Les Bastonnais/04/11

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 243-246).

XI
dans la vallée de la mort.

Le pressentiment de Cary s’était réalisé. Après son départ, Pauline avait lutté contre son sort pendant huit ou dix jours, mais elle avait dû succomber finalement. Un soir qu’elle était assise seule dans sa chambre, les forces de la nature l’abandonnèrent soudainement. Elle tomba lourdement évanouie sur le plancher et fut transportée sur son lit dans les bras de son père. Le médecin la traita d’abord pour un simple cas de débilité physique, résultant de ses longues veilles durant les huit semaines de la maladie de Singleton et de l’extrême anxiété qu’elle avait éprouvée pour l’existence de son ami. Mais, quand la maladie demeura obstinée malgré ses prescriptions, et que d’autres symptômes se montrèrent indiquant un déclin graduel de l’énergie vitale, il devina que c’était une maladie mentale, contre laquelle tout son art serait inutile s’il ne pouvait en découvrir la cause par un aveu de la patiente elle-même. Cette confession aurait été la moitié de la guérison ; mais il ne réussit pas à la lui arracher. Pauline ne savait pas elle-même la cause de ses souffrances. À part la grande faiblesse qu’elle ressentait, elle ne se croyait pas malade. Elle n’avait conscience de rien qui pût être la cause de sa condition présente. Tel était son langage. Mais comme on le pense bien, le vieux docteur expérimenté n’en crut pas un seul mot. Toutefois, il savait qu’il était tout-à-fait inutile de continuer son interrogatoire, sa connaissance de la femme lui ayant appris qu’on ne peut mesurer ni la longueur, ni la largeur, ni la profondeur de son pouvoir de garder un secret. Il consulta donc M. Belmont. Celui-ci lui apprit qu’il avait remarqué un changement notable dans les manières de Pauline, que ce changement coïncidait avec le départ du jeune officier américain, et datait même des derniers jours de sa convalescence, alors que son départ était résolu et n’était plus qu’une question de temps, mais la perspicacité de M. Belmont n’allait pas plus loin. Il déclara n’avoir remarqué aucun attachement particulier entre sa fille et son patient. Elle était presque toujours à son chevet, mais ceci n’était pas plus qu’on ne devait attendre d’une garde au cœur tendre à l’égard d’un pauvre jeune homme tombé au milieu des ennemis et dont la vie dépendait de soins continuels. Le jeune homme avait toujours agi en « gentleman, » plein de précautions, de délicatesse, de réserve et incapable d’abuser de sa position pour s’amuser aux dépens des sentiments de Pauline. D’ailleurs la jeune fille était depuis longtemps liée d’amitié avec le major Hardinge, et le major lui était tout dévoué ; on pouvait même dire que leurs relations étaient du caractère le plus tendre. Enfin cet officier américain, à moins que M. Belmont ne fût bien trompé, avait contracté une profonde affection pour la fille de sieur Sarpy, affection qui lui était retournée et il avait toute raison de croire que Pauline n’en ignorait rien.

— Un instant, dit le vieux docteur, en prenant une pincée de tabac, et en souriant malicieusement, voici peut-être un indice. Votre fille peut être tombée en amour avec ce jeune rebelle, (les jeunes filles ne peuvent pas empêcher de telles choses, vous savez), et la pensée que son cœur appartient à un autre est peut-être précisément ce qui a obsédé son esprit et produit son état actuel.

— Mais Zulma Sarpy et ma fille sont des amies intimes.

— Tant pis ; sa peine morale n’en est que plus grande, et ses combats contre elle-même, plus terribles.

— Mais le major Hardinge ?

— La, la, la ! Votre major !… elle peut l’avoir aimé jusqu’à ce qu’elle ait vu l’autre jeune homme, et alors, ma foi… D’un major à un capitaine, d’un loyaliste à un rebelle, il y a une chute ; Eh ! mon ami, que voulez-vous ? Ces choses-là ne peuvent pas se contrôler : Cela arrive tous les jours. Savez-vous si elle est engagée, en quelque sorte avec ce major ?

— Elle ne l’est pas.

— Comment le savez-vous ?

— Elle me l’a dit elle-même.

— Dans quelle circonstance ? Excusez cette liberté, mon ami, mais avec les confessions des femmes tout dépend des circonstances. Si c’est par la persuasion, les femmes peuvent vous dire la vérité, car leur cœur est bon après tout ; mais si c’est sous le coup de la menace, de la contrainte ou par stratagème, elles peuvent désorienter le plus perspicace d’entre nous.

— Sa déclaration fut dictée par le sentiment du devoir et il y a de cela quelques semaines seulement ; j’étais ennuyé des manières d’Hardinge à mon égard et même avec elle, après la mort de son serviteur, tué comme vous vous le rappelez. J’ai dit à Pauline que je lui demanderais une explication de cette conduite si elle se répétait, et à la même occasion, je lui ai demandé si elle était engagée envers lui de quelque façon. Sa réponse fut une simple et droite négation, et l’enfant est incapable de mensonge.

— Voilà qui va très bien, cela fait disparaître une difficulté. Son esprit ne souffre d’aucun engagement envers le major.

— Mais son amour pour lui doit subsister ?

— Ni ciel, ni terre ne peut dominer l’amour d’une femme. Il est fort comme la mort, immense comme l’Océan, profond comme l’abîme ; et pourtant, un coup d’œil, un geste de la main, un sourire, un mouvement de tête peut le changer pour jamais. Écoutez, Belmont : votre fille aime le jeune officier américain et lui seul. Elle souffre pour Hardinge, elle souffre pour Zulma Sarpy. Le diagnostic est complet. Elle s’épuise dans un combat silencieux et caché entre elle et ses amis, et je crains tout.

— Vous ne voulez pas dire que Pauline est en danger ?

— L’amitié me fait un devoir d’être franc avec vous. S’il n’y a pas un changement complet, d’ici à dix jours, votre fille sera morte.

— Grand Dieu ! s’écria le pauvre père dont le cri d’angoisse fit retentir la maison et alla effrayer Pauline, la réveiller de sa torpeur et lui faire jeter des cris à son tour. M. Belmont se leva et il allait se précipiter vers sa chambre, mais le docteur le retint.

— Ne vous présentez pas vous-même dans cet état : cela pourrait la tuer. Je m’en vais la tranquilliser.

Il le fit comme il l’avait dit. Après quelques minutes, il revint et informa M. Belmont qu’il était bien certain que ses conjectures étaient fondées et conseilla pour la jeune fille un changement de résidence immédiat.

— Un changement de résidence ? Rêvez-vous, docteur ? Nous sommes enfermés dans cette malheureuse ville comme des moutons dans leur parc. Je suis sous le ban, je ne puis espérer aucune faveur. Tout le pays est abandonné ou parcouru par les soldats, et il faut que j’accompagne Pauline. Rien sur terre ne pourrait me séparer de mon enfant ; j’ai vécu pour elle. Mais, docteur, elle ne mourra pas, dites-moi qu’elle ne mourra pas,

— Alors, il lui faut quitter Québec.

— Mais, docteur ?

— Il le faut, c’est un cas de vie ou de mort.

Un pénible silence s’ensuivit. M. Belmont pencha la tête qu’il cacha dans ses mains et gémit : « Que faire, qui m’aidera, qui intercédera pour moi ? » À ce moment même apparut soudainement le capitaine Bouchette ; sa présence fut une révélation. Aussitôt qu’il le vit, M. Belmont se calma et en quelques mots lui exposa ses difficultés.

— Soyez tranquille, mon ami, dit Bouchette de la manière la plus cordiale, il ne peut y avoir aucun obstacle possible. Je vais de ce pas chez le gouverneur et il ne refusera pas ; c’est une question de compassion, et le général Carleton est le plus compatissant des hommes.

Avant qu’une heure se fût écoulée, Bouchette revenait avec la permission dûment signée et scellée. M. Belmont et sa fille avaient la permission de quitter la ville, la raison de leur départ étant pleinement exposée, et ils étaient recommandés aux bons offices des amis comme des ennemis.

Quand Pauline fut informée de cette mesure, elle se remit un peu et sourit de satisfaction, mais bientôt après elle retomba dans sa torpeur habituelle. Le docteur, qui était là pour surveiller l’effet de la nouvelle ne fut pas très satisfait. Il avait espéré un succès plus marqué, et il fut sur le point de craindre que le secours ne fût venu trop tard. Il ordonna en conséquence de remettre le départ à quelques jours pour lui permettre d’administrer quelques stimulants et quelques reconstituants à sa débile patiente.

C’est durant cet intervalle critique que Zulma reçut une lettre de son frère Eugène répétant la rumeur courante que Pauline se mourait. Il ajouta, néanmoins, qu’on allait faire un suprême effort pour la transporter hors de la ville.