Les Bastonnais/02/08

Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 102-104).

VIII
cary singleton.

C’était Cary Singleton. Il resta un instant immobile, regardant dans la direction du pont, puis il s’éloigna lentement, plongé dans la réflexion. Les paroles de la belle Canadienne l’avaient jeté dans la perplexité et il cherchait à en découvrir le sens. Quel était ce coup de feu auquel elle avait fait allusion ? Quel était l’heureux mortel qu’elle avait proclamé un héros ? À la fin, la pensée lui vint que, peut-être, la jeune fille avait été témoin de la scène de l’après-midi sous les murs de Québec. Il était bien probable, en effet, qu’elle avait été parmi les centaines de spectateurs qui encombraient les remparts au moment où le pavillon parlementaire s’avançait vers la porte de la ville. En ce cas, elle pouvait bien faire allusion au coup de feu déloyal tiré sur le pavillon, et si tel était le sens de ses paroles, son héros devait être le porteur de ce pavillon. Mais cela était presque trop beau pour être vrai. La jeune fille était sans doute une loyaliste, et pour s’exprimer comme elle l’avait fait, si elle avait l’intention qu’il lui prêtait, il aurait fallu, ou qu’elle fût rebelle au fond du cœur, ou qu’elle fût mue par des principes d’humanité plus élevés qu’il n’avait le droit d’en attendre dans ce temps de guerre plein d’excitation et de démoralisation. Et puis, était-il possible qu’elle l’eût reconnu ? Car celui qui avait porté ce malencontreux pavillon n’était autre que lui-même.

Cette dernière question fournit un nouvel aliment à son émotion et il s’arrêta court sur le sommet de la colline pour se donner du nerf et prendre une soudaine résolution.

Une seconde analyse rapide le convainquit qu’en effet, il avait été reconnu par l’aimable étrangère. Toute son attitude, son regard animé, sa joue enflammée, son geste agité et ses derniers mots passionnés, toutes ces choses qui se retraçaient vivement à sa mémoire semblaient tendre à cette conclusion.

Oui, elle se souvenait de lui, elle l’avait reconnu et, dans un moment d’enthousiasme indiscret, elle avait exprimé l’admiration qu’il lui avait inspirée. Être admiré par une telle femme ! Il venait d’un pays renommé pour la beauté de ses femmes autant que pour le caractère chevaleresque des hommes, mais jamais encore ses yeux n’avaient été gratifiés de la vue d’une perfection si transcendante. Tous les traits exquis de cette figure d’une rare perfection se retraçaient vivement à son esprit : les grands yeux bleus, le grand front large, le pli séducteur de ses lèvres, le port magnifique de la tête et, par-dessus tout, la beauté de sa taille de reine.

Cary Singleton était transporté. Il se reprochait amèrement d’avoir agi en fou. Pourquoi n’avait-il pas compris tout cela dix minutes plus tôt, comme il les comprenait maintenant ! Mais il allait réparer sa sottise. Il allait courir au camp, à quelque distance du bois qui longeait la route ; il s’y procurerait un cheval et partirait au galop, à la poursuite de la belle jeune fille. Il apprendrait son nom ; il découvrirait sa demeure, et alors… alors…

Mais une sonnerie de clairon interrompit sa rêverie et brisa sa résolution. C’était un appel au quartier-général pour un service spécial. Il leva les yeux et vit de gros nuages sombres rouler dans la vallée. Hélas ! le jour était bien fini et il était trop tard. Il se rendit tristement au camp, en déplorant l’occasion perdue et en faisant toute espèce de projet pour la retrouver.

Tout en se tournant et en se retournant sur sa froide botte de paille, cette nuit-là, ses rêves le reportaient dans la gorge solitaire, au pont couvert, devant l’apparition féerique et quand il s’éveilla le lendemain matin, ce fut avec l’espérance qu’une telle aventure ne resterait pas sans suites. Il sentit que ce serait une moquerie du destin qu’il eût voyagé si loin à travers les forêts du Maine et les plaines désertes de la Chaudière, souffert la faim, la soif, la fatigue et affronté la mort de toute façon, pour voir ce qu’il avait vu, entendre ce qu’il avait entendu et puis être privé à jamais de la jouissance de la vue et de l’ouïe.

On doit se rappeler que Cary Singleton avait à peine vingt et un ans et que l’enthousiasme de la jeunesse était intensifié en lui par une exubérante vigueur de santé.

Les plus ardents amoureux ne sont pas de maladifs sentimentalistes des salons à la tiède atmosphère, mais les géants du grand air, et les aventures d’un Werther sont des bagatelles d’enfants comparées aux escapades amoureuses que l’on raconte d’un Hercule.

Cary Singleton venait de bonne souche ; du Maryland, du côté de son père ; de la Virginie, de celui de sa mère. Les familles Cary et Singleton ont survécu jusqu’à nos jours, à travers plusieurs générations de gens d’honneur, mais elles n’ont point à rougir de leur représentant qui figure dans ces humbles pages. Il avait passé sa jeunesse sur le domaine de son père, prenant part à tous les exercices virils et il était resté, durant les dernières années, au vieux collège Princeton où il avait acquis toutes les connaissances convenables à sa position de fortune. Il était tout particulièrement habile en littérature et dans les langues modernes, ayant appris parfaitement le français pendant les longues années où il avait reçu les soins de la gouvernante de ses sœurs.

Cary avait étudié le droit et il était sur le point d’entrer au barreau, quand éclata la guerre de la Révolution. Il s’engagea alors dans le bataillon des carabiniers de la Virginie formé par le célèbre capitaine Morgan et se rendit à Boston pour prendre rang dans l’armée de Washington, pendant l’été de 1775. Il n’y resta pas bien longtemps avant que ne fût décidée l’expédition contre le Canada.

Washington, qui était du même avis que le congrès sur l’importance de cette campagne, donna beaucoup d’attention personnelle à l’organisation de l’armée d’invasion, et c’est sur ses ordres spéciaux que le bataillon de Morgan avait été incorporé dans ses rangs.

Quand la colonne se mit finalement en marche, en septembre, Cary eut l’honneur de recevoir une cordiale poignée de main et quelques paroles de conseil du père de son pays et cela ne contribua pas peu à lui faire accomplir ces merveilles de constance et de valeur qui distinguèrent sa carrière au Canada.