Les Bastonnais/Texte entier

  Table des Matières  
Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. cov-tdm2).


LES BASTONNAIS














LES
BASTONNAIS
PAR
JOHN LESPÉRANCE
MONTRÉAL
C.-O. BEAUCHEMIN & FILS, Libraires-Imprimeurs
256 et 258, rue Saint-Paul

1896


Enregistré conformément à l’acte du parlement du Canada, par C. O. Beauchemin & Fils, en l’année mil huit cent quatre-vingt-seize, au bureau du ministre de l’Agriculture, à Ottawa.



LES BASTONNAIS

LIVRE Ier

l’orage s’amoncelle


I
les fusées bleues.

Debout sur le sommet de la fière citadelle de Québec, un soldat en faction, immobile et attentif, s’appuyait lourdement sur sa carabine.

Du haut de ce rocher escarpé, il promenait lentement son regard sur le paysage que l’ombre de la nuit recouvrait d’un voile transparent.

Il était minuit, et seule la lumière vacillante des étoiles faisait ressortir les lignes saillantes des objets environnants.

Derrière lui se déroulait la vallée de la rivière St-Charles dont les taillis de pins et de hêtres faisaient une immense tache noire.

En face s’élevaient les falaises de Lévis, au delà desquelles s’étendaient les plaines unies de la Beauce.

À sa gauche la chute de Montmorency faisait entendre le grondement de ses eaux précipitées et brillait d’un éclat argentin.

À sa droite, s’étendaient silencieuses et désertes les plaines d’Abraham au-dessus desquelles s’élevait comme une vapeur de victoire sanglante.

On distinguait quelques lumières dans le château St-Louis, résidence du gouverneur civil, et dans les corps de garde des casernes des Jésuites, situées sur la place de la cathédrale ; mais le reste de la capitale était plongé dans l’obscurité et dans un morne silence.

Pas le moindre bruit ne s’élevait des rues étroites et des ruelles tortueuses de la basse-ville. Une lampe solitaire se balançait à la proue de la corvette de guerre ancrée dans le fleuve…

Il s’appuyait lourdement sur sa carabine. Son attitude aurait pu faire croire qu’il montait sa garde avec la vigilance automatique du soldat ; mais il n’en était pas ainsi. Jamais sentinelle n’avait été chargée d’une faction si pleine de lourdes responsabilités, et jamais garde n’avait été exécutée avec une plus minutieuse observation.

L’œil, l’oreille, le cerveau, l’être tout entier était absorbé par le devoir. Rien n’échappait à la pénétration de son regard, ni les changements dans les nuages qui obscurcissaient le ciel du côté du large, ni les ombres qui s’épaississaient dans le sentier de l’anse de Wolfe. Aucun son ne passait sans avoir frappé son oreille attentive, depuis le bruissement d’ailes du moineau qui avait établi son nid d’hiver dans les canons de la batterie, jusqu’à la course rapide du suisse par-dessus les sombres glacis des fortifications. Debout sur le sommet de la plus haute citadelle de l’Amérique, sa stature martiale se détachant nettement des ombres environnantes, comme un bloc de marbre sculpté se détache du sombre horizon, silencieux, solitaire et vigilant, il était le représentant et le gardien de la puissance britannique au Canada, à l’heure d’une crise redoutée.

Il avait conscience de sa position et se conduisait en conséquence.

Roderick Hardinge était un jeune homme au tempérament ardent. Il faisait partie de la petite milice qui gardait la ville de Québec et il ressentait vivement les critiques continuellement dirigées, durant les deux mois précédents, contre l’insuffisance de cette troupe. Il savait que les Américains avaient tout balayé devant eux à l’extrémité supérieure de la colonie. Schuyler avait occupé l’île aux Noix sans coup férir. Cinq cents soldats de l’armée active et cent volontaires avaient capitulé à St-Jean. Bedell, du New-Hampshire, avait pris Chambly et s’était emparé des immenses quantités de provisions et de munitions de guerre renfermées dans le fort. Montgomery s’avançait sur Montréal à la tête de toute son armée. La garnison de cette ville était trop faible pour soutenir l’attaque et devait infailliblement céder à un ennemi démesurément supérieur en nombre. Alors viendrait le tour de Québec. Il était bien connu que cette ville était, en réalité, le but de l’expédition américaine.

De même que la chute de Québec avait assuré la conquête de la Nouvelle-France par les Anglais en 1759, la prise de Québec devait assurer la conquête du Canada par les Américains, dans l’hiver de 1775-76. Cela avait été parfaitement compris par le congrès continental à Philadelphie. Le plan de campagne avait été tracé par le général Schuyler avec cet objectif, et quand cet officier résigna son commandement pour cause de santé, après ses succès à St-Jean, Montgomery suivit la même idée et résolut de l’exécuter.

De Montréal, il adressa au congrès une lettre dans laquelle il disait énergiquement : « Tant que Québec ne sera pas pris, le Canada ne sera pas conquis. »

Roderick Hardinge avait appris avec peine que les autorités de Québec avaient peu ou point de confiance dans la milice qu’elles croyaient incapable de défendre la ville. Il était nécessaire de détruire ce préjugé, autant dans les intérêts de cette troupe que dans ceux de la cité. Hardinge entreprit cette tâche difficile. Il n’y avait pas de temps à perdre. Dans quinze jours, Québec pouvait être investi. Il se mit à l’œuvre, avec l’aide d’un seul compagnon. Tous deux tinrent leur projet dans le plus profond secret et ne le communiquèrent pas même au commandant du corps.

On était à la nuit du 6 novembre 1775. Hardinge sortit du quartier seul et sans attirer l’attention. Il se rendit aussitôt au poste de la citadelle le plus éloigné du corps de garde. Au cri de : « Qui vive » de la sentinelle, il donna le mot d’ordre. Puis appelant par son nom le factionnaire, qui était un soldat de son régiment, il lui donna l’ordre de lui remettre son fusil. La sentinelle obéit sans faire aucune question, ni recevoir aucune explication. Hardinge était un officier, et le simple soldat n’avait qu’à lui obéir. S’il avait quelque soupçon ou s’il était poussé par quelque sentiment de curiosité, il fut mis à l’abri de l’un et de l’autre par un nouvel ordre de se retirer hors de la vue, mais à portée de la voix, jusqu’à ce que ses services fussent requis. Un coup de sifflet devait être le signal.

Roderick Hardinge resta en faction de dix heures à minuit. Comme nous l’avons vu, il avait observé minutieusement tout ce que pouvait distinguer son regard vigilant. Mais ce regard se portait le plus assidûment vers un point de l’horizon : c’était le grand chemin qui conduisait de Lévis à la forêt, en traversant les plaines de la Beauce. Il était évident que c’était dans cette direction que devait apparaître l’objet qu’il guettait, et il ne fut pas désappointé.

Au premier coup de minuit sonnant à la tourelle de la cathédrale Notre-Dame, de l’un des points de ce grand chemin à cent verges au plus de la rive, une fusée bleue s’élança dans les airs.

À cette vue, Roderick se redressa subitement, enleva la carabine de son côté gauche, la jeta sur son épaule droite et se mit au port d’armes.

Le sixième coup de minuit venait de sonner, quand une seconde fusée bleue sillonna l’espace, mais cette fois, à au moins cinquante verges plus près que la première fois. Celui qui l’avait lancée avait évidemment dû courir vers la rivière.

Roderick fit un pas en avant et poussa un cri étouffé.

Le dernier des douze coups de cloche avait à peine résonné, qu’une troisième fusée s’éleva en sifflant du bord même du fleuve.

Roderick fit vivement volte-face et fit entendre un violent coup de sifflet. Le fidèle soldat dont il avait pris la faction accourut immédiatement. Hardinge lui jeta son fusil avec l’injonction de garder le silence. L’officier avait à peine eu le temps de disparaître dans les ténèbres, que la garde montante composée d’un caporal et de deux simples soldats se présenta et procéda à la formalité ordinaire du relèvement des sentinelles.

II
sur l’autre rive.

Le cœur palpitant d’émotion, Roderick Hardinge descendit rapidement des hauteurs de la citadelle dans la haute-ville.

En passant, il jeta un regard vers le château, mais les lumières qu’on y voyait briller deux heures plus tôt, étaient maintenant éteintes et le gouverneur dormait inconscient du danger qui accourait sur la ville durant cette nuit. Il traversa la place et entendit le bruit joyeux des officiers qui passaient gaiement la nuit à boire du vin et à jouer aux cartes.

Il répondit au « Qui vive » de la sentinelle postée à la porte qui gardait les hauteurs de la côte de la Montagne et doubla le pas en suivant le chemin tortueux qui en descend. La vieille côte a été la scène de plus d’un incident historique, mais certes, aucun de ces incidents n’a eu plus d’importance que cette démarche nocturne de Roderick Hardinge.

Le long des rues étroites et ténébreuses de la basse-ville, heurtant du pied les pierres du chemin ou trébuchant dans les ornières, il poursuivait sa route sans ralentir son allure précipitée.

Pas une âme dans les rues ; aucun signe de vie dans les entrepôts qui apparaissaient comme d’immenses cubes noirs, avec leurs barricades de portes et de fenêtres revêtues de tôle de fer.


En vingt mi­nutes, le jeune offi­cier eut atteint le fleu­ve au point où se trouve aujour­d’hui le quai du Grand-Tronc. À ses pieds, il dis­tingua un ca­not muni de ses deux rames. Sans un instant d’hésitation, il y prit place, détacha la chaîne qui le tenait amarré au rivage, mit les avirons dans leurs tollets, et, d’un vigoureux coup donné d’une main expérimentée, tourna l’avant de la chaloupe vers la rive Sud.

En même temps, il éleva ses regards vers la ville. Elle était là, au-dessus de lui, silencieuse et inconsciente du danger qu’elle courait. Le rocher gigantesque du Cap Diamant s’élevait là haut comme une tour, semblant s’enorgueillir de sa force et se moquer des appréhensions du jeune officier. Celui-ci dirigea le canot sous la poupe de la corvette de guerre. Une seule lampe était suspendue à l’avant, mais aucune vigie ne le héla au passage.

« Le Jockey est évidemment un mythe pour tous ces gens-là », murmura-t-il ; « mais ils reconnaîtront bientôt qu’il est une terrible réalité, et c’est Roddy Hardinge qui le leur apprendra ».

Le Saint-Laurent n’est pas aussi large au-dessus de Québec qu’il ne l’est généralement sur son parcours, et en un quart d’heure, le rameur eut atteint la rive opposée. Au moment où la quille de la chaloupe gratta le sable de la berge, un homme s’avança à sa rencontre. L’officier s’élança sur le rivage et s’approchant du nouveau personnage, il lui frappa familièrement l’épaule.

— Mon bon vieux Donald !

— Merci, maître. (Ces deux mots trahissaient un accent écossais fort prononcé.)

— Ponctuel comme d’habitude, Donald, toujours à la minute.

— Oui, Monsieur, mais j’ai bien failli être en retard. Le cheval, je le crains bien, s’en ressent plus que moi.

— Sans doute, sans doute ; as-tu voyagé beaucoup à cheval ?

— Près de dix heures, Monsieur, et sans jamais lâcher la bride.

— Oh ! comme mon cœur a bondi, Donald, quand j’ai vu ta première fusée ! Je pouvais à peine en croire mes yeux.

— Je suis arrivé juste à temps, maître. Si j’avais rompu une sangle, j’aurais été en retard ; mais voilà qui est fait.

— Oui, mon vieil ami, et bien fait.

Les deux hommes tinrent alors à voix basse une longue et vive conversation. À la manière animée du vieux et aux fréquentes exclamations du plus jeune, on eût pu reconnaître évidemment que le premier communiquait à l’autre des renseignements importants. Durant une courte pause qui se produisit pendant l’entretien, Donald tira un petit paquet enveloppé de papier, qu’il remit à Roderick Hardinge.

— C’était attaché au siège de ma selle, maître, dit-il, et je n’aurais, pour rien au monde, voulu le perdre.

Roderick entoura le paquet de son mouchoir et le plaça avec soin dans la poche intérieure de son habit, qu’il boutonna ensuite jusqu’au menton.

Au bout d’une demi-heure les deux hommes parurent prêts à se séparer.

— Je vais maintenant me hâter de retourner de l’autre côté, dit Roderick, et toi, Donald, retourne à l’auberge, tu dois avoir terriblement besoin de repos.

— Deux heures environ me remettront parfaitement, Monsieur.

— Et ton cheval ?

— Il est complètement fourbu. Monsieur.

— Alors, procure-t’en un autre et le meilleur que tu pourras trouver. Voici cinq souverains. Tu en useras largement au nom de Sa Majesté.

Donald s’inclina profondément, en signe de loyauté.

— Je serai en route une bonne heure avant le jour, maître Roddy. Le soleil levant me verra bien au delà des villages.

— Et nous nous rencontrerons ici de nouveau à minuit.

— Comptez là-dessus, Monsieur, à moins que ces canailles de rebelles ne me prennent et ne me pendent à l’un des grands chênes de la Chaudière.

— Ne crains rien, Donald ; la mort du traître n’a jamais été réservée à un vieux soldat du roi comme toi.

Le jeune officier reprit place dans son canot et se pencha aussitôt sur les avirons. Le vieux serviteur remonta la colline qui conduit à Lévis et disparut bientôt dans les ténèbres.

III
au château.

Roderick atteignit la rive nord sans encombres. Il amarra sa chaloupe au même vieux quai rongé et verdi par l’eau, où il l’avait détachée moins d’une heure auparavant. Il remonta à la ville par le chemin qu’il avait suivi précédemment. Aucun changement ne s’y était produit. Tout était dans le calme le plus profond. Tout le monde dormait encore. S’il désirait le secret, il devait être satisfait, car il était évident que personne n’avait été témoin de son étrange démarche. Lorsqu’il eut dépassé la porte de la haute-ville, il ralentit sensiblement le pas. Ce n’était pas l’effet de l’hésitation, mais bien de la délibération, il s’arrêta un instant en face des casernes. Les lumières étaient éteintes dans le quartier des officiers et aucun son ne se faisait entendre dans la salle du mess. Cette circonstance parut le détourner d’y entrer et il continua de se diriger en droite ligne vers le château St-Louis. Après avoir passé la garde, grâce au mot d’ordre, il frappa bruyamment à la porte principale.

Un officier de service qui dormait tout habillé sur un canapé dans le vestibule fut aussitôt sur pied et saisissant sa lanterne sourde placée derrière la porte, il ouvrit. Il n’eut pas plus tôt dirigé la lumière sur la figure de son visiteur, qu’il s’écria :

— Allons, Hardinge, qu’est-ce qui, diantre, peut bien vous amener ici à cette heure indue ? Entrez ! Il fait diablement froid.

— J’ai besoin de voir Son Excellence.

— Pas à présent, assurément ? Il n’était pas dispos hier soir, et il s’est retiré de bonne heure. Je ne crois pas qu’il soit bien aise de se faire ainsi réveiller avant le lever du jour.

— J’en suis bien fâché, mais il faut que je le voie.

— Quelque petite escapade, sans doute, et vous voulez que le vieux gouverneur vous en tire avant que la ville en ait vent, dit l’officier de garde qui était maintenant réveillé complètement et disposé à la jovialité.

— C’est une affaire beaucoup plus sérieuse que cela, Simpson, je suis bien fâché de le dire. Vous savez que je ne me présenterais pas ici à pareille heure sans le motif le plus urgent. Il faut absolument que je voie le gouverneur, et tout de suite.

Aucun signe d’impatience n’avait accompagné cette réplique, mais il parlait d’un ton si décidé, que l’officier, qui connaissait bien son ami, comprit que sa demande ne pouvait être rejetée. En conséquence, il s’occupa aussitôt de faire éveiller le gouverneur. Avec plus de promptitude que l’un et l’autre des jeunes gens l’avaient prévu, ce dignitaire se leva, s’habilla et se rendit dans une antichambre où il fit appeler Hardinge. Après quelques mots d’excuse, celui-ci découvrit à Son Excellence le sujet de sa visite.

Il dit comment, tandis que tout le monde, en ville, s’occupait de l’invasion de la colonie du côté de l’ouest, par l’armée continentale sous le commandement de Montgomery, on avait presque complètement perdu de vue l’autre colonne d’invasion qui s’avançait du côté de l’est, sous la conduite d’Arnold. Pour sa part, il déclara qu’il considérait cette dernière la plus dangereuse des deux. Elle était composée de troupes d’élite, avait été organisée sous les yeux de Washington lui-même et placée sous le commandement d’un bouillant général.

Outre ses autres qualités, Arnold avait l’avantage incalculable de connaître personnellement la ville, grâce à des visites répétées qu’il y avait faites tout récemment dans un but de commerce. La population de Québec paraissait ignorer complètement l’expédition d’Arnold. Elle semblait croire que sa colonne était ou devrait être noyée quelque part au milieu des cascades du Kennebec, ou du moins qu’elle ne réussirait jamais à se rendre jusqu’à la frontière, à Sertigan.

Le gouverneur croisa sa robe de chambre un peu plus serrée sur sa poitrine, renversa la tête sur le coussin de son fauteuil et laissa échapper un ou deux petits bâillements comprimés, comme s’il se fût un peu étonné que l’on eût interrompu son repos pour lui apporter tous ces renseignements qui lui étaient d’ores et déjà très familiers. Mais c’était un gentilhomme patient et courtois et il ne pouvait pas croire qu’un officier de milice même abuserait de son bon naturel au point de venir chez lui, à une telle heure, à moins qu’il n’eût à lui faire quelque communication vraiment importante. Il n’interrompit donc pas son visiteur.

Roderick Hardinge, continuant, dit que la crainte de voir Arnold fondre sur la ville comme un vautour pendant que la plus grande partie des troupes de la colonie était avec le général Carleton, près de Montréal et dans la péninsule du Richelieu, dans un moment où, conséquemment, la cité était presque sans défense, lui avait fait prendre la résolution de surveiller personnellement son approche. Ce pouvait être de la présomption de sa part, mais il n’avait pas pleine confiance dans les quelques rapports que l’on avait reçus, en ville, de cette expédition, et il avait voulu se satisfaire en s’informant par lui-même à des sources plus dignes de foi.

Ici Son Excellence sourit légèrement à la confession ingénue de son subalterne, mais quelques instants plus tard, il ouvrit les yeux très grands lorsque l’officier lui rapporta en détail toutes les circonstances que nous avons racontées dans les chapitres précédents.

— Votre Donald est-il un homme en qui l’on peut avoir une parfaite confiance ? demanda le lieutenant gouverneur.

— Je réponds de lui comme de moi-même. C’est un vieux serviteur qui a accompagné mon père dans toutes ses campagnes.

— Il dit qu’Arnold a passé la frontière ?

— Oui, Excellence.

— Et qu’il s’avance actuellement sur Québec ?

— Oui, Excellence.

— Et qu’il est actuellement à…

— À soixante milles de la ville.

Le lieutenant-gouverneur arracha son bonnet de velours de dessus sa tête et le lança sur la table.

— Soixante milles, avez-vous dit ?

— Soixante milles, Excellence.

Son Excellence reprit tranquillement son bonnet, le remit sur sa tête, se renversa sur son siège, plaça les coudes sur les bras de son fauteuil, joignit les mains qu’il agita mécaniquement devant ses lèvres, et, les yeux élevés au plafond, il s’absorba dans un petit calcul.

— Soixante milles. En faisant quinze milles par jour, monsieur Arnold mettra quatre jours à atteindre Lévis. C’est aujourd’hui le 7, n’est-ce pas ? Alors, le 11, nous pouvons nous attendre à la visite de ce monsieur.

— Arnold exécutera deux marches forcées de trente milles chacune. Excellence, et arrivera en face de cette ville dans deux jours. C’est aujourd’hui le 7  ; le 9, nous verrons son avant-garde sur les hauteurs de Lévis.

— Oh ! oh ! Et c’est ainsi que procède ce gaillard de rebelle ? Il doit avoir eu tout à coup une fameuse veine, car aux dernières nouvelles que nous avons eues sur son compte, la mutinerie s’était mise parmi ses hommes, et la débandade de sa troupe était imminente.

— C’est qu’ils mouraient de faim.

— Et auraient-ils été ravitaillés, par hasard ?

— Ils l’ont été.

— Par qui ?

— Par notre propre population, à Sertigan et tout le long de la Chaudière.

— Mais leurs chevaux ? Il est bien connu qu’ils les ont tous perdus dans les régions inhabitées.

— Ils ont été remplacés.

— Pas par nos concitoyens, assurément ?

— Oui, Monsieur, par nos propres gens.

— Impossible. Nos pauvres fermiers ont été volés et pillés par ces canailles.

— Pardon, Excellence ; mais ces canailles paient généreusement pour tout ce que leur troupe réquisitionne.

— En argent ?

— Non, Monsieur, en papier.

— Leur papier continental ?

— Pas autre chose.

— Des chiffons, de vils chiffons.

— Possible, mais nos fermiers les acceptent tout de même et sans hésitation, repartit le lieutenant en sortant de la poche de son habit le petit paquet qu’il y avait serré. Il le déplia et en retira plusieurs billets qu’il remit au gouverneur.

C’étaient des spécimens du papier-monnaie américain et des reçus signés par Arnold et plusieurs de ses officiers pour des animaux de boucherie et des provisions achetées des fermiers canadiens.

— En réalité, continua le jeune officier, Votre Excellence m’excusera si j’affirme que, d’après tous les renseignements que j’ai obtenus, et sur lesquels je vous assure de nouveau que vous pouvez compter, il est évident que la population des régions que la colonne d’invasion a traversées ou traverse en ce moment, est favorable à la cause américaine.

Une proclamation trompeuse écrite par le général Washington lui-même et traduite en français a été distribuée parmi cette population, qui a été séduite par les belles phrases qu’elle renferme sur la liberté et l’indépendance. C’est ce qui explique tous les rapports faux et illusoires que nous avons reçus jusqu’ici concernant cette expédition.

Nous avons été systématiquement et à dessein tenus dans les ténèbres sur ce sujet. Laissée à elle-même, l’armée d’Arnold, disloquée par l’insubordination, se serait débandée ou aurait péri de faim et de misère dans les régions inhabitées. Encouragée et ravitaillée par les propres sujets de Sa Majesté, elle marche maintenant en bataillons serrés sur Québec.

— Les traîtres des districts éloignés ne peuvent pas, malheureusement, être atteints aussi facilement que ceux qui sont sous nos yeux ; mais l’heure de leur châtiment arrivera pourtant. En attendant, il nous faut surveiller attentivement la désaffection et la trahison dans les murs mêmes de cette ville, dit le lieutenant-gouverneur d’un ton énergique et avec une chaleur très perceptible.

— Ce paquet pourra probablement aider Votre Excellence en cela, répliqua Hardinge, tout en remettant au représentant de la couronne anglaise le reste du paquet qu’il avait reçu de Donald.

— Qu’est-ce que ceci, demanda le gouverneur, en déliant les cordons qui entouraient le paquet ?

— Des lettres du colonel Arnold au général Schuyler qui était le commandant en chef de l’armée d’invasion aux débuts de l’expédition.

Arnold sera surpris, sinon chagriné, d’apprendre que Montgomery a succédé à Schuyler.

— Ah ! je vois. Eh bien, comme ces lettres ne sont pas adressées au général Montgomery et que le général Schuyler a quitté le pays, nous ne manquerons pas à l’étiquette en les ouvrant. Elles sont sans doute d’une lecture fort intéressante. Et celles-ci ?

— Ce sont des lettres d’Arnold à plusieurs citoyens distingués de Québec.

— Impossible !

— Veuillez lire les adresses.

Le gouverneur examina les suscriptions une par une et en silence, tout en faisant ses commentaires à voix basse :

Monsieur L. — Cela ne me surprend pas.

Monsieur F. — Il faudra voir à cela.

Monsieur O. — C’est assez probable.

Monsieur R. — Il doit y avoir quelque erreur. Il est trop fou pour prendre parti d’un côté ou de l’autre.

Monsieur G. — Sa femme devra décider cela pour lui.

Monsieur X. — Je lui donnerai une commission et il ira très bien.

Monsieur N. — Je n’en crois pas un mot.

Monsieur H. — Branle dans le manche. Il a trahi la France sous Montcalm, il peut bien trahir l’Angleterre sous Carleton.

Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il en eût parcouru une douzaine de plus. Enfin, la vingtième adresse frappa son regard et il s’écria :

Monsieur B. — Impossible ! Mon meilleur ami !… Mais si pourtant c’était vrai ? Qui sait ce que peuvent produire ces jours ténébreux ? B ! B ! Je vais m’éclairer sans retard.

En disant ces paroles, il jeta toutes les lettres sur la table et s’efforçant de maîtriser son émotion, il se tourna vers Roderick Hardinge et lui demanda :

— Avez-vous autre chose à me dire, mon jeune ami ?

— Rien de plus, Monsieur, sinon de m’excuser d’avoir accaparé une si grande portion de votre temps, surtout à cette heure indue.

— Que cela ne vous préoccupe pas. Si tout ce que vous m’avez dit est vrai, le renseignement est d’une importance incalculable. Je ne perdrai pas un instant et je ne vous oublierai pas, ni vous, ni votre vieux serviteur. Je vais envoyer des éclaireurs immédiatement et procéder moi-même à l’examen de ces lettres que vous avez placées entre mes mains. La situation est grave, jeune homme. Vous avez bien agi et pour vous montrer combien j’apprécie votre conduite, j’entends vous charger d’une nouvelle mission. Vous n’avez pas dormi cette nuit ?

— Non, Excellence.

Il est maintenant cinq heures et demie. Allez vous reposer jusqu’à midi. Alors, venez ici avec le meilleur cheval de selle de votre régiment. Je vous donnerai vos instructions.

Roderick Hardinge salua et prit congé au moment où les premières lueurs de l’aurore apparaissaient dans le firmament.

Personne ne l’accosta dans le vestibule. La sentinelle postée à l’entrée ne prit pas même garde à lui. Il se dirigea en droite ligne vers les casernes. Au moment où il traversait la place de la cathédrale, une gracieuse jeune fille à la figure encapuchonnée passa sans bruit à son côté et entra dans la vieille église. C’était la jolie Pauline Belmont. Roderick la reconnut et se retourna pour lui adresser la parole, mais elle avait disparu sous le porche.

Hélas ! Si l’un et l’autre avaient su… !

IV
sur la place de la cathédrale.

Il se produisit un mouvement remarquable à Québec, le matin du 7 novembre 1775. Les habitants qui étaient rentrés chez eux la veille au soir dans la sécurité de l’ignorance, se levèrent le lendemain avec la vague certitude d’un événement imminent. Il y avait de l’électricité dans l’air. L’atmosphère était chargée de nuages au moral comme au physique. Les gens ouvraient leurs fenêtres et regardaient au dehors avec anxiété. Ils s’arrêtaient sur le seuil de leurs portes comme s’ils avaient craint de s’avancer plus loin. Ceux qui osaient sortir se rassemblaient en groupes au coin des rues et s’entretenaient à voix basse. On ne connaissait rien de défini ; personne n’avait rien vu ; personne n’avait rien entendu. Et pourtant toutes sortes d’histoires fantastiques circulaient dans les groupes.

On disait que des feux étranges avaient brillé dans les airs durant la nuit. Une sentinelle fantôme avait monté la faction à la citadelle, un spectre sous la forme d’un canotier avait traversé la rivière avec des avirons assourdis, une ombre de cavalier sortie de la forêt avait traversé Lévis comme un tourbillon et son coursier, blanc d’écume, était tombé mort sur le rivage. Les incrédules pouvaient voir le corps de l’animal dans une carrière de sable, à moins de cent verges de l’endroit où il était tombé. Et ce n’était pas tout : un mystérieux visiteur s’était présenté chez le gouverneur peu après minuit. Il y avait eu une longue conférence entre les deux hommes. Le gouverneur était d’une colère terrible, et l’étranger était parti chargé d’une autre mission aussi étrange que celle qui l’avait amené au château.

Ces rumeurs et d’autres plus fantastiques encore volaient de bouche en bouche d’un bout à l’autre de la ville. Il est étonnant de voir combien la foule ignorante peut arriver près de la vérité des choses au-dessus d’elle et combien est puissant l’instinct des grands événements dans les esprits vulgaires. Dès dix heures du matin, Québec était en tumulte et la place de la cathédrale était remplie de monde.

En face de la place, à l’Est, étaient les casernes ; mais on ne voyait là aucun signe de commotion. Deux sentinelles allaient et venaient d’un bout à l’autre de leurs longs parcours aussi tranquillement qu’à la parade. Les soldats hors de service s’appuyaient contre le mur ou les montants des portes de l’édifice, les mains dans les poches ou les jambes croisées.

Quelques-uns même fumaient leur pipe avec cet air moitié insignifiant, moitié farouche que les gens trouvent si exaspérant, en temps de commotions populaires.

Néanmoins une observation plus attentive pouvait découvrir que la troupe était plus occupée que d’habitude. Des patrouilles sortaient de la cour à des intervalles plus fréquents, et ceux qui s’y connaissaient remarquaient qu’elles étaient doublées. On observait aussi que l’on plaçait des gardes à plus d’endroits que la veille. Par exemple, cent hommes, au moins, avaient été envoyés en détachement le long de la rivière, où, précédemment, il y avait peu ou point de garde.

Il y avait encore les allées et venues constantes d’officiers à cheval sortant des casernes ou y entrant, et portant évidemment des ordres. En traversant la foule, ils avançaient lentement, mais dans les rues latérales ils accéléraient le pas.

La matinée s’écoula ainsi. Le ciel devenait de plus en plus sombre et bientôt la neige commença à tomber en abondance. Un léger vent d’est s’éleva, et les blancs flocons chassés et tournoyants effaçaient les lignes de l’horizon. Les hauteurs de Lévis se fondaient au loin ; le lit du fleuve était surmonté d’une immense muraille de brume et le rocher escarpé de la citadelle semblait flotter comme un rideau de gaze.

Quelle délicieuse sensation d’isolement produit en nous une abondante chute de neige ! Elle nous sépare du reste du monde. Vous étendez la main pour chercher votre voisin, et vous ne touchez qu’un brouillard palpable. Vous levez la figure vers le ciel et le doux contact des flocons soyeux vous fait fermer les yeux comme dans un songe.

La grande foule assemblée sur la place était ainsi divisée en groupes indistincts et sa bruyante rumeur devenait un murmure dans la lourde atmosphère. Mais la multitude expectante et anxieuse n’en était pas moins là et elle allait sans cesse s’augmentant. Des femmes, un châle jeté sur la tête ou encapuchonnées, venaient maintenant augmenter le nombre des curieux.

Des prêtres du séminaire voisin, en chapeaux à larges bords, portant le collet romain et la longue douillette noire, se frayaient tranquillement leur route à travers les masses, et l’impétueux gamin, le même, absolument, il y a cent ans qu’aujourd’hui se précipitait çà et là du centre des groupes au dehors, voulant tout voir et tout entendre et pourtant béatement insouciant du terrible secret de tout ce rassemblement.

Soudain il se fit un mouvement au centre de la place. Les cercles concentriques de la foule le ressentirent successivement jusqu’à ce qu’il atteignît les abords de l’assemblée. Chacun s’enquit à son voisin de ce qui venait d’arriver.

— Deux hommes se battent, dit l’un.

— Une femme est tombée en défaillance dit un autre

— Le vieux Boniface est en train de danser une gigue, dit un troisième.

Là-dessus, il y eut un éclat de rire, car Boniface était un charlatan de la Canardière, fameux à la ville comme à la campagne.

— On vient d’amener un prisonnier bastonnais, dit un quatrième.

À cette nouvelle, la foule manifesta un vif intérêt.

Un prisonnier bastonnais signifiait un prisonnier américain. On savait que l’expédition d’Arnold était partie de Boston. De là, le nom de Bastonnais donné aux envahisseurs. Bastonnais est une corruption rustique du mot français Bostonnais, et cette corruption s’est transmise jusqu’à nos jours. Toute l’invasion américaine est encore connue parmi les Canadiens-Français comme la guerre des Bastonnais.

Il y a toujours un certain intérêt attaché aux solécismes nationaux, et nous avons retenu celui-ci.

— Ce n’est rien de tout cela, dit un grave vieillard qui se frayait difficilement un chemin pour sortir de la foule et portait sur ses traits une expression d’effroi.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent plusieurs voix à la fois.

— L’un de nos concitoyens a été arrêté.

— Arrêté ! arrêté !

— Eh bien, s’il n’est pas arrêté, il est du moins cité à comparaître au château.

— Qui est-ce ?

M. Belmont.

— Quoi ! Le père de notre nationalité, le premier citoyen de Québec ? Ce n’est pas possible !

— Ah ! mes amis, dispersons-nous ; rentrons chacun chez nous. C’est aujourd’hui un jour de mauvaise augure. On dirait que les tristes temps de la conquête sont revenus ’59 et ’75 ! Il paraît que nous n’avons pas encore assez souffert durant ces seize années.

Ce qui était arrivé était simplement ceci. Un jeune homme de haute stature, vêtu d’une longue capote militaire, s’était, pendant quelque temps, mêlé à la foule, jetant un regard scrutateur sur presque tous ceux qu’il rencontrait sur sa route. Quand il fut enfin arrivé au milieu de la cohue, il parut soudainement recon­naître l’objet de ses recherches, car il se dirigea sans hési­tation vers un homme d’un âge mûr et lui remit un papier.

Celui-ci fit un mouve­ment de sur­prise en recevant la missive et jeta sur le messager un coup d’œil perçant. Il parcourut l’adresse, pendant qu’un frisson contractait ses traits. Brisant ensuite le sceau d’un mouve­ment fébrile, il lut à la hâte les courtes lignes de la lettre qu’il froissa ensuite dans sa main et enfouit dans sa poche.

— Depuis quand cette lettre a-t-elle été envoyée ? demanda-t-il avec une certaine hauteur.

— Il y a plus d’une heure, Monsieur.

— Et pourquoi n’a-t-elle pas été remise immédiatement ?

— Parce que je ne vous ai pas trouvé chez vous et qu’il m’a fallu vous chercher dans cette foule compacte, répondit respectueusement mais avec assurance le messager.

— Êtes-vous un aide de camp de Son Excellence ?

— J’ai cet honneur, Monsieur.

— Alors, il n’y a pas de temps à perdre. Allons-y tout de suite.

Le deux hommes se mirent en marche et la foule leur ouvrit immédiatement un chemin, tandis qu’un murmure étouffé les accueillait au passage.

Une frêle jeune fille portant un voile bleu d’azur étroitement serré sur la figure s’appuyait sur le bras du plus âgé.

Arrivés au coin de la rue de la Fabrique, qui débouche sur la place à l’angle nord-ouest de la cathédrale, ces deux derniers personnages se séparèrent.

— Que signifie cela, père ? demanda la jeune fille d’une voix inquiète.

— Rien, mon enfant. Rentre à la maison tout de suite, et attend mon retour. Je te rejoindrai dans une heure.

La jeune fille remonta la rue étroite et les deux hommes se dirigèrent en silence vers le château Saint-Louis.

À la suite de cet incident, la place se vida graduellement jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que quelques oisifs.

V
les dépêches.

Un peu avant midi, Roderick Hardinge descendit de ses quartiers dans la cour des casernes, botté et éperonné. Un cheval pur-sang, de robe gris-fer, dont tous les membres dénotaient la force et la rapidité, l’attendait sellé et bridé. Le soldat qui le tenait par la bride se trouva être celui dont Hardinge avait monté la garde la nuit précédente.

Ah ! c’est vous, Charles ! dit le jeune officier tout en serrant la sangle de deux crans.

— Oui, mon lieutenant, répondit le soldat, avec un sourire qui lui fit montrer les dents.

— Et, ça va bien, ce matin ?

— Oui, mon lieutenant, merci.

Hardinge sauta en selle d’un seul bond ; puis rassemblant les rênes dans sa main gauche, il continua :

— Vous n’avez pas bavardé, Charles ?

— Oh ! non, Monsieur, je suis discret.

— C’est bien. Mais avez-vous tout vu ?

— J’ai vu les trois fusées, si c’est là ce que vous voulez dire, et je savais qu’elles étaient tirées pour vous. Mais pourquoi étaient elles tirées ? Je ne l’ai su que ce matin, quand j’ai entendu les rumeurs sur la place. Les gens sont pas mal effrayés ce matin, Monsieur.

— En effet ; mais ils le seront bien davantage quand ils sauront tout. Vous aurez de mes nouvelles, au revoir !

Le soldat porta la main à sa casquette et l’officier passa au trot sous la porte cochère.

Quelques instants plus tard, il descendait à la porte du château, jetait la bride aux mains d’un groom de service et entrait.

Le lieutenant-gouverneur était dans son bureau et l’attendait évidemment, car il se leva aussitôt et le félicita de sa ponctualité, puis, sans plus de délai, il passa aux affaires.

— Vous êtes bien monté ?

— Je crois que j’ai le cheval le plus rapide et doué des meilleurs poumons de toute l’armée.

— Vous aurez besoin qu’il ait toutes ces qualités. Trois-Rivières est à quatre-vingts milles de Québec.

— À vol d’oiseau, Excellence. Par la route, il y a quelque chose de plus.

— Il faut que vous soyez là à dix heures, ce soir.

— J’y serai.

— Voici des dépêches pour le commandant de Trois-Rivières.

Et il remit à l’officier un paquet scellé que celui-ci serra aussitôt dans la poche de son gilet.

— Ces dépêches, continua le gouverneur, contiennent sur les mouvements militaires dans ces environs tous les renseignements que j’ai pu me procurer jusqu’à la dernière minute ; mais comme aucun rapport écrit ne peut être si complet qu’une communication verbale, je vous autorise à répéter aux autorités de Trois-Rivières tous les détails que vous m’avez donnés la nuit dernière. Il y avait beaucoup d’exagération dans l’histoire que vous a faite votre serviteur Donald, — ici le gouverneur sourit légèrement, — mais j’ai des raisons de croire que la substance en est vraie et je vais agir en conséquence. La colonne d’Arnold s’avance sur Québec ; c’est là le grand point. Son arrivée est seulement une question de temps. Ce peut être dans dix jours, huit jours, six jours, quatre jours…

— Ou deux jours, ne put s’empêcher de dire Hardinge d’un ton jovial.

— Oui, peut-être même dans deux jours, continua le gouverneur très sérieusement. De là, la nécessité de votre prompte arrivée à Trois-Rivières. Quand vous m’avez parlé, ce matin, vos paroles m’ont fait une telle impression, que je résolus aussitôt le communiquer les nouvelles aux postes militaires situés sur le haut de la rivière, mais avant de vous envoyer, j’ai cru bon de faire de nouvelles recherches. Les renseignements que j’ai reçus m’obligent à vous envoyer immédiatement. La lettre d’Arnold à Schuyler et quelques-unes de celles qu’il adressait à des résidents de cette ville, l’une d’elles en particulier, oui une, — et ici, pour un instant, le gouverneur ne put se défendre d’une vive émotion, — m’ont révélé tous ses plans. À cheval, donc, et en route, pour le roi et la patrie.

Hardinge s’inclina et se dirigea du côté de la porte. Arrivé au seuil, il s’arrêta et dit :

— Pardon, Excellence, mais il y a une chose que j’ai oubliée de vous dire plus tôt et que je devrais peut-être vous dire maintenant.

— Qu’est-ce ?

— J’ai promis de rencontrer de nouveau Donald ce soir.

— Quand ?

— À minuit.

— Où ?

— De l’autre côté de la rivière, immédiatement au-dessus de la pointe.

— Aura-t-il des nouvelles importantes ?

— Peut-être ; mais si elles ne l’étaient pas, dans tous les cas, elles seront fraîches, car il aura passé toute la journée en reconnaissance, surveillant les mouvements de l’ennemi, monté sur un cheval très rapide.

— Ne peut-il pas traverser la rivière et se rendre de ce côté ?

— Il n’a pas d’instructions à cet effet. D’ailleurs il arrivera au rendez-vous au dernier moment.

— Alors, j’irai moi-même à sa rencontre. Bonjour.

Midi sonnait au moment où Roderick franchit les portes et prit la grande route de Trois-Rivières.

VI
les pleurs de pauline.

Lorsque Pauline Belmont arriva chez elle, après avoir quitté son père au sortir de la place, elle était sous l’empire d’un grand trouble. Elle ne pouvait définir ses craintes, si toutefois elle en avait, mais une simple perplexité suffisait à troubler son petit cœur timide et réservé. Elle monta à sa chambre, enleva ses fourrures et lorsqu’elle ôta son voile de couleur d’azur, des larmes brillaient dans ses beaux yeux bruns. Elle s’assit sur sa chaise basse à bascule, et plaçant ses pieds sur le bord des chenets, elle fixa tristement son regard sur les flammes.

Pauline connaissait fort peu le monde. La maison paternelle était son univers ; dans cette maison, un seul être occupait toutes ses pensées et cet être était son père. Elle n’avait plus de mère. Ses frères et sœurs étaient morts alors qu’elle était encore enfant. Elle avait passé sa jeunesse au couvent des douces Ursulines, et maintenant qu’elle avait fini son éducation, elle avait consacré sa vie à la consolation de son père.

M. Belmont était encore dans la fleur de l’âge, ayant à peine dépassé la cinquantaine ; mais il avait éprouvé beaucoup de chagrins domestiques, sociaux et politiques, et la seule joie de sa vie était sa fille bien-aimée.

Ardent Français, il avait vécu durant les terribles jours de la conquête, et cette poignante épreuve avait ridé son front et semblait n’avoir laissé que des cendres dans son cœur.

Il avait enterré sa femme le jour même où Murray avait fait son entrée triomphale dans Québec, et dans le cours des trois années qui avaient suivi ce douloureux événement, il avait déposé trois enfants près de leur mère. Si Pauline était morte, lui-même serait mort, mais comme l’aimable fleur continuait à s’épanouir dans la mélancolie de son isolement, il avait consenti à vivre et, par instants même, à espérer, pour l’amour de son enfant.

Heureusement, il lui restait de grands lambeaux de sa fortune. Il passait même pour un des plus riches citoyens de Québec. Lorsque sa fille eut atteint l’âge de l’adolescence, il usa de ces richesses pour embellir sa maison et rendre l’existence de son enfant plus agréable. Il était aussi pour les pauvres un ami généreux, particulièrement pour les familles françaises que la guerre de 1759 et 1760 avait réduites à l’indigence.

Il avait aidé, par tous les moyens en son pouvoir, ceux de ses concitoyens qui n’avaient pu se soumettre à la domination anglaise, au changement de régime qu’elle comportait et qui avaient désiré retourner en France. Quant à ceux que les circonstances avaient contraints de rester dans la province cédée, ils trouvaient toujours en lui un protecteur et un appui.

Avec le temps, ses amis réussirent à le faire sortir parfois de sa solitude et à prendre une faible part aux affaires publiques, mais aux affaires purement civiques ou municipales, car jamais il ne voulut se mêler à la politique. Il persista à se tenir éloigné des conseils législatifs, et sa loyauté à l’Angleterre était strictement passive. Les ultra-partisans du régime britannique ne l’aimaient pas et ils le notaient constamment dans leurs carnets comme un mécontent.

Quand la nouvelle de la révolte des treize colonies parvint à Québec, elle n’eut d’abord sur lui aucun effet perceptible : ce n’était qu’une querelle d’Anglais contre Anglais.

Lorsque les révoltés jetèrent les caisses de thé dans les eaux de la baie de Boston, il regarda cet acte avec mépris et le considéra comme un mouvement de forfanterie. La mousqueterie de Concord et de Lexington ne trouva pas d’échos dans son cœur. Mais quand, un jour, il lut dans son journal favori, la Gazette de France, que la patrie entretenait le projet de favoriser les rebelles, une lueur du vieux feu brilla dans ses yeux et il releva la tête d’un air de défi. Alors gronda le tonnerre des batteries de Bunker-Hill, et il écouta leur musique avec une secrète complaisance.

Puis vinrent les rumeurs de la marche de l’armée rebelle contre le Canada, en vue de fraterniser avec les anciens colons aujourd’hui conquis. Il y avait donc quelque chose, après tout, dans cette révolution ! Ce n’était pas seulement une résistance pétulante à une oppression imaginaire, mais il y avait au fond et comme en germe un principe de liberté, une idée mère d’autonomie et de nationalité.

Il lut les actes du congrès de Philadelphie avec une admiration toujours croissante et, pour la première fois, il reconnut de la sagesse dans la conduite d’hommes d’État anglais comme Pitt, Burke et Barre, les immortels amis des colonies américaines.

La petite Pauline se souvenait de tout cela et elle réfléchissait à toutes ces choses, assise dans sa chaise basse et regardant le foyer. Elle ne formulait pas sa pensée avec les grands mots que nous venons d’employer, mais ses souvenirs n’en étaient pas moins vivaces et sa perplexité moins poignante, car toutes les phases de l’existence mentale de son père lui étaient bien connues, grâce à cette intuition naturelle particulière aux femmes. Elle conclut en se posant cette question :

«  Mon père a-t-il dit ou fait quelque chose qui puisse le compromettre, durant les quelques heures écoulées ? Pourquoi M. de Cramahé l’a-t-il mandé avec tant de hâte ? Le gouverneur est un ami de la famille et doit certainement avoir de graves raisons pour en agir de la sorte. Et pourquoi mon pauvre père était-il si agité ? Pourquoi le jeune officier était-il si grave et le peuple si profondément ému de cette scène ? »

Elle consulta la pendule qui était sur la cheminée et découvrit qu’une heure s’était écoulée dans ces réflexions.

Son père lui avait promis d’être de retour dans le cours de cette heure et cependant il n’était pas rentré. Elle alla à la fenêtre et regarda au dehors, espérant le voir se diriger vers sa demeure au milieu de l’ouragan de neige ; mais ce fut en vain.

Nous avons dit que la vie de Pauline était tout entière concentrée dans son père. C’était strictement vrai en un sens, mais dans un autre ordre d’idées, nous devons faire une exception. De nouveaux sentiments venaient de s’éveiller dans son cœur. Elle entrait dans cette délicieuse période de l’existence qui est le seuil du paradis de l’amour.

« Ah ! si seulement il pouvait venir, murmurait-elle, ou si je pouvais aller à lui ! Il calmerait aussitôt mon anxiété. Je vais lui écrire un billet. »

Elle s’assit à son bureau et elle préparait la plume et l’encre, lorsque sa femme de chambre entra et lui remit une lettre.

« Une lettre de lui ! » s’écria-t-elle, et tout le chagrin qui avait assombri son front s’évanouit à l’instant.

Elle ouvrit la missive et lut :

Chère Pauline,

Je vous ai vue entrer à l’église ce matin et j’avais besoin de vous parler, mais vous avez été trop prompte pour que je pusse vous aborder. J’aurais beaucoup désiré pouvoir courir chez vous dans le cours de l’avant-midi, mais cela aussi m’a été impossible. C’est pourquoi je vous adresse ces lignes pour vous informer que je pars à midi pour un service militaire. Je ne sais pas encore où je dois aller ni combien de temps je serai absent ; mais j’espère que le voyage ne sera ni long ni lointain. J’irai vous voir aussitôt après mon retour. Je suppose que vous et votre père avez vu la foule sur la place, ce matin ; c’était très curieux. Veuillez présenter mes respects à M. Belmont et me croire

Votre tout dévoué à jamais,RODDY.

Pauline avait encore cette lettre à la main, et elle se livrait à toutes sortes de réflexions sur son contenu, lorsque son père la surprit, en entrant dans la chambre. Il était très pâle, mais ne laissait apparaître aucun autre signe d’émotion. Après avoir déposé son bonnet de fourrure sur la table et ouvert son pardessus, il prit un siège près du foyer. Avant que sa fille eût eu le temps de prononcer une parole, il s’enquit tranquillement de ce qu’elle tenait à la main.

— C’est une lettre, papa. — De qui ? — De Roddy. — De Roderick Hardinge ? Brûlez-la, ma chère. — Mais, papa… — Brûlez-la tout de suite. — Mais il vous présente ses sentiments affectueux. — Il vient de m’adresser ses sentiments de haine. Brûlez-la, ma fille.

La pauvre Pauline fut accablée de surprise et de chagrin ; mais sans attendre un autre mot, elle laissa tomber le papier dans le feu. Puis, se jetant au cou de son père, elle éclata en sanglots.

VII
la jolie rebelle.

Hardinge était en route depuis moins d’une demi-heure, quand le ciel s’éclaircit et la tempête de neige cessa. Le vent se mit alors à souffler du nord, amoncelant la neige en bancs le long des clôtures et des petits murs de pierres et laissant la rue presque entièrement balayée. Les espaces ainsi découverts lui offrirent une excellente route pour la course.

Il était naturellement dans les plus heureuses dispositions, car il avait tout en sa faveur : un cheval superbe, sur la vitesse et la résistance duquel il pouvait compter, l’occasion d’explorer une longue étendue de pays qu’il ne connaissait pas, et par dessus tout, un sentiment de légitime fierté qu’il éprouvait de se voir chargé d’une mission militaire de la plus grande importance.

Il avait joué gros jeu, et il avait gagné. D’un seul coup, il avait réhabilité la milice, et placé son nom en évidence. Il voyait désormais ouverte devant lui la grande voie de la carrière qu’il aimait et que son père avait honorée. Si tout lui réussissait, il ne pouvait manquer de gagner, dans cette guerre, de l’avancement et de la gloire, et il n’avait aucune appréhension.

Quel jeune soldat pourrait en avoir, d’ailleurs, sous un ciel brillant, la terre solide sous les pieds, le monde immense devant lui et enivré de l’odeur d’une prochaine bataille ?

Il faisait partager à sa monture sa propre animation. Le noble animal semblait avoir des ailes et Roderick reconnut bien vite qu’il faudrait restreindre son ardeur plutôt que la stimuler.

Sa première halte fut à la Pointe-aux-Trembles, joli village qui devint historique durant la guerre d’invasion et avec lequel plusieurs incidents de ce récit seront liés. Il dépassa, sans s’arrêter, l’auberge de l’endroit, afin d’éviter les questions et les commentaires des flâneurs qui pouvaient y être rassemblés, et s’arrêta à la porte d’une ferme proprette située à quelque distance du village. Sans mettre pied à terre, il demanda de l’eau pour son cheval, et pour lui-même, un bol de lait et quelques gouttes de ce bon vieux rhum dont toutes les familles canadiennes, à cette époque, avaient le bon sens de garder une provision dans leurs maisons.

Pendant qu’il se rafraîchissait de la sorte, il remarqua une paire d’yeux d’un bleu brillant qui se riaient de lui à travers les étroits carreaux de la fenêtre donnant sur la route. Il ne voulut pas être indiscret, mais il ne put s’empêcher de remarquer, en outre, que les yeux bleus si espiègles appartenaient à une figure d’une rare beauté et que la taille de la dame — car elle était grande dame jusqu’au bout des ongles — autant qu’on pouvait en juger par la diminutive ouverture, était gracieusement modelée.

Cette première observation l’amena à en faire une autre. Il remarqua bientôt une selle garnie de velours écarlate sur le dos d’une petite jument bai-brun attachée près de la porte : il en conclut naturellement que cette monture était celle de la rieuse jeune fille.

Son cheval avait vidé son seau et il agitait son mors, comme s’il avait eu hâte de reprendre sa course. Lui-même avait bu son bol de lait et il s’efforçait vainement de faire accepter quelques pièces de monnaie au fermier qui protestait, quand la porte s’ouvrit et la dame sortit. Elle arrangea elle-même la bride et posant le pied sur la première marche du perron, elle sauta légèrement en selle sans aucune aide. Puis jetant à la joyeuse fermière et à ses nombreux enfants un cordial bonjour, elle s’éloigna au petit galop de sa monture, non sans lancer au beau cavalier la flèche du Parthe, du coin de ses yeux assassins.

Vénus et Adonis ! Mais elle s’éloignait dans la direction qu’il devait suivre. Aussi, après avoir salué poliment toute la maisonnée, il la suivit sans tarder, et, à son grand plaisir (car c’était là une aventure sur laquelle il n’avait certainement pas compté), il la rejoignit au premier détour de la route. Quand il fut à son côté, il ralentit sa course, se découvrit et salua. Son salut lui fut rendu avec une grâce superbe et une aisance parfaite. D’un coup d’œil ardent, il la détailla avec autant de précision que de rapidité. Il se sentit en présence d’une femme de tête.

— Il paraît que nous voyageons dans la même direction ; mademoiselle me permettra-t-elle de l’accompagner à sa destination ?

— Merci, Monsieur ; une escorte militaire est toujours la bienvenue, spécialement de la part d’une dame dans ces temps de troubles ; mais en vérité, ce n’est pas la peine ; je ne demeure pas très loin d’ici : dix milles, seulement.

— Dix milles ! s’écria Hardinge. La dame partit d’un joyeux éclat de rire.

— Vous vous étonnez ? Ce petit animal file comme le vent. Vous êtes bien monté, mais je doute que vous puissiez me suivre. Voulez-vous essayer ?

À ces mots, elle fit claquer ses doigts blancs, et le petit poney canadien, bondissant, partit comme un trait. Hardinge s’élança à sa poursuite et pendant quelque temps maintint bravement sa position, les deux chevaux galopant côte à côte ; mais peu à peu il resta en arrière, et la dame fut bientôt hors de vue. Quand, enfin, il la rejoignit, elle attendait à la barrière devant la maison de son père, un manoir de belles dimensions, pour une colonie, situé au centre d’un bosquet d’érables.

Elle riait de tout son cœur, et jouissait de son triomphe.

Hardinge, saluant gracieusement, reconnut sa défaite.

— Que cela vous serve de leçon, dit-elle.

— De leçon, Mademoiselle ?

— Cela vous apprendra à faire la chasse aux rebelles.

— La jolie rebelle ! murmura Roderick, s’inclinant profondément et tout à fait incapable de dissimuler son admiration.

— Vous ne voulez pas me comprendre, dit-elle d’un ton moitié sérieux, moitié badin ; mais plus tard, peut-être, vous comprendrez. Je parle au lieutenant Hardinge, si je ne me trompe ?

— Lui-même, Mademoiselle, à votre service ; et n’aurais-je pas l’honneur de m’adresser à une personne de la famille Sarpy ? Ce manoir est celui du seigneur Sarpy, que j’ai l’avantage de connaître.

— Je suis sa fille. Tout récemment de retour de France où j’ai passé plusieurs années.

— Seriez-vous la Zulma dont j’ai entendu votre frère parler si souvent ?

— Elle-même.

Et cédant à sa gaîté expansive, elle éclata d’un rire argentin, semblant se rappeler quelque idée liée à ce nom. Elle invita Roderick à mettre pied à terre et à entrer chez elle, mais il dut s’excuser d’avoir déjà tardé trop longtemps à continuer sa route et l’aventure se termina ainsi. Son épilogue romantique sera raconté dans les chapitres suivants.

Hardinge continua son voyage sans autres épisodes dignes d’intérêt. La route entre Québec et Trois-Rivières n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui.

Il n’y avait pas de levées à travers les marais, pas de ponts au-dessus des cours d’eau et le chemin était coupé sur un espace de plusieurs milles par la forêt vierge à travers laquelle un étroit sentier était la seule issue.

Malgré toutes ces difficultés, néanmoins, notre cavalier arriva à Trois-Rivières le même soir, et il n’était pas dix heures, qu’il avait fait mettre son cheval à l’écurie et remis ses dépêches. Certes, il était horriblement fatigué lorsqu’il alla se reposer, mais cela n’empêcha pas la jeune cervelle de rêver et les jeunes lèvres de murmurer :

« Jolie rebelle ! »

VIII
l’ermite de montmorency.

Son nom était Baptiste, mais il était connu sous l’appellation plus familière de Batoche. Sa demeure était une hutte près des chutes de Montmorency. Il y menait une vie d’ermite. Sa seule compagnie était une petite fille appelée Blanche, et un gros chat noir qui portait le nom fort approprié de Velours, car bien que l’animal fût laid et que ses yeux eussent toute l’apparence de ceux d’un démon plongé dans un rêve, sa fourrure était douce et lustrée comme du velours de soie. L’intérieur de la hutte dénotait la pauvreté, mais non l’indigence. On y voyait un garde-manger, dans un coin ; un petit four construit dans la cheminée, à droite du foyer, des fagots et des bûches empilés de l’autre côté et divers ustensiles de cuisine, propres et polis, suspendus à la muraille. Dans l’angle le plus éloigné de la porte de cette unique chambre, et toujours dans l’ombre, était une alcôve fermée par un rideau. Elle contenait une couchette basse sur laquelle était jetée une magnifique peau d’ours, la tête de l’animal reposant sur l’oreiller et ses yeux de flanelle rouge flamboyant, tournés vers les combles à quelques pieds au-dessus.

En arrière de la porte, il y avait un banc de bois pouvant servir de siège à deux ou trois personnes durant le jour. La nuit il tenait lieu de couchette à la petite Blanche. Une cavité circulaire pratiquée dans la grande pierre bleue du foyer était le gîte de Velours. Sur deux crochets, à portée de la main, reposait une longue et lourde carabine, bien vieille, mais encore en bon ordre, grâce à laquelle, aussi longtemps qu’il pourrait la porter, Batoche n’était pas exposé à passer un jour sans manger, car le gibier abondait dans les environs. Aux poutres étaient suspendus quantité de petits sacs de semence, de cornets de papier remplis de fleurs sauvages desséchées, des touffes d’herbes médicinales dont l’odeur âcre et pénétrante remplissait la chambre et frappait tout d’abord l’étranger, à son entrée dans la hutte. La retraite de Batoche était éloignée d’au moins un mille de toute autre habitation.

À cette époque, le pays, aux environs des chutes de Montmorency, était encore peu habité. Le plus prochain village dans la direction de Québec, était Beauport, où les habitants même étaient comparativement peu nombreux. La hutte de l’ermite était éloignée de la grand’route, à moitié chemin environ de cette route au Saint-Laurent ; sur la rive droite des chutes et juste en face de l’endroit où les eaux plongent dans le bassin de roche au fond du précipice. De sa petite fenêtre solitaire, Batoche pouvait apercevoir les chutes en tout temps, le jour et la nuit, brillantes comme des diamants sous les rayons du soleil, reluisant d’un éclat argentin au clair de lune, ou se précipitant dans les plus épaisses ténèbres sous la lueur phosphorescente de leur écume. Leur musique aussi résonnait toujours à ses oreilles et formait comme une partie de son être. Elle le suivait durant son travail et accompagnait sa pensée durant le jour ; elle l’endormait, le soir, lorsque s’éteignait le dernier tison dans l’âtre, et elle le réveillait toujours aux premières lueurs de l’aurore. Les saisons, pour lui, étaient marquées par les changements qui s’opéraient dans le bruit de la cataracte, roulement de tonnerre quand venaient la fonte de neige au printemps, ou les grandes pluies de l’automne ; léger murmure, quand les ardeurs de l’été réduisaient le torrent à un étroit ruisseau, et gémissement plaintif, semblable à celui des fils électriques, lorsque certains vents d’hiver venaient frôler la cascade entourée de glaces.

La passion de Batoche pour sa cataracte, extravagante peut-être, était bien dans son caractère, comme nous le verrons ; mais réellement, les chutes de Montmorency sont au nombre des plus belles œuvres de la nature sur ce continent. Nous tenons tous à visiter les chutes de Niagara, au moins une fois dans notre vie ; mais à part la largeur du cours d’eau, elles n’ont aucune supériorité sur celles de Montmorency.

En hauteur, elles leur sont bien inférieures, le Montmorency étant près de cent pieds plus élevé au-dessus du niveau inférieur, que le Niagara. Le volume d’eau plus considérable du Niagara, augmente le bruit de la chute et la buée qui en remonte ; mais le tonnerre de Montmorency se fait aussi entendre à une grande distance, et sa colonne de vapeur est un beau spectacle sous les rayons puissants du soleil ou sous les éclairs fulgurants d’un orage. Les décors de cette scène grandiose sont certainement plus beaux que ceux du Niagara, en ce qu’ils sont beaucoup plus sauvages. Le paysage aux alentours est rude, rocheux et couvert de forêts. En face s’étend au loin et au large le majestueux Saint-Laurent, au milieu duquel repose la belle île d’Orléans, un pittoresque jardin. Mais c’est surtout en hiver que les chutes de Montmorency sont belles à voir. Elles présentent alors un spectacle unique au monde.

Les hivers canadiens sont remarquables par leur sévérité, et presque chaque année, pendant quelques jours au moins, le mercure descend à vingt-cinq ou trente degrés au dessous de zéro.

Quand arrivent ces grands froids, les eaux impétueuses du Montmorency sont arrêtées dans leur cours précipité, et, sous leur manteau de glace, elles apparaissent comme un voile de dentelle blanche jeté sur le bord du précipice et suspendu dans l’espace. Avant que la congélation se complète, néanmoins, il se produit un autre phénomène bien singulier. Au pied des chutes, où l’eau bouillonne et remonte sous forme de globules liquides et de vapeur impalpable, une éminence se forme graduellement, s’élevant constamment en forme de cierge, jusqu’à ce qu’elle atteigne une hauteur considérable, parfois un quart ou un tiers de la hauteur de la chute elle-même.

Elle est connue sous le nom de Cône. Les Canadiens-Français l’appellent plus poétiquement le pain de sucre. Dans les beaux jours de janvier, quand les blancs rayons du soleil d’hiver viennent caresser, comme en se jouant, cette pyramide de cristal, font étinceler ses veines d’émeraude et illuminent d’un rayon réfractaire les cavités circulaires par lesquelles l’air comprimé se fraie un passage, l’effet des rayons prismatiques est enchanteur. Des milliers de personnes visitent Montmorency chaque hiver dans le seul but de jouir de ce spectacle. Il est inutile d’ajouter que les jeunes gens visitent le Cône dans le dessein plus prosaïque de glisser sur les toboggans ou les traîneaux, du sommet de ce pic de glace jusqu’au milieu du Saint-Laurent.

IX
le hurlement du loup.

C’était une heure après le coucher du soleil et l’obscurité était déjà presque complète. Batoche avait attisé le feu et préparé la petite table sur laquelle il avait placé deux assiettes d’étain avec couteaux et fourchettes. Il sortit de sa poche un gros couteau qu’il ouvrit et plaça aussi sur la table. Il retira ensuite du garde-manger un pain bis qu’il mit à côté des assiettes. Ayant ainsi apparemment complété ses préparatifs pour le souper, il s’arrêta et sembla prêter l’oreille aux bruits du dehors.

« C’est étrange, murmura-t-il, elle n’est jamais en retard comme cela. »

Il se dirigea vers la porte qu’une bouffée de vent ouvrit toute grande au même moment et regarda longtemps et attentivement à droite et à gauche.

« La neige est épaisse, dit-il, le sentier qui vient de la grande route est obstrué. Peut-être a-t-elle perdu son chemin… mais non ; elle ne l’a jamais perdu jusqu’ici. »

Il ferma la porte, arpenta la chambre avec distraction et après avoir regardé tout autour de lui pendant une ou deux secondes, il se laissa choir dans une chaise basse garnie de lanières de cuir, devant le foyer. Pendant qu’il est assis là, saisissons l’occasion d’esquisser cet être singulier. Sa figure était expressive, le menton long et pointu, la mâchoire ferme. Les lèvres étaient serrées comme celles d’un homme taciturne, sans toutefois lui donner un air renfrogné, car, aux deux coins étaient gravées deux lignes comme celles de vieux sourires qui auraient enfoui là leurs joies pour toujours. Un nez long et assez épais, dont les narines se dilataient aux moindres impressions. Les os des joues proéminents. Un beau front, mais un peu trop aplati aux tempes.

De longues et minces mèches de cheveux blancs s’échappaient de son grand bonnet de peau de renard. Son teint était bronzé et sa figure, sans barbe.

Ce dernier trait passe pour être la caractéristique d’une faible vitalité, mais il distingue aussi fréquemment l’excentricité, et Batoche était évidemment un excentrique, comme l’indiquait l’expression de ses yeux ; des yeux d’un gris froid, mais lançant par moments de sauvages éclairs. La réflexion du brasier leur donnait une apparence fantastique.

Batoche resta ainsi assis pendant au moins une demi-heure devant le feu, ses longues mains maigres enfoncées dans ses poches, son casque de peau de renard rejeté sur un côté de la tête et les yeux distraitement fixés sur les flammes

Malgré l’immobilité de sa posture, il était évidemment en proie à de profondes émotions, car la lueur blafarde qui se jouait sur sa figure révélait dans sa physionomie le jeu de pénibles pensées.

De temps en temps, il murmurait d’une voix à moitié articulée des paroles que le chat noir paraissait comprendre, car il ronronnait pendant quelque temps dans son nid demi-circulaire, puis, se levant, arrondissait le dos et regardait son maître avec une expression de tendre sollicitude dans ses yeux verts.

Mais Batoche ne pensait guère à Velours, ce soir-là. Son esprit était entièrement occupé de la petite Blanche qui, étant allée à Québec pour quelques commissions, suivant son habitude, n’était pas encore de retour.

Le vent gémissait lugubrement autour de la petite hutte qu’il ébranlait parfois comme s’il avait voulu la renverser de ses fondements. Les pins et les hêtres du voisinage, violemment secoués par la tempête, faisaient entendre des craquements sinistres, et du sommet des chutes s’élevait un sourd grondement plein de tristesse.

Soudain, au milieu de tous ces bruits, l’oreille exercée du vieux solitaire distingua un cri singulier venant du côté de la route. C’était un aboiement aigu et perçant suivi d’un gémissement plaintif. Il se redressa, tendit l’oreille et écouta de nouveau. La fourrure de Velours était maintenant hérissée et ses moustaches étaient raides comme des fils de fer. De nouveau, le hurlement lugubre retentit, rendu plus distinct et plus frappant par un coup de vent violent et soudain.

« Un loup, un loup ! » s’écria Batoche en s’élançant de son siège. Il arracha son fusil des crochets et se précipita hors de la maison. Sans un instant d’hésitation sur la direction qu’il devait prendre, il courut vers la grand’route.

— « Non, oh ! non ; c’est impossible, » murmurait-il, tout haletant, dans sa course rapide, « Dieu ne voudrait pas la jeter dans la gueule du loup. »

Il atteignit bientôt la route et s’arrêta un instant sur le bord du chemin pour écouter. Il ne fut pas désappointé, car à cent ou deux cents pas de lui, il entendit, pour la troisième fois, le hurlement menaçant du loup.

Alors le chasseur se retrouva tout entier dans Batoche. Il devint à l’instant un homme nouveau. La taille courbée se redressa, les membres affaiblis se raidirent nerveusement, les yeux sinistres lancèrent des éclairs comme pour illuminer l’espace qui s’étendait devant eux et l’expression vague et mélancolique des traits s’effaça pour faire place à une seule expression dure et farouche, celle du chasseur à l’affût. Un instant lui suffit pour déterminer l’exacte direction d’où venait le bruit. Avec mille précautions, il s’avança d’arbre en arbre d’un pas imperceptible à l’oreille et en retenant son souffle, jusqu’à ce qu’il eût atteint les abords d’un fourré. Là, il s’attendait à surprendre le loup. Longtemps et avec la plus grande attention, il épia à travers les broussailles.

« C’est un repaire de loups, » murmura-t-il. « Ce n’est pas une paire, mais bien quatre ou cinq paires d’yeux qui brillent là dans les ténèbres. Il me faut exterminer promptement cette engeance redoutable. Il ne faut pas les laisser établir leurs quartiers d’hiver si près de ma cabane. »

À ces mots, il épaula sa carabine et visa avec soin. Il avait le doigt sur la détente et allait faire feu, quand il sentit le canon de son fusil se détourner de sa position et se diriger tranquillement, mais irrésistiblement vers le sol.

— « Pas de folies, Batoche. Garde tes munitions pour d’autres loups que ceux-ci. Tu en auras bientôt besoin, » dit une voix d’un ton bas et mystérieux.

Le chasseur reconnut aussitôt Barbin, un fermier de Beauport.

— Que fais-tu ici, lui dit-il ?

— Pas le temps de répondre à tes questions ce soir. Tu le sauras plus tard.

— Et qui sont ceux-là, dans ce fourré, là-bas ?

— Mes amis et les tiens.

Batoche secoua la tête d’un air de doute et marmotta quelque chose qui signifiait qu’il voulait avancer, et se rendre compte par lui-même de l’état des choses. Il était ennemi des rôdeurs de toutes sortes et voulait savoir à qui il avait affaire avant d’abandonner ses recherches.

Un léger sifflement se fit entendre et le fourré devint aussitôt désert.

Barbin essaya de le retenir, mais l’impatience commençait à s’emparer du vieillard et il s’arracha violemment à l’étreinte du fermier.

— Pas de folies, Batoche, je le répète. Tu sais qui je suis et tu dois comprendre que je ne serais pas dehors, dans un tel endroit et par une nuit pareille sans nécessité. Ceux-ci sont mes amis. Pour des raisons suffisantes, ils ne doivent pas être connus à présent. Crois-moi ; n’avance pas plus loin. D’ailleurs, ils sont invisibles maintenant.

— Mais pourquoi ces cris étranges ?

— Le hurlement du loup est notre cri de ralliement.

— Le loup !

— Ne comprends-tu pas maintenant ?

Le vieillard passa rapidement la main sur son front et sur ses yeux ; puis, laissant retomber son fusil, et saisissant Barbin au collet, il s’écria :

— Est-il possible ! Je savais bien que cela viendrait, mais je ne m’y attendais pas si vite. Le loup, as-tu dit ? Ah ! seize ans, c’est long, mais ça passe, Barbin. Nous sommes vieux aujourd’hui, mais pas encore cassés…

Il aurait continué sur ce train, mais son interlocuteur l’arrêta tout à coup.

— Oui, oui, Batoche, c’est comme ça. Tiens-toi prêt, comme nous le faisons. Mais il faut que je parte ; mes compagnons m’attendent. Nous avons de la besogne sérieuse à faire ce soir.

— Et moi ? demanda le vieux d’un ton de reproche.

— Ta besogne, Batoche, n’est pas pour maintenant, mais pour plus tard ; pas ici, mais ailleurs. Sois tranquille ; tu n’as pas été oublié.

Barbin disparut alors dans le bois, tandis que Batoche s’en retournait lentement vers la route, hochant la tête et se murmurant à lui-même :

«  Le loup ! Je savais que cela viendrait ; mais qui l’aurait cru ? Mon violon chantera-t-il pour moi ce soir la vieille chanson ? Clara glissera-t-elle sous la chute ? »

X
la cassette.

La petite Blanche n’avait pas été oubliée pendant tout ce temps. En atteignant la route, le vieillard interrogea des yeux l’horizon dans la direction de Québec, pendant un instant, comme s’il avait hésité entre cette route à suivre et celle de sa cabane. Apparemment, il se décida pour cette dernière, car il traversa la route d’un pas résolu et s’engagea dans l’étroit sentier conduisant à sa demeure. En y arrivant, il aperçut arrêté à quelque distance, sous les arbres, un cheval attelé à un traîneau.

Il parut néanmoins n’y prêter aucune attention et il se dirigea vers la porte, qui lui fut ouverte par la petite Blanche.

Il se baissa pour l’embrasser sur le front, posa la main sur ses cheveux et lui dit :

— C’est bien, mon enfant ; mais pourquoi es-tu si en retard ?

— Je n’ai pu revenir plus tôt, grand-père.

— Qui t’a retenu ?

Elle lui désigna du geste un homme, la figure recouverte d’un épais cache-nez et assis dans un coin obscur de la chambre. Sans lâcher sa carabine qu’il traînait de sa main gauche, Batoche s’avança vers lui. L’homme se leva, tendit la main et sourit tristement.

— Ne me reconnaissez-vous pas, Batoche ?

Le vieillard examina longuement l’étranger ; puis sa figure s’éclaira comme s’il l’avait reconnu, et il s’écria :

— Je dois me tromper ; ce n’est pas possible.

— Oui, c’est moi.

M. Belmont !

— Oui, Batoche, nous nous souvenons l’un de l’autre, quoique nous ne nous soyons pas vus depuis bien des années. Vous vivez ici de la vie d’un anachorète ; vous ne venez jamais à la ville et je reste dans la retraite, ne sortant presque jamais de la ville. Nous voilà presque des étrangers et pourtant, nous sommes amis. Nous devons être amis maintenant, même si nous ne l’étions pas auparavant.

Le vieillard ne répondit pas, mais il invita son visiteur à s’asseoir. Après avoir accroché son arme, il prit un siège auprès de lui. Le feu avait baissé et tous deux étaient assis dans les ténèbres. Blanche avait proposé d’allumer une chandelle, mais les deux hommes ayant fait un signe de refus, l’enfant s’assit de l’autre côté de l’âtre avec le chat noir couché en rond sur ses genoux.

— Je vous ai ramené l’enfant, dit M. Belmont, pour ouvrir la conversation. Elle était en bonnes mains avec Pauline sa marraine ; mais nous savions qu’elle ne passe jamais la nuit hors de votre ermitage et que vous seriez inquiet si elle ne revenait pas ce soir.

— Oh ! Blanche est comme son vieux grand-père. Elle connaît tous les sentiers de la forêt, tous les signes du firmament et le plus mauvais temps ne saurait l’empêcher de retrouver notre demeure. Je ne crains pas que les hommes ou les animaux sauvages lui fassent aucun mal ; car elle porte sur elle la marque de la Providence et aucun accident ne lui arrivera aussi longtemps que je vivrai. Il y a un esprit dans les chutes, là-bas, M. Belmont, qui veille sur elle et cette protection est inviolable. Mais je vous remercie, Monsieur, vous et votre fille d’avoir pris soin d’elle.

— Je l’ai retenue pour une autre raison, Batoche. Et M. Belmont jeta furtivement un regard sur son interlocuteur dont le coup d’œil empreint du même doute se croisa avec le sien.

— Cela m’a fourni l’occasion de vous faire une visite qui, pour des raisons spéciales, est de la plus grande importance pour moi.

Batoche parut deviner les secrètes pensées de son hôte et le mit aussitôt à l’aise en lisant :

— Je suis un pauvre solitaire. M. Belmont, éloigné du monde, séparé du présent, ne vivant que dans le passé et n’espérant rien dans l’avenir excepté le bien-être de cette orpheline. Personne ne pense à moi et je n’ai pensé à personne ; mais je suis prêt à vous rendre tous les services que je pourrai. J’ai appris un secret, ce soir, et, qui sait ? peut-être la vie a-t-elle changé pour moi depuis une heure.

M. Belmont écouta attentivement ces paroles. Il savait en présence de quel être étrange il se trouvait et comprenait que le langage qu’il venait d’entendre avait peut-être une signification plus élevée que les mots ne l’indiquaient. Mais les manières de Batoche étaient calmes, bien que le ton de ses paroles fût résolu ; son regard n’avait rien de son étrange éclat et aucun geste exagéré ou extravagant ne venait indiquer qu’il ne s’exprimait pas de la manière la plus rationnelle. M. Belmont se contenta donc de remercier l’ermite de sa bonne volonté.

La conversation commençait à languir quand, soudain, on entendit, dans la forêt, au-delà de la grand’route un hurlement comprimé. Obéissant à une même impulsion, les deux hommes se levèrent au même instant, comme mus par un ressort, et leur regard se croisa. La petite Blanche, la tête tombée de lassitude sur son épaule, dormait doucement, inconsciente de tout danger, tandis que Velours refusait d’abandonner son chaud nid sur les genoux de sa maîtresse, quoiqu’elle eût remué une fois ou deux.

— Le loup ! murmura Batoche.

— Le loup ! répondit M. Belmont. Et les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Nous sommes frères encore une fois, dit M. Belmont, en serrant les mains du vieillard, pendant que les larmes coulaient sur ses joues.

— Oui, et pour la plus sainte des causes, répondit Batoche.

— Il n’y a plus de mystère entre nous, maintenant, reprit M. Belmont. Cet appel était pour moi. Il me faut partir sans délai. J’ai déjà trop tardé. Ce qui m’a amené près de vous, en particulier, Batoche, c’est ceci.

Et il retira de l’intérieur de son vaste capot de chat sauvage une petite cassette garnie de fermoirs d’argent.

— Dans cette petite cassette, Batoche, sont toutes mes reliques et tous mes trésors de famille. De mon argent, je ne fais aucun cas ; mais pour ceci, j’y tiens tant, que je donnerais ma vie pour éviter qu’il soit détruit. Vous êtes celui qui peut cacher cela pour moi. Vous connaissez des cachettes où aucun mortel ne peut pénétrer. Je vous confie cette cassette. Ce jour a été bien sombre pour moi ; ce qui m’attend demain, j’ose à peine le deviner. Nous tous, et vous aussi, Batoche, allons avoir probablement de durs moments à passer. Quant à nous, la perte ne sera rien ; nous sommes vieux et inutiles. Mais Pauline et la petite Blanche ! il faut qu’elles survivent aux ruines. Si je péris, cette cassette doit être remise à ma fille, et de peur qu’il vous arrive malheur, à vous aussi, confiez le secret de la cachette à Blanche, afin qu’elle puisse remettre ce dépôt à sa marraine. Prenez, et bonne nuit. Il me faut partir.

Sans attendre un mot de réponse, M. Belmont embrassa le vieillard sur la joue, se baissa pour imprimer un baiser sur le front de l’enfant endormie, s’élança hors de la cabane, se jeta dans son traîneau et partit.

Au moment où il disparaissait, le même hurlement de loup, plaintif et sourd, se fit entendre dans la forêt.

XI
l’esprit de la chute.

Batoche réfléchit un instant en tenant encore le loquet de la porte fermée. Puis il traversa lentement la chambre et disparut derrière les rideaux d’indienne de la petite alcôve. Ce qu’il fit là, nul ne le sait, mais quand il sortit, il portait sur chacun de ses traits la marque d’une énergique résolution. Il prit la cassette aux fermoirs d’argent qui lui avait été confiée et la soupesa entre ses mains. Elle était lourde, mais plus lourde encore lui parut la responsabilité qu’elle faisait peser sur lui, si l’on peut en juger par le gros soupir qui lui échappa. Il jeta un regard sur la petite Blanche, mais elle continuait à dormir paisiblement, la tête appuyée sur le mur et penchée sur son épaule.

Velours, plus vigilant, regardait furtivement son maître du coin des yeux ; mais connaissant bien ses habitudes, il ne jugea pas prudent de bouger de son nid ou de faire aucun bruit.

«  Il est un endroit entre tous, murmura Batoche, où je puis cacher ceci sans la moindre crainte qu’il puisse être découvert. Là, ni les oiseaux de l’air, ni les animaux des forêts, ni l’œil de l’homme ne le découvriront jamais. Blanche seule connaîtra la cachette ; mais je ne lui dirai rien maintenant. Elle dort, et c’est tant mieux. »

Il mit alors la cassette sous son bras et sortit avec précaution de la maison. Il prit un sentier qui menait aux chutes, et après avoir atteint leur sommet il tourna à droite et descendit le long des rochers jusqu’à ce qu’il eût atteint les profondeurs du bassin. Là, il s’arrêta un moment et regarda en haut comme pour s’assurer de sa position. Un instant plus tard, il avait disparu derrière la chute elle-même. Serrant plus étroitement la cassette sous son bras droit, il se servit de sa main gauche pour reconnaître sa route à tâtons, le long de la muraille de granit froide et humide. Les pierres sur lesquelles il marchait, les unes rondes, les autres cassées à angles aigus ou plates, étaient rendues glissantes par le limon qui avait coulé des fissures du sol supérieur et par l’écume qui rejaillissait de la cascade. À ces dangers, les ténèbres y en ajoutaient d’autres, car l’immense volume d’eau tombant du rocher en épais rideau fermait cet espace à la lumière du jour. Quand il eut atteint environ le milieu de l’espace entre les deux bords de la rivière, Batoche s’arrêta et se pencha devant une ouverture par laquelle il ne pouvait pénétrer qu’en se courbant. Sans hésiter et en homme qui connaissait les lieux, il entra ainsi dans le souterrain. Il y resta au moins une demi-heure. Quand il en sortit, il se redressa aisément, et à l’aide de ses deux mains, il revint rapidement au pied des chutes. Là, il s’arrêta, regardant au dessus et autour de lui, pour s’assurer qu’il était vraiment seul avec son secret.

Mais non, il n’était pas seul. Au sommet de la chute, le long de la dangereuse corniche d’où le torrent plonge tout d’un coup dans le précipice, une frêle forme humaine vêtue de blanc glissait lentement, la figure tournée vers lui. Ses cheveux blonds retenus par un réseau autour de son front tombaient en liberté sur ses épaules. Dans ses yeux brillait la flamme de l’amour et un doux sourire voltigeait sur ses lèvres. Ses blanches mains pendaient à ses côtés, et du rebord de son vêtement flottant sortait un pied mignon, d’un blanc de neige, qui semblait à peine toucher la surface de l’eau.

Qu’était-ce donc ? Un fantôme ou une réalité ? Une illusion de la vapeur et de la nuit, ou un esprit de Dieu marchant en réalité sur les eaux ? Nous ne pouvons le dire, ou plutôt, nous ne nous arrêterons pas à cette question. Il nous suffit de savoir que le pauvre vieil ermite l’avait vu et que ce spectacle l’avait transporté en extase. Tout son être paraissait transfiguré sous la vision éthérée qui brillait devant lui. Les traits grossiers du vieil âge et le pauvre vêtement se fondaient sous les traits radieux du bonheur et de la vénération. Sous les rayons de la lune voilés par la brume, à la lueur vacillante des étoiles, il tomba à genoux, étendit les bras et, les yeux levés vers l’apparition, il parut absorbé dans la prière.

«  Encore une fois, ô Clara ! encore une fois, ô ma fille ! il y a bien longtemps que je ne t’ai vue et mes jours se sont écoulés tristement dans l’isolement et la solitude.

«  Encore une fois, tu viens sourire à ton vieux père et apporter une bénédiction à ton enfant orpheline.

«  Elle dort doucement là-haut, près du foyer. Protège-la du danger qui doit nous menacer, je le sais et ton apparition m’en avertit. Tu es l’ange gardien de ma cabane ; garde-la de tous les périls qui l’ont menacée depuis tant d’années. Donne-moi un signe de ta protection, et je serai content. »

Telles étaient les paroles que prononçait le vieillard à genoux sur les pierres humides. Que nul ne sourie en les lisant, car les divagations mêmes d’un cerveau malade sont admirables quand elles ont un sens spirituel.

Batoche se leva et s’avança plus près, les bras toujours étendus, comme s’il avait voulu étreindre l’esprit de la chute et saisir le signe qu’il sollicitait, mais la déception l’attendait là.

Ses lèvres ne prononcèrent pas une parole, et sans un geste, sans un mouvement, les mains croisées sur la poitrine, dans l’attitude de la prière, séduisant par la douceur de son sourire l’âme blessée du pauvre vieux, elle leva au ciel ses yeux brillants et lentement s’évanouit dans les airs.

Une épaisse bande de nuage flottait dans l’espace, voilant la lune. Des étoiles tombait une pâle lueur, il faisait très noir. Les grandes chutes faisaient retentir leur sourd roulement de tonnerre.

Le vent s’engouffrait au milieu des arbres de la forêt avec des gémissements plaintifs. L’ermite s’agenouilla de nouveau et resta longtemps plongé dans une prière muette, puis il se leva et retourna à sa hutte.

Il trouva la petite Blanche debout au milieu de la chambre, dans la pleine lumière du foyer, ses yeux noirs dilatés et reflétant une lueur d’effroi. Il se courba pour l’embrasser et remarquant le souper encore intact sur la table, il lui demanda :

— Tu n’as rien mangé, chère enfant ?

— Je ne puis manger, grand-père.

— Alors, va te coucher, il est tard.

— Je ne puis dormir.

Le vieillard comprit. L’esprit de la mère avait effleuré l’enfant de ses blanches ailes.

— Alors, prie, dit-il.

Et tombant à genoux, la petite Blanche répéta toutes les prières que sa marraine, Pauline Belmont, lui avait enseignées.

XII
trois-rivières.

La mission de Roderick Hardinge à Trois Rivières eut un succès complet. Il trouva cette ville et les environs dans un état de vive anxiété et d’alarme, causé par la marche des événements dans la partie supérieure de la province. Toute la péninsule du Richelieu était parcourue par les troupes continentales, et le district de Montréal était virtuellement en leur pouvoir. Le seul espoir était que l’armée anglaise pût tenir ferme à Sorel qui commande le Richelieu et St-Laurent, au confluent du fleuve et de la rivière. En conséquence, tout l’intérêt de cette guerre se concentra autour de ce point stratégique, dans la première semaine de novembre.

Il était donc bien naturel que la population de Trois-Rivières fût sous le coup d’une vive émotion, car si les Anglais étaient incapables de résister à Sorel toute la vallée du Saint-Laurent serait balayée par les Américains, et Trois Rivières serait le premier poste qu’ils occuperaient.

L’arrivée d’Har­dinge n’était pas de nature à calmer l’inquiétude, et les nouvelles qu’il appor­tait se répandirent dans la ville cette nuit-là même, malgré tout ce qu’on put faire pour garder le secret officiel.

Le commandant de la ville était fort alarmé. « Les nou­velles d’en haut étaient déjà assez mauvaises, dit-il à son premier secrétaire, après avoir lu les dépêches d’Hardinge ; celles d’en bas ne sont pas plus rassurantes.

« Trois-Rivières se trouve ainsi entre deux feux. Montgomery à l’ouest, et maintenant, Arnold à l’est. J’ai bien peur qu’il ne nous faille succomber ; et le pire de tout est que, maîtres de tout le pays entre les postes militaires, avec des émissaires dans tous les villages le long de leur route, ils profitent de l’opportunité qui leur est laissée pour influencer nos simples et naïfs paysans.

«  Ici, à Trois-Rivières, on peut déjà remarquer facilement dans notre population des symptômes de désaffection, et je crains bien que ce sentiment ne s’accentue à la nouvelle de cette nouvelle source de danger. »

Le secrétaire était un vieillard. Il écouta attentivement ces paroles de son supérieur en mordillant les barbes de sa plume et en laissant paraître d’autres signes d’excitation nerveuse.

«  Je suis certain, Monsieur, que vous n’exagérez pas la situation, dit-il d’une voix lente mais avec résolution. Nous sommes à la veille d’une crise et je crains que dans une semaine d’ici la ville de Trois-Rivières ne soit aux mains des Bastonnais. Nous n’avons aucun moyen de résistance, et en eussions-nous, qu’il y a trop de dissension parmi nous pour essayer de résister avec quelque chance de succès. La première question qui se pose est de savoir s’il est mieux pour vous de pourvoir à votre propre sécurité aussi bien qu’à celles des archives et des registres de la ville.

— Ni l’un, ni l’autre, répliqua le commandant avec dignité. Quant à moi, le devoir de ma charge m’oblige à rester à mon poste jusqu’à ce que j’en sois dépossédé par la force. Je ne crains pas la violence pour ma personne, mais devrais-je y être soumis, que je saurais la supporter. Souvenez-vous que vous et moi savons ce que c’est que la guerre. Tous deux nous avons passé par les terribles années de la conquête. Pour ce qui est des archives, vous veillerez à ce qu’elles soient convenablement gardées, mais elles ne doivent pas être dérangées.

Les ennemis ne sont pas des barbares. Au contraire, leur politique est d’être aussi conciliants que possible. D’ailleurs, ils ne feront que passer par Trois-Rivières. »

— Ils feront plus que cela, Monsieur. Comme ils ont l’intention de marcher sur Québec et de passer très probablement l’hiver autour de ses murs, il leur faudra, de toute nécessité, au point de vue militaire, occuper toutes les petites villes et les villages sur leur route, entre Québec et Montréal, autant pour les besoins de leur commissariat que pour en faire des stations de recrutement.

— Des stations de recrutement ! Ne prononcez pas ces paroles odieuses.

— Ce sont des termes odieux, en effet, Monsieur ; mais ils expriment une situation qu’il nous faut bien envisager. À moins que nous prenions bien des précautions, cette guerre sera considérablement aggravée par le fait que beaucoup de nos compatriotes tourneront leurs armes contre nous.

Cette conversation que nous rapportons brièvement afin de donner au lecteur un aperçu de la situation, sans lui imposer la sécheresse de détails purement historiques, fut interrompue par l’arrivée d’un messager qui remit une lettre au gouverneur.

«  Ceci vient de Sorel, s’écria le fonctionnaire. Cela arrive juste à temps pour jeter de la lumière sur nos affaires et cela permettra au lieutenant Hardinge, qui retourne demain, de porter les dernières nouvelles à Québec. »

Après avoir dit ces paroles, il lut la dépêche.

XIII
une mission bien remplie.

À dix heures, le matin du 8 novembre, le lendemain de son arrivée, Roderick Hardinge se présenta à la résidence du commandant de Trois-Rivières.

C’était l’heure fixée entre eux pour une conférence ; mais cela n’empêcha pas le commandant de manifester quelque surprise à la vue du jeune officier.

— Vous n’êtes pas déjà prêt à partir pour Québec, assurément ? demanda-t-il.

— S’il est possible, commandant, je tiendrais beaucoup à partir du plus tôt. Mon cheval n’est pas si frais qu’hier et il mettra plus de temps à franchir la distance.

D’ailleurs, je crois que ma présence sera requise à Québec avant minuit.

— Très bien. Le temps presse ; je le sais. J’ai écrit à la hâte quelques lignes pour donner au lieutenant-gouverneur Cramahé tous les renseignements que je possède. Voici la lettre. Mais vous avez sans doute parcouru un peu la ville ce matin et appris ainsi beaucoup de détails qui peuvent m’avoir échappé.

— J’ai entendu rapporter beaucoup plus de choses que je n’en veux croire, dit Hardinge, en riant.

— Dites-moi brièvement ce que vous avez entendu et je rectifierai ou confirmerai.

— J’ai entendu dire que Montréal a succombé.

— Pas encore. Montgomery est encore sur le plateau entre St-Jean, dont il s’est emparé il y a une semaine, et Montréal qui est le point d’attaque suivant. Mais il y a deux obstacles qui le retardent. Le premier, ce sont les escarmouches des troupes anglaises sur ses flancs, et le second, le mécontentement parmi ses propres soldats. Beaucoup d’hommes du Vermont et de l’État de New-York sont retournés chez eux.

Montréal, toutefois, est en réalité sans défense et ne peut tenir tout au plus que quelques jours, par cette raison surtout que Montgomery a grand hâte d’y arriver afin de loger et de vêtir ses hommes souffrants et déguenillés. Qu’avez-vous appris de plus ?

— Que les Français de Montréal travaillent secrètement en faveur de l’ennemi.

— C’est faux. Ceux qui vous ont dit cela sont des traîtres, et nous en avons plusieurs ici, à Trois-Rivières.

Ensuite ?

— Que les sauvages sous la conduite de La Corne ont déterré la hache de guerre qu’ils avaient enfouie dans l’église des Récollets, il y a un mois, et se sont déclarés contre nous.

— Ce seraient là de terribles nouvelles, si c’était vrai. Mon dernier courrier de l’ouest, arrivé il y a une heure, a des renseignements particuliers sur les sauvages autour de Montréal.

Ils maintiennent encore la neutralité jurée dans l’église des Récollets. J’admets cependant qu’il ne faudrait pas grand’chose pour les jeter dans les rangs de nos ennemis, et je sais que Montgomery a déjà envoyé des émissaires parmi eux. Mais La Corne est un vrai Français et aussi longtemps que nos propres gens garderont leur allégeance, il gardera la sienne.

Après une pause, Hardinge reprit :

— J’ai appris aussi, commandant, que le colonel McLean, à la tête de ses Écossais du Nord, n’a pas réussi à faire sa jonction à Longueuil avec le gouverneur Carleton, de manière à intercepter Montgomery entre Saint-Jean et Montréal.

— C’est vrai.

— Que le gouverneur Carleton ayant été défait à Longueuil par un détachement du Vermont, et les troupes continentales ayant envahi la péninsule du Richelieu, le colonel McLean a été forcé de se replier précipitamment sur Sorel.

— C’est malheureusement trop exact. Savez-vous autre chose ?

— C’est tout.

— Alors, je vous en apprendrai davantage. McLean sera forcé d’opérer sa retraite de Sorel. Mes coureurs des bois et mes messagers sauvages sont arrivés l’un après l’autre, la nuit dernière et ce matin. Ils m’informent que tandis que Montgomery marche sur Montréal, un corps considérable, sous la conduite d’un de ses meilleurs officiers, s’avance sur Sorel, en vue d’occuper cette place et de commander ainsi la rivière. McLean n’est pas en mesure de résister à cette attaque. Ce qui hâtera sa retraite, ce sont les nouvelles qu’il doit avoir reçues de-Québec à l’heure qu’il est.

Hier soir, aussitôt après avoir lu les dépêches que vous m’avez apportées, je lui ai envoyé un de mes plus rapides messagers. Il a dû arriver à Sorel de bonne heure ce matin. Le messager spécial dépêché au gouverneur Carleton avec les mêmes nouvelles arrivera à Montréal vers midi aujourd’hui.

Durant toute cette conversation, la figure d’Hardinge avait été grave et presque abattue ; mais aux derniers mots de son interlocuteur, elle se colora subitement et prit une expression d’enthousiasme.

— Si le colonel McLean et le gouverneur Carleton connaissent exactement l’état des choses à Québec, je suis content, s’écria-t-il.

— Alors, vous pouvez être satisfait. J’ai annoncé tout cela brièvement au lieutenant gouverneur Cramahé, mais vous pouvez le lui répéter et lui en donner la certitude.

— Je n’y manquerai pas.

Et après quelques mots d’adieux, il prit respectueusement congé du commandant.

Quand il eut dépassé les rues de Trois-Rivières et qu’il fut seul sur la route, il ne put retenir un long et bruyant cri de joie.

«  Le sort en est jeté, s’écria-t-il. La guerre est allumée de toutes parts. Dans vingt-quatre heures mon nom circulera d’un bout à l’autre de la province. Ma mission a pleinement réussi. Comme la petite Pauline va être fière de son cavalier ! »

Avec de telles pensées remplissant son esprit, il oublia sa fatigue corporelle et revint à Québec plus allègrement encore qu’il n’en était parti.

XIV
la traversée des bateaux.

Malgré l’heure tardive de son arrivée à Québec (longtemps après minuit), Hardinge se rendit directement au château Saint-Louis.

Il n’y avait aucun mouvement inusité, au château, mais son œil exercé reconnut des signes d’une vigilance inaccoutumée.

La garde, à l’entrée, avait été doublée et un grand nombre des fenêtres du rez-de-chaussée étaient éclairées. Il était évident aussi que son arrivée était attendue, car il n’eut pas plus tôt mis pied à terre, qu’un soldat vint prendre soin de son cheval et qu’il fut immédiatement conduit devant le lieutenant-gouverneur.

M. de Cramahé était dans la chambre du conseil, et plusieurs conseillers étaient assis autour de la table du centre, sur laquelle étaient épars un grand nombre de papiers.

— Soyez le bienvenu à votre retour, lieutenant, dit le gouverneur avec un vague sourire et en tendant les deux mains.

Hardinge s’inclina et remit aussitôt ses dépêches. Cramahé les ayant rapidement parcourues, les passa à ses collègues, puis se tournant vers le jeune officier :

— Il est clair que l’orage qui s’est amoncelé sur cette province doit éclater sur Québec. C’est ici la vieille cité du destin, et nous accepterons notre destinée, lieutenant, dit le gouverneur en se levant de la table et en s’avançant vers Roderick.

Nous n’avons pas été oisifs durant votre absence. On peut faire beaucoup dans une journée et demie, et c’est ce que nous avons fait. Nous avons tant travaillé que nous pouvons attendre l’arrivée d’Arnold avec quelque assurance. Je vois, néanmoins, par les dépêches que vous m’apportez, que le colonel McLean est en danger à Sorel. J’avais compté sur son arrivée et celle du gouverneur Carleton, qui connaît à présent notre position exacte. S’il leur arrive malheur, les choses iront mal pour nous, mais nous ferons de notre mieux tout de même.

Hardinge répondit qu’il était très heureux d’entendre ces paroles, parce que les populations de la partie supérieure du pays, à travers laquelle il venait de voyager, tournaient leurs regards vers Québec, dont elles espéraient le salut final de la province. Il était assez généralement concédé que le reste du pays était perdu.

— Vos dépêches rendent cette appréhension une pénible certitude, reprit le gouverneur, et cela augmente notre responsabilité. Je compte tout particulièrement sur vous, lieutenant. J’apprécie tant ce que vous avez fait, que j’attends de vous quelque chose de plus. C’est aujourd’hui notre dernier jour, ne l’oubliez pas.

— Notre dernier jour ?

— Oui ; Arnold sera à la Pointe-Lévis demain.

Hardinge ne put s’empêcher de sourire.

— Vous pouvez bien sourire ; votre prédiction était juste. J’ai vu Donald hier soir. Il avait rôdé autour de l’ennemi tout le jour et il m’a informé que, grâce à des marches forcées et en droite ligne, les Américains arriveraient sûrement à Lévis demain. En cette occurrence, j’ai un service à vous confier ; mais auparavant, il vous faut prendre quelque repos.

— Je serai prêt à exécuter vos ordres, au lever du jour, Excellence.

— À dix heures ; ce sera bien assez tôt. Si nous agissions dans les ténèbres, nous exciterions trop de curiosité. La ville ignore encore, en réalité, l’imminence du danger, quoiqu’il circule beaucoup de rumeurs. L’émoi d’hier s’est complètement apaisé et il serait imprudent de le réveiller. À dix heures, donc, vous traverserez tranquillement le fleuve avec deux ou trois de vos hommes et, sous prétexte d’en avoir besoin pour quelque service (je vous laisse le soin d’imaginer un prétexte plausible), vous leur ferez ramener de ce côté toute espèce d’embarcations : canots, chaloupes, bacs ou pontons. Il ne faut pas laisser à Lévis une planche flottante. Si Arnorld veut traverser le fleuve, il lui faudra construire ses bateaux avec les arbres de la forêt. Donald sera là pour vous aider et il pourra avoir des nouvelles fraîches.

Roderick remercia Son Excellence de lui confier cette tâche, qu’il regardait comme le couronnement des services qu’il avait rendus à son pays pendant les deux jours écoulés. Après avoir exprimé sa gratitude, il ajouta :

« L’enlèvement des bateaux nous donnera trois ou quatre jours de répit, car je suppose bien que Donald vous a répété qu’Arnold n’a pas d’artillerie et qu’il doit se procurer des bateaux s’il a réellement l’intention d’attaquer la ville. Dans l’intervalle, nous pouvons espérer de voir arriver le colonel McLean et le gouverneur Carleton ».

Le lieutenant-gouverneur fit un signe d’assentiment et donnant l’ordre à l’officier de lui faire son rapport aussitôt que la besogne serait faite, il le renvoya à ses quartiers.

À l’heure fixée, Hardinge se mit à l’œuvre qu’il conduisit de la manière la plus calme et la plus judicieuse. À cette époque, tous ceux qui habitaient le bord du fleuve ou les environs possédaient un bateau ; c’était presque le seul moyen de transport pour se rendre aux marchés de Québec. Les habitants avaient appris des sauvages à se servir de ces embarcations avec adresse, de sorte que les femmes étaient aussi expertes que les hommes à manier l’aviron. Ceux qui demeuraient sur les bords du Saint-Laurent tenaient ordinairement leurs bateaux attachés par une chaîne près d’une petite cabane sur la berge, où les femmes venaient faire le blanchissage du linge. Cette pratique s’est continuée jusqu’aujourd’hui le long du fleuve, dans les parties éloignées des grandes villes et où il n’existe pas de bateaux traversiers.

Ceux qui demeuraient à quelque distance dans l’intérieur avaient l’habitude de traîner leurs barques un peu à l’écart, dans les bois, après s’en être servis et de les laisser dans quelque endroit choisi jusqu’à ce qu’ils en eussent de nouveau besoin. Il arriva ainsi que, à l’époque où se passaient les événements que nous décrivons, il n’y avait peut-être pas moins d’un millier de bateaux dans un rayon de trois milles, au-dessus et au-dessous de Québec, sur les deux rives du Saint-Laurent.

Immédiatement en face de la ville, il s’en trouvait environ une centaine appartenant, non seulement aux habitants de la Pointe-Lévis, car il n’y avait là alors qu’un village insignifiant, mais surtout aux fermiers des paroisses voisines.

Ce nombre était important, si Arnold avait pu s’emparer de cette flottille ; mais Hardinge eut peu de difficultés à les enlever à l’ennemi. Trente à quarante de ces embarcations faisaient eau ou étaient en partie démantibulées. Il les brisa et en jeta les débris à la rivière.

Il envoya le reste de l’autre côté par intervalles, et de différents points, à l’aide d’une douzaine d’hommes qu’il avait adjoints à son escouade. De dix heures du matin, à cinq heures de l’après-midi, il réussit à débarrasser la rive sud de tous ses bateaux, sans exciter une attention extraordinaire dans la ville.

Il y revint lui-même avec le dernier chaland, environ vingt minutes après le coucher du soleil et juste au moment où le crépuscule s’étendait sur les eaux. En s’approchant du débarcadère, il remarqua une femme qui se promenait très lentement le long de la rive.

Il ne pouvait se tromper : c’était elle. Quelques vigoureux coups d’aviron ayant amené le bateau à destination, il sauta à terre et s’approcha.

Oui, c’était Pauline.

XV
l’entrevue des amoureux.

Prompts comme l’éclair sont les instincts de l’amour. Avant qu’un seul mot n’eût été prononcé, sans même pouvoir lire dans la pénombre l’expression des traits de la jeune fille, Roderick sentit dans son cœur un pressentiment de malheur. Mais domptant son inquiétude sous l’énergie de sa virilité, il entama bravement la conversation.

— Eh quoi ! Pauline, quelle agréable surprise ! Comment avez-vous appris mon retour ? J’aurais dû vous envoyer un mot ce matin, mais j’ai été si occupé, que cela m’a été impossible… Vous l’avez probablement appris par d’autres… Mais je suis si heureux de vous voir… Comment va Monsieur votre père ? Et vous, chérie, j’espère que vous êtes en bonne santé…

Ces mots du jeune officier, entrecoupés de manière à permettre les répliques, ne reçurent aucune réponse. Mais quand il eut fini, tout ce que Pauline put faire fut d’étendre les bras et de mettre ses deux mains dégantées dans celles d’Hardinge, en jetant sur lui un regard suppliant et en murmurant :

— Ô, Roddy, Roddy !

Ils étaient seuls sur le bord de l’eau, les deux compagnons de Roderick étant montés à la ville. Doucement et silencieusement, il l’attira vers lui assez près pour pouvoir étudier sa physionomie bouleversée et apprendre dans ces yeux qu’il connaissait si bien le secret de son chagrin. Mais la lumière de ces yeux était complètement noyée dans les larmes et cette figure, ordinairement si mobile était voilée d’une pénible expression de tristesse.

Hardinge en fut comme foudroyé. Toutes sortes de conjectures des plus alarmantes traversèrent subitement son cerveau.

— Parlez-moi, Pauline, et apprenez-moi ce que signifie tout ceci, dit-il d’un ton suppliant. Vous est-il arrivé quelque chose ? Quelqu’un vous a-t-il insultée ? Ou bien, suis-je la cause de ce chagrin ?

Les mains toujours étreintes dans celles du jeune homme, et les yeux baissés vers la terre, elle répondit :

— Ô, Roddy, vous ne pouvez dire et vous ne saurez jamais combien je suis misérable, mais ce m’est une consolation de pouvoir vous parler au moins encore une dernière fois.

Une dernière fois ! Ces mots sonnèrent à ses oreilles comme un glas funèbre et un frisson glacial parcourut son être de la tête aux pieds.

— Pauline, je vous en supplie, expliquez-moi ce que signifie tout ceci, s’écria-t-il.

— Cela signifie, Roddy, que moi qui n’ai jamais de ma vie désobéi à mon père, j’ai eu la faiblesse de lui désobéir ce soir. Je n’ai pas eu l’intention de lui manquer de soumission. Je l’ai fait inconsciemment.

— Désobéir à votre père ?

— Oui, en vous revoyant.

— Assurément, vous ne voulez pas dire… ?

— Hélas ! Mon ami, je veux dire que mon père m’a défendu d’avoir à l’avenir aucune relation avec vous.

Roderick fut si étonné, qu’il chancela et que, pendant quelques instants, il ne put prononcer une seule parole.

À la fin, il murmura faiblement :

— Vraiment, il doit y avoir erreur, Pauline.

Elle hocha la tête, et le regardant avec un triste sourire, elle répondit :

— Ah ! moi aussi, j’ai cru que c’était un malentendu ; mais, Roddy, ce n’est que trop vrai. J’y ai bien réfléchi ces deux jours derniers et aussi les deux dernières nuits. Aujourd’hui, apprenant que vous étiez de retour, je n’ai pu supporter plus longtemps ce fardeau. J’ai pensé à vous écrire, mais je n’avais pas le courage de coucher sur le papier cet ordre terrible. J’ai erré de tous côtés tout l’après-midi dans l’espoir de vous rencontrer. Je marchais comme dans un rêve, sentant bien, en vérité, que je faisais mal, mais avec cette lâche excuse pour ma désobéissance, qu’en vous avertissant moi-même, je vous épargnerais la honte d’être chassé du seuil de la maison de mon père, si vous vous présentiez vous-même sans connaître sa résolution.

Un tel malheur eût été pour moi un coup de mort.

Chaque parole perçait le cœur de Roderick comme d’un dard enflammé, mais il lui fallut refouler un instant le sentiment de sa propre souffrance et faire un énergique effort pour réconforter Pauline qui succombait complètement sous le poids de la douleur. Quand elle eut recouvré la force de l’écouter, il lui assura tendrement qu’il y avait, au fond de tout cela, un mystère qu’il ne pouvait approfondir et la supplia de l’aider à le découvrir, en lui rapportant minutieusement tout ce qui était arrivé depuis leur dernière entrevue.

Elle reprit peu à peu assez de force et de calme pour lui faire ce récit, racontant en détail la scène de la place de la Cathédrale, l’arrivée de l’aide de camp du lieutenant-gouverneur, la remise d’une lettre à son père, sa démarche au château, son retour à la maison, et, fondant en larmes de nouveau, elle dit comment son père l’avait trouvée occupée à lire une lettre de Roderick et comment il lui avait ordonné de la jeter au feu.

Le jeune officier ne perdit pas la portée d’un seul mot. D’abord le mystère demeura aussi impénétrable que jamais, mais après quelque temps, un réseau de soupçons se trama dans sa pensée.

Il essaya de l’écarter, néanmoins, en passant violemment la main sur son front et ses yeux. C’était trop pénible, c’était trop odieux ! Finalement, il demanda :

— Votre père vous a-t-il dit pourquoi vous deviez brûler ma lettre ?

— Ah ! Roddy, pourquoi me forcez-vous à le dire ? Quand je lui eus dit que vous lui envoyiez vos respects, il m’a répondu : « Il vient de m’envoyer sa haine ! »

Ces mots résolvaient le mystère. Hardinge le pénétra distinctement, vivement et sans erreur. Il poussa un long soupir et sa vaste poitrine se gonfla de l’air frais de la rivière.

— Pauline, ma chérie, dit-il, avec cette tendre autorité de l’homme énergique qui peut ranimer miraculeusement une faible femme accablée, Pauline, prenez courage ; ce n’est qu’un affreux malentendu qui s’expliquera.

Votre père m’a soupçonné d’une terrible chose, mais j’en suis innocent et je l’en convaincrai. Je le verrai ce soir même et je le rendrai heureux ainsi que vous.

Elle éleva les mains d’un air suppliant.

— Ne craignez rien, chérie. Aussi certain que nous sommes ici ensemble, je suis sûr que tout cela est un affreux malentendu et je rendrai cela évident pour votre père, dans un quart d’heure de conversation.

— Mais pourquoi ne pas me le dire, afin que je le lui rapporte ?

— Parce qu’il y a plusieurs points de la question avec lesquels vous n’êtes pas familière, et parce qu’il pourrait interpréter en mauvaise part vos mobiles et les miens. Non ; c’est une affaire qui doit être réglée d’homme à homme. D’ailleurs, il est tard et votre absence ne doit pas se prolonger. Quant à moi, j’ai à faire sans délai un rapport de service militaire aux autorités.

Pauline se laissa convaincre, et tous deux, après quelques assurances d’amour mutuel qui les réconfortèrent admirablement, remontèrent le penchant de la colline. À la porte de la ville, ils se séparèrent.

— Je serai près de vous en moins de deux heures, dit Hardinge ; puis il prit la route du château.

Pauline entra dans la vieille église sur sa route et dans l’ombre de ce sanctuaire béni, elle répandit une ardente prière aux pieds de celle qu’elle invoquait comme la consolatrice des affligés : Consolatrix afflictorum.

XVI
la table ronde.

C’était grande fête au château Saint-Louis. Le sieur Hector-Théophile Cramahé, lieutenant-gouverneur de la province de Québec et commandant des forces dans la capitale durant l’absence de Guy Carleton, capitaine général et gouverneur en chef, était un homme d’habitudes sociables.

Pendant plusieurs années, il avait présidé un cercle d’amis choisis, hommes de fortune et de position, dans la vieille cité. Ils étaient connus sous le nom de barons de la table ronde. Il était de règle invariable, parmi eux, de dîner ensemble une fois la semaine. Dans ces réunions, ils rappelaient la mémoire des temps passés et tenaient des festins dignes du fameux intendant Bigot lui-même. Ils étaient au nombre de vingt-quatre, et il arriva que, dans l’espace de cinq ans, aucun d’entre eux ne fut absent du banquet hebdomadaire — circonstance remarquable bien digne de l’attention de ceux qui étudient les curiosités mathématiques du chapitre des accidents.

Le 9 de novembre était un soir de dîner. Le lieutenant-gouverneur avait eu un moment d’hésitation à ce sujet. Il s’était demandé s’il était bien convenable de donner ce festin en un pareil moment ; mais toutes les objections avaient bientôt été noyées dans un flot de valides raisons en faveur du repas accoutumé.

D’abord, Son Excellence avait été plus qu’à l’ordinaire accablée par les devoirs de sa charge durant les deux derniers jours. Ce jeune Hardinge l’avait tenu occupée autant qu’elle pouvait l’être. Ensuite, bien que les citoyens de Québec ne connussent réellement rien du véritable état des choses, ils n’en faisaient pas moins toutes sortes de conjectures, et si le dîner n’avait pas lieu, les cancans s’empareraient aussitôt de cette omission insolite qu’ils interpréteraient comme le plus fâcheux pronostic de troubles imminents. D’un autre côté, si le banquet était retardé d’un jour ou deux, ce vilain Arnold pouvait arriver et l’empêcher tout à fait. Cramahé arpentait son salon de long en large, se frottant les mains et souriant lorsque les bonnes raisons en faveur de son dîner lui venaient à l’esprit. S’il avait été sérieux, au lieu d’être l’homme futile qu’il était, ses doutes auraient été bientôt dissipés par l’arrivée presque simultanée des barons. Ils firent leur entrée par la grande porte et le hall illuminé, en habits de nuance claret, jabots et manchettes de dentelles, culottes de velours, bas de soie, souliers à boucles d’argent et perruques poudrées, tenant de leur main gauche leurs cannes à pommeaux d’or et saluant leur hôte en inclinant gracieusement de la main droite leurs tricornes à plumes.

Jamais assemblée plus aristocratique n’avait gravi les escaliers de marbre du palais de Versailles.

Beaux pour la plupart, de manières exquises, mondains dans le sens élevé du mot, ces messieurs représentaient une race qui avait transplanté les usages raffinés des cours du vieux monde dans les sauvages con­trées du nouveau continent ; race d’au­tant plus intéres­sante, qu’elle n’a pas survécu au delà de la seconde génération après la conquête et qu’on n’en retrouve plus que de rares spécimens parmi les débris des anciennes familles seigneuriales aux environs de Québec.

La compagnie fut bientôt introduite dans la salle du banquet brillamment illuminée de bougies de cire. Une table ronde occupant le milieu de la salle était chargée d’un trésor de vaisselle plate et de cristaux. Il y avait vingt-quatre sièges et un convive pour chaque siège.

Inutile d’entrer dans les détails du festin. Il suffit de dire qu’il fut vraiment joyeux, animé qu’il était par les mets succulents, les vins capiteux et le feu croisé incessant des mots d’esprit et des anecdotes.

Le présent fut oublié, comme il doit toujours l’être dans des dîners bien réglés ; on ne pensa pas non plus à l’avenir, car les convives étaient des vieillards. Le passé seul fit l’objet de leur occupation. Ils parlèrent de leurs premières amours, ils rirent de leurs escapades de jeunesse, ils chantèrent des lambeaux de vieilles chansons.

De temps en temps, le souvenir d’un chagrin commun circulait autour de la table, étouffant pour un instant le bruit assourdissant des conversations, puis la mémoire d’une joie mutuelle brillait joyeusement à leurs yeux comme les bulles scintillantes du vin ruisselant dans leurs coupes de cristal.

Il était 5 heures lorsque les barons prirent leurs sièges devant le premier service ; il en était neuf quand ils arrivèrent au Gloria. Précisément à ce moment suprême, un serviteur remit un papier au lieutenant-gouverneur.

Il l’ouvrit, et après l’avoir lu, il s’écria :

— Un autre verre, Messieurs. Le jockey rebelle sera contraint de traverser à la nage le Saint-Laurent sur son cheval, s’il désire nous rendre visite.

L’allusion fut aussitôt comprise et saluée par une rasade.

La note avait été envoyée par Hardinge qui, trouvant à son arrivée au château le lieutenant-gouverneur occupé avec ses invités, lui avait écrit quelques lignes pour l’informer qu’il avait réussi à ramener à la ville tous les bateaux de la rive opposée. Comme l’affaire n’était pas extraordinairement pressante, il avait donné au planton instruction de ne pas remettre cette note avant 9 heures.

À peine le bruit du toast venait-il de s’apaiser qu’un autre serviteur s’avança avec une nouvelle missive.

— Cette nouvelle ne sera pas aussi bonne que l’autre, murmura l’un des barons à l’oreille de son voisin, pendant que leur hôte lisait la dépêche.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que la loi de la vie est d’alterner.

Le vieux baron ne s’était pas trompé. M. Cramahé parcourut la lettre d’un air très grave et, tout en la repliant lentement, il dit :

— Mes amis, je regrette d’avoir à vous quitter, pour ce soir.

Mais d’abord, buvons notre cognac avec l’espoir que rien ne nous empêchera de nous réunir de nouveau, la semaine prochaine.

Quelques moments plus tard, les convives s’étaient retirés.

Le message que le lieutenant-gouverneur avait reçu était du fidèle Donald, l’informant que l’ennemi était arrivé à cinq milles de la Pointe-Lévis, et campé pour la nuit.

XVII
une noble réparation.

Après avoir quitté le château, Roderick Hardinge rentra dans ses quartiers, où il se remit de ses fatigues par un copieux souper ; puis il revêtit un costume civil de soirée pour sa visite chez M. Belmont. Son esprit était profondément occupé des détails de la conversation de Pauline sur le bord de l’eau ; mais son amour pour elle était si ardent et il puisait tant de force dans la conscience du devoir accompli, qu’il n’appréhendait aucun fâcheux résultat de l’entrevue qu’il allait avoir. Toutefois ses dispositions étaient loin d’être enthousiastes. Plus il réfléchissait à l’incident, plus il appréciait l’étendue de l’erreur de M. Belmont et la profondeur de la blessure qui devait envenimer cet esprit fier. Il résolut, en conséquence, de se tenir purement sur la défensive et de n’entrer en explications que par des réponses directes à des accusations directes. L’enjeu était Pauline elle-même. Pour elle, il était prêt à pousser la prudence jusqu’à la limite de sa propre humiliation et à faire toute concession qui ne viendrait pas directement en conflit avec sa loyauté de soldat.

Après avoir bien fixé sa résolution sur ces points, il jeta sur ses épaules un long manteau militaire et sortit des casernes. En moins de dix minutes, il se trouva à la porte de M. Belmont. En dépit de sa résolution, il s’arrêta longtemps sur la première marche et regarda autour de lui avec ce vague sentiment de soulagement qu’un moment de délai apporte toujours au seuil de circonstances désagréables.

Le rez-de-chaussée de la maison était silencieux et sombre, mais à l’étage supérieur une faible lumière brillait à la fenêtre de la chambre de Pauline. Naguère encore, cette lumière avait été son phare et son étoile directrice qu’il voyait de toutes les parties de la ville et qui l’arrachait à la société de tous ses autres amis. Naguère encore, à son approche, cette lumière s’élevait soudain au plafond, descendait comme un trait de feu les escaliers, traversait le hall et venait l’accueillir brillante à la porte, tenue au-dessus des noirs cheveux de Pauline. Mais ce soir, il savait qu’il ne devait pas s’attendre à un tel accueil. Néanmoins, il rassembla tout son courage et laissa retomber le marteau de la porte. Celle-ci fut ouverte par la servante, mais comme le vestibule était resté obscur, elle ne le reconnut pas.

M. Belmont est-il chez lui ? demanda-t-il à voix basse.

— Oui, Monsieur, il y est.

— Est-il visible ?

La soubrette hésita un moment, puis dit en hésitant : « Je vais voir, Monsieur ; » et elle le laissa debout dans le corridor obscur.

Sans perdre de temps, M. Belmont lui-même s’avança. Saluant d’une manière raide et essayant en vain de distinguer les traits de son visiteur, il dit :

— À qui dois-je l’honneur de cette visite ?

Il y avait dans cette demande un ton de sarcasme qui réussit presque à jeter Roderick hors de ses gardes. Il vit que M. Belmont était torturé par le soupçon et qu’il fallait l’approcher avec précaution. En conséquence, il tendit la main et dit :

M. Belmont, ne me reconnaissez-vous pas ?

Le maître de la maison n’accepta pas la poignée de main si franchement offerte. Il recula, au contraire, et se redressant de toute sa hauteur, il s’écria :

— Le lieutenant Hardinge !

Roderick fit un léger salut, mais ne dit rien. M. Belmont continua :

— Venez-vous ici, Monsieur, à titre de militaire ?

Pour toute réponse, Hardinge ouvrit son long manteau.

— Ah ! vous êtes en civil. Alors, je ne puis comprendre l’objet de votre visite. Si vous étiez venu ici comme officier du roi, cette maison aurait été la vôtre et vous auriez pu agir comme il vous eût plu ; mais si vous venez comme simple citoyen, je dois vous rappeler que cette maison est la mienne et que j’y fais ce qu’il me plaît. Ce soir, tout particulièrement, je désire n’être pas dérangé.

Ceci était dit avec un ricanement poli qui blessa au vif le jeune officier ; mais il se contint et commença tranquillement :

M. Belmont…

— Monsieur, interrompit vivement celui-ci, je n’ai pas donné d’explications et je n’en désire aucune. Vous m’obligerez en… et il finit la phrase par un geste de la main vers la porte.

Roderick ne bougea pas, mais il essaya de nouveau de se faire entendre.

— En vérité, M. Belmont…

— Monsieur, avez-vous l’intention de m’imposer votre présence ? Je sais que la ville est sous le coup d’une espèce de loi martiale. Vous êtes officier. Vous pouvez fouiller ma maison de la cave au grenier. Vous pouvez y établir vos quartiers. Vous pouvez m’y retenir prisonnier. En un mot, vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. Si telle est votre intention, dites, et je ne résisterai pas. Mais dans le cas contraire, j’invoque mon droit d’inviolabilité. Vous proclamez, vous, Anglais, que la maison de tout sujet anglais est son château-fort. Mon désir est de maintenir ce privilège dans le cas actuel.

À cette troisième sommation d’expulsion, le calme d’Hardinge fut complètement troublé, et il allait tourner les talons quand, levant les yeux, il aperçut le bord d’une robe blanche flottant au haut de l’escalier. Cette vue suffit à changer subitement sa résolution.

Pauline était là écoutant cet entretien dont devait dépendre leur avenir à tous deux, et sa présence fut toute-puissante pour ranimer son courage et lui inspirer les moyens de réussir à se tirer de sa position difficile.

Roderick aussitôt résolut de changer de tactique. Serrant son manteau sur sa poitrine et rejetant sur l’épaule droite le bord de la cape, avec les manières d’un homme qui en est venu à une décision, il dit froidement :

M. Belmont, je ne puis être traité de la sorte. Il faut que je sois entendu.

Il appuya légèrement sur ces mots, mais sans forfanterie ni provocation, et ces paroles eurent un effet visible sur son interlocuteur, car il croisa aussitôt les bras comme pour écouter. Hardinge continua :

— Il est vrai, Monsieur, que je suis venu dans votre maison comme simple citoyen et ami présumé de votre famille…

M. Belmont fit entendre un gémissement et fit un geste de dénégation. — Mais puisqu’il est évident que ma présence comme telle est désagréable, j’ajouterai maintenant que je suis également ici en ma qualité de soldat. L’objet de ma visite a en réalité un caractère militaire et conséquemment, je vous prie de m’entendre.

— Que n’avez-vous dit cela tout d’abord ! s’écria M. Belmont avec un rire amer. M. Hardinge, je ne le connais pas. Quant au lieutenant Hardinge, il me faut bien l’entendre. Lieutenant, veuillez entrer au salon.

On apporta aussitôt des lumières dans cette pièce et les deux hommes prirent place devant la cheminée, Hardinge ayant décliné l’offre d’un siège. Jetant un regard sur M. Belmont, Roderick fut frappé du changement qui s’était opéré en lui pendant les trois derniers jours. Il avait l’apparence d’un autre homme ; ses traits étaient tirés, ses yeux renfoncés dans leurs orbites et ses manières agitées et nerveuses.

Le calme normal de son extérieur avait disparu, et sa courtoisie de haut ton était remplacée par l’exagération et la pétulance des gestes. Il était là mal à l’aise, près du manteau de la cheminée, attendant que le jeune officier prît la parole. Hardinge dit enfin :

M. Belmont, cette entrevue sera brève, car elle est pénible pour nous deux. Je n’ai vraiment qu’un mot à dire, en ce qui me concerne et c’est ceci : quoique j’aie eu à remplir d’importants services militaires dans le cours de ces derniers jours, aucun de ceux-ci n’était ou ne pouvait être dirigé contre vous.

M. Belmont regarda Hardinge d’un air de doute et branla la tête, mais ne répondit rien. Roderick se mordit les lèvres et reprit :

— La déclaration que je vous fais, Monsieur, quoique brève, couvre tout le champ de vos soupçons et de vos accusations. Je connais ces soupçons et c’est pourquoi ma déclaration est très formelle. Je vous demande de l’accepter comme ma défense complète.

M. Belmont resta les yeux fixés sur le foyer et continua à garder le silence.

— Dois-je interpréter votre silence comme une marque d’incrédulité, Monsieur ? S’il en est ainsi, je vais quitter à l’instant votre maison pour n’y jamais rentrer. Mais avant de faire cette démarche qui, pour moi, sera fatale, je dois vous faire observer que je n’avais jamais pensé qu’un parfait gentilhomme comme vous, M. Belmont, mettrait en doute la bonne foi d’un officier anglais comme moi et mon chagrin est rendu plus cruel par la pensée que votre fille, qui jusqu’ici voulait bien me favoriser de son estime ne verra plus en moi désormais que le stigmate du déshonneur empreint sur ma réputation par son propre père. Par respect pour elle, je n’en dirai pas davantage, et je vais me retirer immédiatement,

À ces mots, on entendit le frôlement d’une robe et des sanglots étouffés de l’autre côté de la porte du salon. Les deux hommes entendirent et se regardèrent instinctivement. Hardinge avait les yeux voilés de larmes, tandis que ceux de M. Belmont s’adoucissaient et prenaient une expression de poignante pitié.

— Restez, lieutenant, dit-il à voix basse ; une idée me frappe tout à coup. Mon silence est peut-être injuste. Si j’étais certain que votre déclaration embrasse toutes les circonstances de l’affaire, je n’hésiterais pas à l’accepter ; mais je crains que vous ne connaissiez pas toute l’étendue de mes griefs.

— Je suis sûr de tout connaître, dit Hardinge d’un ton significatif qui ne manqua pas de faire effet sur son interlocuteur. Celui-ci reprit aussitôt :

— Cela peut se vérifier aisément, si vous voulez répondre à quelques questions. Vous vous êtes présenté de bonne heure devant le lieutenant-gouverneur Cramahé, le matin du sept ?

— Oui, Monsieur.

— Vous lui avez remis un paquet de lettres présumées écrites par le colonel Arnold, le commandant des Bastonnais ?

— Oui, Monsieur.

— Certaines de ces lettres étaient adressées à des citoyens de Québec ?

— Exactement.

— Vous savez les noms de ces citoyens ?

— Je ne les connais pas.

— Le lieutenant-gouverneur n’a-t-il pas ouvert les lettres devant vous ?

— Il les a ouvertes devant moi.

— Et il les a lues ?

— Oui, il les a lues.

La lèvre de M. Belmont eut un mouvement de mépris et ses yeux lancèrent des flammes à Hardinge, qui reprit avec un sourire :

— Le lieutenant-gouverneur a ouvert et lu les lettres en ma présence et, après les avoir lues, il a fait tout haut ses commentaires ; mais dans aucun cas il n’a révélé le nom des personnes auxquelles les lettres étaient adressées, de sorte qu’en ce moment même j’ignore complètement qui elles sont. Si ce n’est par la déduction que je tire naturellement de ce qui est arrivé entre nous, je ne saurais pas que l’une de ces lettres vous était adressée, et en réalité, je n’ai aucune preuve qu’il en soit ainsi.

— Il en est ainsi, s’écria M. Belmont d’une voix de tonnerre. J’ai reçu une lettre de cette source et elle m’a jeté dans de grandes difficultés. J’ai été mandé au château à la face de toute la ville. J’ai été soupçonné et menacé et la conséquence de tout cela est que j’ai été poussé à…

— Arrêtez, M. Belmont, dit Hardinge avec calme et levant la main. Ne me dites rien de vos projets ; je ne veux pas les connaître. Je ferai mon devoir envers mon roi et mon pays. Je crois que vous ferez le vôtre ; mais si vos principes vous conduisaient dans une autre voie, je préfère l’ignorer et éviter ainsi de devenir votre ennemi.

— Vous n’êtes pas et ne serez pas mon ennemi, s’écria M. Belmont, étreignant dans ses deux mains la main étendue du jeune officier, qu’il embrassa ensuite sur la joue. Je vous dois une complète réparation. Mes soupçons étaient cruellement injustes, mais vous les avez dissipés. Je vous ai traité ce soir d’une manière outrageante, et je vous prie de me le pardonner.

Vos explications sont entièrement satisfaisantes. Vous avez fait votre devoir de soldat en remettant ces lettres au lieutenant-gouverneur, et quand même vous auriez su à qui elles étaient adressées, votre devoir eût été le même.

— Je n’ai pas besoin qu’on m’apprenne mon devoir, dit Hardinge avec une légère nuance de hauteur, qu’il tempéra aussitôt en ajoutant : Mais je suis flatté de savoir que j’ai l’approbation d’un homme qui m’a toujours paru être un modèle d’honneur.

— Vous avez mon approbation entière et complète, lieutenant. Quoique vous ayez été l’instrument indirect de la crise par laquelle je passe, je suis persuadé que vous êtes innocent de l’accusation de trahison et d’espionnage à mon égard que j’ai fait peser sur vous dans mon indignation et mon désespoir. Nous sommes à la veille d’importants événements. Dans quelques jours, la guerre avec toutes ses anxiétés et toutes ses horreurs sera déchaînée sur nous. Vous avez de grands devoirs à remplir, comme soldat et comme citoyen. Remplissez-les avec toute l’énergie de votre nature. Ces devoirs sont sacrés. Je suivrai votre conduite avec le plus profond intérêt. Vos succès seront une source de plaisir personnel pour moi et j’espère sincèrement qu’il ne vous arrivera aucun mal.

Roderick fut profondément touché de ces paroles cordiales, qui étaient pour lui plus qu’une réparation pour tout ce qu’il avait souffert durant l’entrevue. Il se réjouit aussi de la perspicacité dont il avait fait preuve en devinant la vraie cause de l’erreur commise par M. Belmont. Il était regrettable, en vérité, que les lettres d’Arnold qu’il avait remises au lieutenant-gouverneur eussent impliqué M. Belmont, supposé qu’il fût réellement impliqué, ce dont il n’avait encore aucune preuve ; mais elles avaient été le moyen de réveiller les autorités et de leur faire voir enfin le péril qui menaçait Québec. C’était là une digne compensation pour ce qu’il avait souffert. Mais il était une autre compensation après laquelle il soupirait, bien que l’heure fût fort avancée et qu’il dût retourner à son quartier. S’approchant plus près de M. Belmont, avec un sourire empreint d’une pointe de malice, il lui dit :

— J’ai à vous remercier, Monsieur, des bonnes paroles que vous m’avez adressées. Je les regarde comme la réparation que je vous savais prêt à faire, dès que vous connaîtriez les faits ; mais vous me pardonnerez de vous dire qu’il manque quelque chose pour rendre la réparation complète.

M. Belmont témoigna d’abord quelque surprise, mais quand il vit l’expression des traits de Roderick, il comprit aussitôt l’allusion et répliqua avec une bonne humeur et une vivacité toutes françaises :

— Oh ! sans doute, il y a une femme dans l’affaire. Vous voulez être aussi réhabilité aux yeux de Pauline. Ce n’est que justice et cela sera fait. Je lui ai fait part de tous mes soupçons à votre égard et lui ai répété toutes mes accusations contre vous. Mais à propos, cela me rappelle que je n’ai jamais parlé de tout cela à personne. Comment donc, je vous prie, la nouvelle vous en est-elle parvenue ! Vous devez l’avoir apprise avant de venir ici ce soir.

— Oui, Monsieur, et c’est expressément pour cela que je suis venu.

— Qui donc peut bien vous en avoir parlé ?

Hardinge ne put retenir un joyeux éclat de rire. Dans le corridor, une voix argentine lui fit écho.

— En vérité, la trahison est partout, s’écria gaiement M. Belmont. Les pires ennemis d’un homme sont les membres de sa propre famille.

Tout en parlant, il s’avança rapidement vers la porte, qu’il ouvrit toute grande. Pauline était devant lui, les yeux tout en larmes ; mais un sourire d’ineffable joie se jouait sur ses blanches lèvres.

— Ne m’embrassez pas ; ne me parlez pas, dit M. Belmont avec une gravité simulée. Je ne veux entendre aucune explication. Arrangez cette affaire avec Monsieur que voici. S’il vous pardonne, comme il a pardonné à votre père, je verrai ce que je peux faire pour vous.

Il sortit du salon, laissant Pauline et Roderick seuls pendant un gros quart d’heure. Pas n’est besoin de dire que les heureux jeunes gens rirent et pleurèrent tour à tour dans la joie que leur causait leur victoire.

Quand M. Belmont revint de la cave avec une bouteille d’un vieux bourgogne exquis, la réconciliation fut complète et ce soir-là il n’y eut pas, dans tout Québec, de cœurs plus heureux que ceux de Roderick Hardinge et de Pauline Belmont. M. Belmont était content d’avoir fait une bonne action, mais il n’était pas vraiment heureux. Pourquoi ? La suite nous le dira.


XVIII
roderick hardinge.

Il était près de neuf heures lorsque Hardinge rentra dans ses appartements, aux casernes. Il avait passé une journée semée de péripéties et il se sentait fatigué. L’entrevue qu’il venait d’avoir avec M. Belmont était, néanmoins, si exclusivement l’objet de ses préoccupations, qu’il ne parut pas disposé à chercher le repos que réclamait l’épuisement de ses forces physiques.

Machinalement, il ôta son costume civil et revêtit la petite tenue de son grade. Puis il se mit à marcher dans sa petite chambre, absorbé dans ses pensées. De temps en temps il parlait à intelligible voix, sans en avoir conscience, ou il fredonnait des morceaux de chansons ou même il se mettait à rire tout doucement.

Arnold et sa troupe de rebelles étaient complètement oubliés pour le moment. Les événements militaires qui l’avaient tant occupé dans le cours des derniers jours étaient comme effacés de sa mémoire et les mouvements des troupes dans les cours des casernes échappaient complètement à son attention.

On a dit, et non sans raisons plausibles, que le soldat, à la veille d’une bataille, est plus sensible aux doux sentiments du cœur et oublie plus facilement tout le reste, qu’aucun autre mortel.

Il en était ainsi de Roderick, ce soir-là. Il appréciait vivement l’étendue des dangers qu’il avait courus et l’importance de la victoire qu’il avait remportée pendant la dernière heure. Qu’aurait donc été pour lui la gloire des armes, le renom acquis par des services patriotiques, s’il avait perdu Pauline ?

Et, s’il faut dire toute la vérité, le pays lui-même valait-il la peine d’être sauvé sans elle ?

Roderick Hardinge avait vingt-sept ans. Il était Écossais de naissance, mais il avait passé au Canada la plus grande partie de sa vie. Son père était officier dans le fameux régiment écossais de Fraser, dont l’histoire est si intimement liée à la conquête de la Nouvelle-France. Après la bataille des plaines d’Abraham à laquelle il prit une grande part, ce régiment fut caserné dans la ville de Québec pendant quelque temps, et lorsqu’il se débanda finalement, la plupart de ceux qui le composaient, officiers aussi bien que soldats, s’établirent dans le pays, ayant obtenu du gouvernement impérial de grandes concessions de terre dans la région du Golfe. Cette colonie a fait sa marque dans l’histoire du Canada, et jusqu’à nos jours, les familles écossaises de la Malbaie doivent être rangées parmi les plus distinguées, dans les annales de la province.

Tout en conservant beaucoup des meilleures qualités caractéristiques de leur origine, ils se sont complètement identifiés avec leur nouvelle patrie et par leurs unions avec les familles de race française, ils ont presque entièrement perdu l’usage de la langue anglaise.

Le père de Roderick avait imité l’exemple d’un grand nombre de ses camarades officiers, et dans l’automne de 1760, quelques semaines après la capitulation de Vaudreuil à Montréal et l’établissement définitif de la puissance britannique au Canada, il avait résigné sa position dans l’armée et s’était établi sur un beau domaine dans Montmagny, à peu de distance de Québec, sur la rive sud du Saint-Laurent. C’est là, qu’il avait appelé d’Écosse sa famille. Roderick, son fils unique, avait douze ans à son arrivée au Canada, et il avait grandi ainsi comme un enfant du sol. Il n’avait jamais quitté le pays, et à la mort de ses parents, il avait hérité du patrimoine paternel qu’il avait considérablement amélioré et cultivé avec beaucoup de succès. Il avait passé souvent ses moments de loisir dans la ville de Québec où sa position, sa richesse et sa bonne éducation lui avaient ouvert les portes des cercles les plus choisis et les plus exclusifs de la petite, mais aristocratique capitale.

Grâce aux circonstances de cette époque, la langue française lui était devenue presque plus familière que la langue anglaise et le lecteur aura sans doute compris que la plupart des conversations que nous avons rapportées étaient tenues en français. Il en était surtout ainsi dans ses relations avec Pauline et son père qui ne parlaient ni l’un ni l’autre un mot d’anglais.

Aux premières nouvelles de l’invasion du Canada par les troupes continentales, il avait aussitôt laissé ses domaines aux soins de son vieil ami Donald, et bouclant l’épée de son père, il s’était empressé de se rendre à Québec et de s’enrôler dans l’armée. Les restes du régiment écossais de Fraser, complétés d’autres recrues, avaient été formés en régiment, appelé les Émigrants royaux, sous le commandement du colonel Allan McLean et l’on aurait naturellement pensé que Roderick s’y serait enrôlé, mais pour quelque raison à lui connue, il n’en avait rien fait. Il avait pris une commission régulière dans un régiment de la milice de Québec commandé par le colonel Caldwell. C’est comme officier de ce régiment qu’il avait rempli les services remarquables que nous avons rapportés dans les chapitres précé­dents.

Roderick Hardinge était grand, robuste, taillé en athlète et d’une nature ardente. Il était grand amateur d’exer­cices du corps et de courses lointaines. Il avait fait beaucoup d’excursions en raquettes avec les coureurs des bois jusqu’au cœur des régions inhabitées. Souvent il avait erré pendant des mois entiers avec quelques-uns des jeunes Hurons de Lorette, à la chasse au cerf ou au buffle. Il était excellent cavalier, comme nous l’avons vu par sa course à Trois-Rivières.

Son éducation n’avait pas été négligée et ses belles facultés mentales avaient été cultivées par les soins de son père et le meilleur enseignement que les savants ecclésiastiques français de Québec pouvaient donner. Il était d’un teint très blanc, avec de soyeux cheveux blonds et une barbe de lin. L’homme est généralement gouverné par les contrastes ; c’est probablement pour cette raison qu’il aimait Pauline aux cheveux bruns et aux yeux noirs. Il était de dix ans son aîné et la connaissait depuis son enfance, mais son teint fleuri et sa parfaite santé le faisaient paraître beaucoup plus jeune et quand les deux marchaient côte à côte, on ne remarquait aucune choquante disparité d’âge.

Roderick venait de boutonner le dernier bouton de sa veste de petite tenue quand on frappa à la porte, Donald entra. Après avoir reçu un chaleureux accueil, il informa son maître qu’il avait terminé ses reconnaissances de rebelles, ceux-ci devant parler par eux-mêmes dès le lendemain. Il lui apprit qu’il arrivait du château où il avait donné ces renseignements au lieutenant-gouverneur. Hardinge le remercia pour sa diligence et sa fidélité, et comme récompense, en réponse à une question de Donald, il lui ordonna de ne pas retourner à la ferme, mais de rester dans la ville pour prendre part à la défense.

Tant que le pays serait en danger, le domaine de Montmagny pouvait prendre soin de lui-même.

XIX
les colombes effrayées.

Pauline avait peu ou point d’appréhensions. Son petit être était tout cœur et son esprit ne pouvait embrasser la signification des événements politiques qui se passaient devant ses yeux et dont son avenir dépendait plus ou moins. Pour elle, la loyauté à la France consistait simplement à révérer son père et à lui obéir. Pour elle, la fidélité au roi ne s’étendait guère au delà de l’amour pour son beau et viril représentant, Roderick Hardinge.

Heureuse la femme qui n’est pas forcée de sortir du cercle des affections ! Noble, la femme dont l’héroïsme est purement du cœur et non de la tête. Il y a plusieurs espèces de martyrs, mais celui du pur amour est le plus grand par la concentration de son abnégation.

Après le départ de Roderick. Pauline ressentit le besoin d’être seule un instant, afin de repasser dans son cœur toutes les scènes pathétiques de cette soirée. Ce n’était pas un procédé d’analyse : son esprit en était incapable. C’était simplement une calme revue de tous les faits, propre à les retracer plus vivaces encore et à en rendre l’effet plus tendre au cœur. Pendant une longue heure, elle resta assise sur le pied de son lit, tantôt pleurant, tantôt souriant ; par moments, rejetant en arrière sa jolie tête, ou cachant sa douce figure dans ses mains. Parfois une ombre couvrait ses traits délicats, mais elle était bientôt remplacée par un air de sérénité. Finalement son attitude se résuma en une apparence de bonheur dans la prière. Ses mains se joignirent sur ses genoux, son front s’inclina et ses lèvres murmurèrent des mots de gratitude.

Belle Pauline ! Assise là, les yeux penchés et tout son être partagé entre son amour terrestre et son devoir envers le ciel, elle était le vrai type de la femme aimable.

L’aiguille marquait onze heures à la petite pendule d’ivoire placée sur le manteau de la cheminée, quand elle entendit gratter à sa porte. Quelle fut la surprise de Pauline, en répondant à cet appel, de voir la petite Blanche entrer dans la chambre !

— Eh quoi ! ma petite fleur des bois, qu’est-ce qui peut bien t’amener ici ce soir ? s’écria-t-elle.

L’enfant courut à sa marraine et ne répondit pas d’abord ; mais quelque chose dans son regard faisait soupçonner que tout n’allait pas bien. Sa présence même à pareille heure était l’indice d’événements inusités, car Pauline savait que Blanche n’avait jamais passé une nuit hors de la cabine de Batoche.

— Es-tu seule, ma chérie, demanda-t-elle

— Oh ! non, marraine, grand-père est avec moi.

— Où ?

— En bas.

— Y a-t-il quelqu’un avec lui ?

— Oui, M. Belmont est avec lui. Grand-père est venu voir M. Belmont.

— Ces paroles rassurèrent quelque peu Pauline. Elle savait que Batoche venait rarement, s’il venait jamais à la ville, mais probablement les circonstances actuelles l’avaient forcé à faire cette démarche ce soir, et il avait amené sa petite fille avec lui en cas qu’il dût tarder trop longtemps. Elle se hâta donc de détacher le bonnet et le manteau de l’enfant.

— Viens près du feu, dit-elle, et chauffe-toi pendant que je te tire des gâteaux et des confitures du buffet.

Tout en parlant, elle remarqua un regard étrange dans les yeux de la petite fille.

— Dis-moi, Blanche, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Je ne sais rien, marraine, sinon que je dois passer la nuit avec vous.

— Passer la nuit avec moi ? C’est très bien. Je prendrai bien soin de toi, ma chérie. Mais es-tu bien sûre de ce que tu dis ? Qui t’a dit cela ?

M. Belmont lui-même.

— Mon père t’a envoyée à moi ?

— Oui, et il m’a dit de rester avec vous jusqu’à ce que lui et mon grand-père viennent me chercher.

— Sont-ils en bas tous deux ?

— La figure de l’enfant reprit son étrange expression et elle répondit :

— Ils y étaient il y a un instant, mais…

Une grande crainte serra le cœur de la pauvre Pauline. Elle comprit instinctivement que quelque chose allait mal.

— Descends avec moi, Blanche, lui dit-elle à voix basse, prenant l’enfant par la main et la conduisant, en marchant sur la pointe des pieds, à l’étage inférieur. Le silence régnait dans les corridors. Les lumières du salon étaient éteintes. Le bureau, en arrière, était vide. La coiffure de son père et son pardessus n’étaient plus à leurs crochets dans le hall. Elle alla à la chambre de la servante et la trouva plongée dans un profond sommeil : il n’y avait donc aucun renseignement à obtenir de ce côté. Elle se dirigea vers la porte d’entrée qu’elle ouvrit, et regarda dans la rue. Elle put aisément distinguer les empreintes de souliers d’hommes sur la neige des marches du perron et la trace des patins d’un traîneau décrivant une courbe raide à partir du bord du trottoir.

— Ils sont partis ! murmura-t-elle.

Et serrant Blanche dans ses bras, elle remonta à sa chambre.

— Ne pleurez pas, petite marraine, dit Blanche, en jetant ses bras autour du cou de Pauline. Grand-père m’a dit qu’il viendrait me chercher avant le jour.

À ce moment, le pas assourdi des soldats se fit entendre le long de la rue et des commandements donnés à voix basse arrivèrent aux oreilles attentives de Pauline. Elle comprit qu’il se passait quelque chose de grave. Elle ferma les volets hermétiquement, rabattit les épais rideaux de ses fenêtres, attisa le feu dans l’âtre et assises devant le foyer sur des chaises basses, comme deux colombes effarouchées, elle et Blanche attendirent le lever de l’aurore.

XX
l’armée fantôme.

Après avoir quitté la salle du banquet, le lieutenant-gouverneur s’empressa de prendre les mesures que lui imposaient les nouvelles importantes qu’il avait reçues de Donald. Maintenant que la longue incertitude avait enfin cessé, et que la menace d’invasion des Bastonnais était devenue une réalité, il sentait renaître en lui l’énergie indispensable en de telles circonstances. Quelques-uns des anciens chroniqueurs, Sanguinet en particulier, ont accusé M. Cramahé de négligence dans la préparation de la défense de Québec, mais les recherches que nous avons faites pour la composition de cet ouvrage nous ont convaincus que cette accusation n’est que partiellement fondée. Le lieutenant-gouverneur agit avec lenteur dans la première période de la campagne parce qu’il partageait l’incrédulité générale à propos de l’attaque à redouter des troupes continentales et qu’il ne la croyait pas sérieuse. Quant aux mouvements de Montgomery à l’ouest, il n’avait aucune raison urgente de les craindre, puisque cet officier devait trouver à sa rencontre, dans le district de Montréal, le gouverneur-général et commandant en chef, Guy Carleton lui-même.

Carleton avait retiré de Québec presque toutes les troupes régulières pour les incorporer à son armée et aussi longtemps qu’il les employait à repousser ou à tenir en échec Montgomery, Cramahé avait réellement peu de responsabilité à encourir. On savait bien que la marche d’Arnold dans l’est, à travers les forêts du Maine était dirigée contre Québec, mais les Canadiens de cette époque, qui comprenaient tous les dangers et toutes les difficultés de l’hiver dans les forêts vierges, ne pouvaient croire que la colonne d’Arnold atteindrait jamais sa destination, et comme nous le verrons dans le livre suivant, en décrivant les principaux épisodes de cette marche héroïque, ce scepticisme reposait sur d’excellentes raisons.

Mais quand, enfin, après beaucoup de rumeurs contradictoires et un chassé-croisé de faux renseignements qui aurait pu embarrasser n’importe quel commandant, Cramahé apprit par les lettres d’Arnold, interceptées par Donald, et par le service volontaire de reconnaissance si bien fait par ce dernier, que l’armée continentale s’approchait réellement de Québec. Nous devons à la mémoire d’un digne officier, même dans ces pages de roman, de dire qu’il agit avec jugement et activité en prenant toutes les mesures préliminaires nécessaires pour protéger Québec jusqu’à l’arrivée du gouverneur Carleton et de ses troupes régulières.

Au sortir de la salle du banquet, il revêtit son uniforme, et s’enveloppant avec précaution de son manteau militaire, il résolut d’inspecter personnellement tous les postes de défense de la ville. Il se dirigea d’abord vers les casernes de la place de la Cathédrale, où il eut une brève conférence avec les principaux officiers.

Il visita ensuite chaque porte et les approches de la citadelle, où il reconnut avec plaisir que les sentinelles étaient exceptionnellement vigilantes et tout à fait à la hauteur des exigences de la situation, sans savoir précisément ce qu’étaient ces exigences. Le lieutenant-gouverneur descendit alors à la basse ville plongée dans les ténèbres et se promena longtemps le long des rives du Saint-Laurent.

Vers trois heures du matin, un traîneau s’arrêta à la porte d’une grande maison carrée dans une rue retirée. Deux hommes en descendirent, l’un d’âge moyen, droit et vêtu de riches fourrures, l’autre, vieux, maigre et vêtu comme un chasseur indien, avec un gros bonnet de peau de renard sur la tête. Pendant qu’ils traversaient le trottoir entre le traîneau et le perron de la résidence, un homme de haute taille, la figure encapuchonnée, s’avançait lentement de l’autre côté de la rue.

— C’est le gouverneur, murmura le moins âgé des deux hommes à son compagnon. Je reconnais sa stature et sa démarche ! Entrons !

— Que peut bien faire Belmont hors de chez lui à pareille heure ? marmotta l’homme à la haute taille, dans les plis de son manteau.

Et il continua sa marche, pendant que la porte se refermait sur les deux occupants du traîneau.

Il était cinq heures du matin, le 10 novembre 1775. Les premières lueurs de l’aurore commençaient à colorer au loin les sommets des montagnes. Il faisait froid, avec apparence de neige.

Deux hommes étaient debout à un angle des remparts, sur le plus haut point de la citadelle de Québec. Ils regardaient vers l’est.

— Voyez, lieutenant, dit l’un en montrant de sa main gantée un point situé de l’autre côté de la rivière. — Ah ! les voilà. Excellence. Ils sortent du bois et montent la colline, répondit l’autre. — Ils sont sur la colline ; ils y fourmillent par centaines, reprit le gouverneur.

Cramahé pressa la main d’Hardinge et tous deux descendirent rapidement et silencieusement dans la ville. Dans leur trajet, ils entendirent la confuse rumeur des rues : « Les Bastonnais sont arrivés ! » Oui, ils étaient là. Les soldats d’Arnold apparaissaient comme une armée fantôme sur les hauteurs de Lévis.

fin du livre premier.

LIVRE II

LES NUAGES S’ÉPAISSISSENT.

I
zulma sarpy.

La matinée était humide et sombre, et la neige tombait à gros flocons. Zulma Sarpy était assise dans sa chambre à coucher, étendue avec indolence sur une chaise à bascule devant un feu vif. Elle était vêtue d’une robe blanche de matin ou peignoir légère­ment déboutonné au collet, révélant ainsi les richesses d’une gorge de neige, tandis que le bord négligemment relevé laissait voir deux beaux pieds chaus­sés de pantoufles et disparaissant à moi­tié dans la peluche d’un coussin écar­late. Sa luxuriante chevelure blonde rejetée en bandeaux d’or au-dessus du front et derrière les oreilles roses, était rassemblée en grosses torsades négligemment fixées derrière la tête et retenues en position par un grand peigne d’écaille. Ses deux bras étaient levés au niveau de sa tête et ses deux mains tenaient languissamment les poignées d’ivoire qui couronnaient le dossier de la chaise. Au second doigt de la main gauche brillait un anneau dont le diamant resplendissait comme une étoile.

Toute la posture de la gracieuse nonchalante mettait en relief un buste d’un modèle irréprochable.

Auprès d’elle était un petit guéridon de forme ronde supporté sur trois pieds sculptés avec un art exquis et couvert d’une magnifique dentelle cramoisie, sur laquelle était un livre ouvert avec quelques menus objets de toilette féminine. Ce guéridon donne une idée du reste de l’ameublement de la chambre, massif, artistement sculpté et de riches couleurs. Les tapisseries de murailles étaient brun et or ; les rideaux du lit et des fenêtres, d’une teinte pourprée et ornementés de broderies. La chambre avait été meublée et ornée avec art et elle était telle qu’on eût pu la désirer pour exhiber, avec le meilleur effet, une statue de marbre blanc. Zulma Sarpy était ce modèle, modèle plein de vie et de santé, blonde comme un filament de bruyère d’été et d’une perfection de statue dans toutes ses poses.

Elle avait reçu son éducation en France, suivant la coutume de beaucoup de familles riches de la colonie. Quoique renfermée pendant cinq ans, de sa quatorzième à sa dix-neuvième année, dans le rigide et aristocratique couvent de Picpus, elle avait pu voir beaucoup de la vie de Paris durant les dernières années du règne de Louis XVI et les temps de morbide extravagance mondaine qui précédèrent immédiatement la grande révolution. Les dispositions naturelles et la curiosité résultant de sa première éducation dans la colonie, la portèrent à observer avec le plus vif intérêt toutes les formes de l’existence française et son caractère en fut si profondément imprégné que lorsqu’elle revint dans sa patrie canadienne, quelques mois avant les événements que nous venons de rapporter, on la regardait à peu près comme une étrangère.

Pourtant le cœur de Zulma, en réalité, n’avait pas été gâté. Ses instincts et ses principes étaient purs. Elle ne se regardait nullement comme déplacée dans son pays natal, mais, au contraire, elle sentait qu’elle y avait une mission à remplir. Elle avait eu plus d’une occasion de contracter une union honorable en France, mais elle avait préféré retourner au Canada et passer ses jours au milieu de ses parents et de ses compatriotes.

Toutefois, il fallait la prendre comme elle était. Si les gens simples et bons qui l’entouraient ne comprenaient pas ses façons d’agir ou de parler, elle les laissait tout bonnement dans leur étonnement, sans excuses ni explications. Le rang de sa famille était si élevé et son propre caractère si indépendant, qu’elle se sentait capable de tracer sa propre voie sans se plier aux usages étroits et antiques de ceux dont l’horizon ne s’était jamais étendu, pendant une suite de générations, au delà de la ligne bleue du Saint-Laurent.

Pensait-elle à toutes ces choses, ce matin-là, en rêvant devant le feu ? Peut-être. Mais en ce cas, ses pensées n’avaient sur elle aucun effet visible. Son imagination était plutôt occupée, croyons-nous, de l’incident qui s’était produit trois jours auparavant, quand elle avait pris part à cette course échevelée avec le beau lieutenant anglais qu’elle avait laissé en arrière et hors de vue. Cette flamme dans ses grands yeux bleus était la réflexion de l’œillade qu’elle avait lancée au jeune cavalier à travers les petites vitres carrées de la maison du fermier. Ces petits coups du pied en pantoufle sur le bord du chenet brillant était le léger stimulant qu’elle administrait au flanc de son poney quand il bondissait en avant, pour gagner la course. Ce rire étouffé mais impertinent qui gazouillait sur ses lèvres rouges comme des cerises mûres était un écho de l’éclat de rire qui avait accueilli Hardinge quand il avait prononcé le nom de Zulma, à la barrière du domaine, et quand elle promenait lentement sa belle tête de droite à gauche et de gauche à droite sur le dossier de sa chaise capitonné de velours, ne méditait-elle pas quelqu’autre projet contre le cœur du loyal soldat ? Des trames plus serrées que celles-là, mais, comme elles, conçues par l’amour, et qui ont secoué des royaumes sur leurs bases, ont été parfois ourdies par de langoureuses beautés couchées sur les moelleux coussins de leurs fauteuils.

Zulma avait atteint le point culminant de sa rêverie et glissait peu à peu le long des tranquilles déclivités de la réaction, quand elle fut réveillée en sursaut par un grand tumulte venant de la partie inférieure de la maison. Elle n’y fit pas d’abord grande attention, mais le bruit augmentant et reconnaissant la voix de son père parlant à haute voix et d’un ton d’alarme, elle se redressa sur sa chaise et écouta avec inquiétude. Tout à coup quelqu’un se précipita dans l’escalier et entra comme un tourbillon dans sa chambre, sans même prendre le temps de frapper à sa porte. C’était son frère, jeune homme un peu moins âgé qu’elle, qui était pensionnaire au séminaire de Québec. Évidemment il venait d’arriver et il était encore vêtu de la redingote de drap bleu avec parements rouges, capuchon de même étoffe, jambières de peau d’orignal et bottines de peau crue.

Il se secoua vigoureusement, comme un terreneuve qui sort de l’eau et frappa du pied sur le plancher pour faire tomber la neige qui avait adhéré à ses chaussures.

— Que signifie tout ce bruit, Eugène ? demanda Zulma en étendant une main et en tournant la tête par dessus le côté de la chaise de manière que sa figure était tournée vers le plafond.

— Oh ! rien, sauf que les rebelles sont arrivés ! répondit le jeune homme qui s’approcha de sa sœur et secoua dans ses yeux les particules de neige restées sur ses gants.

— Qui est-ce qui est arrivé ?

— Eh bien ! les rebelles, donc !

— Tu veux dire les Américains.

— Américains ou rebelles, quelle est la différence ?

— Tout un monde de différence. Les Américains ne sont pas des rebelles. Ce sont des hommes libres combattant pour leurs droits.

— On nous a appris au séminaire à les appeler rebelles.

— Alors on vous a mal appris.

Zulma s’était levée de sa chaise et se tenait debout près du foyer, la figure resplendissant d’un éclat d’enthousiasme. Elle aurait sans doute continué à exprimer ses idées sur ce sujet, mais son jeune frère ne paraissait pas évidemment y porter grand intérêt. Cette disposition d’esprit n’échappa point à l’œil perspicace de la jeune fille, et elle revint aussitôt à des questions plus pratiques.

— Où les Américains sont-ils arrivés ?

— À la Pointe-Lévis.

— Quand sont-ils arrivés ?

— Ce matin de bonne heure.

— Les as-tu vus ?

— Ils sont très visibles sur les hauteurs, marchant çà et là et faisant toutes sortes de signes dans la direction de la ville. Tout Québec est sorti pour les regarder, les élèves du séminaire, comme les autres. Après que nous les eûmes vus, le supérieur du séminaire m’a appelé à part et m’a dit de prendre un traîneau pour venir vous avertir aussitôt.

— M’avertir ? dit Zulma en fronçant les sourcils ; M. le supérieur est bien aimable.

— Non pas vous en particulier, dit Eugène en riant, mais la famille.

— Oh ! s’écria-t-elle, c’est différent. Je n’ai jamais vu votre supérieur et je ne sache pas qu’il ait connaissance de mon humble existence.

— Et en cela, vous faites erreur. Notre supérieur sait tout ce qui vous concerne, vos tours, vos singularités, vos idées françaises, et il me parle souvent de vous. Il sait tout particulièrement que vous êtes une rebelle et il en est bien peiné.

— Rebelle ! Encore ce mot détestable !

— Je croyais qu’il vous plaisait, quand il vous était appliqué.

Zulma se mit à rire et parut pacifiée, mais elle n’en dit pas davantage. Son frère lui dit alors que ces nouvelles avaient considérablement agité leur vieux père. Ce qui l’alarmait surtout, c’était la crainte que son fils fût exposé aux dangers de la guerre, en restant dans la ville, et il songeait à le retirer du séminaire durant le siège imminent. Qu’en pensait Zulma ?

— Quand retournes-tu à Québec, dit-elle vivement ?

— Immédiatement et notre père m’accompagne.

— J’irai, moi aussi. Je veux voir ces Américains de mes yeux. Après cela, je te dirai si je pense que tu doives rester au séminaire ou non. Descends pendant que je m’apprête.

Quand Zulma fut seule, elle eut bientôt fait de se préparer au voyage. Toute sa langueur avait disparu. La paresseuse rêverie à laquelle elle s’était laissée aller pendant les heures précédentes avait fait place en elle à une activité fébrile. Ses doigts étaient adroits et expéditifs dans l’arrangement de sa toilette. En moins d’un quart d’heure, elle se plaça devant son miroir pour le dernier et indispensable coup d’œil féminin. Quelle magnifique image elle vit s’y refléter ! Dans sa robe de velours bleu ciel avec une pelisse d’hermine immaculée et un capuchon de même fourrure capitonné de soie bleue, sa jolie figure et sa taille de reine produisaient le plus ravissant effet.

Elle mit ses chauds gants de fourrure et descendit pour rejoindre son père et son frère. Un instant plus tard, tous trois s’avançaient au grand trot d’un excellent cheval, dans la direction de Québec.



II
attachée mais libre.

La Pointe-aux-Trembles, près de laquelle étaient si­tués le manoir et le domaine de la famille Sarpy, est à un peu plus de vingt milles au-dessus de Qué­bec, sur la rive nord du Saint-Laurent.

La route qui la relie à la ville suit assez régulièrement la ligne sinueuse de la rivière. Le traîneau portant le sieur Sarpy sa fille Zulma et son fils Eugène, avait couru rapidement sur cette route jusqu’à ce qu’il eût atteint un point élevé situé à deux ou trois milles de Québec, dominant l’anse de Wolfe et offrant une vue superbe des hauteurs de Lévis. À cet endroit, le sieur Sarpy arrêta son cheval.

— Les voyez-vous, s’écria Eugène qui s’était mis debout dans le traîneau et montrait du doigt un point de l’autre côté de la rivière ?

— Je ne vois rien, répondit le père. Le vent fouette la neige dans nos figures, et mes vieux yeux sont bien faibles.

Zulma resta enveloppée dans ses robes de buffle et ne dit rien ; mais ses yeux étaient fixés avec beaucoup d’attention sur les sommets éloignés et sa figure portait l’impression du plus vif intérêt.

— Ils montent et descendent, reprit Eugène, comme s’ils étaient occupés à emmagasiner leurs provisions et leurs munitions. Mais on ne peut les voir bien distinctement. Je me demande s’ils peuvent nous voir mieux que nous ne les voyons.

— Oui, dit le père, ils ont vent arrière et ne sont pas incommodés par la neige qui poudroie.

Après une pause, Eugène ajouta.

— Ils ne paraissent pas avoir d’accoutrement uniforme. Ils doivent appartenir à différents corps. Il y en a qui n’ont pas d’uniforme du tout. Ils n’ont guère l’apparence de soldats et il y en a parmi eux beaucoup qui sont petits et jeunes.

— Ce doit être un effet de réfraction, dit Zulma d’une voix basse et d’un ton ironique. Ils me paraissent à moi, comme des géants dominant les hauteurs et étendant vers nous des bras immenses.

— En signe de menace ? demanda le vieillard en jetant sur sa fille un regard étrange mais plein d’affection.

— Cela dépend, murmura-t-elle en souriant ; mais elle ajouta aussitôt :

— Avançons, papa.

Quelques minutes plus tard, ils atteignirent la ville. Pour une raison quelconque, Zulma refusa d’accompagner son père et son frère au séminaire. Elle donna pour prétexte qu’elle avait à faire quelques emplettes dans les magasins ; mais son véritable but, probablement, était de visiter quelques-unes de ses amies et de s’assurer de l’état réel des choses.

Nous ne nous arrêterons pas à rechercher si elle y réussit ou non, mais une heure plus tard, elle rejoignit M. Sarpy et Eugène à l’endroit convenu pour apprendre la décision à laquelle ils étaient arrivés.

— Mon sort est entre vos mains, dit le jeune homme, ouvrant ainsi la conversation du ton de la meilleure humeur. Vous m’avez promis de me donner votre avis après avoir jeté les yeux sur ces messieurs de l’autre rive, et me voici prêt à le recevoir.

— Oui dit le père, nous avons décidé de soumettre la question à votre arbitrage. Eugène restera-t-il au séminaire, ou reviendra-t-il avec nous ?

— Que dit M. le supérieur ? demanda Zulma.

— Il apprécie pleinement la gravité de la situation. Il croit qu’il y aura un siège, peut-être meurtrier, certainement long. Il a une opinion bien arrêtée sur le devoir qui incombe à tout citoyen en état de porter les armes de prendre part à la défense de la cité. Les jeunes élèves seront renvoyés à leurs parents ; mais à dix-huit ans, Eugène doit être compté pour un homme. Il resterait au séminaire, l’un des asiles les plus sûrs de la ville, toujours sous l’œil de ses professeurs, et ses études ne seraient pas interrompues.

Mais il pourrait, en même temps, faire quelque léger service militaire, et, en cas de grande urgence, pourrait même entrer dans les rangs des troupes. Le supérieur croit qu’il serait vraiment en plus grande sécurité dans la ville qu’au dehors. À la maison, il pourrait être harassé par les sollicitations de l’ennemi et nous attirer beaucoup d’ennuis.

À ces paroles, Zulma sourit.

— Et, ajouta le père, vous savez qu’à mon âge et avec mes infirmités, il me faut de la paix et de la tranquillité. Dès le commencement de ces hostilités, j’ai décidé d’observer la plus stricte neutralité et je ne voudrais pas la voir troubler.

L’attitude de Zulma changea complètement à ces mots. Elle regarda son père d’un air de tendresse et de résolution.

— Qu’en pense Eugène, dit-elle ? Assurément, s’il est assez âgé pour se battre, il doit l’être assez pour connaître sa propre volonté et être consulté.

Le jeune homme ne répondit pas très distinctement. Il ne parut pas avoir d’opinion. Il régnait évidemment dans son esprit quelque confusion sur le droit du roi à son allégeance ou les prétentions des rebelles à sa sympathie.

Mais il avait de bon sang dans les veines et sa pensée dominante était qu’il serait bien beau pour lui de se battre un peu. Québec était sa ville natale. Tout le monde l’y connaissait et il y connaissait tout le monde. Il vaudrait peut-être mieux pour lui se joindre aux défenseurs de la vieille cité.

— Alors, reste ici, s’écria Zulma d’un ton péremptoire.

Elle ajouta qu’elle prendrait bien soin de leur père et qu’Eugène ne devait avoir aucune inquiétude à cet égard. En attendant, les choses n’en étaient pas encore au plus mal ; le siège ne commencerait sans doute pas avant plusieurs semaines et ils auraient tout le temps d’échanger encore des communications.

Après cette conférence, Eugène accompagna son père et sa sœur à la rue où les attendait leur traîneau. Tous trois échangeaient des paroles d’adieu, quand un jeune officier anglais passa près d’eux d’un pas rapide. Il aurait certainement continué son chemin sans les remarquer, si l’un des gants de Zulma n’était tombé à ses pieds sur le trottoir. Était-ce accident ou provocation ? Qui sait ? Mais quoi que ce fût, l’officier ramassa aussitôt le gant et le remit à sa propriétaire avec un profond salut. Roderick Hardinge reconnut alors la belle amazone.

Ils n’eurent que le temps d’échanger quelques paroles.

— Lieutenant, dit Zulma, avec ce franc rire qui avait tant enchanté Roderick la première fois qu’il l’avait entendu, j’ai l’honneur de vous présenter un loyal soldat dans la personne de mon frère qui vient de prendre la résolution de servir pour la défense de la ville.

— Je suis fier de l’apprendre. Eugène et moi sommes deux vieux amis et je suis heureux de savoir que nous allons être compagnons d’armes.

— Mais, lieutenant, continua Zulma, vous serez peut-être surpris d’apprendre qu’il ne fait, en cela, que suivre mes conseils.

— Vraiment ! Ce m’est certainement une agréable surprise. J’ai donc raison d’espérer que vous aussi, mademoiselle, vous prendrez parti pour notre cause.

— C’est tout une autre affaire. Avant de prendre, je dois être prise, vous savez ? et, de nouveau elle fit entendre un joyeux éclat de rire.

— Vous voulez dire qu’avant que nous vous prenions…

— Il faudra que vous m’attrapiez.

— J’avoue que c’est difficile, si j’en juge par ma première expérience ; mais ce sera fait tout de même.

— Jamais, s’écria Zulma dont les joues se colorèrent subitement.

— Je le répète, et retenez-le bien : cela se fera.

Et après quelques autres propos tenus sur le ton de la plaisanterie, on se sépara.

Chemin faisant, le sieur Sarpy questionna sa fille. Il connaissait la force de son esprit, le métal bien trempé de son caractère. Sa conversation avec Hardinge, toute folâtre qu’elle partit à la surface, avait pourtant, il en était sûr, une plus sérieuse signification. Mais cette étonnante jeune personne était très tendre et très affectionnée pour lui, en dépit de toutes ses espiègleries et elle ne voulut pas lui causer de peine en lui révélant les secrètes pensées qui agitaient son esprit et son cœur depuis le matin. Son père avait demandé de la tranquillité pendant les jours troublés qui allaient venir ; elle avait décidé que son désir serait exaucé, autant qu’il dépendait d’elle.

D’ailleurs, il était encore bien trop tôt pour alarmer l’esprit du vieillard de sinistres présages.

Elle le rassura, au contraire, et le calma par des paroles de confiance, et quand il franchit le seuil de son manoir, dans la soirée, le vieillard solitaire sentit qu’il était vraiment en sûreté sous la protection de sa fille.

III
les soldats de tôle.

Le lendemain matin, la neige avait cessé de tomber, et quoique le ciel fût resté sombre, il n’y avait aucun signe de tempête. D’ailleurs, la saison était encore trop peu avancée pour que les tempêtes de neige fussent fréquentes et abondantes. Le climat du Canada a une particularité que les météorologistes n’ont pas encore pu expliquer : c’est que, tandis que dans d’autres parties du continent, comme le Nord-Ouest, par exemple, et même tout le long de la vallée du Mississippi, aussi loin que Saint-Louis, la température de l’hiver s’est adoucie à mesure que les forêts ont été abattues et que le sol a été défriché, au Canada, elle est restée précisément telle qu’elle était il y a deux ou trois cents ans. Une comparaison des registres journaliers tenus aujourd’hui avec les observations consignées dans les Relations des Jésuites montre, comme le dit l’historien Ferland, que, jour par jour et mois par mois, les indications du thermomètre en 1876, par exemple, correspondent avec celles de 1776. De nos jours, au Canada, bien que le froid commence réellement à se faire sentir au commencement de novembre, on n’y regarde pas l’hiver comme sérieusement commencé avant le 25 de ce mois. Cette date est connue comme jour de la Sainte-Catherine, dont nous décrirons plus loin la célébration originale, à propos d’un des épisodes de notre récit. On peut donc supposer que le dernier mois de l’automne de 1775 a suivi la règle générale. En réalité, nous savons, par les archives, qu’il fut plus doux que d’habitude et que l’hiver, cette année-là, fut exceptionnellement tardif, un vaisseau ayant fait voile de Québec pour l’Europe le 31 décembre.

Comme nous l’avons dit, le temps était froid, mais calme, le matin dont nous parlons. La neige était friable et solide sur les surfaces planes ; dans les déclivités et les gorges, elle s’était amoncelée en petits bancs floconneux. L’atmosphère était telle que, tout en pinçant d’abord les oreilles, les mains, les joues et autres parties du corps exposées à l’air, elle procurait une agréable sensation de légèreté dès que l’on s’y était habitué. C’était un temps magnifique pour se livrer au travail ; aussi un bon nombre de robustes fermières demeurant près de la rive nord, un peu au-dessus de Québec, s’étaient-elles réunies à la rivière pour y faire leur blanchissage. Elles portaient d’immenses bonnets piqués à grandes oreillettes, des jupes de laine épaisse, bleue ou violette, façonnées de leurs propres mains, de gros bas de même couleur et des chaussures doublées de flanelle. Un grand fichu double, à dessins fleuris couvrait leurs larges épaules, leurs cous et se croisait sur leurs volumineuses poitrines ; mais les bras conservaient libre jeu et s’étalaient roses sous l’influence du travail et de la température. Une large planche attachée à la rive s’étendait à cinq ou six pieds dans l’eau, supportée à sa lisière extérieure, à un niveau convenable par un solide support. Un canot était attaché à cette jetée primitive et à côté s’élevait une petite cabane de bois brut qui servait aux femmes pour faire bouillir leur linge ou le faire sécher.

Quatre femmes travaillaient ensem­ble le long d’une planche, et, comme on le pense bien, c’était, parmi elles, un feu roulant de conversation. Mais quand, par hasard, le babillage devenait moins ani­mé que d’habitude, ou quand il leur arrivait de n’être pas d’avis différents, elles s’adressaient à leurs compagnes qui travaillaient pareillement, tout en bavardant, à quelques pas à droite et à gauche.

L’une des plus animées, une vigoureuse commère qui frappait si fort de son battoir sur un paquet rebondi de linge jaunâtre, que des mèches de cheveux noirs sortaient de son bonnet et voltigeaient sur son front, paraissait être l’oracle de l’assemblée.

— C’est peut-être la dernière fois que nous lavons du linge ici, disait-elle. Ce sont des hommes terribles, que ceux qui sont arrivés là-bas. On les appelle les Bastonnais. Ils viennent de très loin et sont très méchants. Ils brûleront nos maisons et nos granges. Ils videront nos caves et nos greniers. J’ai vu hier M. le curé, et il m’a dit qu’il nous faudrait nous enfermer et ne pas nous montrer la figure, parce que… vous savez !

— Bah ! Joséphine, dit une autre, ce ne sera pas si terrible que cela. Mon vieux dit qu’ils sont comme les autres hommes. Je n’ai pas peur. Je leur parlerai. Je suis sûr qu’il y a de jolis garçons parmi eux.

— Marguerite est toujours coquette, continua une troisième ; mais elle n’aura pas de chance. Ces étrangers sont pauvres, maigres, brisés de fatigue et mal vêtus. Ce ne sont pas des soldats comme ceux de la citadelle. Pas de dentelles, pas de galons d’or, pas d’épaulettes, pas de plumes à leurs chapeaux. Les officiers n’ont pas d’épées et beaucoup de soldats sont sans fusil. Je ne voudrais pas permettre à des hommes comme ça de m’approcher, et s’ils viennent chez nous, je les ferai vite déguerpir avec ce battoir.

Et sur ce, la vaillante femme recommença à battre son linge avec une nouvelle vigueur. La plus jeune et la plus jolie des quatre femmes ayant écouté tout cela, se redressa de sa cuvette et se mettant les poings sur les hanches :

— Pierriche, dit-elle, parlant de son mari, a passé l’après-midi hier à la ville. Vous savez que Pierriche est un grand causeur et aime à savoir toutes les nouvelles. Chaque fois qu’il va à la ville, il en a assez à raconter pour une semaine. Eh bien ! savez-vous ce qu’il dit ? Il est tellement blagueur que je ne l’ai pas cru et que je ne le crois guère maintenant encore : mais il m’a juré que c’est vrai.

— Qu’est-ce que c’est ? demandèrent en même temps ses trois compagnes.

— Eh bien, il dit qu’après avoir passé quelque temps à la haute-ville et vendu ce qu’il avait dans sa voiture, il pensa à faire un tour à la basse-ville. Là, il rencontra un grand nombre de ses amis et l’un de ses cousins de Lévis. Et ils lui ont dit…

— Qu’est-ce qu’ils lui ont dit ? demandèrent les trois femmes qui avaient abandonné leur travail et s’étaient groupées autour de la narratrice.

— Eh bien, vous savez toutes que les bateaux ont été enlevés de l’autre côté de la rivière, mais ces hommes étaient tellement effrayés, qu’ils ont couru en descendant le long de la route jusqu’en face de l’île d’Orléans. Alors, ils ont fait un radeau avec quelques troncs d’arbres et ont atterri à l’île. Là, ils ont trouvé des bateaux qui les ont transportés à la ville, et ils ont aussitôt répandu les nouvelles de ce qu’ils avaient vu.

— Qu’est-ce qu’ils avaient vu ? demandèrent les femmes dont la curiosité était vivement excitée ; vous nous impatientez, Mathilde, avec votre longue histoire.

— Vous ne me croirez pas !

— Je croirai tout, dit l’une.

— Je ne croirai rien, dit une autre.

— Ne vous occupez pas de ce que nous croirons. Dites-nous seulement ce que c’est, dit une troisième.

— Eh bien ! ils ont dit à Pierriche que ces Bastonnais sont des hommes terribles, grands et forts. Ils ne souffrent ni du froid, ni de la chaleur. Rien ne peut leur faire de mal, ni la poudre, ni les balles.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que…

— Ici, la jolie ménagère s’arrêta brusquement, et avec un regard mêlé de surprise et de crainte, elle montra du doigt la rivière. Ses compagnes se retournèrent et virent un léger canot d’écorce venant de la rive opposée et dirigé vers le milieu du courant. Trois hommes le montaient.

— Là ! dit Mathilde, juste ce qu’a dit Pierriche. Regardez-les. Voyez surtout cet homme de haute taille assis à l’arrière. Le canot approche très vite. Tenez ! il lève son chapeau et nous salue.

— Quel bel homme ! dit Marguerite.

— Oui, mais regardez son vêtement et celui de ses compagnons, s’écrièrent les autres.

— Juste ce qu’a dit Pierriche, répéta la première.

— Ce sont des diables, et non des hommes, s’écria une seconde.

— Juste ce que Pierriche a dit. Ils sont vêtus de tôle !

— Oui, c’est vrai, des hommes de tôle !

Et les femmes affolées, laissant leur linge sur la jetée, s’enfuirent précipitamment et remontèrent le talus de la rive.

Le canot décrivit un immense demi-cercle dans le fleuve et le jeune homme assis à l’arrière étudia la rive nord à l’aide d’une lunette de campagne. C’était Cary Singleton, officier des carabiniers de Morgan, l’un des chefs de corps de l’armée d’Arnold. Il avait été envoyé en reconnaissance.

Les carabiniers de Morgan étaient tous des hommes grands et robustes de la Virginie et du Maryland et ils étaient vêtus de tuniques de toile grise écrue. La panique causée par leur arrivée soudaine à Lévis avait fait changer toile en tôle, et toutes les campagnes retentissaient de ce cri : « des hommes de tôle. » Cet amusant incident est historique.

IV
bouleau et érable.

Les soldats d’Arnold étaient apparus sur les hauteurs de Lévis comme une armée fantôme, mais ils ne s’évanouirent pas comme des fantômes à la grande lumière du jour. Après avoir rassasié leurs yeux du spectacle de cette ville renommée qui les avait attirés de si loin, après avoir contemplé à loisir sa fière citadelle, ses murailles déployant autour de la ville leurs sinuosités, ses portes massives, les toits pointus de ses maisons, les hauts clochers de ses églises, les gracieux campaniles de ses nombreux couvents, ils se mirent activement à l’œuvre qui devait couronner leur marche héroïque à travers les pays déserts : l’attaque de Québec. L’enchantement de la distance était maintenant évanoui et la réalité de la vision était devant eux.

Arnold avait le coup d’œil rapide du vrai commandant. Il comprit qu’il ne pouvait rien faire en restant à Lévis. Le vaste Saint-Laurent coulait rapidement devant lui avec un sourd gémissement qui était pour lui un avertissement, et l’isolait complètement de Québec. Il n’avait pas d’artillerie. Il n’y avait pas de bateaux. Il ne fallait pas penser à un pont de glace avant deux mois, au moins. Et pourtant, il voyait clairement sa voie. Il fallait traverser le fleuve. Il fallait attaquer Québec.

Le prix de la capture valait bien la tentative la plus désespérée. S’il prenait Québec avant d’être rejoint par Montgomery, son nom deviendrait immortel ; il serait mis dans l’histoire au rang de Wolfe. Que dis-je ? Vu l’exiguïté de ses moyens d’attaque, son fait d’armes surpasserait celui de Wolfe. La prise de Montréal suffirait à la gloire de Montgomery ; celle de Québec appartenait, de droit, à Benedict Arnold. S’il y avait des risques, il y avait aussi des chances. L’armée régulière anglaise était au loin ; les murailles n’étaient gardées que par une milice inexpérimentée. Le lieutenant-gouverneur Cramahé n’était pas un soldat. Les habitants français de la ville étaient au moins apathiques. Un grand nombre de résidents anglais étaient, à n’en pas douter, amis de la cause continentale.

Oui, Arnold devait traverser le fleuve et sans tarder. Dans l’après-midi même de son arrivée, il donna instruction à Morgan, commandant des carabiniers, de préparer un certain nombre de canots, sans délai. Avec l’aide de quelques Sauvages qui rôdaient autour du camp, en quête d’eau de feu et d’autre butin, une escouade de carabiniers, sous le commandement de Cary Singleton se rendit dans les bois longeant la rivière et se mit à dépouiller de leur écorce les plus vieux et les plus gros bouleaux.

L’automne n’est pas si favorable que le printemps à cette opération et à la préparation de l’écorce de bouleau ; mais le résultat est tout de même assez satisfaisant, pourvu que la gelée n’ait pas pénétré trop avant dans le cœur de l’arbre.

L’érable et le bouleau sont les rois des forêts canadiennes. Ces deux arbres hauts, forts et résistants sont comme les deux colonnes qui conviennent le mieux à l’entrée du climat boréal. Comme combustible, ils sont au premier rang des bois durs sur le marché et chacun d’eux a ses avantages spéciaux.

L’érable est un peu plus apprécié pour ses propriétés calorifiques ; le bouleau, de son côté, est plus précieux pour sa cendre. La cendre de bouleau est belle, blanche comme la neige et douce au toucher, comme de la farine. La feuille d’érable et l’écorce de bouleau sont des emblèmes nationaux au Canada, et il est juste qu’il en soit ainsi, car ces deux arbres sont liés à l’histoire du pays et participent largement à ses conforts domestiques. Les annales de la Nouvelle-France peuvent être comparées à un album de feuilles d’érable relié dans un rouleau d’écorce de bouleau et un auteur québecquois contemporain a adopté cette idée pour titre de l’un de ses ouvrages. Les fortes solives des maisons canadiennes sont taillées dans des troncs de bouleau et elles sont aussi solides, sinon aussi parfumées, que les cèdres du Liban. L’ameublement des maisons canadiennes est fait d’érable piqué, qui peut recevoir le poli le plus velouté et qui est d’autant plus beau qu’il revêt une plus grande variété de nuances et de dessins naturels, que le noyer ou l’acajou.

Chaque saison de l’année ramène ses amusements particuliers, et ce peuple aux habitudes primitives se livre à ces amusements avec une régularité religieuse. Il y a la fenaison, en été, quand, sous le ciel brûlant et au milieu des fortes senteurs des plus robustes fleurs des champs, on traîne le gros chariot du champ à l’ombre du bois voisin et que, tout autour, les travailleurs chantent et se réjouissent de l’abondante moisson d’herbe parfumée qui engraissera le bétail durant les longs mois d’hiver rigoureux où la campagne sera couverte de neige. Les jeunes hommes s’appuient sur leurs faux qui brillent comme des sabres turcs, et sous leurs chapeaux de paille à larges bords, les demoiselles de la ville sourient pendant qu’elles tressent des guirlandes de fleurs brillantes pour attacher la dernière et la plus grosse botte.

En automne, c’est le temps de la moisson avec ses cérémonies traditionnelles de nature religieuse ou sociale. Le grenier est décoré jusqu’au toit de guirlandes de verdure odorante et le sol de la grange est déblayé pour y laisser danser les pieds fatigués qui, si longtemps, ont travaillé dans le petit champ de cinq arpents. Sous le croissant de la lune, pendant ces douces soirées de septembre, on voit se répéter les vieilles superstitions des druides saxons, pendant que mainte belle Norma, couronnée de verveine et de guy, une brillante faucille à la main et les yeux remplis de la lumière prophétique de l’amour, règne en souveraine sur les cœurs honnêtes et aimants des jeunes paysans qui déposent à ses pieds les plus belles herbes des collines. Et l’humble Ruth est là aussi, avec sa douce et patiente figure et son regard timide tombant sur le généreux Booz qui lui a permis de glaner ses épis dorés.

L’hiver a également ses réjouissances et ses fêtes. En nul autre endroit des climats arctiques, elles ne sont mieux célébrées par des personnes de tout âge et de tout sexe. On se livre, autour du foyer, à d’innombrables jeux et passe-temps. La joie la plus franche et la plus expansive chasse l’ennui des longues soirées d’hiver. On conte des histoires, on chante des chansons, on joue des tours. On danse dans les salles illuminées, on se conte fleurette dans les coins sombres, et pour couronner ces fêtes, il y a la course en traîneau au clair de la froide lune, aux sons des grelots, à la cadence des sabots des chevaux, aux cris des charretiers, et au sifflement aigu de la bise du nord, toutes choses qui animent et réjouissent les esprits des jeunes promeneurs comme autant de gorgées d’un vin capiteux.

Au Canada, toutes ces agréables cérémonies rurales des vieux pays sont religieusement conservées, et c’est la seule partie de ce continent, où l’on puisse encore en être témoin.

L’Américain qui en a lu les descriptions, mais qui ne les a jamais vues en Europe, peut les trouver fidèlement reproduites au Canada.

Mais au printemps, les Canadiens ont un passe-temps qui leur est particulier et qui leur est fourni par leur propre climat. C’est la saison de la récolte du sucre d’érable.

À l’époque où se passaient les événements de notre histoire, la culture de l’érable était beaucoup plus répandue qu’aujourd’hui ; mais à présent, elle est encore assez bien conservée pour permettre au voyageur d’en étudier tout le pittoresque et le charme. Au Vermont, dans le New Hampshire, au Michigan et au Wisconsin, on fait du sucre d’érable, mais d’une façon si terre à terre, si mercantile qu’on n’y trouve aucune poésie rurale.

Les érables sont plantés dans un espace d’un demi arpent. On entaille chaque arbre à une hauteur d’environ un pied ou un pied et demi du sol. On attache aux lèvres de la blessure ainsi faite un morceau de bardeau à un angle de quarante-cinq degrés et l’eau d’érable, ou la sève, découle le long de cette planchette dans une auge placée au pied de chaque arbre. Les braves nourricières distillent ainsi leur lait, tandis que les blancs rayons du soleil viennent illuminer leurs troncs d’argent et que les doux vents de mars se jouent dans leurs branches encore dépouillées de feuilles. L’homme a l’œil fixé sur chacun des arbres, et à mesure que les urnes se remplissent, il les vide dans un grand tonneau en attendant qu’il fasse bouillir la sève. Dans le centre d’un espace ouvert, est un immense chaudron suspendu à une traverse, au-dessus d’un feu vif de pin et de hêtre. Tout auprès, est élevée la cabane du propriétaire où sont emmagasinés tous les ustensiles nécessaires à la fabrication du sucre. Là aussi est suspendu son hamac, car durant tout le temps que coulent les érables, il vit comme un Indien dans la forêt.

Tout à coup on entend un bruit de voix sur le flanc des collines et bientôt tous les invités à la fête du sucre se trouvent réunis sous les érables. Ils ont apporté avec eux des paniers de provisions, des jambons, des œufs et la provision indispensable de boissons fortes.

— La première chose à faire, mes amis, crie l’hôte à ses invités, est de boire, à la santé des femmes de la forêt, un coup d’eau d’érable.

Aussitôt, les gobelets de fer-blanc sont placés sous les entailles.

Quand ils sont remplis, on boit le toast avec tous les honneurs.

— Maintenant, reprend l’hôte, venez au chaudron et recevez votre part de sirop.

L’un après l’autre, les invités s’approchent du grand chaudron où l’eau d’érable bout à gros bouillons. Chacun tient à la main un bassin de bois rempli de neige fraîche et propre, dans lequel le propriétaire hospitalier verse le fluide doré. Accompagné de pain frais, ce plat est délicieux, car il faut remarquer que le sirop et le sucre d’érable ne rassasient pas bientôt et surtout ne donnent pas de nausées, comme le font les autres compositions saccharines.

Après ce repas préliminaire, les invités se livrent à divers amusements. Les plus âgés s’asseyent à la porte de la cabane et causent des ébats qu’ils prenaient, dans leur jeunesse, aux parties de sucre, tandis que les jeunes gens chantent, fleurettent, se promènent et s’amusent comme la jeunesse seule sait s’amuser. Quelques-uns des plus actifs vont ramasser des branches sèches et du bois mort pour entretenir le feu. D’autres se retirent un peu hors de vue pour rendre visite aux cruchons qu’ils ont cachés derrière les rochers.

Après quelque temps, l’hôte donne le signal de la fabrication de la tire. Cette partie des réjouissances est réservée aux jeunes filles. Elles ôtent leurs manteaux, relèvent leurs capuchons, retroussent leurs manches et plongent leurs doigts blancs dans la mare de sirop qui se refroidit rapidement. Le mouvement mécanique de retirer les bras en arrière et de les ramener en avant est, en lui-même, une occupation peu intéressante ; mais il n’en est pas moins vrai que sous ces érables canadiens, dans cette réconfortante atmosphère des montagnes, et au milieu de tous les accessoires de ce singulier pique-nique d’hiver, faire de la tire est un amusement pittoresque et réjouissant. Les jeunes filles deviennent rubicondes par l’exercice ; elles sont essoufflées, elles tendent leurs muscles avec effort, elles baissent la tête quand leurs amoureux se glissent sournoisement derrière elles pour leur voler un baiser, ou bien elles courent à la poursuite de l’impudent larron et appliquent à ses méchantes joues un soufflet, de leurs mains rendues collantes par le sirop.

Sous l’action de ce rapide pétrissage, le sirop noir devient d’abord plus brillant, puis il rougit ; il prend ensuite une teinte dorée et finalement devient blanc, plus blanc encore ; fin, puis encore plus fin, et la tire est faite.

Vers le milieu de l’après-midi a lieu le principal repas. On retire des paniers toutes les provisions que les invités ont apportées et on les dispose sur une longue table préparée pour l’occasion. L’eau d’érable et le sucre d’érable accompagnent tous les plats. Quand on a disposé de toutes les viandes, la fête se termine par la célèbre omelette au sucre d’érable. Quelle que pût être, à ce sujet, l’opinion de Soyer ou de Brillat-Savarin, c’est un mets agréable, quoique trop riche pour être mangé copieusement et, d’après tous les principes hygiéniques, de digestion difficile. Il est fait d’œufs légèrement bouillis et cassés dans le sirop d’érable un peu dilué et bouillant.

Après un tel repas, l’exercice est indispensable et il est de coutume de se livrer à la danse jusqu’à l’heure du départ.

— Mes amis, s’écrie l’hôte, quand ses invités sont sur le point de se lever de table, je suis content de voir que vous avez fait honneur à mon sirop et à mon sucre. C’est le meilleur signe qu’ils sont bons. Ça fait la réputation de ma sucrerie. Tâchez d’en garder le goût jusqu’à l’année prochaine, car j’espère que nous nous réunirons encore tous ensemble sous ces mêmes arbres.

Une salve d’applaudissements accueille ces paroles et la compagnie se met à chanter en chœur des chansons de chasse en l’honneur de l’hôte.

— Maintenant, reprend-il, il nous faut absolument avoir une danse. Je ne laisse jamais partir mes amis sans cela et j’entends bien prendre part moi-même à la première. Allons ! dépêchons-nous tous. Je vois un ou deux nuages menaçant là-haut et nous pourrions bien avoir une bordée avant la fin du jour.

On a bientôt découvert un ménétrier et la danse s’organise. Le violoneux appuie sa joue gauche d’une manière caressante sur son instrument, mais à peine a-t-il promené son archet sur les cordes discordantes, que soudain on entend un grand bruit dans les gorges de la montagne. C’est le mugissement de la tempête. Les sommets des érables se tordent et se démènent sous les bouffées du vent qui arrivent par violentes bourrasques de la rivière, au loin là-bas. Le ciel s’assombrit tout à coup. La neige tombe épaisse et drue. C’en est assez pour jeter le désarroi dans toute l’assemblée. La danse est abandonnée et chacun se prépare à partir aussi vite que possible.

Cary Singleton et ses hommes avaient un devoir plus sérieux à remplir, sous les érables. Ils en abattirent plusieurs et avec les troncs, ils construisirent un certain nombre de radeaux destinés à transporter les bagages et les provisions de l’armée, à travers le Saint-Laurent.

En même temps, ils confièrent aux Sauvages le soin de construire des canots d’écorce. Avec leurs longs couteaux, ceux-ci firent autour des troncs minces une incision aussi précise et aussi régulière qu’aurait pu le faire un chirurgien sur un membre humain qu’il aurait voulu amputer. Ils firent le premier cercle à environ un pied du sol, l’autre à environ trois pieds des branches, c’est-à-dire à l’endroit où l’arbre commence à s’amincir. C’était afin d’obtenir des bandes d’écorce de longueur à peu près uniforme. Ils tracèrent alors des fentes longitudinales d’un cercle à l’autre, faisant quatre ou cinq sections suivant la grosseur de l’arbre ; ceci, afin d’avoir des bandes de largeur à peu près égale. Ils insérèrent alors la pointe de leurs couteaux sous l’écorce, et, par un rapide mouvement du bras, enlevèrent les bandes, l’une après l’autre. En tombant par terre, ces bandes s’enroulaient en spirales, mais d’autres sauvages les déroulaient aussitôt et les cousaient ensemble avec de petites lanières de peau d’orignal ou de chevreuil, et les taillaient en pointe aux deux extrémités. De cette manière, trois hommes pouvaient construire un canot de bonne dimension, en moins de deux heures. Il ne restait alors que l’opération du séchage qui, en réalité, n’est pas indispensable, mais qui contribue à la légèreté et à la solidité de l’embarcation.

Aussitôt que le premier canot fut fait, Cary Singleton le lança à flots et, accompagné de deux hommes, fit la reconnaissance qui avait tant effrayé les bavardes blanchisseuses. Il ne s’approcha pas de la rive nord d’aussi près qu’il l’avait projeté, de crainte que les femmes ne donnassent l’alarme et ne trahissent ses desseins, mais sa lunette lui en révéla assez pour lui permettre de mentionner dans son rapport que le bassin isolé, caché par un épais rideau d’arbres, et connu sous le nom d’Anse de Wolfe, serait un endroit favorable pour le débarquement de l’armée d’invasion. En conséquence, après trois jours consacrés à faire reposer ses troupes et à ravitailler ses magasins de provisions avec les produits des fermes voisines, Arnold entreprit de passer le Saint-Laurent, dans la nuit du 13 novembre. Il opéra à la faveur de l’obscurité et d’un orage, et de dix heures du soir à quatre heures du matin, à l’aide de trente canots d’écorce et de quelques radeaux, il se livra à cette dangereuse entreprise.

Les fragiles embarcations allaient et revenaient, pour repartir de nouveau, en silence, sur le large lit du fleuve, portant un équipage d’hommes armés taciturnes qui tenaient littéralement à la pointe de leurs mousquets le sort du Canada.

À la pointe du jour, toute l’armée continentale, à l’exception de 160 hommes qu’on laissa à Lévis, était en sécurité dans la retraite de l’Anse de Wolfe et Arnold avait gagné un autre enjeu à la loterie de la guerre.

V
sur les remparts.

Le même matin, de très bonne heure, Zulma Sarpy se rendit en voiture à Québec, accompagnée d’un seul serviteur. En approchant de la ville, elle eut une vue rapide des troupes rebelles escaladant la gorge de l’Anse de Wolfe et se formant en groupes sur la lisière du bois. Ils ne pouvaient pas encore être aperçus de la ville, quoique les autorités eussent été informées de leur débarquement une heure ou deux auparavant. Cette vue réjouit singulièrement la jeune fille. Cet appareil guerrier ne l’étonna pas et l’effraya encore moins. Elle ressentit plutôt un frisson d’enthousiasme et il lui passa dans l’esprit l’extravagant désir de prendre part, elle aussi, à cette parade guerrière. Elle arrêta son cheval un instant, pour s’assurer que ses yeux ne l’induisaient pas en erreur et quand elle fut persuadée que ces hommes là-bas étaient réellement les continentaux, elle fit claquer son fouet et se rendit rapidement à Québec, afin de jouir du malicieux plaisir d’être la première à communiquer la nouvelle à ses amis.

Elle ne fut pas désappointée dans cet espoir. Son récit ne fut pas cru d’abord, parce qu’un coup d’œil jeté sur les hauteurs de Lévis, révélait la présence de troupes en cet endroit. Mais quand elle insista et donna le détail des circonstances, les nouvelles se répandirent rapidement. Elle passa d’une rue à l’autre. De la haute-ville, elle vola à la basse-ville et à mesure qu’elle était confirmée par d’autres personnes arrivant à la ville, la population devint de plus en plus émue et bientôt les remparts furent couverts d’une foule de citadins anxieux de s’assurer par eux-mêmes de la véracité des rapports.

Pauline Belmont n’avait pas été aussi intime qu’elle aurait pu l’être avec Zulma Sarpy, d’abord parce que les deux jeunes filles avaient été séparées pendant plusieurs années passées de part et d’autre dans différentes maisons d’éducation et ensuite, et surtout, parce que leurs caractères ne s’accordaient pas. La timidité de l’une, ses goûts essentiellement domestiques ne pouvaient pas s’accommoder de la nature impulsive, sans crainte et toute en dehors de l’autre.

Intellectuellement, elles n’étaient pas égales non plus. L’esprit de Pauline était presque exclusivement soumis aux impressions étrangères et son cercle de connaissances était assez restreint. L’esprit de Zulma était bouillant de spontanéité et empreint d’une originalité agressive qui dispersait devant elle tous les usages comme autant d’éclats de bois. Pauline devait être naturellement portée à s’appuyer sur Zulma, à prêter l’oreille avec admiration à son brillant langage, à demander son avis et ensuite à sourire, craignant de mettre en pratique ses conseils.

D’un autre côté, Zulma n’éprouvait aucun désir de réclamer ou d’exercer aucun patronage. Elle était vraiment trop indépendante pour cela, et en ce qui concernait Pauline en particulier, elle préférait se plier autant que possible à son niveau. Néanmoins, dans le cours des quelques mois qui s’étaient écoulés depuis le retour de France de Zulma, les jeunes filles s’étaient rencontrées souvent et elles auraient bien désiré se rencontrer plus souvent encore, mais toutes deux étaient le plus souvent retenues à la maison, l’une par les habitudes retirées de M. Belmont, l’autre par les infirmités du sieur Sarpy.

En cette dernière occasion, Pauline fut l’une des amies que Zulma visita, et, naturellement, son premier soin fut de lui apprendre le débarquement des continentaux.

Elle fut surprise de remarquer que cette nouvelle répandait une pâleur mortelle sur les traits de sa compagne.

— Le siège va commencer sérieusement, et nous serons isolés du reste du monde, murmura Pauline, et mon père n’est pas encore de retour.

— Est-il sorti de la ville ? demanda Zulma.

— Oui. Il est parti hier, promettant de revenir de bonne heure, ce matin. Son retard ne m’alarmait pas, mais maintenant, après ce que vous m’apprenez, je crains qu’il ne lui arrive malheur.

— Ne vous inquiétez pas, ma chère. Plusieurs jours se passeront avant que la ville ne soit investie et votre père ne sera pas empêché de revenir. D’ailleurs, il n’est pas un militant, je crois.

Pauline poussa un soupir, mais ne dit rien. Zulma reprit.

— Je suis sûre qu’il est neutre, tout comme mon père, et ceux qui observent la neutralité ne seront pas molestés.

— Je voudrais bien en être sûre, mais… et Pauline s’arrêta soudainement comme si elle avait craint d’exprimer ses soupçons.

— Vous devez vous rappeler, ma chère, que ces Américains ne sont pas si noirs qu’on les peint. Ce sont des hommes comme les autres et de vrais soldats sont toujours cléments, ajouta Zulma.

— Vraiment ! Croyez-vous cela ? Je ne sais qu’en penser. Mon père en cause fort peu depuis quelque temps, mais un de nos amis en parle en termes hostiles.

— Ce doit être un ultra-loyaliste.

— C’est un officier anglais.

— Un officier anglais ! Quoi, Pauline, je croyais que votre père se tenait à l’écart des représentants du gouvernement britannique !

— Oh ! mais celui-ci est vraiment un Canadien et parle français comme nous-mêmes, dit Pauline en rougissant.

— Alors, c’est bien différent, répondit Zulma d’un ton enjoué légèrement teinté de sarcasme. Je serais très curieuse de connaître ce spécimen.

— Vous le connaissez, ma chère.

— Impossible !

— Il m’a parlé de vous.

— Vraiment !

— C’est un de vos grands admirateurs.

— Vous vous moquez de moi !

— Ne pouvez-vous deviner qui il est ?

Et la petite Pauline subitement rassérénée se mit à rire comme une enfant d’avoir gagné ce léger avantage sur sa compagne.

— Vous m’intriguez et excitez ma curiosité. Je ne puis deviner. Dites-moi son nom.

— Le lieutenant Hardinge.

— Le lieutenant Hardinge !

Pourquoi les joues de Zulma s’enflammèrent-elles soudainement ? Pourquoi ses yeux bleus s’obscurcirent-ils d’une ombre lugubre ? Et ses lèvres ? Pourquoi devinrent-elles blanches et immobiles comme le marbre, sans pouvoir articuler une seule parole ?

Il y eut un silence d’une profonde solennité qui jeta Pauline dans la perplexité. Elle craignait d’en avoir trop dit, autant pour son bien que pour celui de son ami. Mais cette appréhension se dissipa bientôt au toucher de la main de Zulma appuyée sur la sienne. Le regard profond et pénétrant dont celle-ci couvrait sa compagne, expliquait bien mieux que des paroles qu’elle comprenait tout et sympathisait généreusement avec son amie.

— Sans doute, dit-elle en riant, si vous vous inspirez de l’opinion du lieutenant Hardinge, vous ne pouvez avoir une bien haute idée des Américains et je suppose que ce serait perdre mon temps que d’essayer de combattre cette opinion.

— Heureusement, le résultat de la guerre ne dépend pas de l’opinion de deux jeunes filles comme nous, reprit Pauline, d’un air
raisonneur qui lui était complètement étranger et qui fit rire sa compagne de nouveau.

— N’importe, dit Zulma. Faisons quel­que chose qui soit plus conforme au caractère de la fem­me. Allons voir ces nouveaux soldats.

— Très bien. Je pourrai peut-être ain­si apprendre quelque nouvelle de mon père.

Elles sortirent de la maison et se mêlèrent à une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, se dirigeant vers les remparts. En arrivant aux murailles, elles les trouvèrent garnies d’une rangée de gens parlant et gesticulant avec la plus grande animation. Les uns parlaient à haute voix, d’autres criaient de toute la force de leurs poumons ; ceux-ci agitaient leurs chapeaux, ceux-là faisaient flotter au vent leurs mouchoirs attachés au bout de leurs cannes, comme des drapeaux, et quelques-uns faisaient ouvertement des signaux de bienvenue aux rebelles.

L’armée d’Arnold était là, rangée devant eux, déployée en double colonne ouverte, sur les plaines d’Abraham. Les soldats avaient brossé leurs uniformes, fourbi leurs armes et s’étaient donné la meilleure apparence possible. Ils n’étaient pas plus de sept cents, mais une judicieuse évolution des ailes faisait paraître l’armée plus nombreuse. Quelques-uns des officiers paraissaient très bien mis, ayant revêtu les uniformes de grande tenue qui n’avaient pas servi depuis que l’expédition avait quitté Cambridge deux mois auparavant.

Pauline et Zulma occupaient, au milieu d’un groupe nombreux, une bonne place d’où elles pouvaient voir tout, et entendre, en même temps, les commentaires de la foule.

— Pourquoi les Bastonnais ne viennent-ils pas ? disait un vieux Français en relevant d’un air crâne son bonnet de laine bleue sur le côté. Ce sont des imbéciles. Ils ne comprennent pas leur chance.

— Vous avez raison, répondait un autre vieux près de lui. Si le général des rebelles le savait seulement ! Les portes ne sont pas convenablement gardées et les palissades ne sont qu’à moitié faites. Il pourrait s’élancer en avant et s’emparer de la ville par un coup de main.

Cette conversation était frappante et plus tard, après la fin des événements, Zulma avait coutume de dire qu’elle exprimait la vérité. Si Arnold avait tenté un assaut sur Québec, ce matin de novembre, Sanguinet et d’autres chroniqueurs nous assurent qu’il s’en serait emparé. Cela aurait suffi à l’immortaliser et aurait épargné au monde le scandale du traître le plus lâche des temps modernes.

Le dialogue ci-dessus se débitait à droite de Zulma et de Pauline. À leur gauche se tenait le suivant entre deux Anglais, un aubergiste et un matelot.

— Si notre commandant faisait une sortie contre ces gueux-là, il les balayerait dans le Saint-Laurent, disait le matelot.

— Ou bien, il ferait prisonniers la plus grande partie d’entre eux, répondait l’aubergiste.

C’était là une opinion toute contraire à la première que nous avons rapportée et cependant, elle aussi a été exprimée dans la suite par des historiens. La garnison de Québec était forte de quinze cents hommes et bien pourvue d’armes et de munitions. L’armée américaine ne comptait que la moitié de ce nombre, et ses soldats étaient pauvrement vêtus et mal armés. Les Anglais avaient une base d’opérations et une place de retraite dans Québec. Les continentaux n’avaient d’autre ligne de retraite que le vaste Saint-Laurent et quelques canots d’écorce qu’une douzaine de torches auraient facilement pu détruire. Qui sait ? Il s’est peut-être perdu ce jour-là une grande occasion d’acquérir de la gloire.

— Je voudrais les voir se précipiter à la rencontre des Américains, dit Zulma à Pauline. Mais l’ombre de Montcalm plane sur eux. Si le marquis était resté dans ses retranchements, nous n’aurions jamais été conquis par les Anglais. Si les Anglais voulaient seulement suivre aujourd’hui son mauvais exemple ! Elle se mit à rire de bon cœur.

VI
le pavillon parlementaire.

Tout à coup, on remarqua un singulier mouvement parmi les troupes américaines et le silence régna au milieu de la foule anxieuse qui encombrait les remparts. On vit les principaux officiers rebelles se grouper et se consulter. Il était évident, à en juger par leurs gestes, qu’ils discutaient une question importante, et que ce conseil était loin d’être harmonieux. Au centre du groupe était un homme de petite taille et de forte corpulence, au teint fleuri et paraissant âgé d’environ trente-cinq ans. Il exposait ses vues énergiquement, tantôt avec un sourire persuasif, tantôt par des paroles violentes. C’était Arnold. Quelques officiers écoutaient en silence, d’autres s’éloignaient en faisant des gestes de dérision et avec un air de mépris sur leurs traits. Finalement, l’entrevue se termina ; les troupes se retirèrent un peu sur tout le long de la ligne et tous les soldats parurent très anxieux de voir ce qui allait se passer.

Un clairon s’avança, suivi d’un jeune officier de haute stature portant l’uniforme des grenadiers. Tous deux firent à Arnold le salut militaire et reçurent les instructions qu’il leur donna à voix basse. Le jeune officier prit des mains de son commandant une dépêche scellée et dégainant son épée, il y attacha un mouchoir blanc.

La vue du mouchoir expliquait tout le mouvement.

« Une sommation de capituler, » tel fut le mot qui passa le long des rangs des Continentaux, et qui fit rire presque tous les soldats. Les officiers pouvaient à peine dissimuler leur dégoût, et quelques-uns d’entre eux protestèrent hautement contre l’obligation où ils se voyaient d’être témoins de l’humiliation qui allait leur être infligée, ils en étaient sûrs.

« Un pavillon parlementaire ! » s’écria la foule amassée sur les remparts et l’objet de la conférence demandée redoubla l’intensité de la curiosité générale. On peut bien assurer que personne, dans la ville, ne soupçonnait qu’il pût être question d’une demande de capitulation, rien ne pouvant paraître plus ridicule dans les circonstances présentes.

L’officier accompagné du clairon s’avança rapidement sur le terrain vague qui s’étendait de la ligne de bataille des assiégeants, aux murailles de Québec. À intervalles réguliers, suivant les règles du service, le soldat sonnait le clairon, mais aucune réponse ne
venait du côté de la ville. Finalement, les deux émissaires s’arrêtèrent et restèrent immobiles en pleine vue des deux camps.

Quel beau garçon ! dit Zulma à Pauline.

Les jeunes filles étaient à une excellente place pour voir tout ce qui se passait, et cela les intéressait tellement que la timide Pauline elle-même oubliait l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée de son père.

— Voulez-vous parler du clairon ?


— Oh ! le soldat est assez bien de sa personne ; mais je parle de l’officier qui porte le pavillon.

Les deux amies discutaient cette intéressante question quand leur attention fut attirée par un mouvement qui se produisit à la porte, presque en dessous d’elles. Un officier anglais sortit seul et se dirigea vers le porteur du pavillon.

— Pas possible ! s’écria Pauline.

— Oui, c’est lui-même, répondit Zulma en riant.

— Roderick !

— Oui, et l’on ne pouvait faire un meilleur choix. Un beau royaliste contre un beau rebelle. Mais il y a une disparité d’âge.

— À peine.

— Je vous demande pardon. Notre grand et beau rebelle a tout au plus vingt et un ans, j’en suis sûre, tandis que votre lieutenant, Pauline, est d’un âge plus mûr.

C’était en effet Roderick Hardinge qui avait reçu la mission d’aller à la rencontre de l’envoyé américain. Les deux officiers s’inclinèrent poliment et échangèrent le salut militaire ; puis eut lieu entre eux la conversation suivante, comme on l’apprit plus tard des lèvres mêmes des deux participants.

— Vous avez sans doute reçu la mission de venir me rencontrer ici, dit le Continental.

— J’ai cet honneur, Monsieur, répondit Roderick

— Et de recevoir mon message.

— Je vous demande pardon, Monsieur, mais je regrette d’avoir à vous apprendre que j’ai reçu instruction de ne recevoir aucun message que ce soit.

— Mais le colonel Arnold demande une conférence selon les usages de la guerre.

— J’en suis bien fâché. Monsieur, mais je ne puis discuter la question. Mes ordres sont de vous informer que la garnison de Québec ne désire avoir aucune communication avec le commandant des forces continentales.

— Mais, Monsieur, ce…

— Veuillez m’excuser. Nous sommes soldats tous deux. Nous avons fait notre devoir et j’ai l’honneur de vous saluer.

Le lieutenant Hardinge s’inclina et recula d’un pas ou deux. Le porteur du pavillon parut perplexe, pour un instant, devant la tournure que prenait l’affaire, mais recouvrant bientôt son sang-froid, il rendit le salut, fit demi-tour, et, suivi du clairon, repartit à grands pas, à travers la plaine.

Un tumulte général s’éleva. Des deux côtés, l’émotion était arrivée à son comble. Les Américains, voyant l’insulte faite à leur envoyé, pouvaient à peine se contenir dans les rangs. Les citadins, du haut des murailles, poussaient des hourras, et les dames agitaient leurs mouchoirs. Zulma faisait exception. Elle n’avait aucun plaisir à manifester ; au contraire. Elle ressentait vivement l’affront fait au jeune et beau rebelle et elle eut bientôt l’occasion de laisser percer ses sentiments. Comme Roderick Hardinge tournait pour revenir à la porte, il leva les yeux sur la ligne compacte des spectateurs massés sur les remparts, et aperçut Pauline et Zulma. Il envoya à toutes deux, en souriant, un coup d’œil de reconnaissance. Pauline le lui rendit d’un œil ardent et la figure animée par la joie et l’orgueil que lui donnait le service important que son ami avait été appelé à remplir. Zulma affecta de ne pas voir Hardinge et regarda du côté des Américains d’un air évidemment offensé.

Tout à coup, on entendit la détonation d’une arme à feu, un petit panache d’une fumée bleue pâle flotta par-dessus la crête du mur. S’il y avait de l’émotion jusque-là, c’était maintenant du tumulte et de la consternation.

Un outrage avait été commis. Quelqu’un, à Québec, avait tiré sur le pavillon parlementaire. Pauline jeta un cri perçant et se cacha la figure dans les mains.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle. La bataille va-t-elle commencer ? Hâtons-nous de nous en aller. Et Roderick, où est-il ?

— En sécurité derrière la porte, s’écria Zulma en se penchant en avant d’un mouvement prompt et nerveux et montrant du doigt devant elle ; mais l’Américain n’est pas en sûreté, lui ! On a tiré sur lui ! On a violé les lois de la guerre ! Voyez, il est le seul qui soit resté calme. Il marche fièrement, sans même tourner la tête. Voilà le héros ! On tire sur lui comme sur un chien, en violation de tous les usages civilisés, et pourtant il est plus noble qu’aucun de ceux qui prétendent regarder les Américains comme indignes d’être traités humainement.

Les Américains pouvaient à peine maintenir leur discipline. Si les troupes avaient pu suivre leur impulsion, elles se seraient jetées tête basse contre les murs pour venger l’insulte ; mais heureusement, les officiers réussirent à les calmer. Le coup de fusil n’avait pas été répété. C’était peut-être un accident ou encore quelque milicien avait-il fait feu sans ordre. Ni l’officier ni le clairon n’avaient été touchés.

L’armée se contenta de pousser un dernier cri de défi et se replia en se déployant en partie sur la gauche, de manière à occuper la grande route conduisant de la campagne à la ville. Arnold était amèrement désappointé. Sa sommation de capitulation était un trait caractéristique d’impudence, comme nous l’avons vu, non pas tant à cause de la sommation elle-même, que des menaces et d’autres termes de rodomontade dans lesquels elle était couchée. Néanmoins, elle aurait pu réussir comme ruse de guerre. L’insuccès était pour lui une cause de profond chagrin et la manière insultante et humiliante avec laquelle ce refus avait été signifié ajoutait encore à l’amertume de cette peine.

D’un autre côté, les habitants de Québec étaient jubilants. C’était un premier essai de forces et la garnison n’avait pas faibli. C’était la première fois que les Québecquois voyaient ces terribles Bastonnais et ceux-ci ne leur avaient inspiré aucune terreur.

Roderick interpréta assez bien le sentiment général dans une conversation qu’il eut, dans l’après-midi du même jour, avec Pauline et Zulma. Cette dernière avait soutenu que le pavillon parlementaire aurait dû être reçu.

Roderick répliqua qu’il n’avait, bien entendu, aucune explication à donner relativement à l’ordre de ses supérieurs ; mais à en juger pur lui-même, il pouvait dire que tout autre commandant qu’Arnold aurait peut-être mérité plus de considération. Mais Arnold était bien connu dans la ville. Il était souvent venu à Québec, de la Nouvelle-Angleterre, dans le but d’acheter des chevaux pour les Indes Occidentales, commerce dans lequel il était engagé. En somme, il n’était autre chose qu’un maquignon, avec toute la fanfaronnade, la vulgarité et la faconde particulières à cette classe d’individus. Il avait été placé à la tête de cette expédition surtout à cause de sa connaissance personnelle du pays. Il se vantait d’avoir à Québec des amis qui pouvaient l’aider. Il était donc bon de le traiter tout d’abord avec un mépris mérité et de lui prouver qu’il n’avait pas d’alliés parmi eux.

VII
le pont couvert.

Après cette entrevue, les deux jeunes filles se séparèrent. Pauline avait hâte de rentrer à la maison pour y apprendre des nouvelles de son père. Zulma se proposait de retourner en voiture à la Pointe-aux-Trembles. Son amie fit de son mieux pour la dissuader. Elle lui représenta que la journée était trop avancée pour permettre de voyager en sécurité et elle engagea Zulma à remettre son départ jusqu’au lendemain matin.

— Et mon vieux père ? objecta celle-ci.

— Il n’aura aucune appréhension. La nouvelle de l’arrivée de l’ennemi ne lui parviendra pas aujourd’hui.

Elle lui parviendra sûrement, au contraire ; de telles nouvelles se répandent très vite.

— Mais il ne peut avoir de crainte, sachant que vous êtes en sûreté avec vos amis, dans la ville.

— Mon père n’a aucune crainte à mon sujet, Pauline. Il sait que je puis prendre soin de moi-même ; mais c’est pour lui-même, que je désire m’en retourner. Il est faible et infirme et a besoin de moi.

— Mais, ma chère, considérez les risques que vous courez. Les routes seront infestées de ces horribles soldats, et quelle protection avez-vous contre eux ?

Pour toute réponse, la rougeur envahit les joues de Zulma et ses yeux bleus brillèrent d’un étrange éclat qui reflétait, non le défi, mais plutôt l’attente d’une émotion agréable.

— Attendez à demain matin, continua Pauline, et vous pourrez voyager sous la protection de quelque passe-port militaire. Je suis sûre que Roderick serait charmé de vous en procurer un.

Les lèvres de Zulma prirent une expression de mépris, mais elle ne répondit pas directement. Elle se contenta de déclarer de nouveau sa détermination de partir, rassurant tendrement son amie et l’embrassant avec effusion.

Il était environ quatre heures de l’après-midi et la lumière du jour s’était déjà considérablement obscurcie, quand le traîneau de Zulma arriva à la porte extérieure de la ville. L’officier de service essaya de la dissuader d’aller plus loin, mais elle expliqua si clairement sa situation et argumenta avec un tel air d’autorité, qu’il fut bien forcé de se plier à ses désirs.

Bon ! se dit-elle à elle-même avec un sourire, j’ai passé à travers un cercle d’acier. Il me reste à voir comment je vais traverser l’autre. Elle n’eut pas longtemps à attendre.

À environ deux milles de la ville, la route qu’elle parcourait, suivait la pente rapide d’une colline assez escarpée au pied de laquelle coulait un petit cours d’eau, enflé, à cette saison, par la fonte des neiges et rempli de glaçons. Au-dessus de ce cours d’eau était un pont couvert, à l’entrée fort obscure.

En commençant la descente, l’obscurité et la solitude de la gorge agitèrent les nerfs de Zulma, et elle excita son cheval afin de passer le pont aussi vite que possible. Ses yeux fouillaient tous les recoins du ravin, et ce fut avec un soupir de soulagement, qu’elle approcha du pont sans avoir vu un être humain. Mais tout à coup, au moment les sabots du cheval foulaient les premières planches du pont, l’animal devint rétif. Il secoua la tête, se balança à droite et à gauche dans les traits et donna d’autres signes évidents d’une peur causée par un danger qu’il voyait devant lui. Zulma essaya de le forcer à continuer sa course ; mais ces efforts ne firent qu’accroître la terreur du cheval. Le domestique, jeune paysan niais, doué de plus de force que de courage, se tourna vers elle, la consternation peinte sur sa figure décolorée, et murmura quelque chose où il était question d’obéir à l’instinct de l’animal et de ne pas s’aventurer à aller plus loin.

— Descendez et allez voir ce qu’il y a, s’écria-t-elle. Si vous avez peur, j’irai moi-même.

Notre homme descendit lentement de la voiture et reconnaissant sa route à tâtons, le long du travail, atteignit la tête du cheval où il s’arrêta. De là, il plongea le regard dans l’obscure cavée du pont. Il saisit alors la bride et essaya de conduire l’animal ; mais celui-ci, d’une secousse, se débarrassa de l’étreinte du conducteur et se cabra, secouant le traîneau et mettant en danger le siège de Zulma. Elle était sur le point de sauter à bas de la voiture, quand son domestique revint précipitamment en s’écriant :

« Les Bastonnais ! »

Au même moment, on aperçut sous l’arche du pont le reflet de baïonnettes. Deux soldats s’avancèrent dans l’espace éclairé et on entendit le commandement sec et sévère : halte !

Le domestique se tenait tout trem­blant derrière le traîneau. Zulma, tranquillement, fit signe aux soldats d’avancer. Ils s’approchèrent. Elle leur dit un mot en français, mais ils branlèrent la tête. Alors, ils parlèrent en anglais, mais, à son tour, elle branla la tête. Ils sourirent et elle sourit. À ce moment, le cheval, comme s’il appréciait la situation, ayant tourné la tête pour regarder les soldats, redevint tranquille et resta en place. Le domestique n’avait pas autant de bon sens, car il était encore là tout tremblant derrière la voiture.

Les soldats se consultèrent un moment ; puis le plus âgé fit signe à Zulma qu’elle devait retourner à la ville. Elle répondit dans le même langage qu’il lui fallait continuer sa route. Ils insistèrent un peu plus sérieusement. Elle insista, de son côté, avec un commencement d’impatience. La position devenait embarrassante, quand un homme de haute stature apparut à l’entrée opposée du pont, et d’un mot bref de commandement fit retirer les soldats. Zulma regarda devant elle et sa physionomie refléta une expression mêlée de surprise et de plaisir. Le nouveau venu s’avança à côté de la voiture, toucha son chapeau et salua respectueusement la belle voyageuse.

Veuillez excuser mes hommes, Mademoiselle, dit-il en bon français. Je vois qu’ils vous ont retenue ; mais nous faisons des patrouilles dans les routes et leurs ordres sont stricts. Vous désirez continuer votre route du côté de la campagne ?

— S’il vous plaît, Monsieur.

— Avec cet homme ?

— Oui ; ce n’est pas un soldat, mais un domestique de ma famille. Nous sommes entrés dans Québec ce matin avant l’investissement et il est absolument nécessaire que je rentre chez moi ce soir.

Le ton de Zulma n’était pas celui d’une suppliante. Ses manières montraient que, de même que les commandements des soldats ne l’avaient pas intimidée, elle n’avait pas davantage de faveur à demander à l’officier. Celui-ci, sans doute, comprit tout cela d’un coup d’œil et il ne parut pas en concevoir de déplaisir, car au lieu de donner la permission de partir, il sembla hésiter et balancer, comme désireux de prolonger l’entrevue. Finalement, il réussit à renouer la conversation en demandant à Zulma si elle ne craignait pas de poursuivre son voyage à cette heure tardive, lui offrant de lui fournir une escorte, si elle le désirait. Elle répondit en riant que l’escorte elle-même serait probablement le plus grand danger qu’elle rencontrerait sur sa route.

— Alors, je vous escorterai moi-même, dit le jeune officier avec un profond salut.

Zulma le remercia, l’assurant en même temps qu’elle n’avait pas besoin de protection et qu’elle ne prévoyait aucun embarras. Elle appela alors son domestique à son siège auprès d’elle et elle était sur le point de donner au cheval le signal du départ, quand on entendit, dans la direction de la ville, la détonation d’une arme à feu. La jeune fille et l’officier se regardèrent.

— Un coup égaré, dit celui-ci, après avoir écouté un moment. Ce n’est rien. Vous n’avez pas peur, Mademoiselle ?

— Veuillez m’excuser, Monsieur, répondit Zulma, mais c’est le second coup de feu que j’entends aujourd’hui. Celui-ci peut n’avoir aucune importance, mais le premier était terrible, et je ne l’oublierai jamais.

L’officier regarda Zulma, mais ne dit rien.

— Est-il possible que vous ne vous le rappeliez pas, vous aussi ?

— Nous y sommes accoutumés, Mademoiselle, ce…

— Celui qui a tiré ce coup de fusil est un misérable et celui auquel cette balle était destinée, s’écria Zulma se redressant et fixant ses yeux brillants sur l’officier, est un héros.

Bon soir, Monsieur.

Et, comme s’il eût été animé de l’ardeur avec laquelle sa maîtresse prononça ces paroles, le cheval fit un bond en avant et le traîneau s’engouffra dans le sombre tunnel du pont.

VIII
cary singleton.

C’était Cary Singleton. Il resta un instant immobile, regardant dans la direction du pont, puis il s’éloigna lentement, plongé dans la réflexion. Les paroles de la belle Canadienne l’avaient jeté dans la perplexité et il cherchait à en découvrir le sens. Quel était ce coup de feu auquel elle avait fait allusion ? Quel était l’heureux mortel qu’elle avait proclamé un héros ? À la fin, la pensée lui vint que, peut-être, la jeune fille avait été témoin de la scène de l’après-midi sous les murs de Québec. Il était bien probable, en effet, qu’elle avait été parmi les centaines de spectateurs qui encombraient les remparts au moment où le pavillon parlementaire s’avançait vers la porte de la ville. En ce cas, elle pouvait bien faire allusion au coup de feu déloyal tiré sur le pavillon, et si tel était le sens de ses paroles, son héros devait être le porteur de ce pavillon. Mais cela était presque trop beau pour être vrai. La jeune fille était sans doute une loyaliste, et pour s’exprimer comme elle l’avait fait, si elle avait l’intention qu’il lui prêtait, il aurait fallu, ou qu’elle fût rebelle au fond du cœur, ou qu’elle fût mue par des principes d’humanité plus élevés qu’il n’avait le droit d’en attendre dans ce temps de guerre plein d’excitation et de démoralisation. Et puis, était-il possible qu’elle l’eût reconnu ? Car celui qui avait porté ce malencontreux pavillon n’était autre que lui-même.

Cette dernière question fournit un nouvel aliment à son émotion et il s’arrêta court sur le sommet de la colline pour se donner du nerf et prendre une soudaine résolution.

Une seconde analyse rapide le convainquit qu’en effet, il avait été reconnu par l’aimable étrangère. Toute son attitude, son regard animé, sa joue enflammée, son geste agité et ses derniers mots passionnés, toutes ces choses qui se retraçaient vivement à sa mémoire semblaient tendre à cette conclusion.

Oui, elle se souvenait de lui, elle l’avait reconnu et, dans un moment d’enthousiasme indiscret, elle avait exprimé l’admiration qu’il lui avait inspirée. Être admiré par une telle femme ! Il venait d’un pays renommé pour la beauté de ses femmes autant que pour le caractère chevaleresque des hommes, mais jamais encore ses yeux n’avaient été gratifiés de la vue d’une perfection si transcendante. Tous les traits exquis de cette figure d’une rare perfection se retraçaient vivement à son esprit : les grands yeux bleus, le grand front large, le pli séducteur de ses lèvres, le port magnifique de la tête et, par-dessus tout, la beauté de sa taille de reine.

Cary Singleton était transporté. Il se reprochait amèrement d’avoir agi en fou. Pourquoi n’avait-il pas compris tout cela dix minutes plus tôt, comme il les comprenait maintenant ! Mais il allait réparer sa sottise. Il allait courir au camp, à quelque distance du bois qui longeait la route ; il s’y procurerait un cheval et partirait au galop, à la poursuite de la belle jeune fille. Il apprendrait son nom ; il découvrirait sa demeure, et alors… alors…

Mais une sonnerie de clairon interrompit sa rêverie et brisa sa résolution. C’était un appel au quartier-général pour un service spécial. Il leva les yeux et vit de gros nuages sombres rouler dans la vallée. Hélas ! le jour était bien fini et il était trop tard. Il se rendit tristement au camp, en déplorant l’occasion perdue et en faisant toute espèce de projet pour la retrouver.

Tout en se tournant et en se retournant sur sa froide botte de paille, cette nuit-là, ses rêves le reportaient dans la gorge solitaire, au pont couvert, devant l’apparition féerique et quand il s’éveilla le lendemain matin, ce fut avec l’espérance qu’une telle aventure ne resterait pas sans suites. Il sentit que ce serait une moquerie du destin qu’il eût voyagé si loin à travers les forêts du Maine et les plaines désertes de la Chaudière, souffert la faim, la soif, la fatigue et affronté la mort de toute façon, pour voir ce qu’il avait vu, entendre ce qu’il avait entendu et puis être privé à jamais de la jouissance de la vue et de l’ouïe.

On doit se rappeler que Cary Singleton avait à peine vingt et un ans et que l’enthousiasme de la jeunesse était intensifié en lui par une exubérante vigueur de santé.

Les plus ardents amoureux ne sont pas de maladifs sentimentalistes des salons à la tiède atmosphère, mais les géants du grand air, et les aventures d’un Werther sont des bagatelles d’enfants comparées aux escapades amoureuses que l’on raconte d’un Hercule.

Cary Singleton venait de bonne souche ; du Maryland, du côté de son père ; de la Virginie, de celui de sa mère. Les familles Cary et Singleton ont survécu jusqu’à nos jours, à travers plusieurs générations de gens d’honneur, mais elles n’ont point à rougir de leur représentant qui figure dans ces humbles pages. Il avait passé sa jeunesse sur le domaine de son père, prenant part à tous les exercices virils et il était resté, durant les dernières années, au vieux collège Princeton où il avait acquis toutes les connaissances convenables à sa position de fortune. Il était tout particulièrement habile en littérature et dans les langues modernes, ayant appris parfaitement le français pendant les longues années où il avait reçu les soins de la gouvernante de ses sœurs.

Cary avait étudié le droit et il était sur le point d’entrer au barreau, quand éclata la guerre de la Révolution. Il s’engagea alors dans le bataillon des carabiniers de la Virginie formé par le célèbre capitaine Morgan et se rendit à Boston pour prendre rang dans l’armée de Washington, pendant l’été de 1775. Il n’y resta pas bien longtemps avant que ne fût décidée l’expédition contre le Canada.

Washington, qui était du même avis que le congrès sur l’importance de cette campagne, donna beaucoup d’attention personnelle à l’organisation de l’armée d’invasion, et c’est sur ses ordres spéciaux que le bataillon de Morgan avait été incorporé dans ses rangs.

Quand la colonne se mit finalement en marche, en septembre, Cary eut l’honneur de recevoir une cordiale poignée de main et quelques paroles de conseil du père de son pays et cela ne contribua pas peu à lui faire accomplir ces merveilles de constance et de valeur qui distinguèrent sa carrière au Canada.

IX
le chant du violon.

Il était minuit et tout était tranquille dans la cabane solitaire de Batoche. La petite Blanche était profondément endormie dans son banc-lit, et Velours, roulé en cercle, dormait sur la pierre de l’âtre. Le feu, bas, jetait par instants une faible lueur à travers la chambre. L’ermite occupait son siège habituel, la chaise de cuir, au coin de la cheminée. Avait-il fait un somme, ou était-il resté plongé dans la rêverie ? il aurait été difficile de le dire ; mais il se leva d’un mouvement lent et c’est, pour ainsi dire à pas dérobés, qu’il se dirigea vers la porte qu’il ouvrit pour plonger son regard dans la nuit. Revenant ensuite, il mit une grosse bûche sur le feu qu’il attisa du bout du pied. La flamme s’éleva et éclaira la moitié de la chambre. Il alla alors à l’alcôve et y prit son violon. Après avoir raclé sur les cordes pour s’assurer de leur accord, il posa le talon de l’instrument dans le creux de l’épaule et exécuta un prélude rapide. Le vieillard sourit, comme satisfait de l’adresse de ses doigts, et ce n’était pas sans raison, car le doigté révélait un artiste.

— Que vas-tu me chanter, ce soir ? dit Batoche avec un regard de tendresse à son vieil instrument ?

La voix des chutes a eu d’étranges roulements de tonnerre, toute la journée, et j’éprouve de singulières sensations ce soir. Je ne sais pas ce qui se passe, mais peut-être me le diras-tu.

À ces mots, il remit son violon à l’épaule et commença à jouer. D’abord, ce furent des notes lentes et larges tirées à grands coups d’archet, puis une succession de notes rapides jaillissant les unes sur les autres. Le changement était naturel et agréable, mais en s’échauffant, le vieux musicien s’abandonna à une vraie débauche musicale.

Tour à tour le violon semblait faire entendre le mugissement de la tempête, le murmure de la brise, le clapotement des gouttes de pluie ou le monotone ruissellement de l’eau. Puis la main gauche demeurait immobile sur le manche et des cordes sortait un grand unisson qu’on eût pu prendre pour un solennel avertissement. Ensuite, les doigts recommençaient à voltiger sur les cordes dont les vibrations faisaient entendre des sons courts et aigus comme des cris d’enfants pétulants. Alors, de ravissantes mélodies s’élevaient et s’entremêlaient comme les fleurs d’un bouquet, produisant un ensemble harmonique d’un effet charmant et embaumant l’air même dans lequel elles exhalaient leurs parfums.

Tout à coup, le fantasque vieillard les brisait toutes par un seul mouvement du bras, causant une terrible dissonance capable de faire trembler la cabane sur ses fondations.

Pendant une heure au moins, debout au milieu de la place, Batoche continua à jouer presque sans aucun moment de repos. Alors il s’arrêta, resserra les clefs, fit décrire à son archet deux ou trois cercles, comme pour détendre les muscles de son bras, et puis attaqua la corde de mi. C’est là qu’il espérait découvrir le secret qu’il désirait connaître. Il arrondit les épaules, pencha l’oreille près de l’âme de l’instrument, fit pénétrer le rayon de ses yeux gris dans ses fissures serpentines et passa nerveusement les doigts de la main gauche de bas en haut et de haut en bas, pendant que son archet caressait la corde dans une série interminable d’évolutions mystérieuses.

La musique ainsi produite était étrange et surnaturelle. Le démon caché dans le corps de l’instrument parlait à Batoche. Tantôt avec le bruit d’une explosion, tantôt avec la douceur d’un chuchotement ; tantôt d’une voix perçante comme le cri d’un oiseau de nuit, tantôt d’un souffle aussi léger que l’haleine d’un bébé, le violon parlait son langage varié et magique sous la touche du sorcier.

Par moments l’air semblait sangloter et la chambre se balancer au son de la musique ; un instant plus tard, l’âme de l’exécutant était absorbée dans la mélodie. Enfin, le vieillard se redressa, rejeta sa tête en arrière, fit courir ses doigts rudement vers le chevalet et donna un violent coup d’archet.

Un bruit sec retentit, pareil à la détonation d’un pistolet. La corde venait de se briser. Batoche abaissa lentement l’instrument et regarda autour de lui. La petite Blanche, assise dans son lit, promenait autour d’elle ses grands yeux ouverts et hagards. Le chat noir, le dos en demi-cercle et le poil hérissé, fixait des yeux terribles sur le foyer.

— Bon ! murmura Batoche en allant à l’alcôve et en replaçant son violon. Il alla ensuite tranquillement à la porte qu’il ouvrit toute grande. Barbin et deux autres hommes, étroitement encapuchonnés, étaient là debout devant lui.

— Entrez, dit Batoche, je vous attendais.

Il n’y avait dans ses manières ni agitation, ni excentricité, mais ses traits étaient altérés et ses yeux gris jetaient une lumière sombre sur les ombres épaisses de leurs cavités.

— Nous sommes venus vous chercher, Batoche, dit Barbin.

— Je le savais.

— Êtes-vous prêt ?

— Oui.

Et il fit un pas pour prendre sa vieille carabine.

— Pas de fusil, dit Barbin, en posant la main sur le bras du vieillard. Vous ne devez pas attaquer et vous ne serez pas attaqué.

— Ah ! je vois, murmura Batoche en jetant sur ses épaules son capot de chat sauvage.

— Vous savez les nouvelles ?

— Je sais qu’il y a des nouvelles.

— Le jour de délivrance est arrivé.

— Enfin ! s’écria l’ermite en levant les yeux au plafond.

— Les Bastonnais ont investi la ville.

— Et les loups, seront-ils pris au piège ? demanda Batoche d’une voix de tonnerre. Ha ! ha ! j’ai tout entendu dans le chant de mon vieux violon. J’ai entendu le bruit de leur marche à travers la forêt ; leurs cris de triomphe, en arrivant sur les hauteurs de Lévis et en voyant, pour la première fois, le rocher de la citadelle ; le clapotis de leurs avirons, en traversant la rivière ; le profond murmure de leurs colonnes se formant en bataille sur les plaines d’Abraham. Ils en sont là, n’est-ce pas ?

— Oui, ils en sont là, répondirent ensemble les trois hommes étonnés de l’exactitude des renseignements que Batoche, ils le savaient bien, n’avait pu obtenir ce jour-là d’aucune lèvre humaine.

— Mais ils iront plus loin, reprit l’ermite, car j’en ai entendu davantage. J’ai entendu tonner le canon, crépiter la fusillade, siffler les fusées. J’ai entendu la plainte des blessés, le gémissement des mourants, la malédiction jetée sur les morts. Puis, après un long intervalle, le pétillement des flammes, les cris des affamés, les sanglots de ceux qui souffrent, les lamentations des malades et la voix retentissante, terrible de l’insurrection. Et tout cela, dans le camp de nos amis, tandis que, dans la ville, où sont rassemblés les loups, j’ai entendu le choc joyeux des verres, le chant des réjouissances, les cris de défi, les menaces contre la trahison, remarquez bien ce mot, mes amis. Sommes-nous des traîtres, vous et moi, parce que nous aimons trop notre vieille mère patrie et que nous haïssons les loups qui ont dévoré notre héritage ?

Oui, je le répète, j’ai entendu, ce soir, la clameur de défi, la menace contre la trahison, le rire moqueur contre la faiblesse et l’ignoble grognement des repus, dans leur ivresse. Un autre intervalle, et puis la catastrophe. J’ai entendu la douce voix de la nuit, le léger frôlement de la neige qui tombe, le pas assourdi de régiments qui s’avancent, les commandements donnés à voix basse, puis, tout à coup, la détonation formidable du canon, et enfin, le silence, la défaite et la mort.

Barbin et ses deux compagnons, muets d’étonnement, écoutaient le vieillard. Il leur apparaissait comme un prophète, déroulant devant leurs yeux la vision de la guerre et de la désolation que le génie de la musique avait évoquée pour lui. Quand il eut fini, ils se regardèrent, ne sachant que dire. Batoche ajouta :

Je crains que les choses ne tournent pas aussi favorablement que nous le désirons. Nous pouvons tuer des loups, mais nous ne réussirons pas à détruire leur bande. Toutefois, nous devons faire de notre mieux.

Les hommes ne répondirent pas, mais ils changèrent brusquement le cours des pensées du vieil ermite, en se dirigeant vers la porte et en le pressant de les suivre.

— Il est tard, dit Barbin. Nous avons de la besogne à faire et il faut nous hâter.

Les quatre hommes sortirent alors de la maison, laissant la petite Blanche et Velours au calme sommeil dans lequel ils étaient retombés aussitôt que la voix du violon s’était tue.

X
la voix du sang.

Batoche et ses compagnons s’enfoncèrent dans la forêt. En route, on expliqua pleinement au vieillard le but de l’expédition. On lui demandait d’avoir une entrevue, cette nuit-là même, avec quelque officier de l’armée continentale, dans le dessein d’organiser un système d’action entre eux et les mécontents des environs de Québec. Ces mécontents étaient partagés en différents degrés de résolution, de courage et d’activité. Les uns s’étaient beaucoup vantés de ce qu’ils feraient quand les Américains arriveraient, mais maintenant que les Américains étaient arrivés et que les troupes loyalistes se montraient déterminées à la résistance, ils se retiraient prudemment en arrière ou même trahissaient leurs bruyantes professions d’autrefois. D’autres se bornaient aux agissements secrets, comme de fournir des renseignements sur ce qui se passait dans la ville, de donner asile à ceux qui étaient poursuivis pour trahison, ou d’approvisionner de vivres et de munitions ceux de leurs amis qui en avaient besoin. Enfin, il y avait un petit nombre de déterminés, principalement de vieux soldats ou des fils des vieux soldats de Montcalm et de Lévis, qui, n’ayant jamais pu se plier à la domination de leurs maîtres anglais, dans les seize ans qui s’étaient écoulés depuis la conquête, saluaient l’arrivée des Américains comme le prélude de la délivrance et levaient fièrement l’étendard de la révolte. Ceux-ci se divisaient encore en deux classes. La première se forma en un bataillon régulier qui prit rang dans l’armée d’Arnold et suivit toutes les péripéties du siège. La seconde classe se composait de fermiers des environs de Québec, qui, dans l’impossibilité de quitter leurs familles et de faire un service militaire régulier, entreprirent une espèce de guérilla qui fut, tout à la fois, très utile aux assiégeants et tout à fait romantique. C’est parmi ces derniers, que s’étaient rangés Barbin et ses compagnons. Batoche fut appelé à se joindre à eux. Son habileté bien connue au tir à la carabine, sa parfaite connaissance de tous les bois dans un rayon de plusieurs milles, sa résistance à la fatigue et aux privations, sa bravoure poussée jusqu’à la témérité et sa fertilité en expédients, au milieu des plus grands dangers, tout le rendait précieux dans les circonstances critiques où il se trouvait ainsi que ses amis.

Mais les singularités de sa manière de vivre, l’excentricité de son caractère, ses relations supposées avec les esprits des défunts, et le don de seconde vue dont le gratifiaient les paysans de la contrée, en dépit des critiques et des risées dont il était parfois l’objet, étaient des raisons plus puissantes encore qui le désignaient comme l’un des esprits dirigeants de la secrète insurrection des habitants. Lui-même, à sa manière, favorisait le mouvement avec enthousiasme. Il n’était pas canadien, mais français de naissance. Sa jeunesse s’était écoulée dans les guerres de son pays. Quand le grand marquis de Montcalm fut envoyé à la Nouvelle-France, il l’avait suivi comme soldat du fameux régiment du Roussillon. Il avait pris part à la bataille du Carillon et partagé la gloire de la campagne de 1758. Dans les mêmes rangs, il avait assisté à l’étonnante défaite du 13 septembre 1759, sur les plaines d’Abraham. Il avait eu la triste consolation d’être l’un de ceux qui avaient transporté hors du champ de bataille le marquis blessé et l’avaient accompagné à l’hospice des Ursulines où il mourut et où reposent encore ses restes glorieux. Cette circonstance lui avait épargné l’ignominie d’être fait prisonnier de guerre. Avant que Murray, le successeur de Wolfe, n’entrât en triomphe dans la cité vaincue, il s’était échappé en se dissimulant le long de la vallée de la rivière Saint Charles, à la faveur des ténèbres et en se réfugiant dans la campagne. Après avoir erré sur une étendue de plusieurs milles, il s’était arrêté près des chutes de Montmorency, et s’était construit une espèce de tente rustique sur l’emplacement même où, plus tard, il éleva sa cabane solitaire. Il avait choisi cet endroit non seulement à cause de la beauté du site et de l’abri qu’il lui offrait contre toute intrusion hostile, mais aussi parce qu’il était dans le voisinage immédiat des fortifications (visibles encore aujourd’hui) que son bien-aimé commandant avait élevées là et d’où il avait repoussé Wolfe avec de grandes pertes, deux mois seulement avant la bataille désastreuse des plaines d’Abraham.

« Hélas ! s’écriait souvent Batoche, debout au milieu de ces bastions, si le grand marquis avait eu autant de confiance dans les murs de Québec, qu’il en a eu dans ces fortifications, nous serions encore maîtres du pays. Wolfe n’a dû ses succès qu’à l’imprudence de Montcalm ».

Au printemps de l’année suivante, Batoche était entré dans les rangs de l’armée du chevalier de Lévis et il était présent à la grande victoire de Sainte-Foye. Mais l’habile retraite de l’armée anglaise, commandée par Murray, sous les murs de Québec ; l’impossibilité où se trouvait Lévis de presser le siège de la ville, la débandade générale des forces françaises par toute la province et la reddition finale de Vaudreuil à Montréal, par laquelle toutes les possessions françaises en Amérique furent cédées à la Grande-Bretagne, événement qui fut l’un des plus importants des temps modernes par ses résultats ultérieurs, toute cette série de désastres força Batoche à retourner à sa solitude de Montmorency.

Il aurait pu repasser en France, s’il l’avait voulu, mais après quelque temps passé dans l’indécision, il s’était produit une circonstance qui l’avait déterminé à fixer définitivement son séjour dans le nouveau monde. Ce fut une lettre qu’il reçut de sa famille, lui apprenant la mort de sa femme et l’abjecte pauvreté dans laquelle était laissée sa fille, âgée de dix-sept ans. La jeune fille elle-même y avait ajouté une note annonçant son intention de faire voile, à la première occasion, pour rejoindre son père au Canada.

Le vieux soldat avait écrit aussitôt pour la dissuader de ce projet, lui donnant pour raison caractéristique, qu’il ne voulait pas qu’elle devînt la servante des Anglais abhorrés, mais avant que la lettre fût arrivée en France, la jeune fille était débarquée à Québec et c’est ainsi que le cours de la destinée de Batoche avait été changé. La jeune fille était aimable, intelligente et jolie et elle reçut aussitôt d’avantageuses offres de places dans plusieurs des meilleures familles de la capitale, mais le vieillard ne voulut écouter aucune proposition de ce genre.

— Viens avec moi dans les bois, lui dit-il, nous y vivrons heureusement ensemble. Je ne veux pas qu’un Anglais jette les yeux sur toi. Je suis encore capable de travailler. Tu m’aideras ; nous ne manquerons de rien.

Et il la prit dans son habitation solitaire auprès des chutes de Montmorency où, en effet, tous deux passèrent une existence tranquille et aisée. Au bout de trois ans, le fils d’un fermier de Charlesbourg devint amoureux de la jeune fille et malgré son amour paternel, Batoche consentit à ce mariage. Ce fut un rude coup pour lui lorsque la nouvelle épousée sortit de sa cabane pour aller résider chez son mari, à environ douze milles de là, mais il fit généreusement son sacrifice et quand, dix ou onze mois plus tard, il lui naquit une petite fille, Batoche sentit qu’il avait reçu une compensation suffisante pour la perte qu’il avait faite.

« La petite Blanche vivra avec moi, dit-il, et remplacera sa mère ».

Il ne savait pas combien était tristement vraie la prophétie qu’il faisait là.

XI
LA MORT DANS LES CHUTES.

C’était une belle soirée d’été. La jeune mère maintenant rétablie, voulut que sa première visite fût à la cabane de son vieux père, et il va sans dire qu’elle prit avec elle son bébé. Après s’être reposée quelque temps et avoir reçu les marques du profond amour paternel de l’ermite, elle se mit à errer, en portant son enfant dans ses bras, dans les environs qui lui étaient si familiers, pour jouir encore une fois de tous les charmes de son ancienne demeure. C’était une belle soirée d’été. La forêt était pleine de parfums. Mille oiseaux sautaient de branche en branche, le sol était émaillé d’une variété innombrable de fleurs sauvages ; de brillants insectes bourdonnaient en jetant des reflets d’or dans les rayons obliques du soleil. Le zéphir soufflait doucement en ondulations rythmiques qui disposaient l’âme à la rêverie et à la prière. La jeune femme ressentit cette influence sans pouvoir, sans doute, la définir, et subissant son pouvoir magique, elle erra plus loin de la hutte de son père qu’elle ne l’avait voulu et que ses forces ne le permettaient. Il était si délicieux de visiter de nouveau toutes ces scènes qu’elle avait appris à tant aimer, et de les revoir dans des circonstances si différentes !

Le monde inanimé lui-même est tout autre pour la femme que pour la jeune fille. Le mariage, pour la femme, semble altérer la forme, la couleur, l’arôme et l’effet des choses matérielles et leur donner un caractère de pathos, sinon de tristesse, qu’elles n’avaient pas dans les jours heureux où le corps ne devait aucune soumission et où l’esprit était littéralement libre.

Portant dans ses bras son enfant, ce gage incarné de son changement d’existence, la jeune femme suivit les avenues de la forêt et traversa les clairières jusqu’à ce qu’elle eût atteint la lisière de la grande route, à un demi-mille au moins de la hutte de Batoche. Elle s’arrêta devant cette voie blanche et poudreuse qui s’étendait comme une ligne de division entre les espaces de verdure qu’elle parcourait. Accablée maintenant de la fatigue qu’elle n’avait pas ressentie jusque-là, elle s’assit sur l’herbe touffue et chaude, pour se reposer, et, comme toutes les mères, s’oublia elle-même dans sa préoccupation de pourvoir aux besoins de son bébé. Depuis dix minutes, elle l’allaitait pendant que ses yeux étaient fixés sur les jambes roses de l’enfant et que son esprit était sous le charme moitié sensuel, moitié spirituel de la maternité, quand, tout à coup, un grand bruit de sabots de chevaux se fit entendre le long de la route, immédiatement suivi de cris d’hommes, de l’éclat d’habits rouges et du cliquetis de fourreaux de sabres sur les flancs de chevaux au galop. Ce qui s’ensuivit ne fut jamais bien connu ; mais la jeune mère, les vêtements en désordre, les cheveux flottant en arrière, son bébé convulsivement pressé contre son sein, s’enfuit comme une biche effrayée, à travers le bois, dans la direction des chutes. Sur ses pas deux hommes couraient à sa poursuite, rapides comme le destin, mais indistincts comme des spectres dans la pénombre. Malheureusement, la pauvre femme était du côté des chutes opposé à la maison de son père. Quand elle eut atteint le sommet du monticule, la cataracte mugissait à sa droite, et le vaste Saint-Laurent coulait à ses pieds. Il n’y avait aucune issue qui lui permît de s’échapper. Derrière elle, la honte et la mort ; devant elle, la mort et l’oubli ! Il n’y avait pas un moment à perdre. Au comble de son désespoir, elle entendit une voix de l’autre côté des chutes. C’était celle de son père qui, du geste et de la parole, lui disait de descendre le côté escarpé du promontoire jusqu’au pied de la cascade. Lui-même disparut sous le rocher surplombant et sous le rideau formé par la chute. Il la rejoignit juste au moment où elle venait d’atteindre l’endroit désiré. Ils ne perdirent pas une minute en explications. Prenant le bébé de son bras droit et passant le bras gauche autour de la taille de sa fille, le vaillant vieillard se retourna et disparut de nouveau sous la chute. Au-dessous d’eux, un rugissement de rage déjouée retentit, dominant le tonnerre de la chute ; mais ce cri ne fut pas répété.

Batoche n’avait encore fait que quelques pas, quand il s’aperçut que le fardeau que supportait son bras gauche devenait de plus en plus lourd, et, en baissant les yeux, il vit avec terreur que sa fille s’était évanouie. La grande fleur d’amour était brisée sur sa tige. Cet évanouissement rendait dix fois plus grand le péril du vieillard. Le plus léger glissement de son pied, la moindre déviation de la perpendiculaire, le plus petit écart de la ligne protectrice du mur de granit le précipiterait, lui et son précieux fardeau, dans l’abîme et la destruction. S’il pouvait seulement atteindre le souterrain dont l’ouverture était à moitié chemin du passage, il pourrait s’y arrêter pour s’y reposer, et tout irait bien. Dans cette espérance, il se traîna lentement, les yeux écarquillés, jusqu’à ce qu’il aperçût enfin l’ouverture du précieux refuge. Encore quelques pas et il allait l’atteindre. Il y arriva enfin. Comme il se penchait du côté droit pour déposer l’enfant sur une saillie de rocher à l’intérieur du souterrain, il sentit une traction soudaine sur son bras gauche, puis une sensation d’allégement, et à son inexprimable horreur, il vit que le cercle formé par son bras appuyé sur sa hanche, était vide. La fille avait glissé, comme un lis brisé, dans le bassin d’eaux bouillonnantes à l’endroit où les eaux de la chute tombent comme une masse de plomb. En un instant elles eurent éteint la vie dans cette blanche poitrine.

— Grand Dieu du ciel et de la terre ! Qu’est-ce que cela ? s’écria le vieillard les yeux sortis de leurs orbites.

Alors, avec un geste de désespoir, il prit l’enfant, l’éleva au bout de ses bras et allait sauter avec lui dans l’abîme pour compléter le sacrifice de malheur ; mais son œil hagard rencontra les yeux doux, calmes et remplis de riante lumière du bébé. Il y avait aussi un sourire sur ses lèvres et sa petite main potelée tenait un brin d’herbe arraché à une fissure du roc. Ce regard, ce sourire furent comme un rayon du paradis. Le vieillard mit l’enfant sur sa poitrine, croisa sur lui les deux bras et sortit rapidement de dessous les chutes. De ce moment, la petite Blanche ne le quitta plus.

Tel était le récit recueilli des lèvres de Batoche lui-même et que l’on raconte encore comme une des traditions de Montmorency. L’ermite affirma tou­jours que la mort de sa fille avait été causée par deux soldats de la cava­lerie anglaise rendus furieux par l’ivresse. Cela ne fut jamais prouvé, mais il était impossible de vouloir dissuader le vieillard de la vérité de cette accusation. De là, sa haine invétérée, opi­niâtre contre les Anglais, qui, jointe à l’aversion qu’il res­sen­tait à leur égard, comme soldat fran­çais, le rendit leur ennemi le plus implacable durant la guerre de 1775-76. De là aussi, l’excentricité de son caractère et sa manière de vivre que nous avons décrite dans les chapitres précédents.

XII
conseil et avertissement.

Le cri de ralliement de la troupe de paysans mécontents était le hurlement du loup. Ce signal fut adopté par haine du nom même de Wolfe, le conquérant de Québec. « Loup » était la désignation appliquée par eux à tout résident anglais et plus spécialement au soldat anglais. Nous avons vu comment ils se servaient de ce signal pour rassembler les conspirateurs dans la forêt pendant la nuit, et comment Batoche le connut.

Les Américains n’étaient pas depuis plus de quarante-huit heures dans les environs de Québec, qu’ils en connaissaient déjà la signification.

On le vit bien, lorsque l’ermite, avec trois compagnons arriva au pont de la petite rivière Saint-Charles, sur la grande route conduisant directement à la ville. Il y avait là un poste de miliciens du New-Jersey. À l’approche des Canadiens, la sentinelle cria halte et demanda le mot de passe ; mais ils répondirent par le hurlement du loup et ils reçurent aussitôt l’ordre de s’avancer. L’officier de service comprenait le français, et Batoche était chargé de parler au nom de la troupe.

Le colloque suivant s’engagea aussitôt :

— Que désirez-vous ?

— Nous sommes venus vous offrir nos services.

— En quelle capacité ?

— Comme éclaireurs.

— Demeurez-vous à la ville ?

— Non ; à Beauport.

— Vous êtes des cultivateurs ?

— Oui.

— Avez-vous des armes ?

— Oui, car nous sommes aussi chasseurs.

— Vous connaissez le pays, alors ?

— À dix lieues à la ronde.

— Et la ville ?

— Nous y connaissons tous nos compatriotes.

— Pouvez-vous communiquer avec eux ?

— Nous avons beaucoup de moyens pour y arriver.

— C’est bien. Nous avons besoin de vos services.

Nous avons dit que le but de Barbin et de ses compagnons était d’entrer en communication directe avec quelques officiers américains, de leur faire connaître leurs plans d’opération et de s’entendre avec eux pour organiser leurs services. C’est ce qu’ils firent dans le cours d’une plus ample conversation et on leur dit de revenir dans quelques jours pour recevoir des instructions du quartier général directement.

Mais ils avaient un second devoir à remplir, ou plutôt, ce soin incombait à Batoche, comme il en avait informé ses compagnons en se rendant au rendez-vous, après avoir pris tous les renseignements sur tout ce qui s’était passé dans les deux jours qui s’étaient écoulés depuis que les Américains avaient investi Québec. Batoche émit ses idées à peu près comme suit. S’adressant à l’officier, il dit :

— Vous savez que nos compatriotes, à la ville, sont partagés de sentiments ?

— Nous l’avons appris.

— Un parti épouse la cause de l’Angleterre et a formé un régiment pour la défendre.

— Nous savons cela.

— Ce parti est maintenant très animé contre vous.

— Ah !

— Un autre parti favorise la cause de la liberté et de la libération.

— Oui, ce sont nos amis.

— Eh bien, ils sont fort découragés de ce qui est arrivé dernièrement.

— Vraiment ? Comment cela ?

— Puis-je parler librement ?

— Comme un soldat à un soldat.

— Et vous ajouterez foi à mes paroles ?

L’officier fixa un regard sur la figure originale et énergique du vieil ermite et répondit avec assurance :

— Je vous croirai.

— Et vous rapporterez mes paroles à votre commandant ?

— Oui.

— Alors, écoutez-moi. Avant hier, après avoir débarqué sur la côte nord, vous avez déployé vos forces sur les plaines d’Abraham.

Batoche s’étendit sur ces détails et sur d’autres encore qu’il avait appris de Barbin, afin de les faire confirmer par les officiers américains, de manière qu’il n’y eût aucune erreur sur la conclusion qu’il en tirait.

— C’est bien ce que nous avons fait, répondit l’officier.

— Et vous avez envoyé un pavillon parlementaire ?

— Oui.

— C’était pour demander une conférence ?

— C’était un ordre de capitulation.

— Cela rend les choses plus mauvaises. En ville, on a supposé que ce n’était que pour une entrevue. Quand la vérité sera connue, l’effet en sera encore plus désagréable.

— Que voulez-vous dire ? s’écria l’officier.

— Veuillez m’excuser un instant. Votre messager a été renvoyé ?

— Oui, répondit l’officier avec impatience.

— Et l’on a tiré sur le pavillon ?

— Oui, dit l’officier avec un juron,

— Eh bien, voici ce que je veux dire. Vos amis, dans la ville, sont indignés et découragés de ce que vous n’avez pas vengé cette double insulte. Ils ne peuvent s’expliquer cette conduite. Ils raisonnent ainsi : ou les Bastonnais étaient assez forts pour venger et punir cet outrage, ou ils ne l’étaient pas. S’ils l’étaient, pourquoi n’ont-ils pas immédiatement couru à l’assaut ? S’ils n’étaient pas assez forts, pourquoi s’exposer et nous avec eux à cette terrible humiliation ?

Dans le premier cas, leur inaction était une lâcheté. Dans la seconde supposition, le fait de se ranger en bataille et d’envoyer un pavillon pour demander la capitulation était une indigne fanfaronnade.

Batoche s’était échauffé suivant sa vieille habitude, en disant ces paroles. Il ne gesticulait pas et n’élevait pas la voix, mais la lueur du feu de bivouac éclairant sa figure révélait une expression de résolution et de force consciente. S’avançant d’un pas ou deux vers l’officier, il dit d’un ton plus bas :

— Ai-je trop parlé ?

— Vous avez dit la vérité ! tonna l’officier en frappant violemment la terre du pied.

Puis il murmura en anglais :

— Exactement ce que j’ai dit alors ! Ce vieux Français a exprimé la vérité dans toute sa rude nudité.

L’officier était le major Meigs, un de ceux qui avaient le plus énergiquement désapprouvé l’envoi du pavillon et dont l’opinion sur cet incident est enregistrée dans l’histoire.

Il remercia Batoche de son-précieux renseignement et lui assura qu’il répéterait au colonel Arnold ce qu’il avait dit.

— Peut-être permettrez-vous à un vieux soldat d’ajouter un autre mot, continua l’ermite, comme ils allaient se séparer.

L’officier était si impressionné de ce qu’il avait entendu et des singulières manières de l’être étrange qui s’adressait à lui, qu’il lui accorda une prompte permission.

— Comme amant de la liberté, comme ennemi des Anglais, comme ami des Bastonnais, je crois, après ce qui est arrivé, qu’il serait préférable que vos troupes se retirassent pendant quelque temps hors de vue des murs de Québec.

L’officier le regarda d’un air de doute.

— Elles pourraient se retirer dans quelques villages en remontant un peu la rivière. Là, elles pourraient se ravitailler à loisir.

Pas de réponse.

— Et attendre des renforts.

L’officier sourit d’un air d’approbation.

— Et donner à leurs amis, à la ville et aux alentours, le temps d’organiser et de compléter leurs arrangements. Jusqu’ici nous avons fait peu de chose ou rien du tout, mais dans le cours d’une semaine ou de dix jours, nous pourrions faire beaucoup.

— C’est une excellente idée, et elle sera prise en considération, dit l’officier en serrant la main de Batoche ; après quoi, l’entrevue prit fin.

Que l’avis du vieillard ait eu du poids, ou non, le mouvement qu’il avait conseillé fut exécuté une couple de jours plus tard.

Reconnaissant l’impossibilité de presser le siège sans recevoir de renforts et apprenant que le colonel McLean, avec ses Émigrants royaux avait réussi à se rendre de Sorel à Québec le jour même où les Américains y étaient arrivés de la Pointe-Lévis, ce qui fortifiait de quelques réguliers la garnison de la ville, Arnold leva le camp le 18 novembre et se retira à la Pointe-aux-Trembles pour y attendre l’arrivée de Montgomery qui venait de Montréal.

XIII
la tactique d’une femme.

Quand Zulma Sarpy arriva chez elle le soir de son voyage plein d’aventures à Québec, son vieux père remarqua qu’elle était sous l’influence d’une grande émotion. Elle aurait préféré garder pour elle tout ce qu’elle avait vu ou entendu, mais il la questionna avec tant d’insistance qu’elle ne put éviter de répondre. Il était tout naturel, comme elle le comprit parfaitement, qu’il fût anxieux d’obtenir des renseignements sur l’état des affaires, d’autant plus que différentes rumeurs lui étaient parvenues durant le jour par ses serviteurs et ses voisins. Aussi, dès qu’elle se fut un peu remise, après un abondant repas pris à loisir, en femme sensée jouissant d’une bonne santé, elle lui raconta en détail tous les événements dont elle avait été témoin. M. Sarpy l’interrompit fréquemment par des exclamations énergiques qui la surprirent énormément, car elles montraient qu’il prenait à la guerre imminente un intérêt plus profond qu’il ne l’avait prévu et qu’elle ne l’avait espéré. L’incident du pont, en particulier, fit beaucoup d’effet sur lui.

— Et vous êtes certaine, demanda-t-il, que le jeune officier est le même que celui sur lequel on a fait feu du haut des murailles ?

— Je suis sûre de n’avoir pu me tromper, répondit-elle. Sa taille, sa noble démarche, sa belle figure le feraient distinguer entre mille.

— Mais vous ne savez pas son nom ?

— Hélas, non.

— Vous auriez dû vous en informer. L’homme qui a traité ma fille avec tant de courtoisie ne doit pas être un étranger pour moi.

— Ah ! n’ayez pas d’inquiétude, papa, je saurai bien trouver son nom, dit Zulma en riant.

— Peut-être bien que non. Qui peut dire ce qui arrivera ? La guerre est un tourbillon qui peut l’enlever hors de vue et l’effacer du souvenir, avant que nous nous en rendions compte.

— Ne craignez rien, interrompit Zulma avec un geste magnifique de son bras blanc. J’ai un pressentiment que nous nous rencontrerons encore. J’ai l’œil sur lui, et…

— Il a l’œil sur vous, ajouta le sieur Sarpy, sur un ton de plaisanterie qui ne lui était pas habituel.

Sa fille ne répondit rien ; mais un rayon d’ineffable lumière passa comme une illumination sur sa belle figure et des mots qui se pressaient sur ses lèvres, mais qu’elle ne prononça pas, s’évanouirent dans un délicieux sourire, aux coins de ses lèvres pleines et vermeilles. Elle se leva de sa chaise et resta immobile pendant quelques instants, la vue fixée sur un vase de fleurs rouges et blanches placé sur le manteau de la cheminée. Sa robe de nuit, d’un blanc de neige, tombait négligemment autour de sa personne, mais ses plis flottants ne pouvaient dissimuler les contours de sa poitrine qui se soulevait et retombait sous le coup de quelque sentiment violent. Le sieur Sarpy, en la regardant, ne pouvait ni cacher son admiration pour l’aimable créature qui était la consolation et la gloire de son existence, ni retenir ses larmes à la pensée, toute vague et invraisemblable qu’elle fût, que cette guerre pourrait, de quelque manière inconcevable, entraîner la destinée de sa fille et changer le courant de leur existence mutuelle. À son attitude, la connaissant comme il la connaissait, ou peut-être ne la connaissant pas aussi bien qu’il l’aurait pu, il sentit qu’elle était sur le point de lui faire une importante communication, de lui demander quelque chose ou de l’engager dans quelque voie qui influerait sur leurs destinées respectives et conduirait précisément au mystérieux résultat dont l’ombre était déjà dans son esprit.

Mais avant qu’il eût eu le temps de dire un mot pour apaiser ses craintes ou dissiper ses conjectures, Zulma s’avança lentement et se mit tout doucement à ses genoux. Elle tourna vers lui sa figure dont les riches couleurs s’étaient subitement évanouies, mais il y avait dans ses yeux bleus une expression touchante qui fascina le vieillard.

— Papa, dit-elle, voulez-vous me permettre de vous demander une faveur ?

Le sieur Sarpy sentit son cœur se serrer et ses lèvres se contractèrent. Zulma remarqua son émotion et ajouta aussitôt :

— Je sais que vous êtes faible, papa, et que vous ne pouvez supporter les émotions ; mais ce que j’ai à vous demander est simple et facile à accomplir. D’ailleurs je me soumets d’avance à votre jugement et je me conformerai sans réserve à votre décision.

Le sieur Sarpy prit la main de sa fille dans les siennes et répondit :

— Parlez, ma chère enfant, vous savez que je ne puis rien vous refuser.

— Vous avez résolu de rester neutre, dans cette guerre ?

— C’était mon intention.

— Avez-vous pris cette résolution unique­ment dans votre intérêt ?

— Dans votre intérêt et le mien, ma chérie. Je suis vieux et infirme et ne puis prendre part aux luttes des hommes forts. Vous êtes jeune et je dois veiller sur votre avenir.

Zulma demeura silencieuse pendant quelques instants, comme si elle n’eût plus trouvé rien à dire. Son père, remarquant son embarras, ramena la conversation à son cours naturel en cherchant à tirer d’elle la nature de la demande qu’elle avait l’intention de lui adresser.

— Je voulais vous demander ma liberté d’action, dit-elle, avec une énergie soudainement recouvrée. Mais je n’en ferai rien maintenant.

Des circonstances se produiront peut-être, qui viendront modifier la situation pour nous deux avant que les hostilités aient fait beaucoup de progrès. Tout ce que je vous demande maintenant est de me permettre de revoir ce jeune officier.

Le vieillard, en entendant cette innocente requête, respira plus librement et s’écria :

— Quoi ! Est-ce là tout, ma chérie ? Vous pouvez certainement le revoir. Je voudrais le voir moi-même et faire sa connaissance.

Comme je vous l’ai dit auparavant, j’ai une grande admiration pour sa bravoure et sa courtoisie à votre égard. Et, Zulma, la prochaine fois que vous le verrez, ne manquez pas d’apprendre son nom.

— C’est précisément ce que je veux savoir, dit la jeune fille avec un sourire.

— Alors, nous sommes d’accord, reprit son père, en lui tapotant les joues et en se levant pour clore l’entrevue.

Il était maintenant en bonne humeur et, de son côté, elle affecta d’être gaie, mais il y avait sur ses joues un incarnat qui dénotait la flamme qui la consumait intérieurement, et quand son père fut parti, elle se mit à arpenter de long en large le plancher de sa chambre d’un pas lent et mesuré, plongée dans de profondes et pénibles réflexions.

XIV
le roman de l’amour.

Quatre jours plus tard, le village de la Pointe-aux-Trembles fut mis en émoi par l’approche des soldats d’Arnold. Leur apparition était si soudaine et si inattendue, que les gens ne savaient comment l’expliquer et la plupart d’entre eux barricadèrent leurs maisons. Mais les Américains s’avancèrent avec le plus grand ordre. L’avant-garde, arrivée au village, fit une marche par le flanc gauche et alla établir ses quartiers sur le bord même du Saint-Laurent. Le corps principal forma les faisceaux en face de l’église et l’on distribua aussitôt des billets de logement pour toutes les maisons du village. Arnold lui-même alla loger chez le curé, qui le traita bien et invita fréquemment à sa table les principaux officiers pendant leur court séjour dans sa paroisse. Ce bon prêtre, obéissant aux instructions de l’évêque de Québec, était opposé à l’invasion américaine, mais dans l’intérêt de ses paroissiens, il jugea prudent de traiter les Continentaux avec autant que respect que possible. Sa courtoisie fut bien récompensée, car durant tout leur séjour à la Pointe-aux-Trembles, les Américains traitèrent les habitants avec une considération exceptionnelle.

L’arrière-garde traversa le village et s’échelonna le long de la route, sur une distance de quinze à vingt milles. Cette division était principalement composée de cavalerie et de carabiniers, dont le service consistait à parcourir la contrée à la recherche de provisions et à garder les communications avec la partie supérieure du pays, d’où l’on attendait de jour en jour des renforts de l’armée de Montgomery.

Tous les officiers d’Arnold approuvaient sa retraite temporaire pour les raisons mêmes exposées par Batoche et qui leur avaient paru urgentes dans les circonstances actuelles.

Mais si l’un d’entre eux en était plus heureux que les autres, c’était bien Cary Singleton. Il avait d’autres raisons que des considérations militaires pour applaudir à cette mesure.

C’était pour lui une magnifique occasion — il se l’imaginait, du moins — de retrouver le trésor qu’il avait perdu sous le tunnel obscur du pont couvert, de revoir la vision qui, depuis cette soirée mémorable, avait toujours flotté devant sa mémoire.

Heureuse illusion de la jeunesse ! si peu appréciée, tant qu’elle dure, à cette période privilégiée de l’existence, et objet d’amères lamentations pour le reste de la vie, quand elle a disparu !

Les misères mêmes donnent un stimulant au plaisir, quand le cœur est embrasé — et quel jeune cœur ne l’est pas ? — de la flamme de l’amour. La fatigue, la faim, la soif, la maladie et la pauvreté ne sont que des bagatelles dont on rit, tant que l’on aperçoit derrière elles la douce lumière de tendres yeux parlant, en un langage qu’eux seuls peuvent entendre, la langue du cœur dévoué.

Pour beaucoup de ses camarades officiers, pères de famille ou déjà avancés en âge, cette invasion américaine était une dure réalité, faite d’une succession désagréable de marches et de contremarches, de parades et de campements, d’attaques et d’échecs, de privations de toutes sortes, avec la perspective d’une défaite finale ; mais pour Cary Singleton, la guerre avait été, jusque-là, une scène constante d’émotions agréables, comme il aura occasion de le dire lui-même dans un chapitre subséquent, et, à partir de ce moment jusqu’à la fin de la campagne, elle prit pour lui les proportions d’un roman.

Le seul renseignement qu’il avait pour le guider, était que la jolie fille qu’il cherchait habitait dans le voisinage du camp où il se trouvait maintenant. Était-ce plus haut ou plus bas, sur le bord de la rivière ou à l’intérieur des terres ? sans doute il ne le pouvait dire, mais il était bien résolu de le découvrir. Il savait que les quartiers que l’armée venait d’établir n’étaient que temporaires ; que dans huit ou dix jours au plus, celle-ci ferait de nouveau une marche en avant. Alors, ce serait la bataille et son sort pouvait être une tombe sanglante sous les murs de la vieille capitale. Il fallait donc se hâter. Il voulait bien mourir, mais il voulait auparavant revoir encore une fois l’objet de son culte.

Ces pensées occupaient son esprit pendant qu’il suivait la route au pas de son cheval, une belle après-midi, tandis que le soleil étalait ses blancs rayons sur la terre gelée, jetant un reflet argentin sur les branches dépouillées de feuilles des hêtres et des bouleaux.

Il ne se doutait guère de ce qui l’attendait, quand il arrêta machinalement sa monture pour admirer une belle avenue d’érables conduisant à un manoir situé à droite de la route.

XV
sur la grand’route.

La maison attira l’attention de Cary par la beauté de son site et son apparence d’aisance et de confort. Il conclut aussitôt qu’elle appartenait à quelque vieux seigneur français qui, après la conquête de la province par les Anglais, s’était retiré dans la solitude de son domaine où il passait le soir de sa vie dans le calme philosophique de la retraite.

Cette vue, toutefois, n’excitait pas autrement sa curiosité et il aurait probablement continué son chemin sans plus d’attention, s’il n’avait, par hasard, aperçu deux personnes descendant du perron dans l’espace libre en face de la maison. La distance était considérable, et les arbres gênaient quelque peu la vue, mais il crut distinguer dans ces deux personnages une jeune femme et un homme âgé. Il s’arrêta un moment de plus pour regarder. Tout à coup, il vit conduire au pied du perron un cheval sur lequel la jeune dame fut aidée à se mettre en selle. Cette vue l’émut considérablement. Un soupçon — était-ce seulement un soupçon ? — traversa son esprit.

Si c’était elle ! Il chassa cette pensée, néanmoins, comme trop heureuse pour être vraie. Il était impossible qu’elle se jetât ainsi dans ses bras.

Toute cette aventure perdrait la moitié de sa saveur romanesque, par un dénouement si simple et si facile. Non ! Il lui fallait la chercher, il lui fallait peiner, attendre et souffrir encore avant de pouvoir espérer d’atteindre l’objet de son désir.

C’est ainsi que nous ajoutons à nos peines dans l’intensité de nos désirs amoureux, et Cary prenait un âpre plaisir à exagérer sa propre misère.

Toutefois, il tint son regard ardemment fixé sur cette jeune amazone qu’il apercevait au loin. Après avoir conversé pendant quelque temps avec le vieillard, elle se redressa, se mit bien en selle et s’éloigna de la maison. L’avenue d’érables au bout de laquelle se tenait le jeune officier était tout droit devant elle et, un moment, Cary crut qu’elle allait la suivre. Elle arrêta son cheval à l’entrée de l’avenue qu’elle explora de la vue jusqu’à la barrière. Ils se trouvaient ainsi en face l’un de l’autre. Elle devait l’avoir vu aussi facilement qu’il la voyait lui-même. Se reconnurent-ils ? Oh ! comme l’amour, aux yeux toujours si perçants, est parfois désespérément aveugle !

Cary aurait dû lancer son cheval, franchir la barrière et remonter l’avenue dans une course folle. La dame aurait dû agiter son mouchoir en signe de reconnaissance et descendre au petit pas de sa monture, au-devant de son cavalier.

Au lieu de cela, il resta en selle comme frappé d’éblouissement, et elle s’éloigna tranquillement de l’entrée de l’avenue et suivit lentement un étroit sentier qui traversait les terres de son père.

Il y a souvent une révélation dans la disparition, de même qu’il y a de la lumière dans les ténèbres. À peine eut-il perdu de vue la dame à cheval, que Cary se sentit irrésistiblement entraîné à courir à sa poursuite et à découvrir qui elle était. Maintenant qu’elle était partie, la pensée lui revint qu’elle était peut-être celle qu’il aimait et recherchait. L’avait-il effrayée ? Ce n’était pas probable, vu l’aisance et le calme de ses manières. La reverrait-il ? Il sentit que cela dépendait entièrement de lui et il décida de mieux profiter de l’occasion, si elle lui était offerte de nouveau. Il réfléchit encore un moment avant de décider ce qu’il allait faire. Il pensa à ouvrir la barrière, à remonter l’avenue et à prendre le sentier qu’elle avait suivi ; mais il lui répugnait de passer ainsi sans permission sur la propriété d’autrui et il craignait d’être arrêté au manoir pour s’expliquer. Tout cela l’empêcha de suivre cette idée. Il jugea plus sage de suivre la grand’route en éperonnant son cheval et de se fier à sa bonne chance. Il pourrait peut-être découvrir l’issue de ce sentier d’où elle allait sortir. En cela, il ne fut pas désappointé. Après avoir fait environ un demi-mille, il arriva à l’entrée d’un chemin de campagne, rude et peu fréquenté, tout humide des infiltrations du ruisseau qui coulait le long d’un de ses côtés. Là il s’arrêta et observa avec le coup d’œil exercé du soldat en reconnaissance.

À sa surprise et à sa grande satisfaction, il remarqua les empreintes fraîches des sabots d’un pony, tournées du côté de la grand’route. Il eut la conviction qu’elle était venue par ce chemin et avait continué sa promenade le long de la grand’route. La carrière était donc libre devant lui. Tout ce qu’il avait à faire était de la suivre, et c’est ce qu’il fit sans perdre une seconde.

Pendant tout ce temps, l’après-midi s’était avancé et le soleil descendait tout doucement à l’horizon. On pouvait compter encore sur une grande heure de jour, mais l’air devenait froid, et des bandes de nuages rosés s’étendant en éventail dans l’ouest du firmament annonçaient du vent et de la tempête.

Pendant toute une heure, Cary Singleton chevaucha le long de cette route solitaire, fouillant du regard la lisière de la forêt à sa droite et la rive escarpée de la rivière à sa gauche ; mais il n’entendit rien, sauf le bruit monotone de l’eau du fleuve et le bruissement des arbres sous la brise. Il ne vit rien qui put distraire son attention de l’unique objet de ses recherches. Il commença à craindre que celles-ci ne fussent vaines. Il était déjà loin de ses quartiers, et sans cause spéciale, il ne pouvait guère prolonger davantage son absence. Il résolut donc, bien à contre-cœur, de diriger son cheval vers le camp. Avançant encore de quelques pas,
lentement et évidemment attristé par tout ceci, il arriva à un endroit où la route tournait brusquement, et à quel­ques centaines de verges devant lui, il remarqua la fumée bleue d’une petite maison de cultivateur bâtie dans la clairière du bois. Devant la maison, il y avait un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants entourant un cheval sellé. Dire que Cary fut surpris serait se servir une expression trop faible. Il fut si étonné qu’il s’arrêta court. Sa pré­sence excita un tumulte parmi ces gens. Les enfants se précipitèrent dans la maison, les femmes se retirèrent sur la porte, mais une dame en amazone les rassura d’un geste enjoué et se mit aussitôt en selle. Leur ayant adressé quelques mots d’adieu, elle reprit la route et un instant plus tard, elle était à côté du jeune officier.

— Est-il possible. Mademoiselle ?… Ce fut tout ce que put murmurer Cary dont l’agitation était si grande qu’il lui fallait s’appuyer au pommeau de sa selle pour ne pas tomber.

Il serait faux de dire que la dame n’était pas agitée de son côté, mais elle possédait cet admirable secret de la feinte qui place les femmes bien au-dessus des hommes dans les passes les plus critiques de la vie.

Sa réponse fut un délicieux sourire de reconnaissance et l’offre d’une main gantée.

— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer sur cette route solitaire, dit Cary, après avoir recouvré un peu de son assurance.

C’était là un mensonge palpable, mais inconscient. Pourquoi donc était-il venu si loin ? Pourquoi avait-il souffert les tourments du doute et de l’attente, tout le cours de cet après-midi, long comme la vie ? La jeune fille était plus naturelle et plus simple. La franchise de sa réplique faillit faire sauter Cary hors de sa selle.

— Et moi, je m’attendais à vous rencontrer, Monsieur, dit-elle, et elle partit d’un de ses plus joyeux éclats de rire.

Les explications suivirent rapidement. La dame avoua qu’elle avait reconnu Cary du bout de l’avenue, qu’elle avait évité à dessein de le rencontrer à la barrière, et avait pris le sentier à travers les terres de son père, certaine qu’il la suivrait. Elle ne découvrit qu’à moitié les raisons qui l’avaient fait agir ainsi, mais sa réticence partielle donnait du piquant à ses révélations, et en écoutant, Cary était dans une véritable extase de délices. Elle savait qu’il la suivrait ! Quelle conscience de supériorité et de pouvoir !

Ainsi engagée, la conversation ne languit point. L’officier reprit pleine possession de ses sens et les deux jeunes gens chevauchèrent rapidement côte à côte dans le crépuscule rosé qui paraissait être l’avant-coureur d’une belle aurore et d’un brillant lever du soleil.

XVI
une marche épique.

Le lendemain, Cary Singleton était assis, en compagnie de Zulma et de son père dans une salle du manoir Sarpy. Un grand feu brillait devant eux et à leur côté était une petite table chargée de gâteaux et de vins. Cary était à un angle de la cheminée, le sieur Sarpy au centre et Zulma occupait une chaise basse de l’autre côté du demi-cercle. Après avoir épuisé beaucoup de sujets de conversation et alors que le jeune officier, mis tout à fait à son aise, se sentait comme chez lui, le sieur Sarpy demanda à Cary de lui raconter la marche d’Arnold à travers les forêts du Maine.

— J’ai entendu parler des difficultés de cette expédition, dit-il, et je connais assez la nature de nos bois et de nos prairies pour savoir que vous avez dû beaucoup souffrir.

— Nous avons beaucoup de forêts dans le Maryland, répondit Cary, mais elles ne ressemblent en rien à celles de vos climats du nord. Je suis jeune et robuste, mais en maintes circonstances, j’ai pres­que désespéré d’arriver à Québec sain et sauf.

— Où votre armée s’est-elle organisée ?

— À Cambridge, aux quartiers généraux du général Washington.

— Quand ?

— Vers le milieu du mois d’août.

— Quel était votre but ?

— Eh bien ! lorsque la guerre contre la Grande-Bretagne devint inévitable, nous avons dû nous préparer aux mesures extrêmes. Les batailles de Lexington, de Concord et de Breed’s Hill nous jetèrent sur la défensive ; mais nous ne pouvions nous contenter de cela. Il nous fallait prendre l’offensive. Le Congrès résolut alors d’attaquer les Anglais au Canada.

— Les Anglais ? s’écria le sieur Sarpy.

— Oui, les Anglais, dit Zulma se tournant vers son père avec une animation soudaine dans le regard et dans le geste. Les Anglais, non pas les Français.

— Précisément, Mademoiselle, reprit Cary avec un sourire et un profond salut. Les Français du Canada sont nos frères et ont autant de raisons que nous de détester le joug britannique.

« Hélas ! murmura le sieur Sarpy en levant les yeux au plafond et en frappant de sa main ouverte le bras de son fauteuil. »

Un regard de Zulma fit passer rapidement le narrateur sur cette partie de son récit. Il continua en disant, en termes généraux, que le Congrès ayant décidé d’envahir le Canada par les grands lacs, avait jugé expédient d’envoyer une seconde expédition par le sud, le long de la rivière Kennebec.

— C’est par une belle matinée de septembre, poursuivit-il, que nous sommes partis de Cambridge sous les yeux du général Washington. Notre première halte fut à Newburyport. De là, nous fîmes une partie du trajet par voie d’eau. Onze bateaux-transports nous rendirent à l’embouchure de la Kennebec. Deux cents bacs construits par des charpentiers envoyés en avant dans ce but nous attendaient là. Cet endroit était la limite de la civilisation. Au delà, sur une étendue de centaines de milles dans l’intérieur, c’était la forêt vierge. Une avant-garde prit les devants pour reconnaître et explorer le pays. Le corps principal s’avança en quatre divisions ayant en tête notre corps de grenadiers. Après une marche agréable de six jours, nous arrivâmes aux chutes de Norridgewock.

— Norridgewock ? dit le sieur Sarpy, comme se parlant à lui-même. Je crois me rappeler ce nom-là.

— Sans doute, Monsieur, c’est un nom sacré. Il rappelle un grand homme de bien, le Père Ralle.

— Ah ! je me souviens. Il y a quarante ans de cela, et j’étais très jeune ; mais je me rappelle avec quelle horreur le Supérieur des missions à Québec apprit le massacre du saint apôtre des Abénakis.

— Qui l’a mis à mort ? demanda Zulma.

— Les colons anglais du Massachusetts, répondit son père avec indignation. Une de leurs bandes tomba sur l’établissement, tua et scalpa le missionnaire et trente de ses sauvages.

Les yeux de Zulma lancèrent des flammes, mais elle ne dit rien.

— Oui, dit Cary, les fondations de l’église et de l’autel des Norridgewocks est encore visible, mais les sauvages ont disparu et la désolation règne sur cette scène de carnage. À ces chutes, nous avons eu notre premier portage.

— Je le sais, dit le sieur Sarpy en souriant.

— Sur une longueur d’un mille et demi, nous avons dû traîner nos bateaux sur les rochers, à travers les tourbillons et parfois même le long des bois. Les bacs faisaient eau, les provisions se gâtèrent. Nous dûmes nous faire aider par des bœufs. Sept jours s’écoulèrent à ce travail fatigant.

Quand nous arrivâmes à la jonction de la rivière Morte avec la Kennebec, cent cinquante hommes étaient rayés des rôles pour raison de maladie ou de désertion.

— Le temps était-il froid ?

— Pas dans la première partie de notre voyage. Le ciel était serein, le soleil brillait presque chaque jour, les cours d’eau étaient remplis de truites saumonées, les arbres étaient magnifiques dans leur feuillage d’automne et l’atmosphère tranquille était un calmant pour nos membres harassés.

Mais vers le milieu d’octobre, la scène changea soudainement. Toutes les feuilles des arbres étaient tombées ; le vent soufflait le froid à travers les branches dénudées et tout à coup apparut devant nous une montagne de neige. Notre commandant éleva sa tente et déploya le drapeau continental. Un de nos officiers gravit la montagne jusqu’au sommet dans l’espoir d’apercevoir les clochers de Québec.

Le sieur Sarpy sourit de nouveau et branla la tête.

— Cet officier aurait dû donner son nom à la montagne, dit Zulma d’un ton moqueur.

— C’est ce qu’il fit. Nous l’avons nommé le mont Bigelow.

— Et qu’a-t-il vu du haut de cette montagne ?

— Rien qu’un immense espace envahi par l’hiver, et des bois désolés. À partir de cet endroit, nos souffrances et nos dangers augmentèrent jusqu’à devenir presque intolérables.

Il nous fallait traverser des rivières avec de l’eau jusqu’à la ceinture, nous frayer un chemin dans la neige amoncelée, traîner les bateaux. Il semblait que nous ne franchirions jamais la distance qui nous séparait des sources de la Chaudière. On tint un conseil de guerre, on renvoya en arrière les malades et les impotents et, comme pour ajouter à notre découragement, le colonel Enos, le commandant en second, abandonna l’expédition et retourna à Cambridge avec toute sa division.

— Le traître ! s’écria Zulma avec sa fougue caractéristique.

— Mais nous précipitâmes notre marche, aiguillonnée par l’énergie du désespoir. Nous passâmes près de dix-sept chutes, et par une terrible journée d’octobre, au milieu d’une aveuglante tempête de neige, nous atteignîmes la hauteur des terres qui sépare la Nouvelle Angleterre du Canada.

Un portage de quatre milles nous amena à un petit cours d’eau sur lequel nous lançâmes nos bateaux et nous flottâmes jusque dans le lac Mégantic, la principale source de la Chaudière. Nous établîmes là notre camp, et le lendemain, notre commandant avec une escorte de cinquante-cinq hommes sur la rive et treize hommes à bord avec lui, descendit la Chaudière jusqu’aux premiers établissements français, pour y acheter des provisions et nous les envoyer. Ils rencontrèrent des difficultés sans précédents. Dès qu’ils furent entrés dans la rivière, le courant les emporta avec une grande rapidité, bouillonnant et écumant sur un lit de rochers. Ils n’avaient pas de guide. Plaçant leurs bagages et leurs provisions sur les bateaux, ils se laissèrent aller à la dérive. Après quelque temps, le mugissement de cascades et de cataractes retentit à leurs oreilles, et avant de pouvoir se préserver du danger, ils filaient au milieu des rapides. Trois des bateaux furent mis en pièces et leur contenu fut perdu. Six hommes furent jetés à l’eau, mais heureusement sauvés. Sur un parcours de soixante-dix milles, ce fut une succession de chutes et de rapides, jusqu’à ce qu’enfin, par un secours providentiel, la troupe arriva à Sertigan, le premier établissement français.

— Sauvés ! s’écria Zulma.

— Et comment les Américains furent-ils traités là ? demanda le sieur Sarpy avec une grande curiosité.

— En amis. Je dois dire, avec gratitude, que nos hommes harassés de fatigue y reçurent un abri et des provisions des paysans français qui acceptèrent volontiers notre papier-monnaie continental qu’ils regardent comme de bonne valeur. Sans leur aide, nous aurions tous péri.

— Le reste de l’armée ne suivit pas immédiatement ?

— Elle ne le pouvait pas. Il nous fallait attendre de notre commandant des provisions sans lesquelles nous serions morts de faim. Nous mangeâmes des racines crues, qu’il nous fallait déterrer sur le bord de la rivière. Nous tuâmes tous nos chiens pour les manger. Nous lavâmes nos mocassins de peau d’orignal, raclâmes le sable et les ordures, puis nous les fîmes bouillir dans un chaudron et nous bûmes le mucilage ainsi produit. Quand les premiers sacs de farine et les premiers animaux de boucherie nous arrivèrent de Sertigan, nous avions, pour la plupart, été quarante-huit heures sans manger. Ainsi restaurés, encouragés par l’amitié des paysans français et renforcés par une bande de quarante Norridgewocks, sous la conduite de leurs chefs Natanis et Sabatis, qui devaient nous servir de guides le reste du voyage, nous reprîmes notre marche et arrivâmes à Lévis deux mois après notre départ de Cambridge.

— Ce fut une marche épique ! s’écria Zulma en se levant de son siège et en versant du vin dans les verres. Le sieur Sarpy but à la santé de son hôte un verre de Bourgogne et le compliment était mérité. Cette marche de l’armée continentale fut l’une des plus remarquable et des plus héroïques que les annales de l’histoire aient enregistrées.

XVII
o gioventu primavera della vita.

Dans la quinzaine qui suivit, Zulma et Cary se rencontrèrent presque tous les jours et même plusieurs fois par jour. Il était impossible qu’il en fût autrement. Aucun pouvoir, sur terre, ne peut restreindre deux jeunes cœurs palpitant sous les premières impulsions de l’amour. Quand l’imagination est sous le charme des peintures roses de la destinée, quand l’âme est remplie des sentiments délicieusement inexprimables d’un amour partagé ; quand les nerfs, tendus, vibrent comme les cordes d’une harpe ; quand le sang bout et circule rapidement dans les veines, colorant les lèvres, les joues et le front ; quand, enfin, les yeux voient le monde couleur de rose, à travers une buée de larmes qui sont une souffrance agréable et un douloureux plaisir entremêlés d’une inexplicable manière, alors, il n’y a pas de froides conventions qui aient la force de contrôler les impulsions de l’esprit ; il n’est pas de verrous, de barres ou de chaînes qui puissent garrotter les jambes alertes qui s’élancent avec joie à travers le paysage enchanté que le bon Dieu nous a ouvert à tous, au moins une fois dans la vie, comme un délicieux avant-goût du paradis.

Qu’importait à Zulma et à Cary que le ciel d’automne fût sombre, que le vent mugît tristement à travers les forêts dépouillées de leur feuillage, que la neige obscurcît la face du soleil et chargeât l’atmosphère d’une humidité malsaine ?

Ils s’asseyaient ensemble devant le foyer brillant et conversaient pendant des heures entières, oublieux du rigoureux hiver qui commençait ; ou bien, ensemble, ils se tenaient à la fenêtre et formaient un frappant contraste entre la lumière et la chaleur qui inondaient leurs cœurs et le temps sombre et froid de l’année sur son déclin ; ou encore, ils s’attardaient sous le portique, hésitant à se séparer jusqu’au lendemain et ne s’apercevant pas de l’inclémence de la température, dans leur espoir de se revoir bientôt. Que leur importait-il que Singleton eût à accomplir des services militaires qui le retenaient au camp de longues heures chaque jour, ou l’éloignaient à la tête de pelotons d’éclaireurs, à travers le pays, à la recherche de provisions ou pour surveiller les mouvements de l’ennemi ? Il employa si bien son temps que, tout en ne négligeant jamais ses devoirs de soldat, il trouva le moyen de satisfaire les besoins de son cœur. Les difficultés qu’il rencontra ne firent que stimuler son ardeur et il était heureux de savoir, bien qu’elle ne le lui eût jamais dit, que ces difficultés mêmes le plaçaient plus haut dans l’estime de Zulma.

Autre circonstance digne de remarque : les visites du jeune carabinier au manoir Sarpy étaient si habilement faites, qu’elles étaient restées un secret pour ses compagnons d’armes. Il y avait pour cela une raison dont, toutefois, ni Cary, ni Zulma, ni M. Sarpy n’avaient dit un seul mot, dans leurs réunions. Le séjour de l’armée continentale à la Pointe-aux-Trembles n’était que temporaire. Sa position autour de Québec, quand elle y retournerait, serait tout au moins précaire. Il n’était donc guère désirable qu’il fût connu que l’un de ses officiers avait contracté des engagements qui n’avaient rien de militaire et qui pourraient engager sa réputation au milieu des vicissitudes d’une guerre fort hasardeuse. Il y avait ainsi un trait de calcul dans le roman d’amour de Cary, une réserve de bon sens en dépit de l’impétuosité de son cœur. Il en est toujours ainsi des hommes. Il est bien rare qu’ils soient tout entiers à leur amour. Leur égoïsme inné perce toujours, quelque légèrement que ce soit, de manière à rendre leur sacrifice incomplet.

Il n’en était pas de même de la jeune Canadienne. Elle avait cette glorieuse indépendance — don des femmes supérieures — qui ne fait aucun cas des regards inquisiteurs du monde. Peu lui importait que l’on connût la visite du soldat américain à la maison de son père. Elle n’aurait désiré cacher aucune de ses entrevues avec lui ; elle l’aimait, elle était charmée de penser qu’elle était aimée de lui ; ils étaient heureux dans la compagnie l’un de l’autre : que pouvait-elle désirer de plus pour son bonheur présent ? Et quel mal pouvait-il y avoir à ce que d’autres sussent qu’elle était heureuse ?

Son père lui-même n’avait aucune des appréhensions si communes et si désagréables chez les vieillards méticuleux. Il était d’un caractère franc et loyal. Il avait en sa fille une confiance illimitée et son amour sans bornes pour elle le faisait se réjouir de ce petit épisode passager, comme d’un point brillant au milieu des sombres nuages de ces temps de guerre.

Heureusement, toutefois, pour tous les intéressés, il arriva que les visites de Cary furent connues d’un très petit nombre des personnes qui fréquentaient le manoir Sarpy. Le mendiant de chaque jour s’y acheminait comme d’habitude, son panier sous le bras ou la besace sur l’épaule, pour y recevoir les restes abondants de la table, mais il ne pénétrait jamais au-delà de la cuisine. La pauvre veuve du voisinage venait régulièrement y chercher les vivres qui étaient presque la seule subsistance de sa famille de petits orphelins, mais elle était un modèle des femmes de sa condition, ennemie des cancans et si dévouée à ses bienfaiteurs qu’elle n’aurait rien répété qui eût pu satisfaire la vulgaire curiosité des gens du dehors.

Les fermiers et les villageois de la Pointe-aux-Trembles étaient si occupés à fournir la nourriture et le logement à l’armée, ou si empêchés de circuler par la vue des patrouilles, le long des routes, que presqu’aucun d’entre eux ne vint au manoir durant toute la période d’occupation.

La quinzaine se passa ainsi. Elle leur parut beaucoup trop courte. Les aurores se levaient et les crépuscules tombaient avec une désespérante régularité, sans aucun égard pour les calculs du cœur ; mais quand on fit la récapitulation, on trouva que l’on avait parcouru une énorme distance et que les vagues impressions des premières entrevues s’étaient métamorphosées en un ardent foyer qui illuminait et embrasait deux jeunes cœurs.

XVIII
la coiffure de sainte catherine.

Il est un incident de cette période si pleine d’événements, qui ne doit pas être passé sous silence. Le lecteur sera juge de son importance. C’était le 25 novembre, jour de la Sainte-Catherine. En Italie et dans le sud de l’Europe, la vierge martyre est vénérée comme patronne des étudiants en philosophie et les collèges célèbrent sa fête par des débats publics sur des sujets de logique et de métaphysique. Mais en Belgique et en France, c’est un jour de réjouissance pour la jeunesse, et au Canada, dès les débuts de la colonie, probablement parce que cette date marque la clôture de la navigation du Saint-Laurent et le commencement du long et rigoureux hiver, cette fête est célébrée par des chants, des danses, des jeux et d’autres réjouissances. Un des traits particuliers de la Sainte-Catherine est que les jeunes filles font de la tire dans la soirée et en régalent leurs amis et leurs amoureux.

La journée avait été assez triste. La neige tombant continuellement couvrait déjà les chemins à plus d’un pied de profondeur. Le vent sifflait lamentablement autour des pignons et les branches des érables battaient en triste cadence contre les fenêtres de la chambre de Zulma. Elle ressentait l’influence de cette inclémente température. Une sensation de fatigue pesait sur elle depuis les premières heures de la journée. Rien de tout ce qu’elle essayait de faire ne pouvait distraire son esprit ou dissiper le sentiment de solitude qui l’accablait. Le livre dont elle avait commencé la lecture à maintes reprises gisait retourné sur la table. Le clavecin était ouvert, mais la musique étalée sur son pupitre était mêlée et en désordre. Zulma était bonne musicienne et passionnément éprise de son instrument, mais elle ne pouvait en jouer quand son esprit était abattu. Elle avait coutume de dire, que même dans ses plus joyeux moments, la plus simple mélodie avait pour elle une teinte de mélancolie qui devenait une véritable tristesse, quand elle-même était mélancolique.

Elle ne quitta guère sa chambre de toute la journée. La maison silencieuse ne pouvait lui procurer aucune distraction.

Aucun mouvement dans les cours ou autour de la cuisine. Le grand chien de garde, lui-même, s’était retiré dans sa niche pour dormir. La neige tombait sans bruit étendant un rideau sur le monde extérieur. Le ciel était bas et semblait de plomb. Rien ne venait rompre le calme oppressif de l’atmosphère, sauf de temps en temps, une bouffée de vent mugissant sourdement dans les vallées.

Si Zulma avait pu dormir ! Plus d’une fois, elle se jeta, accablée de lassitude, sur sa couche, mais ses paupières qu’elle aurait voulu fermer restaient rigidement ouvertes et elle se surprit regardant fixement les arabesques des stores ou les dessins fleuris des rideaux de son lit, tandis que toutes sortes d’images extravagantes et incongrues traversaient son cerveau, lui donnant mal à la tête. Alors, elle se levait avec impatience, étendait les bras, joignait les mains derrière son cou, enroulait la masse de cheveux d’or qui était tombée sur ses épaules, puis allait à la fenêtre d’où ses regards distraits s’étendaient sur le sombre paysage.

« Si seulement il venait, » murmura-telle, mais c’est impossible. On ne peut aller à cheval à travers une telle neige ; sans cela, je serais sortie moi-même.

Enfin, le long après-midi s’était écoulé. Cinq heures sonnèrent à la vieille horloge française placée à la tête de l’escalier. Zulma avait à peine fini de compter les coups du timbre avec une sensation de soulagement, que le tintement de sonnettes de traîneau frappa ses oreilles. Elle se précipita à la fenêtre, jeta un coup d’œil dans la cour, poussa une exclamation de joie et sortit de la chambre en courant.

« Non, c’est impossible ! ma chérie, et par un temps pareil ! »

Et pourtant, c’était bien Pauline. Les deux amies tombèrent dans les bras l’une de l’autre s’embrassèrent avec effusion et se retirèrent dans la chambre de Zulma, où, pendant que la nouvelle arrivée se dépouillait de sa pelisse, se chauffait les pieds et prenait un verre de vin, les félicitations et les questions se mirent à pleuvoir. Pauline était venue avec Eugène Sarpy, comme on put le voir du reste par la manière bruyante avec laquelle le jeune homme entra à la maison après avoir mis le cheval à l’écurie. C’était congé au séminaire et il en avait pris occasion d’aller faire encore un tour à la maison paternelle. Il avait invité Pauline à l’accompagner et elle avait été très heureuse d’avoir l’occasion de revoir Zulma.

« C’est peut-être notre dernière entrevue, vous savez ? dit-elle d’un ton moitié riant, mais avec une légère ombre répandue sur sa douce figure.

— Et ces horribles rebelles, reprit gaiement Zulma, comment avez-vous pu vous résoudre à les rencontrer ?

— Mais nous ne les avons pas rencontrés.

La figure de Zulma devint subitement pâle.

— Quoi ! Sont-ils partis ?

Et la crainte lui traversa l’esprit que peut-être les Américains avaient quitté le voisinage, ce qui expliquerait l’absence de Cary durant le jour ; mais elle fut rassurée par Pauline qui l’informa qu’Eugène avait évité le camp américain en prenant un chemin détourné à travers les concessions.

— Cela doit avoir augmenté la distance ?

— De quatre lieues au moins ; mais je ne m’en inquiétai guère, pourvu que nous fussions hors de danger.

— Vous n’aimez pas ces soldats ?

— Je les déteste tous, excepté un, peut-être.

Zulma, surprise, leva les yeux.

— Et quel peut être celui-là, s’il vous plaît ?

— Ne vous rappelez-vous pas le porteur du pavillon ?

— Oh !…

Ce fut la seule exclamation poussée par Zulma, mais un flot de sang lui empourpra soudain la figure.

— Roderick m’a parlé de lui dans les termes de la plus grande admiration, continua Pauline avec calme.

— Il sera sans doute flatté de l’apprendre, dit Zulma, avec un accent de sarcasme. Mais ceci fut perdu pour la douce et simple Pauline et Zulma regrettant son observation reprit aussitôt :

— Si vous l’aviez rencontré dans votre trajet, il vous aurait traitée avec bonté, vous pouvez en être sûre ; et elle se mit à lui raconter l’incident du pont couvert. Un détail en amena un autre et les deux amies restèrent ensemble pendant deux heures à causer. La plus grande partie de la conversation, naturellement, roula sur l’officier américain. Ce que deux jeunes filles peuvent se dire dans le cours de deux heures est quelque chose d’étonnant et il serait vraiment présomptueux, celui qui essaierait seulement d’énumérer les sujets de conversation. On peut toutefois être sûr d’une chose, c’est que lorsqu’on les appela pour souper, elles se donnèrent un baiser sonore et descendirent les escaliers en excellente humeur.

Après souper, on débarrassa la table, on apporta un grand bassin de sirop d’érable et quand il eut suffisamment bouilli, les deux amies commencèrent à faire la tire avec l’aide d’Eugène et sous les yeux du sieur Sarpy qui était resté assis à la table dégustant son vin et jouissant de l’amusement des jeunes gens. La joyeuse humeur de Zulma lui était complètement revenue. Elle était exubérante de gaîté et animait la réunion par des chansons, des anecdotes et des plaisanteries, tout en circulant autour de la table, jouant des tours à son frère et agaçant la douce Pauline. De temps en temps, elle s’arrêtait soudainement comme pour écouter et ses traits prenaient une expression d’attente désappointée ; mais cette ombre s’évanouissait aussi rapidement qu’elle était venue. Pauline était moins impétueuse et moins babillarde. Elle était pourtant dans le plus agréable état d’esprit, comme si, pour une soirée, au moins, elle s’était délivrée de tous les soucis qui l’avaient accablée durant les jours écoulés au milieu de tant d’événements. Eugène, comme tous les écoliers échappés à l’œil du maître, était tout à fait ridicule par ses gambades extravagantes et son babil d’étourdi, mais son absurdité même donnait un nouveau piquant à la réjouissance commune, précisément parce qu’elle évoquait le sentiment de cette liberté avec laquelle l’horrible imminence de la guerre et le spectacle d’hommes armés formaient un si triste contraste.

Une heure s’était écoulée dans ce passe-temps, quand tout à coup Zulma interrompit de nouveau sa conversation et comme elle tournait les yeux vers la fenêtre, on eût pu voir briller dans son regard un rayon de bonheur. Sa longue attente n’avait pas été vaine. La journée commencée si tristement allait avoir une agréable fin. Elle était sûre d’avoir entendu la musique des sonnettes d’un traîneau et elle savait qui venait d’arriver. Après un instant, on frappa à la porte de la salle à manger et Cary Singleton apparut sur le seuil, Zulma s’avança rapidement à sa rencontre et le reçut avec une cordialité et un enthousiasme qu’elle n’avait pas encore manifestés jusque-là.

Après la présentation de règle. Cary s’excusa d’arriver si tard.

« Mieux vaut tard que jamais, » s’écria Zulma avec une indiscrétion impétueuse qu’elle essaya d’atténuer par un éclat de rire, tandis que le mouvement rapide de ses grands yeux bleus montraient qu’elle avait honte de ce mouvement trop impulsif.

Singleton s’inclina profondément, mais le sourire ne vint pas effleurer ses lèvres, en réponse à ce cordial accueil.

«  Je vous remercie Mademoiselle, dit-il, mais peu s’en est fallu que je ne revinsse jamais ici, peut-être.

Il y eut une expression générale de surprise.

Le jeune officier expliqua que l’armée américaine était sur le point de faire une marche en avant et qu’il avait reçu ordre cet après-midi d’abandonner ses quartiers.

«  L’ordre était formel, ajouta-t-il, et il m’aurait fallu m’y soumettre sans délai, mais heureusement la tempête de neige devint si violente vers le soir, que notre départ a été remis à demain matin. J’ai regardé cette circonstance comme providentielle et j’ai saisi occasion de faire cette visite qui est peut-être la dernière.

Les yeux de Zulma s’assombrirent et elle baissa la tête. Son père rompit le silence embarrassant en disant gaiement :

«  J’espère que cette visite n’est pas la dernière que vous nous ferez, monsieur. Je suis certain au contraire que nous nous rencontrerons encore. Si dans les vicissitudes de la guerre, vous aviez besoin de mon assistance, réclamez-la seulement, et vous l’aurez à l’instant. »

Zulma leva les yeux. Son regard était empreint d’une si grande tendresse que Cary dut comprendre qu’elle aussi volerait à son secours s’il en avait besoin.

Pendant cette conversation, Pauline était assise un peu en arrière. Elle ne dit pas un mot, mais ses yeux étaient pleins de larmes. Cary, en regardant autour de lui pour éloigner de son esprit les tristes pensées du moment, remarqua son émotion et en fut étrangement touché.

Il savait bien qui elle était, car Zulma lui avait souvent parlé d’elle, lui expliquant la situation embarrassante que la guerre avait faite à son amie et à sa famille et les rapports qui existaient entre elle et Roderick Harding. Ces marques silencieuses de sympathie de la part d’une des personnes assiégées dans Québec, d’une personne tendrement attachée à un des principaux officiers anglais, l’émurent profondément, et, dès ce moment, il s’efforça de faire plus ample connaissance avec Pauline.

Ses manières et ses paroles montrèrent combien il était impressionné par les charmes de sa personne et la beauté de son caractère et à l’admiration qu’il exprima, Pauline répondit par ces demi-confidences et ces réticences encore plus éloquentes qui sont le délicieux secret des femmes aimantes. Zulma fut si peu déconcertée par cette bonne entente réciproque, qu’elle la favorisa ouvertement, incapable de dissimuler le plaisir de voir des liens de l’amitié s’établir entre ses deux meilleurs amis.

Malgré toute sa perspicacité, elle se réjouissait de voir qu’à la veille de leur séparation et de la reprise des hostilités, le jeune officier de l’armée continentale avait fait la connaissance d’une personne qui pourrait lui être utile, si la tempête de la guerre le jetait blessé et ensanglanté dans les murs de la ville assiégée. Divin instinct de la femme ! Comme il vaut souvent mieux que l’impétueuse audace de l’homme, dans le cours des événements de cette vie !

La gaîté reprit bientôt ses droits au milieu de cette jeunesse, et on se remit à faire de la tire. Cary fut servi de morceaux de choix jusqu’à ce que la satiété le forçât à crier merci. Alors, prenant un long rouleau de tire, Zulma en fit une tresse élégante et compliquée. Cette longue tresse brilla comme un beau serpent d’airain, Quand elle l’exposa à la lumière en la plaçant à côté de ses cheveux d’or.

« Ce sont les tresses de sainte Catherine ! s’écria-t-elle. Qui les portera, vous ou moi, Pauline ? »

Cette saillie fut accueillie par un bruyant éclat de rire de toute la compagnie, excepté Cary qui n’en avait pas compris le sens. Quand on lui eut expliqué que celle qui était destinée à rester vieille fille porterait les tresses mystiques, il sourit et murmura en aparté :

« J’y verrai. »

XIX
par nobile.

La soirée était finie. Minuit venait de sonner et Cary Singleton était arrivé au moment du départ. Toute la famille l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée où l’attendait son traîneau.

Les derniers mots d’adieu étaient encore sur les lèvres des deux jeunes filles qui se tenaient dans l’embrasure de la porte, quand, à travers les ténèbres et la neige tombant à flocons, Zulma remarqua un homme appuyé contre la maison, à quelques pieds d’elle. Elle lui commanda aussitôt à haute voix de s’avancer, ce qu’il fit. À la faible lumière du corridor elle vit devant elle un être étrange et inconnu, vêtu d’un capot de chat sauvage et couvert d’un grand bonnet de peau de renard. Il était courbé et sa figure était celle d’un vieillard, mais ses yeux brillaient comme des étoiles. L’homme était en raquettes et portait à la main un long bâton.

À sa vue, Pauline se blottit derrière Zulma, en murmurant :

— C’est Batoche !

— Oui, enfant, c’est moi, dit le vieillard, et je viens vous chercher.

— La chercher ? demanda Zulma d’un ton d’autorité.

— Oui ; à la de­mande de son père.

— Entrez, et expli­quez-vous.

— Non ; c’est inutile. D’ailleurs, la nuit est trop avancée. Il faut que nous retournions à la ville immédiatement.

Quelques paroles échangées à la hâte révélèrent la mission de Batoche. Les Bastonnais avaient repris leur marche en avant. Québec allait être investi dans quelques heures. De gros renforts de troupes allaient permettre aux Américains de rendre le blocus complet. Le père de Pauline était dans une grande anxiété causée par l’absence de sa fille. Batoche, qui était dans Québec, s’échappa de la ville, promettant à son ami de réaliser ses désirs. Si Pauline tardait, elle ne serait pas admise au-dedans des portes. Le père et l’enfant seraient séparés. Il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait prendre une résolution. Pauline voulait-elle venir ?

Lamentations et condoléances étaient hors de saison. Quelques mots de consultation suffirent pour se décider à suivre les instructions du vieillard. Cary avoua que les renseignements concernant les mouvements militaires étaient exacts et il offrit d’escorter Pauline et de lui faire traverser les lignes américaines, en sécurité.

Le sieur Sarpy et Zulma devaient aussi se séparer d’Eugène. En de telles circonstances, cette séparation fut un nouveau sujet de douleur ; mais le père et la sœur firent leur sacrifice bravement, et le jeune homme, il est juste de le dire, agit de son côté avec beaucoup de résolution. Il avait amené Pauline ; il la ramènerait. Si Zulma avait suivi son impulsion, elle aurait accompagné son frère et son amie jusqu’à ce qu’elle les eût vus rentrer en sécurité au-dedans des murs ; mais elle était forcée de renoncer à ce plaisir en considération de son vieux père.

Batoche refusa un siège dans l’un ou l’autre traîneau. Il retourna en raquettes sur la neige, comme il était venu, et sa marche par les sentiers et les raccourcis du pays, qu’il connaissait si bien, fut si rapide qu’il atteignit le premier le point de ralliement fixé à l’avance.

Il était plus de six heures du matin et l’aurore commençait à poindre, quand les traîneaux arrivèrent en vue des portes. Cary Singleton s’approcha aussi près que la prudence le lui permit, puis il s’arrêta pour prendre congé de Pauline. Batoche s’avança aussitôt vers la sentinelle et après une brève explication, il revint bientôt accompagné d’un seul homme.

« Pauline ! s’écria le nouveau venu quand il fut arrivé près de la jeune fille, je vous ai attendue avec anxiété. Rentrez dans la ville sans tarder. Elle se baissa et murmura quelque chose à son oreille. Il se retourna et, souriant, s’inclina profondément dans la direction du jeune officier américain, qui rendit le salut.

Cary Singleton et Roderick Hardinge s’étaient rencontrés pour la seconde fois.

Un instant plus tard, tous avaient disparu et la neige qui continuait à tomber couvrait les traces de leur passage.

fin du livre deuxième.

LIVRE III

LA TEMPÊTE ÉCLATE.

I
québec en 1775-76.

Québec est la ville la plus pittoresque de l’Amérique. Son site est sans rival. Rochers, eaux et forêts contribuent à rendre le panorama, de tous côtés, un charme pour les amateurs de beaux paysages. Telle qu’elle est aujourd’hui, telle elle était il y a cent ans ; ou, s’il y a une différence, elle est en faveur de cette date reculée, car la pioche et la hache n’avaient pas taillé et creusé, autant que de nos jours, cette œuvre sublime de la nature.

Québec est aussi la ville d’Amérique la plus remarquable au point de vue historique. L’une des plus anciennes, elle est de beaucoup la plus riche en annales émouvantes. Dès son origine, elle fut le théâtre d’événements importants dont les résultats se firent sentir bien au delà de ses murs et marquèrent les destinées de tout le continent. Ses archives précieuses embrassent la religion, la diplomatie, l’armée et la marine. Ses grands hommes ont été des missionnaires, des hommes d’État, des soldats et des matelots. Les héroïques explorateurs des lointaines régions de l’Ouest étaient ses fils ou sortaient de ses portes, pour entreprendre leurs périlleuses expéditions.

Jogues apparaît comme une nébuleuse à côté de l’éclat de Brébeuf. Champlain et Frontenac ouvrent la carrière lumineuse qu’ont parcourue après eux Dorchester et Dufferin. La gloire commune de Wolfe et de Montcalm est immortelle et la renommée du jeune et malheureux Montgomery n’est guère moins grande. Où a-t-il jamais existé un plus grand marin qu’Iberville ? L’histoire de la vallée du Mississipi est à jamais associée aux noms des Marquette, des Hennepin, des Joliet et des La Salle.

Il s’ensuit qu’à cette époque de célébrations de centenaires, aucune cité, en Amérique, n’est plus intéressante que Québec et c’est pour nous un charme de plus de pouvoir nous la représenter facilement telle qu’elle existait, il y a un siècle.

Dans l’hiver de 1775-76, la population était d’environ 5000 âmes, dont 3200 femmes et enfants. Tous les hommes furent appelés à porter les armes. Ceux qui refusèrent reçurent l’ordre de sortir des murs. Il n’y avait probablement pas cent familles anglaises dans la ville. La langue anglaise était parlée par les militaires seulement. Les temps étaient durs. Les provisions étaient tout d’abord abondantes, mais le bois de chauffage était rare. Heureusement, l’hiver, en somme, fut doux. Les maisons, durant le jour, étaient partiellement désertes. Les hommes étaient de garde ; les femmes étaient sur la rue à babiller, et elles trouvaient beaucoup de sujets de conversations, car l’air était plein de rumeurs. Une ville assiégée devient, par la force des choses, un nid de cancans, de caquets et de commérages.

Les soldats de l’armée régulière étaient élégants dans l’uniforme de leurs régiments. La milice portait les accoutrements qu’on avait pu lui procurer — un habit gris, d’étoffe du pays avec ceinture rouge, des bottes de peau de vache et la traditionnelle tuque bleue. Les trappeurs ne pouvant pénétrer dans la ville, les fourrures étaient rares et les femmes des classes inférieures étaient forcées de s’en passer complètement. Les centres d’attraction étaient les corps de garde et les guérites des sentinelles. Là se racontaient les épisodes du siège ; là se produisaient toutes espèces d’incidents sérieux ou comiques qui rompaient la monotonie des longs mois d’hiver. Les principales casernes étaient sur la place de la Cathédrale, dans ce vénérable collège des Jésuites démoli, il y a quelques années seulement. Les trois postes les plus importants étaient les portes Saint-Louis, Saint-Jean et du Palais. C’étaient là les trois portes françaises primitives, améliorées et fortifiées par le grand ingénieur de Léry.

C’est par ces portes que, un an plus tard, l’armée de Murray vaincue, rentra en déroute, du désastreux champ de bataille de Sainte-Foye. Sans ces puissantes fortifications construites par les Français, l’armée française victorieuse sous Lévis aurait pu reprendre Québec dans ce jour mémorable et rétablir de nouveau la Nouvelle-France. Amère ironie du destin ! Le long de l’avenue où fut construite plus tard la porte Prescott, des palissades avaient été élevées par James Thompson, surintendant des travaux, pour empêcher les Américains de s’avancer de ce côté, et son nom, comme nous le verrons plus tard, fut intimement mêlé aux événements du siège. Tous ces travaux de défense étaient érigés à la haute ville, c’est-à-dire dans la partie de la ville entourée de murailles. À la basse-ville et sous le Cap, l’extrémité à l’est était défendue par des batteries dans la ruelle au Chien ou au petit sault-au-Matelot, et l’extrémité ouest, à Près-de-Ville, par une batterie masquée. L’espace s’étendant de l’une à l’autre de ces extrémités était défendu par l’armée régulière. La basse ville était gardée presque exclusivement par la milice. Les miliciens allaient et venaient, chantant leurs chansons françaises, la meilleure musique militaire

Vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux,

reçut alors sa consécration et les jeunes soldats au cœur léger marchaient au pas aux accents de : C’était un p’tit bonhomme et À la claire fontaine. Alternant avec les chansons venaient les joyeuses conversations : la guerre a ses farouches gaietés. Un petit cercle de soldats, groupés dans le Cul-de-sac, sur l’emplacement de la chapelle construite par Champlain, faisaient des plaisanteries aux dépens de Jerry Duggan, un coiffeur de la ville qui était passé à l’ennemi et y était désigné sous le titre de Major. On disait que Jerry commandait cinq cents Canadiens et avait désarmé les habitants de Saint-Roch, faubourg de Québec, sans opposition. Un autre groupe réuni en face du Chien d’Or riait de bon cœur des Canadiens Bastonnais, ou Canadiens français qui s’étaient ralliés aux rebelles, parce qu’ils étaient stationnés sur la glace de la rivière pour y faire des patrouilles.

« Froide récompense à la trahison, » disait-on.

De mystérieux visiteurs fréquentaient la maison de George Allsopp dans la rue Sous-le-Fort. Allsopp était chef de l’opposition dans le conseil de Cramahé. Les postes avancés recevaient chaque nuit des déserteurs. Quelques-uns de ceux-ci étaient des espions. Les renseignements qu’ils donnaient sur l’ennemi étaient très contradictoires. Chaque matin, aux quartiers généraux, quand on faisait l’appel, quelqu’un manquait : encore un qui était allé aux Américains. Toute armée a environ un tiers de ses soldats sur lesquels elle ne peut compter. La longueur du siège avait causé une hausse considérable dans le prix des provisions que l’on n’avait pas amassées avec soin au début. Dès le mois de janvier, le bœuf se vendait neuf deniers, le porc frais, un schelling et trois deniers, et un petit quartier de mouton, treize schellings. En dépit de rebuffades répétées, les assiégeants s’approchaient périodiquement des murs portant des pavillons parlementaires. C’était là provoquer, d’une manière inutile et inexplicable, une humiliation.

De temps en temps, l’ennemi réussissait à mettre le feu à des maisons situées au dedans des murs. L’émoi qui résultait de ces incendies rompait la monotonie du blocus et fournissait un nouveau sujet de conversation.

La garnison faisait de fréquentes sorties partielles pour se procurer du bois de chauffage ; mais ces expéditions n’étaient pas toujours fructueuses. Des escouades creusaient des tranchées dans la neige, en dehors des murs, soit pour se donner de l’exercice, soit par bravade. Les sentinelles postées aux points les plus exposés à la bise d’hiver étaient parfois attaquées par la gelée. Une espèce de guérite de sentinelle avait été juchée sur un mat de trente pieds de haut, au Cap Diamant. De ce point, on pouvait apercevoir le clocher recouvert de ferblanc de l’église de Sainte-Foye, mais non les plaines d’Abraham, au delà de la colline derrière laquelle les assiégeants se tenaient massés. Le drapeau rouge flottait au-dessus du camp américain. Quelques-uns pensaient que ce pavillon couleur de sang était ainsi arboré en signe de menace ; mais ce n’était qu’un signal aux prisonniers détenus dans la ville.

Environ cent hommes avaient été choisis parmi les invalides pour garder ces prisonniers. Il en était quelques-uns, dans les rangs de cette compagnie, « qui n’avaient pas réalisé auparavant l’odieux de leur conduite », comme le dit une vieille chronique. Pendant les nuits les plus obscures, on lançait des fusées, ou l’on allumait de grands feux sur les remparts et les endroits élevés, pour confondre les signaux de l’ennemi. Une généreuse rivalité existait entre les miliciens canadiens-français et les soldats anglais de l’armée régulière. Les premiers étaient énergiquement encouragés par les prêtres qui circulaient familièrement parmi eux, dans leurs longues soutanes noires. Le séminaire, sur la place de la Cathédrale, où résidait l’évêque, était aussi fréquenté par les militaires que les quartiers généraux de MacLean, aux casernes des Jésuites, de l’autre côté de la place. Monseigneur Briand était autant le défenseur de Québec, que le général Carleton. Les plus singuliers signaux des Américains étaient des globes de feu qui brûlaient de une heure à trois heures du matin. Chaque fois que l’on voyait ces signaux, la garnison se préparait plus activement à repousser une attaque.

En dépit des précautions prises des deux côtés, assiégeants et assiégés entretenaient entre eux de fréquentes communications. Un homme ardent, vif et hardi pouvait toujours entrer dans la ville ou en sortir du côté de la rivière sous le Cap, ou le long de la vallée de la rivière Saint-Charles. L’armée continentale n’était pas assez nombreuse pour rendre le blocus complet et la garnison ne comptait pas assez de soldats pour garder toutes les obscures issues ; mais malgré cela, durant huit longs mois — de novembre 1775 jusqu’à mai 1776 — Québec fut virtuellement séparé du reste du monde et le théâtre de l’un des événements militaires les plus importants de l’histoire de l’Amérique.

II
le message de cary.

Aussitôt que Pauline eut franchi la porte de la ville, Cary
Singleton sauta dans son traîneau et dirigea son cheval vers le camp ; mais avant qu’il eût pu rebrousser chemin, Batoche était à ses côtés. Le jeune officier n’avait pas eu l’occasion d’échanger un seul mot avec ce singulier personnage, mais il avait beaucoup pensé à lui durant le long voyage de la nuit et c’est avec satisfaction qu’il saisit l’occasion de lui parler.

— Je dois vous remercier, Monsieur, dit-il, pour le service que vous avez rendu à la jeune demoiselle.

— Je l’ai fait par considération pour elle, car elle est la marraine de ma petite-fille, et pour son père qui est mon vieil ami, répondit tranquillement Batoche. Et il ajouta aussitôt : Je suis prêt à vous rendre un service. Monsieur.

Cary le regarda d’un air de surprise. Était-il en la présence d’un ennemi ? Était-il tombé dans une embuscade d’où cet homme voulait bien l’aider à échapper ? S’il était un ami, de quel service voulait-il parler ? Serait-ce un message à Pauline ?

Quelque étrange que cela puisse paraître — et peut-être n’y verra-t-on, rien d’étrange, après tout, cette seule pensée fit palpiter son cœur. Était-il donc possible que cette jeune personne timide, après quelques heures seulement d’entrevue, fût entrée si avant dans son affection, que l’occasion inattendue de communiquer avec elle encore une fois lui causât une si agréable surprise ?

Malgré la rapidité avec laquelle ces conjectures traversaient son esprit, il n’eut pas le temps de les éclaircir, car Batoche continua en ces simples mots :

— Je retourne immédiatement chez M. Sarpy.

Pendant un instant. Cary fut incapable de proférer une syllabe de réponse. Il fixa son regard sur le vieillard comme pour pénétrer ses plus secrètes pensées ; mais celui-ci soutint son regard. Ses traits étaient empreints de cette expression d’énergie froide et consciente qui est l’attribut des hommes résolus et que seuls les esprits également doués ont le don de comprendre.

Cary fut aussi vivement impressionné par le calme de ses manières qu’il l’avait été par son offre singulière. Il se posa aussitôt, l’une après l’autre et avec rapidité les questions suivantes : Que savait de lui cet homme, pour l’associer dans son esprit avec la famille Sarpy ? Comment pouvait-il connaître le secret qui avait été caché à tous ses camarades ?

Zulma ne le connaissait pas, quand il s’était présenté à sa porte hier soir. M. Sarpy n’avait échangé que quelques paroles avec lui et ne l’avait certainement pas traité avec familiarité. Qui était donc ce Batoche ? Était-il un ami ou un ennemi de la cause de la liberté ? Peut-être était-il un espion ?…

Durant cet intervalle, Batoche était resté immobile, pendant que la neige s’amassait à plusieurs pouces d’épaisseur sur ses épaules courbées, mais enfin, devinant les pensées de Cary, il dit à voix basse :

— Je ne puis tarder davantage.

— Vous retournez chez M. Sarpy, avez-vous dit ?

— À l’instant.

— Mais les routes seront toutes bloquées.

— Je connais tous les sentiers.

— Nos troupes s’avancent et pourraient vous arrêter.

(Le vieillard se contenta de sourire.)

Je vais vous donner un laissez-passer.

Batoche ôta son gant et sortit de sa poche un papier plié.

Cary l’ouvrit, et reconnaissant la signature du colonel Meigs, il le lui rendit avec un sourire.

— J’accepte votre offre avec reconnaissance, dit-il. Voici un petit mot que vous remettrez à Mademoiselle Zulma.

En disant ces paroles, il écrivit quelques lignes au crayon sur une feuille de son carnet.

— Elle le recevra à midi, dit Batoche, en prenant la missive, et sans ajouter un autre mot, il s’éloigna toujours chaussé de ses raquettes.

Cary rentra au camp juste à temps pour prendre son rang dans le corps des grenadiers qui se mettait en marche.

Le gros de l’armée ne quitta ses quartiers que cinq jours plus tard ; mais le 29 novembre, jour où se passèrent les événements que nous venons de rapporter, les carabiniers de Morgan reçurent l’ordre de marcher à l’avant-garde vers Québec. Dans l’après-midi du même jour, par suite de ce mouvement, Singleton se retrouva presque à l’endroit même où il s’était arrêté à l’aube de cette même journée.

III
un brave oublié.

L’ouragan de neige continuait avec la même intensité. Le ciel bas et brumeux semblait se confondre avec la terre. Les bruits de la nature étaient assourdis et ressemblaient à de mystiques murmures ; la neige formait comme un blanc rideau tiré obliquement sur tout le firmament et un silence universel régnait sur le pays. Chacun était rentré dans les demeures où le calme extérieur avait pénétré et où les familles se groupaient autour du foyer comme avec le sentiment de la visible protection de Dieu. C’était comme une profanation que ce religieux silence fût troublé par le cliquetis des armes et que la paix envoyée d’en haut avec chaque flocon de neige fût violée par des desseins de vengeance et la soif de sang humain.

Invisibles dans la tempête, les carabiniers de la Virginie s’avançaient vers les murs de la cité dévouée.

Sans bruit au milieu de l’ouragan, la garnison de la vieille capitale se massait aux portes et aux remparts.

À l’abri des yeux et des oreilles, les armées d’Arnold et de Montgomery, maintenant réunies, faisaient leurs derniers préparatifs de départ à la Pointe-aux-Trembles et se disposaient à marcher à la catastrophe finale de cette lugubre tragédie de la guerre.

Le seigneur Sarpy, assis dans son fauteuil, après dîner, était absorbé dans la lecture d’un livre et apparemment sous la bénigne
influence d’un temps paisible et sans bruit. Au calme de ses manières, on pouvait voir qu’il avait oublié les événements de la nuit précédente et qu’il était inconscient sinon oublieux de ce qui se passait parmi les belligérants autour de Québec.

Il fut interrompu dans son occupation par l’entrée de la servante, qui annonça l’arrivée de Batoche. Ce nom le surprit un peu, mais sans quitter son siège, il répondit tranquillement : « Faites-le entrer ».

Les deux vieillards n’eurent pas plus tôt passé quelques minutes ensemble, qu’ils se comprirent parfaitement.

Ils étaient du même âge et s’étaient connus autrefois, dans des temps meilleurs.

Après les préliminaires ordinaires d’un renouvellement de connaissance, Batoche dit :

— Je suis sur mes jambes depuis quatorze heures et je dois retourner avant la nuit à l’endroit d’où je viens. Je suis vieux maintenant et n’ai pas la force de résistance que j’avais il y a quinze ans.

Aussi faut-il que je sois bref, quoique l’affaire que j’ai à traiter soit de la plus grande importance. Veuillez me prêter toute votre attention pendant une demi-heure.

M. Sarpy ferma son livre et levant la main droite, demanda :

— L’affaire est-elle politique ou personnelle ?

— Elle a ce double caractère. D’un côté, il est question d’un crime, de l’autre de miséricorde. Je fais appel à votre humanité.

À ce moment, Zulma parut à la porte de la chambre ; mais elle était sur le point de se retirer aussitôt, quand Batoche se tournant vers elle et avec une aménité que l’on n’aurait jamais soupçonnée en lui, dit :

— J’espère que Mademoiselle voudra bien entrer. Je n’ai pas de secret pour elle. Nous savons tous qu’elle est la fidèle conseillère de son père, et Mademoiselle apprendra avec plaisir que son frère et son amie, la petite Pauline, sont rentrés en sûreté dans les murs de Québec et que le jeune officier, ayant rejoint sa compagnie, est maintenant près des murs de la ville. Avant de nous séparer ce matin, il m’a prié de vous remettre cette petite note.

Zulma prit le papier d’une main tremblante, mais elle ne l’ouvrit pas. Quand elle fut assise, Batoche reprit immédiatement :

— Vous savez que le gouverneur Carleton est arrivé à Québec ?

— Oui ; nous avons entendu les canons de la citadelle proclamer cet événement, répondit M. Sarpy.

— Il y a juste dix jours que cela est arrivé. C’est le plus terrible coup que notre cause ait encore reçu.

— Votre cause, Batoche ? dit M. Sarpy en levant la tête.

— Eh oui ; ma cause, votre cause, notre cause à tous. Allons, M. Sarpy, ce n’est pas le moment de jouer sur les mots. Il faut nous lever et prendre part à cette guerre. Nous ne l’avons pas provoquée, mais elle est venue et nous devons y participer. Vous pouvez préférer rester neutre ; je ne dis pas que vous ayez tort. Votre santé est faible ; vous avez une jeune fille ; vous possédez de grandes propriétés ; mais pour moi et pour des centaines de mes pareils, il n’y a qu’une chose à faire. Je suis un vieux soldat français, M. Sarpy, souvenez-vous en. J’ai combattu sur ces plaines d’Abraham, là-bas, sous le noble marquis. Je me suis battu à Sainte-Foye sous le grand chevalier. J’ai vu arracher à la France ce beau pays. Durant seize longues années, j’ai vu les loups dévorer les derniers vestiges de notre patrimoine ; ils ont tué ma fille ; ils ont fait de moi un paria. J’ai demandé au ciel que le jour de la vengeance arrivât : je savais qu’il viendrait. Je l’ai entendu venir comme un tonnerre lointain, dans la voix de la chute. Je l’ai entendu venir dans les sauvages sanglots de mon violon, et, Dieu merci, il est arrivé enfin ! Ces Américains viennent au devant de nous ; ils nous tendent une main fraternelle ; ils déploient l’étendard de la liberté. Eux aussi souffrent de la tyrannie de l’Angleterre et ils nous demandent de les aider à rompre les liens de l’esclavage. Ne les appuierons-nous pas ?

M. Sarpy laissa tomber sa tête sur sa poitrine et ne répondit pas. Zulma, le corps penché en avant, les yeux dilatés fixés sur la figure de celui qui parlait ce fier langage, les traits animés, était pénétrée de l’enthousiasme qui se dégageait de lui comme un courant électrique.

Batoche, qui s’était levé pendant cette violente sortie, reprit son siège et poursuivit en un langage plus mesuré :

« Si Carleton n’était pas revenu à Québec, la guerre serait peut-être terminée à cette heure. Il a été battu partout dans le haut du pays, à l’Île-aux-Noix, à Chambly, à Longueuil, à Saint-Jean. Il s’est enfui de Montréal sans tenter aucune résistance. Tous ses hommes se sont rendus, à cette ville et à Sorel ; tous ses bateaux ont été pris ; toutes ses provisions saisies. Et savez-vous comment il s’est échappé ?

— Dans un canot, m’a-t-on dit.

— Oui, dans un canot. Il est passé à Sorel où les Américains le guettaient ; mais les avirons étaient assourdis et les tollets rembourrés de manière à éviter tout bruit. Dans les endroits les plus dangereux, on prit même la précaution de ne ramer qu’avec les mains.

Zulma écoutait attentivement tous ces détails qu’elle ignorait jusque-là. M. Sarpy se contenta de dire :

— Étonnant !

— Et savez-vous qui l’a piloté ?

— Le capitaine Bouchette, je crois.

— Oui, Joseph Bouchette. Et qui est-ce Joseph Bouchette ?

— Un Canadien français ! s’écria Zulma incapable de se contenir.

— Oui, Mademoiselle, un Canadien français !

Sans ce Joseph Bouchette, un Canadien français, Carleton n’aurait jamais atteint Québec et la guerre serait aujourd’hui terminée.

— Vous voulez dire par là que les Américains seraient en possession de Québec, la seule place de tout le Canada qui ne leur appartienne pas déjà, dit M. Sarpy avec une grande énergie.

— Précisément. Eh bien, c’est à propos de ce Joseph Bouchette, que je suis venu vous voir.

Zulma et son père tressaillirent involontairement.

Batoche continua :

— Bouchette a commis un grand crime. Il a été coupable de trahison à ses concitoyens : il faut qu’il meure. Il y en a des centaines qui pensent comme moi, mais ils ont peur de frapper. Je n’ai pas peur. Il recevra son châtiment de ma main. La seule question est le mode de punition. Le meurtre me répugne ; d’ailleurs, ce ne serait pas poli. Cet homme était peut-être sincère dans son dévouement envers Carleton, quoique, dans mon opinion, la récompense ait été sa principale considération. Mais s’il était sincère, cela doit lui être compté en palliation de sa sentence. D’ailleurs, c’est un ami de M. Belmont, et cela aussi comptera en sa faveur. J’ai l’intention de me saisir de lui et de le livrer aux Bastonnais comme prisonnier de guerre.

M. Sarpy fit un geste solennel de supplication.

— Êtes-vous sérieux, Batoche ? demanda-t-il.

— Sérieux ? dit le vieux avec cet étrange regard caractéristique de son humeur plus étrange encore.

— Bouchette est à l’abri de tout danger.

— Non pas de ma part.

— Il est bien gardé.

— Je pénétrerai à travers n’importe quelle garde.

— Mais vous ne pouvez pas entrer dans la ville.

— Je puis y entrer quand je voudrai.

— Quand vous y serez entré, vous n’en pourrez plus sortir.

— La belette fait un trou invisible qui ne se comble jamais.

Zulma écoutait, les yeux rivés sur les interlocuteurs, les lèvres serrées, les narines dilatées. M. Sarpy souriait.

— Vous allez enlever Bouchette ?

— Oui.

— Et vous l’amènerez au camp américain.

— Certainement.

— Eh bien ! et puis ? Bouchette n’est pas de mes amis, je ne le connais que de nom. En quoi tout ceci me regarde-t-il ?

— Précisément. C’est pour cela que je suis venu.

M. Sarpy regarda avec une nouvelle attention son singulier interlocuteur. Ce regard n’était pas exempt d’alarmes.

— Je viens de chez M. Belmont et de sa part. Il connaît mon plan et a tenté de m’en dissuader, mais en vain. Il pourrait avertir Bouchette ou me dénoncer à la garnison, mais il est trop loyal à la France pour cela. Il respecte mon secret. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’essayer de venir en aide à son ami. Il m’a dit : « Batoche, si vous devez faire Joseph Bouchette, prisonnier, allez d’abord chez M. Sarpy et demandez-lui s’il le recevrait dans sa maison prisonnier sur parole. Vous lui épargneriez ainsi beaucoup de souffrances inutiles et en même temps, il serait mis dans l’impossibilité de vous faire du mal à l’avenir.

Après quelque hésitation, j’ai accepté cette proposition de mon ami et je suis venu communiquer avec vous.

— Je n’accepte pas, dit M. Sarpy sèchement et résolument. Je serais honteux d’avoir un de mes compatriotes prisonnier dans ma maison. Si je prenais part à cette guerre, je le ferais ouvertement, mais aussi longtemps que je resterai sur un terrain neutre, je ne permettrai à aucun des adversaires de violer ma propriété. Si Bouchette mérite de souffrir, qu’il porte toute sa peine !

— Alors, il souffrira toute sa peine, dit Batoche en se levant d’un bond et en saisissant sa coiffure.

— Non, il ne périra pas, s’écria Zulma en se levant aussi précipitamment et en faisant face au vieux soldat. M. Bouchette n’a fait que son devoir. Il a ses opinions comme nous les avons, vous et moi. Il a été fidèle à ces opinions. Il a accompli un acte de bravoure. Il a répandu de la gloire et non de la honte sur ses compatriotes. Qui vous a constitué son juge ? Quel droit avez-vous de le châtier ? M. Belmont garde votre secret ? J’en suis surprise. Je ne le garderai pas. Je ne considère pas cela un secret ; mais même si c’en était un, je le violerais.

— Promettez-vous de vous désister ?

— Au nom de la France, au nom de l’honneur, au nom de la religion, je vous adjure de renoncer à votre projet. Si vous ne me le promettez pas, je vais à l’instant sauter dans un traîneau, courir à Québec, trouver le moyen de pénétrer dans les murs, chercher M. Bouchette et tout lui dire. Qu’avez-vous à répondre ?

Durant cette harangue passionnée, la figure de Batoche était à peindre. Elle exprima successivement la surprise, l’étonnement, l’incrédulité, la consternation, la perplexité, puis l’affaissement complet. Il était évident que le vieux soldat rencontrait pour la première fois un tel adversaire. La beauté animée de son interlocutrice, non moins que ses paroles entraînantes le magnétisèrent.

Pendant quelques instants, il ne put répondre ; mais sa ruse native reparut graduellement, et il dit d’un air malin :

— Très bien, mademoiselle ; mais que dirait le jeune officier ?

Sans daigner relever l’allusion, Zulma répondit vivement :

— Les officiers américains sont tous des gens de cœur. Ils admirent la bravoure et le dévouement partout où ils les rencontrent et ils refuseraient de prendre un avantage déloyal sur un ennemi quelconque. Mais il ne s’agit pas de tout cela. Répondez-moi, persévérez-vous dans votre intention ou non ?

— Mademoiselle, Joseph Bouchette vous doit sa liberté, dit Batoche.

Et saluant, il sortit de la chambre. M. Sarpy essaya de le retenir, mais sans succès. Il s’en alla silencieusement et promptement, comme il était venu.

IV
amour pratique.

Quand Zulma se trouva seule dans sa chambre, elle ouvrit la lettre de Cary Singleton. Elle remarqua qu’elle était humide et froissée dans sa main. Ce lui avait été une rude épreuve que d’attendre si longtemps avant de prendre connaissance de son contenu ; mais, en compensation, elle sentait que cette missive l’avait soutenue et lui avait donné du courage dans le dialogue animé qu’elle avait eu avec Batoche.

« Ce papier, se dit-elle, m’a portée à être brave. Je savais que celui qui a écrit ces lignes aurait exprimé les mêmes sentiments dans les mêmes circonstances. »

La lettre était très brève et très simple. Elle était ainsi conçue :

« Mademoiselle, — Je désirais vous dire un dernier mot d’adieu hier soir, mais je ne l’ai pas pu. Me voilà séparé de vous ; maintenant où irai-je ? Je ne puis le dire. L’avenir est inconnu. Puis-je vous demander cette faveur ? Si je tombe, voulez-vous garder un faible souvenir de moi ? Votre mémoire sera présente à ma pensée jusqu’au dernier moment. Votre amitié a été un rayon de lumière dans la sombre atmosphère de cette guerre.

« Si je survis, ne nous rencontrerons-nous pas de nouveau ?

« Votre dévoué serviteur,Cary Singleton. »

Quand Zulma eut lu la lettre une première fois, elle aplanit doucement sur son genou le papier froissé, renversa la tête sur le dossier de sa chaise et ferma les yeux. Après un intervalle d’au moins cinq minutes, elle se remit sur son séant et reprit le papier. Cette fois, la joue était pâle, l’œil sec, et le grand front semblait accablé par le poids d’un souci naissant.

« Cinq lignes… quatre-vingt-quatre mots… crayon… papier arraché d’un portefeuille… »

Ce furent les seuls mots qu’elle prononça : effet d’un calcul mental si naturel à son sexe. Mais plus rapidement que les mots, son regard parcourut de nouveau tout le contenu de la lettre, répondant à chaque point, suppléant au sens de chaque insinuation et complétant l’effet total par ses propres pensées et ses propres sentiments.

Il avait désiré lui parler hier soir, lorsqu’ils s’étaient séparés, dans la tempête de neige, à la porte d’entrée. Elle avait attendu ce mot d’adieu. Ce devait être la résultante de la soirée, la cristallisation de tous les sentiments encore indéfinis et inexprimés qui s’étaient échangés entre eux.

S’il n’avait pas parlé, soit émotion, timidité, ou toute autre cause, elle aurait parlé la première. La présence de Pauline n’aurait pas été un obstacle : celle de son père, pas davantage. Mais, au moment suprême, l’ombre de Batoche était tombée comme une moquerie du destin sur la porte éclairée. Le courant de leurs pensées avait été détourné dans une autre direction et l’occasion si propice avait été perdue.

Et maintenant, il était parti. Hélas ! il n’était que trop vrai de dire que ni lui ni elle ne savaient ce que l’avenir gardait en réserve pour eux.

Le soldat expose continuellement sa vie et les risques de mort sont dix fois plus grands pour lui que pour tout autre.

Quand il parlait de leur amitié et demandait un léger souvenir, son propre cœur, à elle, était le dictionnaire qui donnait la vraie signification aux mots qui paraissaient timides sur le papier. Zulma était trop brave pour se cacher à elle-même la véritable portée de ses sentiments, et elle n’aurait même pas craint de la confesser à quelque autre.

Dans son opinion, Cary devait être le dernier de tous à les ignorer. Dans d’autres circonstances, elle aurait préféré l’indéfini prolongé et les développements graduels qui sont peut-être les plus douces phases de l’avenir ; mais au milieu du danger, en présence de la mort, il ne pouvait y avoir d’hésitation ; et Zulma conclut sa longue méditation par deux résolutions pratiques : la première, répondre immédiatement à la lettre ; la seconde, trouver le moyen de revoir Cary dans le cours des hostilités.

Quand elle eut pris ces résolutions, ses traits reprirent leur sérénité habituelle ; sa belle tête se releva et reprit sa fière attitude et de ses lèvres sortit un son qui ressemblait beaucoup à un rire espiègle.

« Je suis fâchée d’avoir offensé le vieux Batoche, murmura-t-elle, en pliant le papier qu’elle cacha dans son sein ; il aurait été précisément l’homme qu’il m’eût fallu. »

Elle avait à peine prononcé ces mots, que son père entra et dit :

« Batoche demande à vous voir, ma chère. »

V
zulma et batoche.

Le vieux soldat parut aussitôt. Il tenait à la main son bonnet de fourrure, baissait la tête et semblait un peu déconcerté.

— Vous êtes revenu, Batoche, dit Zulma en se levant et en s’avançant vers lui.

— Je suis revenu, Mademoiselle.

— Vous n’êtes pas fâché contre moi, alors ?

— Mademoiselle !

— Batoche, je suis enchanté de vous revoir.

Le vieillard leva les yeux et ayant acquis, d’un coup d’œil, la conviction que ce bon accueil était sincère, dit :

— J’avais déjà parcouru près de deux milles, songeant à tout ce que vous m’avez dit et oubliant tout le reste. Tout à coup, je me rappelai quelque chose ; je m’arrêtai ; je réfléchis ; je revins aussitôt sur mes pas, et me voici.

Zulma éclata de rire.

— Que vous êtes-vous rappelé, Batoche ?

— Que vous pourriez désirer envoyer une réponse à la lettre que j’ai apportée. Veuillez m’excuser, Mademoiselle, j’ai été jeune un jour ; je sais ce que sont les jeunes filles.

Et ses petits yeux gris clignotèrent.

Zulma mit la main sur son épaule et d’un air moitié sérieux moitié badin, répliqua :

— On vous appelle sorcier, Batoche. Comment avez-vous pu deviner ainsi mes pensées ? Écoutez. Il y a une heure que vous m’avez quittée ; durant ce temps, j’ai été occupée à lire la lettre et à réfléchir sur son contenu. J’ai fini par me décider à y répondre immédiatement. Mais où prendre un messager ? Je pensais à vous et j’exprimais mon regret de votre départ, quand on vous a annoncé.

La figure de Batoche s’illumina de plaisir. Non seulement il était satisfait du résultat de sa sagacité, mais il ressentait la plus vive joie de pouvoir rendre un service à Zulma après la petite altercation qui avait eu lieu entre eux. Dans le combat de générosité, le vieux soldat ne devait pas être vaincu et il se sentait intérieurement flatté en pensant que le plus beau rôle était de son côté. Toutefois, il ne permit à aucune de ces pensées de se faire jour au dehors. Il se contenta de faire remarquer que l’heure s’avançait et que devant arriver à Québec à la tombée de la nuit, il était désirable que Zulma le retînt le moins longtemps possible.

— Certainement, Batoche, répliqua-t-elle. Si vous voulez vous asseoir un moment, je vais écrire quelques lignes.

Il prit un siège. Zulma alla à son secrétaire, étendit son papier sur le pupitre et se mit à la tâche sans hésitation. Elle écrivait d’une main ferme et sans s’arrêter, comme si son inspiration coulait d’une source intarissable. Jamais elle ne s’interrompit pour rassembler ses pensées ; nulle émotion n’était perceptible sur ses traits : aucune dilatation de l’œil, aucune rougeur de la joue. On aurait dit une copiste reproduisant machinalement une lettre d’affaires. Rien de tout ceci n’échappa à l’œil observateur de Batoche. Sa connaissance de l’humaine nature le porta aussitôt à conclure qu’un tel empire sur soi-même devait être la clef d’autres qualités admirables qui, jointes à l’ardeur qu’elle avait apportée à la défense du capitaine Bouchette, le convainquirent qu’il était en présence d’une personne capable, à l’occasion, de jouer le rôle d’une héroïne. Une chose ajoutait encore à son silencieux enthousiasme ; c’était la beauté sans pareille de la jeune fille. Assise en face de lui, son buste si élégamment modelé s’élevant superbement au-dessus de la petite table dans une pose gracieusement inclinée, la tête penchée légèrement d’un côté révélant une belle figure blanche sur laquelle la lumière de la fenêtre tombait obliquement, elle fascinait les yeux du vieux chasseur pour le naturel sauvage duquel les charmes de la beauté féminine étaient d’autant plus irrésistibles qu’ils étaient nouveaux. De ce moment, il résolut de cultiver complètement la connaissance de Zulma.

« Qui sait, se dit-il à lui-même, quel rôle cette splendide créature est destinée à remplir dans le drame qui va se jouer devant nous ? Je sais qu’elle est une rebelle au fond du cœur. Ce beau cou blanc qui se dresse si fièrement ne se soumettra jamais au joug de la tyrannie anglaise. Elle est née pour la liberté. Aucune chaîne ne peut garrotter ces beaux bras. J’aurai l’œil sur elle. Je serai son protecteur. Son amitié (est-ce bien seulement de l’amitié ?) pour le jeune Bastonnais est un autre chaînon qui l’attache à moi. Je suivrai sa fortune. »

Zulma termina sa lettre par un parafe, la plia, l’adressa et se levant, la remit à Batoche.

— Je ne vous ai pas retenu bien longtemps, vous voyez. Remettez ceci à la plus prochaine occasion et recevez mes remercîments. Puis-je faire quelque chose pour vous en retour ?

Batoche baissa les yeux et hésita.

— Ne craignez pas de parler. Nous sommes de parfaits amis, maintenant.

— Il est quelque chose que je voudrais bien vous demander, Mademoiselle ; mais je ne l’aurais jamais osé, si vous ne m’aviez encouragé.

— Qu’est-ce, Batoche ?

— J’ai une petite-fille, la petite Blanche.

— Oui.

— Elle a été ma compagne inséparable depuis son enfance

— Oui.

— Maintenant que la guerre est déclarée, elle est souvent seule, et cela m’inquiète.

— Où est-elle ?

— Dans notre cabane, à Montmorency.

Pauline Belmont désirait la garder avec elle à Québec durant le siège ; mais je n’ai pas voulu y consentir parce que je n’aurais pu la voir aussi souvent que je l’aurais désiré.

— Confiez-moi l’enfant, Batoche. Je remplacerai sa marraine de mon mieux.

— Je vous remercie du fond du cœur, Mademoiselle ; mais ce n’est pas précisément ce que j’ai voulu dire. Je ne pourrais pas me séparer d’elle définitivement, et elle ne pourrait pas me quitter. Tout ce que je demande, c’est ceci : je puis être absent de ma hutte plusieurs jours de suite. Vous savez ce que c’est que le service militaire.

— Le service militaire ?

— Oui, Mademoiselle ; je suis soldat encore une fois.

— Vous voulez dire…

— Je suis enrôlé parmi les Bastonnais.

— Bravo ! s’écria Zulma. Chaque fois que vous aurez à vous absenter de chez vous, amenez-moi Blanche.

Comme Zulma ou Batoche étaient loin de soupçonner les étranges événements qui résulteraient de cet incident !

VI
le bal au château.

Le soir de ce même jour, le 1er  décembre, il y avait grande fête à Québec. On donnait un grand bal au château pour célébrer l’arrivée du gouverneur Carleton. Un double sentiment animait tous les invités et rendait plus vif le plaisir de la soirée : la satisfaction que l’on ressentait d’avoir vu le gouverneur échapper providentiellement à tous les dangers de son voyage de Montréal à Québec, et l’assurance que sa présence apporterait un secours efficace à la défense de la ville. La réunion était nombreuse et brillante. Jamais le vieux château n’avait été témoin d’un spectacle plus réjouissant. Les familles françaises rivalisaient avec les familles anglaises pour assurer le succès de la fête. Le patriotisme paraissait revivre dans les cœurs des plus tièdes et un grand nombre dont l’attitude avait été douteuse jusque-là, vinrent, de la façon la plus courtoise, proclamer leur loyauté au roi George, dans la personne de son représentant.

Mais M. Belmont n’était pas de ceux-là. Quand il apprit les préparatifs du bal, il devint très sérieux.

« C’est un piège tendu pour nous prendre, » dit-il.

Un jour ou deux plus tard, quand il reçut une invitation formelle, il en fut si troublé, qu’il fut pris d’une fièvre assez violente.

«  Heureuse maladie, murmura-t-il ; j’aurai maintenant une excuse valide. »

Pauline lui prodigua ses soins avec sa tendresse habituelle, mais ne put obtenir de lui qu’il lui confiât la cause de sa maladie. Elle avait entendu parler, naturellement, du grand événement qui était le sujet de conversation de toute la ville ; mais elle ne soupçonnait pas un instant que son père avait été invité et c’est sans appréhension, conséquemment, qu’elle accepta, à sa prière, l’offre d’Eugène d’aller faire au manoir Sarpy l’excursion dont nous avons déjà donné les détails au lecteur.

Quelques heures après son départ, Batoche arriva soudain, porteur de la nouvelle à sensation que les Bastonnais allaient revenir le lendemain pour commencer le siège régulier de la ville, et le père anxieux le chargea d’aller chercher sa fille et de la ramener aussitôt. Dans le cours de la même soirée, Roderick Hardinge se présenta chez M. Belmont et fut très alarmé d’apprendre l’absence de Pauline, mais il fut partiellement rassuré quand M. Belmont lui apprit les mesures qu’il avait prises pour assurer son prompt retour. La visite de Roderick fut courte ; il était gêné par une contrainte mal définie qu’il remarqua dans la conversation de M. Belmont, et c’est probablement pourquoi il omit de donner les raisons qui le rendaient tout spécialement désireux de parler à Pauline. Nous avons vu qu’il attendait à la porte de la ville quand elle y arriva de grand matin, accompagnée de Batoche et de Cary Singleton.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls et en sûreté derrière les murs, Roderick lui dit brusquement :

— Je n’aurais pas voulu, pour tout au monde, que vous fussiez absente aujourd’hui.

Pauline remarqua son agitation et l’attribua naturellement aux craintes qu’il avait eues pour sa sécurité, pendant le voyage périlleux qu’elle venait de faire ; mais elle fut bientôt détrompée, quand il ajouta :

— Il faut de toute nécessité que vous veniez au bal avec moi ce soir, ma chérie.

— Au bal ? demanda-t-elle avec une surprise exempte de toute feinte, car les événements du jour et de la nuit qui venaient de s’écouler avaient complètement chassé de sa mémoire le souvenir de la fête.

— Oui, au bal du gouverneur.

Ce fut en vain qu’elle lui représenta combien l’invitation était soudaine, son manque de préparation et la grande fatigue qu’elle venait d’éprouver. Roderick ne voulut admettre aucune excuse. Ses manières étaient nerveuses, agitées et parfois autoritaires.

— Et mon père ? dit-elle enfin, comme dernier argument.

— J’ai vu votre père hier soir. Il s’est plaint d’une indisposition et évidemment, il ne peut venir.

La manière avec laquelle Roderick, tout en parlant rapidement, appuya sur le mot peut, n’échappa point à la jeune fille.

Elle le regarda d’un air timide.

— Et si mon père ne consent pas à m’y laisser aller ? demanda-t-elle presque à voix basse.

— Oh ! mais, il consentira. Il le faut, Pauline.

Les yeux de la jeune fille se levèrent de nouveau vers lui et rencontrèrent le franc regard de Roderick.

— Je veux être sincère avec vous, ma chérie. Si vous ne voulez pas aller au bal pour moi, il faut que vous y alliez pour le bien de votre père. Comprenez-vous ?

Elle avait compris ; quoiqu’elle ne pût trouver de paroles pendant quelques instants.

Après avoir fait quelques pas, elle ôta sa mitaine, mit sa main dans celle d’Hardinge, et sans lever les yeux, elle murmura :

— J’irai, Roddy, par égard pour lui et pour vous.

Ces préliminaires une fois arrangés d’une manière satisfaisante, Hardinge l’accompagna à la porte de sa demeure et après lui avoir conseillé de passer le jour à se reposer de ses émotions et de ses fatigues, promit de venir la prendre de bonne heure dans la soirée.


Il n’y manqua point. À sa surprise, il la trouva gaie et sans la moindre apparence de fatigue ou de gêne dans ses manières.

Elle était vêtue d’un riche costume du meilleur goût qui donnait un splendide relief à sa beauté simple et calme.

Il fut encore plus surpris de trouver M. Belmont d’une agréable humeur, quoique encore souffrant. Le père voulut bien dire qu’il approuvait pleinement que sa fille allât au bal, surtout en compagnie de Roderick Hardinge.

— C’est un autre acompte sur la réparation que je vous dois, Roddy, dit-il avec un sourire. Je vous confie Pauline ce soir et je ne crois pas que j’en fisse autant pour tout autre jeune homme dans Québec.

Naturellement, il n’en fallait pas davantage pour mettre Hardinge dans les plus heureuses dispositions et quand il s’éloigna en voiture avec Pauline, il était tout hors de lui.

Le bal était ouvert quand ils arrivèrent au château.

Le gouverneur, qui avait conduit la première danse ou danse d’honneur, prit part à une troisième et à une quatrième, se mêlant librement aux invités, apparemment disposé à se faire, à lui-même et à la cause qu’il représentait, autant d’amis que possible.

Pendant cet intervalle, Pauline et Roderick pénétrèrent dans la salle sans être beaucoup remarqués, mais bientôt ils furent appelés à prendre part à la danse et aussitôt ils devinrent l’objet de l’attention générale. Il n’y avait pas lieu de s’en étonner. Le jeune Écossais paraissait très bien dans son éclatante tunique écarlate, tandis que Pauline, dans sa robe de satin cramoisi et la coiffure ornée simplement de branches de jasmin blanc de neige, révélait une beauté épanouie, ardente, qui surprit même ses amies les plus intimes.

Après quelque temps, le gouverneur prit son siège sur l’estrade, à l’extrémité de la salle, devant le trône et sous les franges violettes du dais. Les armes royales brillaient derrière lui, tandis que sur les panneaux des murailles, à droite et à gauche s’étalait son propre écusson. Ceux des invités qui n’avaient pas encore été présentés à Son Excellence saisirent cette occasion de lui offrir leurs hommages. Roderick et Pauline étaient de ce nombre. En s’approchant du trône, ils furent accostés par M. de Cramahé, le lieutenant-gouverneur. Ce courtois personnage s’inclina profondément devant les deux jeunes gens et dit :

— Lieutenant, j’ai un devoir à remplir et vous voudrez bien me permettre de le faire. Je désire présenter mademoiselle et vous-même à Son Excellence.

Et sans attendre une réponse, il les fit avancer en la présence du vice-roi.

Carleton reçut Pauline avec la plus grande déférence et mit le comble à ses attentions en s’informant avec bonté de la santé de son père. Pauline trembla comme une feuille à cette phase de son entrevue et leva timidement les yeux pour s’assurer que le gouverneur était sincère dans sa sollicitude à l’égard de M. Belmont ; mais ses manières ouvertes dissipèrent tout doute et ainsi s’évanouit, au grand soulagement de la jeune fille, le seul obstacle à sa parfaite jouissance de la soirée.

Alors vint le tour de son compagnon.

— Le lieutenant Hardinge, dit M. de Cramahé.

— Hardinge ? répondit le gouverneur, en tendant la main et en penchant la tête de côté, comme s’efforçant de se rappeler quelque particularité associée à ce nom.

— Oui, reprit de Cramahé. Votre Excellence se rappelle. C’est le jeune officier dont je lui ai rapporté les exploits.

— Oui, oui ! s’écria Carleton, je me rappelle très bien. Hardinge est un nom qui m’est familier. Le père de Monsieur était un de mes camarades officiers sous Wolfe. Oui, oui, je me rappelle tout.

Et prenant la main droite de Roderick dans les siennes, il ajouta à haute voix, de manière à rendre la promotion aussi publique que possible :

— Capitaine Hardinge, j’ai l’honneur de vous féliciter.

VII
l’attaque des hommes masqués.

Le bal se termina, suivant la coutume invariable des bals d’État de ce temps, par cette danse gracieuse et pittoresque entre toutes, le menuet de la cour qui, apporté de France durant le règne de Louis XIII, avait joui d’une grande popularité dans toute la province jusqu’à la conquête et a été maintenue par les gouverneurs anglais de Québec jusqu’à une date comparativement récente. Le pas marché, l’assemblée, le pas grave, le pas bourré et la pirouette furent exécutés avec une exacte précision et une noble élégance par un double quadrille de huit, choisi parmi les meilleurs danseurs de la salle. Le reste de la compagnie était rangé en groupes autour des murs. Les uns examinaient les figures d’un œil critique ; d’autres regardaient les costumes des danseurs et leurs mouvements avec une simple sensation de plaisir. Les balancements rythmiques de beaux hommes et de jolies femmes dans les méandres d’une danse produisent souvent sur les spectateurs une sensation de rêverie poétique, complètement indépendante de la musique qui l’accompagne et prenant directement sa source dans le magnétisme de la forme humaine.

Il n’est que vrai de dire que, de tous ceux qui prirent part au menuet, personne ne conquît plus de sympathie et d’admiration que Pauline Belmont. La perfection de ses mouvements, la douceur de sa figure, la modestie de son maintien et la confiance enfantine qu’elle semblait mettre dans la coopération de son robuste partenaire, Roderick Hardinge, étaient autant de traits qui ne pouvaient passer inaperçus et plus d’une fois, quand elle venait reprendre sa position après l’exécution d’une figure, elle fut accueillie par un murmure d’approbation. Plusieurs galants vieillards français qui regardaient, en fredonnant cette musique si familière à leur oreille, exprimèrent leur approbation à haute voix aussi bien que par leur conversation à voix basse. Enfin après la seconde figure, lorsque les dix-neuf mesures caractéristiques eurent été jouées, que la chaîne anglaise eut été faite et les honneurs rendus par de profondes salutations à la compagnie distinguée et aux partenaires respectifs, les exécutants quittèrent le parquet et furent aussitôt entourés d’une foule d’amis empressés à les complimenter. Parmi ces derniers, on distinguait au premier rang la haute stature de Carleton, sa figure toute rasée et ses grands yeux aimables. Il adressa ses félicitations à plusieurs des danseurs et les remercia d’avoir si élégamment terminé la fête. Près de là se trouvait son ami Bouchette qui avait été l’un des lions de la soirée et qui profitait de ces derniers moments pour entretenir une conversation animée avec Pauline.

« Ce bal a été magnifique, disait-il, digne de notre gouverneur et du vieux Québec ; mais ce qui est tout particulièrement pour moi une source d’orgueil, c’est que la belle de la soirée a été une de mes compatriotes. Vous avez fait honneur à votre race, Mademoiselle. Je ne manquerai pas d’en faire mes compliments à mon vieil ami M. Belmont et je suis sûr que le plaisir qu’il en ressentira lui sera une compensation pour son absence.

Pauline rougit en entendant ces compliments et serra plus étroitement le bras d’Hardinge. Elle murmura quelques mots de remercîments, mais elle ne fut complètement remise de sa confusion que par la poussée de la foule sortant de la salle de bal et se dirigeant vers les vestiaires.

Bientôt après, la gaie compagnie s’était entièrement dispersée ; les lumières, au château, s’étaient éteintes une à une, et le silence régnait dans les salles où, à peine une demi-heure plus tôt, les pieds légers des danseurs battaient la mesure à la douce musique de la viole et du basson et où les échos des voix joyeuses résonnaient dans les corridors.

Un des invités qui s’était attardé plus que les autres sortit seul et se dirigea vers la place de la cathédrale. Trois heures sonnèrent à la tourelle au moment où il y passa. La nuit était obscure et d’un aspect morne et sombre que la neige des toits et des trottoirs ne parvenait pas à égayer. Pas une autre âme dans les rues. Les longues maisons carrées paraissaient comme enveloppées dans le sommeil. Le marcheur solitaire était de taille moyenne et apparemment dans la force de l’âge. Une pelisse de fourrure était jetée négligemment sur son habit de soirée. Son pas était rapide et
élastique et il balançait dans sa main droite une canne à pommeau d’ivoire.

Il était évidemment en charmante humeur, comme le doit être un homme qui a bien dîné, dansé tant qu’il l’a désiré et passé une agréable soirée dans la société de ses supérieurs et la compagnie de jolies femmes.

Quand il atteignit la haute palissade élevée à l’endroit où la porte de Prescott fut élevée par la suite, il s’arrêta un instant en face de la sentinelle qui parut le reconnaître et ouvrit la poterne sans échanger le mot de passe. Il commença alors à descendre la rapide et tortueuse côte de la montagne, marchant vivement, il est vrai, mais sans accélérer perceptiblement le pas qu’il avait pris jusque-là. Il fut bientôt arrivé au pied de la côte et il allait contourner le coin très obscur qui conduit à la rue Saint-Pierre, où il demeurait, quand il s’arrêta soudain au son d’un coup de sifflet strident parti du côté gauche. Il regarda autour de lui, écouta, serra son pardessus sur sa poitrine et saisit sa canne d’une main plus ferme. Il demeura ainsi immobile pendant quelques secondes, mais n’entendant plus rien que le clapotis des flots du Saint-Laurent à quelques verges de lui, il attribua le coup de sifflet à quelque équipe de matelots dans le port et reprit sa marche avec confiance. Il n’avait fait que quelques pas, néanmoins, quand cinq hommes emmitouflés et masqués sortirent d’une ruelle en arrière, se jetèrent sur lui et le renversèrent par terre. Toute résistance était inutile. Les agresseurs le bâillonnèrent, lui enlevèrent la canne des mains et couvrirent sa figure d’un manteau. Ils étaient sur le point de l’enlever, quand un sixième personnage bondit sur la scène.

— Halte ! cria-t-il en français.

Les hommes s’arrêtèrent,

— Relâchez votre prisonnier.

Ils obéirent à l’instant et sans observation.

— Ôtez-lui son bâillon.

Ils le lui ôtèrent.

— Rendez-lui sa canne.

Sa canne lui fut aussitôt rendue.

Aussitôt que le prisonnier se sentit libre et en possession d’une arme, il bondit au milieu de la rue et fit face à ses ennemis en brave qu’il était. Il écumait, rageait et brandissait sa canne.

— Que signifie ceci ? s’écria-t-il.

Pas de réponse.

— Qui êtes-vous.

Toujours le silence.

— Savez-vous qui je suis ?

— Oui, dit le chef, d’une voix brève et froide ; vous êtes Joseph Bouchette. Nous vous connaissons bien. Mais, partez ; vous êtes libre. Vous devez votre liberté à une intervention supérieure à la haine et à la vengeance de tous vos ennemis. Remerciez-en Dieu.

Bouchette, car c’était bien lui, resta confondu et ne bougea pas.

Le chef répéta son ordre d’un ton qui ne souffrait pas de réplique et le rude matelot, sans prononcer un autre mot, tourna sur ses talons et rentra tranquillement chez lui.

Les hommes masqués se tenaient en groupe, se regardant les uns les autres et regardant leur chef.

« Tu nous as étonnés, » dit Barbin à ce dernier.

« Possible, » répondit-il tranquillement. Mais le moment n’est pas aux explications. Hâtez-vous de sortir de la ville et reprenez vos cachettes dans la forêt. La nuit s’écoule rapidement et le jour paraîtra bientôt. Pour moi, je n’ai eu aucun repos depuis deux jours et deux nuits. Je vais me blottir dans quelque trou et dormir.

— Bonne nuit, alors, dirent-ils tous, et ils s’enfoncèrent dans les ténèbres.

— Bonne nuit !

Batoche, harrassé de fatigue, entendit dans ses songes, cette nuit-là, la plus douce musique de la chute et il lui sembla voir flotter au-dessus de sa couche le blanc fantôme de Clara le remerciant de l’œuvre de miséricorde qu’il avait accomplie.

VIII
grandeur inconsciente.

C’était plus qu’un acte de miséricorde ; c’était un acte politique. Après son retour, Bouchette était si agité qu’il ne put dormir. Sa plus grande préoccupation était de savoir pourquoi il avait été attaqué et qui étaient ses agresseurs. Il était évident que l’attaque était le résultat d’un complot bien tramé. Ce coup de sifflet pour opérer le ralliement ; ce déguisement des hommes ; ce bâillon tout prêt… Et son sauveur ? Qui pouvait-il être ? Et que pouvaient signifier, en particulier, les mots étranges qu’il avait prononcés ?

Peu à peu, en devenant plus calme, il fut en état de rassembler tous les éléments de la situation et enfin la vérité lui apparut. Il avait été désigné à la vengeance de certains de ses compatriotes à cause des services qu’il avait rendus au gouverneur général. Aussitôt qu’il eut cette conviction, sa première impulsion fut de courir au château, de porter à Carleton lui-même la nouvelle de l’outrage dont il avait été l’objet et de se mettre à la tête d’une terrible croisade, contre tous les Français rebelles ; mais après un moment de réflexion, de meilleurs sentiments prévalurent dans son esprit.

« Jamais », s’écria-t-il, en arpentant sa chambre, « jamais ! je suis Français avant tout. Ma loyauté à l’Angleterre ne demande pas la trahison envers mes compatriotes. Quant à l’insulte personnelle, je puis la pardonner. D’ailleurs, n’ai-je pas été sauvé par un acte chevaleresque ? Si j’ai des ennemis parmi ceux de ma propre race, n’est-il pas évident que j’y ai aussi des amis ?… Non, je ne permettrai pas qu’un seul mot concernant cette affaire s’échappe de mes lèvres. Si l’affaire devient publique, ce ne sera point par ma faute. »

Ayant ainsi soulagé son esprit par cet acte de magnanimité, il se jeta sur un canapé et s’endormit bientôt. Le soleil était déjà haut et il dardait ses rayons dans la chambre sans toutefois troubler le sommeil du marin qui reposait aussi tranquillement que s’il n’avait pas eu à lutter pour sa liberté et pour sa vie. Il était midi quand il s’éveilla. Il s’assit sur le bord de sa couche et quelques secondes s’écoulèrent avant que le souvenir de l’événement lui revînt à l’esprit. À cette pensée, il dit simplement :

« Je vais aller voir mon ami Belmont. »

Pendant tout ce temps, chez M. Belmont, l’affaire avait fait quelque progrès.

Batoche s’y était introduit après avoir congédié ses complices et sans déranger en aucune façon les occupants de la maison, il était entré à l’aide d’une clef que lui avait donnée son ami.

Il était allé se coucher aussitôt et il était onze heures du matin quand il se leva. Son premier soin fut de rechercher la présence de M. Belmont. Il lui raconta la conversation qu’il avait eue avec le seigneur Sarpy et la part étrange qu’y avait prise Zulma. M. Belmont écouta ce rapport avec autant de surprise que d’appréhension. Quand Batoche, continuant son récit, en vint à décrire l’aventure de la nuit précédente, il devint tout à fait alarmé.

— Ceci est terrible, Batoche, dit-il.

Le vieux soldat fit ce qui était tout à fait inusité chez lui : il sourit.

— Il n’y a rien de terrible, Monsieur. Même si Bouchette avait été fait prisonnier, cela n’aurait eu rien de terrible. Bouchette n’est pas un personnage si important, et d’ailleurs nos hommes ne craignent pas les représailles. Ils sont fort capables de prendre soin d’eux-mêmes. Mais j’avais promis à Zulma que cet homme ne serait pas molesté et j’ai simplement tenu ma promesse. J’ai failli arriver trop tard. Il était bien plus de minuit quand je suis arrivé en ville après un voyage fatigant de la Pointe-aux-Trembles. J’étais complètement renseigné sur le bal, naturellement, et je savais que Bouchette y serait. Notre plan était de nous emparer de lui à son retour au château.

Tout se passa comme nous l’avions prévu. Nos hommes firent leur besogne à la perfection. Ils se conduisirent bravement et avec intelligence. C’était vraiment dommage de gâter leur succès.

— Étiez-vous arrivé sur la scène, à l’avance ?

— Oui, quelques minutes avant l’attaque.

— Alors, pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée complètement.

— Je n’ai pas eu le cœur de le faire. Je voulais accorder à mes hommes et à moi-même cette satisfaction, au moins. Je voulais voir aussi comment mes compagnons feraient leur devoir. D’ailleurs, bien que j’eusse promis de ne pas enlever Bouchette, je n’avais pas promis de ne pas lui donner une bonne peur.

— Peur ?… interrompit M. Belmont d’un ton de mépris, Bouchette est aussi brave que le plus vaillant.

— Parfaitement, dit Batoche, en ricanant ; il voulait se battre et brandissait sa canne comme un homme. Pour ce qui a été de lui faire peur, l’attaque a été un fiasco.

— Toute l’affaire a été un fiasco, Batoche. Cela nous perdra. Cela va me chasser de la ville. Je suis sûr que la garnison est en émoi à ce moment même.

— Les assaillants ne sont pas connus et ne peuvent être découverts.

— C’est bien cela, et par conséquent, les innocents seront soupçonnés. Votre grande faute a été de faire la chose à moitié. Un véritable enlèvement n’aurait pas été si malheureux, car alors la victime n’aurait pas été là pour conter son histoire, tandis que, comme les choses se sont passées, Bouchette l’a sans doute déjà dite à tout le monde et l’on ne peut prévoir les conséquences de votre imprudence.

Batoche ne répliqua rien, mais quelque chose, dans ses manières, indiquait qu’il ressentait fort peu de repentir de ce qu’il avait fait.

À ce point de la conversation, la servante frappa à la porte et annonça le capitaine Bouchette.

M. Belmont fut comme foudroyé. Batoche demeura parfaitement insensible.

— Faites-le entrer, murmura enfin M. Belmont.

Batoche fit le mouvement de se lever, mais son hôte l’arrêta brusquement.

— Ne bougez pas, dit-il. Votre présence peut être utile.

Bouchette s’avança marchant à grands pas et bruyamment ; il paraissait de fort bonne humeur. Il embrassa son vieil ami avec effusion et accepta la présentation de Batoche d’une manière cordiale et dégagée. Naturellement cette conduite donna aux affaires un nouvel aspect et M. Belmont fut bientôt tout à fait à l’aise. Bouchette commença aussitôt à parler du grand bal. Il dit qu’il était venu expressément pour cela.

Il en décrivit toutes les phases de sa manière sans gêne et s’étendit tout particulièrement sur la part que Pauline y avait prise. Il devint éloquent en traitant ce point de son récit. Il assura à M. Belmont qu’il devait être fier de sa fille, qui avait produit l’impression la plus favorable sur tous les invités et en particulier sur le gouverneur.

Ce n’est rien exagérer que de dire que tout cela était réellement délicieux pour le père si accablé d’anxiété et que, dans les circonstances du moment, surtout, cela contribua puissamment à lui rendre sa tranquillité d’esprit.

Il n’est donc pas étonnant que la conversation ainsi commencée fût un courant continu de gaieté auquel Batoche lui-même se joignit par intervalles et à sa manière étrange. Il parla peu néanmoins ; il ne prononça peut-être pas une douzaine de mots en tout, mais il faisait entendre de temps en temps un rire comprimé, il se tournait de tous côtés sur son siège et donnait d’autres signes de la satisfaction qu’il éprouvait de voir la tournure qu’avaient prises les choses. Tout ceci ne l’empêcha pas, néanmoins, du coin comparativement obscur où il s’était placé, de surveiller avec la plus grande attention les traits du visiteur et d’étudier tous ses mouvements.

Enfin, à un endroit propice de la conversation, M. Belmont demanda à son ami quelles étaient les nouvelles du jour.

« Oh ! rien que je sache, répondit Bouchette promptement et avec une indifférence réelle. Je viens de sortir du lit et je suis venu ici tout droit. »

On aurait enlevé une montagne des épaules du pauvre M. Belmont, qu’il n’eût pas ressenti plus de soulagement qu’en entendant ces quelques mots. Il ne put contenir sa joie. Il sauta de son siège et, appliquant une tape amicale sur l’épaule de son ami, il s’écria :

— Eh bien, Bouchette, nous allons prendre un verre de vin, de mon meilleur bourgogne. Votre visite m’a fait le plus grand bien !

Les petits yeux gris de Batoche étaient fixés comme des vrilles sur le mur d’en face au point où il atteignait le plafond. Ils brillaient d’un éclat vitreux. Le vieillard était retombé soudainement dans une de ses rêveries ; mais ce ne fut que pour un moment. Revenant à lui, il se leva brusquement de sa chaise, à son tour, laissa tomber son bras droit sur sa cuisse avec bruit et murmura quelques mots inarticulés.

On dégusta le vin avec force souhaits et bons mots. On vida de nouveau les verres et quand l’entrevue prit fin, Bouchette sortit de la maison aussi bruyamment et cordialement qu’il y était entré.

— Eh bien ? s’écria M. Belmont, en fermant la porte et en se plaçant en face de Batoche, dans le corridor.

Eh bien ? répondit tranquillement l’autre.

— Qu’en dites-vous ?

— Ce que j’en dis ? Je dis que cet homme ne dira jamais un mot de ce qui est arrivé. Ainsi vous pouvez être tranquille.

— Et que pensez-vous de lui-même ?

— C’est un fameux homme

— Et un bon !

— Un vrai chevalier de Saint-Louis !

Un ami de ses compatriotes.

— Oui. J’admire sa générosité, sa magnanimité et j’admire aussi l’étonnant instinct de Zulma Sarpy, qui l’a si bien jugé qu’elle a arraché de moi sa délivrance.

Quand Pauline descendit de ses appartements particuliers, après une longue journée de repos, et fut mise au courant de ce qui la concernait dans la visite du matelot, elle fut profondément émue, d’autant plus qu’elle remarqua la grande satisfaction de son père. Cet épisode apporta dans cette maison plus de joie qu’elle n’en avait vue depuis de longs jours, et qu’elle ne devait en avoir plus tard.

IX
le développement de pauline.

Insensiblement un changement se produisait en Pauline. Les expériences émouvantes et variées du mois qui venait de s’écouler avaient eu sur elle une influence décisive et éducatrice. Il arrive souvent que des natures simples et sans fard comme la sienne se développent plus rapidement, dans les jours de crise, que les caractères faits de matière plus forte en apparence. Aucune démolition préliminaire n’est nécessaire ; le terrain est tout préparé à recevoir de fortes et durables impressions. Le procédé créateur n’est empêché par aucun obstacle ; au contraire, une spontanéité latente en accélère l’action.

Pauline elle-même était à peine consciente de ce changement. Du moins, elle n’aurait pu le formuler en paroles ni en énumérer les phases par aucun système d’analyse ; mais il y avait des moments où son âme débordait de sentiments qu’elle savait n’avoir jamais ressentis jusque-là et elle se surprit à dessiner des visions dont le vague même des lignes semblait des ombres de mauvais augure. Parfois aussi, à travers ces brouillards, brillaient tout à coup des illuminations qui la surprenaient et oppressaient son cœur innocent comme si elles avaient été des pressentiments de malheur.

Elle avait tant vu, tant entendu, tant appris durant ces semaines si remplies d’événements !

L’existence paisible dont elle avait joui jusque-là avait disparu et paraissait déjà comme dans un passé lointain qui lui semblait ne devoir jamais revenir. Au milieu du trouble où tout cela la jetait, elle éprouvait, à cette pensée, un certain plaisir. C’était, au moins, une chose dont elle était sûre. Tout le reste était douteux ; l’avenir semblait si capricieux et son sort, comme celui de ceux qu’elle aimait, était enveloppé d’un si profond mystère !…

Dans la soirée du jour où s’étaient produits les incidents rapportés dans le chapitre précédent, elle était seule dans sa chambre. Une circonstance qui, par elle-même, aurait dû lui faire plaisir, la jeta dans de pénibles réflexions.

Son père, dans la chambre au-dessous, fredonnait des bribes de chansons françaises, chose qu’il n’avait pas faite depuis plusieurs semaines. Cela lui rappela la visite de Bouchette et toutes les scènes dont elle avait été témoin dans ces derniers temps : la tempête de neige sur la place de la Cathédrale ; la sommation de son père à comparaître devant le lieutenant-gouverneur ; la lettre de Roderick qu’il avait fallu brûler ; l’effrayante altercation et l’heureuse réconciliation entre lui et son père ; le coup de feu tiré sur le bel officier américain, du haut des murs ; la visite à la famille Sarpy ; le voyage de nuit pour revenir à la ville ; le brillant bal du gouverneur. Et à travers tout cela, elle voyait la forme étrange de Batoche circuler, aller et venir silencieuse, mystérieuse, terrible. Elle voyait Zulma se pencher sur elle avec la tendresse d’une sœur. Le charme de l’affection de Zulma lui apparaissait comme l’accolade d’un grand esprit, puissant, irrésistible et, par là même, délicieux dans sa force. Et en dépit d’elle-même, elle voyait (et pourquoi fallait-il que cette vision fût si vive ?) les beaux yeux tristes de Cary Singleton, tels qu’ils étaient lorsqu’il se tenait à ses côtés au manoir Sarpy ou lorsqu’il s’était séparé d’elle à la porte Saint-Louis.

Elle se rappela combien il paraissait noble lorsqu’il conférait avec Roderick, sous les murs, quand il était porteur du pavillon parlementaire ; comme il était retourné fièrement aux rangs de l’armée, sans daigner même regarder en arrière quand un lâche avait tiré sur lui du haut des remparts. Elle se souvint de chaque mot prononcé par Zulma à son sujet, de sorte qu’elle paraissait le connaître aussi bien que Zulma elle-même.

Quand Pauline eut repassé dans son esprit, et plusieurs fois, toutes ces choses, de cette manière confuse et pourtant distincte avec laquelle de telles réminiscences se pressent à la mémoire, elle se sentit réellement fatiguée et oppressée comme si elle eût eu un fardeau sur le cœur. Elle ferma les yeux tandis qu’un frisson secouait tout son être. Elle craignit de tomber malade et il lui fallut faire appel à tout le courage tranquille de sa nature pour réagir contre l’écroulement complet dont elle était menacée.

Enfin, elle pensa à un moyen de recouvrer sa sérénité : c’était d’écrire une longue lettre à Zulma pour lui faire la description du bal du gouverneur. Elle se mit aussitôt à la tâche ; mais lorsque le papier fut étendu devant elle, elle se heurta, dès le seuil, à une difficulté. Écrirait-elle sur elle-même ? Parlerait-elle de Roderick ? Répéterait-elle les compliments de Son Excellence, conterait-elle son entrevue avec le capitaine Bouchette ?

Par là, elle retomberait infailliblement dans l’ordre des pensées qu’elle voulait bannir en écrivant sa lettre. Déjà deux ou trois fois elle s’était surprise glissant dans ce genre d’idées, alors qu’elle avait la plume à la main.

«  Non, murmura-t-elle avec un rire contenu, je n’en ferai rien. J’écrirai comme une modiste. Je vais lui donner un compte rendu détaillé de la toilette portée par chacune des dames, au château… Cela pourra amuser Zulma ou la dégoûter selon son humeur au moment où elle lira la lettre. Peu importe ; cela réalisera mon dessein. Zulma m’a souvent grondée de ce que je ne suis pas assez égoïste. Je serai égoïste pour une fois. »

Avec ce plan bien arrêté, la rédaction de la lettre fut une tâche agréable et facile. Pendant que la plume trottait sur le papier, Pauline paraissait prendre plaisir à son travail. Parfois, elle souriait et toute sa figure s’illuminait.

D’autres fois, elle s’arrêtait et relisait un passage d’un air visiblement approbateur. Les pages se couvraient l’une après l’autre de ce mystique langage de la modiste que Pauline paraissait bien connaître, (et quelle jeune personne ne le connaît pas ?) car elle ne faisait ni ratures, ni corrections.

«  Et maintenant que je suis arrivé à mon propre costume, le décrirai-je ? se demanda-t-elle, et elle ajouta presque immédiatement : ce serait de l’affectation de ne pas le faire. »

Là-dessus, elle consacra toute une page à la description.

N’avions-nous pas raison de dire qu’un grand changement s’était opéré en Pauline ? Elle qui, quelques semaines auparavant, était la plus simple et la plus naturelle des jeunes filles, connaissait maintenant la signification de ce mot terrible : affectation.

Et non seulement elle en connaissait la signification, mais encore elle savait que c’était une chose à fuir et elle prenait un soin particulier à l’éviter.

Un peu plus tard, elle se demanda : ferai-je mention de Roddy ? Il était apparemment plus facile de poser cette question que d’y répondre.

Elle passa la main, d’un air fatigué, sur les cheveux lisses qui couvraient sa tempe. Elle fixait distraitement les yeux sur le tapis vert de la table et ses traits portaient une légère teinte de dureté.

À la fin, elle murmura :

«  Zulma trouverait étrange que je ne le fisse pas. D’ailleurs, je sais qu’elle admire Roddy. Oui, il faut que je lui parle du lieutenant — oh ! pardon, du capitaine, » — et elle sourit de la façon la plus naturelle. « Naturellement elle doit apprendre sa promotion. Pauvre Roddy ! Comme il en était fier ! Et il paraissait s’attacher ensuite plus étroitement à moi, comme s’il eût voulu dire que je devais partager cet honneur. »

Après avoir narré les détails de cet événement, elle ajouta quelques mots sur Carleton et Bouchette et termina en exprimant le regret, sincère chez elle, que Zulma n’eût pas été présente à la fête. Elle écrivit :

« Le capitaine Bouchette a eu la bonté de déclarer reine du bal une personne de votre connaissance. Sans doute, c’était de la flatterie. Mais si une jeune fille que je connais avait été là, non seulement M. Bouchette, mais le gouverneur lui-même et toute la compagnie, sans en excepter Roderick, l’auraient proclamée reine de la fête.

Ceci n’était pas un compliment banal d’une jeune fille à une autre ; c’était un tribut courtois d’une femme à une femme. Évidemment Pauline faisait de rapides progrès.

La lettre fut aussitôt pliée et adressée. Lorsqu’elle se leva de son bureau, en la tenant à la main, elle se sentit singulièrement soulagée. Elle regarda par la fenêtre, en descendant l’escalier, et un nouvel horizon s’étendit devant elle. Ses appréhensions avaient disparu momentanément ; ses doutes étaient évanouis et tout ce qui restait dans son esprit était une certaine espérance qui lui rendait le cœur léger et qu’elle ne pouvait expliquer.

Elle rencontra son père en bas et s’enquit de Batoche.

— Il n’est pas ici, ma chère, mais il peut revenir ce soir.

— J’ai une lettre pour lui.

— Une lettre pour Batoche ?

— C’est-à-dire, une lettre que je désire qu’il porte.

— À qui ?

— À Zulma Sarpy.

— Oh ! c’est très bien. Écrivez à Zulma. Cultivez son amitié. C’est une jeune fille remarquable.

Batoche vint en effet chez M. Belmont, ce soir-là, mais pour un instant seulement, car il devait sortir de nouveau de la ville. Il accepta avec empressement la commission de Pauline.

« Je remettrai moi-même cette lettre, dit-il ; je suis heureux d’avoir l’occasion de revoir cette charmante personne. »

X
à la citadelle.

Le lendemain, au lieu d’éprouver la réaction ordinaire, Pauline continua d’être précisément dans le même état d’esprit que le jour où elle avait remis la lettre à Batoche. Elle n’était pas gaie, assurément. Par exemple, elle n’aurait pu chanter une chanson comique avec entrain, mais elle n’était pas seulement calme. Il y avait en elle une vive impulsion d’attente vague qui la faisait aller et venir dans la maison d’un pas léger et le sourire aux lèvres. Son père était très satisfait, car l’effet produit sur lui par la visite de Bouchette était encore tout récent. Le temps, d’ailleurs, contribuait peut-être à l’air de bonheur qui régnait dans la maison. Le soleil brillait, le vent était tombé et la neige, sèche et friable, couvrait les rues, invitant à la promenade.

Hardinge se présenta vers midi pour demander à Pauline de faire avec lui une petite promenade.

«  J’ai une couple d’heures à ma disposition, ce qui peut bien ne pas arriver tous les jours, et un petit tour de promenade nous fera du bien à tous deux, » dit-il.

Pauline fut bientôt prête, avec le consentement cordial de son père.

Après avoir erré au hasard par les rues pendant quelque temps et s’être arrêtés plusieurs fois pour causer avec des amis qu’ils rencontraient, les jeunes gens se dirigèrent vers le Cap Diamant.

Sur le sommet de cette partie de la citadelle, ils étaient complètement seuls et ils pouvaient s’entretenir intimement sans être interrompus.

Ils parurent en être charmés tous deux, chacun d’eux ressentant probablement qu’il avait quelque chose à dire à l’autre, ou plutôt qu’ils pourraient toucher à certains sujets de conversation jusque-là passés sous silence, qui pourraient les amener à une meilleure entente mutuelle. Roderick était un peu plus grave et plus réservé que sa compagne. Pauline n’y attacha aucune importance, attribuant cela aux préoccupations du soldat, supposition que sa conversation put justifier tout d’abord.

— Ce point est fort exposé, dit-il, et dans quelques jours aucun de nous ne pourra l’occuper. Quand toute l’armée rebelle viendra de la Pointe aux Trembles, elle pourra aisément nous bombarder de ce côté de la citadelle.

— Mais c’est un bon poste d’observation, n’est-ce pas ? demanda Pauline.

— Excellent, bien que moins bon que celui-là, plus haut, qui est bien gardé et où il y aura toujours deux sentinelles.

— Tout en parlant, Roderick aperçut des personnes en mouvement sur la grand’route près des plaines d’Abraham.

— Regardez, Pauline, dit-il ; connaissez-vous ces gens-là ?

— Non. Est-ce que ce sont des soldats ?

— Ils s’appellent : carabiniers de la Virginie. C’est l’avant-garde de l’armée rebelle. Ils ont rôdé aux alentours, ces deux derniers jours.

— Des carabiniers de la Virginie, Roddy ? dit Pauline avec une expression d’interrogation dans ses yeux noirs.

— Oui. Vous devez en savoir quelque chose. Ne vous rappelez-vous pas le jeune officier qui vous a escorté jusqu’aux portes, avant-hier ?

— Oh ! répondit Pauline, sans essayer de cacher sa surprise ou son intérêt, vous ne voulez pas dire assurément qu’il est là parmi ces pauvres gens sans abri ?

— Mais oui, certainement, et je suis sûr qu’il en est charmé. Je le serais, à sa place. Il a tout plein d’espace pour se mouvoir, tandis que nous sommes enfermés comme dans un poulailler entre ces étroites murailles.

— Eh bien ! Il est fort courageux et peut endurer un peu de misère ; c’est une consolation, dit Pauline, en remuant sa petite tête d’un air de sympathie.

Ceci amusa évidemment Roderick qui répliqua :

— Oui, c’est un gros garçon, très robuste.

— Et si brave ! continua Pauline avec une chaleur croissante, tandis que ses yeux étaient fixés au loin, sur la plaine.

— Tout soldat doit être brave, Pauline ; mais je dois reconnaître que cet homme est tout particulièrement brave. Il l’a prouvé sous nos yeux.

Pauline ne répondit pas, mais son attention demeura attachée au lointain. Frédéric eut un franc éclat de rire et dit :

— Assurément, ce n’est pas là tout ce que vous avez à dire de lui. Il est fort, il est brave et… n’est-il pas quelque chose encore, hein ! Pauline ?

Elle se retourna tout à coup et répondit au rire d’Hardinge par un sourire, mais la rougeur de ses joues trahissait son émotion.

— Voyons, chère, n’est-il pas beau ? continua Roderick fier de son triomphe et plein de malice.

— Eh bien ! oui, il est beau, répondit Pauline avec un sourire délicieux et d’un ton qui aurait voulu être agressif.

— Et quoi encore ?

— Modeste.

— Autre chose ?

— Poli.

— Et puis ?

— Instruit

— Encore ?

— Bon.

— Bon à votre égard, chère ?

— Tout particulièrement bon envers moi.

— Je l’en remercie. Il ne pouvait choisir d’objet plus digne de sa bonté. Excusez-moi de vous agacer ainsi, Pauline. Ce n’était qu’une petite plaisanterie. Je partage complètement votre estime pour ce jeune officier américain. Lui et moi devrions être amis et non ennemis.

— Et vous serez amis un jour, dit Pauline d’un ton de conviction.

— Hélas !

Une pause s’ensuivit durant laquelle des pensées désespérantes traversèrent comme un éclair l’esprit de Roderick Hardinge. Toutes les horreurs de la guerre se présentèrent en masse à son imagination et il ressentit vivement les terribles incertitudes de la bataille. Jamais, jusque-là, il n’avait ressenti si péniblement sa position.

Ce rebelle était aussi bon que lui, peut-être meilleur. Ils auraient pu se rencontrer et jouir ensemble de l’existence.

À présent, leur devoir était de se porter réciproquement la mort ou de s’infliger l’un à l’autre la plus grande perte possible. Des pertes ! Et que serait-ce si l’une d’elles était celle de l’aimable personne assise à son côté ? Ce serait, en vérité la plus grande de toutes les pertes.

Mais non, il ne voulait pas seulement en entretenir la pensée. Il secoua la tête et aspira l’air froid à pleins poumons.

Tout à coup, il sentit sur son bras la petite main de Pauline. Ce léger contact fit passer un frisson dans tout son être.

« Regardez, Roddy, » dit-elle en montrant la plaine.

XI
cavalier et amazone.

Voici ce qu’ils virent tous deux :

Une vingtaine d’hommes, soldats du corps de Morgan, se tenaient en groupes sur la limite extrême de la plaine. À un signal donné, un cavalier sortit du milieu d’eux, au trot de son cheval. L’animal était presque entièrement blanc, avec une tête petite et bien proportionnée, de petits sabots bien nets, de longues hanches, une abondante crinière et une queue balayant le sol.

Tous ses membres étaient un indice de la rapidité de sa course, tandis que ses oreilles droites, son œil brillant et mobile et ses narines roses dénotaient l’intelligence et l’ardeur. Le cavalier était vêtu de l’uniforme complet du carabinier — habit et culotte vert-gazon, garnis de fourrure noire à travers laquelle courait un liseré d’or ; ceinture rouge à laquelle était attachée une corne blanche, à poudre ; chapeau noir, de hauteur moyenne, à forme de turban et surmonté d’une touffe de plumes de couleur sombre et courtes, retombant sur la tempe gauche et retenue par une agrafe de forme circulaire, d’un métal jaune brillant.

Le cavalier fit trotter tranquillement son cheval autour des spectateurs, en décrivant une ellipse allongée, jusqu’à ce que la neige fût suffisamment battue pour l’accomplissement de son dessein. Il se mit alors à exécuter une variété d’exercices extraordinaires que ses compagnons paraissaient lui demander l’un après l’autre.

Parmi ces exercices, les suivants sont dignes d’être mentionnés : il lança son cheval au grand galop, puis, tout à coup, vidant les étriers et lâchant la bride, il bondit en l’air et se jeta à pieds joints tantôt à droite, tantôt à gauche de la selle, faisant face à la croupe, sans se retenir à rien. Il arrêta son cheval soudainement et lui fit prendre, sur ses pattes de derrière, une position presque perpendiculaire ; puis, sans l’aide de la bride, des étriers ou du pommeau, il prit sa position et fit exécuter au cheval un saut énorme en avant comme s’il devait franchir une haute claie, tandis qu’il ne bougeait pas plus de son siège que s’il y avait été cloué. Lançant de nouveau l’animal à son plus rapide galop, il prit son pistolet, le lança en l’air, le rattrapa au vol et finalement le jeta de toutes ses forces devant lui. Alors, glissant un pied hors de l’étrier, il se baissa vers le sol, saisit son arme au passage, reprit sa position et remit le pistolet en place, avant d’avoir fini le tour de la piste.

Les amis de l’écuyer n’étaient pas plus attentifs à ces étonnants exercices que ne l’étaient les deux spectateurs, du penchant de la citadelle.

— Merveilleuse équitation ! s’écria Hardinge avec enthousiasme. Ce doit être un cheval arabe ou quelque autre pur-sang. À qui peut-il bien appartenir ? Il n’y a pas un tel cheval dans ces environs, car je l’aurais su ; et pourtant, il n’est guère possible qu’il soit venu avec l’expédition d’Arnold.

— Et l’écuyer ? murmura Pauline en s’avançant de plusieurs pas, tant son attention était vivement excitée.

— Oui, l’écuyer ! continua Roderick. Voyez ! il vit dans le cheval et le cheval vit en lui. Leur existence paraît se confondre.

C’est un homme superbe !

— Impossible !… dit Pauline, abritant ses yeux de la main pour rendre sa vue plus intense. Ce ne peut être.

— Quoi ? demanda Roderick.

— J’ai cru, peut-être…

— Mais, c’est lui, Pauline.

— Vous plaisantez !

— C’est lui-même.

— Cary Singleton !

Oubliant tout le reste, dans son transport, elle applaudit de ses mains gantées. Roderick ôta son chapeau et salua.

— C’est un beau spectacle, Pauline, et qui vaut bien la peine que nous avons prise de venir si loin pour en être témoins.

La jeune fille garda le silence, et quand, enfin, elle tourna les yeux, ce ne fut pas pour rencontrer ceux de son compagnon.

Il s’éleva en elle un léger trouble qui aurait pu lui causer de
l’embarras si un autre incident ne s’était produit presque immédiatement pour distraire ses pensées.

Le cavalier, ayant terminé ses exercices, revint vers ses amis qui, après une brève conversation, se dispersèrent, le laissant seul avec un petit groupe de deux ou trois personnes parmi lesquelles apparut une dame à cheval. Du moins, Roderick et Pauline en jugèrent ainsi. Ils n’attachèrent point, néanmoins, d’importance à cette circonstance, et ils étaient sur le point de revenir sur leurs pas et de retourner à la maison, quand ils remarquèrent que deux cavaliers se détachaient du groupe resté en vue et se dirigeaient dans la direction de la plaine. Il était facile de reconnaître Cary Singleton et après quelques instants, il fut tout aussi facile de voir qu’il était accompagné d’une dame. Tous deux se dirigeaient au pas et en droite ligne vers le Saint-Laurent.

Le soleil était encore brillant, et dans leur trajet, ils étaient tantôt dans l’ombre et tantôt dans la lumière, selon qu’ils passaient devant les érables dépouillés de leurs feuilles, qui bordaient la route. Quand ils eurent atteint le plateau élevé surplombant la rivière, ils s’arrêtèrent pour converser quelques instants, Singleton évidemment occupé à décrire quelque chose, comme l’indiquait le mouvement de son bras le long de la ligne marquée par le courant, puis dans la direction de la ville.

Tandis qu’ils étaient ainsi engagés, le couple de la citadelle les examinait attentivement, sans mot dire. Le lecteur devinera aisément que Pauline examinait l’homme et Roderick, la femme. Le jeune officier était beaucoup plus attentif, dans son observation, que la jeune fille qui regardait d’un air songeur.

À la fin, l’officier américain et l’amazone firent tourner leurs chevaux pour retourner en arrière. Dans ce mouvement, il leur arriva, à tous deux, de regarder vers la ville. Quelque chose attira leur attention et cela parut les intéresser assez pour les faire s’arrêter et conférer ensemble. Alors, la dame fit un mouvement soudain comme pour s’avancer en droite ligne, mais elle en fut empêchée par son escorte qui, lui montrant les canons sur les remparts, lui fit comprendre qu’elle devait se tenir hors de leur portée.

C’est à ce moment que Hardinge rompit brusquement le silence.

— C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il brièvement et presque sévèrement, entre ses dents.

Pauline ne parut pas l’avoir entendu.

— Je savais bien que je ne m’étais pas trompé, continua-t-il un peu plus haut.

Pauline entendit ces paroles et leva les yeux, de surprise.

— J’ai le droit de me souvenir d’elle.

— Que voulez-vous dire, Roddy ?

— C’est la même robe d’amazone.

Pauline était parfaitement étonnée, maintenant. La figure d’Hardinge était animée.

— Je reconnaîtrais cette stature entre mille.

— Quelle stature ?

— Et ce port.

— Roddy, vous ne voulez pas dire…

— Je vous dis que c’est Zulma Sarpy.

— Vous plaisantez !

— Regardez ; elle agite son mouchoir.

Et elle l’agitait en effet. Elle le secoua tant et si bien qu’elle effraya son cheval, qui se cabra. Roderick ôta sa coiffure et resta un instant découvert. Pauline jeta un cri de joie et fit flotter au vent son mouchoir, en retour. Singleton ôta son chapeau à plumes et fit un profond salut par-dessus ses arçons. Ce fut un moment d’émotion exquise, mais un moment seulement.

Rapides comme le vent, les cavaliers s’élancèrent à travers la plaine et disparurent bientôt à l’horizon. Se retournant tout à coup Hardinge reconnut le danger de sa position.

— Allons-nous en, Pauline, dit-il, nous pouvons être vus par nos hommes et cela pourrait paraître fort singulier.

Ils se hâtèrent de descendre le penchant de la citadelle et rentrèrent dans la ville sans presque échanger un seul mot. Pauline était radieuse, Roderick, quelque peu sombre.

Peu à peu, toutefois, tous deux reprirent leurs dispositions habituelles et firent encore ensemble une fort agréable promenade d’une demi-heure, mais en s’entretenant de sujets tout à fait indifférents.

« Ce spectacle était complètement inattendu, se dit Pauline, en ôtant ses gants et en déposant ses fourrures sur la petite table, au centre de sa chambre. Je ne m’attendais certainement pas à le revoir. Son gracieux salut était à mon intention, sans doute, et je l’ai reconnu tout de suite, tandis que Roddy ne l’a pas reconnu. D’un autre côté, il a reconnu Zulma, et moi non. N’est-ce pas étonnant ? »

Pauline s’arrêta un instant en réfléchissant à toutes ces choses. Plus elle y pensait, plus cela lui paraissait étrange, si étrange que ses traits prirent une expression de tristesse et d’anxiété.

Que pouvait bien faire Zulma hors de chez elle, aujourd’hui ? pensa encore Pauline. Comment se fait-il qu’elle ait rencontré l’officier ? Ne serait-elle pas venue tout exprès pour le voir ? Elle en serait bien capable. Elle ne craint rien et ne s’occupe de personne. Elle peut accomplir ce qu’aucune autre jeune femme ne peut tenter sans provoquer la critique, ou si la critique s’exerce, elle tombe à ses pieds, sans lui faire aucun mal.

Pour la première fois, durant toute cette période, Pauline ressentit quelque chose qui ressemblait à l’envie, à l’égard de sa brillante amie ; c’est-à-dire qu’elle envia son esprit d’indépendance. Elle dont les yeux se baissaient si promptement et dont le cœur se serrait à la moindre émotion, sentit qu’elle aussi aimerait à oser, ne fût-ce qu’un peu, comme le faisait Zulma : autre preuve de la transformation qui s’opérait en elle. Mais, dans ce cas, il lui était impossible d’aller au-delà des velléités. Malgré tout le désir de changement qu’elle pouvait avoir, Pauline Belmont ne pouvait jamais être Zulma Sarpy, et, si la chère enfant avait seulement pu le savoir, il n’était pas désirable qu’elle le fût. Elle avait ses droits propres à l’admiration et à l’amour ; Zulma avait les siens. Ces droits étaient presque radicalement différents, mais précisément leur contraste en relevait la valeur.

« Zulma a-t-elle reçu ma lettre ? se demanda Pauline après avoir fini sa toilette. Il est possible que Batoche l’ait rencontrée et la lui ait remise ; j’espère qu’il en est ainsi. En ce cas, elle doit avoir été tout particulièrement heureuse de nous voir et de saluer Roddy après sa promotion. Je suis convaincue d’une chose : tout en admirant beaucoup Cary Singleton, elle a une haute opinion de Roderick Hardinge et je suis également sûre que Roddy a beaucoup d’estime pour Zulma. » Et Pauline, s’asseyant devant le feu, se perdit en rêveries jusqu’à ce que les ombres du soir eussent plongé sa chambre dans l’obscurité.

XIII
était-ce volontaire ou accidentel ?

Batoche remit à Zulma la lettre de Pauline plus tôt qu’il ne s’y attendait. Il avait eu l’intention de se rendre au manoir Sarpy, tout exprès pour cela ; mais il fut agréablement surpris de rencontrer la jeune fille dans les environs de Québec, ce même jour. Elle était à cheval, accompagnée d’un domestique. Aussitôt qu’elle aperçut le vieux soldat, elle poussa son cheval vers lui et lui fit le plus chaleureux accueil. Quelques mots de conversation suffirent pour révéler à Batoche le motif du voyage de Zulma. Elle avait profité du temps magnifique qu’il faisait pour faire une course à travers le pays et elle avait choisi la direction de Québec afin d’apprendre ce qui se passait entre les deux armées ennemies. Batoche se borna à lui dire quelques mots des amis qu’elle avait en ville et s’excusa de ne pas en dire davantage, en lui remettant la lettre de Pauline. Zulma la saisit avec empressement, brisa le sceau et parcourut d’un coup d’œil les nombreuses pages de la missive.

Elle ne dit mot ; mais l’expression de sa physionomie indiquait que ce qu’elle lisait l’amusait beaucoup. Vers la fin de la lettre, toutefois, cette expression se changea en une singulière gravité.

«  Je la lirai plus à l’aise, à mon retour, dit-elle à Batoche, en pliant la lettre qu’elle serra dans son corsage, et Pauline peut être assurée de recevoir une longue réponse. Pour le moment, veuillez lui transmettre mes remercîments et lui dire que ce qu’elle m’écrit m’intéresse beaucoup. Elle est bien bonne de penser ainsi à moi. Dites-lui bien qu’elle est toujours présente à ma mémoire. Je ne cours aucun danger, mais il n’en est pas de même d’elle. Je puis parcourir le pays à mon bon plaisir, tandis qu’elle est renfermée dans ces murs. Dites-lui que je suis prête à faire tout en mon pouvoir pour elle. Elle aura de moi tout ce dont elle aura besoin et vous serez notre messager, n’est-ce pas, Batoche ?

Le vieillard se déclara tout prêt à servir les deux amies.

«  Si cela est nécessaire, reprit Zulma, j’irai à Pauline, même à travers les barricades et les murailles. Partout où vous me conduirez, Batoche, je vous suivrai. Dites-lui bien cela ; et maintenant, adieu.

— Adieu ? dit Batoche.

— Oui ; je vais m’en retourner à la maison. J’ai fait une agréable promenade. Je serais peut-être allée un peu plus loin, mais à présent que je vous ai rencontré et que j’ai reçu cette précieuse lettre, je suis satisfaite.

— L’après midi n’est pas encore bien avancé, répliqua Batoche, Mademoiselle pourrait tarder un peu. Je crois qu’elle pourrait rendre sa promenade plus agréable encore.

Ces simples mots suffirent pour faire comprendre à Zulma toute la pensée de son vieil ami. Ses joues prirent une teinte plus rose et ses yeux s’animèrent, en dépit de ses efforts pour dissimuler son émotion.

— Encore quelqu’un de vos vieux tours de devin, sans doute, dit-elle en riant.

Et pourquoi, s’il vous plaît, tarderais-je plus longtemps ?

Batoche répondit à son ardent regard par un coup d’œil d’intelligence, et en indiquant des yeux un petit bouquet d’arbres à environ un quart de mille à droite :

— Je lui ai remis votre lettre. Mademoiselle, dit-il. Il en a été profondément ému. Il a déclaré qu’il la garderait toute sa vie, comme un trésor. Peut-être vous a-t-il déjà répondu.

Zulma secoua lentement la tête, mais sans l’interrompre :

— Il est là, Mademoiselle, avec sa compagnie. Peut-être, dans quelques jours, recevra-t-il l’ordre de se porter en avant. S’il apprenait que vous êtes venue si près et qu’il ne vous a pas vue, il en serait profondément peiné. S’il vous savait ici, il monterait aussitôt à cheval pour venir vous rencontrer.

Zulma gardait encore le silence, mais elle ne pouvait cacher l’émotion que produisaient en elle ces paroles.

— Mademoiselle, continua Batoche, voulez-vous avancer un peu avec moi, ou bien vais-je aller lui dire que vous êtes ici ?

— Je me remets entre vos mains, dit Zulma à voix basse, en se penchant vers le vieux soldat.

Batoche lui lança un dernier regard, qui parut le décider. Il partit aussitôt dans la direction du camp et dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que Cary Singleton accourait en toute hâte à la rencontre de la jeune fille. Il lui persuada de demeurer quelques heures en compagnie des officiers ses camarades et c’est en son honneur qu’il exécuta les exercices équestres que nous avons décrits dans le chapitre précédent. C’est ainsi que tous deux, sans s’y attendre, avaient été aperçus par Pauline et Harding.

XIII
le palais de l’intendant.

Le 5 décembre, toute l’armée américaine s’avança sur Québec. Montgomery, arrivé de Montréal avec son armée victorieuse, rejoignit Arnold à la Pointe-aux-Trembles et prit le commandement de l’expédition. Enflammé par le succès qui avait mis tout le Canada à ses pieds, dans une campagne de trois mois à peine, le jeune héros s’avançait contre le dernier rempart de la puissance britannique, déterminé à l’emporter ou à mourir. Ses troupes partageaient son enthousiasme. Le découragement de la quinzaine précédente s’était évanoui et avait fait place à une ardeur à l’épreuve des rigueurs de la saison et des difficultés manifestes de la tâche gigantesque qui se dressait devant l’armée américaine. Elle savait que les yeux de ses concitoyens étaient fixés sur elle. Le Congrès, à Philadelphie, s’était arrêté dans son œuvre de législation pour écouter les nouvelles du Canada. Washington était presque oublié, dans l’anxiété où l’on était à l’égard de Montgomery. La Nouvelle-Angleterre attendait des merveilles du courage d’Arnold. Au loin, dans le Maryland et la Virginie, les mères, les femmes et les jeunes filles, sur les plantations, n’avaient de pensées que pour le messager qui galopait le long des sentiers, apportant des lettres du Nord, où ceux qu’elles aimaient servaient sous le valeureux Morgan. On sentait alors, généralement, comme on le comprend bien aujourd’hui, à la lumière de l’histoire, que du sort de Québec, dépendait en grande partie, celui de la révolution continentale. Si cette forteresse tombait en leur pouvoir, les Américains seraient débarrassés de tout ennemi au nord. Les Canadiens-français et les Indiens, amis de la France, seraient encouragés à embrasser la cause de l’indépendance, tandis que l’effet moral en Europe, où l’immortel succès de Wolfe était encore frais à la mémoire, hâterait sans doute le bienfait de l’intervention.

Montgomery, qui était incontestablement un homme supérieur, n’était étranger à aucune de ces considérations ; aussi, en opérant son mouvement de la Pointe-aux-Trembles sur la ville assiégée, avait-il emporté avec lui tout le poids de cette énorme responsabilité. Jusqu’à quel point fut-il à la hauteur de sa tâche ? ces humbles pages le diront brièvement pour la centième fois, et l’écrivain est heureux d’avoir l’occasion de le dire.

Montgomery établit son quartier-général à la maison Holland, et Arnold occupa la maison Langlois, près du pont Scott. Autour de ces deux points évolua la fortune de l’armée continentale durant ce mémorable mois de décembre, qui précéda l’attaque de Québec.

C’est à ce dernier endroit, que dans la matinée qui suivit son arrivée, Morgan qui avait, comme nous l’avons dit, précédé de cinq jours, le gros de l’armée et pris possession des principales routes conduisant à la ville assiégée, reçut d’Arnold l’ordre de s’établir dans le faubourg Saint-Roch, près du palais de l’Intendant.

Cet édifice historique était peut-être, à cette époque, le plus magnifique monument de la province. Sa construction qui remontait à 1684 avait été ordonnée par le roi de France sous l’administration de l’intendant de Meulles. Il avait été incendié en 1712, pendant qu’il était occupé par l’intendant Begon ; mais, sur des ordres venus de Versailles, il avait été reconstruit. Durant les onze dernières années de la domination française, de 1748 à 1759, il était devenu fameux par les orgies et les bacchanales scandaleuses de l’intendant Bigot, le Sardanaple de la Nouvelle-France, dont les exploits galants et les repas somptueux auraient pu servir de sujet de roman à la plume d’Alexandre Dumas père. Après la conquête, les Anglais l’avaient presque complètement abandonné, leurs bureaux officiels étant presque tous dans la ville. À l’époque du siège, par conséquent, l’édifice était désert et dans un état quelque peu délabré, mais, dans ses vastes dimensions, il pouvait abriter un nombre considérable d’Américains, et son site avantageux donna à Montgomery l’idée d’en faire le quartier-général de ses tirailleurs. En conséquence, Morgan reçut l’ordre d’y porter un détachement choisi parmi les carabiniers. Il plaça ce détachement sous les ordres de Singleton, qui s’y établit une couple de jours après son entrevue avec Zulma. De la haute coupole du palais de l’intendant, il entretint une fusillade continue sur les points où les soldats de la garnison étaient exposés à la vue. Les sentinelles, le long des murs, furent mises hors de combat, l’une après l’autre. Chaque fois qu’un détachement envoyé en reconnaissance apparaissait au-dessus des palissades, il était aussitôt forcé de se retirer à l’abri des projectiles et les artilleurs qui servaient les canons des barbettes étaient, eux-mêmes, souvent chassés de leurs pièces par l’effet de cette mousqueterie.

Il arrivait souvent que, des environs du palais, les Américains pointaient quelques mortiers sur la ville. En ces circonstances, la vive fusillade qui accompagnait, des embrasures de la coupole, la musique de l’artillerie produisait à l’intérieur des murs, la plus vive alarme. Le tocsin sonnait et, l’un après l’autre, les bataillons de milice accouraient à la rescousse. Les assiégeants étaient fort encouragés par ces indices de succès, et s’imaginaient avoir découvert un point stratégique très important. Les Anglais, de leur côté, étaient vexés, et Carleton se décida à se débarrasser de cette source d’ennuis. À cet effet, il fit diriger une batterie de pièces de neuf sur le palais. Dès qu’il vit établir cette batterie, Cary Singleton, eut de sinistres pressentiments.

« Nous allons être écrasés, mes amis, dit-il ; mais, avant de tomber, que chacun de nous abatte son homme. » Le combat fut violent, mais bref. Les carabiniers de la Virginie envoyèrent décharge sur décharge contre les artilleurs, tandis que ceux-ci faisaient pleuvoir leurs lourds boulets sur la massive maçonnerie. D’abord, ils tirèrent bas, enfonçant les portes et mettant en éclats toute la charpente ; faisant sauter les contrevents de leurs gonds et labourant les planchers. Le feu incessant des carabiniers donnait au palais l’apparence d’un cercle de flammes.

Enfin, l’un des officiers de la milice anglaise se porta en avant et pointa une pièce sur la coupole.

Cary vit le mouvement et s’écria :

« Voici notre dernière chance. Feu ! »

Clair et sonore éclata, au milieu du crépitement de la fusillade, ce fatal coup de canon. Il y eut un craquement épouvantable, un ébranlement de toute la charpente, puis une lourde chute. Quand le nuage de fumée et de poussière se fut un peu dissipé, on put voir que le palais de l’intendant n’était plus qu’un monceau de ruines. La coupole avait entièrement disparu. Les blessés se traînèrent, comme ils le purent, hors des débris, les uns boitant, d’autres soutenant un bras cassé, d’autres encore entourant de bandages leurs têtes blessées, mais tous traînant leurs fusils.

Cary Singleton fut emporté par deux de ses hommes : il était grièvement blessé aux deux jambes. L’officier anglais qui avait dirigé ce coup victorieux se tenait debout sur la muraille, examinant l’effet qu’il venait de produire. C’était Roderick Hardinge.

À Merveille ! Capitaine, dit Caldwell, qui commandait le régiment de milice auquel appartenait Roderick et avait chargé son jeune ami de détruire le palais. Parfaitement exécuté ! j’ai surveillé votre manœuvre de ce bastion là-bas, et je viens vous féliciter. Je vous recommanderai pour une promotion immédiate. »

Il le fit, en effet. Avant la fin de cette journée, Roderick Hardinge recevait le brevet de major. Il était transporté de joie, et après avoir reçu les félicitations de ses amis, il se hâta d’aller conter à Pauline sa bonne fortune. M. Belmont était sorti, et elle était toute seule. Quand elle ouvrit la porte à Hardinge, ses yeux étaient rouges d’avoir pleuré, et elle tenait à la main un billet. Inutile de décrire l’entrevue. Qu’il suffise de dire que la note qu’elle avait reçue lui avait appris la chute de Cary Singleton.

XIV
la petite blanche.

Zulma n’avait pas oublié sa promesse à Batoche relativement à la petite Blanche. À sa dernière entrevue avec le vieillard, la question avait été discutée et elle avait reçu cette réponse que, dans quelques jours peut-être il aurait l’occasion de demander ses bons services en faveur de sa petite fille. Une circonstance imprévue hâta la rencontre de la jeune fille et de l’enfant. Le sieur Sarpy ayant appris qu’un de ses amis intimes, résidant au village de Charlesbourg, était dangereusement malade et désirait beaucoup le voir, proposa à Zulma de l’accompagner dans sa visite. Le voyage était exempt de tous dangers, car bien que Charlesbourg soit assez rapproché de Québec, au nord-est et dans les environs de Montmorency, ce village était hors des limites de patrouille des forces assiégeantes et l’on pouvait y arriver par un chemin de circuit libre de toute interruption. Cette sécurité n’affectait en aucune façon Zulma, qui savait n’avoir absolument rien à craindre ; mais elle accepta l’offre de M. Sarpy avec empressement parce qu’elle lui permettait de rester auprès de son vieux père, et aussi parce que la diversion d’un voyage était un véritable soulagement à l’état de son esprit. Le trajet s’accomplit heureusement et sans incident. Le temps était favorable et les chemins d’hiver excellents. M. Sarpy ayant trouvé son ami réellement très mal, se décida à rester deux ou trois jours à son chevet. Le premier jour, Zulma lui tint compagnie ; mais le second, ayant appris que la cabane de Batoche n’était pas très loin de l’endroit où elle se trouvait, elle ressentit un irrésistible désir d’aller, en voiture, voir la petite Blanche. Son père ne crut pas devoir s’y opposer, bien qu’intérieurement il ne vît pas ce projet d’un bon œil. Chose étrange, son ami malade était en faveur de cette démarche. Souriant faiblement, il lui dit à voix basse et comme dans un souffle :

« Permettez à votre fille d’y aller. Elle peut y faire quelque bien. Batoche est un homme étonnant. Nous l’aimons tous, quoique nous puissions bien peu le comprendre. On me dit que sa petite-fille est une enfant très remarquable. Laissez aller Zulma. »

Elle partit accompagnée seulement de son propre domestique. Elle ne voulut accepter aucune autre escorte. Quand elle déboucha du chemin de Charlesbourg sur la grande route qui va de Québec, à travers Beauport, à Montmorency et au-delà, elle entendit le sourd grondement du canon et le crépitement étouffé de la fusillade, en face de la ville. Elle s’arrêta un instant pour écouter, faisant remarquer à l’homme qui l’accompagnait que le feu des forces ennemies était plus vif qu’à l’ordinaire. Mais elle ne fut pas autrement impressionnée et bientôt elle continua son voyage. Les indications qu’elle avait reçues étaient si précises qu’elle n’eut aucune difficulté à trouver la route de la cabane. Le petit sentier qui y conduisait à partir de la grande route ne portait ni la trace du passage d’un traîneau, ni une empreinte de raquette ; pourtant son cheval battit la voie assez aisément et s’arrêta en face de la hutte que l’on n’avait pas encore aperçue jusque-là. Il était à peine possible de la distinguer à cause de la neige qui la couvrait du même manteau blanc que tous les objets environnants et du silence qu’elle partageait avec la solitude au milieu de laquelle elle se trouvait. Un léger filet de fumée blanche s’élevait de la cheminée. Aucun son n’éveillait les échos d’alentour, sauf le sourd murmure de la chute. Zulma sauta légèrement hors du traîneau, courut à la cabane et frappa à la porte ; pas de réponse. Elle frappa un peu plus fort ; aucune réponse encore. Elle appliqua l’oreille à la petite ouverture du loquet ; aucun bruit de respiration ne se faisait entendre. Sous l’empire d’une légère émotion causée non par la crainte, mais par le mystérieux de l’aventure, elle ôta son gant et frappa vigoureusement. La porte s’ouvrit toute grande et sans bruit. Sur le seuil apparut une fillette vêtue de laine blanche. Pendant quelques instants, Zulma ne fit pas un mouvement. Elle ne pouvait bouger. La singularité de cette figure d’enfant, sa sauvage beauté, le feu étrange de ses yeux grands ouverts, arrêtaient ses pas et jusqu’au battement de son cœur. Près de l’enfant se tenait un gros chat noir, la queue raide, les poils hérissés, l’œil vert brillant ; non pas précisément hostile, mais surveillant attentivement et attendant.

«  Blanche, dit à la fin Zulma, d’une voix dont la douce musique ressemblait à l’appel d’une mère, bon jour, Blanche, tu ne me connais pas ? Mon nom est Zulma Sarpy. »

Tout d’abord aucune crainte ne s’était manifestée dans les traits, de l’enfant. Maintenant tout doute, toute hésitation en disparut. Elle ne sourit pas, mais une belle sérénité se répandit sur sa figure. Elle joignit ses deux petites mains, et au lieu de s’approcher, elle recula d’un pas ou deux, comme pour faire place à sa visiteuse. Zulma entra et ferma la porte.

«  Je suis venue te voir Blanche. Ton grand père m’a parlé de toi et je veux faire quelque chose pour toi. »

L’enfant répondit avec beaucoup d’intelligence. Elle dit comment son grand père lui avait parlé de mademoiselle Sarpy, lui avait dit combien elle avait été bonne envers lui et lui avait promis d’être l’amie de l’enfant. Zulma et Blanche étant parfaitement à l’aise, désormais, notre ancienne connaissance Velours témoigna la satisfaction que lui procurait cette tournure des affaires, en courbant sa longue échine et en allant se frotter au bord du manteau de Zulma. Blanche offrit un siège à sa visiteuse, l’aida à se débarrasser de ses fourrures et toutes deux furent bientôt engagées dans une vive conversation. Zulma jeta les yeux autour de la chambre et se leva pour examiner les nombreux articles de son singulier ameublement. Cela lui procura l’occasion de faire beaucoup de questions auxquelles Blanche répondit de la manière la plus intelligente. En un mot, l’enfant donna des preuves d’un esprit remarquablement ouvert. Une sagesse bien au-dessus de son âge se manifestait en elle. Elle différait, en quelque sorte de la précocité ordinaire en ce que le cercle des connaissances de la petite fille était assez rétréci et que ses paroles étaient empreintes d’une simplicité suffisante pour éliminer ce sentiment de souffrance et d’anxiété que nous ressentons toujours en présence d’enfants développés d’une manière anormale. Zulma la fit parler sur son grand père et apprit ainsi de curieux détails concernant un caractère qu’elle admirait grandement malgré le mystérieux dont il était recouvert comme d’un sceau. Les révélations inconscientes de Blanche rendirent cette étrangeté plus profonde, plus piquante et plus intéressante encore. Elle parla aussi à l’enfant de sa marraine, Pauline, et ce fut pour elle un délice d’apprendre de ces lèvres véridiques combien son amie bien-aimée était plus aimable encore qu’elle ne l’avait pensé jusque-là. Zulma sentit que la peine qu’elle avait prise pour faire cette visite était amplement récompensée par la connaissance intime qu’elle avait ainsi acquise du caractère de Pauline et de celui de Batoche.

Elle entretint ensuite l’enfant de choses plus relevées. Elle lui parla de Dieu et de la religion. L’ignorante enfant de la forêt s’éleva à la hauteur du sujet. Il n’y avait dans son esprit ou dans ses paroles rien de conventionnel sur ces questions (et comment aurait-il pu en exister après l’enseignement original de Batoche ?) mais sa perception du sujet était claire comme le cristal. Ni vides, ni obscurité dans sa vision spirituelle. Il était évident qu’elle avait étudié la nature sans intermédiaire, que son âme s’était développée en un contact avec les vents et les fleurs, les arbres et les ruisseaux et tous les éléments dont Dieu a orné notre demeure terrestre.

Elle s’agenouilla devant les genoux de Zulma et récita toutes les prières qu’elle savait, les formules que le prêtre et Pauline lui avaient enseignées et les invocations qu’elle s’était habituée d’elle-même à redire dans la splendeur du matin, au milieu des ombres du soir, dans le silence des jours de paix, au bruit des mugissements de la tempête, ou chaque fois que quelque chagrin venait contrister son petit cœur, pendant qu’elle passait de l’enfance à l’adolescence. Le contraste entre les différents styles de ces prières fit sur Zulma une très forte impression. Les premières étaient telles qu’elle-même les savait : complètes, appropriées et pathétiques jusque dans leur phraséologie. Les dernières étaient morcelées, rudes et souvent incorrectes au point de vue de la syntaxe ; mais elles parlaient la poésie du cœur et leur ardente ferveur, l’absence de tout doute qui les caractérisaient fit comprendre à Zulma, pendant qu’elle les écoutait en laissant couler ses larmes, comment il se fait que les statues de pierre placées le long des routes et les statues de bois de la Madone dans les hautes niches, entendent, comme on le dit, les prières des illettrés, des infortunés et des pauvres et y répondent par des signes visibles.

— Ne souffres-tu pas d’être toute seule ici, ma chérie ? demanda Zulma en relevant l’enfant et en lissant ses beaux cheveux pendant que celle-ci s’appuyait contre son bras.

— Je suis habituée à la solitude, mademoiselle, répondit Blanche. Je n’ai jamais eu d’autre compagnie que celle de mon grand père, qui est souvent absent. Il cherche de la nourriture pour nous deux. Il tue des oiseaux et des animaux dans les bois. Il prend des poissons dans la rivière. Personne n’est jamais venu nous voir excepté dernièrement que grand père a été appelé au loin par des hommes mystérieux et est resté absent plus longtemps que de coutume. Quand il est ici, il me parle, me conte des histoires ; il m’explique les images qui sont dans quelques uns de ses vieux livres, il joue du violon pour moi.

Quand il est parti, je mets plus de temps à faire mon ouvrage, blanchir le linge, laver la vaisselle, balayer la chambre, raccommoder mes vêtements. Quand cela est fait, je cueille des fleurs et des fruits : je m’assieds auprès des chutes en tressant des guirlandes pour en orner nos images et le crucifix de grand père. Si le temps est mauvais, je chante des cantiques, je répète mon catéchisme et quand je suis fatiguée, je joue avec Velours. Il ne me quitte jamais.

Blanche ne dit pas tout cela tout d’un trait, mais en réponses aux questions répétées de Zulma qui la conduisait pas à pas sur le terrain de la conversation. Tout tendait à accroître l’intérêt que la jeune fille portait à l’enfant ; non pas précisément les réponses elles-mêmes, mais la manière dont elles étaient faites, le ton de la voix, l’expression des yeux et le geste toujours prompt.

— Mais dernièrement, dit Zulma, ton grand père a été absent pendant des nuits entières. Es-tu restée seule ?

— Oui, toute seule, mademoiselle.

— Et tu n’avais pas peur ?

Blanche sourit et un vague regard passa dans ses yeux, qui rappela à Zulma le souvenir de Batoche.

— La nuit est semblable au jour, dit-elle.

— Oh ! non ; pas semblable, ma chère petite. La nuit, de mauvaises choses circulent au dehors. Les bêtes féroces rodent, des hommes méchants effraient l’innocence et les ténèbres empêchent le secours d’arriver aussi aisément que pendant le jour.

Blanche écoutait attentivement. Ce qu’elle entendait était évidemment quelque chose de nouveau pour elle ; mais cela ne la déconcerta point. Elle expliqua à Zulma que lorsque venait l’heure de son repos, elle disait toutes ses prières, mettait la robe de nuit que Pauline lui avait donnée, (ce vêtement était blanc en toutes saisons), couvrait le feu en hiver, fermait la porte en été, sans jamais mettre le verrou, et puis s’en allait dormir.

«  Quand grand père est dans son alcôve, je m’éveille rarement, mais s’il est absent, je m’éveille toujours à minuit. Alors je m’assieds et j’écoute. Parfois, j’entends le cri de la chouette ou le glapissement du loup. D’autres fois, j’entends le grand bruit de la tempête. Quelquefois encore, il ne se produit pas un son au dehors, excepté celui de la chute. Tant que je reste éveillée, je vois au pied de mon lit l’image de ma mère. Elle me sourit et me bénit. Alors, je me recouche et je dors jusqu’au matin. »

Les termes dont nous nous servons ne sont qu’une froide interprétation des paroles que l’enfant prononça. Il y avait dans son langage un pathos que le langage écrit ne peut rendre et qui fit verser à Zulma d’abondantes larmes.

— Chère petite, s’écria-t-elle, en la serrant sur son sein, tu ne seras plus seule désormais. J’aurai soin de toi. Tu viendras avec moi ce soir-même. Ton grand-père rentrera-t-il ce soir ?

— Quand il ne doit pas rentrer, il m’en avertit à l’avance. Quand il doit revenir, il ne dit rien. Il n’a rien dit ce matin ; il rentrera donc ce soir.

L’entrevue était si intéressante pour Zulma, qu’elle ne remarqua pas la fuite des heures. Quand elle regarda à l’horloge il était plus de cinq heures et l’ombre de la nuit s’épaississait rapidement. Se tournant vers le domestique, qui, après avoir donné ses soins au cheval, était entré dans la chambre et avait pris un siège dans un coin, elle lui ordonna d’aller jusqu’à la grand’route pour voir si quelqu’un venait. Il revint avec la nouvelle que plusieurs hommes se dirigeaient rapidement vers Québec dans un état d’excitation apparente très intense, mais que personne ne paraissait venir de la ville.

«  Il sera peut-être tard, Blanche, dit Zulma lorsque ton grand père rentrera, mais je vais attendre encore une heure. Alors nous déciderons ce qu’il faudra faire.

À six heures, il faisait très noir et la neige commençait à tomber. Zulma devint inquiète. Elle ne pouvait se décider à laisser l’enfant toute seule et elle ne pouvait l’emmener avec elle sans voir Batoche auparavant. D’un autre côté, il lui fallait retourner à Charlesbourg pour éviter à son père toute inquiétude inutile. Elle était à l’apogée de la perplexité, quand elle entendit un bruit de pas à la porte.

— C’est lui, s’écria Blanche, en sautant sur le loquet.

XV
dans la cabane de batoche.

Batoche entra, supportant Cary Singleton par-dessous les bras.
Celui-ci pouvait se tenir sur les pieds, mais non sans un grand effort, et il avait besoin de l’aide de son compagnon. Zulma fut comme foudroyée en voyant l’officier blessé. Il ne fut pas moins étonné de la voir là. Batoche sourit en jetant un regard dans la chambre ; mais pas une syllabe ne fut prononcée jusqu’à ce que Cary eût été confortablement placé dans un fauteuil, devant le feu. Alors quelques mots dits à la hâte expliquèrent toute la situation. Zulma se mit à pleurer et à se lamenter, en prenant un siège à côté de Cary, mais il la consola bientôt en l’assurant qu’il n’était pas dangereusement blessé.

— Le docteur m’a dit qu’il n’y a rien de cassé. Tout ce qu’il me faut, c’est quelques jours de repos. Batoche était à mon côté quand je suis tombé. Il a pris soin de moi et m’a persuadé de venir ici avec lui.

Batoche sourit de nouveau pendant que Cary parlait, puis, à son tour, il dit :

— Le capitaine aurait préféré aller ailleurs pour se reposer, et il n’a consenti à venir avec moi que lorsque je lui ai donné l’assurance que vous étiez absente de votre demeure.

— Comment saviez-vous cela ? demanda Zulma.

— Oh ! je le savais.

— Vous savez tout, Batoche.

— Je ne savais pas que je vous rencontrerais dans mon humble cabane, mais je croyais que cela n’était pas impossible. Quand j’ai vu votre carriole à la porte, je n’ai pas été surpris le moins du monde, mais je n’en ai rien dit au capitaine.

— Je n’ai jamais été plus surpris et plus charmé de ma vie, dit Cary.

Zulma était consolée. Elle recouvra complètement sa tranquillité d’esprit et conversa d’un ton calme avec Cary. Quelque temps après, quand la petite Blanche commença à mettre la table, elle se leva pour l’aider et prépara le frugal repas de ses propres mains. Plus tard, elle aida Batoche à préparer les onguents pour les contusions du jeune officier.

Batoche était aussi habile que n’importe quel homme de la médecine, chez les sauvages, qui, en réalité, lui avaient appris les vertus des diverses semences et des herbes qui étaient suspendues en paquets aux solives de sa hutte.

Une couple d’heures s’écoulèrent ainsi, presque sans qu’on y prît garde. Quand huit heures sonnèrent, Zulma se leva de son siège et annonça son intention de demeurer avec son ami jusqu’au lendemain, où l’on connaîtrait mieux la nature de ses blessures. Cary la gronda gentiment, en l’assurant de nouveau que, dans quelques jours, il pourrait se servir parfaitement de ses jambes. D’un autre côté, Batoche encouragea Zulma dans sa résolution. Il déclara qu’il regarderait comme une grande faveur qu’elle voulût bien accepter la maigre hospitalité de sa hutte pour une nuit. La petite Blanche ne dit rien, mais elle s’attacha à la robe de Zulma et il y avait dans son regard un appel auquel la jeune fille n’aurait pu résister, quand même elle en aurait eu l’envie. Avec sa manière résolue, elle ordonna au domestique de retourner à Charlesbourg, d’apprendre à son père la raison qui la faisait rester en arrière et de revenir le lendemain matin prendre ses ordres.

— Si je pensais, dit Batoche, que M. Sarpy fût trop inquiet, j’irais avec votre domestique pour tout expliquer.

— Ce n’est pas nécessaire, répondit Zulma. Mon père est convaincu que je ne voudrais rien faire qui pût lui faire de la peine, et je sais que sa haute considération pour le capitaine Singleton et sa confiance en vous-même, Batoche, lui fera approuver complètement ma conduite. Le principal est que mon domestique retourne immédiatement afin que mon père ne puisse pas craindre qu’il me soit arrivé quelque accident en route.

Et le domestique partit aussitôt.

La tranquillité régna alors dans la cabane. La petite Blanche redit encore ses prières devant Zulma, qui la mit au lit, et elle s’endormit aussitôt. Ses manières étranges et son langage surprenant avaient été une source de grand intérêt pour Cary. Batoche se retira dans son alcôve où il demeura longtemps. Laissés seul à seul, Zulma et l’officier blessé, assis devant le feu, s’abandonnèrent, à voix basse, à une conversation animée. Cary se félicita d’avoir été blessé, en voyant que cet accident lui procurait cette occasion de prendre un repos agréable. Passant en revue toutes les circonstances qui venaient de se produire, il regarda comme providentielle cette rencontre avec Zulma. Il se sentait tenté de soupçonner Batoche d’en avoir été l’instrument secret, tant les étonnantes ressources de cet homme étrange avait produit sur lui une profonde impression. Zulma avait retrouvé tout son calme, mais son cœur était plein de gratitude et il y avait dans son langage une ardeur qui démontrait que sa nature sensitive était en harmonie avec le moment et le lieu où elle se trouvait. Jamais Cary ne l’avait vue plus belle. La rusticité et la pauvreté des objets qui l’entouraient faisaient ressortir la richesse et la distinction de ses charmes. Sur sa chaise d’osier, elle avait l’attitude d’une impératrice. La pensée dominante de Cary, pendant qu’il la contemplait avec admiration, était que c’était là un épisode qui ferait époque dans sa vie, un épisode qu’il n’aurait pas osé espérer, dans ses rêves les plus extravagants, et qui ne se reproduirait plus jamais, que d’être assis de la sorte, à des milliers de milles de chez lui, dans une hutte solitaire, au milieu des forêts canadiennes couvertes de neige, en compagnie d’une des plus aimables et des plus remarquables femmes de cette planète du bon Dieu. À plusieurs reprises, tout en réalisant tranquillement la portée de cet événement, il ferma les yeux et livra son âme à une jouissance complète et ininterrompue de ces délicieux instants. Il est de ces brèves heures de bonheur, rares et peu nombreuses, qui sont une pleine compensation pour des années d’une existence triste, terre-à-terre, ou même de souffrance réelle. Cary était très heureux, et il aurait pu rester assis là, devant le feu, pendant toute la nuit, sans même penser à sa fatigue ou à celle de sa compagne. Zulma, tout aussi absorbée dans son enchantement, fut pourtant plus raisonnable.

Lorsque dix heures eurent sonné, elle appela Batoche et lui proposa les arrangements pour la nuit. Ceux-ci réglés, elle dit à son vieil ami qu’elle avait une faveur à lui demander. Elle désirait qu’il jouât du violon. Il hésita un moment, puis, avec un singulier sourire, il alla chercher l’instrument dans sa petite chambre. Il se plaça au milieu de la cabane et commença par quelques airs simples qui ne firent que provoquer un sourire sur les lèvres de ses auditeurs ; mais tout-à-coup, changeant brusquement de manière, il se plongea dans un tourbillon de sauvage mélodie, tantôt torturant, tantôt cajolant son violon, jusqu’à ce qu’il parût transporté hors de lui-même et Zulma et Cary se crurent en la présence d’un possédé. Ils échangeaient des coups d’œil d’étonnement et presque d’appréhension. Ni l’un ni l’autre n’était préparé le moins du monde à cette exhibition de merveilleux doigté et d’expression surnaturelle.

Batoche finit aussi brusquement qu’il avait commencé.

Après un coup d’archet final, qui résonna comme un cri plaintif, il tint un instant son archet étendu dans sa main, tandis que ses traits contractés et son regard fixe lui donnaient l’expression d’un homme qui écoute avec attention.

« Il y a du malheur dans l’air, » dit-il tranquillement en retournant dans son alcôve pour remettre son violon.

« Cette journée si pleine d’événements sera suivie d’une nuit de détresse. Nous avons eu du bonheur. Nos amis ne sont pas si heureux. »

XVI
une pénible rencontre.

Un profond silence suivit ces paroles. Il fut rompu, après un intervalle d’environ dix minutes, par une grande commotion au dehors. Batoche se précipita à la porte. Cary et Zulma gardèrent leurs sièges, attendant une explication qui ne pouvait tarder. Batoche entra supportant sur son bras Pauline défaillante. M. Belmont suivait, les traits contractés par la colère et le désespoir. En apercevant son amie, Zulma poussa un cri de douleur et se précipita à sa rencontre. Pauline ayant jeté un coup d’œil ardent sur son amie et le jeune officier assis à son côté, porta la main à son cœur et tomba en arrière évanouie. Cary, oubliant ses blessures, courut à son aide clopin-clopant. Toute la maisonnée s’empressa autour de la jolie patiente étendue inconsciente dans le fauteuil de Batoche. Mais la syncope fut passagère. Pauline recouvra bientôt ses sens et ses forces sous l’action de stimulants, et les personnes présentes furent mises au courant des circonstances étranges qui les avaient ainsi réunies d’une manière inattendue. M. Belmont prit Batoche à part dans l’alcôve, où les deux hommes tinrent, à haute voix, une longue conversation dont la conclusion fut que tous deux étaient en danger imminent de perdre, l’un, la vie, l’autre, sa liberté. M. Belmont avait été averti, ce jour-là même, par les bons offices du capitaine Bouchette, qu’il devait cesser de recevoir Batoche dans sa maison. Celui-ci avait été filé dernièrement, pendant ses expéditions nocturnes. Les autorités avaient été informées de ses allées et venues et avaient donné des ordres stricts pour le prendre mort ou vif. L’homme qui était à sa piste était Donald, le serviteur de Roderick Hardinge, qui avait informé son maître de ses découvertes. Roderick, par délicatesse, n’avait pas soufflé un mot de l’affaire à M. Belmont, mais il avait chargé leur ami commun, Bouchette, de cette délicate mission. La demeure de M. Belmont devait être étroitement surveillée dorénavant, et si l’on y trouvait Batoche ou quelqu’un de ses compagnons, non seulement on les ferait prisonniers, mais M. Belmont lui-même serait arrêté et passerait en cour martiale. Cette menace était terrible ; mais ce n’était pas tout. M. Belmont avait reçu, ce jour-là, une lettre anonyme dans laquelle on l’avertissait qu’une sentence de bannissement était suspendue sur sa tête. Le colonel McLean, commandant des troupes régulières et le premier officier de la garnison après le gouverneur Carleton, avait inclus son nom dans la liste de ceux qui devaient être ainsi expulsés. M. Belmont avait des amis puissants dans le lieutenant-gouverneur Cramahé, le capitaine Bouchette et Roderick Hardinge, mais la force des circonstances pouvait rendre inutile leur intervention. Il ignorait ce qu’il y avait de vrai dans tout ceci ; mais, à mesure que le siège avançait, les esprits devenaient terriblement excités, dans la ville, et il lui était vraiment impossible de dire ce qui pouvait arriver. Quoi qu’il en fût, la lettre l’avait vivement alarmé et il s’était décidé, à tout risque, à venir consulter Batoche. Il avait eu l’intention de venir seul ; mais sa fille Pauline, devinant ses projets, n’avait pas voulu rester en arrière. Elle avait déclaré qu’elle suivrait son père à travers toutes les péripéties des événements. Tous deux avaient réussi à s’évader de la ville par la plus heureuse combinaison de circonstances. Maintenant qu’il était sorti des murs, il irait plus loin qu’il ne l’avait entendu tout d’abord. Il demandait l’opinion de Batoche sur son projet de se tenir éloigné de la ville, devançant ainsi le bannissement. Dans le coffret que son ami avait caché pour lui, il y avait, en espèces, des valeurs assez considérables pour répondre à ses desseins et couvrir entièrement toutes ses dépenses pendant plusieurs mois. Jusqu’ici, il avait lutté péniblement contre sa destinée et contre ses sentiments, par égard pour sa fille. Maintenant qu’il était forcé d’agir, il reprendrait sa liberté, et il espérait que Pauline se ferait au changement de situation. Il n’était pas trop vieux et il avait assez de force corporelle pour mettre ses principes en pratique, au besoin.

M. Belmont déchargea ainsi son cœur avec animation et rapidité, sans être, une seule fois, interrompu par Batoche. Quand il eut terminé, il devint plus calme et fut bientôt dans un état d’esprit convenable pour recevoir l’avis de son ami.

Batoche parla peu et avec réflexion. Quant à ce qui le regardait, M. Belmont ne devait pas craindre d’être importuné par ses allées et venues, de la ville au dehors. Il n’avait aucune crainte des loups ; il n’avait pour eux que de la haine. Il se riait de leurs menaces. Pas un seul de ces Anglais n’était assez adroit pour le prendre au piège. Il continuerait ses visites tant que cela lui ferait plaisir, mais il ne s’approcherait plus de la maison de M. Belmont. Quant à ce qui concernait celui-ci, il lui conseillait tout simplement de maintenir sa position et de ne pas se compromettre par la fuite. Il savait que son ami n’était pas un poltron, mais la fuite était un acte de lâcheté. Et puis, il fallait songer à Pauline — argument tout-puissant. Toute sa vie lui avait été consacrée : qu’elle lui fût dévouée jusqu’à la fin. Il avait, par égard pour elle, supporté beaucoup d’épreuves, il ne devait pas reculer devant ce nouveau sacrifice, plus grand que tous les autres. La chère enfant pourrait bien acquiescer à ses désirs, mais cette résignation à la volonté paternelle lui ferait verser secrètement bien des larmes et ses pareilles étaient trop bonnes pour être rendues malheureuses. D’ailleurs, M. Belmont devait penser à ses compatriotes. Il était l’homme le plus en vue parmi eux. S’il fuyait, ils seraient tous mis au ban. S’il les abandonnait, que feraient la plupart d’entre eux, à l’heure suprême des épreuves qui allait venir ?

M. Belmont écouta attentivement, presque religieusement les paroles de cet homme qu’il avait tant appris à admirer, depuis peu, et dont la sagesse n’avait jamais été plus apparente qu’en cette occasion. Il remercia chaleureusement Batoche, sans toutefois déclarer qu’il suivrait son avis. Au lieu de cela, il le prit par la main et l’attira dans la pièce où les jeunes gens étaient assis.

Ceux-ci, de leur côté, avaient eu une conversation absorbante. C’est la vue de Cary, qui avait si soudainement déséquilibré Pauline, à son entrée dans la cabane. Par un billet écrit à la hâte et que Batoche avait passé en contrebande dans la ville, elle avait appris l’accident qui lui était arrivé au palais de l’Intendant. Elle avait été dans une anxiété fébrile relativement à son sort. C’était une des causes qui l’avait décidée à accompagner son père dans son dangereux voyage, cette nuit. Elle savait qu’elle rencontrerait Batoche qui lui donnerait tous les détails ; mais elle ne soupçonnait pas qu’elle verrait Cary lui-même. La présence de Zulma était encore un autre mystère ; mais après qu’elle eut repris connaissance, comme nous l’avons vu, et que, assise entre ses deux amis, elle eut entendu l’explication de toute chose, non seulement retrouva-t-elle son courage, mais elle oublia tous les chagrins qui l’avaient accablée. Cary, de son côté, oublia ses propres douleurs, dans la joie que lui causait sa présence, et Zulma, sans appréhension, sans arrière-pensée, était peut-être la plus heureuse des trois, parce qu’elle participait au plaisir qu’éprouvaient ses deux amis à se trouver ensemble.

Ainsi se passa une grande heure de joie sans mélange, après quoi, la conversation nécessairement tourna sur des sujets plus sérieux. Il ne pouvait guère en être autrement, en vue des circonstances qui les entouraient tous. La jeunesse, la beauté et l’amour ne peuvent pas toujours se repaître d’eux-mêmes ; il leur faut bien retourner aux sèches réalités de la vie. Ils parlèrent de la guerre et de toutes les misères qu’elle engendre : les souffrances du pauvre, les privations des malades, les anxiétés des parents, les tourments de l’absence, les rigueurs du froid et les terribles sacrifices que le plus simple soldat est obligé de faire. Les deux jeunes filles écoutaient en versant des larmes Cary leur conter d’une manière graphique ses épreuves, qui, bien que relevées parfois par des anecdotes gaies, étaient profondément tristes. Alors Zulma, en un langage éloquent et avec des gestes passionnés, donna sa propre vue de la situation. Pauline garda presque constamment le silence. Son rôle était de recevoir les confidences des autres, plutôt que de communiquer ses propres impressions. Parfois, dans le cours de la conversation, le voile de l’avenir fut timidement soulevé, mais pour être immédiatement baissé, avec une retraite instinctive des trois jeunes cœurs. Ils n’osaient pas regarder si loin. Le présent leur était un fardeau plus que suffisant. Une douce et compatissante Providence prendrait soin du reste.

Qui peut apprécier l’effet d’un tel entretien sur ceux qui y participèrent, en un tel lieu, dans un tel endroit, à une telle heure et parmi tant de circonstances frappantes ? Il fut profond, pénétrant et ineffaçable, et la suite de notre histoire montrera que la plupart des événements qui en forment le dénouement remontent directement à cette mémorable soirée.

Quand M. Belmont s’avança avec Batoche, il s’adressa aussitôt à Cary Singleton, lui demandant son avis sur le sujet de la conférence qui venait d’être tenue dans l’alcôve. Le jeune officier, à cet appel soudain, rougit et balbutia d’abord, mais il répondit ensuite d’une manière virile que, tout apôtre de la liberté qu’il était, par le pistolet et le sabre, et entièrement dévoué à la cause, jusqu’à verser son sang pour elle, il ne pouvait avoir la témérité de donner des avis à un homme comme M. Belmont. D’abord, il était trop jeune ; ensuite il n’était pas suffisamment au courant des circonstances de ce cas. Il ajouta, en jetant un coup d’œil ardent sur les deux jolies personnes à ses côtés, qu’elles étaient plus capables que lui de décider la question, mademoiselle Belmont s’inspirant des intérêts de son père et mademoiselle Sarpy parlant dans l’intérêt de sa meilleure amie.

Ainsi appelée à donner son avis, Zulma déclara promptement qu’elle ne saurait dire s’il était préférable que M. Belmont demeurât hors de la ville, mais que s’il prenait cette décision, elle lui offrait, au nom de son père, comme en son nom personnel, l’hospitalité au manoir Sarpy.

Elle ajouta même qu’elle ne permettrait à Pauline de demeurer nulle part ailleurs. Cary sourit et remercia Zulma d’un signe de tête approbateur. Pauline n’eut pas un mot à dire, mais sa réponse ne fut que trop péniblement significative : elle couvrit sa figure de ses mains et se laissa aller à une véritable tempête de larmes.

La perplexité était peinte sur tous les traits. Seul, Batoche garda sa sérénité d’esprit, et il dit avec calme, mais presque d’un ton d’autorité.

M. Belmont, il est près de minuit. La route est longue. Il faut prendre une décision sans délai. Qu’en dites-vous ?

M. Belmont hésitait encore.

— Eh bien ! dit-il enfin, Pauline décidera. Partirons-nous, ou resterons-nous, ma chérie ?

Pauline se leva aussitôt et murmura en jetant à son père un regard suppliant :

— Ô mon père, partons !

M. Belmont consentit aussitôt. Comme Batoche annonçait son intention de les accompagner, afin de les faire rentrer en sécurité dans la ville, Zulma demanda instamment la permission de se joindre à lui. M. Belmont, Pauline et Cary s’efforcèrent de la dissuader, mais le vieux soldat mit fin à leurs objections, en accordant aussitôt son consentement. L’officier blessé ayant reçu le dernier pansement pour la nuit, les voyageurs partirent. Ils arrivèrent à Québec sans encombres, et Batoche leur trouva aussitôt une entrée dans la ville, au fond d’un ravin, dans la vallée de la rivière St-Charles.

Zulma et Pauline s’embrassèrent avec effusion.

— Avant de nous séparer, j’ai un terrible secret à vous confier, dit Pauline.

— Qu’est-ce, ma chérie ?

— Savez-vous qui a pointé le canon qui a blessé le capitaine ?

— Je l’ignore.

— Ne pouvez-vous pas le deviner ?

— Non.

— C’est Roderick Hardinge.

Les yeux des deux amies échangèrent des éclairs.

Au retour, Zulma demanda à Batoche :

— Savez-vous qui a tiré le coup de canon qui vous a été fatal ?

— Oui.

— Le capitaine Singleton le sait-il ?

— Non.

— Pourquoi ne le lui avez-vous pas dit ?

— Par égard pour la petite Pauline.

XVII
nisi dominus.

Québec était le centre des travaux des missionnaires bien des années avant que notre littoral de l’Atlantique fût entièrement habité. L’Église de Saint-Domingue est plus ancienne, ayant été fondée en 1614. Celle de Mexico date de 1524 et celle de la Havane est d’une époque encore plus reculée ; mais aucune de ces églises ne peut se flatter d’avoir exercé l’influence qui a distingué la ville de Champlain.

C’est de Québec que sont partis presque tous les missionnaires qui ont évangélisé l’Ouest et le Nord-Ouest. Les enfants de François d’Assise et de Loyola, dont les noms sont immortalisés dans les pages de Bancroft, ont tous entrepris leurs périlleux voyages d’après des instructions reçues de ce vénérable collège dont on voit encore les ruines à l’ombre du cap Diamant. Dans la liste des prêtres qui résidaient à Québec le 1er  octobre 1674, on trouve le nom de Jacques Marquette. Cet homme modeste rêvait alors bien peu à la gloire qui devait bientôt s’attacher à ses travaux et à ses explorations. Non seulement, par la découverte du Mississippi a-t-il ajouté un vaste territoire aux domaines de son roi, mais il a encore ouvert un champ immense au zèle de son évêque, et il a reculé à des milliers et des milliers de milles les bornes du diocèse de Québec. C’est ainsi qu’il se fait que Chicago, Milwaukee, Saint-Louis, la Nouvelle-Orléans, Cincinnati, Louisville et toutes les villes américaines de l’Ouest, qui n’existaient pas alors, occupent aujourd’hui des sites qui étaient, à cette époque, sous la juridiction du grand évêque François Laval de Montmorency, le premier prélat élevé au siège de Québec, il y a plus de deux cents ans. Du haut des marches de son grand autel, dans ce temple vénérable élevé depuis au rang de basilique, Mgr de Laval aurait pu étendre sa crosse sur tout un continent, du golfe Saint-Laurent au golfe du Mexique, et de la Rivière Rouge du nord à la baie de Chesapeake. Ceci n’est pas une image créée par l’imagination, mais un fait exact : le tableau n’en est pas moins grand. Depuis cette époque, le temps a passé, et la religion a fait des progrès tellement merveilleux que soixante-deux[1] diocèses sont nés de ce seul ancien diocèse de Québec.

Le sixième successeur de Mgr Laval fut Mgr Briand, le dernier évêque français de Québec sous la domination anglaise. Tous les évêques qui lui succédèrent sont nés au Canada. C’est à lui que M. Belmont s’adressa pour obtenir un dernier conseil. Il trouva le prélat seul dans son cabinet d’étude, lisant tranquillement son bréviaire, tandis qu’une pile de documents, lettres et autres papiers, s’amoncelait sur la table, à son côté. L’évêque portait une soutane violette par-dessus laquelle était jeté un surplis de dentelles d’un blanc de neige, qui lui descendait jusqu’aux genoux. Un court camail violet était attaché sur ses épaules. Une croix pectorale tombait sur sa poitrine au bout d’une massive chaîne d’or passée autour du cou. La tête, toute blanche et tonsurée, était couverte d’une petite calotte de velours violet. Un anneau orné d’une grosse améthyste brillait au second doigt de sa main gauche. Dans cette attitude, Monseigneur était la peinture de la force sereine. Pendant que tout, autour de lui, était tumulte et confusion, dans son appartement régnait une atmosphère de paix et de tranquillité. Le séminaire, où il résidait, était à un jet de pierre des casernes, sur la place de la cathédrale ; mais tandis que celles-ci étaient le théâtre d’une excitation et d’une anxiété constantes, l’autre était la scène d’une confiance perpétuelle et du repos. Et pourtant, cet homme solitaire fut un acteur principal dans les événements de 1775-76. Son influence avait été et était encore toute-puissante.

De sa calme retraite, il avait envoyé une lettre pastorale, au commencement des hostilités, recommandant la loyauté envers l’Angleterre, exhortant ses ouailles à obéir aux enseignements de leurs curés et à suivre leurs exemples. Sa voix avait été entendue. Sans lui, on ne peut dire combien les circonstances de l’invasion du Canada auraient pu être différentes. Si Guy Carleton fut fait chevalier en récompense de son heureuse défense de Québec ; assurément Monseigneur Briand aurait dû recevoir quelque témoignage de faveur de ceux qu’il avait si fidèlement servis. Sans le pouvoir spirituel, la force matérielle n’aurait été d’aucune utilité, et l’épée du commandant aurait été levée en vain si la crosse de l’évêque n’avait renversé les obstacles qui embarrassaient les commencements de la lutte.

Le prélat reçut M. Belmont avec la plus grande bonté, car ils étaient de vieux amis. Plaçant son pouce entre les feuillets fermés de son bréviaire, il demanda à son visiteur de lui exposer franchement l’objet de sa visite, quoique l’expression de sa physionomie et son attitude montrassent qu’il devinait ce sujet. M. Belmont, agité tout d’abord, recouvra graduellement assez de sang-froid pour donner une complète explication de son cas. Il exposa en détail ses griefs, ses appréhensions et expliqua le changement radical qui s’était opéré dans ses opinions politiques. Il termina en demandant à l’évêque s’il n’avait pas raison de prendre une position tranchée.

Monseigneur avait écouté tout cela sans manifester aucune émotion, souriant légèrement de temps en temps, paraissant très sérieux par moments. Il répondit avec un accent de grande bonté, mais il y avait, dans chacune de ses paroles, la consciente autorité du premier pasteur.

« Et moi aussi, je suis Français, mon ami, dit-il. J’ai mes sentiments, mes préjugés, mes aspirations, comme tout autre. Si je n’avais consulté que mon cœur, je crois que vous pouvez deviner où il m’aurait conduit ; mais je consulte ma tête. Je me souviens que j’ai une conscience. Je me rappelle que j’ai, comme évêque, de graves devoirs à remplir. La responsabilité qu’ils entraînent est quelque chose de terrible. La doctrine cardinale de notre théologie est l’obéissance à l’autorité légitime. Toute la logique de l’Église est là. Ce principe pénètre toutes les phases de l’existence depuis la plus noble jusqu’à la plus humble. Il brille sur toute notre histoire. Dans le cas actuel, l’application en est bien simple. Les Anglais sont nos maîtres. Ils le sont par droit de conquête : un triste droit, mais qui n’en est pas moins parfaitement reconnu. Ils sont nos maîtres depuis seize ans. Durant ce laps de temps, ils ne nous ont pas toujours bien traités, mais c’était ignorance, plutôt que mauvaise volonté. Dernièrement, ils ont garanti les droits de notre peuple et de l’Église. L’Acte de Québec est une preuve manifeste d’un désir de justice de la part du gouvernement anglais.

« Et comment ces gens de Boston regardent-ils l’acte de Québec ? Jugez-en vous-même. L’évêque prit alors parmi les papiers épars sur la table un dessin-caricature de l’acte.

« Voyez, continua-t-il, ceci représente Boston en flammes et Québec triomphant. Le texte explique que le papisme et la tyrannie triompheront ainsi de la vraie religion, de la vertu et de la liberté. Parmi les autres personnages, regardez ce prêtre catholique à genoux, la croix dans une main et le gibet dans l’autre, aidant le roi George, comme le dit encore le texte, à mettre en force son système tyrannique de liberté civile et religieuse. Qu’en pensez-vous ? Cela ressemble-t-il à la vraie fraternité que les Américains professent, à notre égard, dans leurs proclamations ? Liberté et indépendance sont de belles paroles, mon ami. Je les aime ; mais elles peuvent être aussi des mots de réclame, et nous devons prendre garde. Qui nous assure que les colonies révoltées sont sincères ? Après tout, ce ne sont que des Anglais en révolte contre leur patrie. Si même cette rébellion est justifiée, ce fait nous justifierait-il de faire cause commune avec les rebelles ? Et quelle bonne raison avons-nous de croire qu’ils peuvent améliorer notre condition ? Respecteront-ils notre religion, notre langue et nos lois plus que ne le font nos maîtres actuels ? Réfléchissez sur toutes ces choses. Ne faites rien d’imprudent. Souvenez-vous de votre famille. Respectez votre réputation. Vous avez de la fortune, mais vous n’avez pas le droit de la laisser dissiper par une confiscation inutile. Elle appartient à la petite Pauline. Je respecte vos sympathies et je crois que vous aurez bientôt l’occasion de les manifester, sans faire aucun acte prématuré. Cette ville sera bientôt attaquée. Ou les assiégeants réussiront, ou ils ne réussiront pas. S’ils ne réussissent pas, vous pourrez soulager votre cœur en prodiguant vos soins aux prisonniers malades ou blessés. S’ils réussissent et s’emparent de Québec, le Canada est à eux, et ils deviendront nos maîtres à la place des Anglais. Alors, notre devoir à tous sera clair et vous n’aurez aucune peine à faire votre adhésion. »

L’évêque sourit en exposant cette proposition de sens commun et M. Belmont lui-même, complètement convaincu par la logique du raisonnement, ne put s’empêcher d’en faire autant. Il remercia Monseigneur de ses bons avis et promit, de la manière la plus chaleureuse, de les suivre.

« Faites-le, mon fils, ajouta l’évêque. Je suis satisfait de votre soumission. Avant quinze jours, vous aurez occasion de me remercier de nouveau pour ce conseil. »

M. Belmont s’agenouilla, et le prélat, se levant, prononça la bénédiction épiscopale sur son front penché, en lui donnant, en même temps son anneau pastoral à baiser.

« Priez, dit l’évêque, en faisant avec M. Belmont quelques pas vers la porte, priez et demandez à votre pieuse enfant de redoubler ses supplications, afin que le droit triomphe et que la paix soit bientôt rétablie. Le choc sera terrible. »

— Mais la ville est très forte, répliqua M. Belmont.

L’évêque sourit de nouveau et levant le doigt en signe d’avertissement, il répéta solennellement et lentement la grande leçon :

« Nisi Dominus custodierit civitatem… À moins que le Seigneur ne garde la ville, celui qui la défend veille en vain. »


XVIII
les derniers jours.

Zulma passa la matinée suivante en tête à tête avec Cary. Batoche s’occupa de mille choses, à l’intérieur de la cabane et au dehors, tandis que la petite Blanche vaquait aux soins du ménage. Le blessé avait passé une bonne nuit, et grâce aux lotions et aux cataplasmes de son vieil ami, il se sentait beaucoup mieux. Vers midi, la compagnie fut agréablement surprise par l’arrivée de monsieur Sarpy que le domestique avait amené en voiture. Il était venu tout exprès pour voir Cary et tout en lui témoignant sa sincère sympathie au sujet de son accident, il constata, à sa grande joie, que le jeune officier était en bonne voie de guérison. Il approuva sans hésiter la conduite de sa fille en cette circonstance, et dans une longue conversation qu’il eut avec Batoche, il saisit l’occasion de donner sa cordiale approbation à la conduite que le vieux soldat avait jugé bon de suivre, dans cette guerre. Cet éloge fut très précieux au vieux solitaire et il déclara que cela l’encouragerait à continuer de faire tout en son pouvoir pour garder ses concitoyens au service de la cause sacrée de la délivrance.

Vers le soir, Zulma retourna à Charlesbourg avec son père, mais le lendemain matin, tous deux revinrent de nouveau à Montmorency et il en fut de même pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que, Batoche ayant déclaré que Cary était bien en état de voyager, ils parvinrent à le persuader de passer le reste de sa convalescence au manoir Sarpy. Batoche, que l’accident de son ami avait réduit à l’inactivité, appuya cette proposition qui lui permettait de reprendre son service militaire volontaire. Pour la même raison, il permit volontiers à la petite Blanche d’accompagner Zulma.

Cary demeura cinq jours avec la famille Sarpy et pas n’est besoin de dire que le temps passa comme sur des roues d’or. Ce qui ajouta à son bonheur, ce fut que, par l’entremise de Batoche, Zulma réussit à communiquer journellement avec Pauline et à recevoir d’elle des réponses dans chacune desquelles elle demandait tendrement des nouvelles du jeune officier.

Il aurait bien voulu demeurer plus longtemps dans cette délicieuse retraite, mais au bout de cinq jours, ayant appris que d’importants événements se préparaient au camp, il se déclara assez bien rétabli pour y prendre part. Il assura même qu’il paierait de sa personne, dût-il s’aider de béquilles. Zulma n’essaya pas de le retenir. Ses yeux étaient remplis de larmes, quand elle lui dit adieu, mais le beau sourire épanoui sur ses lèvres encouragea le jeune homme à marcher et à faire son devoir.

— Si je crains quelque chose, dit-il, c’est pour vous.

— Ne craignez rien, répondit-elle. Je ressens la certitude que nous nous reverrons.

En arrivant au camp, où son retour fut acclamé par tous ses camarades, Cary apprit que la fin approchait. Le grand coup allait enfin être frappé. Tout le mois de décembre avait été passé inutilement dans un siège sans résultat et Montgomery avait décidé, pour une multitude de raisons impérieuses, de tenter l’assaut de la fière citadelle. C’était une alternative désespérée, mais le léger espoir de succès qui accompagnait cette audacieuse entreprise suffit à en faire adopter le projet.

XIX
près-de-ville.

Tout était prêt. On n’attendait plus qu’une chose : une « tempête de neige. » Elle vint enfin, à l’aurore du 31 décembre. L’armée se mit aussitôt en ordre de bataille, et vers deux heures, toutes les mesures de Montgomery étaient prises. Échelles, lances, hachettes et grenades portatives : tout était prêt. Voici quel était le plan de bataille. Montgomery, à la tête d’une division, devait attaquer la basse ville du côté de l’ouest. Arnold, à la tête de la seconde division, était chargé d’attaquer la basse ville du côté de l’est, et tous deux devaient se rencontrer au pied de la côte de la montagne, qu’ils devaient gravir ensemble, escaladant les barricades élevées sur l’emplacement de la porte de Prescott, pour se répandre comme un torrent qui a rompu victorieusement ses digues, dans la haute ville. En attendant, Livingston, avec un régiment de Canadiens, et Brown avec partie d’un régiment de Boston devaient diriger de fausses attaques sur le bastion du cap Diamant, et les portes Saint-Jean et Saint-Louis qu’ils devaient livrer aux flammes, s’il était possible, avec du combustible préparé à cet effet.

Suivons d’abord Montgomery. S’avançant de son quartier général établi à Holland House, il traversa les plaines d’Abraham, descendit dans l’anse de Wolfe et, de là, remonta l’étroite route située entre le fleuve et le haut promontoire du cap Diamant. La nuit était noire comme de l’encre ; un ouragan de neige aveuglait ceux qui s’exposaient à sa furie et une bise glaciale amoncelait des bancs de neige sur le chemin. L’héroïque colonne s’avança silencieusement, en dépit de la terrible tempête jusqu’à un endroit appelé Près-de-Ville, le point le plus étroit à l’entrée de la basse-ville. Là, elle fut arrêtée par une barrière consistant en une construction de troncs d’arbres contenant une batterie de pièces de trois. Le poste était commandé par deux Canadiens, Chabot et Picard, qui avaient sous leurs ordres trente hommes de milice de leur nationalité. Quelques matelots anglais faisaient fonction d’artilleurs sous le commandement du capitaine Barnsfare et du sergent McQuarters. Montgomery n’hésita pas un instant. Ordonnant à ses sapeurs de mettre la hache à quelques poteaux qui obstruaient le chemin de la barricade, il les abattit de ses propres mains. Tirant ensuite son épée, il se mit à la tête d’une poignée de braves compagnons, sauta par dessus des bancs de glace et de neige et s’élança à la charge ;
mais des yeux vigilants brillaient aux embrasures du fortin ; la mèche fut allumée, le mot de commandement trembla sur des lèvres étroitement serrées. Lorsque les Américains arrivèrent à la distance de quarante pas, Barnsfare s’écria : « feu ! » et une volée de mitraille balaya l’espace ouvert. Une seule volée, mais certainement la plus fatale qui soit jamais sortie de la bouche d’un canon. Jamais décharge ne fut plus terriblement décisive.

L’air retentit des plaintes des blessés et des mourants. Treize corps étaient étendus sur un drap de neige. Le premier de ces cadavres était celui de Montgomery. Il y eut un moment de silence, puis les fusils et les canons du petit fort vomirent une grêle de projectiles, sans nécessité d’ailleurs, car la colonne d’assaut, stupéfiée par ce premier désastre, retraita en désordre et revint précipitamment se mettre à l’abri dans l’anse de Wolfe.

Lorsque le jour parut et que la nouvelle du combat arriva aux autorités de la haute ville, un détachement commandé par James Thompson, le conducteur des travaux, sortit pour inspecter le champ de bataille. Comme la neige avait continué de tomber, elle ne laissait plus apercevoir qu’une partie d’un seul cadavre, celui de Montgomery lui-même dont le bras gauche était resté levé, mais le corps était replié sur lui-même, les genoux relevés jusqu’à la figure. À ses côtés gisaient ses deux braves aides, McPherson et Cheeseman, et un sergent. Tous ces cadavres étaient raidis par la gelée. On trouva tout auprès le sabre de Montgomery. Un jeune tambour s’en empara, mais Thompson se le fit remettre et cette arme est restée jusqu’à ce jour dans sa famille comme un héritage.

Meigs, qui servait sous les ordres de Montgomery, lui a rendu cet affectueux témoignage : « Il était de haute taille et svelte, bien membré, d’un commerce aimable, gracieux, aisé et en même temps viril ; il possédait l’estime, la confiance et l’affection de toute l’armée. Sa mort, tout honorable qu’elle est, est amèrement déplorée, non seulement parce qu’elle est celle d’un digne et charmant ami, mais encore d’un général brave et expérimenté ; tout le pays souffre beaucoup d’une telle perte, à ce moment. Sa bonté native et la droiture de son cœur se manifestaient aisément dans ses actions. Ses sentiments, qui se faisaient jour en toute occasion étaient empreints de cette bonté sans affectation, indice de l’excellence du cœur dont ils découlaient. »

Montgomery avait dit : « Nous mangerons notre dîner de Noël à Québec. »

Hélas !

XX
le saut-au-matelot.

Arnold, dont la division était cantonnée à l’hôpital général, au faubourg Saint-Roch, s’était mis en mouvement, de son côté, mais pas aussi secrètement que l’avait fait Montgomery. Le tonnerre du canon, le tocsin des cloches, le roulement des tambours éveillèrent et alarmèrent la ville endormie. Ses hommes se glissèrent le long des murs sur une seule file, couvrant la batterie de leurs fusils du pan de leurs tuniques et baissant la tête pour faire face à l’ouragan de neige jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur poste d’attaque dans la rue Saut-au-Matelot. C’est là une des rues légendaires de Québec. Elle passe immédiatement au-dessous du cap et l’on croit que son nom lui vient d’un matelot qui sauta du sommet de ce promontoire dans cette rue.

Creuxius a une explication plus prosaïque : « Ad coufluentem promontorium assurgit quod saltum nautæ vulgo vocant ab cane hujus nominis qui se alias ex eo loco prœcipitum dedit. » Parmi les troupes d’Arnold les plus remarquables étaient les braves carabiniers de Morgan, et toute la colonne sous ses ordres comptait cinq cents hommes. Le général marcha à la tête de ses soldats, animant leur courage par sa parole et son exemple. Sa bravoure impétueuse le porta à s’exposer inutilement à l’attaque de la première barricade, devant laquelle il fut tout d’abord renversé d’un coup de mousquet au genou et emporté du champ de bataille à l’hôpital général, où, à son profond chagrin, il apprit bientôt la défaite et la mort de Montgomery. Le commandement échut alors à Morgan, qui, après un assaut bravement exécuté, s’empara de la première barricade où il fit un bon nombre de prisonniers. Il conduisit alors ses forces à l’attaque de la seconde barricade, plus importante, située plus avant dans l’intérieur de la ville. Dans ce trajet, ses hommes dispersèrent et désarmèrent un certain nombre d’élèves du séminaire, parmi lesquels se trouvait Eugène Sarpy. Un grand nombre de ceux-ci s’échappèrent, coururent à la haute ville et furent les premiers à renseigner Carleton sur la gravité de l’état des choses. Celui-ci dépêcha aussitôt Caldwell avec un fort détachement de milice comprenant la compagnie commandée par Roderick Hardinge. Ainsi renforcés, les défenseurs de la seconde barricade résistèrent si bien que Morgan fut complètement dérouté. Dans les ténèbres et au milieu de la confusion causée par un feu d’enfilade excessivement meurtrier et par la furie de l’ouragan de neige, il pouvait à peine retenir ses hommes rassemblés. Afin de se reconnaître, les Continentaux avaient mis autour de leur coiffure une bande de papier portant en grosses lettres, ces mots : Mors aut Victoria, ou Liberty for Ever. Mais cette précaution même fut de peu d’utilité. Dans le but de mieux concentrer ses forces, Morgan se décida à abandonner l’espace ouvert de la rue et à occuper les maisons du côté sud, d’où il pouvait maintenir un feu très effectif sur l’intérieur de la barricade. Il se procura ainsi quelque abri, mais il ne put empêcher ses rangs de diminuer rapidement sous le feu d’artillerie et de mousqueterie de l’ennemi. Ses hommes tombaient de tous côtés. Plusieurs de ses meilleurs officiers furent tués ou blessés sous ses propres yeux. Le brave Virginien rageait et tempêtait, mais ses plus vaillants efforts furent inutiles.

Il y eut un moment propice pendant lequel il aurait pu retraiter en sécurité ; mais cette seule pensée l’irrita et son hésitation fut fatale.

Carleton envoya, de la porte du Palais, un détachement de deux cents hommes commandé par le capitaine Laws, avec ordre de remonter la rue Saut-au-Matelot et de prendre les Continentaux par derrière.

Ce mouvement eut un complet succès. Morgan dut enfin reconnaître que sa position était désespérée et il se soumit bravement à son sort.

Il rendit les restes de son armée écrasée, en tout quatre cent-vingt-six hommes.

C’était la fin tant redoutée. Le grand coup avait été frappé et il avait manqué d’une manière désastreuse. Québec trônait toujours sur son piédestal de granit. La puissance britannique restait debout défiant l’agresseur. Les Continentaux avaient vu leur campagne victorieuse se briser contre cet obstacle gigantesque. Montgomery était mort. Arnold était blessé. La moitié de l’armée était prisonnière. Les autres débris s’étaient réfugiés dans les cantonnements, au milieu des bancs de neige de la route de Sainte-Foye. Si Carleton avait été un grand général, il aurait pu les écraser d’un seul coup.

Jamais journée plus lugubre ne se leva sur une armée, que celle du premier janvier 1776, sur les forces américaines devant Québec. Toutes leurs espérances étaient évanouies et un avenir menaçant se levait devant elles. Encore plus triste était le sort des quatre cents braves soldats enfermés dans le séminaire. Ces prisonniers furent bien traités par les Anglais, mais la perte de la liberté était une privation qu’aucun bon traitement ne pouvait compenser. Parmi ceux-ci, naturellement, se trouvait Cary Singleton. Il n’était pas seulement prisonnier ; il était encore grièvement blessé.

fin du troisième livre.

LIVRE IV

APRÈS L’ORAGE.

I
le confessionnal.

C’était la veille de la nouvelle année. La tempête de neige continuait toujours aussi violente et l’atmosphère était si obscurcie que le ciel et la terre étaient confondus. Un peu après midi, Zulma Sarpy était agenouillée dans la petite église de la Pointe-aux-Trembles. Quelques fidèles seulement étaient à ses côtés, des vieillards égrenant leur chapelet et des femmes accroupies sur leurs talons devant l’autel. Suspendue à une chaîne argentée, une lampe solitaire allumée dans le sanctuaire jetait un faible rayon de lumière au milieu des ténèbres déjà tombées. Un silence imposant régnait dans les nefs. En face de l’endroit où se tenait Zulma était une stalle carrée dont le grillage laissait paraître faiblement le surplis blanc du curé, attendant là les pénitents qui désiraient se confesser. Le premier jour de l’année est le plus grand jour de fête parmi les Canadiens-français, qui en commencent toujours la célébration par des exercices de dévotion. Après s’être soigneusement préparée, Zulma se leva et s’approcha du redoutable tribunal de la pénitence. Son maintien était plein de gravité, ses beaux traits étaient pâles, elle baissait les yeux et joignait les mains sur sa poitrine. On ne pouvait jamais mieux percevoir l’influence de la prière et de la communion silencieuse avec Dieu. Elle paraissait être une personne toute différente de celle que nous avons suivie dans les pages précédentes. Elle s’avançait lentement, et quand elle fut arrivée à la porte du confessionnal, elle s’arrêta un instant, non par hésitation, toutefois : elle se recueillait avant d’accomplir un grand acte de religion. Enfin, elle disparut derrière le long rideau vert, s’agenouilla sur le petit banc étroit et versa toute son âme, à travers le treillis, dans l’oreille attentive du pasteur. Ce qu’elle dit, nous ne le pouvons savoir, car les secrets de ce tribunal sont inviolables, mais il est permis de croire que le long chuchotement que l’on entendit consistait en quelque chose de plus qu’une simple accusation des fautes. C’était sans doute des demandes de conseils pour servir de guides dans les circonstances difficiles où se trouvait la jeune fille, et en réponse, on entendait la grave voix du prêtre, donnant tout bas des avis, des avertissements et des exhortations. Finalement, la confession s’acheva. La belle pénitente courba son front pâle, le pasteur traça en l’air le signe du salut, le tabouret fut repoussé, le rideau vert se souleva, et Zulma sortit pour reprendre la place qu’elle venait de quitter. Inutile de décrire de nouveau son apparence. Longfellow, parlant d’Évangéline, l’a dit dans une ligne qui résume la plus belle description :

« Serenely she walked with God’s benediction upon her. »

Une heure se passa, durant laquelle Zulma resta à genoux, immobile, absorbée dans la prière, et les autres personnes, imitant son exemple, visitèrent tour à tour le confessionnal. Enfin, le prêtre, après s’être assuré qu’il n’y avait plus de pénitents à confesser, se leva de son siège, ouvrit la petite porte et s’avança dans la nef. En passant près de Zulma, il la toucha légèrement à l’épaule en lui faisant signe de le suivre, ce qu’elle fit aussitôt et tous deux entrèrent sans bruit dans la sacristie. Là, le prêtre, après s’être dépouillé de son surplis, se tourna vers la jeune fille et, de la manière la plus délicate, s’informa de sa santé et de celle de son père. Il lui témoigna ensuite le plaisir qu’elle lui causait, en faisant ainsi ponctuellement ses dévotions, en dépit du temps extrêmement inclément.

« C’est une grande fête, mais elle n’apportera aucune joie cette année, dit-il. »

Zulma, dont les traits conservaient leur pâleur et une expression de gravité extrême, répondit qu’en effet les temps étaient tristes, mais que, néanmoins, elle espérait jouir d’un tranquille jour de l’an avec son père et ses plus proches voisins, ayant fait tous les préparatifs nécessaires à cet effet.

— Vous n’avez donc pas appris la nouvelle, ma fille ? dit le prêtre.

— Quelle nouvelle, monsieur ?

— Celle des terribles événements arrivés la nuit dernière, pendant que nous dormions.

Zulma leva les yeux avec un mouvement de profonde anxiété et demanda :

— Qu’est-il arrivé, monsieur ?

— On a livré deux grandes batailles.

— Est-il possible !

— Beaucoup de tués, de blessés et de prisonniers.

— Qui ? Où ? Comment ? s’écria Zulma avec la plus grande émotion.

— Québec a été attaqué en deux endroits.

— Et pris ? demanda Zulma, incapable de se contraindre plus longtemps.

— Non, ma fille, les deux attaques ont été repoussées.

Zulma étreignit son front de ses deux mains et elle serait tombée sur le plancher si elle n’avait pas été soutenue par le bon prêtre.

— Courage, ma chère enfant, dit-il. Pardonnez-moi de vous avoir dit ces choses, mais à votre attitude dans l’église, j’ai bien vu que vous n’en saviez rien et j’ai cru qu’il était bon que je fusse le premier à vous en informer.

— Pardonnez à ma faiblesse, Monsieur le Curé, répondit la jeune fille avec douceur. Sans doute, je prévoyais ce qui est arrivé, mais ces nouvelles n’en sont pas moins terriblement soudaines. Je vous en supplie, donnez-moi tous les détails que vous connaissez. Je me sens plus forte maintenant et puis tout entendre.

— Je sais peu de choses certaines. Dans l’émoi général, toutes sortes de rumeurs sont aggravées quand elles nous arrivent, à cette distance. Mais l’on m’assure que le général Montgomery a été tué et le colonel Arnold blessé. Je connaissais ces messieurs ; ils ont dîné plusieurs fois à ma table. C’étaient des hommes charmants et je les aimais bien. Je suis désolé d’apprendre leur malheur.

— Avez-vous appris le sort de quelques autres officiers ?

— D’aucun, nominalement, sinon que c’est un certain Morgan qui a remplacé Arnold et rendu son armée.

— Morgan ? s’écria Zulma, et cette fois, elle fut tellement maîtrisée par son émotion, qu’elle tomba épuisée sur une chaise.

Le prêtre fut fort étonné. Quoique ses visites périodiques au manoir Sarpy eussent été interrompues durant l’occupation américaine de la Pointe-aux-Trembles, il savait d’une manière générale que Zulma avait fait connaissance avec l’un ou l’autre des officiers, ce qui était sa principale raison de croire que monsieur Sarpy et sa fille seraient particulièrement intéressés à apprendre de ses lèvres des nouvelles fraîches de la guerre, mais il ne soupçonnait pas que les sentiments de Zulma allassent plus loin et n’avait, par conséquent, aucune idée de l’effet que ses paroles produisaient sur elle. Ce fut seulement quand il fut témoin de son profond chagrin et de son abattement qu’il entrevit une partie de la vérité, avec cet instinct caractéristique des hommes qui, séparés eux-mêmes du monde par la loi austère du célibat, se dévouent entièrement aux intérêts spirituels et temporels de leur troupeau.

— Ne vous laissez pas abattre, dit-il, en s’approchant de la chaise de Zulma et en se penchant vers elle, avec la bonté d’un père à l’égard de son enfant ; peut-être la nouvelle est-elle exagérée. Nous en apprendrons davantage vers le soir et il peut arriver que les pertes ne soient pas aussi grandes qu’on les représente. Du moins, il peut se faire qu’il n’y en ait aucune qui vous touche personnellement, ma chère enfant, et j’espère qu’il en sera ainsi. Prenez donc courage. Il se fait tard. La neige continue de tomber et les routes doivent se remplir rapidement. Retournez chez vous et tâchez de garder votre âme en paix. Demain, vous viendrez à la messe basse et j’espère que nous aurons de meilleures nouvelles à nous communiquer mutuellement.

En dépit de ces paroles encourageantes du pasteur, Zulma retourna chez elle, le cœur bien lourd. Elle ne dit pas un seul mot au domestique qui conduisait sa voiture. Au lieu d’offrir sa figure à la tempête et de laisser tomber sur elle les flocons de neige, comme elle en avait l’habitude quand elle était de joyeuse humeur, elle tint son voile baissé, et le mouchoir qu’elle retirait souvent de dessous ce voile montrait qu’elle pleurait en silence. Il arrive souvent que les femmes les plus expansives et les plus fières supportent leurs peines avec un calme sans ostentation, donnant ainsi à leur chagrin, par l’effet du contraste, un plus grand relief. Il en fut ainsi de Zulma dans les circonstances actuelles. Repassant dans son esprit tout ce que le prêtre lui avait dit, et son voyage lui offrant le loisir d’apprécier tout ce que les nouvelles qu’elle avait apprises pouvaient avoir de terrible, elle était complètement accablée quand elle arriva chez elle. En descendant du traîneau, elle se faufila silencieusement dans sa chambre où elle se renferma afin d’être absolument seule. Elle demeura ainsi presque jusqu’à l’heure du souper et longtemps après que les ombres du soir l’eurent enveloppée.

II
la prophétie de blanche.

Quand monsieur Sarpy se retrouva avec sa fille, à la table, il s’aperçut aussitôt que quelque chose allait mal. Lui-même n’avait rien appris. La violence de l’ouragan de neige avait empêché toute visite au manoir, excepté celle de quelques indigents du voisinage, qui étaient allés, de bonne heure dans la matinée, recevoir leurs aumônes régulières. La journée s’était écoulée, pour le vieux seigneur, dans la solitude, et comme il n’avait eu aucune appréhension, il avait passé son temps très agréablement, à parcourir ses livres favoris. Sans doute, il était tombé sur de la littérature légère et agréable, car lorsqu’ayant terminé sa lecture il descendit au souper, il était d’une humeur plus enjouée que d’ordinaire. Mais la vue des yeux gonflés, des traits altérés et des manières gênées de Zulma arrêta net ce courant de gaieté et l’anecdote plaisante qu’il avait sur les lèvres. Naturellement, il ne soupçonnait pas la vraie cause du chagrin de sa fille. Il savait qu’elle s’était rendue au village en voiture, pour faire ses dévotions et, sans doute, il crut que quelque chose lui était arrivé là. Il fut même un moment sur le point de la taquiner sur la gronderie qu’il supposait lui avoir été administrée par le prêtre, mais il s’arrêta aussitôt. Chez le vieux gentilhomme français de parfaite éducation, le profond respect formait peut-être la partie principale de l’ardent amour qu’il avait pour sa fille. Il porta la discrétion si loin qu’il ne voulut pas seulement la questionner. Ce fut donc Zulma qui dut rompre le pénible silence. Elle rapporta en détail ce que le prêtre lui avait appris en accompagnant abondamment son récit de commentaires dictés par ses craintes. L’effet produit par ces nouvelles sur M. Sarpy ne fut guère moindre qu’il ne l’avait été sur sa fille. Il écouta dans un profond silence, mais avec un air d’anxiété et de surprise qu’il ne chercha pas à cacher. Pendant longtemps, il resta muet, et quand enfin il essaya de parler, ce fut en un langage plein d’hésitation, indice certain de la profonde anxiété qui le troublait, comme elle accablait sa fille. Il n’eut, par conséquent, que de maigres consolations à lui offrir et le repas du soir se passa ainsi, sans que l’on vît se dissiper un seul instant les ténèbres morales, plus sombres que les ombres qui s’étendaient au dehors.

La petite Blanche assise aux côtés de Zulma, écoutait la conversation, les yeux grands ouverts et avec cette expression de rêverie si fréquente chez cette étrange enfant. Pas un mot ne lui avait échappé et il était évident que l’effet de la terrible nouvelle avait été aussi grand sur son esprit précoce que sur celui de Monsieur et de Mademoiselle Sarpy.

— Si seulement Batoche pouvait venir ? murmura Zulma, en passant la main sur son front où se peignait la lassitude, il nous dirait tout. Je m’étonne qu’il ne soit pas encore ici.

Son absence est une raison de plus de nous faire tout craindre, répondit M. Sarpy à voix basse.

— Cependant, je ne désespère pas encore. Il peut arriver cette nuit.

— S’il est vivant.

— Eh quoi, Papa ? Vous ne supposez pas que Batoche ait pris part à l’attaque ?

— J’en suis sûr, au contraire. Je suis certain qu’il s’est tenu constamment aux côtés de Cary Singleton.

— Je n’avais pas pensé à cela. Hélas ! je crains bien que vous n’ayez raison. En ce cas, qui sait ?

— Oui, un malheur peut être arrivé à notre vieil ami et il se peut qu’il ne revienne jamais.

À ces mots, Zulma et son père tournèrent instinctivement leurs regards sur la petite Blanche. Un sourire angélique se jouait sur ses lèvres et son regard était vague et lointain.

— Blanche, dit Zulma en posant doucement la main sur l’épaule de l’enfant.

— Oui, Mademoiselle. Grand père, quand il m’a quittée, il y a deux jours, m’a dit au revoir. Ça veut dire : « je vous reverrai. »

— Mais peut-être ces hommes méchants l’ont-ils tué.

— Quels hommes méchants ? les loups ?

Zulma ne comprit pas, mais monsieur Sarpy saisit très bien la pensée de l’enfant.

— Oui, les loups, ma chérie, dit-il avec un triste sourire.

— Oh, mon grand père ne craint pas les loups. Ce sont les loups qui le craignent. Ils ne peuvent l’attraper, quelque grands que soient les dangers où il peut se trouver. Il peut souffrir, il peut être blessé, mais il ne mourra qu’auprès de notre cabane, aux chutes, sous les yeux de ma mère et avec une bénédiction pour moi. Il m’a souvent dit cela le soir, quand il me tenait sur son genou et je crois tout ce que dit mon grand père. Non, mademoiselle, il n’est pas mort et il viendra bientôt pour vous consoler.

Zulma ne put retenir ses larmes en entendant ces simples paroles enfantines si pathétiques, et soudain surgit dans son cœur un sentiment de confiance que la parole du prêtre n’avait pu y faire pénétrer. Elle repoussa sa chaise, souleva Blanche de son siège et la plaça sur ses genoux, appuyant la tête de l’enfant sur son épaule et couvrant le petit front de chauds baisers de gratitude. Monsieur Sarpy regarda et parut satisfait. Sans doute, une semblable assurance s’était éveillée en lui.

— Si Batoche vient en effet, dit-il, il viendra cette nuit. Nous connaissons sa ponctualité et sa promptitude à rendre service. Le temps est mauvais et les routes doivent être dans un état affreux ; mais tout cela ne sera pas un obstacle capable de l’empêcher d’arriver au manoir. Nous avons appris, néanmoins, que l’on a fait un grand nombre de prisonniers. Il se peut que Batoche soit du nombre. En ce cas, nous devrons nous résigner à ne pas le voir ce soir.

Relevant sa tête qui était appuyée sur l’épaule de Zulma, Blanche dit rapidement et avec une certaine animation :

— Non, Monsieur Sarpy, grand père n’est pas prisonnier. Il a toujours dit que les loups ne le prendraient jamais et je crois tout ce qu’il dit.

Monsieur Sarpy sourit et ne répondit rien, mais il crut vaguement que, peut-être, l’enfant pouvait avoir raison après tout.

III
la prophétie accomplie.

Elle avait raison. La soirée s’écoula lentement. La servante ôta le couvert et arrangea le feu. Monsieur Sarpy, au lieu de se retirer dans sa chambre, roula son fauteuil près du foyer et reprit la lecture qu’il avait interrompue avant le souper. Zulma continua de tenir Blanche sur ses genoux, et, assises devant le feu brillant, toutes deux se laissèrent aller à l’assoupissement. Pour l’enfant, c’était le vrai sommeil, accompagné de songes agréables, comme en témoignaient clairement le sourire épanoui sur ses lèvres et le jeu de sa physionomie ; pour Zulma, ce n’était pas un vrai sommeil, mais de la somnolence ou plutôt un état de torpeur accompagné d’obscures méditations. Ses yeux étaient clos, sa tête était renversée sur le dossier de la chaise à bascule, ses jambes étaient un peu étendues, tandis qu’un air de résignation forcée ou de préparation à des nouvelles plus terribles encore était imprimé sur ses nobles traits. Les flammes bleues et jaunes du foyer jetaient de fugitifs reflets sur sa figure ; le mugissement du vent autour du pignon résonnait à son oreille, tandis que la lente fuite des heures, à laquelle elle était apparemment insensible, bien qu’elle la perçût distinctement par les coups de balancier de la vieille horloge, plongeait son âme de plus en plus dans les vagues espaces de l’oubli. Graduellement, Monsieur Sarpy, cédant à l’influence de la chaleur et de la solitude, laissa tomber son livre sur ses genoux et ferma les yeux pour faire un petit somme. N’eût été le mugissement de la tempête au dehors et de temps en temps un coup de vent dans la cheminée, tout, dans cette salle, eût été silencieux comme la tombe.

La respiration des trois êtres qui dormaient là était à peine perceptible à l’ouïe, preuve que, du moins, aucun d’eux ne souffrait au physique. Tout y respirait la paix et la sécurité. Si le reste du pays, de ce côté, retentissait des clameurs ou des rumeurs de la guerre, le manoir Sarpy demeurait dans la béatitude d’une profonde ignorance de tant de maux.

Soudain Zulma remua sur son siège et tourna la tête de côté et d’autre sur le dossier de la chaise, comme si une vision flottait entre elle et la lueur du foyer. Elle ouvrit lentement les yeux, les referma en comprimant les paupières afin d’augmenter la force de son regard et les ouvrit une seconde fois. Dix heures sonnèrent ; elle s’était reposée durant deux heures. Il était temps qu’elle se levât et se retirât dans sa chambre. Elle se mit sur son séant et, dans ce mouvement, elle regarda de nouveau devant elle. Elle ne pouvait être le jouet d’une illusion : entre elle et le foyer, il y avait réellement une ombre. Par un rapide effort de sa forte volonté, elle recouvra sa pleine connaissance et reconnut Batoche. Un autre coup d’œil d’une rapidité presque douloureuse lui révéla la placidité du front du vieillard, la douceur de son regard et les traces d’un sourire restées au coin de ses lèvres. Ce spectacle la rassura tout aussitôt. Elle sentit que tout n’allait pas aussi mal qu’elle l’avait craint et qu’elle se l’était imaginé.

— Batoche, dit-elle en lui présentant la main, vous m’avez surprise, mais cette surprise est délicieuse. Vous ne pouvez vous imaginer combien je suis heureuse de vous voir. Asseyez-vous.

Alors la petite Blanche s’éveilla et s’élança des genoux de Zulma dans les bras de son grand’père. Un instant après, Zulma avait éveillé Monsieur Sarpy et, après quelques mots de bienvenue, Batoche était installé sur une chaise devant le feu, avec Blanche sur ses genoux et on lui demandait de raconter son histoire dans les plus menus détails. Zulma n’avait pas osé lui adresser la seule question prédominante dans son esprit, reposant en partie sa confiance, comme nous l’avons vu, dans l’attitude du vieillard ; mais lui, avec sa perspicacité habituelle, y répondit avant d’entrer dans le cours de son récit.

— Tout va mal et pourtant tout va bien, dit-il avec un geste rapide.

Zulma le regarda d’un air suppliant.

— Nous avons été battus, continua Batoche. Les loups ont triomphé. Beaucoup de nos plus braves officiers ont été tués, mais le capitaine Singleton n’a été que blessé.

— Encore blessé ! s’écria Zulma.

— Mais pas très sérieusement. Il est tombé, mais je l’ai relevé de dessus la neige et il a pu se tenir debout et marcher.

— S’est-il échappé ?

— Il ne l’a pas pu, j’ai essayé de lui persuader de me suivre. Il m’a ordonné de prendre la fuite, mais en déclarant qu’il devait rester avec ses soldats.

— Eh bien ?

— Il a été fait prisonnier, mais soyez tranquille, il est entre bonnes mains.

— Entre bonnes mains ?

— Oui, j’ai vu Roderick Hardinge en face de lui et je suis sûr qu’il l’a reconnu.

— Le ciel en soit loué !

— Il est maintenant dans les murs de Québec, mais il sera bien soigné.

Batoche reprit alors son récit du commencement et il en relata toutes les circonstances, d’après ce dont il avait été lui-même témoin et ce qu’il avait appris ensuite aux quartiers généraux.

La narration fut graphique, lucide et telle qu’on pouvait l’attendre d’un soldat si intelligent. Minuit sonna avant qu’il n’eût terminé son histoire et ses auditeurs l’écoutèrent avec la plus grande attention.

— Et maintenant, en ce qui vous regarde, dit M. Sarpy, comment avez-vous pu vous échapper ?

Batoche et la petite Blanche sourirent et l’enfant se blottit plus étroitement encore dans les bras de son aïeul.

— Ne vous ai-je pas toujours dit que les loups ne pouvaient pas me prendre ? Du moins, ils ne me prendront jamais vivant. Quoique, mes hommes et moi, nous nous soyons engagés comme éclaireurs seulement, quand l’attaque finale sur la ville fut décidée, je résolus d’être présent. Je désirais prendre part à cette grande revanche, si nous étions vainqueurs, et si le sort nous était contraire, je voulais partager les dangers de ceux qui combattaient pour notre liberté. D’ailleurs je ne pouvais abandonner Cary Singleton, mon cher ami, et l’ami de la bonne demoiselle qui a si grand soin de ma petite fille.

Zulma remercia par un gracieux salut et aussi par des larmes de reconnaissance.

— D’abord tout parut nous être favorable, mais après que le colonel Arnold eût été blessé, le désordre se mit dans nos rangs et je vis aussitôt que la partie était perdue pour nous. Ce qui ajouta à notre désastre, ce fut de nous trouver en face de nos compatriotes ; nos propres compatriotes, Monsieur Sarpy. C’était Dumas, qui était à leur tête ; c’était Dambourgès, qui accomplit des prodiges de valeur ; c’était un géant, nommé Charland, qui s’élança sur la barrière et retira nos échelles de son côté. La vue de ces choses m’exaspérait et me paralysait. Si nous n’avions eu affaire qu’aux Anglais, nous aurions réussi, mais les Français se mirent de la partie, et ce fut trop. Quand enfin nous fûmes complètement entourés et que nos hommes tombèrent de tous côtés, le capitaine Singleton, comme je l’ai dit, m’ordonna de m’échapper. « Vous ne pouvez faire aucun bien maintenant, dit-il, nous sommes perdus. Fuyez et apprenez à nos amis ce qui est arrivé. Dites à M. Sarpy et à Mademoiselle Zulma que je ne les ai pas oubliés dans ce malheur, le plus terrible de ceux qui ont fondu sur moi. » J’ai obéi à ces ordres. La fuite était presque aussi désespérée que la marche en avant. Accompagné de mes hommes et de quelques sauvages, nous nous jetâmes dans un étroit sentier longeant la rivière, jusqu’à ce que nous eussions atteint la rivière St-Charles couverte de glaces. Nous traversâmes cette rivière avec la plus grande difficulté. Nous eûmes à courir sur l’espace de deux milles sur des glaçons refoulés par la marée et nous rencontrâmes beaucoup de mares que nous cachaient l’obscurité et la neige tombante. Après des dangers et des misères sans nombre, nous réussîmes à atteindre la rive opposée d’où nous pûmes entendre les derniers bruits de la bataille. Nous nous arrêtâmes pour écouter jusqu’à ce que tout fût retombé dans le silence et nous sûmes ainsi que le sort de nos infortunés compagnons était scellé. Alors nous nous dirigeâmes vers les quartiers généraux de Ste-Foye où nous fûmes les premiers à communiquer la terrible nouvelle au colonel Arnold. Là, nous apprîmes aussi les détails complets de la défaite de Montgomery. Après avoir pris un repos dont nous avions le plus grand besoin, je renvoyai mes hommes dans leurs foyers pour s’y reposer quelques jours et je dirigeai mes pas vers ce manoir. Me voici et je vous ai fait mon récit. N’avais-je pas raison de dire que tout va mal et que pourtant, tout va bien ?

IV
jours d’attente.

Maintenant que Zulma savait tout, son anxiété n’était guère moindre que lorsqu’elle était en proie à ses pénibles appréhensions. C’était pour elle, sans doute, un grand soulagement de savoir que la blessure de Cary n’était pas dangereuse et que, son sort étant d’être prisonnier, il aurait les bons soins de Roderick Hardinge. Elle n’avait pas le moindre doute sur les bonnes dispositions de ce dernier à l’égard de son ami. Elle éprouvait même une certaine satisfaction à la pensée que Roderick traiterait bien Cary, précisément par égard pour elle-même. En réfléchissant sur ce sujet, elle se surprit plus d’une fois à exprimer mentalement une profonde admiration à l’égard de l’officier anglais. Elle se représentait avec une grande intensité de sentiment, la beauté de sa personne, la virilité de son attitude, la chaleur cordiale, ainsi que le ton aisé et élevé de sa conversation. Parfois elle se disait que le sort de Cary n’était pas si pénible après tout, à l’abri qu’il était désormais de tous nouveaux dangers ; exempt des rigueurs de l’hiver qu’il avait eu à supporter dans les camps et en compagnie d’un homme aussi sympathique que Roderick Hardinge. Un triste sourire glissa sur ses traits à la pensée qu’elle serait bien prête à souffrir un peu de captivité pour jouir d’une telle société. Mais tous ces sentiments s’arrêtaient à la surface. Au plus profond de son cœur, elle éprouvait un grand chagrin de l’échec complet des Américains, de leurs espérances déçues, de leur attente trompée et de la terrible catastrophe qui avait été fatale à un si grand nombre de leurs principaux officiers. Elle s’apitoyait surtout sur les infortunes qui accablaient Cary Singleton. Deux fois blessé et maintenant prisonnier : assurément, c’était là une rude expérience pour un jeune homme de vingt et un ans. Et puis, elle était privée de sa compagnie, de même qu’il était privé de la sienne. Elle se demandait, (et, en dépit d’elle-même, cette pensée était pour elle une nouvelle peine), s’il ressentirait l’isolement autant qu’elle. Elle ne savait pas combien de temps la captivité durerait ; Batoche n’avait pu l’éclairer sur ce point. Si les débris de l’armée continentale retraitaient, les infortunés seraient sans doute laissés en arrière à languir dans leur prison. Si le siège devait continuer durant le reste de l’hiver, on les détiendrait pour les empêcher de grossir les rangs des envahisseurs. Dans tous les cas, l’avenir apparaissait très sombre.

Zulma demeura pendant toute une semaine dans cet état de doute et d’accablement. Dans cet intervalle, son père et elle-même reçurent des nouvelles plus détaillées des grandes batailles, de sorte que maintenant ils en connaissaient toutes les péripéties, mais ils n’apprirent absolument rien concernant ceux qui étaient à l’intérieur des murs.

Batoche, qui vint les visiter une couple de fois durant ce laps de temps, leur dit qu’il avait essayé, chaque nuit, d’entrer dans la ville, mais qu’il avait trouvé toutes les issues si étroitement gardées, que force lui avait été d’abandonner chacune de ses tentatives. Il ajouta, néanmoins, qu’il était sûr que cette vigilance extraordinaire ne durerait pas bien longtemps. Dès que la garnison serait convaincue que l’armée assiégeante n’avait aucune intention de renouveler l’attaque, du moins immédiatement, elle modérerait cette excessive surveillance qui devait peser lourdement sur des troupes si peu nombreuses. Cette assurance n’apportait à Zulma qu’une mince consolation. Elle annonçait un nouveau délai, et les délais, avec toutes leurs incertitudes étaient précisément ce qu’elle ne pouvait plus supporter. Une autre source d’anxiété pour son père et pour elle était l’absence complète des nouvelles d’Eugène, depuis le grand événement. Auparavant, ils en recevaient souvent, soit directement, soit grâce aux visites de Batoche à la famille Belmont.

Enfin, au bout d’une quinzaine de jours, Batoche arriva au manoir Sarpy porteur de nouvelles plus précises. Il n’avait pas réussi, lui-même, à pénétrer dans l’intérieur de la ville, mais il avait rencontré par hasard, dans les bois, près de sa hutte, à Montmorency, un de ses compatriotes brisé par la fatigue et les privations, qui avait déserté de la milice. Il avait appris de lui que les prisonniers étaient renfermés dans une partie des bâtiments du séminaire où ils occupaient des quartiers confortables et précisément, l’une des causes de sa désertion était que ses compagnons et lui étaient privés de leurs meilleures rations, au profit de ces détenus. Il apprit aussi qu’à l’attaque du Sault-au-Matelot, les élèves du séminaire avaient pris part au combat et s’étaient conduits assez bien, mais qu’aucun d’eux n’avait été blessé. Ceci fut un grand soulagement pour Monsieur Sarpy et pour Zulma, et leurs pénibles appréhensions au sujet d’Eugène s’évanouirent. Une autre nouvelle apportée par ce déserteur fut que, après avoir tiré le fatal coup de canon à Près-de-Ville, la petite garnison de la redoute avait été prise de panique et avait pris la fuite avec la plus grande précipitation. Ce ne fut que lorsqu’ils s’étaient aperçus qu’ils n’étaient pas poursuivis, que les fuyards avaient osé revenir.

— Ah ! s’écria Batoche, si l’officier qui prit le commandement après le brave Montgomery avait seulement pressé l’attaque, la redoute aurait été enlevée, Arnold aurait reçu des renforts, l’assaut combiné aurait eu un succès complet et Québec serait à nous !

— Quel est le nom de cet officier ? demanda Zulma.

— Je ne le connais pas, mais je crois qu’il s’appelle Campbell.

— Lâche ou traître ! s’écria la jeune fille en bondissant de son siège, le mépris peint sur ses traits contractés.

Quelle qu’en soit la cause, la conduite de Campbell fut inexplicable. Il paraît hors de doute qu’il aurait pu continuer l’assaut avec succès après la mort de Montgomery et il est plus que probable que son triomphe aurait assuré celui d’Arnold. Mais il est inutile de discuter ce point. Un grand capitaine a dit que la guerre est faite, en grande partie, d’accidents favorables ou défavorables.

V
l’invalide.

Batoche avait déployé sa prescience habituelle en prédisant que la garnison de Québec se relâcherait bientôt de sa vigilance. Arnold, avec les faibles restes de ses forces vaincues, renonça à investir complètement la ville, et se contenta d’en continuer activement le siège. Il incendia les maisons du faubourg qui gênaient son plan d’opérations. De son côté, Carleton fit une ou deux sorties pour brûler le reste des maisons de St-Roch, dans le double dessein de nettoyer l’espace devant ses canons et de fournir la ville de bois à brûler, dont l’approvisionnement s’épuisait rapidement. À la tête de ses deux mille hommes, il aurait pu facilement fondre sur les cinq ou six cents Américains et les mettre en déroute ou les faire prisonniers, faisant ainsi cesser le siège ; mais pour quelque raison que l’on n’a jamais expliquée d’une manière suffisante, il préféra imiter Fabius et compter, pour la délivrance finale, sur le retour du printemps et l’arrivée de renforts du côté de la mer. Il maintenait une bonne discipline parmi ses troupes ; mais il était naturel que, vu la fastidieuse lenteur du siège et la longue inaction qui avait suivi l’attaque du 31 décembre, ses hommes fussent plus ou moins démoralisés.

La désertion citée au chapitre précédent fut suivie de beaucoup d’autres, spécialement de soldats américains qu’il avait imprudemment incorporés dans un de ses régiments, au lieu de les garder rigoureusement comme prisonniers.

Ces hommes saisissaient toutes les occasions de s’échapper ; c’est par eux qu’Arnold fut informé de tout ce qui se passait dans la ville. Parmi ces sources d’informations, il y avait de longues lettres écrites par ses officiers prisonniers. Dans l’une de ces missives, on lui annonçait que la blessure du capitaine Singleton ayant déterminé une sérieuse inflammation de poumons, il lui avait été permis de se faire transporter dans une famille. Aussitôt que Batoche apprit cette importante nouvelle, il se rendit en toute hâte au manoir Sarpy pour la communiquer à Zulma.

— Quels peuvent bien être les bons amis qui l’ont recueilli ? dit la jeune fille après avoir déploré le nouveau danger qui menaçait son ami.

— Ne pouvez-vous deviner ? demanda Batoche, dont le sourire plein d’intelligence alla droit au cœur de Zulma.

— J’espère que vous devinez juste.

— Vous pouvez en être sûre ; mais pour dissiper tout doute, je suis décidé à me trouver un accès dans Québec ce soir. J’ai un plan qui réussira. Le déserteur que j’ai rencontré l’autre jour m’a donné son uniforme en échange d’autres vêtements qui lui permettront de circuler dans le pays en sécurité. Je me déguiserai au moyen de cet uniforme. Les loups me prendront pour l’un d’eux. Je porterai le mousquet, le sac et tout le fourniment. Si vous avez quelque message ou des lettres pour vos amis, préparez-les sans retard. Je les porterai sur moi de manière qu’ils ne seront pas découverts et je les remettrai intacts. Je me suis mis dans la tête d’entrer dans la ville cette nuit et je le ferai. Le capitaine Singleton est malade et je dois le voir en personne.

Tandis que Batoche prononçait ces paroles, ses traits étaient empreints d’une calme résolution contre laquelle tout obstacle devait échouer. On eût pu y voir aussi une expression de tristesse, indice de son inquiétude à l’endroit de la vie de Cary Singleton.

Le vieillard tint parole. De retour au camp, il revêtit la défroque du déserteur et, à l’heure propice de la nuit, il partit en reconnaissance autour des murs. Il marcha longtemps et avec précaution. Plusieurs fois, il fut aperçu ou crut avoir été aperçu par les sentinelles sur les remparts. L’un des factionnaires fit même feu sur lui ; mais enfin, à force de courage, d’adresse et de persévérance, il réussit à escalader un parapet et retomba tranquillement dans une rue obscure juste au moment où la sentinelle, revenant de l’autre extrémité de son parcours, restait au-dessus de lui, le fusil à la main. Il se blottit dans un coin pour s’assurer qu’il n’avait été ni aperçu ni entendu. Il bouillait d’impatience d’entendre le factionnaire s’éloigner, mais celui-ci demeura longtemps immobile et distrait, le regard fixé dans le vide.

Enfin, il s’éloigna et Batoche s’échappa furtivement. Il se dirigea tout droit vers la demeure de M. Belmont, où, dans le court espace de temps dont il pouvait disposer, il espérait obtenir plus facilement tous les renseignements dont il avait besoin.

«  J’ai promis à M. Belmont, se murmura-t-il à lui-même, que je ne m’approcherais plus de sa maison ; mais c’est qu’alors j’étais un rebelle. Maintenant, je suis un loyaliste, un serviteur dévoué du roi George et je porte sa glorieuse livrée. Il ne peut donc plus y avoir d’empêchement à ma visite. » Et le vieux soldat pouffait de rire en s’approchant du lieu de sa destination.

Il n’était pas plus de onze heures, et pourtant la maison était obscure et silencieuse. Aucune lumière n’éclairait la façade, et la neige qui couvrait le perron et le trottoir ne portait aucune trace de pas. Batoche hésita un moment, craignant que quelque malheur ne fût venu fondre sur ses amis durant les quatre ou cinq semaines qui s’étaient écoulées depuis leur dernière entrevue. Mais en se dirigeant avec précaution en arrière, il vit une brillante lumière dans la cuisine et une plus faible dans une chambre de l’étage supérieur.

« Tout va bien, » pensa-t-il, en gravissant les degrés et en frappant à la porte de la cuisine. Au bruit qu’il avait fait, il entendit le pas léger d’une femme qui s’enfuyait. Il essaya alors le loquet, mais la serrure était fermée à double tour.

«  J’ai effrayé la servante et la maison est barricadée ; mais j’espère que la domestique aura eu le bon sens d’annoncer qu’il y a quelqu’un à la porte. »

À l’instant même, le pas d’un homme chaussé de pantoufles se fit entendre et Batoche reconnut la démarche de M. Belmont.

— Qui est là ?

— Un ami.

— Votre nom ?

Batoche n’osa pas donner son nom, même à voix basse, de peur que le vent du soupçon ne le portât jusqu’aux quartiers généraux.

— Que voulez-vous à cette heure ?

— Ne craignez rien. Ouvrez la porte et je vous le dirai.

— Je n’ouvrirai pas.

M. Belmont n’était pas peureux, mais évidemment ces précautions étaient devenues nécessaires, dans l’état de désordre actuel de la ville.

Batoche était dans une situation pénible, mais sa sagacité innée vint bientôt à son aide. Approchant la bouche du trou de la clé, il poussa le sourd hurlement du loup. En l’entendant, M. Belmont ouvrit les yeux tout grands, et un triste sourire éclaira sa physionomie ; mais il ne tarda pas un instant à tourner la clef, et à entr’ouvrir la porte. L’étranger se glissa à l’intérieur.

— Batoche ! — M. Belmont !

Quelques mots chuchotés expliquèrent tout : le déguisement, le motif de sa visite et tout le reste. M. Belmont recouvra sa tranquillité et conduisit son ami dans une salle de devant.

— Je n’ai pas de temps à perdre. Il faut que je le voie, dit Batoche.

— Il est très mal et, en ce moment, il dort.

— Qui est avec lui ?

— Pauline. Elle ne le quitte jamais.

— Attendez un moment. Roderick Hardinge peut arriver d’un moment à l’autre ; il vient tous les soirs vers cette heure-ci. Il ne faut pas qu’il vous rencontre.

— Ne craignez rien. Il me sera facile de me dérober à sa vue.

Les deux amis montèrent alors à la chambre du malade, qui n’était autre que la chambre même de Pauline. Sur le petit lit était couché le beau soldat américain, étendu sous les couvertures d’un blanc de neige. Ses traits étaient tirés et amincis, ses yeux renfoncés et la fièvre imprimait ses traits de feu vers les pommettes de ses joues et sur son vaste front. La masse de ses cheveux bouclés tombait humide sur l’oreiller. À la faible lueur d’une lampe munie de son abat-jour et placée sur la table voisine, Cary rigide et muet avait l’apparence d’un cadavre.

Quelle différence avec le vigoureux soldat que Batoche avait vu combattre vaillamment à son côté, dans le terrible défilé du Sault-au-Matelot.

Pauline, assise sur une chaise basse à la tête du lit, était la peinture la plus parfaite de la beauté triste et souffrante. Le cercle bistré qui entourait ses yeux révélait ses longues veilles et sa taille légèrement courbée indiquait la fatigue contre laquelle luttaient son courage et son dévouement. Quand l’étranger entra dans la chambre avec son père, elle ne quitta pas son siège et ne fit aucun signe. Elle pensait que c’était probablement un soldat que Roderick, empêché de venir en personne, avait envoyé prendre des nouvelles du malade ; mais quand le militaire s’approcha davantage et que M. Belmont, qui le précédait, lui souffla quelques mots à l’oreille, elle se leva en comprimant de ses deux mains les battements de son cœur.

— Batoche ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée ; vous êtes un ange de la Providence.

— J’ai appris qu’il était malade et je suis venu le voir.

— Oui, vous avez appris qu’il était malade, et vous êtes venu, au péril de votre vie. Vous êtes un noble cœur et un généreux ami. Oh ! comme il sera heureux de vous voir ! Il dort ; nous ne pouvons pas l’éveiller, mais quand il s’éveillera, votre présence lui donnera de la force et du courage. Et Zulma…

À ce moment, on frappa légèrement à la porte principale, et la jeune fille, s’interrompant, sortit de la chambre et descendit.

— C’est Hardinge, dit M. Belmont. Entrez dans la chambre voisine, Batoche. Il ne sera pas ici longtemps. Peut-être, le malade reposant en ce moment, ne montera-t-il même pas.

Quelques moments s’écoulèrent avant que l’officier ne montât, engagé qu’il était dans un tête-à-tête avec Pauline, et quand il entra dans la chambre, ce ne fut que pour regarder pendant quelques secondes le malade endormi. Il se borna à dire à M. Belmont qu’il venait de voir le docteur. L’homme de l’art déclarait que la crise était à son apogée, mais que les chances étaient grandement en faveur du patient. Un incident quelconque, aussi léger qu’il fût, qui pourrait l’égayer un peu, sans trop l’émouvoir toutefois, produirait probablement un mieux sensible.

M. Belmont sourit faiblement en entendant ces paroles. Il pensait à la visite de Batoche.

— Ce sera précisément l’incident désiré, murmura-t-il en a parte.

VI

Quand Roderick sortit, Pauline l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée, mais elle ne fut pas longtemps absente, désireuse qu’elle était d’assister à l’entrevue de Cary et de Batoche. Le vieillard, debout près de la couche de son jeune ami, observait très attentivement les symptômes qui se présentaient à son œil exercé. Lui qui avait été si souvent exposé aux sévérités de l’hiver canadien et aux rigueurs de la vie du chasseur, connaissait parfaitement la maladie qui, plusieurs fois, avait menacé sa propre existence.

— Ses deux poumons sont très gravement attaqués et il est d’une très grande faiblesse, dit-il à M. Belmont et à Pauline ; mais son teint clair indique chez lui une robuste constitution, et le repos de ses membres prouve qu’il est doué d’une force remarquable. Il a reçu une balle sous l’épaule droite et le lobe supérieur du poumon a probablement été effleuré. Il s’est raidi contre ce choc, dépensant ainsi une grande partie de la force vitale qu’un repos absolu, dès le commencement, lui eût épargnée. Sa position est grave, mais je crois avec le docteur qu’il s’en tirera. D’ailleurs, ajouta Batoche, de cette étrange voix d’oracle désormais familière à ceux qui l’écoutaient, Cary Singleton ne peut pas, ne doit pas mourir. Non seulement sa jeune existence est précieuse, mais d’autres existences bien chères dépendent de la sienne. Que deviendrait Zulma Sarpy, sans lui, elle qui se tourmente à la seule pensée de sa maladie ? Et vous, Pauline, je suis sûr que vous ne désirez pas qu’il meure ?

Deux grosses larmes brillèrent dans les yeux de la pauvre jeune fille : ce fut toute sa réponse.

À ce moment, la tête du malade remua légèrement sur l’oreiller, le corps se contracta un peu et Cary ouvrit les yeux. Il n’y avait aucun égarement dans son regard. Il s’éveilla sachant où il se trouvait : non dans une maison étrangère, mais parmi ceux qu’il aimait et qui le soignaient avec la plus grande affection. Pauline fut la première à s’approcher de lui. Elle lui fit une question et il lui répondit dans la même langue, aussi naturellement que si le français avait été sa langue maternelle. Batoche fut enchanté de ce qu’il voyait et qu’il regardait comme un symptôme satisfaisant. Cary accepta une potion des mains de sa belle infirmière, puis se reposa sur son oreiller, l’air tout réconforté. À ce moment propice, ses yeux rencontrèrent ceux de Batoche, qui se tenait un peu en arrière, vers le pied du lit. Un calme sourire se joua sur ses lèvres, son regard s’illumina d’un éclair d’intelligence et retirant sa longue main émaciée de dessous le drap, il la tendit à son vieil ami.

— Batoche ! murmura-t-il.

Celui-ci prit la main de l’officier avec respect et la pressa sur ses lèvres.

— Vous me reconnaissez, capitaine ?

— Parfaitement.

— Je désirais bien ardemment vous revoir.

— Et moi de même.

— Mais il m’a été impossible de venir plus tôt.

— Je le sais, et il vous a fallu faire usage de cet uniforme.

En disant cela, il montrait le déguisement de Batoche en riant tout bas. Il ajouta aussitôt :

— Et mes amis, comment vont-ils ? Mademoiselle Zulma et Monsieur Sarpy ?

— Ils s’affligent de votre infortune et prient pour votre guérison. Le plus grand regret de Mademoiselle est de ne pouvoir être à côté de vous.

Une expression de bonheur se répandit sur les traits du patient, et il dit :

— Sait-elle entre quelles bonnes mains je suis ?

— Elle le sait et c’est sa seule consolation.

Ce fut le tour de Pauline de trahir son émotion, en détournant la tête et en essuyant ses larmes.

— Voici continua Batoche, quelques lignes de sa plume, écrites il y a quelques heures seulement.

Cary empressé, étendit la main pour saisir le papier, en se soulevant de son mieux sur l’oreiller. Il allait demander qu’on voulût bien lui lire la missive, lorsque Batoche intervint avec cette autorité calme qui lui était familière.

— Pas ce soir, capitaine. Gardez-la pour votre première joie, en vous éveillant, demain matin.

Le malade se soumit en souriant et la remit à Pauline, en disant :

— Nous la lirons ensemble, au déjeuner.

Après une pause durant laquelle Cary parut rassembler ses pensées ; avec calme, toutefois, et sans efforts, il dit à Batoche :

— Vous retournez cette nuit ?

— Oui, sans tarder ; il se fait tard.

— Vous verrez mademoiselle Sarpy et son père ; vous les remercierez de leur sollicitude à mon égard. Dites-leur que ma pensée est avec eux. Si je vis et que j’obtiens ma liberté, ma première visite sera pour eux. Si je meurs…

— Mourir, capitaine, mourir ! s’écria Batoche d’une voix retentissante qui étonna Pauline et son père. Un soldat ne meurt pas ainsi. Tout n’est pas perdu : Nous combattrons encore côte à côte. Un jeune homme ne meurt pas ainsi. La mort, c’est bon pour des vieillards comme moi. Vous avez devant vous un glorieux avenir. Mourir ?… Non, vous ne mourrez pas, capitaine Singleton. Vous devez vivre pour l’amour de vos parents et de vos proches qui vous attendent là-bas, dans le vieux village aux pays du sud et vous ne briserez pas le cœur de ces deux jeunes Canadiennes dont le bonheur dépend du vôtre.

Batoche lança cette dernière phrase surtout dans une sorte d’enthousiasme téméraire. Mais il savait bien ce qu’il disait.

Pauline fut stupéfiée de l’audace de cette parole. M. Belmont écoutait dans le silence de l’étonnement. Quant à Cary, il regardait les yeux grands ouverts, comme s’il écoutait un commandement jeté par une sonnerie de clairon, sur l’ordre d’une puissance invisible qui pouvait tout pour le sauver.

Les couleurs de la santé reparurent tout-à-coup sur ses joues ; son front s’éclaira d’un rayon d’intelligence tout différent de la torpeur mortelle qui l’accablait naguère et en s’étendant plus à son aise sur sa couche, il parut doué d’une vigueur que la confiance seule pouvait faire naître. Il était évident aussi qu’en ce moment, il était parfaitement heureux.

— C’est bien, murmura M. Belmont en mettant la main sur l’épaule de sa fille. Voilà cette salutaire réaction dont parlait le docteur.

Batoche paraissait tout-à-fait satisfait de ce qu’il avait fait et après un moment, il dit adieu à son ami.

En bas, dans le corridor, seul avec M. Belmont, il remit ses autres messages : une lettre de Zulma à Pauline et une autre de Monsieur Sarpy à son fils Eugène. M. Belmont devait faire parvenir cette dernière de la manière qui lui paraîtrait la meilleure pour ne pas se compromettre. Batoche fit aussi remarquer avec plaisir que Cary n’avait pas soufflé mot d’affaires militaires. Il regardait cela comme une preuve que l’esprit du jeune homme était complètement à l’aise.

VII
le sort de donald.

Avant de prendre congé de Batoche, M. Belmont l’avertit solennellement de tous les dangers qu’il courait, lui rappelant qu’il est souvent plus difficile de sortir d’une expédition comme celle qu’il avait entreprise cette nuit que de passer heureusement à travers les difficultés du début. Batoche n’était pas du tout indifférent aux dangers qu’il bravait ; aussi, après avoir remercié son hôte, promit-il d’exercer la plus grande prudence. M. Belmont attira particulièrement son attention sur une patrouille commandée par le vieux serviteur de Roderick, Donald, homme déterminé, animé des sentiments les plus implacables contre tous ceux qu’il soupçonnait de déloyauté envers le roi.

— Je sais qu’il a contre vous une rancune toute particulière, à cause de vos incursions nocturnes, et s’il vous surprend, il vous traitera sans pitié.

La nuit était sombre comme la mort, sans une seule étoile au firmament, sans la plus petite lampe dans les rues. En quittant la maison, Batoche se dirigea hardiment dans un étroit sentier qui conduisait aux remparts, du côté de la rivière St-Charles, puis ralentit le pas, se glissant le long des murailles des maisons. Ce sentier débouchait sur un petit jardin que le vieux chasseur se vit obligé de longer sur toute la longueur. Il n’entendit rien, ne vit rien ; seulement, il lui sembla que les arbres dépouillés de leurs feuilles le regardaient et semblaient l’avertir de l’approche d’un danger. Batoche disait souvent qu’il comprenait le langage des arbres et, ce soir-là, leur aspect troublait certainement plus que d’habitude son âme ordinairement imperturbable ; cela lui fit presser le pas. Quand il eût atteint environ le tiers de la longueur du jardin, il sentit distinctement qu’il était suivi. Il se retourna et vit une figure sombre à une certaine distance derrière lui. Il comprit instinctivement le danger qu’il courait. Il s’arrêta ; celui qui l’épiait s’arrêta. Il avança ; l’autre avança. Il traversa la rue obliquement ; l’autre la traversa de même. Il revint ; l’autre revint. Il aurait pu s’élancer sur celui qui le poursuivait, mais cela aurait probablement occasionné des cris et d’autres bruits, ce qu’il fallait naturellement éviter. Il eut recours à la fuite. Léger comme un cerf, il vola le long de la clôture du jardin, tourna et se cacha derrière un gros arbre qui faisait le coin de la rue. L’autre, également agile, fut bientôt près de lui.

— Donne-moi ton fusil, grogna-t-il en mauvais français.

— Non.

— Qui es-tu ?

— Ton ennemi.

L’homme avança d’un pas et regarda Batoche en face.

— Ah ! c’est toi, enfin, et déguisé dans l’uniforme de Sa Majesté. Je savais bien que je te prendrais enfin. Attrape ça !

Il leva, en disant ces mots, un énorme pistolet d’arçon qu’il dirigea vers le front du vieillard. De la main gauche, Batoche fit dévier l’arme, tandis que, de la droite, il sortit de sa ceinture un long couteau de chasse. La lutte fut courte. Le coup partit et la balle effleura le bonnet de peau de renard de Batoche ; celui-ci plongea son couteau de chasse dans le cœur de son adversaire, qui roula dans la neige sans proférer un son, et Batoche s’enfuit en entendant des pas précipités attirés par le coup de pistolet. Il ne rencontra pas d’autres obstacles ; il franchit le mur au même endroit qu’il avait choisi à son arrivée et presque en vue d’une sentinelle à demi endormie sur sa carabine.

— Celui-là ne m’ennuiera jamais plus, ni moi, ni M. Belmont, pensa Batoche. Et ce qu’il y a de plus beau, on ne saura pas que c’est moi qui ai fait le coup. J’en suis seulement fâché pour monsieur Hardinge, qui devra se procurer un autre serviteur.

La mort de Donald créa un grand émoi dans la ville. Il était bien connu et fort estimé comme un soldat fidèle et actif ; et le mystère qui enveloppait sa mort fit naître la plus pénible anxiété. Était-elle due simplement à quelque bagarre nocturne ? Impliquait-elle la culpabilité de quelque soldat de la garnison, en révolte contre l’autorité militaire ? Ou encore, le meurtre avait-il été commis par des prisonniers américains, dans une tentative d’évasion ? On fit une enquête minutieuse, mais elle n’aboutit à rien et l’on ne put trouver le fil de la tragédie. Roderick Hardinge en fut vivement affecté. Après avoir vainement épuisé tous les moyens de découvrir le meurtrier, un soupçon de la vérité lui vint soudainement à l’esprit et souleva dans son cœur une véritable tempête d’indignation. Il était d’autant plus vexé, que, si ses suppositions se trouvaient être vraies, il se verrait placé dans une position très difficile vis-à-vis des Belmont. Une fois déjà, comme il ne se le rappelait que trop, ses devoirs militaires avaient été la cause d’un grave malentendu entre le père de Pauline et lui, et plusieurs fois depuis lors, les mêmes causes avaient bien failli produire les mêmes effets et avaient rendu très précaires leurs relations mutuelles. Tous deux avaient fait des concessions et le jeune officier était assez généreux pour admettre, en lui-même, que M. Belmont avait joué un rôle très pénible avec le plus noble courage. Mais, dans le cas actuel, la publicité donnée à la mort de Donald était une circonstance aggravante et Roderick en fut tellement accablé que, pendant deux ou trois jours, il évita de visiter la demeure de M. Belmont. Pauline et son père remarquèrent son absence sans pouvoir se rendre compte de ce qui pouvait la motiver. Sans doute, ils avaient appris la mort de Donald, mais ils n’avaient jamais pensé le moins du monde que Batoche eût été mêlé à cette malheureuse affaire. Enfin, quand son esprit fut devenu un peu plus calme, Hardinge alla chercher des nouvelles de la santé de Cary Singleton. Il fit bien sentir que c’était là le principal objet de sa visite. En dépit de ses efforts, ses manières étaient gênées en adressant quelques mots à M. Belmont et il parut même froid et compassé avec Pauline.

En le reconduisant à la porte, la jeune fille s’aventura à lui demander s’il était souffrant.

— Je souffre moralement, Pauline, répondit l’officier. J’ai fait de mon mieux pour rendre service à mes amis et leur être agréable, (et il la regarda d’un air sévère en lui disant ces paroles), mais cet horrible meurtre de mon vieux serviteur a renversé presque toutes mes prévisions. J’ignore encore ce qui pourra en résulter.

Pauline ne comprit rien à ce discours, mais quand elle le répéta à son père, il devint très ému et très courroucé.

— C’est ce qu’il y a au monde de plus difficile, que de servir deux maîtres, ma chère, dit-il à sa fille. Roderick est un brave homme, mais peut-être, si vous ou moi l’eussions moins connu, notre voie aurait-elle été plus simple et n’aurions-nous pas eu à vivre dans une crainte et un tremblement perpétuels. Je crois savoir ce qu’il a dans l’esprit, ce qui expliquerait la froideur de ses manières envers nous deux, ce soir. Tout en gardant strictement les promesses que j’ai faites à Monseigneur, je ne permettrai pas que l’on fasse de moi le jouet de la mauvaise humeur de qui que ce soit, et si Roderick tient envers moi la même conduite demain soir, je l’attaquerai là-dessus.

M. Belmont avait l’air très décidé, en prononçant ces paroles. Pauline, tout en continuant de n’y rien comprendre, se retira dans la chambre du malade, le cœur chargé d’une grande appréhension

VIII
le cœur triste.

Ceci n’était pas non plus son unique chagrin. Le matin qui suivit la visite de Batoche, la première pensée de Cary, à son réveil, fut pour la lettre de Zulma. Il demanda à Pauline de la lui lire, ce qu’elle fit aussitôt. La lettre était courte et simple. Elle exprimait l’étonnement et le chagrin causés à la jeune fille par le terrible malheur arrivé à Cary et à ses compagnons et contenait toutes les consolations que l’on pouvait attendre de son cœur ardent et de sa généreuse nature. La seule phrase remarquable était la dernière, qui se lisait comme suit : « Savez-vous que toutes ces adversités me rendent égoïste ? Il me semble que je suis traitée cruellement. Je sais que vous êtes entre bonnes mains, mais c’est ma place d’être à côté de vous, et je suis jalouse de Pauline, qui a le bonheur d’être votre garde-malade. Dites bien ceci à Pauline. Dites-lui que je suis terriblement jalouse et que, si elle ne vous ramène pas à la santé dans quelques jours, je conduirai moi-même une colonne d’assaut, qui réussira à assouvir sa vengeance. Pardonnez-moi cette plaisanterie.

Présentez mes amitiés à Pauline. Je lui écris plus au long sur ce sujet. »

Ces phrases étaient assez innocentes, assez ordinaires et elles firent sourire Cary. Il n’en fut pas de même de Pauline. Elle les lut avec un visage sérieux et d’une voix hésitante, et quand elle eut fini, son regard tomba sur celui du malade avec une expression d’anxiété.

— Une bien bonne lettre, telle que je l’attendais de sa part. J’espère pouvoir la remercier bientôt, dit-il. Et elle vous a écrit aussi, mademoiselle ?

Ceci fut dit de manière à laisser voir clairement le désir de Cary d’entendre lire cette seconde lettre. Pauline le comprit, mais bien que la lettre fût cachée dans son corsage et qu’elle levât instinctivement la main pour la prendre, elle réprima ce mouvement et se contenta de dire qu’entre autres choses, Zulma lui recommandait de prendre le plus grand soin de son patient.

— Vraiment ! dit Cary en souriant, c’est un excès de générosité ; mais elle aurait pu s’épargner cette peine. Permettez-moi de vous le répéter, mademoiselle : ni ma propre mère, ni mes sœurs, ni même Zulma Sarpy ne pourraient me donner de meilleurs soins que ceux que je reçois de vos mains, et si je guéris, comme je le crois maintenant, j’estimerai toujours devoir la vie à Pauline Belmont.

Ce petit discours causa la plus grande émotion à la jeune fille. Il fut prononcé sur un ton calme mais pathétique, et la dernière phrase fut accompagnée d’un regard plus expressif qu’aucune parole. Des mots, du geste, du regard, rien n’avait échappé à la jeune fille, mais ce qui la frappa surtout et lui parut plus significatif que tout le reste, fut que, pour la première fois, son patient l’avait appelée par son nom, Pauline.

Plus tard, dans le cours de la journée, quand Pauline fut seule pour quelques instants, elle reprit la lettre de Zulma et la relut plus attentivement. Elle ne put se dissimuler que c’était l’œuvre d’un noble cœur, plein de généreux sentiments et animé de cette sympathie qu’une véritable amie doit témoigner en des occasions aussi pénibles que celle-ci, Zulma parlait éloquemment des dangers et des anxiétés qui devaient avoir été le partage de Pauline, dans cette terrible matinée de décembre, et elle lui renouvelait son invitation d’abandonner la malheureuse ville et de se réfugier dans le paisible manoir de la Pointe-aux-Trembles. « Vous n’êtes pas faite pour de si terribles scènes, ma chérie, écrivait-elle ; je pourrais les supporter mieux que vous, car tel est mon naturel. Vous devriez être à ma place et moi à la vôtre. Je pourrais ainsi supporter la fatigue de soigner celui qui est notre plus cher ami à toutes deux. »

Telle était la phrase qui avait intrigué Pauline à la première lecture et la rendait encore perplexe à la seconde. C’est à cause de cette phrase qu’elle n’avait pas lu la lettre à Cary. Que voulait donc dire Zulma ?

« Elle se trompe beaucoup, se dit Pauline, si elle me croit incapable de supporter le fardeau dont la Providence m’a chargée. Je ne suis plus ce que j’étais. Ces deux mois de troubles incessants m’ont donné un courage dont je ne me serais jamais crue capable. Ils m’ont complètement changée. J’aurais pu rester hors de la ville, et aller à la Pointe-aux-Trembles ; mais c’est moi qui ai persuadé à mon père de revenir chez nous, et je ne le regrette pas. Je ne quitterais pas aujourd’hui cette maison, même si je le pouvais.

Malgré tout le prix que j’attache à la compagnie de Zulma, à ses avis et à son exemple, je ne consentirais pas à changer de place avec elle.

Pauline parcourut de nouveau la lettre du regard.

« Quelles singulières expressions elle emploie en parlant de mon pauvre patient ! Elle ne parle pas de lui comme de son plus cher ami, mot que je devais m’attendre à voir employer par elle, » (ici un frisson involontaire passa dans tous les membres de Pauline), «  mais elle parle de lui comme notre plus cher ami à nous deux. Que signifie ceci ? A-t-elle écrit cela spontanément, ou après délibération ? Est-ce un piège destiné à me faire commettre quelque indiscrétion ? Non. Zulma est une amie trop sincère pour cela. Hélas ! la chère créature ne sait pas, ne peut pas savoir, ne saura jamais toute la portée de ses paroles. »

Pauline elle-même ne savait pas alors toute la portée des mots écrits sans intention de communiquer la signification qu’elle y attachait. Malgré tous les changements qui s’étaient opérés dans son caractère, sa douce simplicité demeurait intacte. C’est même cette ingénuité qui l’avait portée à recevoir Cary Singleton dans la maison de son père. Quand le jeune officier était tombé malade à l’hôpital du séminaire, c’est Roderick Hardinge qui le lui avait appris, en exprimant le regret qu’il ne pût être mieux soigné. Elle avait immédiatement proposé de le faire transporter chez elle, en offrant ses services comme garde-malade. Hardinge avait accepté avec empressement, et, après beaucoup de difficultés, avait obtenu des autorités la permission nécessaire. Dans toute cette affaire, la conduite de l’officier anglais avait été virile, noble, franche, sans la moindre arrière-pensée ou la plus petite trace d’égoïsme. On doit à la simple vérité de dire que malgré sa sincère admiration pour Cary Singleton, Pauline ne se laissa guider en cette affaire que par des motifs d’humanité et par son amitié pour Zulma. Elle ne considéra pas les complications futures. Elle ne s’arrêta même jamais à se demander s’il se produirait quelque complication, sans cela, le sentiment du devoir aurait pu être un obstacle à son œuvre de charité. Ce devoir était l’amour qu’elle avait pour Roderick Hardinge, amour qui n’avait jamais été avoué en paroles, dont elle n’avait jamais pu, elle-même, mesurer l’étendue, mais qui existait néanmoins et qu’elle avait le bonheur de croire réciproque.

Mais le cœur voyage rapidement dans l’espace de neuf jours et, à la fin de ce laps de temps, il n’était pas étonnant que la visite de Batoche, les lettres de Zulma et la mauvaise humeur de Roderick eussent troublé l’âme de la pauvre jeune fille. L’homme n’est pas maître de ses affections et il y a une destinée en amour comme dans tous les autres événements de ce monde.

IX
flux et reflux.

Les inquiétudes de Zulma n’étaient pas moindres que celles de Pauline. Elles devenaient de jour en jour plus poignantes, et l’impatience la tourmentait tant, qu’elle était sur le point d’en devenir malade. Elle savait que la maladie de Cary, de sa nature, devait être longue et que la convalescence durerait nécessairement plusieurs semaines. Elle ne pouvait recevoir de ses nouvelles que de loin en loin et jamais avec l’abondance de détails que son affection lui faisait désirer. Pour se distraire un peu, elle eut recours à beaucoup d’expédients, mais l’insuccès de chacun de ces efforts ne fit que rendre son désappointement plus amer. Sa plus grande tentative fut d’obtenir d’entrer dans la ville pour aider Pauline à soigner l’invalide. Elle appréciait très bien toute la délicatesse de cette démarche ; mais après avoir obtenu le consentement cordial de son père, elle la fit avec toute l’énergie de son tempérament. Elle s’adressa, pour obtenir la permission nécessaire, à son frère Eugène qui, ayant fait son devoir comme soldat, était censé avoir droit à quelque considération de la part des autorités. Eugène n’obtint qu’un refus péremptoire. Zulma recourut alors aux bons offices de Roderick Hardinge, qui entra dans ses vues avec le plus grand empressement. « Elle ferait une charmante prisonnière, » se dit-il gaiement.

Mais Hardinge échoua et il en fut de même de Bouchette que son ami M. Belmont avait intéressé à cette affaire. Tout cela causa dans ce petit cercle d’amis une certaine agitation qui rompit heureusement la monotonie du siège pour le moment. Cary Singleton en fut fort amusé et profondément touché. Mais quand on acquit enfin la certitude que le Gouverneur, habituellement si bienveillant, était, chose étrange, inexorable dans le cas actuel, Pauline et ses amis abandonnèrent tout espoir de voir Zulma au milieu d’eux. Toutefois, celle-ci ne se découragea pas si facilement. Ces rebuffades ne firent qu’enflammer son désir et bien que le temps passât rapidement, elle n’abandonna pas son projet. Très sérieusement, elle demanda à Batoche s’il ne pourrait pas la faire passer en contrebande à l’intérieur de la ville. La proposition sourit d’abord au vieillard et lui fit briller les yeux ; mais, après y avoir pensé, il la repoussa en riant.

« Le difficile ce serait pas tant de vous faire pénétrer dans la ville, que de savoir que faire de vous, une fois entrée, dit-il de son air malin. Les femmes sont des objets difficiles à manier, dans un camp de soldats. Aucun déguisement ne peut les cacher aux regards indiscrets. »

En dernier ressort, Zulma résolut d’en appeler directement à Mgr Briand, auquel Carleton ne pourrait certainement rien refuser. Il y avait, à cette mesure, de nombreuses et patentes objections, mais la jeune fille au caractère impétueux les surmonta toutes, et, après avoir écrit une lettre splendide de forme autant que de diplomatie, elle avait pris des mesures pour la faire remettre au prélat en toute sécurité. Un événement imprévu lui épargna les conséquences de cette aimable audace :

Comme nous l’avons dit, le temps avait passé vite depuis les terribles événements de la veille du jour de l’an. Janvier avait fait place à février, et mars était arrivé avec la promesse d’un printemps exceptionnellement hâtif. Aucun événement militaire de quelqu’importance n’était survenu ; du moins, aucun qui eût quelque rapport avec notre récit, et à part les circonstances relatives à la longue maladie de Cary, il ne s’était rien produit de nature à nous attarder sur ces rudes mois de l’hiver.

Singleton était assez bien rétabli pour pouvoir se promener un peu, mais il restait très faible, n’ayant pas l’occasion de prendre le libre exercice si nécessaire à son rétablissement complet. Sa présence dans la maison de M. Belmont devenait quelque peu singulière. Le régime de la prison lui était interdit par le médecin compatissant, tandis qu’au point de vue militaire, il était évidemment impossible de lui permettre de circuler librement dans les rues de Québec. Fort heureusement, ce difficile problème fut résolu par un échange partiel de prisonniers qui eut lieu vers la mi-mars et dans lequel, par un privilège spécial, Cary fut compris.

Le moment de sa séparation d’avec Pauline fut très cruel. Le jeune homme ne pouvait s’expliquer à lui-même l’intensité du regret que lui causait cette séparation. Ce regret prenait sa source dans quelque chose tout à fait différent et bien au-dessus de sa gratitude pour les bons soins qu’elle lui avait donnés, du sentiment de reconnaissance qu’il lui devait pour lui avoir sauvé la vie, dette qu’il reconnaissait ne pouvoir jamais acquitter. Dans ces longs après-midis, au milieu de la demi-obscurité entretenue par les rideaux dans la chambre du malade, pendant ces nuits bien plus longues encore, passées sans sommeil dans le silence, et sans autres communications avec la jeune fille que par les yeux ; dans ces fréquentes conversations composées pour la plu­part de lieux communs, mais relevées parfois par d’impétueuses révélations du cœur ; dans ces visions brèves, mais assez fréquentes de la beauté de Pauline, produites par quelque mouvement gracieux et soudain de son corps, ou lorsqu’elle lui apparaissait sous quelque favorable effet de lumière ; dans ces éclairs intuitifs de son vrai caractère rendu double­ment attrayant par son élément de tristesse constante, et le soupçon de son abnégation, Cary avait inconsciemment enroulé une chaîne autour de son cœur, chaîne dont il n’avait pu comprendre la puissance de résistance avant qu’il ne lui fallût la rompre.

L’attitude de Pauline n’était pas faite non plus pour le réconforter. Lorsqu’il lui annonça son départ final, elle l’écouta avec calme, mais ce calme n’était que l’effet de la fatigue mentale et physique. Il n’y avait dans sa parole et ses manières aucun effort énergique destiné à contrôler le moral ; elle semblait n’éprouver qu’une résignation passive. Quand il lui tendit la main et qu’elle ressentit le chaud baiser qu’il y imprima, elle fut vraiment digne de pitié, ce qui ajouta à l’amertume du chagrin de Cary.

Le dernier adieu avait été dit et tous deux se tenaient sur le perron au pied duquel une carriole attendait pour transporter le prisonnier libéré au milieu de ses amis. Cary se tourna une dernière fois pour lire dans les yeux de Pauline. Soudain, il s’arrêta mû par une pensée subite et retournant d’une marche ou deux il dit :

«  Pauline, — Permettez-moi de vous appeler par ce nom pour la première fois peut-être, — Pauline, promettez-moi une chose : Prenez soin de votre santé. Je crains bien qu’après mon départ vous ne me remplaciez sur ce lit de douleurs, épuisée par vos veilles de plusieurs semaines. »

Deux taches livides brûlaient les joues de Pauline, et son regard était vitreux. Elle était obligée de s’appuyer sur le cadre de la porte pour ne pas tomber ; néanmoins, elle rassembla assez de forces pour répondre qu’elle ne se sentait pas malade et qu’elle espérait que tout tournerait pour le mieux. C’était une maigre consolation. Cary dut néanmoins s’en contenter, et il s’éloigna dans la voiture, le cœur bien lourd.

À peine arrivé au camp américain, il rencontra Batoche. Il va sans dire que cette rencontre fut des plus cordiales, et tous deux firent le projet d’une visite à la Pointe aux Trembles pour ce même soir. Zulma ayant appris les négociations engagées pour l’échange des prisonniers, l’arrivée de Cary n’était pas inattendue, et il y eut ce soir-là au manoir Sarpy de grandes réjouissances, comme pour quelqu’un qui était perdu et que l’on retrouvait, qui était mort et qui ressuscitait.

X
sur le bord de l’abîme.

Un autre mois se passa. Vers le milieu d’avril, le printemps embaumé était proche ; la neige avait disparu de la montagne et de la plaine ; les rivières coulaient claires et abondantes ; les arbres commençaient à bourgeonner et les cieux palpitaient d’une atmosphère de chaleur génératrice. Les bestiaux renfermés pendant de si longs mois dans les ténèbres de leurs stalles se chauffaient paresseusement au soleil ou s’attroupaient sur les versants méridionaux où la jeune herbe commençait à pousser. Les moutons bondissaient sur le flanc des collines, les portes et les fenêtres des fermes s’ouvraient toutes grandes pour laisser entrer le bon air rafraîchissant ; les enfants jouaient sur le gazon ; une vapeur blanche s’élevait des fissures et des lézardes des greniers chauffés ; les cours des fermes se remplissaient de sons ; les pigeonniers laissaient entendre des roucoulements ; les hirondelles peuplaient les auvents, et les couvertures de chaume des étables étaient couvertes de volailles à l’affût des premiers vers. C’était la résurrection de la nature, ressentie avec plus de joie sous les latitudes arctiques que partout ailleurs. Des montagnes qui se dressaient dans le lointain, les nuages de vapeur dense qui s’élevaient et se déroulaient au loin, laissant les sommets recevoir les premiers baisers de la rosée et les derniers rayons du soleil couchant, étaient des emblèmes de la tristesse de l’hiver remplacée par le renouveau du printemps qui faisait naître de nouvelles espérances et des intérêts ravivés dans les âmes. Le crocus de la lande, l’anémone de la prairie, le cresson des eaux ombragées, le bourdonnement du premier insecte, le gazouillement du nid de mousse, le murmure des ruisseaux dans la forêt, tout chantait la renaissance et la vie.

D’autre part, il y avait dans la splendeur de la saison un caractère moral. Le temps rigoureux du carême avec ses vigiles, ses jeûnes, ses mortifications et ses pénitences était passé. Passée aussi la semaine sainte avec ses plaintes et ses lamentations, ses confessions de péchés, ses appels à la miséricorde, les fenêtres obscurcies par des voiles violets et les autels dépouillés, les cierges éteints et les cloches muettes, enfin les 14 stations de cette via crucis qui retracent l’ineffable histoire de l’Homme de douleurs et de la Mère de pitié. On était au matin glorieux du jour de Pâques. De brillants ornements couvraient le célébrant, le sanctuaire resplendissait de mille lumières, l’encens parfumé s’élevait en spirales vers le ciel, emportant les sentiments de reconnaissance des cœurs ouverts à la grâce. De la colline à la vallée, la musique des cloches, dans chaque tourelle et dans chaque clocher réveillait les échos retentissants ; même les cloches des églises et des couvents de la vieille ville assiégée, elles qui avaient si souvent sonné l’alarme de la bataille durant la nuit, prenaient une nouvelle voix pour célébrer le « Grand jour que le Seigneur a fait, » et de même que la lourde pierre fut soudainement repoussée du sépulcre à l’ombre du Golgotha, mettant en liberté le maître du monde, ici le manteau de l’hiver était déchiré et mettait à nu la face de la nature. Les hommes sentaient leur cœur allégé du fardeau qui durant quatre longs mois avait rendu leur torpeur semblable, en quelque sorte, à celle des grands animaux du désert.

Le matin du lundi de Pâques, le temps était calme et promettait une magnifique journée. Tout le pays retentissait des voix des hommes et des femmes se préparant à leur travail. Zulma Sarpy et Cary Singleton marchaient côte à côte sur la rive du St-Laurent en face du manoir ; ils avançaient lentement, s’arrêtant fréquemment pour admirer le paysage étendu devant eux, ou pour se livrer à une ardente conversation. Cary était entièrement remis de sa maladie, et paraissait plus gras et plus fort que jamais. Il était revêtu de son uniforme, preuve qu’il avait repris le service actif. Zulma paraissait jouir de sa santé habituelle et sa beauté resplendissait sous son plus royal aspect, relevée par un costume qui lui seyait à merveille : chapeau Montespan de feutre gris orné d’une plume azur et brillant châle de cachemire étroitement tendu sur ses épaules. Il était difficile de peindre une plus digne compagne pour un soldat. C’était évidemment le sentiment de Cary, comme en témoignaient ses fréquents regards d’admiration, et il y avait des moments où un observateur eût pu croire qu’il faisait les plus ardentes déclarations d’amour. Il n’en était rien cependant. Les jeunes gens n’avaient pas encore atteint cette limite. Bien qu’ils se connussent parfaitement, qu’ils se rencontrassent souvent, tout exceptionnelles que fussent les circonstances qui avaient entouré leurs entretiens, ils n’avaient jamais dépassé un certain point de confidences mutuelles. Souvent ils s’étaient aventurés sur les bords, mais des incidents soudains et imprévus étaient survenus qui les avaient rejetés en arrière au lieu d’avancer leurs affaires de cœur. Zulma était sûre que Cary l’aimait, mais aucune de ses paroles ne lui en avait donné l’assurance. Cary ne pouvait pas douter de l’amour de Zulma à son égard : ses actes et ses écrits l’avaient éloquemment démontré ; mais elle ne lui avait jamais donné l’occasion, ou il s’imaginait n’avoir jamais eu l’occasion d’obtenir de ses lèvres une réponse décisive. Ce jour-là, leur conversation était vive, mais sans conséquence. Il en est souvent ainsi dans ce jeu de l’amour qui est conduit non en cercles concentriques, mais en orbites excentriques

Pour Cary, la situation devenait pressante, et il le dit à Zulma en des termes qui impressionnèrent profondément la jeune fille. Il voyait que la fin approchait, qu’avec le retour du printemps, les opérations militaires devaient prendre une tournure décisive d’un côté ou de l’autre. Il était assez perspicace pour prévoir qu’il ne pouvait y avoir qu’un résultat fatal : la retraite des Américains. Arnold avait été remplacé par Wooster, officier âgé qui avait commandé à Montréal durant l’hiver et y avait fait beaucoup de mal à la cause américaine par son incapacité et son intolérance religieuse à l’égard des Canadiens-Français. D’un pareil commandant de l’armée actuelle, on ne pouvait attendre que peu de chose ou rien du tout. Il ne pouvait être question de renforts, bien qu’ils eussent été promis et annoncés avec ostentation à la garnison par le moyen des déserteurs et des prisonniers, tandis que l’on savait bien que, le St-Laurent désormais débarrassé de son manteau de glace, on pouvait attendre bientôt une flotte de vaisseaux anglais venant à la rescousse de Québec. Dans une quinzaine de jours au plus, Cary prévoyait que la crise devait finir. Il dit donc cela confidentiellement à Zulma sachant bien qu’il ne violait aucun devoir en agissant ainsi. La jeune fille fut étonnée de cette confidence, qui anéantissait tous ses rêves. Sa confiance dans le succès des armes continentales avait été sans limites ; malgré leurs terribles revers, elle n’avait jamais douté un moment que les champions de la liberté ne s’emparassent de la dernière forteresse de la tyrannie britannique et ne s’empressassent d’y restaurer la domination française en Amérique. Elle essaya même d’ébranler l’opinion de son compagnon, mais elle n’y réussit pas ; son instinct la mit face à face avec la position personnelle de Cary, que celui-ci avait complètement éludée.

La retraite des Américains prit alors un aspect plus sérieux ; elle impliquait une séparation mutuelle. La situation était celle-ci : Après six mois de la plus intime fréquentation, purifiée et consacrée par une série de vicissitudes des plus cruelles, Cary allait être obligé de retraiter en toute hâte au pays d’où il venait, tandis qu’elle serait de nouveau confinée dans la solitude de la Pointe-aux-Trembles. Pouvait-il en être ainsi ? Cary pouvait-il être ainsi laissé à son sort ? Pourrait-elle, elle-même, supporter cette solitude soudaine et forcée ?

Singleton exprima ses regrets en langage diffus et verbeux : il répéta à plusieurs reprises que son insuccès comme soldat blessait son ambition et désappointait ses espérances, mais que sa séparation d’avec Zulma serait la plus terrible de ses peines. S’il avait prévu cela, ajoutait-il, il aurait cherché la mort au palais de l’intendant ou au Sault-au-Matelot. La mort dans la maison de M. Belmont lui aurait été un soulagement et une bénédiction.

Ce fut en vain que Zulma essaya de le réconforter ; son cœur ne l’inspirait pas, et elle ne pouvait par conséquent aller au-delà des lieux communs. Finalement un profond silence se fit entre eux. Ils s’étaient dit, sans doute qu’ils devaient faire un pas de plus et regarder en face une situation redoutée, mais ils n’en firent rien, peut-être ne l’osèrent-ils pas. Pourquoi ? La suite nous le dira. L’entretien finit par ces mots :

— Il me faut retourner au camp, mademoiselle, remettons ce sujet ; j’ai autre chose à dire, mais j’ai besoin de me recueillir.

— Moi aussi, j’ai quelque chose de plus à dire, Capitaine.

Cary tressaillit en entendant ces paroles dont le ton étrange le frappa. Il regarda Zulma et lui trouva la figure pâle comme le marbre. Ses yeux étaient fixés bien loin au-delà du St-Laurent. Il s’imagina (était-ce seulement un effet de son imagination ?) qu’elle était un peu piquée.

— Retournerons-nous au manoir ? demanda-t-il presque timidement.

— S’il vous plaît, répondit tranquillement la jeune fille. Ils avançaient lentement à travers la prairie, et remontaient l’avenue en parlant peu, et au sujet seulement d’objets rencontrés sur leur passage. Inconsciemment ils étaient devenus timides l’un avec l’autre. Quand ils eurent atteint la pelouse en face du manoir, ils s’arrêtèrent et soudain Zulma éclata d’un franc rire.

— Nous sommes tous deux des enfants, Monsieur, dit-elle, je vous croyais un grand soldat et je vous trouve enfant. Je me croyais une femme au caractère fortement trempé et moi aussi je ne suis qu’une enfant.

Et elle continua de rire à gorge déployée. Cary fut intrigué, mais il ne put réprimer un sourire. Il ne lui demanda pas le sens de ses paroles. Il sourit seulement en voyant que sa sérénité habituelle lui était revenue.

À ce moment précis, le soleil couchant versait ses rayons à travers les arbres, inondant la pelouse de lumière, et soulevant, pour ainsi dire, le jeune couple dans une espèce de transfiguration. Ils étaient idéalisés. Lui, apparaissait comme un chevalier des temps légendaires, et elle, comme une reine de féerie. Tous deux étaient beaux, et tous deux étaient heureux, encore une fois.

Zulma frappa à la porte, et la servante qui vint ouvrir lui remit une lettre. Elle l’ouvrit à la hâte, parcourut la page, et étendant les bras, laissa échapper un gémissement de terreur pendant que ses yeux se fixaient d’une manière étrange sur le jeune officier.

— Qu’y a-t-il, Mademoiselle ? qu’y a-t-il ?

— Pauline se meurt !

XI
dans la vallée de la mort.

Le pressentiment de Cary s’était réalisé. Après son départ, Pauline avait lutté contre son sort pendant huit ou dix jours, mais elle avait dû succomber finalement. Un soir qu’elle était assise seule dans sa chambre, les forces de la nature l’abandonnèrent soudainement. Elle tomba lourdement évanouie sur le plancher et fut transportée sur son lit dans les bras de son père. Le médecin la traita d’abord pour un simple cas de débilité physique, résultant de ses longues veilles durant les huit semaines de la maladie de Singleton et de l’extrême anxiété qu’elle avait éprouvée pour l’existence de son ami. Mais, quand la maladie demeura obstinée malgré ses prescriptions, et que d’autres symptômes se montrèrent indiquant un déclin graduel de l’énergie vitale, il devina que c’était une maladie mentale, contre laquelle tout son art serait inutile s’il ne pouvait en découvrir la cause par un aveu de la patiente elle-même. Cette confession aurait été la moitié de la guérison ; mais il ne réussit pas à la lui arracher. Pauline ne savait pas elle-même la cause de ses souffrances. À part la grande faiblesse qu’elle ressentait, elle ne se croyait pas malade. Elle n’avait conscience de rien qui pût être la cause de sa condition présente. Tel était son langage. Mais comme on le pense bien, le vieux docteur expérimenté n’en crut pas un seul mot. Toutefois, il savait qu’il était tout-à-fait inutile de continuer son interrogatoire, sa connaissance de la femme lui ayant appris qu’on ne peut mesurer ni la longueur, ni la largeur, ni la profondeur de son pouvoir de garder un secret. Il consulta donc M. Belmont. Celui-ci lui apprit qu’il avait remarqué un changement notable dans les manières de Pauline, que ce changement coïncidait avec le départ du jeune officier américain, et datait même des derniers jours de sa convalescence, alors que son départ était résolu et n’était plus qu’une question de temps, mais la perspicacité de M. Belmont n’allait pas plus loin. Il déclara n’avoir remarqué aucun attachement particulier entre sa fille et son patient. Elle était presque toujours à son chevet, mais ceci n’était pas plus qu’on ne devait attendre d’une garde au cœur tendre à l’égard d’un pauvre jeune homme tombé au milieu des ennemis et dont la vie dépendait de soins continuels. Le jeune homme avait toujours agi en « gentleman, » plein de précautions, de délicatesse, de réserve et incapable d’abuser de sa position pour s’amuser aux dépens des sentiments de Pauline. D’ailleurs la jeune fille était depuis longtemps liée d’amitié avec le major Hardinge, et le major lui était tout dévoué ; on pouvait même dire que leurs relations étaient du caractère le plus tendre. Enfin cet officier américain, à moins que M. Belmont ne fût bien trompé, avait contracté une profonde affection pour la fille de sieur Sarpy, affection qui lui était retournée et il avait toute raison de croire que Pauline n’en ignorait rien.

— Un instant, dit le vieux docteur, en prenant une pincée de tabac, et en souriant malicieusement, voici peut-être un indice. Votre fille peut être tombée en amour avec ce jeune rebelle, (les jeunes filles ne peuvent pas empêcher de telles choses, vous savez), et la pensée que son cœur appartient à un autre est peut-être précisément ce qui a obsédé son esprit et produit son état actuel.

— Mais Zulma Sarpy et ma fille sont des amies intimes.

— Tant pis ; sa peine morale n’en est que plus grande, et ses combats contre elle-même, plus terribles.

— Mais le major Hardinge ?

— La, la, la ! Votre major !… elle peut l’avoir aimé jusqu’à ce qu’elle ait vu l’autre jeune homme, et alors, ma foi… D’un major à un capitaine, d’un loyaliste à un rebelle, il y a une chute ; Eh ! mon ami, que voulez-vous ? Ces choses-là ne peuvent pas se contrôler : Cela arrive tous les jours. Savez-vous si elle est engagée, en quelque sorte avec ce major ?

— Elle ne l’est pas.

— Comment le savez-vous ?

— Elle me l’a dit elle-même.

— Dans quelle circonstance ? Excusez cette liberté, mon ami, mais avec les confessions des femmes tout dépend des circonstances. Si c’est par la persuasion, les femmes peuvent vous dire la vérité, car leur cœur est bon après tout ; mais si c’est sous le coup de la menace, de la contrainte ou par stratagème, elles peuvent désorienter le plus perspicace d’entre nous.

— Sa déclaration fut dictée par le sentiment du devoir et il y a de cela quelques semaines seulement ; j’étais ennuyé des manières d’Hardinge à mon égard et même avec elle, après la mort de son serviteur, tué comme vous vous le rappelez. J’ai dit à Pauline que je lui demanderais une explication de cette conduite si elle se répétait, et à la même occasion, je lui ai demandé si elle était engagée envers lui de quelque façon. Sa réponse fut une simple et droite négation, et l’enfant est incapable de mensonge.

— Voilà qui va très bien, cela fait disparaître une difficulté. Son esprit ne souffre d’aucun engagement envers le major.

— Mais son amour pour lui doit subsister ?

— Ni ciel, ni terre ne peut dominer l’amour d’une femme. Il est fort comme la mort, immense comme l’Océan, profond comme l’abîme ; et pourtant, un coup d’œil, un geste de la main, un sourire, un mouvement de tête peut le changer pour jamais. Écoutez, Belmont : votre fille aime le jeune officier américain et lui seul. Elle souffre pour Hardinge, elle souffre pour Zulma Sarpy. Le diagnostic est complet. Elle s’épuise dans un combat silencieux et caché entre elle et ses amis, et je crains tout.

— Vous ne voulez pas dire que Pauline est en danger ?

— L’amitié me fait un devoir d’être franc avec vous. S’il n’y a pas un changement complet, d’ici à dix jours, votre fille sera morte.

— Grand Dieu ! s’écria le pauvre père dont le cri d’angoisse fit retentir la maison et alla effrayer Pauline, la réveiller de sa torpeur et lui faire jeter des cris à son tour. M. Belmont se leva et il allait se précipiter vers sa chambre, mais le docteur le retint.

— Ne vous présentez pas vous-même dans cet état : cela pourrait la tuer. Je m’en vais la tranquilliser.

Il le fit comme il l’avait dit. Après quelques minutes, il revint et informa M. Belmont qu’il était bien certain que ses conjectures étaient fondées et conseilla pour la jeune fille un changement de résidence immédiat.

— Un changement de résidence ? Rêvez-vous, docteur ? Nous sommes enfermés dans cette malheureuse ville comme des moutons dans leur parc. Je suis sous le ban, je ne puis espérer aucune faveur. Tout le pays est abandonné ou parcouru par les soldats, et il faut que j’accompagne Pauline. Rien sur terre ne pourrait me séparer de mon enfant ; j’ai vécu pour elle. Mais, docteur, elle ne mourra pas, dites-moi qu’elle ne mourra pas,

— Alors, il lui faut quitter Québec.

— Mais, docteur ?

— Il le faut, c’est un cas de vie ou de mort.

Un pénible silence s’ensuivit. M. Belmont pencha la tête qu’il cacha dans ses mains et gémit : « Que faire, qui m’aidera, qui intercédera pour moi ? » À ce moment même apparut soudainement le capitaine Bouchette ; sa présence fut une révélation. Aussitôt qu’il le vit, M. Belmont se calma et en quelques mots lui exposa ses difficultés.

— Soyez tranquille, mon ami, dit Bouchette de la manière la plus cordiale, il ne peut y avoir aucun obstacle possible. Je vais de ce pas chez le gouverneur et il ne refusera pas ; c’est une question de compassion, et le général Carleton est le plus compatissant des hommes.

Avant qu’une heure se fût écoulée, Bouchette revenait avec la permission dûment signée et scellée. M. Belmont et sa fille avaient la permission de quitter la ville, la raison de leur départ étant pleinement exposée, et ils étaient recommandés aux bons offices des amis comme des ennemis.

Quand Pauline fut informée de cette mesure, elle se remit un peu et sourit de satisfaction, mais bientôt après elle retomba dans sa torpeur habituelle. Le docteur, qui était là pour surveiller l’effet de la nouvelle ne fut pas très satisfait. Il avait espéré un succès plus marqué, et il fut sur le point de craindre que le secours ne fût venu trop tard. Il ordonna en conséquence de remettre le départ à quelques jours pour lui permettre d’administrer quelques stimulants et quelques reconstituants à sa débile patiente.

C’est durant cet intervalle critique que Zulma reçut une lettre de son frère Eugène répétant la rumeur courante que Pauline se mourait. Il ajouta, néanmoins, qu’on allait faire un suprême effort pour la transporter hors de la ville.

XII
dans la fournaise.

Après trois jours de bons soins, Pauline avait repris assez de forces pour pouvoir quitter son lit et s’asseoir dans un fauteuil. Elle déclara à son père et au médecin de la famille qu’elle se sentait assez forte pour entreprendre le voyage dès le lendemain matin. Toutefois, elle y mit une condition : elle voulait voir Roderick Hardinge sans délai. Le jeune officier avait toujours été très fidèle dans ses attentions à son égard. Matin et soir, il allait prendre de ses nouvelles ; mais depuis dix ou douze jours, aucun étranger, pas même lui, n’avait été admis à sa chambre.

Quand Pauline fit connaître son désir, le docteur secoua la tête. M. Belmont, néanmoins, donna aussitôt sa permission.

— Vous le verrez, ma chérie. Je vais l’envoyer chercher immédiatement.

Hardinge était de service sur les remparts, mais il obtint une permission sans délai et il s’empressa de répondre à l’appel qui lui était fait. Pourquoi son cœur battait-il si vite pendant qu’il parcourait les rues en toute hâte ? Pourquoi sa main tremblait-elle lorsqu’il leva le marteau de la porte ? L’instinct de Roderick était fidèle comme celui de toutes les personnes à l’esprit droit et simple. Une ombre planait sur lui depuis plusieurs semaines et il la sentait maintenant s’étendre et s’épaissir jusqu’à produire les ténèbres dans son esprit. En dépit de lui-même, il avait au fond de l’âme un pressentiment sinistre. Tandis que la perspective de sa carrière militaire devenait de plus en plus brillante et que son succès était de jour en jour plus assuré, ce pressentiment lui disait que son sort personnel déclinait, et que les plus chères espérances de son cœur allaient s’abîmer dans le gouffre du désappointement. Il ne pouvait exprimer ce qu’il ressentait. Extérieurement, Pauline était toujours la même envers lui, et pourtant un changement s’était produit en elle. Son amour s’était-il refroidi ? Avait-il changé d’objet ? Avait-il, lui même, fait quelque chose qui pût produire ce changement ? Ses sentiments politiques avaient-ils donc altéré en quelque manière sa conduite à l’égard de la jeune fille ? Avait-il suffisamment pris en considération la position anormale où elle se trouvait placée par l’attitude de son père durant la guerre ? Ou bien, les causes de ce changement étaient-elles plus profondes que tout cela ?… Et son esprit revenait à Cary, à Zulma, à mille petits incidents des semaines écoulées, incidents que son imagination surexcitée grossissait jusqu’à en faire des causes déterminantes du changement soupçonné.

Toutes ces pensées et bien d’autres encore avaient traversé son cerveau, avant qu’il n’eût atteint la maison de M. Belmont. Mais en montant l’escalier qui le conduisait en présence de Pauline, un grand espoir s’éleva dans son cœur et surmonta toutes ses appréhensions, de sorte qu’au moment d’entrer dans la chambre, il était à peu près dans le même état d’esprit que lors de ses visites ordinaires. Bienheureuse intervention de la Providence, qui accorde un dernier moment de bonheur avant que frappe le coup du destin !

Inutile de décrire cette pénible entrevue. La dissection du cœur n’a aucun résultat utile quand on n’en peut tirer la moindre consolation. Pauline eut la force de la supporter jusqu’au bout. Elle fut tendre aussi, et naturelle ; en un mot, elle fut elle-même jusqu’à la fin. Après avoir rappelé plusieurs incidents des anciens jours, n’omettant rien de ce qu’elle croyait devoir intéresser Roderick, elle en vint enfin à l’objet de leur entrevue.

— Savez-vous, Roddy, pourquoi je vous ai fait prier de venir ?

Il répondit qu’il avait appris son projet de départ, et que, tout en en regrettant profondément la cause, il ne pouvait que se réjouir de tout ce qui se faisait pour le recouvrement d’une santé qui lui était plus chère que la sienne propre.

Ces paroles allèrent droit au cœur de Pauline et le percèrent comme un poignard. La tête lui tourna et elle retomba sur le dossier de son fauteuil, dominée par l’émotion.

Quand elle eut surmonté ce moment de faiblesse, elle tendit la main au jeune homme en murmurant :

— Oui, Roddy, je vous ai fait appeler pour vous dire adieu, je m’en vais et nous ne nous reverrons plus jamais.

— Pauline !

— Je vais mourir. J’aurais aimé à fermer les yeux dans cette vieille maison paternelle ; pour l’amour de mon père, je veux bien partir et tenter de me reprendre à vivre ; mais, c’est inutile : je vais mourir.

— Chère Pauline, ne parlez pas ainsi. Votre cas n’est pas le moins du monde désespéré. Un changement d’air et de milieu vous ranimera. Tous deux, nous verrons encore de meilleurs jours, croyez-moi.

— Vous, peut-être, Roddy, et ce sera l’objet de ma dernière prière ; mais non pas moi. Hélas ! pas moi !

Tout en retenant entre ses mains la main blanche et amaigrie de la malade, Hardinge se jeta à ses pieds en pleurant et la suppliant de retirer ces paroles de désolation.

Pauline se mit sur son séant et d’une voix qui tremblait étrangement, elle s’écria :

— Levez-vous, Roderick Hardinge. Ne vous agenouillez pas devant moi. Ce serait à moi de me prosterner devant vous. Je vous ai fait demander pour vous dire adieu ; mais ce n’est pas tout. Je n’ai pas voulu partir sans vous demander pardon.

— Me demander pardon, Pauline ? Mais, c’est du délire !

— Oui, vous demander pardon : Je vous ai été infidèle.

À ces mots, la pauvre jeune fille se laissa complètement abattre. Elle détourna la tête et éclata en sanglots.

Roderick se leva, la tête en feu. Avait-il bien entendu, ou bien était-il dans le délire ? Il fut bientôt rappelé à la réalité par une douce voix qui le priait de s’asseoir et de tout entendre.

— Ça été plus fort que moi. Roddy. Tout cela s’est fait sans que j’en eusse conscience. Si j’avais su ce que je sais maintenant, cela ne serait pas arrivé. Ce n’est pas moi qui ai amené le concours des circonstances. Vous et moi avons tout fait pour le mieux ; mais la fatalité est venue.

Ce fut pour moi une terrible révélation. C’est un coup funeste porté à ma santé et à ma vie. Mais c’est ma faute tout de même. Votre conduite, du commencement à la fin, a été noble et vous n’avez pas mérité d’être ainsi traité. Je le répète : c’est entièrement ma faute. Je consens volontiers à l’expier. Je suis heureuse de mourir. Ma mort finira toutes ces angoisses. Adieu, Roddy. Un baiser d’adieu et votre pardon.

Tout étrange que cela puisse paraître, pendant ce discours qui résonnait comme la musique d’une harpe brisée, Roderick demeura parfaitement calme et froid. Il comprenait tout, maintenant, avec la perception la plus subtile. Le nuage obscur se dissipait et la lumière l’inondait. Cette lumière venait du ciel, car elle échauffait son âme et l’exaltait jusqu’à l’héroïsme.

— Pauline, dit-il du ton le plus doux, le spasme est passé, et je puis vous parler comme autrefois. Je serai court, car je vois que l’effort que vous avez fait a épuisé vos forces. Vous avez été injuste envers vous-même et envers moi. Mon pardon, chère amie ? Vous n’avez pas à le demander. Vous ne m’avez fait aucun tort. Je n’avais aucun droit sur vous. Nous nous sommes connus pendant plusieurs années et nous nous sommes aimés ?

— Ah ! Roddy, ah ! beaucoup aimés ! Ces douces paroles murmurées à voix basse furent pour le jeune homme comme le murmure des eaux coulant sur les petits cailloux du ruisseau.

— Oui, beaucoup aimés Pauline. Mais l’amour ne nous appartient pas. Une volonté bien supérieure à la nôtre en dispose. Nous avions espéré que notre liaison se terminerait autrement — du moins, tel était mon espoir.

— Et le mien, Roddy.

— Mais puisque cela ne doit pas être, nous devons nous incliner devant la Puissance souveraine. L’homme n’est pas l’arbitre de sa destinée. Fausse envers moi, vous, Pauline ! Jamais cœur plus sincère que le vôtre n’a respiré l’air du ciel. Vous ne pourriez être fausse envers personne. Oh ! chère amie, retirez toutes ces expressions amères. Souvenez-vous de moi ; rappelez-vous votre vieil ami. Puisse la bénédiction divine vous accompagner. Allez dans une atmosphère plus libre, au milieu de scènes plus gaies, recouvrer votre santé et cette beauté que j’ai adorée. Adieu, Pauline, Adieu.

Elle ne l’entendit pas. Accablée par l’émotion et la fatigue, la pauvre enfant s’était laissée aller dans les régions du bienfaisant oubli. Il imprima sur son front un dernier baiser et sortit de la chambre. À la porte, il rencontra M. Belmont, dont il serra silencieusement la main. Il sortit alors et rentra dans le monde, homme nouveau et comme purifié par le feu.

Le lendemain matin, sur un talus élevé, de niveau avec la muraille d’enceinte et dominant la porte, Roderick Hardinge appuyé sur son sabre attendait l’arrivée de la voiture. Il ne voulait pas raviver le chagrin de Pauline, mais il n’avait pu résister au désir de la revoir une dernière fois. Bientôt le triste cortège de la malade s’arrêta au corps de garde pour les formalités exigées. Les amis qui avaient tenu à accompagner les voyageurs aussi loin que possible firent alors leurs adieux et la voiture s’engouffrant sous la grande voûte de la porte, tourna dans la vallée, laissant en arrière la vieille ville. Le bruit lugubre de la porte qui se refermait et des lourdes chaînes qui se tendaient de nouveau eut un écho sinistre dans le cœur de celle qui partait et de celui qui restait. Le beau passé s’évanouissait et quel avenir le remplacerait ? Un instant après, à un angle de la route, Pauline tourna la tête sur son coussin et sa vue tomba sur Roderick. La vision fut brève, mais la pauvre jeune fille eut néanmoins le temps de se soulever sur son coude et d’agiter faiblement son mouchoir blanc. Roderick vit ce signe d’adieu, et oubliant tout, dans l’enthousiasme du mo­ment, il s’élança sur le bord du parapet. Il se serait précipité en face de mille bayonnettes mena­çantes et se serait frayé un chemin à travers les rangs serrés des ennemis ; mais, hélas ! en regardant de nouveau, il vit que la voiture avait définitivement disparu dans les chemins sinueux de la vallée.

Trop tard, trop tard ! s’écria-t-il. Partie ! Elle est partie pour ne jamais revenir. Adieu à tous mes rêves de bonheur, à toutes mes espérances, à toutes mes aspirations. Il ne me reste qu’une consolation. J’avais sa vie entre mes mains ; en agissant comme je l’ai fait, je l’ai sauvée. Cette réflexion me soutiendra dans ma douleur.

Il se redressa alors, raffermi par la pensée de son dévouement et se dirigea d’un pas ferme vers le lieu où l’appelait le devoir.

XIII
à valcartier.

Batoche, qui paraissait avoir le don d’ubiquité était venu là, juste hors de la portée des canons de la garnison, à la rencontre de la voiture. Quoique personne ne lui eût donné de renseignements, il connaissait tous les détails de l’arrivée de M. Belmont et il était là, à la portière de la voiture comme si la chose eût été la plus naturelle du monde. Après les salutations réciproques, le vieillard invita M. Belmont à se rendre à Montmorency.

— Ma cabane est petite, mais je l’ai rendue confortable, dit-il. Là, notre chère malade jouira de la solitude, de l’air pur, d’une vue magnifique. C’est justement ce qu’il lui faut.

— Non, Batoche, je vous remercie, répondit M. Belmont d’un ton résolu.

Le vieillard leva les yeux d’un air d’étonnement ; mais devinant sans doute le motif du refus, il n’insista point.

— Alors, allez à la Pointe-aux-Trembles. Zulma vous y invite de la manière la plus pressante. Si elle avait su que vous arriveriez aujourd’hui, elle vous ferait ici même et en ce moment cette invitation.

Ce fut alors au tour de Pauline à prendre la parole.

— Non, non ; pas là, dit-elle, en secouant la tête et en rougissant. Je suis très désireuse de voir Zulma. Il faut même que je la voie, mais non chez elle.

Encore une fois, Batoche s’abstint d’insister.

— Ma destination était Valcartier, reprit M. Belmont, et je ne vois aucune raison de changer d’avis. Pauline a besoin d’un repos absolu. Il faut qu’elle soit éloignée du bruit du monde. Valcartier répond à mes vues : — à quinze milles de la ville, au centre d’un paysage splendide. C’est là que nous irons.

— J’irai avec vous, dit Batoche.

Le long trajet, bien loin de fatiguer l’invalide, la ranima un peu. Les routes étaient bonnes, la température devenait plus chaude à mesure que le jour s’avançait et la conversation du vieux solitaire était amusante au possible. Il jouait avec la situation en artiste consommé. Il aborda tous les sujets de conversation, sans éviter systématiquement la maladie de Pauline ni les noms de Zulma et de Cary, de peur que cette omission ne fît naître un soupçon, mais il eut soin de n’y toucher que rarement et incidemment, comme si c’étaient là des choses de la moindre importance. Le résultat de son stratagème fut de mettre Pauline dans un état d’esprit qui ressemblait à de la bonne humeur. Il la fit sourire légèrement à plusieurs de ses histoires et quand il la voyait retomber dans la torpeur causée soit par la débilité, soit par des pensées rétrospectives, il rappelait la lumière dans son regard et la couleur à ses joues par le récit de quelque aventure émouvante. Quand, après plusieurs relais, on arriva à Valcartier, Pauline fut assez forte pour descendre de la voiture avec l’aide de son père et de Batoche. On choisit une maison convenable, à une petite distance du hameau, et l’on fit tous les arrangements pour la commodité des nouveaux occupants. Batoche demeura deux jours avec eux, se faisant aimer davantage, s’il est possible, par ses attentions si bonnes et si intelligentes. Quand il fut sur le point de partir, Pauline lui dit :

— Ne dites à personne que je suis ici.

— Mais je croyais vous avoir entendu dire que vous désiriez voir Zulma ?

— Pas maintenant. Un peu plus tard.

— Fort bien. Je ne le dirai à personne. Je n’en ai jamais eu l’intention, du reste.

Et il sourit, de la manière étrange qui lui était habituelle, Pauline ne put s’empêcher de sourire un peu aussi, en voyant clairement que le vieux devin savait tout.

Batoche ne garda pas longtemps, néanmoins, ses manières enjouées, car une fois en route, il se tint à lui-même ce discours, tout en cheminant :

— Je n’ai pu insister sur le choix de Montmorency ou de la Pointe-aux-Trembles, mais Valcartier est une erreur. Pauline ne trouvera pas là ce qu’elle cherche. J’ai promis le silence et je tiendrai ma promesse. Certes, je n’ai pas l’intention de révéler sa retraite, car il n’appartient pas à un vieux bonhomme comme moi de me mêler des affaires des jeunes gens. Toutefois, il faut absolument que la solitude de Pauline soit découverte et je n’ai aucun doute qu’elle le soit. S’il n’en est pas ainsi, la pauvre enfant dépérira et mourra là aussi sûrement qu’elle l’aurait fait dans l’enceinte de Québec.

Ces prévisions s’accomplirent presque immédiatement. À peine Batoche avait-il quitté Valcartier, qu’un sentiment irrésistible d’isolement s’empara de Pauline. Le mieux que l’animation du voyage et la compagnie du vieux soldat avaient produit, disparut aussitôt. L’espoir de M. Belmont fit place à de nouvelles alarmes. Son anxiété augmenta surtout lorsqu’il découvrit qu’il n’y avait pas de médecin dans le village. Il n’avait pas prévu le besoin de l’homme de l’art, son propre docteur lui ayant assuré que Pauline, à l’exception de quelques toniques et de reconstituants qu’il lui fournit, n’avait besoin d’autre traitement que le repos et le changement d’air. Dans sa détresse, M. Belmont appela un médecin sauvage de Lorette, village voisin, égal, lui assura-t-on, à tout autre membre de la profession, dans la province. Le Huron, après avoir visité la patiente, prit à part M. Belmont et lui dit en montrant le cœur :

— Le mal est là. Seul, le Grand Esprit peut le guérir.

Était-il donc décidé que la douce Pauline devait mourir ?

XIV
l’amitié plus forte que l’amour.

Depuis que Zulma avait reçu la lettre de son frère lui apprenant l’état critique de Pauline, elle avait été dans une constante anxiété. Son inquiétude ne fut un peu calmée que lorsqu’elle apprit le projet de départ de la ville. L’intérêt que Cary Singleton portait à la jeune malade n’était pas moindre. Il était d’une autre nature, mais beaucoup plus profond. Quand, à la porte du manoir Sarpy, il avait entendu des lèvres de Zulma ces mots : « Pauline se meurt, » il avait sauté en selle et s’était rendu au triple galop au camp, où il avait rencontré Batoche. Il l’avait chargé de rechercher tous les moyens de communiquer directement avec M. Belmont. Par l’intermédiaire du vieillard, il avait suivi chaque jour les phases de la maladie. Mais il fut grandement surpris et fort ennuyé de ce que Batoche ne lui avait pas appris que Pauline était sortie de Québec et de ce que le vieillard avait été deux jours absent sans l’en prévenir. Cary et Zulma s’entretinrent souvent de leur amie commune. Le jeune officier ouvrit son cœur sans réserve, n’ayant pas conscience qu’il eût rien à cacher et comptant implicitement sur Zulma comme la première personne au monde à laquelle il pût faire ses confidences et de laquelle il pût attendre de la sympathie. Cette simplicité, tout d’abord, parut très naturelle à Zulma, parce qu’elle-même était simple et avait toujours suivi les impulsions de son cœur, sans mélange d’égoïsme et sans soupçon de pénibles conséquences. Nonobstant la singulière conversation qui avait eu lieu entre eux sur les bords du St-Laurent, comme nous l’avons rapporté, leur confiance mutuelle ne s’était pas amoindrie le moins du monde, et tandis que Zulma ne craignait pas un instant que Cary fût perdu pour elle, lui ne s’était jamais imaginé qu’une séparation, entre eux, fût au rang des choses possibles, sans aucune faute de sa part ou aucun moyen de la part de Zulma d’éviter le coup. Cette disposition d’esprit de Cary comme homme et comme soldat est aisément compréhensible. Les femmes attribuent aux hommes de la ruse et de l’artifice dans les affaires d’amour. Cette opinion n’est pas toujours exacte. Très souvent, ils sont naturels et cet égoïsme même qu’on leur attribue est le motif qui les entraîne, tête baissée, à la possession de l’objet désiré, sans tenir compte des obstacles possibles et positifs que l’instinct plus froid de la femme remarque généralement. L’état d’esprit de Zulma était plus singulier et il demande un mot d’explication. Si nous avons réussi à peindre ce caractère, le lecteur doit avoir une impression de noblesse exempte de toute trace de bassesse de sentiments, une impression de force de volonté capable de la plus sublime générosité.

Zulma était une enfant gâtée, mais ce défaut ne dégénérait jamais chez elle en stupidité. Personne ne comprenait mieux qu’elle la convenance relative des choses. Jamais une ombre d’hypocrisie ou la plus légère nuance de soupçon ne venait souiller son esprit. Son caractère était diaphane. Elle pouvait mettre un frein à ses pensées et à sa langue comme fort peu de personnes de son sexe, à son âge. Dans le tournoi de la conversation avec les hommes, elle savait manier aussi adroitement que personne les épées de la réticence ou de l’équivoque, mais le fond de sa nature était la vérité, la simplicité et l’honneur dégagés de tout artifice. Nos lectrices nous comprendront parfaitement quand nous leur dirons en un mot que Zulma n’était en aucune manière une coquette. Elle était toujours sincère, même dans son jeu de physionomie. Là était le secret de son pouvoir et de son ascendant.

Étant donné une telle nature, le lecteur sera disposé à accepter notre assertion qu’elle n’avait jamais supposé que les relations de Cary et de Pauline pussent l’émouvoir en rien. De jalousie, elle n’en avait point, en étant incapable ; mais quand même elle n’aurait pas été bien au-dessus de ce vice diabolique qui sévit surtout sur le sexe féminin, elle n’aurait pu en ressentir les atteintes en cette circonstance, car rien ne lui paraissait devoir exciter en elle un pareil sentiment. Aussi, quand Cary lui parla avec la plus grande anxiété de la maladie de Pauline, des craintes que lui en inspirait le résultat et de son désir de faire tout en son pouvoir pour détourner le coup qui la menaçait, elle partagea complètement ses sentiments et accrut encore son chagrin par la chaleur de ses propres sympathies. Quand, ayant appris que Pauline était sortie de Québec, il déclara qu’il la suivrait à n’importe quelle distance, partout, pour essayer de la sauver, ce fut avec une cordialité toute spontanée que Zulma ajouta qu’elle l’accompagnerait et ferait tout ce qui était humainement possible pour ramener à la santé cette amie qui lui était si chère.

Il n’est donc pas étonnant qu’aussi bien que Cary, elle fût vexée du silence de Batoche sur le lieu de refuge de la malade. Durant trois longs jours, le vieillard fut inexorable. Ni les cajoleries de la jeune fille, ni le grave mécontentement du militaire ne purent l’émouvoir. Sa seule réponse était :

— Pauline ne veut voir que mademoiselle Sarpy et encore, pas maintenant plus tard.

— Mais je veux la voir, répliquait Cary avec impatience.

— Alors, trouvez-la, capitaine, répondait Batoche d’un ton railleur.

Leur anxiété mutuelle, néanmoins, était un peu soulagée par l’assurance que leur donnait leur vieil ami, que l’état de Pauline s’était amélioré.

Toutefois, cette situation ne pouvait pas durer. À la fin du troisième jour, le vieux soldat courut à Valcartier. Il fut si alarmé de la rechute qu’il constata, qu’il revint presque immédiatement. Cary devina aussitôt la vérité, à l’altération de ses traits.

— Batoche, je vous ordonne de me dire où elle est.

— Patience, capitaine, répondit le vieillard, avec un accent de peine et de compassion. Votre ordre est juste et sera exécuté. Vous avez le droit de voir Pauline et vous la verrez ; mais mademoiselle Zulma doit y aller la première. Vous irez ensuite. Je me hâte de me rendre à la Pointe-aux-Trembles.

Zulma ne se fit pas répéter l’appel. Elle ordonna aussitôt la calèche et, en compagnie de Batoche, elle se rendit immédiatement à Valcartier.

Quelle entrevue ! Jamais Zulma n’avait eu tant besoin de garder son sang-froid. Si elle avait obéi à son impulsion elle aurait rempli la maison de ses gémissements. Ce n’était pas Pauline, qui était là couchée devant ses yeux ; ce n’était que son ombre. Ce n’était pas la jeune fille pleine de vie et de gaieté, qu’elle avait connue. Le sceau de la mort apparaissait sur chacun de ses beaux traits. Elle se pencha tout doucement, appuya sa tête près du front de marbre qui reposait sur l’oreiller, passa ses bras autour du cou de Pauline et l’embrassa longuement et chaleureusement. Puis, toutes deux se firent leurs plus intimes confidences, presque bouche à bouche, avec cette merveilleuse douceur qui est le don le plus divin que Dieu ait fait aux femmes. Pauline se sentit ranimée, en cette occasion. Elle était si heureuse de voir Zulma, elle qui avait désiré mourir seule et oubliée ! C’était presque, pour elle, l’aurore de la résurrection que d’avoir enfin auprès d’elle cette amie bien aimée. Tout fut passé en revue, tranquillement, graduellement, avec des interruptions causées par des larmes ou des baisers, mais si rapidement toutefois qu’une demi-heure s’était à peine écoulée, que Zulma avait pris une résolution héroïque.

Après avoir, d’un geste caressant, repoussé les cheveux humides égarés sur les tempes palpitantes de la malade, elle se leva sereine, majestueuse, le regard illuminé d’un éclair de détermination énergique et les traits empreints de la placidité de l’héroïsme. Elle sortit de la chambre et appela Batoche.

— Prenez ma calèche. Courez au camp et ramenez le capitaine Singleton sans délai. Dites lui qu’il faut qu’il voie Pauline avant le coucher du soleil, et que je le désire.

Le vieillard comprit et ne se fit pas répéter ses instructions.

— Bon, s’écria-t-il. Voilà une admirable jeune fille. Elle a tout compris au premier coup d’œil. Ce que je ne pouvais pas faire, elle l’a fait. Maintenant, Pauline est sauvée. Pauvre Pauline !

Durant trois heures, les deux amies demeurèrent en tête-à-tête, les mains dans les mains. Des paroles pleines d’ineffable tendresse furent prononcées. Il y eut des intervalles de silence non moins remplis de bonheur. Les yeux, comme les lèvres, parlaient un langage de parfaite intelligence mutuelle.

Le sujet de Zulma était l’espérance. Elle atteignit bientôt le point où elle repoussa l’idée de la mort et insista sur la nécessité de vivre pour leur bonheur mutuel. Non pas pour le salut de Pauline, mais pour sa propre tranquillité. Maintenant qu’elle savait tout, elle voyait qu’il fallait que la mort fût dépouillée de son aiguillon et que le tombeau renonçât à sa victoire.

Pauline consentait-elle ? Elle ne le disait pas — comment l’eût-elle osé, elle qui se mourait sans espoir ? — Mais dans ses yeux renfoncés se jouait une lueur fugitive qui semblait être un reflet du rayon de soleil désiré et attendu.

L’après-midi s’écoula doucement, paisiblement. Le soleil glissait derrière les arbres et les grandes ombres s’allongeaient sur la vallée, obscurcissant légèrement le jour tamisé par les petits carreaux de vitre. L’heure solennelle du crépuscule était arrivée. La cloche du village voisin sonnait l’Angelus et Zulma était agenouillée près du lit pour murmurer l’Ave Maria. Quand elle se leva, elle se tint immobile et écouta. On entendait le bruit des roues d’une voiture, à la porte.

— Entendez-vous ? dit-elle.

Pauline ouvrit de grands yeux égarés et ses traits s’altérèrent en un instant ; puis, se retournant rapidement, elle enfouit sa figure dans l’oreiller, en sanglotant convulsivement.

— Oh, Zulma, c’en est trop. Pourquoi avez-vous fait cela ? Cela ne doit pas être. Oh, laissez-moi mourir.

Elle essaya d’en dire plus long, mais ses larmes étouffèrent sa voix.

— C’est la volonté de Dieu ! murmura Zulma d’un ton calme et d’une voix claire, debout et les yeux au ciel, ayant dans le regard quelque chose d’inspiré.

La malade se retourna sur son oreiller, jeta sur son amie un regard chargé de gratitude et lui tendant la main, elle murmura :

— Le Ciel vous bénisse, ma chérie.

XV
l’heure de tristesse.

L’entrevue de Pauline et de Cary Singleton ne fut pas retardée d’un instant. Tous deux désiraient que Zulma fût présente, mais celle-ci imagina quelque prétexte nécessitant sa présence au dehors et sortit de la chambre. Sa figure rayonnait de résolution héroïque. Rencontrant Batoche dans le passage, près de l’entrée de la maison, elle se laissa tomber sur son épaule et pleura en silence.

— Courage, mademoiselle, dit le vieillard d’une voix pathétique. Vous avez été magnifique et vous aurez votre récompense ; courage !

— C’est passé, Batoche. Une faiblesse d’un moment, à laquelle je n’ai pu résister. Je suis plus heureuse maintenant qu’à aucun autre instant de ma vie.

Batoche la regarda avec admiration et murmura :

— Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver sa vie.

— Un seul, et nous l’avons pris.

— Vous l’avez pris ; pas moi. Vous en avez tout le mérite et vous serez bénie en récompense de votre sacrifice.

Tous deux entrèrent ensuite dans la place où se tenait M. Belmont, auquel ils tinrent compagnie, tandis qu’il attendait avec résignation le résultat de la conférence qui avait lieu dans la chambre de la malade.

Nous ne donnerons pas les détails de cette entrevue. Qu’il suffise de savoir qu’elle fut extrêmement consolante pour l’invalide et pénible au suprême degré pour le jeune officier. À la vue de la figure émaciée de la jeune fille, Cary perdit tout empire sur ses sentiments. Il ne se rappela qu’une chose : que cette moribonde lui avait sauvé la vie. Il ne vit qu’un devoir à accomplir : sauver la vie de sa bienfaitrice à n’importe quel sacrifice pour lui-même ou pour les autres. Les longues veilles de ces huit semaines chez M. Belmont lui revinrent à la mémoire ; l’attention infatigable, les tendres soins, les douces paroles de consolation et d’encouragement… la maladie était le résultat de tout cela ; c’était assez.

Tout heureuse que fût Pauline d’entendre ses paroles de gratitude et ses déclarations de dévouement, elle ne dit rien qui pût l’autoriser à croire que tout cela pût avoir l’effet de rétablir sa santé et de lui relever le moral. La pauvre enfant tremblait à la pensée de l’alternative où elle était placée. Zulma, si près — un mur seulement la séparait d’elle. — Roderick, si loin — les remparts de Québec semblant avoir disparu au-delà d’un horizon infini. — La mort était là, tout près. Pourquoi la fuir ? Pourquoi ne pas accueillir sa délivrance avec des bénédictions ?

Ce ne fut point par des paroles que Pauline communiqua ces pensées à Cary ; malgré toute sa résolution, elle en aurait été incapable ; mais il ne comprit que trop sa pensée, la violence de sa propre douleur lui faisant lire sur la figure souffrante de la malade les pensées secrètes qu’en temps ordinaire il n’aurait jamais pu pénétrer.

Mais, en dépit de tout cela, Pauline était heureuse de la seule présence de Cary. Par moments, elle prenait à peine garde à ce qu’il disait, tant elle trouvait de jouissance dans l’assurance qu’il était de nouveau à son côté. Si elle avait pu jouir indéfiniment de ce bonheur, sans qu’il fût besoin d’engagements ou de protestations, sans nécessité de rappeler le passé ou d’envisager l’avenir, elle aurait été heureuse et n’aurait demandé rien de plus. Ce rêve de passivité tranquille était un fatal symptôme de l’écroulement complet de son énergie et de la dissolution prochaine de son être. Mais ce rêve lui-même devait être interrompu. Une heure s’était écoulée et les ténèbres avaient envahi la chambre, ce qui avertit Cary qu’il lui fallait retourner au camp.

Lorsqu’il annonça son départ à la malade, elle se lamenta à faire pitié et il lui fallut quelque temps avant qu’il pût la calmer. Elle ne voulut même accepter de consolation que lorsqu’il lui assura qu’il reviendrait auprès d’elle aussi tôt et aussi souvent qu’il pourrait s’arracher à son service militaire. Avant de la quitter, il se pencha et, tout en lui pressant doucement la main, il lui donna sur le front un baiser respectueux. Il fit cette action naturellement et comme s’il eût accompli un devoir. Elle reçut ce gage d’affection sans surprise et comme si elle l’eût attendu. Ce fut le sceau de l’amour.

La calèche attendait à la porte ; Cary y monta après avoir échangé quelques mots seulement avec M. Belmont et Zulma. Il était préoccupé et presque sombre. Batoche prit un siège à son côté et ils s’éloignèrent dans les ténèbres. Ils parcoururent presque les deux tiers de la route sans échanger une syllabe. Les étoiles, l’une après l’autre percèrent les ténèbres et apparurent comme autant de nymphes rieuses ; la lune s’éleva gracieusement dans l’espace et les bruits sourds de la nuit se firent entendre de tous côtés.

Batoche était trop perspicace pour parler, mais ses yeux brillaient, tandis qu’il conduisait le cheval. Son compagnon était absorbé dans ses pensées. Finalement la brise fraîchissant les avertit qu’ils s’approchaient du vaste St-Laurent. Au-dessus de Québec flottait une pâle lueur causée par ses centaines de lumières, et les feux de bivouac de l’armée continentale apparaissaient çà et là dans le lointain. Ils arrivèrent à un endroit raboteux de la route, où le cheval dut être mis au pas.

— Batoche, dit Cary d’une voix rauque.

— Oui, capitaine, répondit son interlocuteur d’un ton calme.

— Nous touchons à la fin.

— Hélas !

— Vous voyez ces feux, là-bas ? Ils seront bientôt éteints. La flotte anglaise arrive amenant des renforts et nous ne pouvons leur résister. Il nous faudra fuir. Mais avant de partir, j’espère que nous nous battrons, et si nous nous battons, j’espère que je serai tué. Je suis las des désappointements et des défaites. Je voudrais mourir.

Ces paroles furent dites avec un tel accent de détresse que, pour une fois, Batoche fut jeté hors de ses gardes et ne put rien répondre. Pas un mot d’argument, pas une parole de consolation. Fouettant le cheval, qui prit le galop le plus rapide, il murmura avec dépit :

— Vous ne mourrez pas, mais moi……

XVI
la grande retraite.

Quelques jours se passèrent, et l’on fut bientôt au mois de mai. Cary Singleton avait bien prévu les graves événements qui allaient arriver. Une crise se produisit dans le siège de Québec. Depuis que la neige avait disparu, les Américains avaient montré quelque activité.

La canonnade sur la ville était devenue plus fréquente et, sur divers points, les assiégeants feignirent de vouloir escalader les remparts, avec des cordes et des échelles. Une goëlette armée nommée Le Gaspé qu’ils avaient capturée pendant l’automne fut préparée de manière à servir de brûlot. Elle devait descendre le courant à la dérive et détruire la flottille amarrée dans le Cul-de-sac, à l’extrémité est de la basse ville. On prépara aussi d’autres vaisseaux dans le même but. À neuf heures, le soir du 3 mai, eut lieu la tentative. L’un des brûlots parti de Lévis s’avança vers Québec sans être molesté, la garnison le prenant pour un vaisseau ami. Les Américains croyaient déjà avoir réussi, lorsque le vaisseau fut hélé de la côte. N’ayant pas répondu, la grande batterie placée sur le cap ouvrit le feu sur lui. Se voyant découvert, l’équipage mit aussitôt le feu au combustible et laissa aller le bateau à la dérive, dans la direction du Cul-de-Sac. Un instant de plus le brûlot atteignait l’endroit désiré et les bateaux, avec la plus grande partie de la basse ville devenaient la proie des flammes. Mais la marée ayant commencé à descendre depuis une heure, le courant le refoula, malgré le vent du nord-est qui lui était favorable. Cet insuccès fut un terrible désappointement pour les Américains. C’était leur dernière ressource contre Québec. Si cette tentative eût réussi, l’armée devait attaquer la ville pendant la confusion que la conflagration produirait nécessairement et l’assaut aurait été terrible, car leurs échecs continuels les avaient réduits au désespoir et, du reste, ils savaient que c’était là leur dernière chance de réussite, avant l’arrivée de la flotte anglaise attendue de jour en jour.

La flotte ne tarda pas à faire son apparition. À six heures, le matin du 6 mai, on aperçut une frégate doublant la pointe Lévis. Toute l’armée américaine assista à son entrée triomphale. Les remparts de la ville étaient couverts de spectateurs empressés à jouir de ce spectacle si consolant. Les tambours battaient aux champs, les cloches sonnaient à toute volée et de la foule s’élevait une immense clameur que l’écho alla porter des plaines d’Abraham à travers le fleuve, jusqu’à l’île d’Orléans. C’était, pour les assiégés, une acclamation de la délivrance ; pour les assiégeants, le glas de la défaite finale. La frégate était bien nommée La Surprise. Elle portait à son bord deux compagnies du 29e régiment avec un certain nombre de soldats de marine, le tout s’élevant à deux cents hommes, qui furent débarqués immédiatement.

Elle fut bientôt suivie par d’autres vaisseaux de guerre amenant des renforts plus importants encore.

À midi de ce jour mémorable, la garnison appuyée par les soldats nouvellement arrivés se forma en différents corps, sortit des portes et s’avança lentement jusqu’au champ de bataille de Sainte-Foye où le chevalier de Lévis avait remporté sa brillante mais inutile victoire sur Murray, le 28 avril 1760. Carleton, maintenant qu’il était appuyé par des renforts du côté de la mer, secoua son inaction et décida de livrer bataille aux Continentaux. Mais à part quelques arrière postes qui firent feu en se repliant, l’ennemi avait complètement disparu. Il avait commencé une retraite précipitée, abandonnant toutes ses provisions, son artillerie, ses munitions et ses bagages. La grande campagne se terminait ainsi en une défaite désastreuse.

Les Américains ayant reçu de légers renforts à Sorel essayèrent quelque résistance, mais les troupes anglaises qui s’avançaient sous les ordres de Carleton et de Burgoyne, le commandant des nouvelles forces, les forcèrent à continuer leur fuite. Ils furent contraints d’abandonner successivement toutes les places dont ils s’étaient emparés : Montréal, Chambly, Saint-Jean, l’Île aux Noix et ils ne se crurent en sûreté qu’après avoir atteint la tête du lac Champlain. Là, ils s’arrêtèrent et se rallièrent, formant une puissante armée sous les ordres de Gates, et un an plus tard, ils tirèrent de ce même Burgoyne, successeur de Carleton, une terrible vengeance en faisant toute son armée prisonnière à Saratoga. Cette victoire fut en réalité leur premier pas vers l’indépendance des Colonies. Arnold se battit en héros dans ce combat et il y montra des qualités qui auraient assuré son succès à Québec, si le sort ne lui eût pas été contraire.

XVII
consummatum est.

La fuite des Continentaux causa la plus profonde émotion non-seulement à Québec, mais dans tous les environs. Ils avaient occupé le sol si longtemps, que leur départ soudain créa un grand vide. Ceux qui leur étaient opposés éclatèrent en acclamations, tandis que le grand nombre de ceux qui sympathisaient avec eux étaient plongés dans la plus grande consternation.

Les mauvaises nouvelles voyagent vite. Longtemps avant le coucher du soleil de ce même jour, l’événement fut connu à Valcartier. La nouvelle tomba comme la foudre sur le petit cottage occupé par M. Belmont. Il eût été inutile à Zulma d’essayer de maîtriser ses sentiments. Elle se précipita dans le jardin où elle s’abandonna à sa douleur. Elle n’avait pas prévu cette catastrophe et n’avait jamais cru qu’une telle issue de la campagne fût possible. Et maintenant, il était parti, entraîné dans une fuite précipitée, sans une ligne d’avis, sans un mot d’adieu. Après ce qui était arrivé les jours précédents, une seule entrevue finale lui aurait aidé puissamment à mettre le sceau à sa résignation et à la réconcilier avec son sort. Cette consolation même lui était refusée.

Inutile de dire que le chagrin de M. Belmont fut aussi profond. Nous connaissons les nombreuses raisons personnelles et politiques, concernant ses concitoyens, sa fille et lui-même, qui lui faisaient désirer le succès de la cause américaine. Ce fut en vain qu’il essaya de cacher son émotion, en présence de Pauline. Elle comprit immédiatement que quelque événement extraordinaire venait d’arriver. L’attitude de Cary, à sa dernière visite, avait été assez étrange pour laisser l’impression qu’il était sous le coup de quelque calamité imminente. Le soir précédent, en lui disant au revoir, ses manières étaient brusques, étranges, presque farouches. Il était tendre et pourtant rude. Si elle ne l’avait pas su sous le coup d’un terrible chagrin, elle aurait pu craindre qu’il ne se laissât aller à la colère. Il protesta de son éternelle gratitude. Il exprima son amour en paroles brûlantes. Il fut beau, dans la grandeur de ses sentiments et pourtant il y avait en tout cela quelque chose d’indéfini qui rendit son départ particulièrement pénible à Pauline et lui causa une fâcheuse impression.

Ses dernières paroles furent :

« Si vous ne voulez-pas consentir à vivre, Pauline, il ne me reste qu’une chose à faire. Vous comprenez ?

Elle l’avait parfaitement compris. Ces mots avaient continuellement retenti à ses oreilles depuis lors, et maintenant, à l’aspect de son père, elle soupçonna tout à coup que ces sinistres paroles avaient peut-être reçu leur accomplissement. Cary était-il tué ? Avait-il cherché la mort dans la bataille ? Le doute ne pouvait souffrir aucun délai et, rassemblant toutes ses forces, elle interrogea brusquement M. Belmont.

— Non, pas mort, mon enfant, mais…

— Mais quoi, père ? Je vous en prie, dites-moi tout.

— Ils sont partis ! Le siège est levé. C’était imprévu et cela s’est fait avec la plus grande précipitation.

— Et lui !…… parti aussi ?

— Hélas ! ma chérie.

— Autant vaudrait qu’il fût mort !…

Et poussant un cri perçant, Pauline retomba sur son oreiller, évanouie.

Le cri fut entendu par Zulma, qui était dans le jardin et elle se précipita dans la chambre. Le visage de la malade était si terriblement altéré que Zulma fut saisie d’horreur. Pauline avait absolument l’aspect d’un cadavre. On ne pouvait entendre aucune respiration et son pouls avait apparemment cessé de battre. On lui fit respirer des sels et l’on prit tous les moyens de lui faire reprendre ses sens, mais sans résultats. Zulma et M. Belmont n’échangèrent pas un seul mot, mais tous deux crurent que c’était la fin. Avec le coucher du soleil et les ténèbres de la nuit, un terrible silence tomba sur la maison et dans ce calme lugubre, on semblait entendre vaguement le bruissement d’ailes de l’ange de la mort. Bientôt la tempête s’éleva, accompagnement digne d’une pareille scène. Les éclairs illuminaient le firmament et les grondements du tonnerre remplissaient d’horreur la nature. Une bourrasque balaya le pays remplissant l’air de cris lugubres, tandis que la pluie tombait par torrents. Durant de longues heures, Zulma resta agenouillée à côté du corps inanimé de sa compagne. M. Belmont était assis à la tête du lit, avec la rigidité d’un cadavre. Sans le secours de Celui dont l’œil toujours vigilant était fixé sur cette maison frappée par le malheur, qui sait quelle scène affreuse aurait éclairée le soleil du matin ?

Au milieu de l’orage, on entendit tout à coup le galop d’un cheval, puis presque aussitôt, du bruit à la porte. Zulma se tourna vers M. Belmont avec un doux sourire, tandis que celui-ci se réveillait de sa stupeur avec tous les signes de la terreur.

— Ciel ! nos ennemis sont-ils déjà sur nous ? s’écria-t-il en se levant en sursaut.

— Ne craignez rien, dit Zulma en se levant aussi : Ce sont nos amis.

Elle alla ouvrir la porte et Cary Singleton entra, accompagné de Batoche. Tous deux étaient couverts de boue et leurs traits hagards témoignaient de leur trouble. Un coup d’œil leur suffit pour leur révéler la situation. Le jeune officier, après avoir pressé la main de Zulma et celle de M. Belmont resta quelques instants debout, les yeux fixés sur Pauline évanouie. Le vieillard en fit autant, à quelque distance en arrière. Bientôt, ce dernier toucha légèrement l’épaule de l’officier, qui se retourna. Les quatre amis tinrent alors pendant quelques minutes et à voix basse une consultation. Cary et Zulma, — cette dernière surtout, — parlant avec animation et résolution. On en arriva bien vite à une conclusion, car M. Belmont quitta précipitamment la chambre. Durant sa courte absence, tandis que les deux hommes reprenaient leur attitude d’observation près de la malade, Zulma porta une petite table près du chevet, la couvrit d’un linge blanc, y plaça deux chandeliers portant des cierges allumés et un petit vase rempli d’eau bénite dans lequel plongeait un léger rameau de cèdre. Elle fit tous ces préparatifs tranquillement, méthodiquement et avec adresse, comme s’il se fût agi d’une besogne ordinaire du ménage. Pas un instant elle ne leva les yeux de dessus son ouvrage, mais, grâce à l’augmentation de lumière dans la chambre, on aurait pu remarquer sur chacune de ses joues un point d’un rouge-feu. Cary, tout absorbé qu’il était dans ses méditations, ne put s’empêcher de jeter un regard sur elle, tandis qu’elle circulait ainsi, tandis que Batoche, sans toutefois lever la tête, ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements. Qui peut dire ce qui se passa dans le cœur de ces trois personnes, ou combien de leur existence ils vécurent durant ces quelques instants ?

À peine Zulma avait-elle terminé ses préparatifs, que M. Belmont revint accompagné du curé de Valcartier, vénérable prêtre, dont le sourire, tandis qu’il saluait tous les membres du groupe et parcourait des yeux la chambre, était une vraie bénédiction. Son influence dut s’étendre même à la pauvre malade évanouie, car lorsqu’il s’approcha d’elle et l’aspergea de l’hysope en prononçant à voix basse une prière, elle ouvrit lentement les yeux et le regarda fixement pendant quelques instants ; puis tournant le regard vers les cierges allumés et le linge blanc, elle sourit et dit :

— C’est l’extrême-onction, Monsieur le curé, je vous remercie.

Le vieux prêtre avec cette parfaite connaissance du monde et du cœur humain que lui avait donnée sa longue carrière pastorale, s’approcha davantage et en quelques paroles sérieuses, expliqua toute la situation à la jeune fille, il se retira alors un peu à l’écart, révélant la présence de Cary. Les deux amants tombèrent dans les bras l’un de l’autre et restèrent ainsi cœur contre cœur pendant quelques instants. Pauline appela ensuite Zulma, qui était à genoux, au pied du lit et dans l’ombre. L’entrevue fut courte, mais passionnée. Finalement, un mot de Zulma eut un effet magique et tous trois se tournèrent vers les assistants, souriant à travers leurs larmes.

La cérémonie fut brève. Là, en présence de ces quelques spectateurs, à cette heure solennelle, les mains furent jointes, la bénédiction fut prononcée et Cary et Pauline furent unis en mariage. Le prêtre ouvrit ensuite le registre de la paroisse et les mariés ainsi que les témoins y apposèrent leur signature. Zulma écrivit la sienne d’une écriture large et ferme ; mais une larme qu’elle ne put retenir tomba sur le nom en faisant tache.

— Reposez-vous maintenant, mon enfant, dit le prêtre, en prenant congé.

Pauline, épuisée par la fatigue et l’émotion, retomba aussitôt dans le sommeil, mais toute trace de douleur avait disparu et sa respiration régulière montra qu’elle jouissait d’un repos normal. Alors Batoche, s’approchant de Cary lui montra silencieusement l’horloge.

— Hélas ! oui, dit celui-ci en se tournant vers M. Belmont et Zulma ; il est maintenant minuit et le dernier acte de ce drame doit se jouer. Notre camp est à trente milles d’ici et la nuit est terrible. Je suis venu ici accomplir un devoir, il me faut maintenant retourner là-bas en accomplir un autre. Il est heureux qu’elle dorme. Vous lui direz tout à son réveil.

Il continua en paroles brûlantes, recommandant Pauline à Zulma et à M. Belmont. Il leur répéta que seule, sa loyauté envers sa patrie pouvait l’engager à partir. Si son armée avait été victorieuse, il aurait pu quitter le service militaire et rester auprès de Pauline et au milieu de ses amis. Mais aujourd’hui qu’elle était en déroute, il ne pouvait abandonner son drapeau et il savait que Pauline le mépriserait s’il n’agissait ainsi. Dès le lendemain, les Américains devaient continuer leur fuite. Dans quelques jours, ils seraient hors du Canada.

Quand il eut fini de parler, il jeta les bras autour du cou de Zulma, en la remerciant de son dévouement, lui assurant qu’il ne l’oublierait jamais et qu’il serait toujours à son service.

— Je vous confie Pauline, lui dit-il. Je ne pourrais la remettre à aucune autre personne avec autant de confiance. Elle m’a sauvé la vie. Unissons-nous tous deux pour sauver la sienne. Elle m’a promis que désormais elle essaierait de vivre. Avec votre aide, je suis sûr qu’elle y parviendra. C’est ma seule consolation en ce moment, avec l’assurance que vous serez toujours son amie et la mienne.

Batoche adressa aussi quelques mots à Zulma. Il lui prédit que le Ciel récompenserait son abnégation, la pria de le rappeler au souvenir de ses amis, et, dans les termes les plus touchants, la supplia de prendre soin de la petite Blanche à laquelle il envoya, en versant une larme, une dernière bénédiction. Il dit ensuite à M. Belmont que Blanche connaissait le secret de la cassette et le lui révélerait. Alors eut lieu la séparation finale. Cary et Batoche quittèrent la maison ensemble. Le lendemain matin, le jeune officier avait rejoint ses compagnons et continuait avec eux la retraite. Quant au vieux soldat, il gisait sur l’herbe humide, au pied des chutes de Montmorency, — mort ! Son cœur de lion avait été brisé. Batoche n’avait pu survivre à la ruine de ses espérances.

XVIII
quintette final.

Huit ans s’étaient écoulés. On était dans l’été de 1784. La grande guerre de la Révolution était terminée et la paix avait été signée. Cary Singleton ayant déposé les armes, entreprit de voyager pour se reposer et se remettre de ses fatigues. Sa première visite fut au Canada ; en compagnie de sa femme et de M. Belmont, qui désirait retourner à Québec pour y passer ses vieux jours. Ayant accompagné Pauline au Maryland aussitôt après son rétablissement, — qui avait été très lent, — il avait mené là-bas une tranquille existence ; mais il commençait désormais à sentir le poids de la vieillesse et comme il n’avait plus la moindre inquiétude sur la sécurité de Cary, la nostalgie s’était emparée de lui. Il n’est pas besoin de dire que le voyage fut des plus agréables. On visita tous les lieux habités ou parcourus autrefois ; on revit toutes les anciennes connaissances que la mort avait épargnées ; mais la plus grande attraction pour Cary et Pauline était Zulma et Roderick. Qu’étaient-ils devenus ? Celui-ci était resté à l’armée pendant un an après la délivrance de Québec. Portant partout au fond du cœur son désappointement et son chagrin, il prit part à l’expédition de Burgoyne et partagea le sort de ce général, à Saratoga ; mais comme Morgan assistait à cette bataille, où il causa la mort du brave général anglais Fraser, et que Cary était avec lui, Roderick reçut de ce dernier le même traitement qu’il lui avait procuré après le combat du Sault-au-Matelot. Tandis que tous les soldats de Burgoyne étaient retenus prisonniers dans l’intérieur du pays, Hardinge obtint sa libération par l’influence de Singleton auprès de Morgan ; il retourna dans sa patrie et renonça pour toujours à la carrière militaire. Il se retira d’abord à la campagne, dans son domaine ; mais la solitude lui devint pénible et il alla fixer sa résidence dans la vieille capitale. L’une des premières personnes qu’il y rencontra fut Zulma, à peine de retour de Paris, où elle avait passé une couple d’années. C’était maintenant une tout autre femme ; son animation, sa vivacité s’était calmée et elle portait aussi bravement qu’elle le pouvait le fardeau de son isolement. Mais sa merveilleuse beauté n’avait pas diminué ; elle s’était plutôt épanouie comme une fleur à l’apogée de sa floraison. Comme Roderick, elle était seule au monde, son père étant mort un an après le siège de Québec. Il était tout naturel que ces deux anciennes connaissances se rapprochassent peu à peu et personne ne sera surpris d’apprendre, qu’après une complète explication mutuelle, et beaucoup de délibération, ils unirent leurs existences. Personne ne sera non plus étonné que leur union ait été heureuse et ait produit de solides fruits de bonheur. Ils le méritaient bien et leur grand sacrifice fut littéralement récompensé au centuple.

Parfois, quand il était d’humeur plus enjouée que de coutume, Roderick disait :

— Vous vous rappelez, ma chère, que je vous ai prédit un jour que je prendrais ma jolie rebelle. Je l’ai capturée enfin.

Et il riait à gorge déployée. Zulma souriait alors faiblement, comme si le souvenir n’avait pas perdu toute son amertume, mais elle retournait à son mari ses caresses avec effusion.

Nous ne nous arrêterons pas à décrire la réunion des quatre amis, après tant d’années. Notre histoire approche de sa fin et nous n’avons d’espace que pour un dernier incident.

Un beau jour, dans l’après-midi, ils se trouvèrent tous réunis au pied de la chute de Montmorency, autour de l’humble tombe de Batoche : un petit tertre couvert de gazon, à la tête duquel s’élevait une croix noire. En leur compagnie apparaissait le pittoresque costume d’une religieuse ursuline : c’était la petite Blanche, que Zulma avait placée au couvent après la mort de son père et qui avait consacré son existence à Dieu. Grâce à une dispense spéciale d’une règle très sévère, il lui avait été permis d’accompagner les amis de son enfance à la tombe de son grand-père. Zulma et Pauline plantèrent des fleurs et Blanche s’agenouilla en sanglotant et en priant. Tous, même les deux hommes énergiques, versèrent des larmes à la vue d’une scène qui leur rappelait tant de souvenirs.

Pauvre Batoche ! Qu’y avait-il donc, dans la musique de la chute, qui paraissait répondre à ce tribut de ses amis ?

 

Au cours de ma première visite au Canada, il y a quelques années, je rencontrai sur le bateau du Saguenay une jeune dame dont la beauté et la distinction firent sur moi une heureuse impression. Je demandai qui elle était. Un vieux monsieur m’apprit que son nom était Hardinge, et en retraçant sa généalogie, suivant l’habitude favorite des vieillards, il démontra à l’évidence que ses deux grand’mères étaient les héroïnes et ses deux grand-pères, les héros de cette histoire. Un fils de Roderick et de Zulma avait épousé une fille de Cary et de Pauline et cette jeune femme était le fruit de leur union. Ainsi, enfin, le sang de tous nos amoureux s’était réuni dans les veines d’une même personne.

FIN.

TABLE DES MATIÈRES


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  1. Ceci a été écrit en 1877. Le nombre de ces diocèses, en 1894, est de 108.