Les Batailles de la Somme
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 895-922).
LES
BATAILLES DE LA SOMME

I
DU 1er AU 12 JUILLET 1916

Le champ de bataille de la Somme, si animé de juillet 1916 à mars 1917, ne présentait plus l’été dernier qu’une étendue déserte. On errait sur des landes sans rencontrer un vivant. Le paysage avait encore la couleur grisâtre et l’aspect écorché des terrains où l’on se bat. Une végétation violente, sauvage et maigre bariolait ce sol retourné ! Puis, pendant l’hiver, la vie avait reparu, pareille à celle d’un pays neuf. Des huttes basses, en forme de cul-de-four, dont un demi-cylindre d’acier ondulé faisait la voûte, abritaient des soldats. On voyait ces huttes par groupes, le long de la célèbre route d’Albert à Bapaume, et, quand on rentrait la nuit, leurs petites lumières étaient le premier signe de la civilisation renaissant sur les ruines. Mais, à partir du 21 mars 1918, ces plateaux silencieux se sont de nouveau remplis de tumultes et d’éclatemens. L’ennemi s’est reporté en avant, et une seconde bataille de la Somme se livre., La première, de juillet à octobre 1916, avait été l’épreuve des nouvelles armées britanniques. La seconde est le suprême effort des Allemands, le plus puissant que le monde ait encore vu.


I

Quand les Français, en 1916, après la première surprise de Verdun, eurent rétabli devant cette ville un front défensif, les Allemands immobilisés continuèrent la lutte, moins pour prendre la place, devenue, à les entendre, un point quelconque, que dans un dessein d’un intérêt plus général.

Ils auraient provoqué avec plaisir les armées britanniques encore incomplètes à attaquer prématurément pour soulager l’armée française aux prises avec le Kronprinz. Un rapport de sir Douglas Haig, du 19 mai 1916, nous apprend que cette aide a été offerte et qu’elle a été sagement refusée par le commandement français. Par la suite, les Allemands continuèrent la bataille de Verdun pour user les Français, et épuiser d’avance l’offensive franco-anglaise projetée en Picardie pour l’été, et qui, dès le printemps, n’était plus un secret. De là les furieuses attaques de juin, celle qui aboutit le 9 à la prise de Vaux, et celle du 23, menée par dix-sept régimens sur le front Vaux-Thiaumont.

Il est admirable que, tout en supportant de tels chocs, la France ait pu préparer l’offensive de la Somme. Sur le champ de bataille occidental, l’armée de Verdun était l’aile à qui incombe le sacrifice, la résistance pied à pied ; c’était l’aile défensive, jouant le rôle de Davout à Austerlitz, de Masséna a Wagram. La Vle armée, sur la Somme, allait au contraire être l’aile offensive. La ténacité indomptable de l’une permet- trait à l’autre d’attaquer. Dans un ordre du jour du 11 juillet, le général Nivelle pouvait dire aux soldats de Verdun : « Grâce à votre héroïque ténacité, l’offensive des Alliés a déjà franchi de brillantes étapes... Pour permettre à l’offensive des armées françaises et alliées de se développer librement et d’aboutir bientôt à la victoire définitive, vous résisterez encore aux assauts de nos implacables ennemis. »

Les raisons qui ont fait choisir comme zone d’attaque les deux rives de la Somme se déduisent aisément. Les Alliés, voulant livrer une bataille franco-britannique, étaient amenés à attaquer à la limite commune des deux armées. Une marche par Bapaume sur Cambrai présentait d’ailleurs de grands avantages. Les armées allemandes en France ont dessiné, de septembre 1914 à février 1917, une équerre dont la pointe était à Noyon. La manœuvre des Français était d’enfoncer un flanc de l’équerre et de tomber ainsi sur les communications de l’autre. Déjà, en 1915, une série de tentatives avaient été faites pour rompre le côté droit ; l’objectif était alors de prendre ou de tourner le (>oint d’appui de Lens. En 1916, l’objectif fut reporté plus au Sud, sur la Somme. Mais l’idée était la même. Si on atteignait derrière l’ennemi la grande transversale Cambrai-Douai-Lille, tout son front s’écroulait. Or, la Somme formait un axe d’attaque menant à cette transversale.

Cette rivière allait, une fois de plus, jouer un rôle décisif dans l’histoire de la France. Le rôle historique de la Somme est double. Etendue comme une barrière Est-Ouest entre Saint-Quentin et la mer, un envahisseur qui descend du Nord sur Paris est obligé de la franchir. C’est, par exemple, ce qu’essaya de faire, en 1536, Henri de Nassau. Parti de Guise, il fit une feinte sur Saint-Quentin, et, tournant tout à coup à droite, vint se jeter sur Péronne ; la place, défendue par le maréchal de Fleuranges, résista. — En 1557, Philippe II, parti également de Guise, assiège Saint-Quentin, toujours dans le dessein de forcer la ligne de la Somme et de marcher sur Paris ; le connétable de Montmorency, qui vient de la Fère secourir la place, se fait battre. Mais Philippe II n’ose pas exploiter son succès et pousser de l’avant. Il veut avant tout prendre Saint-Quentin. La ville, défendue par Coligny, résiste dix-sept jours, et cette résistance donne au roi de France le temps de reconstituer son armée à Compiègne, et d’interdire la marche sur la capitale. — En 1594, c’est plus bas, à Amiens, que les Espagnols cherchent le passage : ils prennent la ville, que Henri IV reprend la même année et fortifie.

Si l’envahisseur venu du Nord, après avoir forcé la Somme et marché sur Paris, était contraint de reculer, il lui faudrait, dans sa retraite, repasser la rivière, cette fois du Sud au Nord, opération délicate. L’aventure est arrivée deux fois aux Anglais. En 1346, Edouard III, après être descendu jusqu’à Saint-Cloud, remonte en direction de Calais ; mais le roi de France l’a devancé sur la Somme, dont les passages sont gardés. Deux maréchaux du roi d’Angleterre passent une journée à côtoyer et tâter le fleuve, en cherchant un gué ; ils reviennent sans l’avoir trouvé, et la situation deviendrait grave, si un varlet prisonnier n’avait indiqué celui de Blanquetaque, par où l’armée anglaise s’échappa. — En 1415, le roi d’Angleterre Henri V se trouve dans des conditions analogues. Il avait pris Harfleur, et de la Seine il remontait vers Calais. Il marcha sur Abbeville pour y franchir la Somme, mais tous les passages étaient rompus, et l’armée française était à Péronne, qui le guettait. Il fit alors un détour vers l’amont, passa près de Ham, et alla se retrancher derrière l’Omignon, sur les hauteurs d’Athies.

Il serait aisé de multiplier le récit de ces passages de la Somme, soit du Sud au Nord, soit du Nord au Sud. Mais ils n’ont pour nous qu’un intérêt indirect, puisque, en 1916, les lignes d’opérations des armées adverses ne sont plus perpendiculaires, mais parallèles à la rivière, les Alliés manœuvrant face à l’Est.

Cette orientation Nord-Sud des fronts n’est pas non plus nouvelle dans l’histoire. C’est même la plus ancienne qu’on connaisse ; c’est celle de César en l’an 57. Le général romain se dirigea de Reims sur Soissons, de Soissons sur Beauvais, et de Beauvais sur Amiens. C’est pareillement de l’Est que les Allemands arrivèrent en 1870. Le général de Manteuffel, commandant la Ire armée allemande, partit de Noyon et de Compiègne sur l’Oise, et se dirigea sur Amiens. Il prit position sur la ligne Roye-Montdidier, essaya de percer la ligne de la Somme en amont d’Amiens, n’y réussit pas, et attaqua alors au Sud d’Amiens sur l’Avre. La chute de Villers-Bretonneux amena la prise de la place le 27 novembre. L’armée française se retira par Longueau et Corbie, et alla se reformer à Lille sous les ordres du général Faidherbe.

Celui-ci redescendit sur Péronne, où il passa la Somme, marcha de là au Sud-Est sur la Fère, puis tout à coup, rebroussant chemin, revint face à l’Ouest sur Amiens, et s’établit devant cette ville, sur l’Hallue, à cheval sur la route d’Amiens à Albert. C’est sur cette ligne de l’Hallue que Faidherbe livra bataille, face à l’Ouest, en regardant Amiens. Toutes les attaques allemandes furent repoussées ; mais, le soir, sa jeune armée était trop fatiguée pour recommencer la lutte. Il la replia vers le Nord-Est, entre Arras et Douai.

Les Allemands allèrent assiéger Péronne. Faidherbe, ayant refait son armée, essaya de dégager la place. La bataille eut lieu, dans les premiers jours de janvier, au Nord de Péronne, à Bapaume, que les Allemands évacuèrent. Mais Péronne se rendit, et l’ennemi, maître d’Amiens, de Péronne et de Saint-Quentin, se trouva tenir toute la ligne de la Somme, qu’il organisa, couvrant ainsi au Nord l’armée de Paris.

Toutes ces manœuvres rappellent singulièrement la guerre actuelle. Les Allemands ont suivi encore en 1918 l’axe de marche de Manteuffel par Roye et Montdidier et la grande attaque du 30 mars était faite pour atteindre Amiens par le Sud. A l’heure même où l’on imprime ces lignes, ils essayent de déboucher d’Albert en direction de l’Hallue, ce qui est exactement l’opération de Faidherbe.


II

A l’automne de 1914, le front s’était établi à cheval sur la Somme, les Français face à l’Est, les Allemands face à l’Ouest. Au Nord, Arras, occupé par le général de Maud’huy, était resté entre nos mains. Au centre, immédiatement au Nord de la Somme, un combat avait été livré par les quatre divisions territoriales réunies en groupe sous le commandement du général Brugère, et qui couvraient à distance les débarquemens de la IIe armée. Ces divisions, qui venaient d’Amiens, se trouvaient à peu près sur l’alignement Bapaume-Péronne. Le 26 septembre 1914, elles attaquèrent le corps Marwitz qui, soutenu par de l’infanterie, défilait devant elles, en marchant au Sud et en présentant le flanc droit. L’affaire fut très vive et plus qu’honorable pour les territoriaux qui se mesuraient avec de très belles troupes actives. La division de gauche gagna du terrain ; la division de droite, qui avait dû en céder, fut opportunément soutenue par une division tenue en réserve générale, et qui rétablit le combat ; enfin, la quatrième division se porta par l’extrême-gauche sur les derrières de l’ennemi. Quoique la journée eût été heureuse, le commandement trouva que la position était trop en flèche, et l’ordre fut donné au commandant du groupe de ramener les territoriaux derrière l’Ancre, à l’alignement général, et ils y tinrent le front, par Hébuterne, jusqu’au 22 octobre 1914, où le groupe fut dissous. Au Sud, les trois points d’appui de Chaulnes, de Roye et de Lassigny appartenaient à l’ennemi, mais n’avaient pu être dépassés par lui, et il avait été fixé sur ce front par l’armée Castelnau.

C’est dans ces conditions que le front s’était établi. Devant Arras, l’ennemi était au voisinage des faubourgs. Pins au Sud, il avançait un peu pour aller s’accrocher au grand plateau de Monchy-au-Bois et de Gommécourt. Plus au Sud encore, dans l’angle de l’Ancre et de la Somme, il avait saisi un autre plateau important, celui de Thiepval. Puis, au contact de la Somme, son front se repliait de quelques kilomètres et ne passait cette rivière qu’à Frise ; de là il continuait vers le Sud et passait sur le plateau de Dompierre. Ce plateau est une grande étendue nue. Les Allemands occupaient Dompierre. Les Français à l’Ouest, en contre-bas, occupaient la sucrerie. Les tranchées adverses s’affrontaient sur la crête, entre ces deux points. Puis le front continuait vers le Sud, laissant aux Allemands Soyécourt et Chaulnes.

C’est entre Gommécourt au Nord et Soyécourt au Sud, sur une étendue d’une quarantaine de kilomètres, que la bataille allait se livrer. La craie blanche porte un manteau de limon ; de larges et calmes rides se relaient jusqu’à l’horizon ; le pays est découvert, à l’exception de petits bois piquetant les pentes ou les hauteurs. Point de ruisseaux, mais deux larges rivières, claires et touffues au fond de leurs larges vallées. Point de maisons éparpillées, mais de gros villages espacés de trois ou quatre kilomètres, répartis comme sur un quinconce, les uns dans les cuvettes, les autres sur les sommets. Chacun de ces villages est une agglomération de fermes, qui présentent sur la rue leurs portes charretières et sur l’extérieur une ceinture de prés bordés d’arbres serrés comme des palanques.

On voit tout de suite que le champ de l’action se décompose en trois secteurs : 1o au Nord de l’Ancre, l’ennemi est établi sur de hauts plateaux ondulés ; 2o entre l’Ancre et la Somme, sur d’autres plateaux, il fait un coude en équerre, d’abord face à l’Ouest entre l’Ancre et la Boisselle, puis face au Sud, parallèlement à la Somme, de Fricourt à Curlu ; 3o enfin, il passe la Somme à Frise, et s’étend vers le Sud, sur une grande étendue unie, par Dompierre et Soyécourt,

Nous pouvons négliger le secteur au Nord de l’Ancre, où l’action a échoué dès le premier jour, et n’a été reprise qu’au milieu de novembre. Le malheureux VIIIe corps britannique, qui tenait ce secteur, s’est fait massacrer avec la plus grande bravoure. Le pays se compose de pentes très lentes, s’élevant en glacis à des hauteurs d’où l’on découvre un vaste horizon, comme à Serre, ou convergeant vers des entonnoirs, de véritables pièges de fourmilions, comme Beaumont-Hamel. Ces hauteurs qui se flanquent les unes les autres, ou ces creux cachés d’où l’on guette l’assaillant à son apparition sur les crêtes, forment des positions défensives extrêmement fortes. Laissant cette région sur notre gauche, attachons-nous au secteur central, entre l’Ancre et la Somme, et au secteur droit, c’est-à-dire aux grands plateaux plats du Sud de la Somme.

Pour bien voir la vallée de l’Ancre, plaçons-nous un peu à l’Ouest de la rivière, en face de l’endroit où les lignes la traversaient. Passons au Mesnil, entonnoir dangereux, toujours criblé d’obus. En nous élevant un peu, nous arrivons à un point d’où nous découvrons vers l’Est le coude de l’Ancre, entre Saint-Pierre-Divion et Grandcourt. En été, le spectacle est charmant. La rivière tourne dans une large vallée encaissée et touffue qui se replie avec elle. Cette courbe laisse apercevoir les premières maisons de Grandcourt, réduites en ruines. De chaque côté de la rivière s’élèvent des plateaux. Celui de la rive Sud, c’est le plateau illustre de Thiepval. Nous le voyons, bien en face de nous, se dresser, de l’autre côté de l’Ancre, dans l’intérieur du coude qu’il occupe de sa haute ligne égale et continue. Au début de l’action, le 1er juillet 1916, le IIe corps anglais, dans le secteur duquel nous nous trouvons, tenait le bas des pentes, les Allemands tenant le haut. Les tranchées rayaient horizontalement le versant. A l’endroit où le plateau commence à s’abaisser sur notre gauche, et à descendre vers l’Ancre, se trouvait la position qui s’est appelée tour à tour le Crucifix et la redoute Schwaben, vigie d’une singulière importance.

Traversons cette rivière et escaladons ce même plateau de Thiepval que nous venons de voir de loin. La traversée de la rivière est singulièrement pittoresque. On dirait un vaste marais blanchâtre, couvert de plantes flottantes, et d’où émergent des saules. Les versans l’atteignent par des éperons. L’un de ces éperons, vers Saint-Pierre-Divion, avait été percé de part en part par les Allemands d’un tunnel, où ils avaient établi un hôpital et des abris. On a pris, je crois, 700 hommes dans cette ville souterraine.


CARTE POUR SUIVRE LES OPERATIONS DE LA PREMIERE BATAILLE DE LA SOMME (1er-12 JUILLET 1916)

L’Ancre passée, on remonte vers Thiepval par un chemin creux. Tout en haut, dans le parc bouleversé, se voient les ruines du château, c’est-à-dire un tertre informe sous lequel s’ouvre la voûte béante d’une cave. Un chat noir est le seul hôte de ces solitudes. Partout les trous d’obus font de petits étangs remplis d’une eau couleur de turquoise. En juillet dernier, ce plateau tragique était un océan de coquelicots et de marguerites. Celles-ci formaient des touffes larges comme des corbeilles, pressant leurs tiges hautes et fleuries de mille étoiles. Revanche éclatante de la vie ! Derrière Thiepval, le terrain ondule. On parcourt des landes, et l’on arrive dans un fond désert et sinistre, qui était l’objectif de la 32e division après Thiepval : la ferme du Mouquet.

Nous venons de prendre une vue du champ de bataille face à l’Est, à la hauteur de Thiepval. Appuyons maintenant d’une lieue vers le Sud, de façon à nous trouver dans le secteur du IIIe corps, devant la Boisselle, et regardons cette fois au Nord-Est. Le paysage que nous avons vu tout à l’heure par la tranche, selon une coupe tracée par l’Ancre, nous le voyons maintenant en élévation, et pour ainsi dire par sa façade ; les collines nous apparaissent comme la vague quand on a mis le cap sur elle, et leurs versans s’élèvent lentement devant nous.

Nous nous apercevons alors que tout le pays entre l’Ancre et la Somme n’est qu’un immense bourrelet, étendu comme un verrou entre ces deux rivières.

Ce renflement, cet anticlinal, est un point très important du sol français. Ce bourrelet, qui ne dépasse pas 170 mètres, est le faite de partage entre les eaux qui vont par la Somme à la Manche, et celles qui vont par l’Escaut à la mer du Nord. Comme tant d’autres, cette bataille s’est livrée dans une région qui était importante géographiquement avant de le devenir militairement.

C’était donc ce renflement, ce faîte de partage qu’il fallait gravir et conquérir.

Les soldats du 1er juillet n’en apercevaient que les premières pentes. Mais pour nous, anticipant sur les événemens, parcourons-le dans sa profondeur. Nous avons un axe de marche admirable, la grand’route d’Albert à Bapaume, si familière à ceux qui ont parcouru le champ de bataille de la Somme.

Cette route qui entre dans les lignes devant la Boisselle reste gravée dans le souvenir de tous ceux qui ont vu le champ de bataille. De l’ouest de l’Ancre, on la voit juste à l’horizon, profiler ses arbres sur le ciel, en s’élevant de la Boisselle vers Pozières ; une interruption de ces arbres marque l’endroit où fut Pozières ; un peu plus loin, une seconde interruption marque l’endroit où fut le moulin à vent, situé juste au sommet du plateau. De là, la route redescend vers Bapaume : des débris de ferraille rouillée subsistent de la sucrerie de Courcelette ; plus loin le village de Sars se reconnaît à ses charpentes hérissées ; enfin, la butte de Warlencourt, sur la droite, fait une sorte de bouton blanchâtre sur le paysage. Enfin on arrive par une allée d’arbres à Bapaume.

Cette seconde partie de la route du moulin de Pozières à Bapaume était, au début, de l’action, hors des vues des Allies. Mais un jour du mois d’août, Georges Wegener, correspondant de la Gazette de Cologne, se trouvait sur un des observatoires établis dans la cime des grands arbres, sur la colline de Grevillers, à l’ouest de Bapaume. Et de là il voyait cette route d’Albert monter vers le Sud-Ouest. « Encadrée des hauts peupliers habituels, elle s’éloigne, tirée au cordeau, à la façon des routes nationales en France qui, partout où c’est possible, sont tracées en ligne complètement droite sur de grandes étendues, sans égard à la configuration du sol et aux lieux voisins, et qui s’allongent au loin devant le voyageur en perspective infinie. » Le long de cette route, qui s’élevait devant lui par des ondulations successives, il apercevait Martinpuich, qui au mois d’août n’était pas encore complètement détruit ; plus à droite Courcelette, un tas de ruines sans forme. Au delà de Martinpuich, la route, qui jusque-là était très reconnaissable, devenait de plus en plus indistincte en montant vers Pozières. Les peupliers qui la bordent n’apparaissaient plus que par places, sans ordre, ployés, éclatés, abattus, réduits à l’état de souches. Enfin ces souches mêmes disparaissaient, et la route devenait invisible, avant d’atteindre la crête ; elle se confondait avec le ton gris-brun de la terre, et s’évanouissait comme un sentier foulé disparait d’un champ quand le soc y a passé. « Et le sol était en réalité là beaucoup plus profondément retourné que la puissante charrue à vapeur n’aurait pu le faire. » Enfin à l’horizon, sur la crête, l’observateur allemand apercevait l’emplacement de Pozières rasé, entièrement chauve et nu, comme nous l’apercevions nous-mêmes par l’autre face, des observatoires pareils situés à l’Ouest de l’Ancre.

Cette traversée, d’Albert à Bapaume, nous a donné une idée de la construction du grand faîte qu’il fallait conquérir. Nous avons devant nous trois zones successives, dont il faut franchir la profondeur.

C’est d’abord une zone ondulée, mouvementée, où se trouvait la première position allemande. La roule la franchit à la Boisselle, auprès d’un immense cratère de mine. Plus loin sur la droite, se trouve Fricourt, dans un lacis de plis de terrain, au delà d’un fond flanqué et dominé par dos hauteurs. Sur une de ces hauteurs, à qui les Anglais ont donné le nom du Roi, une lutte de mines s’est livrée, qui a changé ce mamelon picard en une sorte de paysage alpestre. Plus en arrière, Contalmaison est dans une cuvette, qui ferme complètement l’horizon, et l’on se rend compte de la difficulté qu’a éprouvée le IIIe corps quand il a dû déboucher des crêtes dans cet entonnoir, où l’ennemi, invisible, était blotti. Du village même, il ne reste rien : un pan de mur rouge, bizarrement hérissé, dernier débris du château. — A droite de Fricourt, la ligne de départ se poursuit devant Mametz, puis devant Montauban ; là nous sommes à l’extrême droite britannique, formée par le XIIIe corps.

Une fois la première zone franchie, on arrive à une seconde étape, qui est la crête méridionale du grand faite qu’il fallait enlever. C’est la ligne jalonnée par Pozières, Bazentin-le-Petit, le bois de Bernafay et le bois des Trônes : bois ruinés, ou les fûts restent debout, cadavres d’arbres, tandis que le taillis autour d’eux est haché et rasé. De cette crête, qui portait la seconde position allemande, il reste à gagner le sommet qu’on aperçoit devant soi à quelques centaines de mètres. On en est séparé par un espace plat, légèrement montant, un glacis nu ; au point le plus haut, une tache noire, qu’on voit de partout : le bois des Foureaux. Je ne connais guère de promenade plus mélancolique que d’aller visiter ce bois. De quelque point qu’on s’y rende, il faut traverser les grands espaces nus du plateau qu’il couronne, les espaces par lesquels la 51e division l’a enveloppé. Un immense silence règne sur ces solitudes. Le vent apporte l’odeur de la mort. Le bois est si bouleversé de trous d’obus et de tranchées, qu’il est impénétrable. Dans un creux, on voit un amoncellement de casques. Un soldat allemand, tombé sur le côté et replié sur lui-même, est enfoui sous le sable du sentier. Le bord de ses semelles paraît, et le corps se dessine comme un linéament. Çà et là, une capote plate et durcie, sous laquelle se trouvent quelques os. Des culots d’obus, du matériel rouillé, épars. Dans un fossé, un cheval, l’avant-train encore couvert de chair et de peau, tandis que l’arrière-train est un squelette nu. — Un peu à l’Est du bois des Foureaux, une autre tache est le bois Delville, qui enveloppe Longueval.

Cette ligne bois des Foureaux-bois Delville était l’objectif définitif. Tant que l’ennemi l’occupait, il dominait les positions anglaises et les voyait. Une fois que nos alliés l’ont eu prise, ils n’ont eu devant leurs pas que les pentes descendantes qui s’abaissent vers l’Ancre, et devant leurs yeux, au delà de cette rivière, les collines de la rive Nord.

Le bois des Trônes a formé longtemps la limite orientale des positions anglaises. Si, en effet, on regarde de là vers l’Est, on a devant soi un nouveau piège : le terrain forme un creux, et dans ce creux était caché l’invisible Guillemont. On comprend que ce village ait été pris et repris pendant des semaines. Il n’en reste aujourd’hui aucune trace, pas même un pan de mur ou un squelette d’arbre. Mais, en regardant le sol retourné par les obus, on distingue, mêlé à la terre, le ton rouge des briques. Au delà de Guillemont, toujours en marchant à l’Est, on remonte, on passe entre deux bois détruits, le bois des Bouleaux à gauche, le bois de Leuze à droite, et l’on replonge dans une nouvelle cavité, au fond de laquelle se trouve Combles.

Là encore on est dans un vaste entonnoir sans vue, un piège qu’il a fallu envelopper, au lieu de l’attaquer de front. Mais sur ces pentes convergentes des débris de maisons sont encore debout, au milieu des fantômes des arbres qui furent des vergers. Ces pans de murs en briques, ces branches mortes, s’élèvent bizarrement. L’un d’eux, percé d’un portail, est tout ce qui reste de l’église. Par les belles journées de janvier 1917, quand tout le pays était couvert d’un linceul de neige, ces ruines se dressaient, rouges et noires, sur la blancheur du sol incliné. Le ciel était comme une coupole sur la terre creuse.

Derrière Combles, en continuant vers l’Est, le terrain se relève vers de nouvelles rides de hauteurs, puis il redescend vers la vallée de la Tortille. Nous avons vu qu’au Nord il s’abaissait de même vers l’Ancre. Ces vallées ont une extrême importance. Chassés des crêtes, les Allemands devaient trouver, au Nord comme à l’Est, des positions à contre-pente où il serait très difficile de les forcer. Ces deux lignes perpendiculaires de l’Ancre et de la Tortille ne se rejoignent pas. Elles laissent entre elles dans le Nord-Est, à l’angle de l’équerre, un blanc. Et ce blanc est fermé par un massif distinct, isolé, une sorte de forteresse naturelle avec ses fossés, sa contrescarpe, ses glacis et ses ouvrages avancés. Cette citadelle, où la nature a travaillé comme un ingénieur, c’est Bapaume. Elle verrouille la porte ouverte entre l’Ancre et la Tortille et forme avec ces deux rivières un système défensif à l’angle rentrant, extrêmement fort.

La liaison entre la droite britannique et la gauche française se faisait un peu au Nord de la Somme, le général Fayolle ayant un corps d’armée sur la rive droite. Passons, maintenant la rivière, et voyons le terrain de la rive gauche.

C’est une sorte de manège, enfermé sur deux côtés par le grand coude que fait la Somme à Péronne. Par suite de cette disposition, les Français, attaquant face à l’Est avec la Somme à leur gauche, devaient, au bout de dix kilomètres, retrouver la Somme cette fois devant eux, non plus comme point d’appui, mais comme obstacle. Un champ clos ainsi limité était également gênant pour l’attaque et pour la défense. L’assaillant n’avançait que pour buter par un obstacle presque impossible à franchir ; le défenseur avait été obligé par le manque de profondeur du terrain de rapprocher tellement ses trois positions, qu’au lieu de remplir leur rôle et d’imposer à l’attaque des tâches successives, elles furent emportées d’un seul coup. Le terrain est un vaste plateau couvert d’un limon jaune, complètement plat et sans vues. D’Herbécourt, à la hauteur de la seconde position allemande, on ne voit autour de soi que le cercle nu de l’horizon, avec le Bois Vert au Sud. Le pays, qui est le Santerre, est donc très différent de ces collines mouvementées que nous avons vues au Nord de la Somme. On en a une bonne . idée en suivant la chaussée d’Amiens à Vermand. Parfois l’étendue horizontale est coupée par un ravin, et ces ravins compartimentent seuls la plaine. On passe les lignes après Foucaucourt, les premières tombes bordent la route. Après le chaos de ruines d’Estrées, on voit devant soi, très loin vers l’Est, un sommet pelé. C’est le Mont Saint-Quentin, au delà de Péronne, redoutable sentinelle qui surveillait tout le champ de bataille.

Cette plate étendue du Sauten ne se découpe vraiment qu’aux approches de la Somme. L’appel des eaux vers la rivière a creusé des vallons, entre lesquels les parties du plateau restées intactes prennent l’aspect de monticules. C’est ainsi que, juste devant Péronne, le terrain forme un de ces monticules, la cote 97, qui portait la Maisonnette. Il reste encore les traces d’une porte, qui ne conduit plus nulle part. Mais de là-haut, la vue est magnifique sur Péronne, les étangs, la vallée, et la masse pâle du Mont-Saint-Quentin.

Imaginez enfin, à la fin de juin, l’aspect particulier du paysage à la veille d’une bataille : d’abord ce qu’on peut appeler la zone de calme. C’est une vaste solitude, qui règne à l’arrière immédiat du champ de bataille. Sur ces pâles espaces, pendant des kilomètres, rien ne vit. Parfois seulement on rencontre un convoi ou une relève, et le silence s’étend de nouveau. Dans le creux d’un vallon, sous un bois, près du rideau de peupliers qui borde une rivière, on voit l’agitation d’un bivouac. Sur une pente dérobée aux vues de l’ennemi, apparaît tout à coup une sorte de camp : des hommes, des chevaux, des voitures. Les collines sont trouées d’abris, percées de galeries et de dépôts de munitions ; l’entrée de ces abris est encadrée de deux jambages et d’un linteau en sacs à terre. Mais il faut s’approcher assez près de la ligne de feu pour que le paysage prenne cet aspect particulier d’immense chantier, à la fois dévasté et organisé, qui est la vraie figure du champ de bataille. Les plaines où l’on se bat ressemblent à des villes en construction. Quand l’action est vive, cette zone, aussi bien que la zone qui est à l’arrière, reçoit des obus. En août, on les voyait tomber presque sans interruption, tantôt sur un point, tantôt sur l’autre. Des ruines d’un village ou du coin d’un bois surgissait l’arbre touffu de fumée noire qui pousse en un instant là où l’obus a éclaté ; ou bien la fumée vert pâle du 130 développait son nuage lumineux et couleur d’absinthe. Dans cette zone, tous les arbres sont morts ; les trous d’obus écorchent le limon ; on rencontre des tranchées, tracées comme des lignes de craie ; les restes d’une verdure pâle couvrent les intervalles. Dès qu’on revient vers l’arrière, les moissons magnifiques revêtent le sol d’un manteau bruissant ; les peupliers marquent les vallons étincelans comme de l’or vert ; parfois la route traverse un bois, puis elle repart à travers les champs, toute poudreuse et blanche ; sur ses talus fleurissent l’achillée, le séneçon des oiseaux et le coquelicot. La vallée de la Somme fait une large dépression, touffue et sombre.


III

Le 23 décembre 1916, sir Douglas Haig adressa au secrétaire d’Etat de la guerre un rapport sur la bataille de la Somme.

« Le principe d’une campagne offensive dans l’été de 1916, écrit sir Douglas Haig, avait déjà été décidé par tous les Alliés. Les diverses variantes possibles sur le front occidental avaient été étudiées et discutées par le général Joffre et par moi, et nous étions en complet accord quant au front à attaquer par les armées françaises et britanniques combinées. »

La préparation de l’offensive était déjà avancée, que la date restait en suspens, étant déterminée elle-même par des facteurs incertains. Il était nécessaire de ne pas la reculer trop avant dans l’été ; à cette réserve près, Sir Douglas (Haig désirait la retarder autant que possible. « Les armées britanniques croissaient en nombre ; la dotation en munitions augmentait sans cesse. Ce qui plus est, une très large proportion d’hommes et d’officiers étaient encore loin d’être complètement entraînés, et plus l’attaque serait reculée, plus ils agiraient utilement. » Mais, d’autre part, les Allemands pressaient Verdun, et les Autrichiens pressaient le front italien. A la fin de mai, cette dernière pression était devenue si forte que la campagne russe dut s’ouvrir au début de juin ; tel en fut le succès qu’il se fît un mouvement de troupes allemandes d’Ouest en Est, sans toutefois que la pression sur Verdun se relâchât. Considérant la situation d’ensemble sur les théâtres de la guerre, le général Joffre et sir Douglas Haig décidèrent de ne pas différer l’offensive au delà de la fin de juin.

L’objet de l’attaque, dit le rapport, était triple : 1° dégager Verdun ; 2° assister nos alliés sur les autres théâtres de la guerre en mettant fin à tout transfert de troupes allemandes du théâtre occidental ; 3° user et détruire la forée combative des troupes qui nous étaient opposées.

L’ennemi, de même qu’il tentait à Verdun de traverser les préparatifs français, tenta deux fois de traverser les préparatifs britanniques. Le 21 mai, il attaqua à la crête de Vimy et gagna du terrain, d’ailleurs sans importance stratégique ni tactique ; plutôt que d’affaiblir l’offensive projetée en portant des troupes dans ce secteur, le commandant anglais décida de laisser leur gain aux Allemands et de fortifier une position en arrière. Le 2 juin, seconde attaque sur un front de deux kilomètres, dans la région d’Ypres, du mont Sorrel à Hooge ; l’ennemi pénétra dans les lignes britanniques, à une profondeur maximum de 700 mètres. Cette fois, sir Douglas Haig jugea nécessaire de reprendre la partie méridionale du terrain perdu ; l’opération, bien préparée et bien menée, fut exécutée le 13 juin par les troupes mêmes du secteur. Ainsi aucune de ces deux affaires ne retarda les préparatifs de l’offensive.

Ces préparatifs étaient considérables. « Il fallait établir de vastes dépôts de munitions et de ravitaillement à distance convenable du front. Pour les transporter, il fallait construire des kilomètres de chemins de fer tant à voie normale qu’à voie étroite et des tramways jusqu’aux tranchées. Toutes les routes utilisables furent améliorées, beaucoup d’autres furent créées, et de longues jetées furent établies à travers les vallées marécageuses. Beaucoup d’abris supplémentaires durent être préparés, comme refuges pour les troupes, comme ambulances pour les blessés, comme magasins pour les munitions, les vivres, l’eau, le matériel du génie. Des kilomètres de boyaux profonds durent être ouverts, ainsi que des tranchées pour les fils téléphoniques, des places d’armes, des parallèles, ainsi que des batteries et des postes d’observation. » L’aménagement d’un champ de bataille est un travail immense. Il faut ajouter les travaux de mines, dont les fourneaux furent chargés au voisinage des positions ennemies. Sur le sec plateau picard, le problème de l’eau a une importance particulière. On creusa des puits, et on établit plus de cent pompes. Il faut se représenter ces travaux interrompus par le feu de l’ennemi, gênés par le mauvais temps, exécutés par des troupes qu’il était impossible de cantonner et qui dans cet effort gardèrent un entrain au-dessus de tout éloge.

Nous avons vu que la position à -attaquer était un haut plateau ondulé, qui fait le partage des eaux entre la Somme et les rivières belges. il tombe sur la Somme par de longs éperons irréguliers et des dépressions profondes. La première position ennemie était au bas de ces hauteurs.

« Elle commençait à la Somme près de Curlu, courait au Nord pendant trois kilomètres, tournait à l’Ouest et gardait cette direction pendant sept kilomètres, et vers Fricourt tournait de nouveau au Nord. Fricourt formait donc le sommet d’un grand saillant de la ligne ennemie. A dix kilomètres au Nord de ce village, la ligne passait l’Ancre, franchissait le faite de partage en direction du Nord vers Hébuterne et Gommécourt et redescendait les éperons septentrionaux vers Arras. »

Entre la Somme et l’Ancre, elle se développait sur une vingtaine de kilomètres. Elle était redoublée en arrière, à une distance variant de 3 à 5 kilomètres, par une seconde position, établie à la crête méridionale du faite de partage. « Dans une occupation de près de deux ans, l’ennemi n’avait rien épargné pour rendre ces positions imprenables. Elles étaient formées, l’une et l’autre, de plusieurs lignes de tranchées profondes, avec des abris à l’épreuve et de nombreux boyaux. Le front de tranchées, dans chaque position, était protégé par des réseaux souvent doubles, larges de quarante mètres, faits de pieux de fer entrelacés de fils barbelés, souvent épais de presque un doigt. Les bois et les villages, soit sur les positions, soit entre elles, étaient changés en forteresses ; les caves profondes qu’on trouve dans le pays, les fours à chaux, les carrières servaient d’abri aux mitrailleuses et aux mortiers de tranchée ; des caves nouvelles étaient creusées, souvent à deux étages, reliées par des passages à dix mètres sous terre. Les saillans de la ligne exposés aux feux d’enfilade étaient consolidés, changés en forteresses, souvent défendus par des champs de mines ; de fortes redoutes, des emplacemens bétonnés de mitrailleuses étaient disposés en des points d’où les Allemands pouvaient balayer leurs propres tranchées, au cas où elles auraient été prises. Le pays se prête bien à l’observation d’artillerie, et l’ennemi s’était arrangé pour y croiser ses feux. «Tout avait été calculé pour que les points d’appui se flanquent et s’entr’aident, et l’ensemble était formé moins de lignes successives que d’un immense et unique système homogène, profond et puissant. Derrière la seconde position, l’ennemi avait déjà non seulement organisé les bois et les villages, mais complété plusieurs lignes, elles avions le voyaient travailler fiévreusement, y intercaler de nouveaux obstacles et en créer encore plus loin.

Entre la Somme et l’Ancre, les lignes anglaises couraient parallèlement aux lignes allemandes et à leur contact, mais au-dessous d’elles. Les observatoires terrestres donnaient de bonnes vues sur la première position allemande, qui apparaissait à flanc de colline, et sur les pentes montantes qui s’élevaient en arrière jusqu’à la crête ; mais déjà la seconde position, en beaucoup d’endroits, ne pouvait être observée que par avions, et tout ce qui était en arrière échappait complètement aux vues.

Au Nord de l’Ancre, la situation était différente, puisque les lignes couraient, non plus parallèlement devant la crête principale, mais perpendiculairement à cette crête qu’elles traversaient. Les deux adversaires étaient donc de niveau ; pour ce motif, l’observation était beaucoup moins bonne qu’au Sud de l’Ancre. Dans certaines régions, un vaste espace séparait les premières lignes des deux partis. Enfin, de vallons situés au Nord l’ennemi pouvait, avec des batteries dissimulées jusque-là, ouvrir des feux de flanc dans la gauche des colonnes d’attaque britanniques.


IV

Sir Douglas Haig divise les opérations sur la Somme en trois phases, dont la première va du 1er au 17 juillet.

La préparation d’artillerie immédiate commença le 24 juin : « Une grande force d’artillerie, dit laconiquement le commandant anglais, fut mise en action dans ce dessein. » En même temps que le champ de bataille était pilonné, des bombarde- mens, destinés à tromper et à fixer l’ennemi, étaient exécutés sur le reste du front. Dans ces sept jours, des gaz étaient envoyés sur plus de quatre points, formant un front total de 25 kilomètres ; 70 raids étaient exécutés, depuis le Nord d’Ypres jusqu’à Gommécourt, et donnaient de bons renseignemens sur les dispositions de l’ennemi. Le 25 juin, l’aviation anglaise exécuta une attaque générale sur les saucisses allemandes et en abattit neuf, privant l’ennemi, pour un moment, de cette forme d’observation.

C’étaient là les symptômes d’une bataille imminente. Le 1er juillet, à 7 h. 30 du matin, après une heure de bombardement redouble, l’assaut fut déclenché. Le front d’attaque britannique s’étendait de Maricourt à droite jusqu’à l’Ancre à gauche devant Saint-Pierre-Divion, enveloppant ainsi le saillant de Fricourt. Au Nord de l’Ancre, une attaque secondaire, ayant pour but de fixer l’ennemi, devait avoir lieu jusqu’à la hauteur de Serre ; enfin, plus au Nord encore, une troisième attaque, de caractère également secondaire, devait avoir lieu sur les deux flancs du saillant de Gommécourt. — De Maricourt à Serre, l’attaque devait être exécutée par la IVe armée, sous les ordres de sir Henry S. Rawlinson, avec cinq corps d’armée. L’attaque sur Gommécourt était confiée à l’armée de Sir E. H. H. Allenby.

Ainsi la principale attaque anglaise se faisait entre la Somme et l’Ancre, sur les deux flancs du grand saillant qui avait sa pointe à Fricourt. L’axe général de l’attaque pouvait être dessiné par la capitale de ce saillant, c’est-à-dire par la route Albert-Bapaume, en direction générale de Bapaume, autrement dit vers le Nord-Est. La distance d’Albert à Bapaume est de 20 kilomètres. Au contraire, l’attaque française à la droite se faisait par les deux rives de la Somme, en direction générale de Péronne, face à l’Est.

Le commandant anglais raconte ainsi l’attaque des troupes britanniques. Immédiatement avant l’assaut, les fourneaux préparés sautèrent sous les lignes ennemies et des gaz furent envoyés à plusieurs endroits devant le front. A travers cette fumée, l’infanterie se porta à l’attaque dans un ordre parfait. A la droite, le succès fut immédiat ; le village de Montauban était enlevé avant midi et, peu après, la briqueterie à l’Est et la crête à l’Ouest. D’après le carnet de route d’un officier allemand, le 6e régiment bavarois de réserve perdit, le 1er juillet à Montauban, 3 000 hommes sur 3 500.

Plus à gauche, devant Mametz, l’artillerie ennemie avait anéanti les parallèles de départ, et l’infanterie britannique avait 400 mètres à parcourir à découvert ; elle n’en atteignit pas moins son objectif, pénétra dans Mametz, arriva à la vallée qui est au delà, et établit un flanc défensif sur sa gauche, face à Fricourt. Tandis que Fricourt était ainsi débordé à l’Est, les tranchées au. Nord de ce village étaient enlevées, de telle sorte que la garnison allemande était pressée de trois côtés.

En continuant toujours vers la gauche, c’est-à-dire maintenant vers le Nord, on rencontre les deux villages de la Boisselle et d’Ovillers. Ils résistèrent.

La Gazette de Francfort du 25 juillet a publié un récit du combat d’Ovillers. Le front devant ce village était tenu par un régiment souabe, qui avait pris les tranchées en juin, et qui resta engagé quinze jours dans la bataille. Il avait à sa droite la cote 141 au Sud de Thiepval, à sa gauche la Boisselle et, à 3 kilomètres plus loin, le tournant de Fricourt. Devant lui, les Anglais occupaient le bois d’Authuille. Il eut d’abord à supporter, depuis le 24 juin, le bombardement préparatoire, méthodiquement réparti sur les trois premières tranchées, et en arrière sur les communications et les cantonnemens. Les Anglais avaient là, outre l’artillerie légère, du 240 et du 380 ; trois batteries étaient visibles, derrière leur troisième ligne, dans le bois d’Authuille. Les torpilles bouleversaient les tranchées, mais les pertes causées par le bombardement, au dire des Allemands, furent peu de chose. Les émissions de gaz qui précédèrent l’action ne firent pas un plus grand mal : le régiment n’aurait eu que deux morts.

Le 1er juillet, à sept heures trente du matin, les Anglais donnèrent l’assaut. Les Souabes repoussèrent quatre assauts, reprirent à sept heures trente-cinq du soir un élément de tranchée qu’ils avaient perdu, et soulagèrent, en formant un crochet sur leur droite, le régiment voisin qui avait été enfoncé. Le 2 juillet fut tranquille. Le 3, à trois heures quinze du matin, les Anglais recommencent le tir d’efficacité, et à quatre heures trente, un bataillon se précipite sur le front tenu par trois compagnies et demie ; il arrive à cinq heures trente jusqu’à la troisième tranchée. Mais il a omis de nettoyer les deux premières. Les Allemands qui y étaient tapis ouvrent le feu sur les soutiens anglais qui arrivaient sans défiance et qui refluent. Le bataillon de tête, qui avait atteint le village d’Ovillers, se trouve coupé de ses lignes. Il se retranche, met deux mitrailleuses dans l’église, et se défend jusqu’à sept heures du matin. A ce moment, Ovillers est de nouveau aux mains des Allemands.

Mais si Ovillers et la Boisselle tinrent bon le 1er juillet, les troupes britanniques pénétrèrent profondément dans les lignes allemandes des deux côtés de ces forteresses, préparant la conquête future. Au nord d’Ovillers, sur l’éperon au sud de Thiepval, la ligne ennemie faisait un saillant baptisé saillant de Leipzig. Il fut emporté, et un combat acharné s’engagea pour la possession du village et de ses défenses. « Là et au Nord de la vallée de l’Ancre jusqu’à Serre, ajoute sir Douglas Haig, nos succès initiaux ne furent pas maintenus. D’étonnans progrès furent faits sur beaucoup de points, et des détachemens pénétrèrent dans les positions ennemies (sur l’Ancre) jusqu’aux défenses extérieures de Grandcourt, et aussi au bois dit Pendant Copse et à Serre. Mais l’ennemi, qui tenait à Thiepval et à Beaumont-Hamel, rendait impossible l’arrivée des renforts et des munitions, et en dépit de leurs vaillants efforts nos troupes furent contraintes de rentrer la nuit dans leurs lignes. L’attaque secondaire sur Gommécourt s’était aussi frayé un chemin dans les positions ennemies ; mais elle avait rencontré une résistance si vigoureuse que, dès que cette attaque fut considérée comme ayant rempli sa mission, les troupes furent repliées. »

Ces événemens du premier jour, c’est-à-dire le succès à la droite et l’échec à la gauche eurent une grande conséquence. Sir Douglas Haig nous dit en effet qu’en raison de cette situation, il décida de pousser l’attaque par sa droite depuis l’extrémité de celle-ci jusqu’à un point situé à mi-chemin entre la Boisselle et Contalmaison, — tandis que la gauche, de la Boisselle à l’Ancre, se bornerait à un progrès lent et méthodique. Au nord de l’Ancre, on recommencerait la préparation d’artillerie dans le double dessein et de fixer l’ennemi, et de rendre possible une nouvelle attaque en temps opportun. — L’attaque de la droite, depuis Contalmaison jusqu’au contact avec les Français, restait confiée au général Rawlinson. Mais ses deux corps de gauche sur le front la Boisselle-Serre passaient sous le commandement du général sir Hubert de la P. Gough. Plus exactement, celui-ci recevait le commandement de deux corps frais, qui relevèrent les engagés, le Ve au Nord de l’Ancre, et le 1er Anzac de l’Ancre à la Boisselle. Les instructions du général Gough étaient de maintenir une forte pression sur le front qui lui était confié, de façon à former pivot de manœuvre, tandis que sir Henry Rawlinson, à sa droite, progresserait vers le Nord.

La lutte continua les jours suivans. Le 2 juillet, à midi, Fricourt, entouré de trois côtés, fut pris. Ce village, tel que je l’ai vu pendant la bataille, avait l’aspect d’une carrière de pierres et s’appuyait au fantôme d’un bois. Ce bois fut lui-même enlevé dans l’après-midi, ainsi qu’une ferme située au Nord. Le 3 et le 4, à la droite, deux bois furent enlevés, l’un au Nord-Ouest de Montauban, le bois de la Chenille, l’autre au Nord-Est, le bois de Bernafay. Il apparaît sur sa pente nue et blanche comme une trainëe bleuâtre. A la gauche, le village de la Boisselle était entièrement conquis ; le 5, les abords de Contalmaison étaient atteints. Enfin, plus à gauche encore, entre la Boisselle et Thiepval, du terrain était gagné sur le saillant de Leipzig.

Ainsi, après cinq jours de combat, l’ennemi avait reculé de près de deux kilomètres sur un front de dix kilomètres, entre la Boisselle et l’est de Montauban. Il avait perdu quatre villages et laissé aux troupes britanniques en prisonniers 94 officiers et 5 724 hommes. Surtout ce front, la première position de l’ennemi était aux mains de nos alliés.

Il fallait naturellement faire dans les lignes de ceux-ci, après une lutte si dure, des réorganisations et des relèves. Cependant, et quoique le temps fût très mauvais, des opérations locales continuèrent les jours suivans. Le 7 juillet, l’attaque du village de Contalmaison et du bois de Mametz fut entreprise.

Le IIIe corps britannique enleva Contalmaison, puis se replia, non sous l’effort d’une contre-attaque, mais dans la confusion d’une tempête qui éclata à midi ; toutefois, dans la journée, il tenait encore une partie du village. Plus à droite, entre Contalmaison et le bois, cinq bataillons de la 3e division de la garde prussienne attaquèrent inopportunément dans la matinée et se firent hacher. Enfin, plus à droite, encore une partie du bois de Mametz fut enlevée. Ce bois barre un éperon entre deux petits ravins, l’un à l’Ouest, l’autre à l’Est. Le côté Est était couvert par un petit bois dit bois Marlborough ; le côté Ouest par un ouvrage nommé le Quadrilatère. Le 5, les Anglais enlevèrent le bois Marlborough ; le 6, les premières patrouilles abordèrent la lisière Sud du bois de Mametz ; en même temps, le Quadrilatère fut attaqué. Du 7 au 10, la plus grande partie de cet ouvrage fut prise ; il ne resta, de ce labyrinthe, qu’une position d’ailleurs formidable, dite Quadrangle Support, et un coin défendu par une mitrailleuse, dit le Taillis des Bonbons (acid Drop Copse). Ainsi, par la prise du bois de Marlborough et du Quadrilatère, le bois de Mametz se trouvait encadré à l’Est et à l’Ouest, en même temps qu’il était abordé au Sud.

L’attaque fut reprise le 10 ; le combat dura toute la journée ; le 11, le village de Contalmaison, un tas de ruines farci de mitrailleuses, était entièrement occupé. Au bois de Mametz, le Quadrangle Support et ses positions accessoires furent enlevés le 10, ainsi que les trois quarts du bois, taillis mince et serré, barré de réseaux successifs avec mitrailleuses et postes fortifiés. Il n’en restait à l’ennemi que la partie septentrionale. Une première tentative, pour l’en chasser, par quatre bataillons, le 11 au matin, échoua. Nos alliés refirent une préparation d’artillerie de trente minutes, et attaquèrent de nouveau. Mais les mitrailleuses allemandes, dans leurs retraites impénétrables, avaient échappé à l’artillerie. Renforcées par les feux de l’infanterie et des minenwerfer, il fallut les forcer par un terrible combat au grand jour. À quatre heures de l’après-midi, les Anglais nettoyèrent l’angle Nord-Est, plus tard dans la soirée l’angle Nord-Ouest. Quatre mille prisonniers restaient à nos alliés, venant principalement du 16e régiment bavarois, du 122e wurtembergeois et de la 3e division de réserve de la garde ; il y avait aussi des hommes des 77e et 184e régimens.

À la gauche, les défenses d’Ovillers furent entamées le 7 ; à la droite, la ferme Maltz Horn fut prise le 9 ; le 8, le bois des Trônes, qui apparaît comme une ligne mince et effilée à un kilomètre au nord de cette ferme, avait été atteint par sa lisière Sud ; mais l’ennemi était très fortement organisé dans les parties Est et Nord ; du 8 au 13, il ne lança pas moins de huit violentes contre-attaques ; des parties du bois passèrent de mains en mains ; mais le 13, à la veille de la grande attaque décidée sur tout le front britannique pour le 14 juillet, la partie Sud était encore aux mains de nos alliés. Un petit groupe des Royal West Kent, qui avait pénétré dans la partie Nord, y était cerné et résistait héroïquement.


V

Pendant que les armées britanniques progressaient ainsi par leur droite, que faisait la VIe armée française ?

Là aussi, la préparation avait été longue et minutieuse. « L’arrière, durant quatre mois, dit une relation officieuse, a été un chantier où s’accomplissait une immense besogne. Des routes anciennes ont été élargies, d’autres nouvelles ont été tracées et le débit de ces routes était encore augmenté dans des proportions considérables par la construction de chemins de fer à voie normale et à voie droite. Pour entretenir routes et voies, on a ouvert des carrières, on les a exploitées. On a organisé tout un système de charrois. On a installé des dépôts de munitions et de matériel en creusant dans le flanc des collines ; on a multiplié les abris ; on a placé auprès de toutes les voies les postes de secours et les ambulances ; on a bâti des ponts et des passerelles. En certains endroits, le travail de l’homme a changé la physionomie du pays. »

Un officier allemand blessé, A. Dambitsch, a décrit dans la Gazette de Voss du 15 juillet le bombardement préparatoire : « Le bombardement des tranchées de première ligne, dit-il, fut opéré presque exclusivement par l’artillerie lourde et les minenwerfer (crapouillots). Les Français avaient déjà une prédilection pour cette arme ; le 25 février dernier, avant l’attaque de Notre-Dame de Lorette, ils avaient arrosé copieusement la colline avec des torpilles. Mais c’étaient alors des torpilles de petit calibre qu’ils lançaient pendant les dernières heures lorsque les tranchées étaient déjà détruites par l’artillerie et dont l’effet était plutôt moral que matériel. Depuis lors les Français ont développé cette arme avec amour. Pour détruire les tranchées, ils emploient exclusivement leurs projectiles de plus gros calibre qu’ils lancent avec plus de précision et bien plus loin que jadis. En face du secteur de ma compagnie, il n’y avait pas moins de 6 minenwerfer tirant sans interruption et souvent par salves, qui lançaient des centaines de torpilles sur notre position et jusqu’à la troisième tranchée. Ces torpilles arrachaient les réseaux de fils de fer avec leurs poteaux, en projetant au loin leurs débris ; elles écrasaient les abris qu’elles touchaient et bouleversaient même les plus profonds. En très peu de temps, de larges parties de tranchées furent nivelées, les abris défoncés, les hommes enterrés. Ce bombardement dura sept jours. A la fin, des attaques par gaz suivant une méthode également perfectionnée combinèrent leur effet avec le sien. »

Au moment de l’attaque, le général Fayolle avait, comme nous avons dit, un corps au Nord de la Somme, le XXe ; et il attaquait également au Sud de la Somme par le Ier corps colonial, appuyé à droite par une division du XXXVe corps. L’étendue totale du front d’attaque français était de 16 kilomètres.

Au Nord de la Somme, le XXe corps se porta à l’attaque à sept heures trente du matin, sur un front de 5 kilomètres environ. « Il avait à conquérir, dit la relation officieuse, les premières positions allemandes, faites de trois et quatre lignes de tranchées, reliées par des boyaux nombreux avec des bois organisés et avec le village fortifié de Curlu. L’élan fut ce qu’on pouvait attendre de ces troupes d’élite, à qui cinq jours d’une préparation d’artillerie intense avaient donné une extraordinaire, confiance. D’un bond les ouvrages allemands furent emportés. En escaladant, à l’Est du village de Curlu, les pentes d’une falaise crayeuse baptisée le Chapeau de Gendarme, les soldats de la classe 16, qui voyaient le feu pour la première fois, agitaient leurs mouchoirs et criaient : « Vive la France ! » On arriva aux premières maisons de Curlu et, comme on pénétrait dans le village, des mitrailleuses, installées aux abords de l’église, se dévoilèrent. Selon les ordres du commandement, on stoppa aussitôt, pour reprendre la préparation. Une demi-heure durant, de dix-huit heures à dix-huit heures trente, l’artillerie de destruction fut mise sur le village. A la nuit, l’infanterie française était complètement maîtresse de la place et y repoussait trois contre-attaques, parties de la direction de Hardecourt et fauchées par nos tirs de barrage. »

Les trois jours suivans furent employés à organiser la position conquise ; puis, le 5, les fantassins du XXe corps repartirent à l’attaque. L’objectif était désormais la seconde position allemande, établie sur la ligne Hem-Hardecourt. L’attaque eut lieu à la droite du secteur contre Hem et contre le plateau qui est au Nord de ce village. A huit heures trente, les tranchées allemandes étaient enlevées entre la Somme au Sud et la route de Péronne au Nord. A dix heures cinquante-cinq, la plus grande partie de Hem était prise, et, à sept heures du soir, les dernières maisons étaient occupées, ainsi que les petits bois sur le mouvement de terrain à l’Est de Curlu.

Le 8, le XXe corps se reporta une troisième fois à l’assaut, cette fois par sa division de gauche, en direction de Hardecourt, en liaison avec les troupes britanniques qui attaquaient le bois des Trônes. Les troupes sortirent des tranchées à neuf heures trente ; à dix heures dix, elles avaient dépassé Hardecourt, et s’y maintenaient contre trois retours offensifs dirigés de Maurepas.

Ainsi du 1er au 8, le XXe corps, au Nord de la Somme, avait enlevé les deux premières positions allemandes. Il employa les jours suivans à s’y consolider. Pendant ce temps, que se passait-il au Sud de la rivière ?

L’attaque, des abords de Frise à ceux d’Estrées, fut lancée le 1er juillet, deux heures après celle de la rive droite, à neuf heures trente. Le travail d’artillerie avait été extraordinaire. La zone marmitée offrait vraiment, quand je l’ai vue au mois d’août, l’aspect d’un champ labouré, uniforme ; seulement, les sillons étaient larges comme des houles. Dompierre même apparaît, quand on vient de la sucrerie, après un tournant. On laisse à droite le vieux cimetière bouleversé et le champ des tombes neuves. Le village est un peu plus loin, à gauche de la route. Des restes de tranchées, des trous d’obus amollis et déjà voilés de limon, des débris de fils de fer. Puis des pans de murs en briques, où il est impossible de reconnaître la forme d’une maison, ni la configuration du village. Çà et là des squelettes d’arbres fruitiers. Au centre, au milieu de tous ces débris rougeâtres, un immense tas blanc, effondré, et comme préparé pour le cantonnier : l’église. Et partout rampant encore ou déjà, cette végétation des ruines, d’un vert intense, brillant et sombre, qui renaît si étrangement du sol dévasté, enveloppe le pied des murs et des talus, et fait un tapis vivant dans les bois morts.

Les troupes sortirent d’un élan magnifique ; c’était, comme nous l’avons vu, le 1er corps colonial ; et il était prolongé à droite (Sud) par une division de réservistes bretons. « Maintes fois dans cette guerre, dit la relation, ils avaient fait leurs preuves, et déjà ils s’étaient distingués à Quennevières à côté des zouaves, mais on aurait pu imaginer que ces hommes à l’allure calme, accoutumés certes à vivre sous des bombardemens constans et prêts à tous les sacrifices, n’auraient plus pour se transformer en vaillans rapides les moyens de la jeunesse. C’eût été ne pas connaître les ressources extraordinaires de leurs tempéramens... Ces vétérans ont marché comme les recrues de la classe 16. A neuf heures, ils ont fait demander à leurs chefs de partir en chantant la Marseillaise ; à neuf heures trente ils se sont élancés par sections alignées, comme à la manœuvre. »

Le soir du 1er juillet la première position allemande était enlevée, avec les villages de Dompierre, Becquincourt et Fay. A l’extrême Nord, le village de Frise restait tapi dans la vallée de la Somme, au fond d’une sorte de poche que fait la rivière. On y accède, dans les terrains bas luisans de verdure et d’eau, par une route qui vient d’EcIusier et qui suit le thalweg, dans un paysage touffu. Le 2, la gauche du corps colonial, en fin de matinée, manœuvra à déborder le village par le Sud ; à midi il était atteint, et l’on y prenait une batterie de 77 en bon état ; puis les troupes, suivant leur élan, poussaient jusqu’au Nord du bois de Méréaucourt. D’autres troupes passaient au Sud du bois, qui était ainsi enveloppé complètement.

La seconde ligne allemande s’appuyait à la Somme à l’Est du bois de Méréaucourt, vers le bois du Chapitre. De là elle se dirigeait au Sud, s’appuyait à Herbécourt, puis plus au Sud à Assevillers, et enfin à l’extrême Sud à Berny. Dans cette même journée du 2, Herbécourt était enlevé de front et tourné par le Nord ; une heure après le départ de l’attaque, les feux de Bengale qui annoncent l’occupation brûlaient sur les ruines de la dernière maison. Enfin à la droite, les abords d’Assevillers étaient atteints, et un bois était enlevé devant Estrées.

Ainsi le 2 au soir, la deuxième position allemande était enlevée dans tout le secteur gauche (Nord), de la Somme au Sud d’Herbécourt, tandis que dans le secteur droit les Français étaient au contact de cette seconde position. Le 3, le progrès continua, toujours par la gauche. Flaucourt, en pleine troisième position ennemie, était enlevé par un coup de main d’une audace extraordinaire. Une reconnaissance commandée par le capitaine d’état-major Dubuisson, de la 3e division coloniale, et composée du lieutenant Cervoni et d’une vingtaine d’hommes du 23e colonial, entrait dans le village, écrasé par le bombardement, où l’ennemi était terré dans ses abris. Avant qu’il ait pu sortir, le petit groupe des Français fouille les maisons, les caves, les trous, les abris, et fait 130 prisonniers. Le 4 au matin, la cavalerie française patrouillait librement entre Biaches et Barleux. Au centre, Assevillers était emporté le 3. Au Sud, Belloy était enlevé le 4 par la légion étrangère. Enfin, à l’extrême droite du mouvement, Estrées était emporté le même jour par les troupes voisines.

Les troupes, qui ne voyaient plus d’ennemi devant elles, étaient enivrées d’ardeur. On avait vu l’artillerie amener ses avant-trains, et partir au galop à la poursuite de l’ennemi. Le 9, la gauche reprit le mouvement en avant et enleva Biaches ; un peu à droite, l’observatoire important de la Maisonnette était enlevé le 10. La prise du fortin de Biaches, le 10 juillet, est un des faits d’armes les plus brillans de la bataille. Le capitaine Vincendon, du 164e d’infanterie, y entra seul, et avec huit hommes, il fit prisonnière une compagnie allemande avec ses officiers. On était en face de Péronne. Des hommes isolés traversèrent la vallée sur les passerelles allemandes et arrivèrent dans les faubourgs. Le lieutenant C... rencontra deux zouaves qui avaient fait une cueillette de cerises dans les jardins de Sainte-Badegonde.

Dans ces onze jours, les forces françaises avaient exécuté au Sud de la Somme une sorte d’immense rabattement en pivotant sur leur droite, vers Foucaucourt. Sorties des tranchées face à l’Est, elles faisaient maintenant un front Estrées-la Maisonnette, face au Sud-Est. Aux deux premières directions d’attaque, Bapaume et Péronne, s’en ajoutait une troisième, au Sud de Péronne, en direction générale du coude de la Somme vers Ham. Ces trois directions divergeaient en éventail, Bapaume était au Nord-Est, Péronne à l’Est, Ham au Sud-Est. Il fallait choisir. En fait, la direction du Sud-Est, après avoir été tentée plusieurs fois, finit par être abandonnée.

Les résultats de ces onze premiers jours d’offensive étaient très brillans ; les seules troupes françaises, sur 16 kilomètres du front, avaient percé les lignes ennemies sur une profondeur allant jusqu’à 10 kilomètres ; elles avaient enlevé aux Allemands 80 kilomètres carrés d’organisations de tout genre : tranchées, villages fortifiés, carrières pareilles à des forteresses, bois transformés en réduits. <(Elles ont déjà trouvé sur le champ de bataille, dit la relation, 8o canons dont plusieurs de gros calibre, une centaine de mitrailleuses, 26 minenwerfer, un matériel considérable ; et un butin impossible à évaluer demeure sur le terrain conquis. Elles ont pris 235 officiers et 12 000 hommes, et c’est le commencement de la bataille. »


HENRY BIDOU.