Les Bastonnais/03/09

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 169-173).

IX
le développement de pauline.

Insensiblement un changement se produisait en Pauline. Les expériences émouvantes et variées du mois qui venait de s’écouler avaient eu sur elle une influence décisive et éducatrice. Il arrive souvent que des natures simples et sans fard comme la sienne se développent plus rapidement, dans les jours de crise, que les caractères faits de matière plus forte en apparence. Aucune démolition préliminaire n’est nécessaire ; le terrain est tout préparé à recevoir de fortes et durables impressions. Le procédé créateur n’est empêché par aucun obstacle ; au contraire, une spontanéité latente en accélère l’action.

Pauline elle-même était à peine consciente de ce changement. Du moins, elle n’aurait pu le formuler en paroles ni en énumérer les phases par aucun système d’analyse ; mais il y avait des moments où son âme débordait de sentiments qu’elle savait n’avoir jamais ressentis jusque-là et elle se surprit à dessiner des visions dont le vague même des lignes semblait des ombres de mauvais augure. Parfois aussi, à travers ces brouillards, brillaient tout à coup des illuminations qui la surprenaient et oppressaient son cœur innocent comme si elles avaient été des pressentiments de malheur.

Elle avait tant vu, tant entendu, tant appris durant ces semaines si remplies d’événements !

L’existence paisible dont elle avait joui jusque-là avait disparu et paraissait déjà comme dans un passé lointain qui lui semblait ne devoir jamais revenir. Au milieu du trouble où tout cela la jetait, elle éprouvait, à cette pensée, un certain plaisir. C’était, au moins, une chose dont elle était sûre. Tout le reste était douteux ; l’avenir semblait si capricieux et son sort, comme celui de ceux qu’elle aimait, était enveloppé d’un si profond mystère !…

Dans la soirée du jour où s’étaient produits les incidents rapportés dans le chapitre précédent, elle était seule dans sa chambre. Une circonstance qui, par elle-même, aurait dû lui faire plaisir, la jeta dans de pénibles réflexions.

Son père, dans la chambre au-dessous, fredonnait des bribes de chansons françaises, chose qu’il n’avait pas faite depuis plusieurs semaines. Cela lui rappela la visite de Bouchette et toutes les scènes dont elle avait été témoin dans ces derniers temps : la tempête de neige sur la place de la Cathédrale ; la sommation de son père à comparaître devant le lieutenant-gouverneur ; la lettre de Roderick qu’il avait fallu brûler ; l’effrayante altercation et l’heureuse réconciliation entre lui et son père ; le coup de feu tiré sur le bel officier américain, du haut des murs ; la visite à la famille Sarpy ; le voyage de nuit pour revenir à la ville ; le brillant bal du gouverneur. Et à travers tout cela, elle voyait la forme étrange de Batoche circuler, aller et venir silencieuse, mystérieuse, terrible. Elle voyait Zulma se pencher sur elle avec la tendresse d’une sœur. Le charme de l’affection de Zulma lui apparaissait comme l’accolade d’un grand esprit, puissant, irrésistible et, par là même, délicieux dans sa force. Et en dépit d’elle-même, elle voyait (et pourquoi fallait-il que cette vision fût si vive ?) les beaux yeux tristes de Cary Singleton, tels qu’ils étaient lorsqu’il se tenait à ses côtés au manoir Sarpy ou lorsqu’il s’était séparé d’elle à la porte Saint-Louis.

Elle se rappela combien il paraissait noble lorsqu’il conférait avec Roderick, sous les murs, quand il était porteur du pavillon parlementaire ; comme il était retourné fièrement aux rangs de l’armée, sans daigner même regarder en arrière quand un lâche avait tiré sur lui du haut des remparts. Elle se souvint de chaque mot prononcé par Zulma à son sujet, de sorte qu’elle paraissait le connaître aussi bien que Zulma elle-même.

Quand Pauline eut repassé dans son esprit, et plusieurs fois, toutes ces choses, de cette manière confuse et pourtant distincte avec laquelle de telles réminiscences se pressent à la mémoire, elle se sentit réellement fatiguée et oppressée comme si elle eût eu un fardeau sur le cœur. Elle ferma les yeux tandis qu’un frisson secouait tout son être. Elle craignit de tomber malade et il lui fallut faire appel à tout le courage tranquille de sa nature pour réagir contre l’écroulement complet dont elle était menacée.

Enfin, elle pensa à un moyen de recouvrer sa sérénité : c’était d’écrire une longue lettre à Zulma pour lui faire la description du bal du gouverneur. Elle se mit aussitôt à la tâche ; mais lorsque le papier fut étendu devant elle, elle se heurta, dès le seuil, à une difficulté. Écrirait-elle sur elle-même ? Parlerait-elle de Roderick ? Répéterait-elle les compliments de Son Excellence, conterait-elle son entrevue avec le capitaine Bouchette ?

Par là, elle retomberait infailliblement dans l’ordre des pensées qu’elle voulait bannir en écrivant sa lettre. Déjà deux ou trois fois elle s’était surprise glissant dans ce genre d’idées, alors qu’elle avait la plume à la main.

«  Non, murmura-t-elle avec un rire contenu, je n’en ferai rien. J’écrirai comme une modiste. Je vais lui donner un compte rendu détaillé de la toilette portée par chacune des dames, au château… Cela pourra amuser Zulma ou la dégoûter selon son humeur au moment où elle lira la lettre. Peu importe ; cela réalisera mon dessein. Zulma m’a souvent grondée de ce que je ne suis pas assez égoïste. Je serai égoïste pour une fois. »

Avec ce plan bien arrêté, la rédaction de la lettre fut une tâche agréable et facile. Pendant que la plume trottait sur le papier, Pauline paraissait prendre plaisir à son travail. Parfois, elle souriait et toute sa figure s’illuminait.

D’autres fois, elle s’arrêtait et relisait un passage d’un air visiblement approbateur. Les pages se couvraient l’une après l’autre de ce mystique langage de la modiste que Pauline paraissait bien connaître, (et quelle jeune personne ne le connaît pas ?) car elle ne faisait ni ratures, ni corrections.

«  Et maintenant que je suis arrivé à mon propre costume, le décrirai-je ? se demanda-t-elle, et elle ajouta presque immédiatement : ce serait de l’affectation de ne pas le faire. »

Là-dessus, elle consacra toute une page à la description.

N’avions-nous pas raison de dire qu’un grand changement s’était opéré en Pauline ? Elle qui, quelques semaines auparavant, était la plus simple et la plus naturelle des jeunes filles, connaissait maintenant la signification de ce mot terrible : affectation.

Et non seulement elle en connaissait la signification, mais encore elle savait que c’était une chose à fuir et elle prenait un soin particulier à l’éviter.

Un peu plus tard, elle se demanda : ferai-je mention de Roddy ? Il était apparemment plus facile de poser cette question que d’y répondre.

Elle passa la main, d’un air fatigué, sur les cheveux lisses qui couvraient sa tempe. Elle fixait distraitement les yeux sur le tapis vert de la table et ses traits portaient une légère teinte de dureté.

À la fin, elle murmura :

«  Zulma trouverait étrange que je ne le fisse pas. D’ailleurs, je sais qu’elle admire Roddy. Oui, il faut que je lui parle du lieutenant — oh ! pardon, du capitaine, » — et elle sourit de la façon la plus naturelle. « Naturellement elle doit apprendre sa promotion. Pauvre Roddy ! Comme il en était fier ! Et il paraissait s’attacher ensuite plus étroitement à moi, comme s’il eût voulu dire que je devais partager cet honneur. »

Après avoir narré les détails de cet événement, elle ajouta quelques mots sur Carleton et Bouchette et termina en exprimant le regret, sincère chez elle, que Zulma n’eût pas été présente à la fête. Elle écrivit :

« Le capitaine Bouchette a eu la bonté de déclarer reine du bal une personne de votre connaissance. Sans doute, c’était de la flatterie. Mais si une jeune fille que je connais avait été là, non seulement M. Bouchette, mais le gouverneur lui-même et toute la compagnie, sans en excepter Roderick, l’auraient proclamée reine de la fête.

Ceci n’était pas un compliment banal d’une jeune fille à une autre ; c’était un tribut courtois d’une femme à une femme. Évidemment Pauline faisait de rapides progrès.

La lettre fut aussitôt pliée et adressée. Lorsqu’elle se leva de son bureau, en la tenant à la main, elle se sentit singulièrement soulagée. Elle regarda par la fenêtre, en descendant l’escalier, et un nouvel horizon s’étendit devant elle. Ses appréhensions avaient disparu momentanément ; ses doutes étaient évanouis et tout ce qui restait dans son esprit était une certaine espérance qui lui rendait le cœur léger et qu’elle ne pouvait expliquer.

Elle rencontra son père en bas et s’enquit de Batoche.

— Il n’est pas ici, ma chère, mais il peut revenir ce soir.

— J’ai une lettre pour lui.

— Une lettre pour Batoche ?

— C’est-à-dire, une lettre que je désire qu’il porte.

— À qui ?

— À Zulma Sarpy.

— Oh ! c’est très bien. Écrivez à Zulma. Cultivez son amitié. C’est une jeune fille remarquable.

Batoche vint en effet chez M. Belmont, ce soir-là, mais pour un instant seulement, car il devait sortir de nouveau de la ville. Il accepta avec empressement la commission de Pauline.

« Je remettrai moi-même cette lettre, dit-il ; je suis heureux d’avoir l’occasion de revoir cette charmante personne. »