Les Bastonnais/02/19

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 138-140).

XIX
par nobile.

La soirée était finie. Minuit venait de sonner et Cary Singleton était arrivé au moment du départ. Toute la famille l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée où l’attendait son traîneau.

Les derniers mots d’adieu étaient encore sur les lèvres des deux jeunes filles qui se tenaient dans l’embrasure de la porte, quand, à travers les ténèbres et la neige tombant à flocons, Zulma remarqua un homme appuyé contre la maison, à quelques pieds d’elle. Elle lui commanda aussitôt à haute voix de s’avancer, ce qu’il fit. À la faible lumière du corridor elle vit devant elle un être étrange et inconnu, vêtu d’un capot de chat sauvage et couvert d’un grand bonnet de peau de renard. Il était courbé et sa figure était celle d’un vieillard, mais ses yeux brillaient comme des étoiles. L’homme était en raquettes et portait à la main un long bâton.

À sa vue, Pauline se blottit derrière Zulma, en murmurant :

— C’est Batoche !

— Oui, enfant, c’est moi, dit le vieillard, et je viens vous chercher.

— La chercher ? demanda Zulma d’un ton d’autorité.

— Oui ; à la de­mande de son père.

— Entrez, et expli­quez-vous.

— Non ; c’est inutile. D’ailleurs, la nuit est trop avancée. Il faut que nous retournions à la ville immédiatement.

Quelques paroles échangées à la hâte révélèrent la mission de Batoche. Les Bastonnais avaient repris leur marche en avant. Québec allait être investi dans quelques heures. De gros renforts de troupes allaient permettre aux Américains de rendre le blocus complet. Le père de Pauline était dans une grande anxiété causée par l’absence de sa fille. Batoche, qui était dans Québec, s’échappa de la ville, promettant à son ami de réaliser ses désirs. Si Pauline tardait, elle ne serait pas admise au-dedans des portes. Le père et l’enfant seraient séparés. Il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait prendre une résolution. Pauline voulait-elle venir ?

Lamentations et condoléances étaient hors de saison. Quelques mots de consultation suffirent pour se décider à suivre les instructions du vieillard. Cary avoua que les renseignements concernant les mouvements militaires étaient exacts et il offrit d’escorter Pauline et de lui faire traverser les lignes américaines, en sécurité.

Le sieur Sarpy et Zulma devaient aussi se séparer d’Eugène. En de telles circonstances, cette séparation fut un nouveau sujet de douleur ; mais le père et la sœur firent leur sacrifice bravement, et le jeune homme, il est juste de le dire, agit de son côté avec beaucoup de résolution. Il avait amené Pauline ; il la ramènerait. Si Zulma avait suivi son impulsion, elle aurait accompagné son frère et son amie jusqu’à ce qu’elle les eût vus rentrer en sécurité au-dedans des murs ; mais elle était forcée de renoncer à ce plaisir en considération de son vieux père.

Batoche refusa un siège dans l’un ou l’autre traîneau. Il retourna en raquettes sur la neige, comme il était venu, et sa marche par les sentiers et les raccourcis du pays, qu’il connaissait si bien, fut si rapide qu’il atteignit le premier le point de ralliement fixé à l’avance.

Il était plus de six heures du matin et l’aurore commençait à poindre, quand les traîneaux arrivèrent en vue des portes. Cary Singleton s’approcha aussi près que la prudence le lui permit, puis il s’arrêta pour prendre congé de Pauline. Batoche s’avança aussitôt vers la sentinelle et après une brève explication, il revint bientôt accompagné d’un seul homme.

« Pauline ! s’écria le nouveau venu quand il fut arrivé près de la jeune fille, je vous ai attendue avec anxiété. Rentrez dans la ville sans tarder. Elle se baissa et murmura quelque chose à son oreille. Il se retourna et, souriant, s’inclina profondément dans la direction du jeune officier américain, qui rendit le salut.

Cary Singleton et Roderick Hardinge s’étaient rencontrés pour la seconde fois.

Un instant plus tard, tous avaient disparu et la neige qui continuait à tomber couvrait les traces de leur passage.

fin du livre deuxième.