, p. 15.
  9. Feuillets de la vie militaire sous le second Empire. — Librairie Nationale.
  10. Voyez Relations de l’État-Major de l’armée. — Documens annexes, t. III.
  11. Général Bonnal, La manœuvre de Saint-Privat, t. III.
  12. Voyez l’Éclair du 13 juillet 1913.