Les Bastonnais/03/07

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 161-165).

VII
l’attaque des hommes masqués.

Le bal se termina, suivant la coutume invariable des bals d’État de ce temps, par cette danse gracieuse et pittoresque entre toutes, le menuet de la cour qui, apporté de France durant le règne de Louis XIII, avait joui d’une grande popularité dans toute la province jusqu’à la conquête et a été maintenue par les gouverneurs anglais de Québec jusqu’à une date comparativement récente. Le pas marché, l’assemblée, le pas grave, le pas bourré et la pirouette furent exécutés avec une exacte précision et une noble élégance par un double quadrille de huit, choisi parmi les meilleurs danseurs de la salle. Le reste de la compagnie était rangé en groupes autour des murs. Les uns examinaient les figures d’un œil critique ; d’autres regardaient les costumes des danseurs et leurs mouvements avec une simple sensation de plaisir. Les balancements rythmiques de beaux hommes et de jolies femmes dans les méandres d’une danse produisent souvent sur les spectateurs une sensation de rêverie poétique, complètement indépendante de la musique qui l’accompagne et prenant directement sa source dans le magnétisme de la forme humaine.

Il n’est que vrai de dire que, de tous ceux qui prirent part au menuet, personne ne conquît plus de sympathie et d’admiration que Pauline Belmont. La perfection de ses mouvements, la douceur de sa figure, la modestie de son maintien et la confiance enfantine qu’elle semblait mettre dans la coopération de son robuste partenaire, Roderick Hardinge, étaient autant de traits qui ne pouvaient passer inaperçus et plus d’une fois, quand elle venait reprendre sa position après l’exécution d’une figure, elle fut accueillie par un murmure d’approbation. Plusieurs galants vieillards français qui regardaient, en fredonnant cette musique si familière à leur oreille, exprimèrent leur approbation à haute voix aussi bien que par leur conversation à voix basse. Enfin après la seconde figure, lorsque les dix-neuf mesures caractéristiques eurent été jouées, que la chaîne anglaise eut été faite et les honneurs rendus par de profondes salutations à la compagnie distinguée et aux partenaires respectifs, les exécutants quittèrent le parquet et furent aussitôt entourés d’une foule d’amis empressés à les complimenter. Parmi ces derniers, on distinguait au premier rang la haute stature de Carleton, sa figure toute rasée et ses grands yeux aimables. Il adressa ses félicitations à plusieurs des danseurs et les remercia d’avoir si élégamment terminé la fête. Près de là se trouvait son ami Bouchette qui avait été l’un des lions de la soirée et qui profitait de ces derniers moments pour entretenir une conversation animée avec Pauline.

« Ce bal a été magnifique, disait-il, digne de notre gouverneur et du vieux Québec ; mais ce qui est tout particulièrement pour moi une source d’orgueil, c’est que la belle de la soirée a été une de mes compatriotes. Vous avez fait honneur à votre race, Mademoiselle. Je ne manquerai pas d’en faire mes compliments à mon vieil ami M. Belmont et je suis sûr que le plaisir qu’il en ressentira lui sera une compensation pour son absence.

Pauline rougit en entendant ces compliments et serra plus étroitement le bras d’Hardinge. Elle murmura quelques mots de remercîments, mais elle ne fut complètement remise de sa confusion que par la poussée de la foule sortant de la salle de bal et se dirigeant vers les vestiaires.

Bientôt après, la gaie compagnie s’était entièrement dispersée ; les lumières, au château, s’étaient éteintes une à une, et le silence régnait dans les salles où, à peine une demi-heure plus tôt, les pieds légers des danseurs battaient la mesure à la douce musique de la viole et du basson et où les échos des voix joyeuses résonnaient dans les corridors.

Un des invités qui s’était attardé plus que les autres sortit seul et se dirigea vers la place de la cathédrale. Trois heures sonnèrent à la tourelle au moment où il y passa. La nuit était obscure et d’un aspect morne et sombre que la neige des toits et des trottoirs ne parvenait pas à égayer. Pas une autre âme dans les rues. Les longues maisons carrées paraissaient comme enveloppées dans le sommeil. Le marcheur solitaire était de taille moyenne et apparemment dans la force de l’âge. Une pelisse de fourrure était jetée négligemment sur son habit de soirée. Son pas était rapide et
élastique et il balançait dans sa main droite une canne à pommeau d’ivoire.

Il était évidemment en charmante humeur, comme le doit être un homme qui a bien dîné, dansé tant qu’il l’a désiré et passé une agréable soirée dans la société de ses supérieurs et la compagnie de jolies femmes.

Quand il atteignit la haute palissade élevée à l’endroit où la porte de Prescott fut élevée par la suite, il s’arrêta un instant en face de la sentinelle qui parut le reconnaître et ouvrit la poterne sans échanger le mot de passe. Il commença alors à descendre la rapide et tortueuse côte de la montagne, marchant vivement, il est vrai, mais sans accélérer perceptiblement le pas qu’il avait pris jusque-là. Il fut bientôt arrivé au pied de la côte et il allait contourner le coin très obscur qui conduit à la rue Saint-Pierre, où il demeurait, quand il s’arrêta soudain au son d’un coup de sifflet strident parti du côté gauche. Il regarda autour de lui, écouta, serra son pardessus sur sa poitrine et saisit sa canne d’une main plus ferme. Il demeura ainsi immobile pendant quelques secondes, mais n’entendant plus rien que le clapotis des flots du Saint-Laurent à quelques verges de lui, il attribua le coup de sifflet à quelque équipe de matelots dans le port et reprit sa marche avec confiance. Il n’avait fait que quelques pas, néanmoins, quand cinq hommes emmitouflés et masqués sortirent d’une ruelle en arrière, se jetèrent sur lui et le renversèrent par terre. Toute résistance était inutile. Les agresseurs le bâillonnèrent, lui enlevèrent la canne des mains et couvrirent sa figure d’un manteau. Ils étaient sur le point de l’enlever, quand un sixième personnage bondit sur la scène.

— Halte ! cria-t-il en français.

Les hommes s’arrêtèrent,

— Relâchez votre prisonnier.

Ils obéirent à l’instant et sans observation.

— Ôtez-lui son bâillon.

Ils le lui ôtèrent.

— Rendez-lui sa canne.

Sa canne lui fut aussitôt rendue.

Aussitôt que le prisonnier se sentit libre et en possession d’une arme, il bondit au milieu de la rue et fit face à ses ennemis en brave qu’il était. Il écumait, rageait et brandissait sa canne.

— Que signifie ceci ? s’écria-t-il.

Pas de réponse.

— Qui êtes-vous.

Toujours le silence.

— Savez-vous qui je suis ?

— Oui, dit le chef, d’une voix brève et froide ; vous êtes Joseph Bouchette. Nous vous connaissons bien. Mais, partez ; vous êtes libre. Vous devez votre liberté à une intervention supérieure à la haine et à la vengeance de tous vos ennemis. Remerciez-en Dieu.

Bouchette, car c’était bien lui, resta confondu et ne bougea pas.

Le chef répéta son ordre d’un ton qui ne souffrait pas de réplique et le rude matelot, sans prononcer un autre mot, tourna sur ses talons et rentra tranquillement chez lui.

Les hommes masqués se tenaient en groupe, se regardant les uns les autres et regardant leur chef.

« Tu nous as étonnés, » dit Barbin à ce dernier.

« Possible, » répondit-il tranquillement. Mais le moment n’est pas aux explications. Hâtez-vous de sortir de la ville et reprenez vos cachettes dans la forêt. La nuit s’écoule rapidement et le jour paraîtra bientôt. Pour moi, je n’ai eu aucun repos depuis deux jours et deux nuits. Je vais me blottir dans quelque trou et dormir.

— Bonne nuit, alors, dirent-ils tous, et ils s’enfoncèrent dans les ténèbres.

— Bonne nuit !

Batoche, harrassé de fatigue, entendit dans ses songes, cette nuit-là, la plus douce musique de la chute et il lui sembla voir flotter au-dessus de sa couche le blanc fantôme de Clara le remerciant de l’œuvre de miséricorde qu’il avait accomplie.