Les Bastonnais/02/10

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 108-111).

X
la voix du sang.

Batoche et ses compagnons s’enfoncèrent dans la forêt. En route, on expliqua pleinement au vieillard le but de l’expédition. On lui demandait d’avoir une entrevue, cette nuit-là même, avec quelque officier de l’armée continentale, dans le dessein d’organiser un système d’action entre eux et les mécontents des environs de Québec. Ces mécontents étaient partagés en différents degrés de résolution, de courage et d’activité. Les uns s’étaient beaucoup vantés de ce qu’ils feraient quand les Américains arriveraient, mais maintenant que les Américains étaient arrivés et que les troupes loyalistes se montraient déterminées à la résistance, ils se retiraient prudemment en arrière ou même trahissaient leurs bruyantes professions d’autrefois. D’autres se bornaient aux agissements secrets, comme de fournir des renseignements sur ce qui se passait dans la ville, de donner asile à ceux qui étaient poursuivis pour trahison, ou d’approvisionner de vivres et de munitions ceux de leurs amis qui en avaient besoin. Enfin, il y avait un petit nombre de déterminés, principalement de vieux soldats ou des fils des vieux soldats de Montcalm et de Lévis, qui, n’ayant jamais pu se plier à la domination de leurs maîtres anglais, dans les seize ans qui s’étaient écoulés depuis la conquête, saluaient l’arrivée des Américains comme le prélude de la délivrance et levaient fièrement l’étendard de la révolte. Ceux-ci se divisaient encore en deux classes. La première se forma en un bataillon régulier qui prit rang dans l’armée d’Arnold et suivit toutes les péripéties du siège. La seconde classe se composait de fermiers des environs de Québec, qui, dans l’impossibilité de quitter leurs familles et de faire un service militaire régulier, entreprirent une espèce de guérilla qui fut, tout à la fois, très utile aux assiégeants et tout à fait romantique. C’est parmi ces derniers, que s’étaient rangés Barbin et ses compagnons. Batoche fut appelé à se joindre à eux. Son habileté bien connue au tir à la carabine, sa parfaite connaissance de tous les bois dans un rayon de plusieurs milles, sa résistance à la fatigue et aux privations, sa bravoure poussée jusqu’à la témérité et sa fertilité en expédients, au milieu des plus grands dangers, tout le rendait précieux dans les circonstances critiques où il se trouvait ainsi que ses amis.

Mais les singularités de sa manière de vivre, l’excentricité de son caractère, ses relations supposées avec les esprits des défunts, et le don de seconde vue dont le gratifiaient les paysans de la contrée, en dépit des critiques et des risées dont il était parfois l’objet, étaient des raisons plus puissantes encore qui le désignaient comme l’un des esprits dirigeants de la secrète insurrection des habitants. Lui-même, à sa manière, favorisait le mouvement avec enthousiasme. Il n’était pas canadien, mais français de naissance. Sa jeunesse s’était écoulée dans les guerres de son pays. Quand le grand marquis de Montcalm fut envoyé à la Nouvelle-France, il l’avait suivi comme soldat du fameux régiment du Roussillon. Il avait pris part à la bataille du Carillon et partagé la gloire de la campagne de 1758. Dans les mêmes rangs, il avait assisté à l’étonnante défaite du 13 septembre 1759, sur les plaines d’Abraham. Il avait eu la triste consolation d’être l’un de ceux qui avaient transporté hors du champ de bataille le marquis blessé et l’avaient accompagné à l’hospice des Ursulines où il mourut et où reposent encore ses restes glorieux. Cette circonstance lui avait épargné l’ignominie d’être fait prisonnier de guerre. Avant que Murray, le successeur de Wolfe, n’entrât en triomphe dans la cité vaincue, il s’était échappé en se dissimulant le long de la vallée de la rivière Saint Charles, à la faveur des ténèbres et en se réfugiant dans la campagne. Après avoir erré sur une étendue de plusieurs milles, il s’était arrêté près des chutes de Montmorency, et s’était construit une espèce de tente rustique sur l’emplacement même où, plus tard, il éleva sa cabane solitaire. Il avait choisi cet endroit non seulement à cause de la beauté du site et de l’abri qu’il lui offrait contre toute intrusion hostile, mais aussi parce qu’il était dans le voisinage immédiat des fortifications (visibles encore aujourd’hui) que son bien-aimé commandant avait élevées là et d’où il avait repoussé Wolfe avec de grandes pertes, deux mois seulement avant la bataille désastreuse des plaines d’Abraham.

« Hélas ! s’écriait souvent Batoche, debout au milieu de ces bastions, si le grand marquis avait eu autant de confiance dans les murs de Québec, qu’il en a eu dans ces fortifications, nous serions encore maîtres du pays. Wolfe n’a dû ses succès qu’à l’imprudence de Montcalm ».

Au printemps de l’année suivante, Batoche était entré dans les rangs de l’armée du chevalier de Lévis et il était présent à la grande victoire de Sainte-Foye. Mais l’habile retraite de l’armée anglaise, commandée par Murray, sous les murs de Québec ; l’impossibilité où se trouvait Lévis de presser le siège de la ville, la débandade générale des forces françaises par toute la province et la reddition finale de Vaudreuil à Montréal, par laquelle toutes les possessions françaises en Amérique furent cédées à la Grande-Bretagne, événement qui fut l’un des plus importants des temps modernes par ses résultats ultérieurs, toute cette série de désastres força Batoche à retourner à sa solitude de Montmorency.

Il aurait pu repasser en France, s’il l’avait voulu, mais après quelque temps passé dans l’indécision, il s’était produit une circonstance qui l’avait déterminé à fixer définitivement son séjour dans le nouveau monde. Ce fut une lettre qu’il reçut de sa famille, lui apprenant la mort de sa femme et l’abjecte pauvreté dans laquelle était laissée sa fille, âgée de dix-sept ans. La jeune fille elle-même y avait ajouté une note annonçant son intention de faire voile, à la première occasion, pour rejoindre son père au Canada.

Le vieux soldat avait écrit aussitôt pour la dissuader de ce projet, lui donnant pour raison caractéristique, qu’il ne voulait pas qu’elle devînt la servante des Anglais abhorrés, mais avant que la lettre fût arrivée en France, la jeune fille était débarquée à Québec et c’est ainsi que le cours de la destinée de Batoche avait été changé. La jeune fille était aimable, intelligente et jolie et elle reçut aussitôt d’avantageuses offres de places dans plusieurs des meilleures familles de la capitale, mais le vieillard ne voulut écouter aucune proposition de ce genre.

— Viens avec moi dans les bois, lui dit-il, nous y vivrons heureusement ensemble. Je ne veux pas qu’un Anglais jette les yeux sur toi. Je suis encore capable de travailler. Tu m’aideras ; nous ne manquerons de rien.

Et il la prit dans son habitation solitaire auprès des chutes de Montmorency où, en effet, tous deux passèrent une existence tranquille et aisée. Au bout de trois ans, le fils d’un fermier de Charlesbourg devint amoureux de la jeune fille et malgré son amour paternel, Batoche consentit à ce mariage. Ce fut un rude coup pour lui lorsque la nouvelle épousée sortit de sa cabane pour aller résider chez son mari, à environ douze milles de là, mais il fit généreusement son sacrifice et quand, dix ou onze mois plus tard, il lui naquit une petite fille, Batoche sentit qu’il avait reçu une compensation suffisante pour la perte qu’il avait faite.

« La petite Blanche vivra avec moi, dit-il, et remplacera sa mère ».

Il ne savait pas combien était tristement vraie la prophétie qu’il faisait là.