Les Bastonnais/04/14

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 253-257).

XIV
l’amitié plus forte que l’amour.

Depuis que Zulma avait reçu la lettre de son frère lui apprenant l’état critique de Pauline, elle avait été dans une constante anxiété. Son inquiétude ne fut un peu calmée que lorsqu’elle apprit le projet de départ de la ville. L’intérêt que Cary Singleton portait à la jeune malade n’était pas moindre. Il était d’une autre nature, mais beaucoup plus profond. Quand, à la porte du manoir Sarpy, il avait entendu des lèvres de Zulma ces mots : « Pauline se meurt, » il avait sauté en selle et s’était rendu au triple galop au camp, où il avait rencontré Batoche. Il l’avait chargé de rechercher tous les moyens de communiquer directement avec M. Belmont. Par l’intermédiaire du vieillard, il avait suivi chaque jour les phases de la maladie. Mais il fut grandement surpris et fort ennuyé de ce que Batoche ne lui avait pas appris que Pauline était sortie de Québec et de ce que le vieillard avait été deux jours absent sans l’en prévenir. Cary et Zulma s’entretinrent souvent de leur amie commune. Le jeune officier ouvrit son cœur sans réserve, n’ayant pas conscience qu’il eût rien à cacher et comptant implicitement sur Zulma comme la première personne au monde à laquelle il pût faire ses confidences et de laquelle il pût attendre de la sympathie. Cette simplicité, tout d’abord, parut très naturelle à Zulma, parce qu’elle-même était simple et avait toujours suivi les impulsions de son cœur, sans mélange d’égoïsme et sans soupçon de pénibles conséquences. Nonobstant la singulière conversation qui avait eu lieu entre eux sur les bords du St-Laurent, comme nous l’avons rapporté, leur confiance mutuelle ne s’était pas amoindrie le moins du monde, et tandis que Zulma ne craignait pas un instant que Cary fût perdu pour elle, lui ne s’était jamais imaginé qu’une séparation, entre eux, fût au rang des choses possibles, sans aucune faute de sa part ou aucun moyen de la part de Zulma d’éviter le coup. Cette disposition d’esprit de Cary comme homme et comme soldat est aisément compréhensible. Les femmes attribuent aux hommes de la ruse et de l’artifice dans les affaires d’amour. Cette opinion n’est pas toujours exacte. Très souvent, ils sont naturels et cet égoïsme même qu’on leur attribue est le motif qui les entraîne, tête baissée, à la possession de l’objet désiré, sans tenir compte des obstacles possibles et positifs que l’instinct plus froid de la femme remarque généralement. L’état d’esprit de Zulma était plus singulier et il demande un mot d’explication. Si nous avons réussi à peindre ce caractère, le lecteur doit avoir une impression de noblesse exempte de toute trace de bassesse de sentiments, une impression de force de volonté capable de la plus sublime générosité.

Zulma était une enfant gâtée, mais ce défaut ne dégénérait jamais chez elle en stupidité. Personne ne comprenait mieux qu’elle la convenance relative des choses. Jamais une ombre d’hypocrisie ou la plus légère nuance de soupçon ne venait souiller son esprit. Son caractère était diaphane. Elle pouvait mettre un frein à ses pensées et à sa langue comme fort peu de personnes de son sexe, à son âge. Dans le tournoi de la conversation avec les hommes, elle savait manier aussi adroitement que personne les épées de la réticence ou de l’équivoque, mais le fond de sa nature était la vérité, la simplicité et l’honneur dégagés de tout artifice. Nos lectrices nous comprendront parfaitement quand nous leur dirons en un mot que Zulma n’était en aucune manière une coquette. Elle était toujours sincère, même dans son jeu de physionomie. Là était le secret de son pouvoir et de son ascendant.

Étant donné une telle nature, le lecteur sera disposé à accepter notre assertion qu’elle n’avait jamais supposé que les relations de Cary et de Pauline pussent l’émouvoir en rien. De jalousie, elle n’en avait point, en étant incapable ; mais quand même elle n’aurait pas été bien au-dessus de ce vice diabolique qui sévit surtout sur le sexe féminin, elle n’aurait pu en ressentir les atteintes en cette circonstance, car rien ne lui paraissait devoir exciter en elle un pareil sentiment. Aussi, quand Cary lui parla avec la plus grande anxiété de la maladie de Pauline, des craintes que lui en inspirait le résultat et de son désir de faire tout en son pouvoir pour détourner le coup qui la menaçait, elle partagea complètement ses sentiments et accrut encore son chagrin par la chaleur de ses propres sympathies. Quand, ayant appris que Pauline était sortie de Québec, il déclara qu’il la suivrait à n’importe quelle distance, partout, pour essayer de la sauver, ce fut avec une cordialité toute spontanée que Zulma ajouta qu’elle l’accompagnerait et ferait tout ce qui était humainement possible pour ramener à la santé cette amie qui lui était si chère.

Il n’est donc pas étonnant qu’aussi bien que Cary, elle fût vexée du silence de Batoche sur le lieu de refuge de la malade. Durant trois longs jours, le vieillard fut inexorable. Ni les cajoleries de la jeune fille, ni le grave mécontentement du militaire ne purent l’émouvoir. Sa seule réponse était :

— Pauline ne veut voir que mademoiselle Sarpy et encore, pas maintenant plus tard.

— Mais je veux la voir, répliquait Cary avec impatience.

— Alors, trouvez-la, capitaine, répondait Batoche d’un ton railleur.

Leur anxiété mutuelle, néanmoins, était un peu soulagée par l’assurance que leur donnait leur vieil ami, que l’état de Pauline s’était amélioré.

Toutefois, cette situation ne pouvait pas durer. À la fin du troisième jour, le vieux soldat courut à Valcartier. Il fut si alarmé de la rechute qu’il constata, qu’il revint presque immédiatement. Cary devina aussitôt la vérité, à l’altération de ses traits.

— Batoche, je vous ordonne de me dire où elle est.

— Patience, capitaine, répondit le vieillard, avec un accent de peine et de compassion. Votre ordre est juste et sera exécuté. Vous avez le droit de voir Pauline et vous la verrez ; mais mademoiselle Zulma doit y aller la première. Vous irez ensuite. Je me hâte de me rendre à la Pointe-aux-Trembles.

Zulma ne se fit pas répéter l’appel. Elle ordonna aussitôt la calèche et, en compagnie de Batoche, elle se rendit immédiatement à Valcartier.

Quelle entrevue ! Jamais Zulma n’avait eu tant besoin de garder son sang-froid. Si elle avait obéi à son impulsion elle aurait rempli la maison de ses gémissements. Ce n’était pas Pauline, qui était là couchée devant ses yeux ; ce n’était que son ombre. Ce n’était pas la jeune fille pleine de vie et de gaieté, qu’elle avait connue. Le sceau de la mort apparaissait sur chacun de ses beaux traits. Elle se pencha tout doucement, appuya sa tête près du front de marbre qui reposait sur l’oreiller, passa ses bras autour du cou de Pauline et l’embrassa longuement et chaleureusement. Puis, toutes deux se firent leurs plus intimes confidences, presque bouche à bouche, avec cette merveilleuse douceur qui est le don le plus divin que Dieu ait fait aux femmes. Pauline se sentit ranimée, en cette occasion. Elle était si heureuse de voir Zulma, elle qui avait désiré mourir seule et oubliée ! C’était presque, pour elle, l’aurore de la résurrection que d’avoir enfin auprès d’elle cette amie bien aimée. Tout fut passé en revue, tranquillement, graduellement, avec des interruptions causées par des larmes ou des baisers, mais si rapidement toutefois qu’une demi-heure s’était à peine écoulée, que Zulma avait pris une résolution héroïque.

Après avoir, d’un geste caressant, repoussé les cheveux humides égarés sur les tempes palpitantes de la malade, elle se leva sereine, majestueuse, le regard illuminé d’un éclair de détermination énergique et les traits empreints de la placidité de l’héroïsme. Elle sortit de la chambre et appela Batoche.

— Prenez ma calèche. Courez au camp et ramenez le capitaine Singleton sans délai. Dites lui qu’il faut qu’il voie Pauline avant le coucher du soleil, et que je le désire.

Le vieillard comprit et ne se fit pas répéter ses instructions.

— Bon, s’écria-t-il. Voilà une admirable jeune fille. Elle a tout compris au premier coup d’œil. Ce que je ne pouvais pas faire, elle l’a fait. Maintenant, Pauline est sauvée. Pauvre Pauline !

Durant trois heures, les deux amies demeurèrent en tête-à-tête, les mains dans les mains. Des paroles pleines d’ineffable tendresse furent prononcées. Il y eut des intervalles de silence non moins remplis de bonheur. Les yeux, comme les lèvres, parlaient un langage de parfaite intelligence mutuelle.

Le sujet de Zulma était l’espérance. Elle atteignit bientôt le point où elle repoussa l’idée de la mort et insista sur la nécessité de vivre pour leur bonheur mutuel. Non pas pour le salut de Pauline, mais pour sa propre tranquillité. Maintenant qu’elle savait tout, elle voyait qu’il fallait que la mort fût dépouillée de son aiguillon et que le tombeau renonçât à sa victoire.

Pauline consentait-elle ? Elle ne le disait pas — comment l’eût-elle osé, elle qui se mourait sans espoir ? — Mais dans ses yeux renfoncés se jouait une lueur fugitive qui semblait être un reflet du rayon de soleil désiré et attendu.

L’après-midi s’écoula doucement, paisiblement. Le soleil glissait derrière les arbres et les grandes ombres s’allongeaient sur la vallée, obscurcissant légèrement le jour tamisé par les petits carreaux de vitre. L’heure solennelle du crépuscule était arrivée. La cloche du village voisin sonnait l’Angelus et Zulma était agenouillée près du lit pour murmurer l’Ave Maria. Quand elle se leva, elle se tint immobile et écouta. On entendait le bruit des roues d’une voiture, à la porte.

— Entendez-vous ? dit-elle.

Pauline ouvrit de grands yeux égarés et ses traits s’altérèrent en un instant ; puis, se retournant rapidement, elle enfouit sa figure dans l’oreiller, en sanglotant convulsivement.

— Oh, Zulma, c’en est trop. Pourquoi avez-vous fait cela ? Cela ne doit pas être. Oh, laissez-moi mourir.

Elle essaya d’en dire plus long, mais ses larmes étouffèrent sa voix.

— C’est la volonté de Dieu ! murmura Zulma d’un ton calme et d’une voix claire, debout et les yeux au ciel, ayant dans le regard quelque chose d’inspiré.

La malade se retourna sur son oreiller, jeta sur son amie un regard chargé de gratitude et lui tendant la main, elle murmura :

— Le Ciel vous bénisse, ma chérie.