Les Bastonnais/04/08

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 232-234).

VIII
le cœur triste.

Ceci n’était pas non plus son unique chagrin. Le matin qui suivit la visite de Batoche, la première pensée de Cary, à son réveil, fut pour la lettre de Zulma. Il demanda à Pauline de la lui lire, ce qu’elle fit aussitôt. La lettre était courte et simple. Elle exprimait l’étonnement et le chagrin causés à la jeune fille par le terrible malheur arrivé à Cary et à ses compagnons et contenait toutes les consolations que l’on pouvait attendre de son cœur ardent et de sa généreuse nature. La seule phrase remarquable était la dernière, qui se lisait comme suit : « Savez-vous que toutes ces adversités me rendent égoïste ? Il me semble que je suis traitée cruellement. Je sais que vous êtes entre bonnes mains, mais c’est ma place d’être à côté de vous, et je suis jalouse de Pauline, qui a le bonheur d’être votre garde-malade. Dites bien ceci à Pauline. Dites-lui que je suis terriblement jalouse et que, si elle ne vous ramène pas à la santé dans quelques jours, je conduirai moi-même une colonne d’assaut, qui réussira à assouvir sa vengeance. Pardonnez-moi cette plaisanterie.

Présentez mes amitiés à Pauline. Je lui écris plus au long sur ce sujet. »

Ces phrases étaient assez innocentes, assez ordinaires et elles firent sourire Cary. Il n’en fut pas de même de Pauline. Elle les lut avec un visage sérieux et d’une voix hésitante, et quand elle eut fini, son regard tomba sur celui du malade avec une expression d’anxiété.

— Une bien bonne lettre, telle que je l’attendais de sa part. J’espère pouvoir la remercier bientôt, dit-il. Et elle vous a écrit aussi, mademoiselle ?

Ceci fut dit de manière à laisser voir clairement le désir de Cary d’entendre lire cette seconde lettre. Pauline le comprit, mais bien que la lettre fût cachée dans son corsage et qu’elle levât instinctivement la main pour la prendre, elle réprima ce mouvement et se contenta de dire qu’entre autres choses, Zulma lui recommandait de prendre le plus grand soin de son patient.

— Vraiment ! dit Cary en souriant, c’est un excès de générosité ; mais elle aurait pu s’épargner cette peine. Permettez-moi de vous le répéter, mademoiselle : ni ma propre mère, ni mes sœurs, ni même Zulma Sarpy ne pourraient me donner de meilleurs soins que ceux que je reçois de vos mains, et si je guéris, comme je le crois maintenant, j’estimerai toujours devoir la vie à Pauline Belmont.

Ce petit discours causa la plus grande émotion à la jeune fille. Il fut prononcé sur un ton calme mais pathétique, et la dernière phrase fut accompagnée d’un regard plus expressif qu’aucune parole. Des mots, du geste, du regard, rien n’avait échappé à la jeune fille, mais ce qui la frappa surtout et lui parut plus significatif que tout le reste, fut que, pour la première fois, son patient l’avait appelée par son nom, Pauline.

Plus tard, dans le cours de la journée, quand Pauline fut seule pour quelques instants, elle reprit la lettre de Zulma et la relut plus attentivement. Elle ne put se dissimuler que c’était l’œuvre d’un noble cœur, plein de généreux sentiments et animé de cette sympathie qu’une véritable amie doit témoigner en des occasions aussi pénibles que celle-ci, Zulma parlait éloquemment des dangers et des anxiétés qui devaient avoir été le partage de Pauline, dans cette terrible matinée de décembre, et elle lui renouvelait son invitation d’abandonner la malheureuse ville et de se réfugier dans le paisible manoir de la Pointe-aux-Trembles. « Vous n’êtes pas faite pour de si terribles scènes, ma chérie, écrivait-elle ; je pourrais les supporter mieux que vous, car tel est mon naturel. Vous devriez être à ma place et moi à la vôtre. Je pourrais ainsi supporter la fatigue de soigner celui qui est notre plus cher ami à toutes deux. »

Telle était la phrase qui avait intrigué Pauline à la première lecture et la rendait encore perplexe à la seconde. C’est à cause de cette phrase qu’elle n’avait pas lu la lettre à Cary. Que voulait donc dire Zulma ?

« Elle se trompe beaucoup, se dit Pauline, si elle me croit incapable de supporter le fardeau dont la Providence m’a chargée. Je ne suis plus ce que j’étais. Ces deux mois de troubles incessants m’ont donné un courage dont je ne me serais jamais crue capable. Ils m’ont complètement changée. J’aurais pu rester hors de la ville, et aller à la Pointe-aux-Trembles ; mais c’est moi qui ai persuadé à mon père de revenir chez nous, et je ne le regrette pas. Je ne quitterais pas aujourd’hui cette maison, même si je le pouvais.

Malgré tout le prix que j’attache à la compagnie de Zulma, à ses avis et à son exemple, je ne consentirais pas à changer de place avec elle.

Pauline parcourut de nouveau la lettre du regard.

« Quelles singulières expressions elle emploie en parlant de mon pauvre patient ! Elle ne parle pas de lui comme de son plus cher ami, mot que je devais m’attendre à voir employer par elle, » (ici un frisson involontaire passa dans tous les membres de Pauline), «  mais elle parle de lui comme notre plus cher ami à nous deux. Que signifie ceci ? A-t-elle écrit cela spontanément, ou après délibération ? Est-ce un piège destiné à me faire commettre quelque indiscrétion ? Non. Zulma est une amie trop sincère pour cela. Hélas ! la chère créature ne sait pas, ne peut pas savoir, ne saura jamais toute la portée de ses paroles. »

Pauline elle-même ne savait pas alors toute la portée des mots écrits sans intention de communiquer la signification qu’elle y attachait. Malgré tous les changements qui s’étaient opérés dans son caractère, sa douce simplicité demeurait intacte. C’est même cette ingénuité qui l’avait portée à recevoir Cary Singleton dans la maison de son père. Quand le jeune officier était tombé malade à l’hôpital du séminaire, c’est Roderick Hardinge qui le lui avait appris, en exprimant le regret qu’il ne pût être mieux soigné. Elle avait immédiatement proposé de le faire transporter chez elle, en offrant ses services comme garde-malade. Hardinge avait accepté avec empressement, et, après beaucoup de difficultés, avait obtenu des autorités la permission nécessaire. Dans toute cette affaire, la conduite de l’officier anglais avait été virile, noble, franche, sans la moindre arrière-pensée ou la plus petite trace d’égoïsme. On doit à la simple vérité de dire que malgré sa sincère admiration pour Cary Singleton, Pauline ne se laissa guider en cette affaire que par des motifs d’humanité et par son amitié pour Zulma. Elle ne considéra pas les complications futures. Elle ne s’arrêta même jamais à se demander s’il se produirait quelque complication, sans cela, le sentiment du devoir aurait pu être un obstacle à son œuvre de charité. Ce devoir était l’amour qu’elle avait pour Roderick Hardinge, amour qui n’avait jamais été avoué en paroles, dont elle n’avait jamais pu, elle-même, mesurer l’étendue, mais qui existait néanmoins et qu’elle avait le bonheur de croire réciproque.

Mais le cœur voyage rapidement dans l’espace de neuf jours et, à la fin de ce laps de temps, il n’était pas étonnant que la visite de Batoche, les lettres de Zulma et la mauvaise humeur de Roderick eussent troublé l’âme de la pauvre jeune fille. L’homme n’est pas maître de ses affections et il y a une destinée en amour comme dans tous les autres événements de ce monde.