Les Bastonnais/04/01

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 210-213).

I
le confessionnal.

C’était la veille de la nouvelle année. La tempête de neige continuait toujours aussi violente et l’atmosphère était si obscurcie que le ciel et la terre étaient confondus. Un peu après midi, Zulma Sarpy était agenouillée dans la petite église de la Pointe-aux-Trembles. Quelques fidèles seulement étaient à ses côtés, des vieillards égrenant leur chapelet et des femmes accroupies sur leurs talons devant l’autel. Suspendue à une chaîne argentée, une lampe solitaire allumée dans le sanctuaire jetait un faible rayon de lumière au milieu des ténèbres déjà tombées. Un silence imposant régnait dans les nefs. En face de l’endroit où se tenait Zulma était une stalle carrée dont le grillage laissait paraître faiblement le surplis blanc du curé, attendant là les pénitents qui désiraient se confesser. Le premier jour de l’année est le plus grand jour de fête parmi les Canadiens-français, qui en commencent toujours la célébration par des exercices de dévotion. Après s’être soigneusement préparée, Zulma se leva et s’approcha du redoutable tribunal de la pénitence. Son maintien était plein de gravité, ses beaux traits étaient pâles, elle baissait les yeux et joignait les mains sur sa poitrine. On ne pouvait jamais mieux percevoir l’influence de la prière et de la communion silencieuse avec Dieu. Elle paraissait être une personne toute différente de celle que nous avons suivie dans les pages précédentes. Elle s’avançait lentement, et quand elle fut arrivée à la porte du confessionnal, elle s’arrêta un instant, non par hésitation, toutefois : elle se recueillait avant d’accomplir un grand acte de religion. Enfin, elle disparut derrière le long rideau vert, s’agenouilla sur le petit banc étroit et versa toute son âme, à travers le treillis, dans l’oreille attentive du pasteur. Ce qu’elle dit, nous ne le pouvons savoir, car les secrets de ce tribunal sont inviolables, mais il est permis de croire que le long chuchotement que l’on entendit consistait en quelque chose de plus qu’une simple accusation des fautes. C’était sans doute des demandes de conseils pour servir de guides dans les circonstances difficiles où se trouvait la jeune fille, et en réponse, on entendait la grave voix du prêtre, donnant tout bas des avis, des avertissements et des exhortations. Finalement, la confession s’acheva. La belle pénitente courba son front pâle, le pasteur traça en l’air le signe du salut, le tabouret fut repoussé, le rideau vert se souleva, et Zulma sortit pour reprendre la place qu’elle venait de quitter. Inutile de décrire de nouveau son apparence. Longfellow, parlant d’Évangéline, l’a dit dans une ligne qui résume la plus belle description :

« Serenely she walked with God’s benediction upon her. »

Une heure se passa, durant laquelle Zulma resta à genoux, immobile, absorbée dans la prière, et les autres personnes, imitant son exemple, visitèrent tour à tour le confessionnal. Enfin, le prêtre, après s’être assuré qu’il n’y avait plus de pénitents à confesser, se leva de son siège, ouvrit la petite porte et s’avança dans la nef. En passant près de Zulma, il la toucha légèrement à l’épaule en lui faisant signe de le suivre, ce qu’elle fit aussitôt et tous deux entrèrent sans bruit dans la sacristie. Là, le prêtre, après s’être dépouillé de son surplis, se tourna vers la jeune fille et, de la manière la plus délicate, s’informa de sa santé et de celle de son père. Il lui témoigna ensuite le plaisir qu’elle lui causait, en faisant ainsi ponctuellement ses dévotions, en dépit du temps extrêmement inclément.

« C’est une grande fête, mais elle n’apportera aucune joie cette année, dit-il. »

Zulma, dont les traits conservaient leur pâleur et une expression de gravité extrême, répondit qu’en effet les temps étaient tristes, mais que, néanmoins, elle espérait jouir d’un tranquille jour de l’an avec son père et ses plus proches voisins, ayant fait tous les préparatifs nécessaires à cet effet.

— Vous n’avez donc pas appris la nouvelle, ma fille ? dit le prêtre.

— Quelle nouvelle, monsieur ?

— Celle des terribles événements arrivés la nuit dernière, pendant que nous dormions.

Zulma leva les yeux avec un mouvement de profonde anxiété et demanda :

— Qu’est-il arrivé, monsieur ?

— On a livré deux grandes batailles.

— Est-il possible !

— Beaucoup de tués, de blessés et de prisonniers.

— Qui ? Où ? Comment ? s’écria Zulma avec la plus grande émotion.

— Québec a été attaqué en deux endroits.

— Et pris ? demanda Zulma, incapable de se contraindre plus longtemps.

— Non, ma fille, les deux attaques ont été repoussées.

Zulma étreignit son front de ses deux mains et elle serait tombée sur le plancher si elle n’avait pas été soutenue par le bon prêtre.

— Courage, ma chère enfant, dit-il. Pardonnez-moi de vous avoir dit ces choses, mais à votre attitude dans l’église, j’ai bien vu que vous n’en saviez rien et j’ai cru qu’il était bon que je fusse le premier à vous en informer.

— Pardonnez à ma faiblesse, Monsieur le Curé, répondit la jeune fille avec douceur. Sans doute, je prévoyais ce qui est arrivé, mais ces nouvelles n’en sont pas moins terriblement soudaines. Je vous en supplie, donnez-moi tous les détails que vous connaissez. Je me sens plus forte maintenant et puis tout entendre.

— Je sais peu de choses certaines. Dans l’émoi général, toutes sortes de rumeurs sont aggravées quand elles nous arrivent, à cette distance. Mais l’on m’assure que le général Montgomery a été tué et le colonel Arnold blessé. Je connaissais ces messieurs ; ils ont dîné plusieurs fois à ma table. C’étaient des hommes charmants et je les aimais bien. Je suis désolé d’apprendre leur malheur.

— Avez-vous appris le sort de quelques autres officiers ?

— D’aucun, nominalement, sinon que c’est un certain Morgan qui a remplacé Arnold et rendu son armée.

— Morgan ? s’écria Zulma, et cette fois, elle fut tellement maîtrisée par son émotion, qu’elle tomba épuisée sur une chaise.

Le prêtre fut fort étonné. Quoique ses visites périodiques au manoir Sarpy eussent été interrompues durant l’occupation américaine de la Pointe-aux-Trembles, il savait d’une manière générale que Zulma avait fait connaissance avec l’un ou l’autre des officiers, ce qui était sa principale raison de croire que monsieur Sarpy et sa fille seraient particulièrement intéressés à apprendre de ses lèvres des nouvelles fraîches de la guerre, mais il ne soupçonnait pas que les sentiments de Zulma allassent plus loin et n’avait, par conséquent, aucune idée de l’effet que ses paroles produisaient sur elle. Ce fut seulement quand il fut témoin de son profond chagrin et de son abattement qu’il entrevit une partie de la vérité, avec cet instinct caractéristique des hommes qui, séparés eux-mêmes du monde par la loi austère du célibat, se dévouent entièrement aux intérêts spirituels et temporels de leur troupeau.

— Ne vous laissez pas abattre, dit-il, en s’approchant de la chaise de Zulma et en se penchant vers elle, avec la bonté d’un père à l’égard de son enfant ; peut-être la nouvelle est-elle exagérée. Nous en apprendrons davantage vers le soir et il peut arriver que les pertes ne soient pas aussi grandes qu’on les représente. Du moins, il peut se faire qu’il n’y en ait aucune qui vous touche personnellement, ma chère enfant, et j’espère qu’il en sera ainsi. Prenez donc courage. Il se fait tard. La neige continue de tomber et les routes doivent se remplir rapidement. Retournez chez vous et tâchez de garder votre âme en paix. Demain, vous viendrez à la messe basse et j’espère que nous aurons de meilleures nouvelles à nous communiquer mutuellement.

En dépit de ces paroles encourageantes du pasteur, Zulma retourna chez elle, le cœur bien lourd. Elle ne dit pas un seul mot au domestique qui conduisait sa voiture. Au lieu d’offrir sa figure à la tempête et de laisser tomber sur elle les flocons de neige, comme elle en avait l’habitude quand elle était de joyeuse humeur, elle tint son voile baissé, et le mouchoir qu’elle retirait souvent de dessous ce voile montrait qu’elle pleurait en silence. Il arrive souvent que les femmes les plus expansives et les plus fières supportent leurs peines avec un calme sans ostentation, donnant ainsi à leur chagrin, par l’effet du contraste, un plus grand relief. Il en fut ainsi de Zulma dans les circonstances actuelles. Repassant dans son esprit tout ce que le prêtre lui avait dit, et son voyage lui offrant le loisir d’apprécier tout ce que les nouvelles qu’elle avait apprises pouvaient avoir de terrible, elle était complètement accablée quand elle arriva chez elle. En descendant du traîneau, elle se faufila silencieusement dans sa chambre où elle se renferma afin d’être absolument seule. Elle demeura ainsi presque jusqu’à l’heure du souper et longtemps après que les ombres du soir l’eurent enveloppée.